LAURE, OU LETTRES DE &c. &c. LAURE, OU LETTRES DE QUELQUES PERSONNES DE SUISSE. TOME PREMIER. A GENÈVE Chez Barde, Manget & Compagnie Imprimeurs - Libraires. & se trouve à PARIS, Chez Buisson, Libraire, hôtel de Misgrigny, rue des Poitevins. M. DCC. LXXXVII. A MONSIEUR B***. Monsieur, JA'i là un paquet de lettres que je voudrois faire imprimer; ne m'en demandez pas la raison, je vous en prie; je crois en vérité que je n'en ai point de bonnes; je ne puis alléguer ni l'avancement des sciences, ni l'utilité publique, pas même la vôtre, & encore moins la mienne: quoiqu'il en soit, voilà des lettres écrites par des femmes; & quand elles veulent penser & écrire, ce n'est jamais sans un intérêt & une délicatesse qui attachent. On croira peut-être que c'est un roman, & l'on dira encore que c'est moi; ce sera un très-grand tort que l'on sera à ce recueil: ces lettres existent bien réellement; la ville d'Y***, d'où elles sont datées, existe aussi très-sûrement: ces vérités principales doivent persuader des autres si on veut les approfondir, on trouvera que dans cette ville, qui est charmante par elle-même, par sa position, par ses environs, la société y est très-agréable, & la bonne compagnie très-bien composée. Si l'on n'y trouve pas exactement tous les noms qui sont dans ces lettres, on y reconnoîtra les caractères, les mœurs, & sur-tout cette disposition à la sociabilité, qui est si précieuse lorsqu'elle est fondée sur l'amitié, sur l'humanité, sur la charité: enfin, on y verra tout ce qui peut constater la vraisemblance & la vérité de ce qu'on lira ici. Certainement, cette ville peut être aussi bien qu'une autre le lieu de la scène d'une histoire; & les villes que des Auteurs ont illustrées, en donnant des lettres datées sous leurs noms, n'avoient pas plus de droit qu'elle; mais le voyageur, en passant à Y***, prononcera-t-il le nom de Laure, s'informera-t-il de sa famille, se fera-t-il montrer sa demeure, comme on va chercher les vergers de Julie à Clarens, les chalets sur. la montagne, le chiffre de St. Preux & de son amante sur les rochers de Millerie, où ils ne furent jamais, & où le voyageur sensible croit les voir distinctement tracés? Il traverse le lac avec émotion; il suit des yeux le sillage du bateau de Julie; il reconnoît l'endroit où son amant vouloit se précipiter avec elle; & son cœur attendri achève de courir le monde pour trouver une Julie, ou pour chercher St. Preux. En Angleterre, le clou où Partridges pendit son havre-sac à la cloche bleue, en passant à Glocester, est aussi connu que la grande Chartre. Oh! pouvoir du sentiment: oh! magie de l'expression! c'est vous qu'il faut invoquer, c'est vous qui animez la plume brûlante qui donne la vie & l'existence à tout ce qu'elle peint: vous nous faites éprouver les sensations délicieuses d'un baiser âcre, & sentir la volupté que peut procurer une prise d'opium; mais il est dangereux d'imiter les grands hommes dans les petites choses, & je vous assure, monsieur, que ce nest par aucune imitation que ces lettres sont datées d'Y***. Vous pouvez vous en convaincre vous même; quand elles ne porteroient aucun nom, on reconnoîtroit les lieux, les mœurs, & peut-être les personnes: il faut donc espérer que l'on ne s'obstinera pas à se persuader que ce soit ici un enfant de l'imagination, c'est la vérité qui est le grand mérite de ce livre; & l'on sentira tout celui qu'il a, en se rappelant cette maxime: Rien n'est beau que le vrai, le vrai seul est aimable. quoique celui qui l'a dit, n'ait jamais écrit un mot de vérité. Il seroit très-utile aussi que chaque ville eut ses romans: leur premier but est sans doute de peindre l'humanité en général; mais, aujourd'hui, elle est si variée, que chaque pays a la sienne particulière: on peut même étendre cette variété jusqu'à la morale & à la métaphysique: les ames ne sont plus de la même trempe partout, leurs mobiles varient comme les climats: ce qu'on admite dans un endroit est à peine lu dans un autre; ici, tout est arrangé pour la société & pour la sociabilité, les choses essentielles se joignent aux agrémens de la vie: ailleurs, l'intérêt personnel, seul, décide de tout: ce qui excite l'émulation & l'encouragement, un peu plus loin n'inspire que la jalousie: les principes de morale varient comme les lieux, & l'ame change de nature avec le temps. Ces beaux, ces grands & longs romans de Durfé, de La-Calprenède, de Scudéri, qui faisoient autrefois les délices des ames sensibles, n'en feroient plus aujourd'hui que l'ennui; ce qui touchoit la sensibilité ne l'affecte plus; il faut des événemens, des dénouemens prompts & rapprochés. Tous les jours on se plaint, que, dans les tragédies, dans les drames, dans les petites pièces & les romans, il y a des longueurs qui ne s'accordent plus avec la façon de penser des ames tendres: l'amour, même, qui est la pierre de touche de la métaphysique, semble aussi avoir changé de nature. Dans ces temps reculés, & c'étoient sûrement les mauvais, car l'humanité se perfectionne tous les jours, un roman qui eut commencé par le dénouement eut paru invraisemblable, scandaleux; aujourd'hui, ils sont regardés comme des livres utiles, par ceux qui les composent: sans doute, ils ont produit de bons effets. Julie, que l'on adore lorsqu'on lit ce qu'elle écrit, avoit le cœur tendre & l'ame vertueuse; elle aura servi de modèle à quelques femmes, qui auront admité son stile & son histoire, comme cette héroïne, elles auront commencé par avoir le cœur tendre, & si les vertus ne sont pas venues après, ce n'est pas leur faute. D'après toutes ces considérations, il est bien ridicule, ou au moins, bien imprudent, de présenter une histoire bien longue, où le dénouement est présqu'à la fin; & l'on verra s'il y a l'ombre du stile nécessaire au succès d'un roman. Aussi, monsieur, il ne faut point effrayer vos chalands par le nombre des volumes; il sera plus prudent de les faire paroître les uns après les autres: si on ne demande pas la suite, il n'y aura que peu de mal, & moins de papier perdu. Espérons qu'il se trouvera plus de lecteurs curieux que difficiles, qui souhaiteront de voir le dénouement; alors, je serois d'avis de vendre le volume qui le contiendra beaucoup plus cher que les autres: il y a de l'injustice, il me semble, à faire payer le commencement d'un roman, qui ne donne aucune peine au compositeur, aussi cher que le dénouement, pour lequel il se met à la torture: il arrive que le plaisir coûta autant que l'ennui, ce qui n'est pas juste. Tâchez surtout, je vous en prie, monsieur, que l'on sache bien que ce recueil de letttes n'est pas un roman: en vérité, il y a de l'effronterie à en produire un nouveau au public; les titres & les extraits seuls, des romans qui existent aujourd'hui, forment une bibliothèque de plus de deux cent volumes; & l'on ose encore faire des romans! Les romanciers formeroient une armée nombreuse, & l'on peut les regarder comme le petit peuple de la république des letrtes: ils sont nombreux, utiles, & on les considère peu! Il est vrai que leurs productions ne méritent pas une plus grande distinction: un roman est un livre qu'on ne lit jamais deux fois; dont on doit défendre la lecture à un certain âge: c'est la pâture du désœuvrement, & l'occupation de l'ennui; & il y en a qui sont si mauvaise compagnie! quoiqu'ils soient lus par la bonne! aussi, faut-il bien se garder de convenir que celui-ci en soit un; c'est ce que je vous recommande particulièrement. J'ai l'honneur d'être, &c. RÉPONSE. Mousieur, JE consens à faire imprimer la prodigieuse quantité de lettres que vous m'offrez, mais je vous avouerai que je m'embarrasse fort peu qu'elles soient vraies ou fausses; je demande seulement qu'elles soient intéressantes & bien écrites: je veux bien, même, n'être pas fort difficile sur ces deux qualités faveur de la nouveauté; on voit tous les jours qu'elle est plus nécessaire que le vrai & le bon; s'il ne falloit que cela, on n'imprimeroit plus rien; tout a été dit, & quoique tout n'ait pas été lu, on demande toujours des productions nouvelles. Aujourd'hui, la fécondité des romans est la plus précieuse de toutes: demandez à Mr. R. d. l. B. C'est une vraie calamité lorsque les nouveautés nous manquent; les personnes les plus heureuses, les plus essentielles, les plus respectables en souffrent; &, à cette occasion, je vous dirai, monsieur, que l'on ne réfléchit pas assez sur les inconvéniens qui résulteroient dans le public de la disette des livres, & surtout des livres nouveaux; je crois, je vous assure, qu'elle seroit aussi dangereuse que celle du pain; & cependant les gouvernemens ne s'en occupent point! Combien de gens auroient de mauvaises idées, ou n'en auroient point du tout, s'il ne s'occupoient de celles des autres? combien d'autres ne connoîtroient pas toute l'étendue de leur génie, ou en feroient un mauvais usage, s'ils n'avoient à faire des commentaires, des allusions, des applications très-utiles pour eux & pour les autres? Un mari lit à sa femme, &, certainement, pendant ce temps-là le ménage va bien: un amant & une maîtresse, qui commencent à s'ennuyer de leur histoire, lisent un roman piquant, qui entretient leurs sentimens, & sans lequel ils tomberoient dans une légéreté condamnable: une fille, dont la vertu a conservé l'indifférence, s'en ennuyeroit prodigieusement, si elle ne pouvoit se féliciter d'avoir évité des malheurs, dont elle eut peut-être voulu faire l'expérience, si une bonne lecture ne lui eut appris à les connoître. Les femmes, en lisant, se forment une idée juste d'un homme perfide; elles peuvent se préparer des consolations, & les hommes sont obligés de l'être d'une manière nouvelle & inconnue. Enfin, monsieur, les maux que les livres préviennent sont infinis: on ne sent pas assez toute leur importance; & les auteurs, les traducteurs, les compositeurs, & généralement tous les producteurs de ce genre, ont raison de se plaindre qu'ils ne jouïssent pas de la considération & de la distinction qui leur sont dues à ce tître; &, vu la grande utilité de l'art & du métier de faire des livres, il devroit être érigé en maîtrise, comme tous ceux qui sont utiles & nécessaires à la société: les différens genres seroient classés & distingués; les traducteurs auroient un rang; les critiques seroient proscrits; chacun seroit à sa place, & même il seroit très-convenable d'accorder aux productions de l'esprit les mêmes privilèges dont jouïssent les productions du sol. Pourquoi ne pourroit-on pas faire lire de mauvais livres, comme on fait boire de mauvais vin & manger de mauvais pain? Vous auriez été assuré, au moins, que votre livre eut été lu & débité à Y***; & même, alors, j'aurois pu hazarder d'imprimer tout-à-la-fois les lettres, le roman, ou l'histoire, tout comme il vous plaira de l'appeler, que vous me proposez aujourd'hui. La longueur dont vous nous menacez est un peu effrayante: on aime mieux recommencer & varier ses lectures que d'en faire de longues, & l'on craint les épisodes; j'accepte cependant l'engagement que vous prenez de fournir par volumes, & à quelqnes semaines de distance, le manuscrit que vous m'avez montré, & que vous promettez de conduire jusques à la fin. Quant au parti que vous proposez, de vendre les volumes en raison de l'intérêt que l'on prendroit à l'histoire, il n'est pas acceptable; les dénouemens sont rarement au goût de tout le monde; & l'on regretteroit trop souvent sa peine & son argent: il faut vendre, au contraire, les premiers volumes aussi cher qu'il sera possible, parce que nous serons peut-être obligés de donner les autres pour rien: je fais bien des vœux pour que le contraire arrive. J'ai l'honneur d'être, &c. LAURE, OU LETTRES de quelques personnes de suisse. LETTRE I. Laure de Germosan à Sophie de St. Aubin. De Valaire le 25 Septembre 1785. POurquoi m'avez-vous quittée, ma chère amie? votre absence me fait un mal auquel je ne m'attendois point, c'est plus que des regrets; je ne suis plus qu'avec moi-même, & je me trouve seule; notre campagne me paroît déserte depuis que vous n'y êtes plus; je veux me rappeler ce que je pensois, ce que je disois avec vous, & le ressouvenir ne remplit point le vide que vous avez laissé; nous pensions ensemble, nous disputions, nous rions, nous nous taisions, & le temps passoit si doucement! il ne me falloit rien de plus: depuis que vous êtes loin de moi, je ne sais comment il se fait que je réfléchis beaucoup; je médite, même, mon esprit se creuse, mes idées s'approfondissent, & je n'en suis pas plus heureuse: je prends du goût pour la solitude, je la cherche & j'ai peur de devenir mélancolique: c'est vous, c'est votre absence qui en seront la cause; j'avoue que je n'imaginois pas que vous tinssiez une aussi grande place chez moi; mon cœur s'étoit livré à l'amitié, & aujourd'hui il me semble que tout lui manque; en vérité, je crois que je m'ennuye quelquefois, oh ma chère amie! je ne veux pas m'ennuyer; c'est un mal trop humiliant, trop dangereux; je saurai m'en garantir, je me ferai plutôt des chagrins; dites-moi, je vous prie, connoissez-vous l'ennui, savez-vous ce que c'est & d'où il vient, j'ai oublié de vous le demander, avec vous je n'y pensois pas, notre gaieté n'étoit jamais interrompue, elle étoit entretenue par nos occupations, le moindre objet l'excitoit, & la liberté de la campagne y ajoutoit encore. A présent, je veux m'occuper des mêmes choses que nous faisions ensemble, je veux lire, je veux chanter, je commence de tout & je ne viens à bout de rien: qu'est-ce que c'est que cette inquiétude, que cette petite anxiété que l'on sent là dans le cœur? on cherche chicane à tout, on trouve que tout va mal; tantôt c'est un vide que l'on éprouve, une autre fois c'est un poids qui oppresse; est-ce que vous auriez emporté mon bonheur? est-ce que l'amitié, la présence d'une amie seroient devenues si nécessaires à mon ame, qu'elle ne put plus s'en passer? Je me révolte contre cette dépendance où vous m'avez mise, contre cet empire que vous avez pris sur moi; je fais des réflexions là-dessus, & j'entrevois que ma sensibilité pourroit bien être dangereuse, je veux m'en préserver, & je me détacherois de vous plutôt; oh! je veux être maîtresse de mes sentimens, & n'aimer que ce qui ne me donnera jamais de regrets, cela ne doit pas être bien difficile: mais en m'occupant de vous, je m'apperçois que je ne parle que de moi, je ne vous en dirai plus rien aujourd'hui, ce n'est plus de mes regrets que je veux vous entretenir, ce sera de ceux de toutes les personnes qui vous ont vue ici; les uns viennent me parler de vos grâces, de votre douceur; les autres de l'égalité de votre caractère, de votre air calme & serein. Les femmes vous trouvent jolie, charmante, d'autant plus qu'elles assurent que vous êtes sans prétentions; ce sont autant de dupes que vous avez fait, mais je n'en dis rien; tous se réunifsent pour admirer votre raison, on en revient toujours là, elle a bien de la raison, dit l'un; elle a l'esprit très-juste, dit l'autre; elle raisonne de tout à merveille, crie un troisième; & de citer des choses que vous avez dites, & de se rappeler des traits qui vous sont échappés si naturellement: j'ai vécu avec vous, & c'est par les autres que j'apprends à vous connoître: je n'aurois pas pu vous peindre lorsque je vous voyois, aujourd'hui je ferois fort bien votre portrait; je me suis attachée à vous, sans trop en rechercher la cause, j'ai senti un attrait & je m'y suis livrée: j'ai dit, elle est aimable & je l'aime, les éloges que l'on vous donne me font autant de plaisir que s'ils me regardoient moi-même, je les partage & je suis fiere de mon amie: il n'y a que cette prodigieuse admiration pour votre raison qui ne me réjouit pas autant que tout le reste. Est-ce donc une merveille que la raison? est-il si difficile d'être raisonnable? ce n'est que là-dessus que j'ose me comparer avec vous, & que je voudrois que la comparaison ne clochât pas; j'ai cru quelquefois que les louanges que l'on donnoit à votre raison étoient une critique de la mienne, & alors, j'en ai un peu froncé le sourcil; il est vrai que je n'ai jamais rien entendu dire sur ma raison, mais certainement j'en aurai quand je voudrai, rien de si aisé que d'en avoir, c'est le sens commun, je n'ai pas encore eu l'ambition d'en montrer, c'est une réputation que je vous devrai. On m'appelle pour recevoir des visites, c'est-à-dire, que je vais encore parler de vous; on me dit que c'est M. Desaleurs, il va répéter souvent avec son grand air indolent: elle est charmante, en vérité, charmante; tout ce qu'on voudra, pourvu que l'on ne dise pas trop souvent, elle est bien raisonnable, & surtout que l'on ne soupire pas après l'avoir dit, comme si vous aviez emporté toute la raison de ce pays; si on me fâche, je soutiendrai que vous êtes une hypocrite de raison, que je vous ai entendu dire beaucoup de folies, & que vous en ferez même incessamment; je vous en prie, ma chère amie, que ce n'en soit pas une pour moi de vous aimer aussi sincèrement, c'est bien pour toute ma vie, adieu. LETTRE II. De la même. VOus êtes une ingrate, mademoiselle, vous expliquez très-mal mes sentimens, & la façon dont j'en parle; ce n'est point un cœur disposé à la tendresse que je vous ai montré; cet ennui dont j'ai cru m'appercevoir & dont je vous ai fait confidence, n'est point un besoin d'aimer: en vérité, ma chère amie, vos idées m'ont révoltée; votre lettre m'a presque choquée, vous ne méritez pas l'amitié que j'ai pour vous; je vous dis que je vous aime, & vous me répondez que vous aurez des rivaux, que mon cœur n'est pas fait pour vous seule, qu'il fera le bonheur de je ne sais qui; enfin, si ce sont des raisons que vous me dites, vous me ferez haïr la raison: je ne voulois pas vous répondre, au moins j'ai pris le temps de réfléchir sur ce que vous me dites; je ne suis pas disposée à entrer dans aucune de vos idées & je sens au fond de mon ame une rebellion contre votre façon de penser; je veux m'en faire une qui s'accorde avec le goût naturel que j'ai pour l'indépendance, je ne veux rien qui m'enchaîne, je me soustrairois à l'amitié même si elle vouloit me maîtriser: oui, ma chère, je saurois vous haïr plutôt que de dépendre de mes sentimens pour vous, plutôt que de vous être trop attachée; ce sera indépendance, légéreté, vertu ou vice, ce que vous voudrez, mais c'est celui auquel je veux me vouer; vous avez fait naître la révolte chez moi & je la soutiendrai; j'ai assez lu de romans, j'ai déjà assez entendu les hommes, pour voir que tout ce qu'ils savent dire & répéter, c'est qu'il faut aimer, c'est que c'est un besoin, c'est qu'on ne peut pas vivre sans cela; si on est gaie, c'est qu'on a inspiré de l'amour; si on est triste, occupée, c'est qu'on en a, il semble que c'est notre existence. Cette idée triviale me révolte, & pour me soutenir par l'expérience & par le raisonnement; j'ai consulté mon ame, j'ai examiné mon cœur; hé bien, ma chère amie, j'ai trouvé que je n'avois aucun besoin d'aimer, & j'ai dit, je ne veux pas aimer: ce n'est peut être pas ma dernière volonté, mais c'est celle à laqu-elle je serai le plus attachée; j'ai déjà vingt ans, & je saurai être ferme là dessus jusqu'à l'opiniâtreté; seroit il donc si difficile de passer sa vie, d'être heureuse, sans s'attacher, sans se laisser subjuguer, maîtriser par cette passion, qui m'a quelquefois intéressée dans les romans, mais qui bien plus souvent m'a donné de l'honneur & de l'impatience? seroit ce un poëme impossible que de ne pas aimer, & ne pas s'ennuyer & être heureuse? je ne le crois pas au-dessus de mes forces, je veux l'entreprendre & voyons comment je m'y prendrai. Il s'agit d'abord d'accorder certaines choses qui tiennent à mon existence; on a de l'amour-propre, on a des prétentions, une certaine ambition d'être recherchée, préférée; on a un peu de goût pour le plaisir, pour le monde, on voudroit n'y être pas confondue avec le commun des martyrs, il faut sans doute de l'adresse pour satisfaire tout cela; hé bien j'en aurai: convenons d'abord de l'envie que nous avons de plaire, cette envie ne nous quitte & ne doit nous quitter jamais, c'est un désir de trouver, dans tous ceux qui nous approchent, une certaine approbation, une certaine bienveillance, même de l'admiration, que nous savons três-bien entendre quand même ils ne nous le disent pas; pour cela, il n'y a qu'à tirer parti de ce que la nature nous a accordé. N'est-on pas un peu jolie? avec des soins, de la simplicité dans la parure, de l'ordre & de la propreté dans tous les momens, on n'est point mal; vous me l'avez dit souvent, & j'ai vu quelquefois que les autres le pensoient: en voilà bien assez pour la coquetterie; &, pour satisfaire l'ambition générale de se faire aimer dans la société, on joindra à cela une disposition à la gaieté sans méchanceté, un peu de sel sans critique amère; au lieu de prétention à l'esprit, on se contentera de chercher celui des autres; au lieu d'exiger, on n'aura que de la facilité & de la bienveillance dans les relations; cela ne suffit-il pas pour payer son écot dans le monde? On n'a pas toujours de l'esprit, mais on peut toujours en trouver aux autres, & souvent il n'en faut pas davantage pour faire croire qu'on en a beaucoup: s'il reste encore des vides à remplir, on n'est pas absolument sans talent, on chante, on joue un peu de clavecin, ou barbouille, on lit, & si on n'est pas contente, on espère: des parens comme les miens, une amie comme vous, achèvent de satisfaire mon ame, & il n'y a pas la plus petite place ni pour l'amour, ni pour les belles passions, ni pour l'ennui; certainement je ne connoîtrai ni les uns ni les autres; je les défie tous: les hommes avec leur besoin d'aimer, les romans avec leurs coups de sympathie & leurs longues passions me paroissoient infipides & pitoyables, je veux me mettre au-dessus de ces foibles; ah comme je vais en rire; comme je ferai voir qu'on peut être heureuse sans s'asservir à un sentiment que je ne comprends pas, que je ne comprendrai jamais! ces hommes, tantôt si soumis, tantôt si tyrans, comme je saurai me passer & de leur soumission & de leur tyrannie: tenez, ma chère amie, je voudrois voir là un homme amoureuxfou, je m'en divertirois, j'en ferois mon jouet: c'est le seul plaisir que je risque de ne pas avoir; & puisque vous avez si mal auguré de la vivacité de mon amitié, je veux aussi m'en garantir, je ne vous aimerai pas trop, je vous le promets; c'est une sujétion, & je n'en veux pas même de cette espèce, je me suis déjà beaucoup corrigée, j'écoute déjà vos éloges presque avec indifférence; j'y ajoutois toujours quelque chose; quand on me parloit de mon amie, il étoit aisé de voir le plaisir de mon cœur; aujourd'hui je ne dis plus rien, un signe de tête tout au plus, oui, elle est bien, & le sujet de la conversation est vîte changé; avouez que je l'entends bien, & jugez après cela si je saurai être maîtresse de moi; je ne m'en tiendrai pas à cela, je vous écrirai toujouts, je ne saurois encore m'en passer, mais pour mieux me distraire sur votre absence; je vais chercher à vous remplacer. Je n'aimois pas beaucoup cette demoiselle de Mirfor, que vous avez vue quelquefois ici; elle a de l'esprit, mais elle n'a rien de naturel, elle est manièrée, affectée dans ce qu'elle fait & dans ce qu'elle dit, ses amitiés sont compassées, sa contenance est toujours exacte & recherchée jusques dans son plus grand négligé, elle fait voir ses prétentions continuelles; ce ne sera pas vous, je le sentirai peut-être bien vivement; n'importe, elle vous succédera, je vais me jeter un peu à sa tête & je deviendrai sa meilleure amie; moins il y aura de rapport dans nos goûts, & mieux vous verrez que je suis maîtresse des miens, comme moi, elle aime la musique, mais elle chante de grands airs français, elle aime la lecture, mais c'est celle des romans; elle aime la campagne, mais c'est pour aller avec beaucoup de monde chercher des endroits solitaires; tout de même nous nous aimerons à la folie, elle viendra me voir souvent; dans nos promenades, je la mênerai au bord de ce ruisseau que vous aimiez, & où nous avons passé des momens si doux, si tranquilles; j'irai avec elle auprès des mêmes buissons, &; au bruit de l'eau, je tâcherai d'oublier ce que nous pensions; ce que nous disions ensemble: je vous prie, ma chère amie, d'être un peu jalouse de votre rivale; cependant j'ai peur que, dans tout cela, il n'y ait que le temps d'occupé, & que mon cœur ne reste à vous toute seule; d'ailleurs je conviens; & je sens, que pour l'exécution de mon projet, j'ai besoin des conseils d'une amie qui ait autant de raison que vous; nous ne pensons pas de même sur cet objet, & c'est précisément votre-P> contradiction qui m'éclairera: vous croyez que les femmes n'ont qu'une route à suivre, & qu'elles doivent toujours finir par être sensibles; vous regardez le joug qu'on leur impose comme un devoir, & humblement vous baisserez la tête lorsqu'il se présentera; votre ame disposée à la tendresse vous laisse entrevoir que vous êtes faite pour aimer & pour l'être, vos grands yeux bleus si beaux, si tendres, votre physionomie si donce, si intéressante, inspireront des passions, vous ferez un roman qui finira heureusement: moi, je n'en ferai point, & nous comparerons nos sorts; vous me raconterez vos tendres sentimens, moi, je vous dirai mon indifférence, ma tranquillité, ma liberté; plus j'embrasse ce parti, plus je sens une fermeté qui influe déjà sur toute ma vie, mon esprit est libre, je ne suis indécise sur rien, je ne soumets mes idées à l'opinion de personne, je ne crains plus rien. Je voudrois trouver des géants à combattre, & je n'apperçois que de petits êtres indigues de ma colère: si je rencontrois des Lovelace, des Grandisson, de Céladons, comme je m'en jouerois! comme je les laisserois ramper! comme je leurs dirois: à mes yeux vous n'êtes que des hommes! Mais quelle folie, je crois en vérité que je m'en occupe de ces hommes; je retourne à vous, ma chère amie, il n'est pas vrai que je puis m'éloigner de vous un instant, je serois malheureuse sans votre amitié, sans la confiance qu'elle m'inspire; je veux savoir tout ce que vous faites, je vous dirai tout ce que je ferai, & si nous voyons les choses un peu différemment, nous nous aimerons tout de même. Voilà l'automne qui s'avance, on se rapproche, on se rassemble, on retrouve ses liaisons, on espère le plaisir & l'amitié, quelquefois on n'a ni l'un ni l'autre; pour moi, je n'espère ni ne souhaite rien, toutes les faisons me sont égales, je suis tranquille à la campagne, je serai calme à la ville, je compte un peu sur le monde, sur mon prochain pour fournir à ma gaieté; cependant, en vérité je ne suis pas méchante, il me semble que ceux qui me font rire pourroient être de moitié avec moi; nous ne serons plus ensemble, je n'aurai personne avec qui m'amuser des ridicules de nos amis; vous connoissez un peu nos originaux, je pourrai au moins vous en entretenir, pour cela j'aurai soin de les observer d'un peu plus près. Jusques à présent je n'ai pas trop osé fixer les objets, le monde ne m'a paru encore que comme un essaim d'abeilles qui bourdonnoit, je veux y porter des réflexions sérieuses, & si elles alloient jusques à la critique vous ne m'en feriez pas un crime, ce ne sera qu'entre nous; mais je vous écris comme si je n'avois rien à faire, cependant on vient de m'en voyer une chanson de la ville, j'ai une toilette à finir pour des visites, & une assemblée de campagne où il faut aller; avouez qu'il est juste que je vous quittte pour des choses aussi essentielles, j'y vole. Adieu, ma chère amie, aimez-moi comme je vous aime. LETTRE III. De la même. EN vérité, mademoiselle, car le mot d'amie ne se trouve pas au bout de ma plumə, votre lettre m'a fait encore plus de peine que la précédente; vous mettez dans votre réponse un sérieux qui m'en impose; je vous en prie, ne soyez pas si raisonnable, laissez-moi la liberté de l'être à ma manière, sans attaquer ni mon esprit, ni mon caractère; voyons un peu les choses comme il nous plaît, nous n'aurons que trop le temps de les voir comme elles sont; vous raisonnez d'après les idées reçues communément dans le monde; & je pense d'après celles que je me suis faites: comme elles ne regardent que moi, je puis les suivre sans crainte, ce sont les dispositions de mon cœur & de mon ame qui me les ont dictées, je vois la liberté: l'indépendance, comme le plus grand bien, vous parlez d'attachement, de chaînes, comme de la plus jolie chose du monde, & je comprends par ce que vous me dites, que vous vous laissez aller à l'idée triviale de vous marier; vous dites, du ton le plus imposant, que la vocation des femmes est d'être bonnes épouses, bonnes mères; j'entrevois même que vous avez l'ambition de bien gouverner une maison, un ménage: hé bien, ma chère amie, vous aurez le bonheur suprême de trouver un de ces êtres dominans, qui, après avoir bien calculé votre dot, votre naissance, peut-être un peu vos qualités, mais surtout ses convenances; voudra bien être votre maître, & vous rendre heureuse ou malheureuse à son gré; vous fléchirez sous le joug, de lui dépendront votre sort, votre vie, votre réputation, & ce sera beaucoup si vous pouvez jouir de vos sacrifices: j'avoue que je ne me sens pas cette résignation; je me révolte même contre cet arrangement, je bénis le ciel d'avoir mis un peu de fierté dans mon esprit & le goût de l'indépendance dans mon cœur, j'espère d'avoir la force de soutenir l'un & l'autre. Au reste, ma chère amie, ma façon de penser est peut-être une suite de l'éducation que j'ai reçue & de la situation où je me trouve; je vis avec des parens si bons, si tendres à mon égard, ce ne sont pas des parens, ce sont des amis; notre fortune quoique très-médiocre nous suffit; mon père & ma mère sont sereins & tranquilles, ils ne désirent rien, je ne désire rien non plus, la paix est notre luxe, & nos sentimens réciproques sont nos plaisirs & notre volupté, j'ignore ce que c'est que la soumission, & ils sont contens de moi: quand j'ai parlé de mon éducation, c'est que je ne me rappelle pas d'avoir été élevée; à mesure que mon efprit s'est développé, mon père l'a formé, bien moins par le raisonnement & par des leçons, que par une pratique continuelle de la raison; on ne m'a jamais rien commandé, & le mot d'obéissance m'est inconnu; on me représentoit tranquillement & avec force les inconvéniens, on me laissoit la maîtresse de les éviter ou de m'y exposer, autant qu'il se pouvoit c'étoit l'expérience qui m'éclairoit & me corrigeoit. Combien souvent j'ai cru que l'on vouloit me refuser des plaisirs, là où je ne trouvois que de l'ennui ou du chagrin lorsque je les obtenois: au lieu de me diriger toujours, on m'obligeoit de faire un choix, & j'ai appris à juger & à méditer; on ne m'a enseigné aucune science; pour m'instruire, on cherchoit bien plus à faire naître mes idées qu'à charger ma mémoire; jamais je n'ai appris une question ni une réponse; lorsque mon père vouloit m'apprendre quelque grande vérité essentielle, il tâchoit de m'en faire naître l'idée ou le sentiment par un objet: par exemple, dans les beaux jours du printemps ou de l'été, il venoit m'éveiller de très-grand matin; nous allions chercher quelqu'endroit d'où l'horison bien découvert nous laissoit voir le lever du soleil dans toute sa beauté, & lorsque j'étois émue par la magnificence du spectacle, je recevois des leçons de religion qui ne s'effaceront jamais de mon ame; delà nous passions daus une chaumière de pauvres, ou dans une maison de malades, j'apprenois ce que c'est que la charité & la bienfaisance, j'entendois des bénédictions, & l'impression en est encore dans mon cœur; c'est ainsi, ma chère amie, que je suis parvenue à dix-huit & à vingt ans; & alors, ne soyez point étonnée si mes idées sont un peu à moi; si, connoissant mon caractère, je me fais une existence de liberté qui lui est propre, & quand on a l'honneur d'avoir un systême, on tâche de le faire prendre aux autres; c'est ce que j'ai fait avec Mlle. de Mirfor. Tout simplement, elle regardoit le mariage comme le bonheur suprême; son ambition se bornoit bêtement à être la femme d'un homme & la maîtresse d'une maison: je lui ai fait comprendre, avec un peu de peine cependant, qu'il étoit plus beau & plus sûr de n'être qu'à foi; que la gaieté valoit mieux que les sentimens, & la liberté que l'incertitude du bonheur; elle n'est pas encore tout-à-fait persuadée, mais j'espère d'y parvenir. Comme je vous l'ai dit, ma chère amie, je me suis liée avec Mlle. de Mirfor, & j'ai tenu parole à l'infidélité que je vous avois promife: elle a agréé mes prévenances; j'ai été la chercher dans la campagne où elle demeuroit; nous nous connoissions un peu, aujourd'hui nous sommes intimes, mais je ne sais pas si nous nous aimerons jamais; elle est venue passer plusieurs jours ici avec moi; en nous quittant nous nous sommes promis amitié & confiance, c'est-à-dire, que nous nous dirons nos vérités, & que nos liaisons iront suivant les circonstances. J'avoue que ce n'est pas tout-à-fait cette amitié qui nous lie vous & moi: je crois qu'il y a entre nous une sympathie qui ne s'affoiblira jamais; & à laqu-elle je chercherois en vain à me soustraire; la vraie amitié ne se remplace point. J'ai été fâchée de voir partir ma nouvelle amie, mais elle n'a pas fait un vide chez moi; son absence ne m'a point fait craindre la solitude. Voilà le temps, cependant, où on pourroit s'en apperçevoir; l'automne s'avance dans nos campagnes, la saison va être un obstacle à la société, nous allons nous renfermer & vivre à-peu-près seuls; ce ne sera pas une peine pour moi, je veux être indépendante même du temps & des saisons; par-tout je saurai empêcher l'ennui de m'atteindre; j'aurai plus de temps pour remplir mes devoirs avec mes parens, ils ne verront pas que ce sont des devoirs & mon cœur ne le saura jamais; nous vivons sans désirs & sans inquiétudes, & ce calme vaut bien des plaisirs. Je vois sans peine les soirées s'allonger, les jours se raccourcir, je ne les compte ni ne les mesure, & je jouis avec délice de ces beaux jours d'automne, où l'on ne craint plus le soleil & où l'on cherche même ses rayons: je m'éloigne de la maison, je vais chercher tantôt des endroits champêtres, habités; d'autrefois des lieux solitaires: je vais jusqu'à l'entrée du village, & là, j'ai du plaisir à entendre le soir le bruit des troupeaux qui reviennent, les cris de joie des paysans qui rentrent chez eux, chargés de quelques récoltes, le chant des enfans qui rapportent des fruits & du bois qu'ils ont ramassés à la forêt. Je rentre à la maison un peu fatiguée: mon père a été de son côté ou à la ville, ou à la chasse, ou il a assisté à quelqu'opération d'agriculture: ma mère s'est occupée de quelques affaires domestiques, ou de celles de quelques paysans nos voisins: nous nous revoyons avec le plaisir de gens heureux d'être ensemble. Je ne veux point me blâzer sur ce bonheur paisible & domestique; je veux au contraire le sentir & le savourer tous les momens; l'habitude sur ce qui plaît est un ennemi dont il faut se défendre, il n'y a rien dont elle ne fasse de l'ennui. Je vais souvent au bord de ce ruisseau qui vous aimiez; je vous vois à cette place que vous aviez choisie, je vous entends penser, je vous réponds, je me rappelle nos disputes & ma colère quand vous aviez raison; quand vous n'y êtes pas je sais vous trouver mille torts, je me révolte sur-tout bien à mon aise contre votre façon de penser, si raisonnable; c'est un avantage que vous croyez avoir sur moi, & que je reconnois le plus tard que je peux. J'ai fait partager à Mlle. de Mirfor tous mes plaisirs champêtres, &, sans aucune pitié, je lui faisois admirer tout ce qui me plaît & tout ce que j'aime: je l'ai menée au bord de mon ruisseau; je l'ai fait asseoir sur ce tertre couvert de mousse qui est auprès de l'eau: placez-vous là, lui ai je dit; & croyez avoir un amant à vos pieds qui gémit, qui murmure; & qui fuit comme l'onde, a-t-elle très-bien continué; je vous laisse deviner le reste de la conversation & sur les murmures, & sur la légéreté: ensuite nous avons porté nos regards dans la campagne, au delà du ruisseau; nous avons admiré les couleurs brillantes & variées dont les arbres se parent dans cette saison, les uns d'un jaune pâle, les autres d'un rouge vif; quelques-uns encore verds, & plusieurs déjà dépouillés de leurs feuilles annoncent l'approche des frimats: dans le fond du tableau, nous voyons les sapins toujours verds & toujours tristes; ils sont l'emblême de la constance. Le soleil s'est couché pendant nos belles réflexions; nous ne voyons pas derrière nous un nuage qui s'élevoit & qui amenoit la pluie: nous nous sommes hâtées de regagner la maison; nous n'avons pu arriver assez-tôt pour éviter d'être mouillées: cet accident n'a point altéré notre gaieté; nous avons ri en nous séchant, & nous en avons fait une moralité: ces nuages qui se formoient sur nos têtes, pendant que nous avions devant nous un ciel serein & une vue agréable, c'est le bonheur qui est troublé par les revers inattendus. Je ne sais, ma chère amie, si vous vous rappelez que cet été il nous est venu de nouveaux voisins: je crois vous en avoir parlé quelquefois, lorsque vous étiez ici: nous avons eu occasion de les voir plus souvent & de les connoître davantage; il nous intéressent; ce sont des personnes dont la fortune s'est dérangée, & qui se sont retirés à une campagne éloignée d'ici d'un quart de lieue, les gens qui se sont ruinés ont toujours de la politesse & de l'usage du monde; on voit à leur air triste & sérieux, que leur situation a éprouvé quelque changement malheureux; ils sont sensibles à l'intérêt qu'on leur témoigne, & dans leur état, ils nous en ont inspiré; c'est un mari & une femme jeunes encore. Madame de St. Marcin paroît avoir au plus vingt-sept ans; elle seroit belle encore, si sa physionomie ne portoit pas les traces ou du chagrin ou d'une vie dissipée: de grands yeux noirs, qui sont plus languissans que brillans, laissent voir ce qu'ils ont été; elle a un son de voix touchant, &, dans le maintient & dans l'habillement, une négligence qui peint l'abbattement & la tristesse. On présume des malheurs & on voudroit les savoir. Le mari est un homme qui parle beaucoup; il dit ce qu'il a été pour faire oublier ce qu'il est; il voudroit qu'on sut le passé & ôter la peine de le deviner; sa conversation, tour à-tour confiante & mystérieuse, est pénible; il y a de plus avec eux un homme d'une très-jolie figure; sa physionomie est spirituelle; il parle peu; il paroit affecter une philosophie froide & tranquille, il en sort cependant quelquefois par des traits gais & piquans; il témoigne beaucoup de complaisance pour le mari & d'intérêt pour la femme: je crois, ma chère amie, que c'est ce qu'on appelle un ami; je ne sais si vous savez ce que c'est qu'un ami: l'autre jour on en parloit beaucoup, & dans la dispute qu'il y eut à cette occasion, on soutenoit qu'il n'y avoit rien de si utile dans un ménage qu'un ami; qu'alors, le mari avoit de la liberté, des conseils, de l'appui dans le monde; que la femme avoit des consolations, des directions; enfin, que tout alloit fort bien quand un ami venoit au secours des inconvéniens du ménage: on citoit mille exemples, & sur-tout celui-ci: je n'y comprends rien, mais je me sens de l'aversion pour les amis, & sur-tout pour les mariages qui en ont besoin. Je ne vois ici qu'une femme sous la tyrannie d'un mari & sous le despotisme d'un ami; je n'irai pas examiner si je me trompe, mais je ne veux ni du bonheur, ni des consolations de cette femme, & tout ce que je vois dans le monde me confirme dans ma façon de penser. Je ne sais si un jour je saurai l'histoire de madame de St. Marcin; je le souhaite, & par curiosité, & par l'intérêt qu'elle m'inspire: peut-être serai-je très peu satisfaire, il est possible qu'ils n'ayent point d'histoire; ils viennent de L...., & ce n'est pas trop le pays des romans. Nous voyons aujourd'hui ces nouveaux venus comme des étrangers, auxquels nous devons des politesses & des prévenances à cause de notre voisinage, je ne prévois pas que nos rélations aillent plus loin. Vous savez qu'a la campagne tout est événement, & une nouvelle connoissance de trois personnes en est un très-important; je vous le conte comme s'il devoit vous intéresser infiniment. Vous, ma chère amie, dites moi aussi tout ce que vous faites: écrivez moi souvent, quand vous devriez me parler toujours raison; je respecte la vôtre, quelquefois j'en fuis jalouse, mais j'en profite toujours un peu; faites comme moi, écrivez de bien grandes lettres, qui ne finissent pas: j'aime causer avec vous & j'en ai tout le tems; mais en voilà assez aujourd'hui; adieu, ma chère amie. LETTRE IV. De la même. COmment, ma chère amie! malgré tout ce que je puis vous dire, vous avouez tout uniment que vous voulez vous marier; vous dites que c'est votre destination, & que vous voulez la remplir: en vérité, cet aveu est bien extraordinaire; je ne reconnois pas là cette raison délicate dont je faisois l'éloge, & votre naïveté me choque; vous avez beau la décorer des beaux termes de vocation naturelle, de devoirs à remplir, d'obligations envers la société, de soumission à vos parens; je ne sais point voir toutes ces moralités, & c'est aussi bien naïvement, que je vous assure que je ne pense rien de tout cela: jamais l'idée de mariage ne me vient à l'esprit, & quand par hazard elle s'y présente, c'est sans y faire la moindre impression: je suis bien persuadée de n'y jamais souscrire; je trouve que l'on ne doit à la société que son bonheur; & comme il me paroît qu'on a fort peu cherché à l'établir & à le fixer dans le mariage, il m'est bien permis de le chercher ailleurs. Mon bonheur, à moi, est d'être indépendante, & libre dans mes affections; je hais la soumission; je ne veux être obligée de plaire à personne, & n'aimer que ce qu'il me plaira. Je dis cela d'autant plus librement, que je n'ai vu encore aucun être dont je ne craignisse de dépendre, aucun dont je voulusse l'attachement ou la préférence: je me sens le cœur aussi libre que l'esprit, & je veux jouir de cette liberté; c'est le plan que je me fais. Vous, ma chère amie, soyez une épouse bien soumise, une mère de famille bien respectée, une maîtresse de maison bien ennuyée, je vous admirerai sans envier votre bonheur: toute mon ambition est de conserver ma vie telle qu'elle est; je crains les événemens, je n'en veux point; j'ai autour de moi de quoi occuper & satisfaire mon cœur, il ne demande rien de plus; il règne dans ma famille une sympathie, une gaieté & des goûts qui remplissent ma vie. Vous avez vu, ma chère amie, que je n'ai pas besoin de me marier pour être libre: la société de mes parens est charmante; ma mère, si bonne, si douce; mon père, toujours occupé de quelque chose d'agréable, & me mettant de moitié de toutes les affaires essentielles: notre économie, nécessairement très-grande, est souvent un sujet de gaieté, & toujours une occupation qui nous amuse; nos amis viennent rire avec nous, & point admirer notre luxe, ou partager notre profusion: quand mon père prend son violon pour m'aider à déchiffrer un air nouveau au clavessin, nous croyons avoir un beau concert: quand nous faisons danser les jeunes paysannes dans la grange, nous croyons avoir un grand bal. Vous avez trouvé vous même que j'étois heureuse, &, en vérité, il y auroit le plus grand danger à vouloir ajouter quelque chose à notre bonheur. Lorsque l'ambition, l'inquiétude ou le goût du changement viennent déranger mes idées, je les repousse comme un crime; surtout, je ne vais point empoisonner mon sort par la comparaison; je n'en fais point, ou je la tourne à mon avantage, & je n'ai pas beaucoup de peine, quand je vais en chercher les objets parmi le grand nombre des femmes mariées. Je veux vous dire un grand secret, ma chère amie; je vous le confie, & je vous prie de me le garder bien exactement; je vous le dis a l'oreille; je crois que je suis un peu philosophe; je me sens un peu d'ambition là-dessus, & j'ai envie de m'y livrer: c'est un petit orgueil que je voudrois satisfaire, mais voilà que j'ai une peur affreuse de votre raison; une femme philosophe! & à mon âge! vous allez me croire tous les vices. Un moment, je vous en supplie, & vous verrez que je n'attache à ce mot que le droit de penser d'après les idées que j'ai reçues, & qui ne sont peut-être pas celles de toutes les jeunes femmes: je me suis fait un systême qui n'est pas le leur, & je voudrois le suivre; je crois que les autres femmes n'ont point de systême; elles se laissent pousser par les circonstances, ou conduire par quelque sentiment qui tient à la foiblesse, & je me sens de la force. Je ne veux pas, cependant, de cette philosophie qui détache les devoirs, qui arrange ses affections & son bonheur sur l'intérêt personnel, qui se fait un jeu de la vertu, en se mettant au-dessus d'une certaine opinion. J'ai bien entendu dire que cette philosophie étoit celle de quelques femmes & de quelques hommes qui ont fait du bruit dans le monde, & dont la mauvaise réputation même leur avoit fait un nom brillant: j'ai un peu écouté aux portes là-dessus; j'en ai assez entendu pour ne vouloir ni de cette philosophie, ni de cette réputation; j'ai seulement compris qu'une femme pouvoit aussi réfléchir; qu'en réfléchissant, elle pouvoit raisonner, & je vais toujours raisonnant, sans me soumettre à la trivialité des idées reçues: c'est là toute ma philosophie, & je crois que c'est la bonne; pour celle-la, vous me la permettez bien, & votre austère raison ne peut la condamner: si cela arrive, c'est que nous avons des systêmes différens; chaque philosophe a le sien; il est bien juste que nous ayons chacune le nôtre. J'ai, à cette occasion, un autre chagrin, que je voudrois vous cacher; mais il faut bien que vous sachiez tout. Mon père est souvent de votre avis; presque toujours, sa raison ressemble à la vôtre, & je m'en afflige: je suis attachée à mes idées, & c'est avoir trop à faire, que de les défendre contre un père & contre une amie: n'importe, j'aurai plus de gloire à triompher; mon père est un ennemi d'autant plus dangereux, qu'il a toute ma confiance; quand il raisonne, il frappe si fort sur la vérité, qu'il en jaillit des étincelles qui m'éblouissent; mais j'en reviens bien vîte; je trouve toujours dans ma fermeté de quoi me sauver, & je conserve soigneusement ma façon de penser. Heureusement, j'ai dans mon père un ami tendre, qui se met à ma portée: après avoir formé mon caractère & ma raison, il ne dédaigne point d'écouter mes objections; il a de l'indulgence pour mes idées, pour mes fantaisies; il raisonne avec moi comme pourroit le faire une amie qui auroit plus d'expérience que moi: malheureusement, il réduit les affaires de la vie à une précision à laqu-elle je ne puis consentir; après une grande dispute sur la liberté, sur l'indépendance, il me dit l'autre jour: ma chère Laure, vous aimerez & vous vous repentirez de tout ce que vous dites: je me fâchai véritablement; je lui soutins, que, dans tout ce que j'avois rencontré, je n'avois rien vu qui pût me séduire; que dans tous les hommes, même dans les héros de l'histoire & des romans, je n'avois su voir que des êtres qui asservissent tout à leur amour propre & à leur ambition; & je lui dis, avec une vivacité qui le fit rire, que certainement je ne serois pas leur victime: ma pauvre enfant, me dit-il en m'embrassant, puisses-tu seulement avoir le bonheur de choisir le sacrificateur. Ma mère, qui nous écoutoit dans ce moment, ajouta: on a beau faire, ce sont les circonstances qui nous mènent, & le bonheur va comme il peut; je me promis bien de ne pas dépendre des circonstances, & de rester attachée à mes idées. Nous avons fait un peu plus connoissance avec les trois étrangers qui sont venus dans notre voisinage: sur l'accueil que nous leur avons fait, ils sont venus nous voir quelquefois; celui que je vous avois annoncé comme l'ami, & qui s'appelle M. de Verseuil, m'avoit paru d'abord, par ses manières & par sa figure, être un homme assez aimable; ensuite, son air froid, peu attentif & même dedaigneux, me l'avoit fait regarder comme un être assez commun: on ne sait comment juger les hommes; en connoissant mieux celui-ci, j'ai trouvé qu'il avoit de l'esprit, du goût, des connoissances, & que c'étoit un homme intéressant: je ne voulois d'abord ni le connoître ni le juger; je crois même que je lui ai donné assez mauvaise opinion de moi; car elle ne se règle guère que sur celle que l'on témoigne; & puis, il s'est acharné à me parler, à chercher les sujets qui pouvoient m'égayer & m'occuper; il m'a amusée malgré moi, & cela avec une adresse & une politesse qui m'a donné l'idée d'un homme du monde qui cherche à plaire, & qui sait y réussir; c'est-à-dire, que j'ai vu l'amour propre de celui ci employer ses ressources avec quelqu'un qu'il avoit d'abord dédaigné: en vérité, ma chère amie, je n'en ai pas été flattée, je lui ai tout simplement rendu la justice qu'il demandoit de moi: il a voulu plaire, je l'ai trouvé aimable; il a particuliérement l'art de la conversation; il la rend facile & agréable. Pendant la derniere que nous avions ensemble, madame de St. Marcin rouloit ses grands yeux sur nous: j'ai cru voir l'intérêt qu'elle prenoit à son ami, & appercevoir un peu de jalousie; c'est un vice qui mérite une punition, & je n'ai pas manqué d'allonger l'entretien; j'ai même parlé un peu plus bas, & avec un air d'intérêt que j'étois bien éloignée d'avoir; je me suis reprochée cette méchanceté; je me suis souvenue que cela s'appeloit du manège: j'en ai eu honte, & certainement ce ne sont pas mes dispositions; vous savez que je me pique d'être la vérité même. Il y a sans doute de ces choses qui sont amenées par les circonstances, & qui nous sont naturelles sans être dans notre caractère; une femme en observe une autre, il n'en faut pas davantage pour produire le contraire de ce qui seroit arrivé sans cela, je crois que c'est une découverte que je fais; quoiqu'il en soit, je me hâtai bien vîte de finir la peine de madame de St. Marcin; le sujet de la conversation étoit indifférent, je l'appelai, je lui dis: madame, venez décider entre Mr. de Verseuil & moi; il prétend qu'à mon âge la campagne n'est qu'une retraite, qui ne doit avoir aucun agrément, & là-dessus il me dit les plus belles politesses du monde; & moi, en vraie campagnarde, je n'aime que les vérités: alors, madame de St. Marcin se méla de la conversation; nous parlâmes tous ensemble sans trop nous entendre: Mr. de Verseuil tira parti de tout pour me flatter; madame de St. Marcin avoit aussi son tour; & toutes les deux, quoique d'avis différent, nous avions de quoi être contentes. Ma chère amie, ce Mr. de Verseuil est un homme aimable; mais je ne l'aime pas: dites-moi, est-ce qu'il y a des hommes qui veulent plaire à toutes les femmes, & qui, pour le profit de leur amour propre, vont toujours flattant celui des autres? Je ne sais point encore juger & démêler les caractères; il en est si peu qui se montrent tels qu'ils sont! Les êtres que je rencontre sont pour moi des masques que je cherche à deviner; ceux qui piquent le moins ma curiosité sont bien ceux qui me donnent le moins de peine: nous avons, par exemple, pour voisins, plusieurs de ces bonnes gens qui n'ont point de masque, & je vous en parlerai peu; on les aime, & on voudroit les laisser; leurs bonnes physionomies annoncent leur bon esprit; on sait ce qu'ils vont dire, ils n'ont rien de caché; ils vous entretiennent sans pitié de leurs affaires, de leurs goûts, de leurs recoltes, & cela, avec une confiance qui fait l'éloge de leurs bons cœurs & de la patience de ceux qui les écoutent: de ces bonnes conversations, nous en avons souvent, & à cette occasion, je reproche quelquefois à mon père sa fausseté: il écoute tout avec l'air de l'intérêt; jamais on ne voit l'ennui, & ce qu'il sait depuis longtems, il semble toujours qu'on le lui apprend lorsqu'on lui en parle: il me reproche à son tour ma franchise; il me dit que la douceur d'être aimé & de faire plaisir vaut bien la peine d'écouter & de s'ennuyer quelques momens; il prétend même que la vraie charité est celle qu'on fait à l'amour propre des autres: je n'ai encore ni cette vertu ni cette souplesse; & l'autre jour, qu'un brave conseiller du voisinage me contoit fort au long le mal que la grêle avoit fait à ses vignes & à sa vendange, il me fut impossible de ne pas lui dire, pour abréger la conversation: eh bien, monsieur, il n'y a qu'à dire adieu panier: il fut très-bien me répondre, qu'il me croyoit encore pire que la grêle; je rougis, je regardai mon père, &, après un moment de réflexion, je me promis bien d'écouter une autre fois jusques au bout. Au reste, ce n'étoit pas sans quelqu'intention, que ce bon conseiller avoit tant de confiance en moi; il a un fils qui a fait ses études à Basle, & qui voyage dans ce moment: c'est un fils unique, un charmant jeune homme, qui viendra offrir sa fortune & ses agrémens aux heureuses mortelles qui lui plairont; on en a parlé deux ou trois fois devant moi, avec un air de vouloir me donner quelques espérances, & vous comprenez, ma chère amie, comme ce monsieur entre dans mes projets. En vérité, je voudrois vous l'envoyer; c'est une trouvaille pour une fille raisonnable qui veut se marier, je vous promets son portrait quand je l'aurai vu. J'ai recu hier une lettre de Mlle. de Mirfor, elle est à la ville, & elle m'en parle avec un plaisir & un contentement qui fait voir qu'elle en a, & qu'elle en espère: on commence à revenir de la campagne; elle croit que l'hiver sera très-brillant: il y a plusieurs étrangers de distinction; on parle de quelques mariages. Il vient de s'en faire deux, qui, par leur opulence, promettent beaucoup pour la société. Mon amie me presse de la rejoindre; mais ces belles peintures de la ville ne sont point un attrait pour moi: nous restons ici jusqu'au milieu de décembre; les affaires de mon père l'exigent, & je m'en réjouis; je serois bien fâchée de perdre les beaux jours que cette saison nous laisse espérer encore: j'irai souvenir au bord de mon ruisseau j'entendrai le chant des oiseaux, qui fuient les montagnes, & qui viennent auprès de nos demeures se plaindre de l'approche de l'hiver. Je verrai les arbres changer la couleur de leurs feuilles, & en les quittant laisser un champ plus vaste à la vue: ce sont là les seuls événemens dont j'aurai à vous sntretenir, à moins que je ne vous parle des grands sujets de conversation, des récoltes, des vendanges. Je ne veux pas mettre votre amitié à cette épreuve; je crois même que dans ce moment ma lettre est trop longue; je finis bien vîte, & je vous embrasse tendrement; donnez moi de vos nouvelles, je vous en prie. LETTRE V. De la même. ESt - il bien vrai, ma chère amie, que ce que je vous dis vous donne mauvaise opinion de moi? Vous prétendez que je deviendrai une franche coquette; vous tranchez le mot, & vous me dites que j'ai précisément l'esprit qu'il faut pour faire une triste histoire ou un mauvais roman. D'abord, j'ai été très en colère; ensuite, relisant votre lettre, j'ai vu qu'elle respiroit l'intérêt que vous m'avez toujours témoigné: c'est votre amitié qui s'allarme de mes idées, que vous appelez extraordinaires. J'avoue que cette raison, que je respecte chez vous, m'a effrayée sur ma façon de penser; & touchée de vos inquiétudes sur mon fort, je me suis mise de moitié avec vous contre moi-même. J'ai rappelé à mon esprit tout ce que je vous ai écrit, j'ai un peu passé en revue toutes mes idées, & je vous dirai d'abord, pour vous rassurer, que ce ne sont que des idées: à mon âge, n'est il pas permis d'en avoir sans donner de la défiance sur ma raison? & si je pense d'une maniere un peu extraordinaire, que trouvez vous dans ma conduite qui ne soit pas raisonnable? Pauvres femmes que nous sommes! sur quoi peuvent rouler nos projets? sur notre ambition? Il n'est pour nous qu'un seul objet; à l'entrée de notre carriére, nous la mesurons des yeux, &, sans en voir le terme, nous croyons pouvoir nous tracer une route pour y arriver. Les hommes choisissent une vocation, & se dirigent en conséquence; nous, nous ne choisissons rien, & c'est beaucoup si nous pouvons attendre tranquillement & sans murmurer, que le hazard dispose de nous & amène l'événement qui doit en décider. Eh bien, ma chère amie, je sens une révolte secrette contre cet arrangement; & je dis, je veux au moins être maître de mon sort; je n'irai point fléchir humblement sous le joug que la force & la prévention nous ont si durement imposé: je ne veux ni des malheurs ni des consolations qui sont attachés à notre destinée; je veux exister par moi-même; je crois en avoir la force, & je ne sais pas ce que vous trouvez là de si exalté & de si dangereux. Vous me jugez trop rigoureusement: voyez ce que je fais avant que de condamner ce que je pense; je jouis de toutes les douceurs qui sont à ma portée, sans en dési rer d'autres: mes jours se passendans une suite de devoirs & d'occut pations qui les rendent heureux: ja mais ils ne sont allongés par l'ennui, ou troublés par l'inquiétude; & si je jette un coup d'œil sur l'avenir, c'est pour m'assurer du présent, c'est pour trouver les moyens de le conserver; voilà à quoi se réduisent toutes ces belles idées qui vous font peur. Quand on ne désire rien, on peut bien décider de ce qu'on ne veut pas; mes prétentions sont négatives: vous avouerez que c'est bien celles qui sont permises, & que l'on peut espérer de réaliser. J'ai communiqué cet article de votre lettre à mon père; comme c'est un sujet qui est quelquefois celui de nos conversations, j'ai voulu qu'il connût la facon de penser de mon amie; je lui ai dit à-peu-près ce que je vous répons ici; il m'a écoutée en silence, j'ai entendu un profond soupir, & il m'a quittée sans me répondre, sans me rien dire: je n'ai pas compris quelle pouvoit en être la raison, je le saurai une fois; en attendant je suis venue vous écrire: votre lettre que je relis encore n'apportera aucun changement à mes idées, mais elle m'éclaire sur le jugement qu'en peuvent former ceux qui les connoîtroient mal: je veux donc les teuir secrettes, elles seront pour mon amie seule, & jamais, ni mes discours, ni ma conduite n'en apprendront rien à personne. On pourra peut être, tout au plus, me soupçonner de fierté; il n'y aura point de mal. Cependant, le silence de mon père me tient au cœur, il me fait de la peine: je réfléchis, & je comprends que des enfans, qu'une fille unique, surtout, ne peut pas prendre un parti sans compromettre l'ambition & le bonheur de ses parens: j'ai bien pris l'engagement avec moi même de mourir plutôt que de troubler jamais la vie heureuse de ceux de qui je tiens le jour; mais pour cela faudra-t-il sacrifier la mienne: elle leur est consacrée, & cela ne suffit-il pas? En vérité, ma chère amie, vous avez mis beaucoup de trouble dans mon ame, & il a fallu toute ma force & mes réflexions pour le calmer. Je ne sais comment il se fait que je ne vous parle jamais que de moi: cependant je m'occupe bien souvent de vous; vous êtes dans des circonstances si heureuses, que votre bonheur paroît parfaitement assuré: vous laissez aller le présent, & vous attendez l'avenir sans défiance & sans inquiétude. Vous avez là-dessus vos idées, & je voudrois les savoir; pourquoi ne me les dites-vous pas? Vous vivez dans un plus grand monde que celui de la ville que j'habite: il y a des histoires, des anecdotes comme partout, & vous ne m'en parlez jamais? Ne vous occupez-vous donc point des autres? Est-ce que vous ne jugez point? est-ce que vous ne vous donnez point la peine de deviner ceux avec qui vous vivez? Je vous prie, ma chère Sophie, réveillez vous là-dessus: ne pourriez-vous pas vous laisser aller à un peu de médisance avec moi? Avec une amie aussi intime, il n'y a point de mal: dans le voyage de cette vie, il est bien permis de faire des observations: ne voyez jamais de méchanceté dans celles que je fais avec vous; je n'aime pas la critique, & je haïs la satyre, mais je puis bien parler du sentiment que l'on me fait éprouver: & à quoi servent les rélations? si l'on ne peut pas enterrer dans le sein de l'amitié ce que l'on s'avoue à soi même: vos lettres si sages, si discrètes, font la condamnation des miennes, & je vois, quoique vous ne me le disiez pas positivement, que vous n'approuvez pas mes actions: vous ménagez mon amour propre en réveillant ma conscience; je me reprocha tous mes péchés d'humeur & de vivacité. J'ai vu que je pouvois passer pour méchante; j'en ai tremblé; & dans mon effroi, je me suis rappelée la petite brusquerie qui m'échappa l'autre jour avec notre bon voisin le conseiller: j'ai voulu la réparer; j'ai engagé mon père à aller chez lui, & je l'ai accompagné. Il n'a pas été difficile de faire venir la conversation sur la grêle, j'en ai parlé avec le plus grand intérêt; je suis entrée dans tous les détails; j'ai voulu aller voir le mal sur les lieux; j'ai calculé le dommage & les fraix de réparations: mon intention a été parfaitement remplie, & cet homme s'est très-bien accommodée de la compassion que je lui ai témoignée: cependant, il est riche, & la perte n'est pas un objet si considérable pour lui. A cette occasion, j'ai remarqué que les gens riches ont, sur les accidens qui leur arrivent, un degré de sensibilité de plus que les pauvres: il semble que la fortune doit les en garantir: j'ai ai quelquefois de l'humeur & de la colère avec laqu-elle Mr. ***. se plaignoit des orages, de la secheresse qui avoient dérangé les beaux jardins de sa belle campagne; & il paroissoit assez disposée à trouver juste & naturel que le mal fût tombé sur les champs & sur les prés de ses voisins. Mr. le conseiller me laissoit entre-voir, qu'il n'étoit pas éloigné de faire la même réflexion; & moi, lâchement, je l'ai approuvé, je me suis mise de moitié de son indifférence pour les autres, & de sa sensibilité pour lui même. J'ai renchéri encore sur ce qu'il témoignoit là-dessus; c'est-à-dire, que ma première faute m'a conduit plus loin que je ne voulois aller. J'ai été jusqu'à la fausseté, & j'ai senti l'inconvénient des torts que l'on se donne; on ne les répare que par d'autres, que l'on se reproche; & l'on finit par être mécontent de soi, sans avoir contenté personne. Je crois, ma chère amie, que voilà de grandes réflexions sur un petît sujet; il s'agissoit de se corriger d'un petit défaut, & c'est une si grande affaire, que l'on y met toujours un peu d'ostentation avec soi-même: si j'ai réussi, si je deviens meilleure, c'est à vous à qui je le devrai, & vous ne devez pas vous dégoûter de me donner vos bonnes leçons. Je ne serai peut-être pas si paisible sur vos prophéties; moi, coquete! non, mon amie, jamais; jamais l'envie de plaire ne me fera mandier un peu d'encens; je hais les flatteries, je déteste surtout les fleurettes, & ces jolis propos débités si libéralement aux femmes: vous ne me connoissez pas; j'ai trop de fierté, pour acheter quelques misérables trophées avec de la fausse monnoie; je me révolte contre cette fausseté que la coquetterie emploie, mais je saurai me soumettre à celle qui est si nécessaire dans la société. Je sais qu'il faut se garder d'y porter trop de vérité: le monde n'est pas fait pour elle; il faut avoir l'air bien aveugle sur les défauts des autres, comme nous nous persuadons qu'ils le sont sur les nôtres: c'est une charité sur laqu-elle nous comptons, & que nous devons exercer. J'ai senti plus d'une fois que la franchise qui humilie est un vice. J'y avois de merveilleuses dispositions, & je travaille tous les jours à m'en corriger: il y a deux jours que j'eus occasion d'essayer mes forces, & de juger de mes progrès là-dessus. Nous avions à dîner une partie de nos bons voisins les campagnards, gens à grosse joie, parlant fort & riant beaucoup, ne cherchant qu'à se faire entendre & n'écoutant personne, faisant des contes qui ne finissoient pas, & n'entretenant les autres que de ce qui n'intéresse qu'eux. Eh bien, ma chère amie, j'écoutois tout, je riois, je répondois à tout: je soutins gayement les plaisanteries sur les filles à marier, sur les aventures galantes du bon vieux tems: en souffrant d'un bout à l'autre, je laissai croire que je partageois la joie & le plaisirs de tout le monde; il est vrai que je fus payée de ma peine par les témoignages d'amitié & l'approbation de toutes ces personnes honnêtes & respectables d'ailleurs. J'avoue qu'il ne falloit pas avoir l'oreille délicate sur les expressions, & mon amour propre n'examina point les termes. Je ne crois pas que vous appeliez cela de la coquetterie, car je suis en peine de tout ce que je vous dis de moi, & je crains que vous ne donniez encore une mauvaise interprétation à ce que j'ai regardé comme un devoir de ma part. Je vous en prie, ma chère Sophie, revenez de vos idées sur mon compte; ne me croyez jamais disposée à la coquetterie, cette opinion m'humilie; je ne veux trouver d'occupation dans le monde que celle de l'observer, de le déviner, & m'en amuser quelquefois; je veux en faire mon spectacle. Je consens de n'y tenir aucune place, & de n'y jouer aucun rôle; vous m'avez très-bien fait comprendre que je pouvois me tromper sur les avantages de mon âge, & sur ce que je pouvois en attendre. Sans doute, que je n'ai pas besoin de faire tant de systêmes, tant de raisonnemens; je ne serai vraisemblablement ni apperçue ni remarquée, & dans ma vie il n'y aura rien de romanesque que mes idées. Il y a un moment où l'on a de la peine à s'en défendre, l'imagination s'exalte: l'avenir est comme ces nuages où l'on voit tout ce que l'on veut, & comme eux, il se passe de même. Au reste, l'illusion ne peut pas être dangereuse pour moi, qui ne veux que liberté & indépendance, & qui ne demande aucun changement: conserver le bonheur dont je jouis, est toute mon ambition. Cependant, ma chère amie, vous m'avez éclairée; vous avez réveillé mon attention sur moi même; c'est un vrai service d'amie: souvent on se laisse aller à ses idées, & l'on se trouve emportée là où l'on ne vouloit pas aller. Voilà nos trois voisins les étrangers qui entrent, mon père est absent & je vais les recevoir. Nous avons été quelques jours sans les voir; nos liaisons deviennent plus intimes & plus amicales; cependant nous nous connoissons encore fort peu: nous ne témoignons aucune curiosité; nous savons seulement qu'ils viennent de L**, & que c'est un dérangement de fortune qui les a amenés dans la petite campagne qu'ils habitent aujourd'hui. Jusques à présent leur société n'a été qu'agréable; ils ont apporté une petite variété dans notre demeure champêtre; ils paroissent rechercher l'amitié de mes parens, qui sont trop bons pour s'y refuser. Ma mère me fait appeler; adieu, ma chère amie. LETTRE VI. De la même. MA chère amie, je veux vous écrire avant de recevoir votre réponse, elle se fait trop attendre. J'espère que ma dernière lettre vous a rassurée sur mon compte, & que c'est la tranquillité qui cause votre silence. Aujourd'hui vous connoissez mieux votre amie; &, quoique ce soit d'après le portrait que j'ai fait de moi même, vous voyez mieux ce que je suis. J'ai cependant encore de l'inquiétude là-dessus: on se désabuse si difficilement sur les défauts des autres, & certaines injures que vous m'avez dites sont encore là, devant mes yeux: je les couvre de votre amitié, & je veux la voir dans tout ce que vous me dites; nous prenons l'une à l'autre un intérêt vrai. Votre caractère m'inspire une confiance à laqu-elle je ne puis pas résister, & dans l'espèce de solitude où nous vivons, j'ai besoin de notre correspondance pour me consoler un peu de votre absence: laissez moi donc vous écrire, & vous dire tout ce qui me vient à l'esprit sur moi comme sur les autres... Aujourd'hui, j'ai la plus grande envie de vous communiquer un secret que l'on m'a confié, & en cela vous ne me trouverez pas fort extraordinaire. C'est une histoire, & on ne les dit jamais en confidence, pour qu'elles restent si parfaitement cachées. Je dois celle-ci à votre curiosité; c'est celle de madame de St. Marcin: sûrement, vous avez envie de connoître cette femme plus particuliérement: qui sait l'opinion que vous en avez prise? je dois peut-être la rectifier: il se pourroit que je lui eusse fait tort dans votre esprit; & si je suis indiscrète, c'est par délicatesse. Il ne faut jamais avoir de la vertu aux dépens des autres, & en conscience il faut que je vous dise tout ce que je sais de cette nouvelle voisine. Hier, il étoit venu plusieurs personnes à la maison; il y avoit un cercle, & la conversation étoit générale: j'étois un peu détachée de la compagnie, & je travaillois à ma tapisserie auprès de la fenêtre. Mr. de Verseuil est venu à moi; par des choses honnêtes & polies, il a cherché à lier la conversation: il m'a dit galamment que je me peignois dans mon ouvrage, & c'étoit des roses que je brodois: ensuite, mettant plus de sérieux dans ses discours, il a dit des choses qui regardoient plus directement mon caractère, & qui avoient un rapport particulier avec ma façon de penser. Dans mon étonnement, j'ai levé les yeux sur lui, pour chercher s'il me devinoit, ou s'il parloit au hazard. Lui auroit-on parlé de moi? J'en ai été en peine: il m'a dit qu'il jugeoit que j'avois un genre de philosophie particulier, & qu'il me croyoit des idées & un systême très-réfléchis. Dites moi, ma chère amie, avez-vous entendu dire qu'il y ait des hommes qui devinent les femmes? Je veux le demander à mon père. Oh! comme je les haïrois, ceux la: certainement ils ne me devineront pas; je saurai leur échapper, dussai-je être la plus fausse des femmes, & passer pour l'être le plus commun & le plus borné. Je n'ai pas voulu que la conversation allât plus loin; j'ai dit, monsieur, je n'aime point que l'on s'occupe de moi, je n'y ai jamais trouvé mon compte; je me suis levée & j'ai rejoint la compagnie. Un moment après j'ai proposé une promenade: il faisoit un de ces beaux jours du mois d'octobre, où l'on aime à jouïr des rayons du soleil; ma proposition fut acceptée par les trois étrangers; je les menai au travers de la prairie; au bord de mon ruisseau. Mr. de St. Marcin & son ami s'enfoncèrent dans le taillis, & allèrent au loin dans la plaine & dans les bois; ils nous laissèrent madame de St. Marcin & moi assises sur la mousse au bord de l'eau: après un moment de conversation, nous cessâmes de parler, & nous écoutions en silence le bruit du ruisseau. Madame de St. Marcin sortant d'un moment de réflexion, me dit: mademoiselle, il est impossible de vous connoître & de ne pas sentir pour vous une disposition à l'amitié & à l'attachement: nous avons les mêmes sentimens pour vos parens, & nous voudrions vous les témoigner; mais, quel intérêt pourriez-vous prendre à des étrangers qui vous sont inconnus, & dont, même, vous ne pouvez pas avoir une bien haute opinion. Nous n'avons pensé qu'à vivre dans la retraite, & nous avons négligé les moyens de nous saire connoître plus particuliérement. Vous savez à peine qui nous sommes, & je désire que vous sachiez mon histoire. Nous pouvons dire nos malheurs, & ils ne doivent pas nous ôter votre estime: je voudrois que la confiance que vous m'inspirez fut pour vous une marque d'amitié, à laqu-elle je souhaite que vous soyez sensible; accordez-moi la vôtre, ajouta-t-elle, en me tendant la main; c'est la consolation des malheureux: nous nous embrassâmes; elle avoit les larmes aux yeux, & son cœur gonflé l'empêcha de continuer tout de suite. J'ai eu le malheur, reprit elle bien-tôt, de perdre mes parens à l'âge où on ne les connoît pas encore: je n'ai jamais vu ni mon père ni ma mère; une vieille tante voulut bien se charger de moi, plutôt par devoir & par charité que par affection: j'ai entendu dire qu'elle avoit été fort tendre dans sa jeunesse; dans l'âge avancé où elle étoit, elle n'avoit que de l'humeur & de la dureté. J'ai été élevée d'une manière très-austère; ma tante presque toujours malade, & ensuite très-infirme, me retenoit auprès d'elle: elle avoit peu de rélations, & je ne sortois point. Je suis parvenue à l'âge de dix-neuf ans sans connoître le monde ni aucuns plaisirs: mon éducation peu cultivée me laissoit peu de ressources; j'étois livrée à l'ennui, & j'attendois avec impatience quelqu'évènement qui m'affranchît de l'empire de ma tante. Mr. de Verseuil est mon parent; & quoiqu'assez éloigné, c'est le seul que je voyois quelquefois: il est très-aimable, mais il l'étoit sur-tout infiniment pour une jeune personne qui vivoit presque dans la solitude, & qui n'avoit aucune liaison d'amitié. Il venoit voir souvent ma tante, qui étoit aussi sa parente: il lui parloit de moi avec un intérêt dont j'étois touchée, & nos conversations étoient les seuls momens de gaieté dont je jouissois alors. Il étoit bien naturel que je prisse pour lui un attachement & une inclination dont je ne me défendis point: il me dit une fois qu'il vouloit me faire voir un de ses amis, dont il croyoit que la connoissance me feroit plaisir, & dont la société pourroit me plaire & m'amuser. Je ne pensai qu'à ce qui pouvoit augmenter les occasions de voir mon cousin: j'acceptai sa proposition avec empressement, & je le priai de revenir bien vîte avec son ami: il parut fort content, &, dès le lendemain, il vint avec Mr. de St. Marcin, qui, alors, s'appeloit Mr. d'Orseuil: il me le présenta comme quelqu'un qu'il aimoit beaucoup, & à qui il avoit parlé de moi. Mr. d'Orseuil s'annonça comme un homme poli, bon & honnête: je ne vis en lui qu'une augmentation de société, que mon cousin seroit bien aise de trouver lorsqu'il viendroit voir ma tante: je le reçus en conséquence; les visites devinrent assez fréquentes, & comme elles se passoient avec beaucoup de gaieté, elles apportèrent un peu de diversion à l'ennui dans lequel je vivois. Un matin, ma tante me fit appeler dans sa chambre; elle me fit un long préambule sur la peine qu'elle s'étoit donnée pour mon éducation, & sur l'attention particulière qu'elle avoit eue de donner bonne opinion de moi, en me faisant vivre d'une manière tranquille, retirée, & éloignée du monde & des plaisirs: elle ajouta, qu'elle jouissoit de la satisfaction de voir qu'elle avoit réussi; que le moment d'un établissement étant venu, comme il s'en présentoit un très-avantageux, elle ne doutoit pas que je ne l'acceptasse avec les fentimens convenables: enfin, elle venoit de recevoir une lettre, qui lui apprenoit que monsieur.... je crus entendre de Verseuil pensoit à moi, & m'offroit sa main & sa fortune. J'avois vu le domestique de mon cousin dans l'anti-chambre; j'avois cru reconnoître son écriture dans la lettre que ma tante tenoit: enfin, je me persuadai qu'il étoit question de lui. J'avoue que je sentis au fond de l'ame un mouvement de joie, que j'eus bien de la peine à retenir; j'aurois voulu l'exprimer, & le témoigner à ma tante, mais je voulus lui faire hommage de mon obéissance. Je lui dis que je me soumettois à sa décision; qu'elle étoit la maîtresse de disposer de mon sort, & qu'elle pourroit prendre tel arrangement qu'elle jugeroit à propos; que j'y souscrirois, & que je consentois à tout dès ce moment. Elle fit un grand éloge de la fortune & de la personne de celui qui devoit m'épouser: je ne l'écoutois pas trop, & je ne m'occupois que de mon cousin. Ma tante me dit qu'elle alloit répondre, pour donner sa parole & la mienne; que je pourrois la confirmer dans le jour; qu'on viendroit la recevoir de moi même; que je verrois Mr. de Verseuil; qu'elle lui témoigneroit sa reconnoissance, & qu'elle l'avoit toujours regardé comme un bon parent: rien ne me désubusa, & je fus dans une très-grande émotion jusques au moment où parut Mr. d'Orseuil. Je ne pus cacher mon étonnement, & mes premières paroles furent de demander où étoit mon cousin? Mr. d'Orseuil me répondit, qu'aujourd'hui Mr. de Verseuil n'avoit pas cru devoir l'accompagner; que lui même étoit bien aise de jouïr seul du plaisir d'entendre ma bouche confirmer son bonheur; qu'il étoit trop heureux que j'eusse accepté ce qu'il n'avoit osé m'offrir lui-même; qu'il seroit toute sa vie l'époux le plus tendre. Dès ce moment, je ne vis & n'entendis plus rien; tout fut anéanti pour moi: un torrent de larmes s'échappa de mes yeux, je ne pus proférer une seule parole. Mr. d'Orseuil mit ce qui se passoit sur le compte de l'émotion que doit naturellement causer à une jeune personne l'événement dont il étoit question: il me prit la main, en me disant qu'il espéroit que je ne la lui accordois pas sans y joindre le don de mon cœur: je balbutiai quelques mots, que je n'entendis pas moi-même, & sous prétexte de ménager mon émotion & ma sensibilité, Mr. d'Orseuil passa chez ma tante. Il me seroit impossible, mademoiselle, de vous peindre l'état où je fus & tout ce que je souffris: je ne pouvois former aucune idée suivie; je ne pensois plus, je ne sentois plus rien; il me sembloit que tout m'auroit été égal; la mort, le couvent; j'aurois voulu fuir au bout du monde. Je dis que j'étois malade; je m'enfermai, je ne voulus voir personne: ce ne fut que le lendemain matin que je pus former quelques réflexions. Alors, je vis mon cousin sans aucune inclination, sans aucune tendresse pour moi; il n'y avoit pas seulement pensé; peut-être même aimoit il quelqu'autre femme, puisqu'il m'avoit donnée à un de ses amis. La maison & le joug dur de ma tante m'étoient devenus insupportables, & alloient le devenir encore davantage; ma vie ne pouvoit plus être que malheureuse: de plus, entre mon cousin & moi il n'avoit jamais été question d'attachement, ni d'un sentiment plus tendre; je n'avois aucune raison, ni même aucun prétexte, pour écouter mon cœur & suivre son penchant: il ne me restoit d'autre parti à prendre que celui de subir mon sort, & de me soumettre à la nécessité que m'imposoient les circonstances. Je fus bien malheureuse, & je ne puis vous dire tout ce que j'éprouvai, lorsque je revis Mr. de Verseuil. Une erreur aussi cruelle déchire le cœur & afflige l'amour propre: puissiez vous, mademoiselle, ne connoître jamais cette affreuse situation. J'en suis bien sûre, répondis je fort vivement: ensuite, rougissant de ma sécurité mortifiante pour madame de St. Marcin, & me reprochant de penser à moi dans ce moment, je cherchai à la consoler, en faisant l'éloge de sa force & de sa raison. Hélas oui! continua-t-elle; j'épousai Mr. d'Orseuil; je fus la femme d'un homme dont le mérite & la tendresse qu'il avoit pour moi m'ont fait trouver de la douceur dans notre union. Il avoit un oncle extrêmement riche, vieux garçon bizarre, qui vivoit seul, & qui, à cause du mariage de son neveu, qu'il approuvoit, promit de le faire son héritier: il lui donna même la terre de St. Marcin, sous l'obligation d'en prendre le nom. Ce sont ces espérances qui ont été la cause de nos malheurs: nous nous sommes flattés, & nous avons été trompés. Mr. de Verseuil ne nous abandonna point pendant tout le tems de notre mariage; il étoit avec nous comme un ami, comme un parent qui s'intéressoit à notre bonheur. Dans la suite, même, il nous quitta peu; il nous aidoit, il nous conseilloit; il partageoit nos plaisirs & il nous en procuroit. Je ne sais s'il s'étoit apperçu de mes sentimens, & de ce que j'avois souffert; mais il ne chercha jamais à le savoir, & il y avoit dans ses rélations avec nous un intérêt si vrai, une amitié si tendre & si soutenue, qu'il sembloit qu'il voulut me consoler, & adoucir le mal qu'il avoit fait. Nous vivions avec lui familiérement, & dans la plus grande confiance, sans que jamais il y eut entre lui & moi aucune espèce d'intimité, de confiance & de liaison plus particuliére. Dans le monde, il étoit empressé, il cherchoit à me plaire, il étoit aimable, il ne quittoit point sa belle cousine, comme il m'appeloit alors. Dans la maison, il étoit sérieux, il observoit la plus grande réserve, il me fuyoit dès que j'étois seule; & dans le public, il avoit l'air d'un amant assidu & empressé. Il avoit affecté cette conduite depuis mon mariage: je voyois que mon mari, alternativement jaloux & rassuré, ne savoit que penser, mais bientôt l'amour propre l'emporta sur la sécurité & la confiance; la jalousie se manifesta; Mr. de St. Marcin devint triste, sérieux; il se laissoit aller à des momens d'humeur & de vivacité, qui alloient troubler l'intérieur de notre maison: le silence & la tristesse étoient souvent parmi nous. Un jour, que Mr. de Verseuil avoit passé quelques heures avec nous, & que Mr. de St. Marcin avoit paru sombre & silencieux, je m'apperqus de quelques signes que lui fit mon cousin; ils descendirent au jardin, en se suivant l'un l'autre avec précipitation: j'en eus une très-grande inquiétude; je les suivis sans être apperçue, & je me mis à même de les entendre & de voir tout ce qui se passoit entr'eux. Ils gagnèrent en silence un cabinet fermé, qui étoit au bout d'une allée de charmille: ils fermèrent la porte sur eux, mais la fenêtre étant ouverte, je m'en approchai, & je ne perdis pas un mot de leur conversation. Après qu'ils furent assis, mon cousin, d'un son de voix un peu altérée, prit la parole & dit: “Mon „cher St. Marcin, je dévine ce qui „se passe dans votre ame; vous êtes „dans l'erreur, vous êtes injuste, & „vous croyez avoir des raisons qui „justifient ce que vous pensez: souvenez vous que rien n'est plus trompeur que les apparences, & sur-tout pour les maris. Ecoutez-moi „jusques au bout sans m'interrompre: vous savez que c'est moi qui „ai cherché à faire votre mariage „avec ma cousine; c'est moi qui vous „l'ai fait connoître; c'est sur ce que „vous avez vu que vous vous êtes „déterminé à en faire la demande; „elle étoit peu heureuse avec sa tante; „elle méritoit de l'être par ses qualités; & j'avois jugé qu'elle le seroit avec vous. Vous vous rappelez sûrement que j'étois attaché ailleurs par une inclination très-forte, „qui n'a pas été heureuse, & à laqu-elle j'ai dû renoncer à-peu-près „dans le tems que je vous présentai „à Mlle. de F. Ce que je vous con-„fiai dans ce tems-là vous fit vois „parfaitement l'état de mon cœur; „je crus voir que vous seriez heureux tous deux, & ce fut ma consolation; pour moi, votre mariage „fut même une distraction à mon „chagrin, & fit une diversion qui calma mon désespoir. Dans mon malheur, je sentis une vraie douceur „de voir le bonheur de deux personnes que j'aimois, & auxquelles „j'étois attaché & par le sang & par „l'amitié. J'y pensois souvent, & ce „fut un intérêt auquel je m'attachai „avec enthousiasme. Je voulois absolument que votre mariage fut heureux, & que vous n'eussiez ni l'un „ni l'autre aucun reproche à me „faire: la manière dont ma cousine „avoit été élevée, & dont elle avoit „vécu jusques alors, me donnoit „quelque défiance là-dessus. Je vous „avouerai, mon cher ami, que quoiqu'il parut qu'elle acceptoit votre „demande, & qu'elle consentoit à „son mariage avec plaisir, je crus „m'appercevoir qu'elle n'y étoit pas „portée par une inclination bien „forte, & que si elle vous aimoit „& vous estimoit, elle n'avoit pas ce „sentiment vif qui embellit les nœuds „du mariage. Je l'ai surprise quelquefois dans des momens de réflexion „& de tristesse, qui ne sont pas naturels, lorsque l'on a donné son „consentement avec autant de facilité: je craignis quelqu'une de ces „bizarreries auxquelles le cœur des „jeunes personnes n'est que trop sujet; &, réfléchissant ensuite sur le „danger que l'on court en passant „tout d'un coup de la retraite, & „d'une vie gênée & austère, dans „un monde brillant & dans le tourbillon des plaisirs, je craignis les „écueils pour ma cousine. Je voyois „tous les dangers de la séduction, „& de ces erreurs dont les femmes „souvent, ne peuvent pas se garantir, „même avec un cœur vertueux & „une ame honnête: enfin, je me „crus responsable de la conduite de „madame de St. Marcin, & j'étois „en peine de sa tête. Vous même, „vous paroissiez plus occupé de jouir „des avantages de votre situation, „& des occupations & des plaisirs „qui y étoient attachés, que de conduire une jeune femme qui flattoit „votre amour propre, & que vous „vouliez faire briller. Je sentis vivement le danger que vous couriez „tous deux, & je tremblai d'avoir „été l'ouvrier du malheur de deux „personnes que j'aimois. Il auroit été „inutile de vouloir faire parler la „raison; vous ne l'auriez écoutée ni „l'un ni l'autre: j'aurois été un censeur incommode, & vous auriez „peut-être perdu un ami qui ne cherchoit qu'à vous sauver. Je pris le „parti d'être moi-même la barriére-„qui devoit garantir ma cousine. „Pour la conduire, il falloit s'attacher à elle, sans faire rien perdre „à son amour propre; & je me chargeai des flatteries, des adulations, „des hommages auxquels une femme „jeune & jolie, qui entre dans le „monde, est toujours sensible, aux-quels elle s'attend, même, sans se „défier du poison, & qu'elle écoute „souvent par une sorte de défiance „d'elle-même, & pour justifier des prétentions qu'elle veut assurer par une „modestie dont les hommes savent tirer „parti. Les femmes ont quelquefois „une ambition qui leur fait rechercher „des succès qu'elles payent souvent „trop cher. J'affectai donc de paroître „sa conquête; j'allois au-devant de „tout ce qui pouvoit lui plaire; je „lui faisois voir tout l'empire de ses „charmes; je faisois valoir les agrémens de son esprit; je l'amusois „par de la gaieté. Dans le monde, „les observations, les comparaisons „étoient toutes à son avantage; je „l'ai dirigée sur quelques unes de „ses liaisons d'amitié: je lui ai fait „voir ce que c'étoit que ce qu'on „appelle des amies; je lui laissois „écouter les propos galans & les discours agréables des jolis hommes „& de ceux qui étoient aimables; „mais, bientôt, j'en paroissois jaloux, & bientôt je trouvois le „moyen de les écarter, ou par ce „que j'en disois, ou par ce que je „témoignois. Mon empressement & „mes assiduités suivoient madame de „St. Marcin aux assemblées, aux bals; „je ne la quittois point. Vous savez „que j'ai donné quelques fêtes dont „elle a été l'objet; souvent, & dans „mes vers & mes chansons, j'ai „chanté ses grâces & son esprit. Enfin, je l'ai entourée de ma prétendue passion, mais elle étoit accomgnée d'un si grand respect, d'une „décence si scrupuleuse, d'une réserve „si soutenue, que le plus mauvais „esprit ne pouvoit y mordre, & que „je défiois la médisance & la calomnie. Lorsqu'il m'est arrivé de témoigner une jalousie que je croyois „nécessaire, il étoit bien visible qu'elle „étoit excitée par le désespoir de ne „pas réussir, & non par la crainte „de perdre. „J'avoue que dans le monde on „a pu dire que j'étois amoureux de „madame de St. Marcin; mais jamais la méchanceté la plus animée „n'a pu jeter un soupçon sur elle: „j'ai soigneusement évité toutes les „petites circonstances qui pouvoient „le faire naître. Il n'y avoit dans la „conduite & dans les manières que „j'avois, jamais rien qui ne marquât „le respect, la crainte & la timidité: „les bons esprits, les gens honnêtes „ont pu voir en moi un bon parent, „& surtout votre ami. J'ai eu bien „souvent le plaisir d'entendre louer „la conduite de votre femme: on „disoit qu'elle savoit plaire sans coquetterie (car, mademoiselle, je „veux vous répéter sans modestie, „tout le bien que j'entendis dire de „moi, & ceci n'étoit pas ce qui me „flattoit le moins): elle sait être „gaye sans bruit, continua-t-il; „elle écoute tous les hommes sans „préférence & sans familiarité; aucun n'est content, & nul ne peut „se plaindre: c'est toujours à son „avantage qu'elle est comparée à des „femmes qui sont à-peu-près dans „les mêmes circonstances qu'elle, „& plusieurs étoient l'objet des histoires & des contes qui couroient dans „le public, peut-être fort injustement, & peut-être seulement pour „quelques imprudences, dont il me „sembloit que je garantissois votre „femme. „Je vous prie, mon cher ami, rap-„pelez-vous toute ma conduite: vous „avez toujours tout vu, tout su; „nous avons toujours été sous vos „yeux: jamais madame de St. Marcin „ne s'est éloignée de vous; jamais „vous n'avez apperçu le moindre „mystère; vous avez toujours présidé à tout; été témoin de tout; „& cependant je crois avoir arrêté „le manège & les poursuites de ces „hommes dangereux, qui spéculent „les femmes; de ces petits êtres inutiles & parfumés, dont toute la „vocation dans la société est de „chercher à s'afficher pour faire parler d'eux & de leurs conquêtes; de „ces aimables roués qui se croyent „des séducteurs, & qui prétendent „faire la réputation ou de la vertu, „ou de l'esprit des femmes; vils insectes, qui savent quelquefois étourdir, & qui en profitent avec lâcheté. „Plus d'une fois j'ai réprimé leurs „propos licencieux: vous êtes peut-„être le seul dans la ville qui ignoriez que je me suis battu à cette „occasion. Je conduisois madame de „St. Marcin au bal; Mr. de G**, „si connu pour ses épigrammes galantes, se permit un de ces propos „qui tombent grossiérement sur les „femmes, & que les libertins répétent si gaiement entr'eux. Comme „il avoit affecté de le dire assez haut, „je l'entendis; je lui dis, en le regardant fixement, que dans un moment je le prierois de me répéter „sa jolie saillie: je sortis bientôt „pour le chercher, & pendant deux „ou trois mois il fut un peu plus „circonspect, & on entendit moins „courir de ses bons mots. „Mon cher ami, souvenez-vous que „ce ne sont jamais les conquêtes d'une „femme qui lui nuisent; c'est la manière dont elle se conduit avec elles, „même avec celles dont elle ne se soucie pas: ce sont les préférences mal „placées; c'est un amour propre mal „dirigé; ce sont des imprudences, „dont l'innocence est souvent la cause, „& une femme, qui passe de la retraite dans le monde, se trouve „enlacée dans des piéges avant que „de s'être doutée du danger. Je vous „le répète; c'est ce que je craignois „pour ma cousine: son esprit gai & „vif n'avoit point encore pris son „essor; son amour propre n'avoit „jamais joui de rien; son cœur tout „neuf pouvoit se laisser éblouir par „un faux brillant; & alors, qui sait „jusqu'où l'erreur peut conduire une „femme, qui d'ailleurs étoit faite „pour être honnête & vertueuse. „Voilà, mon cher ami, l'histoire „exacte de ce qui s'est passé, & avec „vous & avec elle: rappelez dans „votre esprit si jamais il y a eu la „plus petite circonstance qui puisse „contredire ce que j'avance: voyez „si, avec quelque raison, vous pouvez „laisser élever le plus petit nuage dans „votre esprit. Je vous montre le fond „de mon cœur; &, en vérité, je „ne sais lequel, de vous ou de ma „cousine, y tient la première plaoe. „Examinez, ensuite, si vous voulez „que je change quelque chose à la „manière de me conduire. Je crois „que dans ce moment, un changement seroit dangereux; on pourroit „empoisonner les apparences: j'aurois „l'air congédié, ou léger; vous seriez „peut-être accusé de jalousie; on „en chercheroit les raisons, & nous „fournirions une anecdote à la médisance & à la calomnie: les conjectures seroient désagréables pour „tous trois. Je vous exhorte de réfléchir au parti que vous prendrez: „vous êtes monté sur un train de „plaisirs & de dissipations difficile à „changer; il est dangereux, peut-être même impossible, d'en retirer „une femme à laqu-elle vous en avez „fait prendre le goût, & qui jouit „de tous les avantages que peuvent „donner les agrémens de la figure & „de l'esprit. Vous ne feriez une „reforme qu'aux dépens de votre bonheur. Je vous propose donc, au contraire, que nous nous entendions, „vous & moi, pour diriger Mme. de „St. Marcin, pour la conduire, & „pour la soutenir dans une carrière „brillante dont elle est encore éblouie. „Laissez moi suivre le plan que j'ai „commencé; je suivrai vos avis; je „me conduirai sur vos directions, „& je serai toujours l'homme attaché, le sigisbée, si vous voulez: „vous serez toujours l'homme aimé. „Convenez, mon cher ami, que „vous avez toujours été tranquille „là-dessus; vous avez jouï du plaisir „de ne devoir les sentimens que l'on „avoir pour vous qu'à votre confiance. qu'à votre délicatesse. J'ai „vu chez votre femme des traits de „préférence & de tendresse pour vous „qui auroient désespéré un homme „véritablement amoureux, & moi „cœur s'en réjouissoit. „Je crois que, pour gouverner une „femme, il vaut mieux être son ami „que son mari, & je suis bien assuré „que vous n'avez pas à vous plaindre „de moi. Je le répéte, votre mariage „est mon ouvrage; je vous suis tendrement attaché à tous les deux, „& je serois au désespoir que cette „association fût malheureuse: laissez-moi vous faire encore quelques remontrances sur la dépense que vous „faites. Je sais que vous attendez „une fortune immense de votre oncle: je crois qu'elle vous est assurée; cependant, sur quoi peut-on „compter, quand on dépend de la „volonté des hommes: vous laissez „échapper, vous dissipez une for-„tune certaine: si vos espérances alloient être trompées, voyez quel „sort seroit le votre: vous aurez „pris l'habitude des plaisirs, du bien „être, de la volupté, & vous pouvez en être totalement privé: aurez-vous assez de courage? votre „femme aura-t-elle assez de force „pour soutenir une aussi grande chûte? Croyez-moi, mon cher ami, „reformez votre train, votre dépense, pendant que cela dépend de „vous; n'attendez pas d'y être forcé: „je vous aiderai, & tout de même „vous mènerez une vie douce & „agréable„. Mr. de Verseuil se tut; je ne pouvois point observer l'air & la contenance de mon mari; je jugeai, cependant, au silence qui succéda, qu'il étoit embarrassé. J'avoue, dit-il enfin, que, depuis le moment de mon mariage, je n'ai pas encore remarqué chez ma femme le moindre refroidissement à mon égard. Je sais que je ne lui avois pas inspiré une passion bien vive; mais j'ai toujours eu toutes les raisons de croire que son cœur étoit à moi autant qu'il pouvoit l'être; & je dois reconnoître que le monde & les plaisirs ne l'ont jamais détachée de son mari. Avouez aussi, monsieur mon très-cher cousin; que votre systême est un peu extraordinaire: si vous m'aviez consulté, je ne crois pas que j'y eusse donné mon consentement; &, sûrement, votre manière de sauver les femmes ne sera pas admise par beaucoup de maris. Je ne saurois couler si doucement sur vos assiduités, sur vos empressemens en public; & je n'aimerois pas entendre dire qu'il y a un homme reconnu pour être l'amoureux de ma femme. Vous avez arrangé les choses de façon que, dans ce moment, il est bien difficile de dire ce que je voudrois. Je conviens qui est peut être dangereux de vous éloigner de ma femme: elle est accoutumée à votre amitié, & il ne faut pas qu'elle vous remplace. Je ne connois pas assez les femmes pour juger du meilleur parti à prendre: je m'attache à l'intérêt & à l'amitié que vous nous avez témoigné jusques à présent: j'ai toujours vu dans vos sentimens la vérité & la sincérité qui donne de la confiance, & je m'y livre entiérement. J'aime ma femme; je crois à sa vertu, & j'en ai assez pour être persuadé de celle de mon ami. Vous connoissez le monde, & je m'abandonne à votre prévoyance: souvenez-vous seulement qu'un mari qui aime sa femme, & qui n'aime qu'elle, une sensibilité bien vive sur tout ce qui la regarde. Je pense qu'il convient surtout que notre conversation lui soit entiérement inconnue; qu'il n'y ait rien de changé dans notre conduite, & que votre cousine voye toujours que vous êtes notre ami à tous deux. Pour ma dépense, il est vrai que je compte absolument sur l'héritage de mon oncle; je dois soutenir l'état que j'ai pris, & je veux que ma femme continue celui qu'elle a commencé: si j'allois en diminuer quelque chose, c'est bien alors peut-être qu'il faudroit des consolations. Cachons lui ce qui vient de se passer entre nous; qu'elle ne puisse pas s'en appercevoir; les confidences des maris sur leurs femmes ont rarement un bon effet. Ils se levèrent dans ce moment; je m'enfuis sans être apperçue: ce que je pus entendre encore étoit des protestations d'amitié qu'ils se faisoient réciproquement. Je fus m'enfermer dans ma chambre, bien occupée de tout ce que je venois d'entendre. J'aurois bien de la peine à vous rendre toutes les idées qui s'élevèrent dans mon esprit: d'abord, j'eus un peu de colère contre Verseuil; je fus aussi mécontente de mon mari: convenant, cependant, que j'avois été assez heureuse jusques à ce moment, je pardonnois à tous deux, & je me sentois attendrie. Je ne pouvois pas me plaindre du systême désintéressé que mon cousin avoit suivi avec tant de constance, & qui m'avoit trompée quelquefois: mon mari m'avoit rendu justice; mais j'étois choquée de la défiance que l'on avoit eue sur mon compte. Ces hommes, disois-je, ont donc plus compté sur leur vertu que sur la mienne: j'étois humiliée d'avoir été trompée, & je trouvois que mon cousin avoit eu une fausseté bien soutenue. Je m'applaudissois, cependant, de n'avoir pas cherché à m'en assurer davantage: que serois-je dévenue entre les mains de ces deux hommes méchans, si disposés à s'entendre contre une femme qui pouvoit avoir trop de confiance. J'avoue que dans le premier moment je ne fus pas sans quelques désirs de vengeance, & j'avois quelqu'envie de faire sentir qu'il y a aussi du danger de se jouer de notre amour propre: mais ce n'étoient pas les dispositions de mon ame; je ne me sentois pas la force d'être coupable; &, réfléchissant mieux sur mon sort, je me trouvai trop heureuse: ma vie avoit été sans inquiétude, & mon cœur étoit sans reproche. Verseuil étoit un de ces hommes distingués dans le monde par ses qualités aimables, par son mérite, par sa figure: son amitié & ses rélations étoient infiniment agréables; il est peu de femmes qui n'eussent été flattées de son attachement & de ses préférences, & j'avois fait quelques jalouses. Mr. de St. Marcin rendoit ma vie fort heu reuse: il aimoit le plaisir & la gaieté tout lui étoit facile sur ces deux objets; je n'avois donc rien à changer, & je conclus que je devois encore me confier aux deux hommes qui faisoient autant pour moi. La difficulté étoit de paroître ignorer parfaitement ce qui venoit de se passer entre mon mari & Mr. de Verseuil: il étoit bien difficile qu'avec le dernier j'eusse l'air aussi naturel & aussi à mon aise qu'auparavant; il étoit impossible qu'il ne se glissât pas un peu de refroidissement entre nous; je craignois surtout une explication, qui auroit été pénible & désagréable, & c'est ce que je cherchai à éviter. Cependant, ce que j'avois prévu arriva; il n'y eut plus entre mon cousin & moi cette liberté, cette franchise qui faisoient naître la gaieté dans nos conversations. Nous n'eûmes plus le même plaisir à nous trouver ensemble, il n'y avoit plus la même confiance: son empressement avoit quelque chose de gêné; il tomboit dans les fades lieux communs de la galanterie. Insensiblement nous nous éloignâmes l'un de l'autre, & je laissai aller mon gardien sans trop de regrets. Je l'avoue; je ne sais pas si je n'eus pas la vanité de faire voir que je ne devois ma conduite qu'à moi seule; je conviendrai cependant ici, avec vous, mademoiselle, qu'il a peut-être fallu tout ce qui s'est passé pour assurer ma marche dans le monde. Une femme a bien à faire, à résister à la séduction, lorsque, sortant de l'ennui & de la gêne, & n'ayant entendu que des leçons & des mortifications, ses oreilles, tout d'un coup, ne sont plus frappées que par des choses flatteuses & agréables; qu'elle voit partout l'envie de lui plaire; que tout devient facile à ses volontés, & que le poison lui est présenté avec toutes les grâces. Elle y est invitée par l'exemple, par les insinuations des femmes qui vivent & qui ont vécu: on lui fait souvent une gloire de succomber. J'aurois sans doute toujours résisté au danger, mais aujourd'hui je comprends tout ce qu'il peut être. Les années qui suivirent furent sans événemens; ma route étoit tracée, & je ne m'en écartai pas. Il me semble même que la vanité, de faire voir à mon cousin que je n'avois besoin de personne pour me garder, n'y entra pour rien; & je suivis le même train de plaisir & de dissipations dans lequel nous avions vécu. Nous rendions des devoirs à cet oncle, qui vivoit toujours, & dont nous attendions la fortune. Je n'avois point d'enfans, & il me témoignoit souvent son chagrin là-dessus. Enfin, il est mort, & nos espéranées ont été cruellement trompées: il a donné son bien à des parens plus éloignés que nous, & nous avons été entiérement frustrés de sa succession. Ce malheur a rendu notre situation bien affreuse. Des créanciers, qui attendoient cet héritage, ont saisi nos biens, & nous nous sommes trouvés tout d'un coup sans aucune fortune. Par une suite d'arrangemens & de négociations, nos parens se sont chargés de toutes nos dettes, à condition que nous irions en Suisse, vivre dans quelque campagne retirée, que l'on loueroit ou achetteroit, & que Mr. de St. Marcin feroit valoir pour se procurer de quoi vivre. On y joignit le supplément d'une très-petite pension. Mr. de Verseuil, que des circonstances particulières avoient éloigné de nous, & que des affaires & des emplois avoient occupés ailleurs, accourut au bruit de notre désastre. Nous avons retrouvé en lui un parent & un ami essentiel, qui est venu nous consoler & nous secourir dans nos malheurs; il s'est employé avec chaleur à l'arrangement de nos affaires: il s'est d'abord opposé à l'espèce d'exil auquel nous étions condamnés par nos parens, & par ceux qui ont arrêté les poursuites qui se faisoient contre nous; mais comme ils en faisoient une condition, sans laqu-elle il n'y avoit point de ressources pour nous, Mr. de Verseuil a travaillé à le rendre le moins désagréable possible; c'est lui, qui par le moyen d'un ami qu'il a à Yverdon, a fait choisir la campagne que nous habitons. Elle est dans une situation agréable; nous devons y passer, d'abord, tout le tems qu'il sera nécessaire pour appaiser & satisfaire les créanciers, & peut-être toute notre vie. En bon parent, Mr. de Verseuil a voulu nous accompagner & nous aider dans notre établissement. Dans quelques jours il doit nous quitter & nous serons seuls. Jusques à présent, la solitude a été ce qui me convenoit dans nos malheurs & dans le changement de notre vie: ce n'est pas l'éloignement du monde, du bruit & des plaisirs qui m'afflige. Je regrette des amis qui me témoignoient de l'intérêt; mais il est tant de fausse pitié, & il est si dur de voir le plaisir des ennemis lorsqu'on est dans le malheur, que j'ai été charmée de m'éloigner d'un pays où je ne pouvois plus avoir que des regrets. Le changement de lieu, la nouveauté de l'établissement ont fait un peu diversion; Mr. de St. Marcin a plus de philosophie que je ne m'y attendois, & il me donne du courage. Nous avons eu le bonheur de trouver des voisins aimables, pleins d'humanité & de sociabilité, & si vous acceptez notre reconnoissance & notre amitié, ce sera notre première consolation. C'est ainsi, ma chère amie, que madame de St. Marcin finit son histoire. Je lui dis tout ce que me dicta l'intérêt qu'elle m'avoit inspiré; nous devinmes meilleures amies, au moins nous nous promîmes de l'être beaucoup; je devois cela à sa confiance, & réellement je me sentois pour elle une amitiésincère. En retournant à la maison, monsieur de St. Marcin & Monsieur de Verseuil nous rejoignirent; celui-ci remarqua bientôt que nous étions affectées d'un sentiment triste; il l'attribua à quelque coufidence de madame de St. Marcin sur sa situation; il dit quelque chose sur ma sensibilité, & sur ce qu'il auguroit d'une amie comme moi; il souhaita que je dévins celle de madame de St. Marcin. Je répondis, qu'avec un ami comme lui, on devoit être difficile sur les autres; il me regarda & eut l'air embarassé. Dans ce moment nous arrivâmes à la maison, & dès que j'ai été seule, j'ai pensé à vous, ma chère amie, & je me suis réjouïe de vous conter l'histoire que je venois d'entendre; dites m'en votre avis, je vous en prie: croyez vous cet homme de bonne foi? Comment trouvez-vous l'idée d'être amoureux d'une femme pour la sauver? c'est une générosité d'homme, dont, sans doute, il ne faut pas se défier: je n'ajouterai pas ici mes réflexions, ma lettre est assez longue: vous ne direz pas aujourd'hui que je ne parle que de moi, & vous la lirez avec moins d'ennui. Adieu, ma chère amie, j'attends toujours de vos nouvelles. LETTRE VII. De la même. VOus voulez donc vous raccommoder avec moi, ma chère amie, & je vois, à votre lettre douce & caressante que vous croyez m'avoir un peu choquée par de certaines injures que vous m'avez dites. Dans votre dernière lettre, vous me faites même l'honneur de m'accorder le titre de raisonnable, ou au moins vous voulez bien croire que je le déviendrai une fois: seroit-ce donc si difficile! faut-il de si grands efforts pour y parvenir Etre raisonnable, n'est ce pas penser & se conduire d'après la nature des choses & d'après son caractère? Or, mon caractère, à moi, est d'être indépendante, & d'avoir dans le cœur une certaine fierté qui repousse toute espèce de sujettion: ce n'est pas de mes devoirs dont je veux me souftraire; je les aime, je les remplirai avec zèle, & mon cœur tout entier sera à mes parens, à mes amis, à ceux que je pourrai secourir: c'est là tout mon projet. Ne m'est-il pas permis de le suivre, & de prendre la résolution de me défendre & de me roidir contre tout ce qui voudroit s'y opposer? Vous ne me débiterez plus, s'il vous plait, vos bonnes raisons d'établissement, de mariage, d'inclination; les expressions seules me révoltent, & mon ame se soulève contre elles: je ne veux ni commencement ni fin; je suis heureuse & je veux continuer de l'être; la raison vient appuyer mon sentiment là-dessus. Quand je réfléchis, je vois que dans le monde tout est arrangé contre les êtres sensibles; ils n'y trouvent que pièges, qu'erreur, que condamnation: il faut tant d'habileté, tant d'art pour se conduire dans la plus petite inclination: c'est précisément lors qu'on voudroit se laisser aller & suivre le penchant de son cœur, qu'il faut se garder de tout, se défendre de tout, & la confiance & l'ignorance coûtent la vie. C'est à cette tyrannie que je veux résister; je veux repousser le joug au devant duquel volent les ames timides & tendres, & auquel se soumettent les cœurs foibles;je n'y ai trouvé encore aucun attrait, & toujours je saurai m'en défier. Tous les jours on est trompé dans son opinion; on se laisse éblouïr par des réputations: quand on rapproche le bruit de la réalité il y a tant à rabattre! Déjà je l'ai éprouvé souvent: j'ai vu, parmi les voyageurs qui ont visité nos contrées, de ces hommes merveilleux, qui avoient été devancés par leur réputation d'hommes aimables & galans, dont les succès avoient fait du bruit, & qui animoient notre curiosité; ils cherchoient à plaire dans la société; leur amour propre étoit bien déguisé: ils étoient charmans; eh bien, je les ai vu passer sans regrets; la curiosité a été satisfaite, & mon insensibilité est restée toujours la même. J'ai entendu dire à un homme de beaucoup d'esprit, que les hommes célèbres dont on parle, ne sont pas comme les clochers, qui grandissent à mesure qu'on en approche. J'ai été si frappée de cette idée, que, pour ne pas me tromper, je vois tous les êtres aussi petits qu'il est possible, & je m'exerce sur tous ceux qui sont autour de moi. C'est, sans doute, ce que je vous ai dit de mon systême, qui vous a donné des soupçons sur mes dispositions à la coquetterie, car il m'est impossible de ne pas y revenir: mais, dites-moi, je vous en conjure, qu'est ce que la coquetterie? je n'en ai pas une idée bien claire. Si c'est avoir envie de plaire à tout le monde; si c'est faire valoir, pour y réussir, les foibles avantages que nous tenons de la nature; si c'est chercher à contenter son amour propre sans trop flatter celui des autres; enfin, si c'est plaire & n'aimer rien, est ce donc un si grand vice? Je crois que l'on en a fait un péché, comme les dévots en ont fait un de la philosophie: toutes les deux ont leurs abus, & c'est ce que je saurai éviter. Je ne mettrai dans ma vie que de la gaieté & de la légéreté; j'en bannirai ce tendre intérêt qui l'empoisonne toujours, cette sujettion de sentiment qui trompe si souvent: il se glisse quelquefois dans mon ame, de la curiosité & de l'inquiétude sur l'avenir; c'est un poison que vous paroissez ne pas connoître; comment faites-vous? c'est un ennemi contre lequel j'ai à me fortifier; je me décide, & il me reste encore une incertitude qui est cruelle. En vérité, on est trop peu maîtresse de son sort: oh! je le serai au moins de n'être rien. Je n'at-tendrai pas les circonstances pour en ordonner, & je ne crains pas que mon cœur me trahisse. Je vous prie, ma chère amie, ne me condamnez pas trop; laissez moi la douceur de penser toujours tout haut avec vous: l'intérêt que vous me témoignez m'y invite; nos façons de penser sont un peu différentes; mais ne pouvons-nous pas tout de même nous aimer? Je vous dirai encore, pour augmenter votre sécurité sur moi, que tous les jours je prends plus de goût pour la vie paisible & tranquille; ces jours, pafsés au sein de ma famille, sont pour moi les plus heureux; la paix qui y règne est une jouissance délicieuse que je sens dans tous les momens; &, lorsque j'en suis distraite, ou par l'inquiétude de la variété, ou par la société qui nous appelle ou qui vient nous chercher, il est bien rare qu'il ne m'en reste des regrets: ce n'est qu'avec une peine secrette que je vois approcher le tems où il faudra quitter notre retraite & retourner à la ville. Mlle. de Mirfor, dont je reçois souvent des lettres, y est déjà établie; elle ne pense pas tout-à-fait comme moi, elle paroit s'y trouver fort bien; &, contente d'y être, elle me parle négligemment de Mr. de Flamacour. Elle le voit beaucoup, & dans ses lettres elle revient souvent à lui. Elle me conte comment une fois il lui a donné le bras: elle me détaille une autre fois comment il a fait sa partie de jeu; comment il a été du même avis qu'elle sur un livre dont on s'occupe dans ce moment; elle m'assure qu'il est fort aimable; elle veut me} le faire connoître; elle lui parle souvent de moi. Ce n'est pas tout-à-fait une confidence, mais il ne tient qu'à moi de voir l'intérêt qu'elle ne veut pas me montrer. Je ne sais, ma chère amie, si vous vous rappelez que Mr. de Flamacour est d'une très-bonne famille noble & point riche, & alors je ne vois pas trop ce que pourroit devenir cette inclination, si c'en est une. Ordinaiment, les gentils-hommes pauvres n'ont pas le cœur fort tendre; tout en prisant la noblesse & les quartiers, lorsqu'elle est le seul bien que l'on ait, on cherche volontiers de quoi la soutenir. J'en dis quelque chose à mon amie, en la félicitant de sa conquête; elle me presse de retourner à la ville, en m'assurant qu'il y a déjà beaucoup de{?K} plaisir, & que je dois m'ennuyer à la campagne, où il n'y a personne. Moi, je l'invite de venir encore à la campagne, où l'on ne s'ennuye point, quand même personne n'y donne le bras, & que l'on soit quelquefois contredit sur son avis. Je ne la crois pas fort disposée à accepter mon invitation; & je m'attends à quelque confidence, lorsque nous vous reverrons. Je n'ai rien à vous dire aujourd'hui des voisins étrangers dont je vous ai tant parlé dans ma dernière lettre. Nous nous sommes vus quelquefois: madame de St. Marcin me témoigne tous les jours plus d'amitié: son mari s'occupe beaucoup de sa campagne, & des soins qu'elle exige: il paroît s'en faire une distrae{?K}-tion. Madame de St. Marcin est plus tranquille, mais beaucoup plus triste; elle parle philosophie, en faisant voir qu'elle en a fort peu. Quelquefois aussi, il semble que son malheur lui tienne compagnie, & que ce soit un état que d'être malheureuse. Cependant, elle s'accoutume de bonne grâce aux mœurs de notre pays: le gouté, ce repas de cinq heures du soir, lui a paru d'abord fort extraordinaire; aujourd'hui, elle fait comme nous, elle s'établit autour de la table à thé, elle en prend avec plaisir, & elle commence à trouver que ce moment est assez agréable, sur tout en automne. Elle n'avoit jamais compris comment les romans anglois avoient pu en faire une circonstance intéressante; elle dit qu'il ne lui manque plus que de voir un Lovelace ou un Grandisson y jouer son rôle. Elle parle mieux des plaisirs qu'elle a quittés, & elle soupire en y pensant. Mr. de Verseuil doit partir incessamment; ce sera une grande perte, & madame de St. Marcin paroît la sentir. Peut-être devroit-il penser aussi à la garantir des dangers de la sollitude. Je devrois finir une fois, mais il faut que je vous dise encore, qu'hier, mon père me parla d'une connoissance, d'un ami qui demeure à une lieue d'ici. Il m'en dit des choses qui me donnèrent la plus grande envie d'aller le voir. C'est un homme extraordinaire, qui vit seul près des bois, un philosophe singulier, qui a eu des aventures que l'on ne sait pas. Je voulois partir tout de suite; je pressai mon père; & nous nous mîmes en chemin: mais bientôt nous réfléchîmes que ce jour là, il étoit trop tard pour entreprendre une si longue course: nous fumes obligés d'y renoncer, & nous devions aller aujourd'hui de grand matin: des affaires en ont empêché mon père, c'est demain que nous allons. Je tremble qu'il n'y ait encore des obstacles. Une grande promenade à faire près de la montagne, un homme curieux à voir; il y a là bien plus qu'il ne faut pour donner de l'impatience. Je crois que j'aurai beaucoup de choses à vous conter; mais vous en soucierez-vous? dites-le moi, sans quoi je ne vous en dis pas un mot. Aujourd'hui, j'avois besoin de vous écrire pour distraire mon impatience; il n'y avoit que mon amitié pour vous qui en fut capable, & je m'y suis livrée. Je crois bien que je ne suis pas trop contente de tout ce que je vous dis; mais c'est à votre cœur bon & indulgent que j'ai à faire, & je laisse aller ma plume. Cependant, écrivez-moi promptement pour me rassurer, ou je croirai que vous ne voulez plus de mes lettres; celle-ci est bien longue, je vais finir bien vîte; adieu, ma chère amie, aimez toujours la vôtre. LETTRE VIII. De Sophie de St. Aubin à Laure de Germosan. MA chère amie, je voulois cesser de vous écrire, parce que nous commencions à ne plus nous entendre; nous nous perdions dans des raisonnemens où je ne comprenois plus rien. Vos idées sont absolument au-dessus de la portée de mon esprit: dites moi, je vous prie, où vous les avez prises; il me semble que vous ne les aviez point lorsqne j'étois auprès de vous. Vous avez laissé exalter votre imagination; vous vous êtes livrée à votre facilité de penser & d'écrire; & moi, qui n'ai ni l'une ni l'autre, je ne vous ai dit que des pensées communes, les opinions reçues, les choses comme elles sont, le monde comme il va, ce sont là toutes mes connoissances; mon esprit ne s'en écarte point, & bientôt il s'est trouvé bien éloigné du vôtre. Nos cœurs resteront cependant toujours unis; notre amitié ne s'est pas faite à la légère, & elle durera toujours; au moins, autant que je puis le croire. Lorsque je fis votre connoissance aux bains, il y a trois ou quatre ans, j'avois déjà entendu parler de vous; on disoit que vous étiez très-avancée, pour votre âge, que vous étiez déjà très-utile à vos parens, & pour eux d'une société très-agréable: on disoit aussi quelque chose de votre esprit & sur votre réputation, j'avois assez peur de vous; si je n'avois pas été trois ans de suite aux bains; je crois que nous ne serions pas encore amies: j'en ferois bien fâchée; je vous aime avec une sincérité que rien ne peut changer. Si j'ai été quelque tems sans vous écrire, c'est que j'ai voulu attendre que vous fussiez revenue à des sujets plus simples, plus communs. Vous m'avez fait peur de mes lettres, & j'ai eu de la peine à vous écrire: votre esprit a pris tout d'un coup un essor singulier; on diroit qu'il vous est arrivé quelque chose, que vos prétentions ont été trompées, que des espérances se sont évanouïes; enfin, que vous avez des raisons d'avoir de l'humeur contre la meilleure partie du genre humain. Si je dévinois, dites le moi, je vous en conjure: j'entendrai mieux cela que toutes vos belles idées, qui me paroissent extraordinaires. Vous ne voudrez peut-être pas me l'écrire, mais au moins vous me le raconterez un jour. Je vous le répéte pour la dernière fois, ma chère amie, je ne comprends rien à ce que vous me dites sur les romans, sur les hommes, sur l'indépendance: c'est làdessus que j'ai dit les mots de fausseté, de coquetterie: c'est l'idée que vous me donniez, & par opposition, je vous ai parlé tout uniment de mariage & d'établissement. Sans la colère où vous paroissez être contr'eux, je m'en serois à peine occupée: on diroit quelquefois que vous allez faire vœu de célibat. Je ne crois pas que ce soit un grand effort, mais je ne m'en soucie pas du tout. J'ai trois vieilles tantes, filles; j'ai deux cousins, vieux garçons, accoutumés à ne penser qu'à eux: ils sont fort occupés de leur bien-être personnel; ils ne s'occupent des autres que dans la conversation: ils en ont toujours besoin pour ne pas s'ennuyer, & ils ont souvent l'air de l'être. Ils paroissent cependant assez heureux; je pourrois n'être pas fâchée d'être comme eux, mais j'aimerois mieux être autrement. Je vous assure, ma chère amie, que, quoique vous en disiez, les hommes sont pourtant quelque chose. J'avoue que je suis assez disposée à leur pardonner les défauts qu'ils ont en cette qualité: si vous voulez bien y penser, vous verrez qu'ils ont quelques mérites. Je ne crois pas non plus le mariage si dangereux: ce joug, cette dépendance, cette sujettion dont vous ètes si effrayée, ne me paroissent pas si terribles; je crois que nous ne sommes pas sans moyens d'être aussi quelquefois les maitresses. En vérité, je ne saurois voir de si grands dangers à tout cela, & je ne veux pas penser à m'en défendre, que je ne le voye de très-près. Hélas! les événemens ne sont que trop rares, & je ne vois partout qu'une tranquillité qui endort, qui rassure, & qui ne menace point. Votre esprit va chercher des chimères dans les romans: je ne crois pas que vous ayez la satisfaction d'en trouver dans le monde; c'est là que vous employerez la raison que je vous connois; & que vous savez beaucoup mieux mettre dans votre conduite que dans vos lettres. Je me suis empressée de le reconnoître & de vous le dire, parce que j'aurois été fâchée que vous eussiez douté de mon opinion là-dessus, à cause de mes réponses, qui étoient peut-être un peu trop vives. Ce n'est pas vous qui devez être jalouse de ma raison, c'est moi qui dois l'être de votre esprit; je souhaite de pouvoir l'être toujours: mais s'il alloit vous tromper! Si ce beau projet de mépris, d'indifférence, d'indépendance n'étoit qu'une sensibilité bien déguisée qu'une disposition à la tendresse, qui meurt d'envie de se développer, vous seriez fâchée de m'avoir fait tomber dans l'erreur: c'est cette crainte qui me confirme dans ma façon de penser simple & commune. Non, ma chère amie, vous ne m'en dégouterez pas; je vous l'ai dit, & je vous le repète, je me marierai aussi vîte que je pourrai; je ne m'embar rasserai ni de tyrannie, ni de tyran, ni de passion: un homme convenable à ma situation pourra être mon mari, & j'ai assez de vertu pour croire que je serai heureuse avec lui. Je vous exhorte encore de penser comme moi, & n'en parlons plus: laissons aller les choses & les événemens comme ils voudront. Je me rappele dans ce moment, que, lorsque j'étois auprès de vous, j'avois remarqué plusieurs fois que vous aviez une manière de vous conduire, avec les hommes qui venoient nous voir, qui annonçoit tout ce que vous avez dans l'esprit: vous étiez aimable avec une certaine hauteur & une fierté qui m'ont frappées souvent; vous faisiez un ridicule de la plus légère prétention, & l'amour propre ne se montroit jamais qu'il ne fut horriblement humilié, vous le déviniez même, & vous n'attendiez pas de le voir. Ce pauvre Monsieur de Marville: par exemple, comme vous le maltraitiez! comme vous lui faisiez un vice de son élégance! comme vous me forciez de rire de l'envie qu'il avoit de vous plaire par son esprit & par tout ce qu'il pouvoit imaginer! S'il se corrige jamais de ce qu'il a de faux dans l'esprit, c'est à vous qu'il en aura l'obligation; &, en vérité, je l'en crois très-capable, car je me suis bien apperçue qu'il vous aimoit véritablement. Dites, je vous prie, quelque chose de ma part à tous ceux qui se resouviendront de moi; mais je crois qu'il n'y a plus que vous qui pensiez encore à ma belle raison: vous m'en parlez si souvent, que je suis prête à croire que c'est un vice; je ne changerai pas, cependant: elle & mon amitié pour vous sont attachées l'une à l'autre. Je n'avois pas pris garde qu'à la fin de votre dernière lettre, vous me menaciez de ne plus m'écrire si je ne vous en pressois bien promptement: comme vous preniez pour prétexte le soupçon de l'ennui que je pouvois avoir de vos lettres, je l'avois regardé comme une si grande impossibilité, que je n'y avois fait aucune attention. Affligée de ne rien recevoir de vous, j'ai relu votre dernière lettre, j'ai cru y trouver le motif de votre silence: je me hâte de le détruire; oui, ma chère amie, c'est un crime que ce soupçon d'ennui; mon cœur en demande une prompte vengeance. Vos lettres, je l'avoue, m'ont quelquefois donné du dépit, de la colère même, & surtout de la peine à vous répondre; mais, toujours, j'ai eu l'intérêt le plus vif à savoir ce que vous pensiez, ce que vous faisiez: ne me faites donc plus attendre; reprenez vîte la suite de vos détails, je les veux absolument: cette visite à cet ami de votre père, j'en ai une vraie curiosité. J'ai toujours vu que les amis de vos parens étoient les vôtres, & qu'au travers de votre petite méchanceté, vous saviez leur plaire & vous en faire aimer, beaucoup mieux que de ceux qui ne sont que de votre société. J'attends donc une bien longue lettre; ce sera je pense la rélation d'un voyage, une promenade à pied de quelques heures: il n'en faut pas davantage à vous qui voyez tout, qui sentez tout; & comment ne verriez vous pas toute mon amitié? adieu, ma chère amie. LETTRE IX. De Laure à Sophie. VOus avez bien fait, ma chère amie, de me répondre enfin. J'ai trouvé votre silence très long; j'en prenois de l'inquiétude & de l'humeur: douze jours sans rien recevoir! j'allois me défier de votre amitié, &, pour ne plus vous parler de moi, je ne voulois plus vous parler de personne. J'avois cependant la plus grande envie de vous raconter la promenade dont je vous ai dit un mot dans ma dernière lettre, mais je voulois être encouragée: vous me témoignez de la curiosité, c'est précisément ce qu'il me faut; je vous en remercie. Je ne veux plus vous entretenir de mes folies; je vois que je ne réussis point à les justifier à vos yeux, & que vous me condamnez toujours; vous prenez de moi précisément l'idée que je voudrois que vous n'eussiez pas; je ne veux pas répondre à vos accusations à vos soupçons; j'en suis piquée; & pour vous en punir, je ne dirai rien de plus. Aujourd'hui j'ai une vraie histoire à vous raconter, & la plus grande envie de vous faire connoître mon solitaire; c'est une découverte que j'ai faite, & dont je suis enchantée jusqu'à l'enthousiasme; je voudrois vous le communiquer. Je me suis plainte à mon père de ce qu'il m'avoit fait faire si tard cette connoissance: il alloit seul voir cet homme, & jamais il ne nous en parloit d'une mrnière qui piquât notre curiosité, & qui nous donnât envie d'aller jusques à lui. Lorsque mon père m'en fit la proposition, je n'y vis d'abord que le plaisir de faire avec lui une très-grande promenade à pied; il y a plus d'une lieue de chemin, & je m'y préparai comme pour un voyage. Nous partîmes à huit heures du matin, par un de ces beaux jours d'automne qui ne font craindre aux voyageurs ni le chaud ni le froid. Nous passâmes par le village de Belmont, qui est à une demi-lieue d'ici: nous nous reposâmes dans quelques maisons de paysans, avec lesquels mon père avoit des affaires; la cordialité, l'honnêteté naturelle avec lesqu-elles on est reçu par ces bonnes gens, touchent & intéressent; ce n'est pas la politesse des gens du monde, dont on veut toujours être flatté, c'est l'expression du cœur, qui attache. Au-delà du village, on traverse une grande prairie, qui s'étend jusqu'au pied de la montagne, & qui est terminée par un bois de hêtre: ce n'est qu'après avoir traversé ce bois que l'on trouve une seconde prairie, au milieu de laqu-elle on apperçoit une maison cachée dans les arbres. Cet aspect, vraiment sauvage & champêtre, met déjà l'ame dans une disposition de sensibilité & d'émotion; cette grande prairie environnée de bois, cette demeure, qui paroit séparée de toutes les autres, donne une idée de solitude sérieuse & triste. Nous traversâmes cette prairie en silence; nous arrivâmes à la porte d'une palissade, qui s'ouvrit sans peine: une haye entouroit la maison, & paroissoit enfermer un jardin & un verger: nous passâmes par une cour où il n'y avoit que du gazon, & où l'on n'entendoit de bruit que celui d'une fontaine qui étoit placée à un des côtés: nous ouvrîmes la porte de la maison; nous traversâmes un petit vestibule, & nous entrâmes dans un assez grand sallon, sans chercher à nous faire annoncer. La boiserîe qui couvroit les murs n'avoit d'autre couleur que celle du bois; les meubles étoient simples & antiques, & ils étoient arrangés dans le plus grand ordre. Jusques là il avoit régné un silence qui m'en imposoit: nous passâmes dans une autre chambre avec aussi peu de cérémonie; un homme, qui étoit dans un fauteuil auprès de la cheminée, où il y avoit un assez grand feu, vint au devant de nous: il donna à mon père des témoignages d'amitié & de plaisir de le voir. Cet homme étoit assez grand; il portoit une belle phisionomie; elle annonçoit la franchise & la candeur. Des cheveux blancs sortoient de dessous une espèce de bonnet en turban: il avoit un habit long, d'une étoffe souple & moëlleuse, qui me parut être de soye, & qui étoit de couleur grise; une sorte de pantalon de la même étoffe lui descendoit jusqu'au bas de la jambe, & atteignoit des peites bottes lacées avec un ruban: les meubles de cette chambre, où il y avoit un lit; étoient plus recherchés que ceux de la précédente: ils étoient simples, mais bons & commodes; tout annonçoit dans le maître & dans l'appartement une simplicité volupteuse. Vous comprenez, ma chère amie, comme ma curiosité campagnarde avoit à faire; comme j'écoutois, comme je regardois, comme j'examinois: je voulois tout voir; tout entendre; &, en vérité, rien ne m'a échappé. J'ai si bien tout retenu, que je vais faire parler le solitaire lui-même. Imaginez-vous entendre une voix douce & sonore, & voir des manières nobles & naturelles, qui inspirent l'intérêt & la confiance. An second moment, j'aimois cet homme de tout mon cœur: j'aurois voulu être son amie & l'entendre toujours. mes, & en rendre un heureux, au moins pendant quelques tems, ajoutat-il en souriant. Mon ami, continua-t-il, avec une fille comme celle là; on a bientôt un fils, & je vous en félicite d'avance; c'est un événement auquel vous devez vous attendre: il faut des événemens dans la vie; mais, dit-il en s'interrompant, j'oublie que nous devons déjeuner: il tira un cordon, & il parut bientôt une femme habillée très-proprement à la paysanne. Louise, lui dit il, il nous est venu des étrangers, & ces étrangers sont des amis; il faut faire à déjeuner du thé, du café, & aussi du chocolat, ils choisiront: ensuite tu feras un bon dîner; tu as des pigeons, des poulets, tu diras à ton mari de t'aider. Voilà, dit mon père, un événement qui est plus agréable & plus sûr que celui dont vous parliez; au moins est-il très heureux pour moi, reprit le solitaire, & quand même je Après nous avoir dit les choses les plus honnêtes, les plus amicales sur notre visite, sur la lassitude que la longueur du chemin devoit nous avoir causée; après nous être arrangés dans de fort bons fauteuils autour du feu, il dit à mon père: eh bien, mon cher ami, vous venez me voir bien rarement; vous abandonnez votre ami le solitaire: n'importe, mon amitié pour vous est toujours la même, vous êtes de ces hommes qu'on aime quand on les voit, & qu'on n'oublie point quand ils sont absens; & que viendriez-vous faire auprès d'un pauvre reclus, séparé de l'univers? Vous avez autour de vous des objets plus intéressans; voilà sans doute Mlle. votre fille; vous m'en aviez parlé, mais vous ne m'aviez pas dit qu'elle étoit charmante: oui, dit il en me regardant avec un peu plus d'attention, voilà bien de quoi faire enrager quelques homsuis placé loin des hommes, je les aime: à ceux qui viennent me voir, je leur suppose cette humanité, cette bonté qui rendroient la societé si heureuse, & que l'on trouve si rarement. Hélas! je ne suis pas meilleur que les autres, & ce n'est que d'après le calcul de mes défauts, que je me suis fixé dans cette chaumière sauvage & déserte. Je fais le moins de mal que je peux, c'est là toute mon ambition; c'est pour cela que je vis à-peu-près seul; nous avons besoin de société, à ce qu'on dit, & nous allons toujours heurtant tout ce qui est autour de nous. Je me suis donc seulement éloigné des hommes, sans m'en féparer: je n'ai plus besoin de les repousser, & lorsque je cherche à les atteindre, je suis sûr que la peine que je me donne n'est pas pour les faire souffrir. J'ai à vous montrer un nouvel établissement que j'ai fait, & que vous ne connoissez pas: en vérité, vous m'en avez bien donné le tems; c'est à peine la seconde visite que vous me faites de cette année; vous mériteriez que je vous en fisse des reproches, si je ne savois pas mieux jouïr du plaisir que vous me faites. Pendant cette conversation, j'avois porté les yeux sur les objets qui se trouvoient dans cette chambre; il n'y avoit point de bureau, point de table à écrire, point de livres, seulement quelques tableaux d'histoire, un luth, une guitarre, un pupitre avec de la musique écrite, où il paroissoit des ratures & des corrections. Ce qui frappa particuliérement ma vue, & qui piquoit ma curiosité, ce fut un cadre suspendu à côté de la cheminée, & au-dessus de la place que le solitaire occupoit dans son fauteuil. Ce cadre, attaché avec un ruban lilas & noir, étoit sculpté; il portoit dans le haut, au lieu d'une guirlande de fleurs, des branches d'épines, qui accompagnoient la bordure; le reste des moulures étoit noir & or: au milieu, il n'y avoit rien qu'une glace & un papier blanc, où il paroissoit quelques caractères effacés. On ne savoit si le cadre attendoit un tableau, ou si on l'avoit ôté: je ne savois ce que mon imagination devoit y placer. Je ne vous ai pas encore dit le nom de notre héros: il est connu sous le nom de Mr. de Noirval; & si vous avez quelque impatience de savoir son histoire, je vous dirai, pour votre tranquilité, que vous la lui entendrez faire à lui même: au moins, je tâcherai de la rendre dans les termes dont il s'est servi; laissez-moi continuer celle de notre journée; vous verrez qu'elle a été bien remplie. La femme que nous avions déjà vue apporta le déjeuner; il étoit rangé sur un très-joli cabaret d'Angleterre, dans de la porcelaine blanche, & servi avec une propreté qui augmentoit l'appetit que nous avions pris en chemin. Mademoiselle, me dit Mr. de Noirval, j'ai rarement l'honneur d'avoir des femmes chez moi; quand elles y viennent, elles en sont les maîtresses; ainsi, vous êtes aujourd'hui chargée de faire les honneurs de la maison, & je vous prie de servir le déjeuner à Mr. votre père. Nous approchâmes tous du cabaret & nous déjeunâmes très gaiement. Mr. de Noirval témoignoit alternativement le plaisir de nous voir, & entretenoit mon père de l'agriculture & de quelques objets de la campagne; moi, je portois souvent les yeux sur le cadre sans tableau. Mr. de Noirval s'en apperçut; quelquefois, il sourioit sans doute de ma curiosité; d'autres fois il le regardoit aussi, & je crus entrevoir qu'il soupiroit. Après le déjeuner, il nous dit; quand on vient voir un solitaire, on doit s'attendre à ne s'occuper que de lui: je n'ai rien à vous dire des autres, j'ignore ce qui se passe ailleurs, il faut bien vous faire voir ce qui se passe ici, & je vois à mademoiselle une curiosité dont il faut qu'elle soussre au moins quelques heures. Je vais vous montrer mes occupations & mes amis; je voudrois empêcher l'ennui de vous faire souhaiter le dîner, & il faut bien donner le tems à la pauvre Louise de le faire. Il ouvrit en même tems une porte vitrée, & nous vîmes un grand jardin, où nous eûmes bien naturellement l'envie de nous aller promener; c'étoit un jardin potager, dont les allées étoient grandes & propres; les carrés étoient bordés de fraises, de violettes & de lavande; le buis en étoit proscrit. & quoiqu'au milieu de l'automne, il y avoit encore de très-beaux légumes: une pêle, plantée dans un des carrés à moitié labouré, annonçoit que l'ouvrage avoit été quitté depuis peu. Voilà, nous dit Mr. de Noirval, ce qui me fournit l'exercice dont j'ai befoin; je trouve avec la terre la force, l'appetit, & dequoi le satisfaire: Pierre achève ce que je ne puis finir; entre lui & moi nous cultivons notre jardin; nous le rendons aussi abondant & aussi varié que les saisons & le climat peuvent le permettre; c'est là l'occupation du corps. Nous étions dans ce moment au bout d'une allée; une haye verte, assez élevée, paroissoit nous empêcher d'aller plus loin, & nous cachoit ce qu'il y avoit derrière; cependant, en poussant un piquet qui sembloit planté dans la terre, la haye, qui n'étoit qu'attachée à une palissade mobile, s'écarta, & nous laissa entrer dans un verger très-étendu, & planté des plus beaux arbres. Les pommiers formoient des parasols immenses, les poiriers s'élevoient en piramides; les alignemens laissoient voir des allées du plus beau gazon: quoique les arbres fussent presque dépouillés de leurs feuilles, l'ensemble formoit ce coup d'œil champêtre qui annonce la paix, la tranquilité, auquel l'ame est toujours sensible. Nous restâmes un moment en silence: je le rompis pour demander ce que c'étoit que des petites routes sablées, tracées au milieu du gazon, & qui aboutissoient chacune à un arbre, sans paroître aller plus loin. Mademoiselle, me dit notre solitaire, je vous avouerai que c'est ici où sont toutes mes affections; c'est ici où je passe le tems le plus heureux de ma vie. Vous voyez là mes amis: ces beaux arbres se couvrent de si belles fleurs au printems, ils répandent un parfum si délicieux, ils se chargent de si beaux fruits en automne, que je leur ai toujours quelques obligations: en été, leur ombrage me garantit de l'ardeur du soleil; ils me font jouïr d'une fraîcheur agréable. Oui, mademoiselle, je vous le repète, ce sont mes amis; je les cultive, & ils répondent à mes soins: voyez comme ils étendent leurs branches; comme ils les entrelacent; comme ils les rassemblent pour épaissir leur ombrage, & pour faire un aspect charmant. Dès que les rigueurs & les frimats de l'hiver nous ont quittés, je passe presque ma vie avec eux. Pendant que Mr. de Noirval me disoit cela, j'avois remarqué qu'aux pieds des plus beaux arbres (& ils l'étoient presque tous), il y avoit des espèces de bancs; aux uns, c'étoit de vieilles tiges d'arbres, creusées en fauteuil; aux autres, c'étoit un tronc couché par terre, dont les branches formoient un dossier; à d'autres; c'étoit l'abre lui-même, qui faisoit un siége commode par ses branches croisées; quelques-uns avoient des bancs de gazon faits en canapé, & couverts de mousse. A côté de chaque arbre & derrière les bancs, on voyoit une espèce de coffre peint en verd: il y avoit au haut de quelques tiges des espèces de volets, qui paroissoient pouvoir se replier & s'étendre pour garantir de la pluye; mes amis, continua Mr. de Noirval, en sournissant aux agrémens de ma vie, ne sont rien pour ma société; ils me laissent seul au milieu des biens qu'ils me font. J'ai trouvé le moyen d'y supléer; je viens m'occuper avec eux de ce qu'ont fait, de ce qu'ont pensé les hommes; ces caisses, que l'on apperçoit, contiennent des livres, & chaque arbre a sa classe. Ce grand pommier, que vous voyez ici sur la droite, c'est l'arbre de l'histoire; ce poirier, sur la gauche, c'est l'abre des romans; celui qui est un peu plus loin, & qui est jeune encore, c'est celui de l'histoire naturelle; les journaux sont auprès de ces broussailles: ce cerisier & ce prunier, qui entrelacent leurs branches, & qui ont autour d'eux quelques buissons de rosiers & de lilas, gardent les contes; ce bel abricotier couvre les comédies & les théâtres. Ce grand arbre, qui est au milieu, qui est si touffu, si étendu, qui est enté de plusieurs espèces de fruits différens & variés, dont les branches se replient & forment plusieurs compartimens agréables par la variété des fleurs, plûtôt que par la qualité des fruits, c'est l'arbre de Voltaire; le coffre qui renferme ses ouvrages, est orné de sculpture, & peint du plus beau vernis; le canapé qui l'environne est de la sorme la plus élégante & la plus voluptueuse, & tout autour sont plantées les fleurs les plus odoriférantes. Dans ce coin plus éloigné, cet arbre qui a quelques branches séches, c'est celui de la morale; le sentier qui y mène est le moins battu, & c'est celui qui m'appelle le moins; chaque homme a sa morale dans le cœur; quand il est bon ou mauvais, les livres y font peu de chose. C'est donc ici que s'écoulent les plus doux momens de ma vie. Vous voyez que j'y suis à l'abri & des rayons du soleil & des injures du tems. Lorsque la culture de mon jardin m'a caufé quelque fatigue, je passe dans mon verger; suivant les dispositions où je me trouve, je vais me délasser ou avec Hume ou avec Robert; je lis ou les cruautés de Henri VIII ou les galanteries de Charles II. Je jette les yeux sur l'histoire de Charles premier, si je veux me rappeler à quel point les hommes peuvent être malheureux. Je prends Velly pour m'instruire, & d'Aubigné, pour être avec un homme qui a de la naïveté, de la franchise & de la chaleur. Dans ces momens de lecture & de réflexion, il me semble que je me rapproche des hommes, héros & auteurs: je crois qu'ils viennent se présenter à moi, & que je puis les juger; rarement ils me donnent envie de les aller chercher. J'étudie partout l'humanité, &, presque toujours, je la plains. Quand je veux en rire, je vais à l'arbre des contes; c'est l'humanité en chemise, & ce n'est pas la plus mauvaise manière d'apprendre à la connoître; vous voyez que le sentier en est assez battu. Malheureusement le trésor est petit; il n'y a que quelques volumes dans la caisse, Boccace, la Fontaine; j'y ai mis aussi Rabelais, mais il reste au fond; quand un homme avec qui je m'entretiens manque de goût & d'aménité, le sel & la morale de ses leçons sont perdus pour moi. Dorat y tient aussi sa place; malheureusement ce ne sont que des couleurs brillantes & légéres, dont le fond manque de cet intérêt qui attache. L'immortelle Jeanne d'Are me console de la rareté de ses semblables. Quand mon esprit veut s'occuper sans peine; quand il veut se retracer agréablement ce qu'il sait; quand je cherche des paroles qui accompagnent le chant des oiseaux, je vais à l'arbre de Voltaire: il me semble que j'en reviens plus aimable, que mon esprit perd avec lui cette rudesse que l'on prend aisément dans la solitude; c'est la gourmandise de l'esprit & l'assaisonnement de la raison. Quelquefois, ennuyé de n'avoir point d'idées nouvelles, & animé de curiosité sur celles des autres, je vais à l'arbre des journaux; je les parcours, je les feuillette; je n'y trouve rien. Aujourd'hui, ils m'apprennent que les hommes ont trouvé le secret miraculeux de naviger dans les airs: nous verrons si l'humanité en sera plus heureuse. Dans cet endroit retiré, dont la vue se perd dans l'étendue de la campagne, vous voyez ce touffu de charmilles, dont on n'apperçoit ni l'entrée ni la sortie, & qui cache le siége sur lequel on repose; c'est le cabinet de la métaphisique: là, est déposé un seul ouvrage qui est une bibliothèque entière de philosophie: c'est celui de l'immortel philosophe Ch. B. Ce qu'il a écrit sur la nature & sur différens sujets de l'histoire naturelle doit être le manuel de tous ceux qui pensent & qui veulent s'instruire. Son génie a levé le voile obscur qui envelopoit la métaphisique; il a fait connoître de l'ame tout ce qui pouvoit en être connu. Son livre, dont la profondeur effraye, est cependant à la portée de ceux qui ont assez d'énergie dans l'esprit pour étudier leur ame. Cette étude est attrayente par son objet; d'idées en idées on se laisse aller à des réflexions métaphisiques. Quelquefois, je me sens entraîné vers ce réduit solitaire; je prends le livre, j'analise mes pensées; mais bientôt je trouve mon ame si près de mes sens, que j'en ai honte & je fuis. Il faut avoir plus de vertus que je n'en ai pour fouiller jusqu'au fond de son ame, & pour scruter ce qui en est le mobile: il n'y a que les riches qui ayent du plaisir à examiner le détail de leurs affaires. Je médite quelquefois, mais je cherche plus à jouïr du moment présent en préparant celui qui doit le suivre, & je me contente de l'apparence du bonheur, qui est je crois tout ce que nous pouvons prétendre. Nous marchions depuis un moment dans un sentier qui bordoit une haye; nous arrivâmes à une porte à claire voye, dont Mr. de Noirval avoit la clef: il l'ouvrit en nous disant; je ne borne pas tout à fait les affections & les occupations de ma vie à mon jardin & à mon verger, je suis encore le possesseur de cette prairie. Ces petits chemins que vous voyez devant vous conduisent à trois maisons que vous pouvez appercevoir parmi ces arbres, & qui sont à deux cent pas d'ici; elles sont trop éloignées pour y aller dans ce moment, nous irons cet après midi. Allons chercher le diner qui nous attend; dans le chemin, je vous raconterai l'histoire de cet établissement, que j'ai fait cette année, & auquel je travaillois déjà les années précédentes; il referma la porte. Ce ne sont point, continua-t-il, en nous faisant reprendre la même route que nous avions faite, ce ne sont point les malheurs de la fortune qui m'ont fait choisir le parti de la retraite; ce n'est point la pauvreté qui m'a fait chercher la solitude & fuir la société. Les richesses n'empêchent point une ame sensible de succomber sous les revers; au contraire, elles augmentent la sensibilité & le poids des malheurs; il semble que les biens de la fortune donnent des droits au bonheur: on croit pouvoir l'acheter, & les riches trouvent, assez ordinairement, que les chagrins sont des injustices dont ils devroient être exempts. Ceux que j'ai éprouvés ont porté dans mon ame une tristesse qui m'a fait renoncer à toutes mes relations: je souhaitai de les rompre; j'aurois voulu être seul dans l'univers; je haïssois tous les hommes; &, ramassant toute ma fortune, je cherchai, pendant quelque tems, un endroit qui fut aussi sauvage & aussi solitaire que je le désirois. Je parcourus les montagnes & les vallées désertes, & enfin je me fixai ici, fatigué de n'avoir rien trouvé d'assez triste, d'assez éloigné de toute habitation humaine: d'ailleurs, cette métairie avoit appartenu une fois à ma famille; je trouvai les moyens d'en faire facilement l'acquisition. Ce verger, qui avoit été planté par mes ancêtres me féduisit. Je crus y trouver la solitude & la tranquilité que je cherchois. Il y a douze ans que j'habite cette demeure sans ennui & sans regrets; mon train de vie, arrangé suivant mon goût, exigeoit peu de dépense, & je n'y consommois point toutes me rentes; des spéculations & des circonstances favorables les ont encore augmentées. Depuis quelques années, j'ai cent louis de trop tous les ans, j'ai voulu les employer d'une manière qui fut satisfaisante pour moi, & qui, en me rapprochant des hommes, me mit à même de leur faire un bien vraiment essentiel. Il n'est pas difficile de trouver des malheureux dans la misère, mais il n'est pas aisé de les tirer de leur état; la société est si bien arrangée, qu'elle s'est fait un besoin de la pauvreté: l'homme paroît s'y prêter avec une complaisance singulière, & on croit avoir tout corrigé en prononçant le mot de charité. Dans les différentes classes des hommes, la plus malheureuse est celle des journaliers; de ces gens qui ne recueillent ni ne sément, qui ne son jamais propriétaires de la demeure qu'ils habitent, qui ne possédent rien qui sont toujours sans espérance & jamais sans crainte; ils vivent de leur travail du jour à la journée; ils n'ont point d'autre ressource pour en tretenir leurs femmes & leurs enfans qui sont souvent nombreux; ils se contentent de la nourriture la plus chétive, la plus mauvaise, pour porter leur gain à leur famille: mal nourris, mal logés, mal couchés. leur vie misérable dépend encore de tous les accidens, du tems, de la cherté, & des épidémies: la moindre maladie du pauvre journalier met toute la famille dans la crainte de mourir de faim; le chagrin & la disette allongent les meaux du père, & les enfans périssent souvent après lui. Ce sont des malheurs dont j'ai été le témoin; la charité trop foible & mal dirigée ne peut les empêcher. C'est à cette classe de malheureux que j'ai consacré les cent louis de mes rentes qui m'étoient inutiles. J'ai voulu les employer d'une manière qui leur fut vraiment utile; & comme les maladie sont ce qu'ils ont de plus à craindre, c'est lorsqu'ils en sont attqués que j'ai voulu venir à leur secours: c'est à ce moment d'inaction que j'ai voulu pourvoir; pour cela, il a fallu un établissement qui sortit les malheureux de leurs misérables demeures, & qui, en les mettant dans un état de bien-être, les soulageât d'abord. Dans ce dessein, j'ai acquis la prairie qui est au-delà de mon verger; j'y ai fait construire trois maisons; chacune est composée d'une cuisine & de deux chambres, dans lesqu-elles sont placés quatre lits, & ce qu'il faut d'utensiles à un ménage d'honnêtes paysans. Je me suis informé de tous les pauvres journaliers qui habitent à une lieue à la ronde; j'en ai une liste très exacte; ils sont avertis, que dès qu'ils tombent malades, ils doivent m'en informer, alors j'envoye un chariot qui amène toute la famille dans une de ces maisons, toujours prête à les recevoir. Pour leur nourriture, sont assignées deux livres de viande par jour, une livre de pain par tête, & les légumes de quelques carrés de jardin, qui doivent être cultivés par ceux de la famille qui ne sont pas malades: de plus, à chaque maison est attachée une vache, dont le produit est de même affecté à la nourriture des habitans de la maison. Les ministres, les médecins des villages voisins, sont invités à m'avertir des pauvres & des malades qui peuvent être transportés: le changement d'air, la bonté des alimens, la tranquillité de l'esprit contribuent à guérir bien vîte ces pauvres ouvriers; les femmes & les enfans, qui auroient souffert de la misère, conservent leur santé & augmntent leurs forces. J'ai le plaisir de les voir sortir de mes petites maisons plus fortes, plus robustes, mieux disposés à reprendre leurs travaux, & plus assurés de pouvoir gagner leur vie. C'est à ces maisons que conduisent les trois petits chemins que vous avez vus depuis la porte de mon verger. Tous les après-midi sont employés à visiter mes hôtes; il leur est défendu de parler de remerciemens, de reconnoissance, même de prendre garde à moi quand je vais les voir. C'est la partie de plaisir que je vous proposerai lorsque nous aurons dîné. Ma chère amie, cette narration étoit faite d'une manière si simple, si naturelle, que j'en avois quelque-fois les larmes aux yeux; j'admirois le génie charitable de cet homme excellent; j'étois étonnée qu'il ne fut pas connu comme le bien-faiteur de notre canton. Je ne me lassois point de l'écouter, de le regarder; &, le cœur gonflé, je ne pouvois proférer une parole pour exprimer mon admiration. Nous arrivâmes à la maison; nous trouvâmes le dîner arrangé dans le premier sallon; le domestique que nous servoit étoit un paysan à cheveux gris, proprement habillé. J'avois l'esprit si occupé, que je pouvois à peine manger de ce dîner, dont tous les mets étoient bien apprêté Je fus étonnée de ne point voir la compagnie ordinaire des solitaires, & je fis la remarque que nous n'avions vu encore aucun animal dans la maison où nous étions. Vous avez raison, mademoiselle, répondit Mr. de Noirval; une fois j'aimois la société des animaux: hélas! j'avois surtout un chien qui a été longtemps mon ami & le compagnon de ma solitude; il m'aimoit, & c'étoit pour moi un être sensible dont je croyois d'avoir rien à craindre. Cet été, tout d'un coup, il est dévenu triste, il se fuyoit, je le cherchois, je voulois le caresser, il voulut me mordre; il fut reconnu qu'il falloit le tuer. J'avois aussi un chat, dont la gaieté & les grâces apportoient quelquefois de la distraction à ma tristesse; il sembloit qu'il cherchoit à me plaire, & sa souplesse caressante avoit captivé mon affection: malheureusement, le mouvement de mes paupières réveilloit son instinct; je reçus plusieurs coups de griffes dans les yeux; je ne pus jamais le corriger de ce défaut & je vis qu'il ne faut point avoir d'ami ou qui ait des griffes, ou qui soit sujet à la rage. D'ailleurs, je ne puis faire sentir l'esclavage à rien de ce qui est autour de moi; les bêtes ne vivent peut-être avec les hommes, que parce que leur nature est déprivée, & je ne veux forcer aucun être à s'associer avec moi: si je savois que Pierre ou Louïse fussent plus heureux ailleurs, je ne les garderois pas un instant. Le dîner, qui avoit commencé avec assez de gaïeté, prit une tournure triste & silencieuse; cependunt, l'intérêt & la curiosité m'occupoient tour-à-tour. Je témoignai enfin à Mr. de Noirval combien j'étois étonnée de tout ce que j'entendois, de tout ce que je voyois. Je ne pus lui cacher l'envie que j'avois de le connoître davantage, & surtout de savoir les circonstances qui l'avoient placé dans une position aussi singulière & aussi extraordinaire. Je vois bien, mademoiselle, m'a-t il répondu, que c'est moi qui vous parois extraordinaire: à votre âge on croit bien vîte aux romans, & vous avez la curiosité de savoir le mien. Pourquoi ne vous le dirois-je pas? Je ne veux pas que vous croyez que j'aye quelque chose à cacher; autant vaut-il écouter l'histoire commune de ses amis, que de lire des fictions romanesques qui vous intéressent inutilement. Eh bien oui, mademoiselle, je vous raconterai mon histoire; je ne veux point que vous me quittiez avec une curiosité mal satisfaite; mais avant cela, allons visiter les hôtes de nos petites maisons; c'est un devoir auquel je ne veux pas manquer, & je souhaite de savoir si mon ami approuve mes idées & mon arrangement. Nous nous mîmes en chemin; nous traversâmes encore le verger; je courus à tous les arbres; je m'assis sur tous les bancs; j'ouvris les coffres; je feuilletai les livres, & ce ne fut qu'avec beaucoup de peine que je les abandonnai pour rejoindre mon père & Mr. de Noirval. Nous arrivâmes auprès d'une des petites maisons; nous trouvâmes à la porte un des malades qui étoit assis dans un fauteuil, il étoit convalescent. Mr. de Noirval s'informa de son état, de son régime. Nous entrâmes dans la maison; il y avoit deux enfans de quatre ou cinq ans qui jouoient au milieu d'une chambre, & la mère étoit occupée des soins du ménage. Nous n'entendîmes ni complimens, ni remerciemens, ni louanges; à peine avoit on l'air de faire attention à nous: mais lorsque nous sortîmes, on prononçoit à demi voix des vœux, des prières, des bénédictions. Nous passâmes à la seconde maison; ici, un mari & une femme étoient alités; ils avoient auprès d'eux une fille de quinze ans & un jeune homme de dix, tous les deux occupés à soigner leurs parens, malades de l'épidémie qui a couru cette année. Dans la troisième maison, nous vîmes une femme & cinq enfans fondans en larmes autour d'un lit où étoit un homme âgé, & qui avoit l'air mourant; la femme & les enfans vinrent se jeter aux pieds de Mr. de Noirval, en criant, dans leur désespoir, que leur père alloit mourir; Mr. de Noirval les releva, les consola; il s'approcha du malade qui, dans ce moment, avoit un redoublement effrayant pour la pauvre famille, & qui, cependant, n'étoit pas dangereux; il envoya un des enfans au prochain village chercher le médecin, & nous les quittâmes qu'après les avoir rassurés & consolés. En sortant, j'aurois voulu me jeter aussi aux pieds de Mr. de Noirval, & l'adorer comme un ange bien-faiteur: il me fut impossible de ne pas témoigner le sentiment qu'il m'inspiroit. Dans l'enthousiasme de ma juste admiration, je lui pris les mains, je lui dis: vous êtes un Dieu tutélaire de l'humanité, nous devrions être à vos genoux: il sourit de mon transport; hélas! mademoiselle, je fais un bien qui ne me coûte guère & sans lequel ma solitude seroit devenue une horrible végétation; ensuite, se tournant vers mon père, je crois qu'il lui dit quelque chose sur ma sensibilité, mais je ne l'entendis pas, j'avois l'ame trop émue. Dans le chemin, Mr. de Noirval fit à mon père le détail de ce que cet établissement lui coûtoit; il lui fit voir que la dépense n'alloit pas aux cent louis qu'il avoit de trop. Dites-moi, mon cher ami, continua-t-il, si à la ville cette somme me feroit autant le plaisir, si elle flatteroit autant ma sanité? Il expliqua pourquoi il avoit fait trois maisons plutôt qu'une seule: ce n'est pas dans la classe des pauvres qu'il faut attendre beaucoup de vertus sociales; entre trois familles réunies y auroit bientôt eu des jalousies, les rivalités, des empiétemens; il faudroit un magistrat, & il ne vouloit point de magistrat. En repassant par le verger je lui dis: nous ne pouvons pas faire une lecture sous ces arbres, mais nous pourrions y entendre une histoire plus intéressante que tous les livres du monde, & je voudrois que ce fut sous l'arbre de Voltaire, il en seroit flatté; je vous prie, monsieur, continuai-je avec transport, de nous apprendre les circonstances qui ont amené près de nous un si rare bien-faiteur de l'humanité. Vous pourriez être trompée dans votre attente, mademoiselle, dit Mr. de Noirval, & l'arbre pourroit être profané: d'ailleurs, c'est le temps où il faut quitter les vergers, & vous vous reposerez mieux dans la maison; je refuse d'autant moins ce que vous exigez de moi, que depuis quelques temps il s'est répandu des bruits très-extraordinaires sur mon compte; le peuple & les paysans ne peuvent croire qu'on puisse s'occuper d'eux comme je fais: les uns disent que je suis un juif errant; d'autres, que je suis un sorcier qui sait faire l'or & l'argent, & que je veux me raccommoder avec le Diable. Je sais que dans le reste du monde je passe pour un avanturier, qui ne sachant que faire d'un bien mal acquis, le dépense ridiculement. Dans ce moment nous entrâmes dans la maison; Mr. de Noirval se mit à sa place, du côté du cadre, & en raccommodant le feu,il dit: je ne sais si je parois à vos yeux un homme bien étrange, bien singulier; je vous assure que je ne le suis point. Tout le monde peut savoir que je suis de Vevai, & ce n'est pas à douze lieues de distance que je veux le cacher; ma famille est éteinte, mais le nom de Car *** est très-connu. Mon père, qui jouissoit d'une fortune honnête, ne négligea rien pour mon éducation; il ne voulut pas gêner mon éducation dans le choix d'une vocation. Je ne pus point me décider; celle du service militaire revoltoit mon cœur & ma raison; je ne pouvois me résoudre à aller vendre mon temps & mon sang à une puissance à laqu-elle je ne prenois aucun intérêt, pour laqu-elle je n'avois aucune affection, ni à suivre un métier dont le grand art consiste à rendre les hommes des automates, & à les faire agir comme des machines. Je voyois le barreau & le temple de la justice environnés de tant d'épines, de tant d'écueils, que je n'osois y entrer: l'homme le plus juste s'y fait haïr; c'est souvent d'après l'erreur que l'on décide de la vie & du sort des citoyens: l'église demande une supériorité de talens & de lumières, un renoncement à soi-même, dont je me sentois incapable. Dans cette indécision, mon père m'envoya à Amsterdam, auprès d'un de ses amis qui étoit commerçant, & qui jouissoit d'une très-grande fortune. Mon père mourut pendant que j'étois en voyage. J'appris cette triste nouvelle en arrivant chez son ami: comme c'étoit lui qui avoit des obligations à mon père, sa reconnoissance ne s'étendit pas jusques à moi; il me fit des offres de services vagues, & me laissa assez embarrassé de ce que j'avois à faire, dans un pays où je n'avois point de connoissance: j'y restai cependant quelque temps; de là j'allai à la Haye, dont le séjour me parut si agréable, que je résolus de m'y fixer jusques à ma majorité, qui devoit arriver dans un an & demi. J'y demeurai plusieurs années après cette époque, sans autre vocation que celle de jouïr de ce séjour délicieux. J'aimois beaucoup la lecture; je cherchai à perfectionner les connoissances que j'avois foiblement acquises pendant mon éducation. J'allois souvent chez un libraire renommé: là, j'avois occasion de parler des livres nouveaux; je raisonnois, je discutois avec les personnes qui s'y trouvoient: un jour, un homme avec lequel je m'étois souvent entretenu des ouvrages qui paroissoient, me tira à part, & me dit: je vois que vous jugez assez bien des livres que vous lisez; je suis l'éditeur d'un journal qui a eu quelque réputation, mais qui languit aujourd'hui; je vous propose de vous associer avec moi: si le journal se soutient & reprend faveur, vous aurez une portion du produit; je ne vous demande que deux extraits par semaine. Je ne trouvai à cela qu'une occupation agréable; j'acceptai la proposition avec empressement. Mes extraits parurent, &, soit cela ou quelqu'autre circonstance, le journal reprit uno nouvelle réputation: ses succès allèrent en augmentant; je faisois les extraits de bonne foi & avec impartialité. Je traitois les auteurs avec les égards, l'honnêteté & la décence qu'ils méritent, surtout de la part des journalistes, qui ne sont qu'une besogne subalterne. Je lisois toujours d'un bout à l'autre le livre dont je voulois rendre compte; je cherchois le but de l'auteur; je le mettois dans tout son jour; ensuite, j'examinois les moyens qu'il avoit employé pour y parvenir; la critique n'étoit jamais ni amère ni personnelle; je relevois les beautés avec plus de chaleur que les défauts; le style étoit la dernière chose que j'examinois, les lecteurs n'ont que trop de dispositions à la critique, il suffit de la leur indiquer, & le bon souvent leur échappe. J'avois fait des connoissances dans la ville, dont la société m'étoit très-agréable. Le Hollandois est lent à se lier, mais il sait aimer, mieux que les nations plus prévenantes que lui. J'allois souvent chez un monsieur Van-der. Elp: il avoit une femme très-aimable, & une fille de quatorze ans charmante; pendant cinq ans je la vis croître & embellir, & enfin je pris pour elle une passion violente. Je ne m'en cachai point, & quoique j'eusse près de quinze ans plus qu'elle je ne crus point faire un mariage disproportionné. Mr. Van-der-Elp avoit fait une grande fortune dans le commerce; il l'avoit quitté, & il étoit alors dans la magistrature. Je jouissois de mon côté d'un bien honnête: j'avois mérité l'estime & la considération de ceux avec qui je vivois: je m'étois conformé aux mœurs du pays; j'avois cherché à plaire & à me faire aimer. Mlle. Van der Elp, qui s'appeloit Amélie, avoit été élevée avec assez d'austérité: on lui promettoit peu de plaisirs; elle ne quittoit point sa mère, & elle n'avoit aucune relation hors de sa maison: j'étois à peu-près le seul homme qu'elle voyoit; & comme elle me témoignoit de l'amitié, je ne manquai pas de l'interprêter favorablement. Je ne mis rien sur le compte de la gêne & de l'ennui; je crus lui avoir inspiré assez d'inclination & de penchant pour la décider à un mariage convenable pour tous deux. Je mettois son embarras, ses distractions sur le compte de la retenue & de la réserve naturelle à son âge: je fus persuadé que tout s'accordoit avec mes vœux. Je voyois le moment où je pourrois être parfaitement heureux. Il y avoit douze ans que j'étois à la Haye: ma vie avoit été douce & agréable; je m'étois fait des amis: mes occupations littéraires ne m'avoient donné que du plaisir j'avois eu la satisfaction de voir prospérer le journal auquel je travaillois: on donnoit des éloges à mes extraits. Il m'arrivoit quelquefois d'en faire de livres qui n'existoient pas: je me consolois ainsi de ne m'occuper que des idées des autres. J'aimois sincérement Mlle. Van-der-Elp; elle étoit si belle, si douce, si naïve, que je n'avois garde de ne pas le croire sensible & sincère: ma passion pour elle alloit être couronnée par un mariage que ses parens avoient agréé, & auquel ils avoient même consenti d'une manière flatteuse pour moi: enfin, je me croyois au comble du bonheur. Il y avoit quelque temps que des parens & des amis de Vevai m'avoient adressé un jeune homme. Il m'avoit été particuliérement recommandé, & je devois tâcher de lui procurer une vocation; il étoit d'une très-jolie figure, fort aimable, mais sans fortune: je le présentai & le fis connoître à un homme employé dans la compagnie des Indes, qui pouvoit lui faire avoir ce qu'il cherchoit. C'étoit un négociant qui avoit déjà âgé, & qui avoit une fille unique, qui devoit être fort riche, mais qui, à la vérité, étoit très-laide & peu aimable. Je crus cependant qu'il seroit avantageux pour mon jeune compatriote de faire ce mariage. Je l'exhortai à y penser, & à faire ses efforts pour y réussir; je travaillai dans le même but auprès des parens; je parvins à obtenir leur consentement, & je regardois comme un bonheur d'avoir pu conclure ce mariage avec eux. Je ne savois pas que pendant que j'assurois la fortune de cet homme perfide, il détruisoit la mienne. Sous mes auspices, il s'étoit introduit chez Mr. Van-der-Elp: il y venoit souvent, & je ne m'en défiois point. Nous parlions de son mariage comme d'un événement heureux; il devoit se faire à peu près en même temps que le mien, qui alloit être terminé, & auquel il ne manquoit plus que les derniéres formalités. Le jour étoit pris pour la signature du contrat; la minute en étoit dressée; j'attendois ce moment avec l'impatience d'un homme passionnément amoureux. Amélie, la cruelle Amélie, se jouoit de ma crédulité; elle étoit si belle, elle avoit tant de grâces, & une douceur dans le caractère & dans l'esprit si séduisante, qu'il étoit impossible de s'en défier, (ici il leva les yeux sur le cadre & poussa un profond soupir,) Ce jour qui avoit été marqué pour mon bonheur, fut celui de mon désespoir. J'étois sorti de très-grand matin pour des affaires; je fus à dix heures chez Mr. Van-der-Elp; je trouvai toute la maison dans le trouble, les domestiques courent, vont & viennent; ils ne répondent à mes questions qu'en prononçant le nom de Mlle. Amélie; je vais au sallon où elle étoit ordinairement; je vis Mr. Van-der-Elp levant les mains au ciel, & donnant des marques du plus grand chagrin; dès qu'il m'apperçut, il s'écria: ma fille, monsieur, ma fille! on n'a rien pu découvrir encore; on vous cherche depuis ce matin. Je demande ce qui est arrivé; tout le monde répond en même temps; des pleurs, des gémissemens, m'empêchent d'entendre ce qu'on me dit; ce n'est qu'au bout d'un moment que j'apprends que l'on ne sait ce qu'est devenue Amélie: elle a disparu; on a entendu un bruit de voiture dans la nuit; on a trouvé la porte de la maison ouverte. Je ne conçois rien; je fais cent questions; je veux courir partout; les parens, les voisins s'assemblent; je ne pense point au jeune homme qui m'avoit des obligations: cependant, on prononce son nom; on soupçonne; on cite des faits, des circonstances. J'étois le seul qui ne m'étois pas apperçu des liaisons qui s'étoient formées entre lui & Amélie: ils étoient toujours ensemble dans mon absence, & pendant que je travaillois à son mariage. On avoit envoyé chez lui; on vient dire qu'il est parti, qu'il a emporté la plus grande partie de ses effets; qu'on ne sait où il est allé. A chaque instant on apprend quelques détails plus particuliers: enfin, il est constant qu'Amélie est enlevée, ou au moins qu'elle est partie avec le jeune homme. Mon désespoir m'ôte la faculté de penser; je ne sais que faire; je passe de l'abattement à la fureur; je veux voler sur les traces d'Amélie & immoler, elle, son amant & moi: en suite, je méprise la perfide, & j'attends sa punition de son amant même; je veux mêler mes larmes avec celles de son père; il me repousse; il est injuste; il me rend responsable de tout & m'accuse d'être la cause de son malheur. Dans sa colère, il me prie de m'éloigner & de ne jamais reparoître dans sa maison. Dans co moment, arrive la rivale de sa fille, celle que le ravisseur devoit épouser; elle ne fait rien; elle est venue sur un billet, par lequel on la prie de se rendre ce matin, & à cette heure même, chez Mr. Van-der-Elp; je reconnois l'écriture, c'est une méchanceté ajoutée à une perfidie, & cette jeune fille abusée se tourne aussi contre moi: c'est moi qui suis coupable de tout, qui suis cause de la trahison; elle joint l'injure aux reproches, & je me vois accablé de toutes parts, sans qu'on veuille m'écouter, ni entendre que je suis le plus malheureux de tous. Je quitte cette maison funeste, succombant sous le chagrin & le désespoir; je retourne chez moi sans savoir quel parti prendre, sans savoir ce que je déviendrai; je trouve une lettre du jeune homme qui m'a trahi; elle est pleine de méchanceté: il me reproche d'avoir voulu lui faire épouser un monstre; il dit qu'il me la laisse, & me conseille de faire ce bon mariage, que tout sera beaucoup mieux arrangé. Ma colère se change en dédain; je méprise les êtres vils qui m'ont indignement trompé, & qui ont eu la lâcheté de commettre une aussi horrible perfidie. J'avois un portrait d'Amélie; il étoit très-ressemblant; il rendoit ses traits, sa naïveté, sa douceur, sa physionomie séduisante: dans ce moment je lève les yeux sur lui & je crois rencontrer les siens. Je ne puis supporter l'idée qu'un autre la possède; je préfère mille fois la mort. Je veux courir après elle: j'ordonne des chevaux; j'envoie prendre des informations sur la route que je dois suivre: pendant que je fais les apprêts de mon départ, l'éditeur du journal demande à me parler. J'avois fait l'extrait d'un roman qui n'existoit pas; le hasard me fait inventer des circonstances qui s'accordent avec l'histoire d'une personne connue; on veut que je l'aie eu en vue. Mon extrait est taxé de libelle; on ordonne la suspension du journal, & c'est ce que l'éditeur venoit m'apprendre, en me témoignant la crainte que l'on ne fît des recherches contre lui & contre moi; il me conseilloit de m'absenter. Il me dit que cet accident alloit lui causer une grande perte, mais que cependant, si j'avois quelqu'extrait, je pourrois les lui remettre, qu'il pourroit en faire usage dans la suite. Ce nouveau trait d'injustice ajouta à mon indignation; je lui dis qu'il savoit bien que j'étois parfaitement innocent, & que mes intentions étoient pures; que je ne connoissois pas même le nom de la personne dont il étoit question! que la calomnie & la méchanceté étoient dirigées contre moi, & je le renvoyai, en lui disant fort vivement, que je ne voulois plus avoir à faire avec personne, & que je renonçois pour toujours à lui & à son journal. Ce nouveau chagrin, sans faire beaucoup d'impression sur moi, me confirma dans le dessein d'aller chercher ou la mort ou Amélie. Tout étant prêt pour mon départ, je montai à cheval, avec la résolution de ne pas m'arrêter que je ne l'eusse vue, que je ne lui eusse fait les roproches qu'elle méritoit. Je crevai les chevaux: j'arrivai le même soir au Moerdik; il étoit tard; il ne se trouva point dans ce moment de bateau pour traverser l'eau; je fus obligé d'attendre & d'entrer dans un cabaret; j'étois dans une agitation qui ne me permettoit aucune réflexion: cependant, elles vinrent; qu'irai-je faire, me disois je, auprès d'Amélie! elle se rira de ma fureur & de ma jalousie; elle & son amant sauront se soustraire à mes recherches; quelle pitié, quel sentiment peut on attendre d'une femme quand son cœur est perdu? J'eus honte de courir après une infidèle: allez, ames lâches & perfides, leur disois-je, vous ne jouïrez pas de votre triomphe à mes yeux; je ne vous verrai pas rire des tourmens que vous me causez. Le jour parut, & je combattois encore pour le parti que je devois prendre: enfin, je me décidai à renoncer à ma poursuite. J'aurois voulu arracher Amélie de ma pensée; cependant, son portrait se retraça dans mon esprit; je voulus l'avoir pour me rappeler toujours l'horrible trahison de la seule femme que j'eusse aimé dans ma vie. Je l'avois laissé dans mon appartement avec le reste de mes effets: je ne voulois plus revoir le séjour où j'avois été si malheureux; j'envoyai chercher par un domestique tout ce qui étoit à moi; j'attendis son retour dans l'auberge où j'étois. Là, devenu plus tranquille, je résolus de retourner dans ma patrie, que j'avois quittée depuis seize ans. Mon domestique revint, ayant exécuté les ordres que je lui avois donné; je ne pus revoir le fatal portrait sans éprouver mille sentimens différens; son air de naïveté & de candeur sembloit insulter à ma crédulité; je jurai de conserver cette image toute ma vie, pour avoir toujours devant mes yeux l'effigie de la fausseté & de la perfidie. Je voulois qu'elle fut un témoin des maux qu'elle me faisoit souffrir, & pouvoir lui reprocher son injustice & sa cruauté. Je poursuivis mon chemin jusqu'à Anvers: là, je pris une chaise pour courir la poste. Je suspendis le portrait à côté de moi, & je voyageai avec le tourment que me donnoit l'absence & l'éloignement de l'original: je passai à Paris: il me fut impossible de me livrer à aucune des distractions que m'offroit cette grande ville; il me sembloit que tous les hommes étoient ou perfides ou trompeurs. Les femmes m'inspiroient une secrete horreur; je voulois les fuir pour toujours. Il me falloit un désert; je vins le chercher dans ce pays. Je vous ai dit comment je l'ai trouvé ici; &, craignant les hommes jusques dans les domestiques, je ne voulus auprès de moi que ceux qui m'étoient absolument nécessaires. Je cherchai un paysan dont l'ame fut neuve & l'intelligence bornée, & dont tout le mérite consistât dans une extrême douceur. Je cherchai à l'associer à une femme qui ne fut plus jeune, qui n'eut jamais approché de la ville, & qui consentit à vivre dans ma solitude avec son mari & à me servir. Ce sont ces deux domestiques que vous avez vus: je les ai formés à mon service; j'ai ployé mon caractère sur le leur, & nous végètons ensemble dans la plus grande tranquillité. Vous voilà donc éclairée, mademoiselle, sur cette bordure que vous regardiez avec tant de curiosité. Hélas oui! c'est celle du portrait d'Amélie. Ses traits ne se sont point effacés de ma mémoire: ils sont toujours dans mon cœur. J'avoue même que ma sensibilité est quelquefois si vive que je ne puis soutenir la vue de ce tableau enchanteur: l'âge ne me calme point là-dessus; & je suis quelquefois obligé de l'ôter de devant mes yeux pour n'être pas trop malheureux. J'essaie si l'absence n'en affoiblira pas l'impression: lorsque je commence à l'espérer, la moindre circonstance qui a quelque rapport avec Amélie me fait voir que je me suis trompé. J'ai trouvé une douceur à vous raconter mon histoire, parce que c'étoit une occasion de parler d'elle: c'est avec ce souvenir que je nourris mon goût pour la retraite, pour l'éloignement du monde, de la société. Je veux vous faire juger, mademoiselle, s'il y a de l'exagération dans la peinture que je vous ai faite des charmes de cette femme cruelle. Il alla en même tems vers une armoire,{?? } qui étoit cachée dans la tapisserie: il en sortit un portrait, qui nous enchanta. C'étoient de beaux yeux d'un bleu ^#.foncé, où paroissoient règner la tendresse & le sentiment; un sourire fin & plein de grâces, une phisionomie douce & spirituelle, les couleurs & la fraîcheur de la jeunesse; nous ne pouvions nous lasser de le regarder. A présent, reprit Mr. de Noirval, je crains que vous ne me connoissiez trop. Vous jugerez peu favorablement, sans doute, la facilité avec laquelle je vous ai entretenu de moi: je n'ai pas voulu vous rester plus longtems inconnu. Vous êtes un voisin, dit-il à mon père, dont je veux obtenir l'estime; & je ne veux pas devoir vos visites à la simple curiosité. Je voudrois vous inspirer quelqu'intérêt, & je demande votre amitié; non pas que j'aie besoin de la société de personne, mais la vertu aura toujours des attraits pour moi. C'est à ce titre que vous m'avez inspiré de la confiance, & que j'ai souhaité d'être tout à fait connu de vous. Je ne l'étois peut-être pas trop avantageusement dans votre esprit, & la vanité humaine a toujours ses droits: j'ai souhaité que vous me rendissiez justice. Mais je m'apperçois que le jour va finir, & vous avez encore un long chemin à faire. J'ai une voiture qui vous reconduira chez vous: ce n'est pas un carosse à l'angloise; c'est un chariot couvert & suspendu, qui préviendra la fatigue & la peine d'arriver de nuit. Je ferois des complimens à mademoiselle sur le peu d'élégance de la voiture, si à la campagne les moyens simples & faciles n'étoient pas toujours les meilleurs. Je ne puis vous dire, ma chère amie, tous les sentimens, toutes les impressions que je remportai de cette visite. Je ne savois si j'avois fait un rève, ou si j'avois entendu un conte des fées: ce que j'ai vu est toujours présent à mon esprit. Nous ne cessons d'en parler avec mon père, & les étrangers rient de mon enthousiasme: ils sont persuadés que j'exagère & les faits & mon admiration. Les hommes croient toujours impossible ce qu'ils sont incapables de faire: homme j'aime ce Mr. de Noirval! comme il m'intéresse! Je voudrois vivre auprès de lui, partager sa solitude, ses occupations. En vérité,un homme qui met autant de génie & de persévérance dans sa bienfai-faisance, dans sa charité, mérite des adorations. Et que sont auprès de lui ces hommes qui ne pensent qu'à satisfaire leur vanité, & que nous respectons cependant? Mais, ma chère amie, je vous laisse à vos réflexions; elles vaudront mieux que les miennes. Je n'ai pu interrompre mon récit, & vous allez peut-être le trouver bien long. Vous n'avez rien vu, & j'aurai tout affoibli; mais je compte sur votre cœur. Adieu, ma chère amie. LETTRE X. De la même. QUoi! ma chère amie, vous n'aimez pas Mr. de Noirval? vous n'êtes pas enchantée de mon solitaire? vous trouvez qu'il a trop de singularité, & vous condamnez les hommes singuliers. En vérité, c'est moi que vous n'aimez pas: ou, seriez-vous de ces cœurs contredisans, que l'enthousiasme des autres refroidit. Je ne veux pas le croire; je respecte votre raison, mais je demande la permission de ne pas lui soumettre les sentimens du mien. Je ne vous pardonne pas de faire un crime à Mr. de Noirval de nous avoir parlé de lui un jour entier. Vous voyez à cela trop d'amour propre, & vous auriez voulu qu'il ne nous dit pas si exactement tout le bien qu'il faisoit. C'est moi qui suis responsable de l'accusation que vous lui faites là-dessus. J'ai supprimé nos discours peu intéressans, & qui l'obligeoient de continuer & de nous faire les détails que je vous ai rendus, comme s'il l'eut fait de lui-même. D'ailleurs, il mettoit dans son narré une franchise, qui marquoit la vérité de la vertu, bien plus que la fausse modestie qui demande la louange. Pour moi, je vous avoue que je ne cesse de penser à lui: il me semble que cet homme méritoit d'être plus heureux. J'ai bien mauvaise opinion de cette Amélie: elle est bien indigne de la constante sensibilité qu'elle a inspiré. Il est donc des hommes qui peuvent conserver une passion longue à désintéressée: je ne le croyois pas: je n'imaginois pas, surtout, qu'ils pussent aimer longtems une infidèle. Ce n'est onc{?K} pas toujours l'amour-propre qui est la base de toutes leurs affections & de leurs sentimens, ou Mr. de Noirval est peut-être d'une nature différente. Ne croyez-vous pas qu'il est unique? La passion la plus vraie étoit exprimée dans tout ce qu'il nous disoit: il nous parloit d'Amélie, il nous montroit son portrait, il nous faisoit remarquer sa beauté, ses traits avec une chaleur si intéressante: il lui disoit des injures d'un ton de voix si touchant! tout portoit le caractère de la tendresse & du malheur: il y a douze ans qu'il en est séparé, qu'il est sans espérance, qu'il a renoncé à tout autre objet! Ma chère amie, il n'est pas beaucoup coup d'hommes comme celui-là: ne soupçonnez-vous point que c'est une fable que je vous ai contée? je le crois quelquefois, moi qui l'ai vu{?K} qui l'ai entendu. Je veux aussi revenir de mon admiration, ou au moins en rabattre beaucoup; cet homme n'est peut-être qu'un orgueilleux mélancolique, qui a pris un parti violent par vanité, & par ce que son amour propre a été blessé une fois, comme si c'étoit un si grand crime qu'un homme fut trompé: lui-même eut été bizarre, jaloux, tyran, & peut-être inconstant. Sa chatité tient peut-être à l'envie de faire voir supériorité sur d'autres hommes, & à les tenir dans sa dépendance. Ne peut-on pas toujours se défier de la vertu des hommes? Mais je me reproche ces idées, elles sont méchantes; je ne veux pas confondre mon cher solitaire avec les autres mortels. Il est pour moi un être particulier que je saurai distinguer; je croirai à sa vertu; je lui ai fait injure à Mr. de Noirval, je lui en demande humblement pardon. Je serai longtems sans le revoir; la faison m'empêchera de faire encore une fois le voyage, & nous allons retourner à la ville. Je lui suis déjà bien attachée, & je voudrois le connoître davantage: il devroit l'être de tout le monde; on ne rend pas assez hommage à sa bienfaisance. Mon père me chagrine; il pense presque comme vous; il dit des choses raisonnables qui me désolent; il accuse les hommes singuliers de foiblesse & d'avoir un faux amour-propre. Il prétend qu'avec de la vertu on ne doit jamais se séparer de la société, & que Mr. de Noirval, au lieu d'être bizarre & solitaire, auroit dû préférer d'être bon mari, bon père, bon magistrat: il fait aux hommes un devoir d'être tout ce qu'ils peuvent être. Je lui demande grâce pour son ami, & je lui fais promettre que nous irons le voir souvent: que j'aurai de plaisir de revoir son verger au printems! il sera délicieux. Je presse mon père d'arranger le nôtre de la même maniere; mais les imitations ne valent rien, & nous ne saurons point avoir cette tranquillité, cette solitude champêtre qui fait le charme de cet endroit rare & précieux. Je m'y transporte souvent, & alors il me semble que je n'aime plus que la solitude: je vois mille moyens de la remplir, d'occupations intéressantes, d'objets piquants & agréables. Dans le monde, on dépend si fort des autres; les plaisirs sont si souvent empoisonnés, si souvent ils échappent! Ce n'est pas tout à fait ce que pense Mlle. de Mirfort: dans ce moment, elle est très-contente d'être à la vile; elle a des occupations & des plaisirs qu'elle trouve extrêmement intéressans, & qui, je l'avoue, ne m'inspirent que de la pitié. Elle me parle beaucoup de madame de Taninge, mariée depuis quelques mois, & qui a une très-bonne maison: on y soupe souvent, & il va sans dire que madame de Taninge est une femme charmante. Je la connois peu, quoiqu'il y ait des rélations entre nos parens. Comme mon amie de la ville m'entretient de tout ce qu'elle voit, elle fait aussi mention de Mr. de Marville. Vous l'avez vu ici; nous admirions son élégance, son habillement, son wisket, son jokey, son cheval. La première fois que vous le vites, il chanta une chanson nouvelle; il avoit vu jouer le Mariage de Figaro, dont il étoit enchanté: il est venu nous voir quelquefois depuis notre départ. Je crois, cependant, que vous l'avez mal jugé dans ce que vous m'en avez dit dans une de vos lettres. Au reste, ce n'est pas celui qui vous donne le plus d'éloges: je ne sais pourquoi il a pris avec moi un certain air embarrassé & timide. Il paroît se plaire beaucoup avec mon père; ils ont souvent de longues conversations ensemble. Ma mère le trouve très-aimable: seulement elle est quelquefois un peu incommodée de l'ambre dont il est parfumé. Il est du bon ton de plaire à toute une famille; comme il paroît en avoir le dessein, c'est certainement le moyen de le faire estimer, & Mr. de Marville a bien trouvé la vraie manière de faire pardonner le sien. Son élégance est bien bonne, de s'accommoder de notre simplicité champêtre: il sera une de nos connoissances de la ville, & il vient nous en parler de tems en tems. Mlle. de Mirfort a toujours beaucoup de choses à dire de Mr. de Flamacour; il y revient à tous propos, & avec une complaisance charmante: l'intérêt qu'elle y prend se peint dans tous les mots; il est aisé de voir qu'elle est flattée de cette conquête, & sensible aux assiduités & aux préférences qu'on lui témoigne, & que si elle a inspiré des sentimens, son cœur n'est pas ingrat. Enfin; c'est une inclination qui m'ennuye déjà. Je le connois, ce Mr. de Flamacour: il est d'une assez jolie figure; sans avoir beaucoup d'esprit, il a tous les agrémens d'un homme du monde: il a tout ce qu'il faut pour plaire & pour séduire ceux qui s'attachent à l'écorce: on peut prendre ses airs pour de l'éducation, sa mémoire pour de l'esprit, sa légéreté pour du goût; ses connoissances superficielles pour du talent: le premier moment plaît; on s'accoutume au second, le troisième ennuye; on finit par le craindre, & on le fuit. Il a une sœur avec qui j'étois très-liée, qui est mariée, & qui, dans ce moment, est établie à Paris. Je le crois incapable de prendre une passion sérieuse: il est gentilhomme, il a de la vanité sur sa naissance, & toute sa famille a le défaut d'en avoir sur la noblesse. Ils sont fiers mais sans fortune. En cherchant les convenances pour le mariage, on trouve qu'il y en a fort peu entre lui & Mlle. de Mirfort. Je crains que la fin & le dénouement ne soient pas heureux pour elle. Je veux lui écrire ce que j'en pense, & tâcher de la rappeler au projet de liberté & d'indépendance que nous avions formé ensemble. Je n'avois pas trop compté sur sa résolution là-dessus, & sans avoir trop de présomption, je puis bien me flatter d'avoir un peu plus de force & de fermeté qu'elle. Je crois qu'il est du devoir de l'amitié de l'avertir du danger qu'elle court, & je veux m'en acquitter pendant que les conseils peuvent avoir encore quelque force. Je vous quitte pour cela; la tâche est un peu difficile, mais mon cœur veut la remplir. Je vous enverrai la copie de ma lettre: il faut que j'aie votre avis & votre approbation sur tout ce que je fais; c'est un empire que vous avez sur moi, & auquel je ne veux pas me soustraire. Est-ce qu'à votre tour vous n'aurez jamais d'avis à me demander? J'avoue que je ne puis m'empêcher de le souhaiter: je vous verrois avec plaisir chercher de ces conseils qui sont inutiles quand ils ne conseillent pas ce que l'on a envie de faire; je crois que ce sont les seuls que je susse vous donner. Malheureusement votre raison n'aura jamais hesoin de celle des autres; vous saurez toujours lui soumettre vos idées & vos sentimens, En vérité; je suis tous les jours plus jalouse de cette raison, qui m'impose & qui me fait craindre votre critique, & chercher votre approbation malgré moi: c'est un avantage que vous avez & que je suis forcée de reconnoître. Je raisonne beaucoup, & c'est vous qui êtes raisonnable: si vous êtes plus heureuse que moi je vous le pardonne, & cette supériorité me fera prendre mon parti sur les autres. Adieu, ma chère amie, je vous embrasse tendrement. LETTRE XI. De Laure à Mlle. de Mirfort. MAdemoiselle, vos lettres ont un double intérêt pour moi; elles portent les expressions de votre amitié, &, en m'instruisant de ce que vous faites à la ville, elles m'avertissent de ce que je dois y attendre. Je crains d'y reparoître: j'ai peur d'avoir pris, depuis que j'en suis éloignée, une disposition à la franchise & à la vérité, qui réussit ordinairoment fort mal dans le monde. Dans la vie tranquille & retirée que je mène depuis le commencement de cette année, on perd cette fausseté qui est si nécessaire avec le prochain qui n'intéresse pas: on vit avec des livres, que l'on rebute s'ils ennuyent; avec des paysans qui ne demandent que de la bonhommie, avec des voisins qui ont peu ou point de prétentions: insensiblement on se laisse aller à être franc & naturel: c'est un vive qu'il ne faut pas porter dans la société: on doit y plaire à tout prix, en flattant les autres & en sacrifiant la vérité. Je justifie mon défaut, ma chère amie, afin que vous me pardonniez de l'exercer un moment avec vous. Je ne puis m'en défendre; j'y suis obligée par cet intérêt qui nous lie, ou je n'oserai plus vous donner le doux nom d'amie. Ne voyez donc ici que le langage de l'amitié, & écoutez-moi avec le même sentiment. Je ne sais si vous savez que vous m'avez fait une confidence. Moins vous vous en serez apperçue, & plus elle aura été vraye: vous vous êtes décelée, & vous le deviez avec une amie comme moi. Vous m'avez dit votre secret sans me le confier; je veux vous en parler sans le ménager Cet homme, dont vous me parliez si négligemment & si souvent; ce nom qui se trouve si naturellement au bout de votre plume, & qui revient lorsque je m'y attends le moins que voulez-vous que j'en pense? Ne m'est il pas permis de juger sur ces assiduités si soutenues, sur ces rencontres si imprévues, sur ces marques d'intérêt si naturelles, qu'il y a inclination & sympathie entre vous? Vous me l'avez fait voir clairement, & je m'en afflige. Vous avez donc oublié nos conversations: ce que nous disions dans l'effusion de nos cœurs, au bord de mon ruisseau, s'est affacé de votre esprit? est-ce déjà trop tard pour vous rappeler ce que nous pensions sur l'état si doux de notre liberté? Vous n'en sentiez pas l'avantage aussi vivement que moi, mais vous convintes cependant bien positivement, que l'indépendance étoit le moyen le plus sûr d'être heureuse; &, dans la chaleur de cette persuation, nous prîmes l'engagement de nous y vouer: avez vous déjà changé de façon de penser? N'a-t-il fallu qu'un homme pour vous faire renoncer au systême que nous avions si bien arrangé? Quoi! seriez-vous déjà enlacée par les flatteries, par les soumissions d'un être qui veut captiver & dominer? Votre amourpropre aide-t-il bien votre cœur à se tromper? Pauvre femme! je vous vois avaler le poison à longs traits; je l'apperçois d'ici, cet enchanteur; il est si doux, si humble; il ne veut que ce que vous souhaitez; il n'aime que ce qui vous plaît; il rit de votre gaieté; & ce qui vous affecte, l'intéresse jusqu'au fond de l'ame; je suis sûre même qu'il aime votre amie; il en dit du bien, il loue votre choix, votre amitié, & tout cela sans avoir l'air de vous flatter; comment votre cœur si bon pourroit-il résister? & votre ame honnête se défier du poison? C'est sur moi, au contraire, que tombera la défiance; c'est moi qui serai l'ennemie que vous haïrez; vous vous moquerez de ma prudence & de mes craintes; vous me demanderez si, pour empêcher que l'on ne vous aime, vous devez vous rendre haïssable; vous me direz encore que l'on vous promet tout, & que l'on n'exige rien; que, sans ménagemens pour votre amour propre, on vous donne des conseils qui ne peuvent être dictés que par l'intérêt le plus vrai; que l'on ne veut que votre bonheur; que l'on n'en désire point d'autre. Si vous me dites tout cela, si c'est le langage que vous m'opposez, adieu, ma chère amie, vous êtes perdue & pour vous & pour moi: vous suivrez votre penchant sans savoir où il vous mènera; des espérances flatteuses, des idées fausses vous empêcheront de voir l'inconstance, les perfidies, ou le joug qui vous attendent; vous vous rangerez sous les loix d'un tyran, ou vous vous exposerez aux caprices d'un infidèle; heureuse d'entrevoir quelques consolations dans votre légèreté. Cependant, votre cœur & vos vertus vous font paroître les choses bien différemment, & vous faites de votre vie le roman le plus agréable. Vous me dites avec complaisance toutes les circonstances qui doivent le rendre intéressant, & vous n'en verrez peut être jamais la réalité, puisqu'il dépendra du hasard, de la fortune & de la vertu des hommes. Je sais que vous êtes peu heureuse, & qu'aujourd'hui vous voudriez changer votre sort. Je vous plains, ma chère amie, mais je crains d'avoir à vous plaindre bien davantage par le changement que vous cherchez: je crois que vous ne ferez qu'augmenter les difficultés de votre bonheur. Vous me trouvez sans doute bizarre & extraordinaire, & ma façon de penser vous paroîtra ridicule. Qu'est ce qu'il y a de plus naturel que de suivre le penchant de son cœur? de plus raisonnable que d'écouter les sentimens de son ame, en la soumettant à la vertu & en comptant sur celle des autres? que deviendroit la société sans cela. Je ne sais ce qu'elle deviendroit, mais je vois qu'aujourd'hui elle n'est qu'un assemblage de malheureux, qui secouent leurs chaînes pesantes, & qui s'agitent pour s'étourdir. J'avoue, cependant: que j'ai vu des femmes heureuses, mais leur bonheur apparent a duré si peu! & jamais encore il ne m'a fait envie. Dites-moi, je vous prie, de quel homme voudriez-vous être la femme, après quatre ou cinq ans de mariage? Montrez-moi celui qui mérite une amante constante & fidelle, qui s'en soucie même? Dans ce moment, vous me croyez dans l'erreur; éblouïe par le prestige, vous êtes persuadée que la nature a formé un être exprès pour vous; que c'est un phénomène qui vous étoit réservé, & que votre cœur en aimant ne se trompe pas sur ce qui mérite de l'être. Une fois j'espérois, mademoiselle, que vous auriez plus de force & plus de philosophie. Je vous conjure encore de m'écouter. Essayez d'être heureuse comme moi: vous avez bien plus d'esprit & bien plus de ressources; est-il si difficile de résister aux charmes d'une jolie figure, de fermer l'oreille aux discours flatteurs: ne peut on pas être insensible à ces protestations si vives, à ces regards si tendres, à ces soupirs si touchans, à ces soins si empressés. Eh bien oui, il vous plaît, il est aimable, il est charmant; mais pourquoi payer cela de tout votre bonheur? Si vous voulez jouïr de ces agrémens aussi long-tems que l'humanité le comporte, restez libre; résistez au penchant; flattez, animez, caressez avec votre esprit, mais ne vous attachez jamais; défiez-vous de votre cœur, si vous ne voulez pas perdre tout ce qui vous plaît; si vous voulez conserver ce que vous aimez. Sans doute, mademoiselle & très-chère amie, que je redis trop souvent ce que vous ne ferez point: c'est l'amitié qui le dicte: elle durera toujours; quoique vous fassiez elle vous accompagnera en silence dans les momens de bonheur, & vous la trouverez la même si le malheur vous la rend nécessaire. Je serai toujours libre; toujours, mon cœur aura le tems de partager la situation de ceux que j'aime: je voudrois vous dire encore; suivez mon exemple, voyez comme je suis heureuse, comme tous les plaisirs sont pour moi, comme la gaieté me suit par-tout, comme je jouïs de ma liberté sans regrets, sans trouble, sans ennui; la jalousie m'est inconnue; j'ignore les peines, les inquiétudes que donnent un objet trop désiré: jamais aucune absence ne m'oppresse; jamais je ne sens les battemens de mon cœur à la vue de quelqu'un; je ne vais point chercher avec une agitation inquiéte dans ses yeux, dans sa contenance, s'il pense aujourd'hui comme hier: la paix, la douce paix me laisse jouïr de tout. Mais vous ne m'écoutez pas; ma lettre échappe de vos mains, un objet seul vous occupe & vous distrait. Vous ne la lirez pas même jusques au bout: je ne l'exige pas, mademoiselle; & quoique l'amitié vous paroisse aujourd'hui un sentiment bien foible, souvenez-vous de celle que je vous ai avouée. N'en jugez point par la peine que je vous fais dans ce moment, ni par le silence & la distance où je resterai, aussi longtemps qu'elle vous sera inutile; j'espère cependant que nous nous verrons quelquefois à la ville: ce ne sera pas comme au bord de notre ruisseau, mais ce sera toujours avec plaisir. Je ne compte pas trop sur une réponse favorable; vous êtes même dispensée de m'en faire une: surtout ne vous croyez obligée à aucune confidence, je vous en conjure. Je ne sais pas encore si j'ai de la discrétion, & ce n'est point avec vous que je veux en faire l'essai: que ma sincérité ne vous déplaise pas trop; c'est le caractère de l'amitié qui m'attaché à vous, & elle durera autant que ma vie. Je vous assure, mademoiselle & très-chère amie, de tous mes sentimens. LETTRE XII. De Mlle. de Mirfort à Laure. JE n'ai nul étonnement, ma charmante amie, de ce que vous articulez si bien dans votre aimable lettre sur la ville, sur la campagne & sur moi; vous puisez les agrémens de votre esprit dans la bonté de votre cœur. Je fais toujours le plus grand état de tout ce qui en vient, quoique vous me disiez cependant des choses un peu difficiles à digérer; mais l'amitié est pour moi un sentiment si délicieux, que sous ce voile on pourroit me dire impunément toutes mes vérités. C'est un droit incontestable que vous aurez toujours, & jamais vous ne tomberez dans l'incongruïté à cet égard. Il paroît bien au premier aspect que le rustique de la campagne a séduit la vivacité de votre imagination; vous voyez les choses comme elles étoient une fois, peut être du bon vieux tems, mais point comme elles sont dans le siècle qui n'est pas le siècle d'or; de quelque métal qu'il soit, je trouve qu'il faut aller comme le monde va: il est vrai qu'au bord de votre ruisseau, dont l'onde murmuroit d'une manière si touchante, je fus un peu subjuguée par votre douce éloquence. Il me sembloit que vous me présentiez la vérité dans toute sa nudité, c'étoit peut-être aussi la faute du ruisseau; les murmures ont toujours eu quelque chose de persuasif pour mon cœur. Quoiqu'il en soit, ma charmante amie, quand vous serez à la ville vous verrez que c'est tout comme aux champs; on s'aime avec la même sincérité: les plaisirs ne sont qu'une occasion de se le témoigner; peut-être, seulement, les vérités y sont-elles un peu plus agréables: gardez-vous de prendre pour telles tout ce que votre imagination enfante si facilement; vos yeux, si beaux de près, ne voyent pas bien loin; vous êtes un peu comme le public, qui voit toujours quelque chose ou souvent il n'y a rien. L'inclination, la sympathie, ces sentimens si doux, si précieux, sont aujourd'hui trop rares pour y croire légèrement. Quand un homme aimable (& il est vrai que Mr. de Flamacour l'est infiniment) paroît se plaire avec une femme, on y ajoute dans l'instant des idées romanesques; je vous assure qu'il n'y a entre nous (au moins autant que je puis le présumer) que les agrémens d'une conversation qui respire la gaïeté; & si nos éclats de rire interrompent quelquefois la tristesse & l'ennui des autres femmes, en vérité, je n'en suis pas coupable, & je ne m'en fais aucun reproche; elles se vengent par des propos qu'elle voudroient bien que l'on tint sur elles Il n'y a rien, mais rien, je vous le promets, ma chère amie, que la préférence qu'il est bien permis de donner aux gens anxquels on trouve plus d'amabilité qu'à d'autres. Mon cœur n'a aucune confidence à faire à l'amitié, & soyez sure que ce n'est pas un subterfuge de la coquetterie; je garderai donc vos bonnes recommandations pour une meilleure occasion. Votre esprit a bien déviné, ma charmante amie, c'est souvent de vous que je parle avec Mr. de Flamacour: il vous a vue une ou deux fois l'année précédente, mais je l'ai assuré que vous aviez infiniment gagné pour le bon ton, pour l'élégance & pour la finesse de l'esprit. Vous serez sûrement contente du sien; il a véritablement un ton & des manières de cour; il est au fait des choses les plus agréables & les plus nouvelles; en décide pertinemment & en juge compétent; dans nos petites soirées, il fait des calembourgs d'une gaieté charmante. Je viens de voir Mr. de Marville; je lui ai dit que j'allois écrire à mon amie Laure; je lui ai proposé de mettre quelque chose pour lui dans ma missive, il ne m'a rien dit. Nous aurons cet hiver St. Ange, au moins nous le verrons quelquefois, car c'est aussi un campagnard; je ne sais si vous le connoissez; je nê saurois que vous en dire: il est dans le cas de ces hommes qui ne plaisent pas à toutes les femmes, mais qui plaisent beaucoup quand ils veulent. Je vous écris en attendant ma coëffeuse, qui se fait fort attendre, comme vous le verrez par la longueur de ma lettre. Il y a aujourd'hui un concert public; il doit y avoir un de ces hommes à talent, qui chantent comme les femmes; je me réjouis de l'entendre, ce doit être bien singulier; le concert commencera de bonne heure; j'irai de là à l'assemblée chez madame du Torrent, & souper chez madame de Taninge. J'ai pris la plume pour faire précéder tous ces plaisirs par celui que mon cœur prise le plus; vous savez que c'est celui de m'entretenir avec vous, & de vous assurer de mes sentimens & de ma fidèle amitié. FIN du premier volume. LAURE, OU LETTRES DE QUELQUES FEMMES DE SUISSE. LETTRE XIII. Laure à Sophie. MA chère amie, voilà le moment où il faut quitter la campagne, dans peu de jours nous irons à la ville; je ne sais si je vous écrirai encore d'ici; une grande partie de nos voisins nous a déjà dévancé: ce n'est pas sans regrets que je m'éloignerai de notre demeure paisible: je ne sais pourquoi, cette année, la ville & le monde m'inspirent une crainte secrette. Je crois que huit mois de séjour à la campagne ont augmenté ma timidité; je crains de ne pas retrouver cette bonhomie, cette facilité sociale à laquelle je me suis accoutumée ici. La distance où l'on est de ses rélations & de ses voisins, favorise un peu cette indépendance que j'aime; il me semble que nous allons être bien près les uns des autres; cette idée m'oppresse; je vois une quantité de devoirs auxquels il faudra se ranger, des règles nécessaires à observer, des choses qu'il conviendra de dire, & encore plus qu'il faudra taire; je crains d'avoir perdu l'habitude de tout cela. En vérité, s'il convenoit à mes parens de passer l'hiver ici, je crois que je m'en réjouïrois: cependant, je serai bien aise de revoir mes connoissances, de retrouver des amies que je n'ai pas vues depuis longtemps; je compte bien aussi profiter des plaisirs qui se rencontreront, des assemblées, des soupers, des bals; je m'en réjouïs même quand j'y pense. Je suis fâchée de cette contradiction que je ne puis pas trop expliquer; il m'arrive souvent d'en avoir, de ces contradictions: dites moi, chère amie, si elles tiennent à mon caractère personnel, ou à l'humanité entière; il me semble qu'il est encore plus difficile d'être d'accord avec soi-même qu'avec les autres; c'est un combat continuel, qui seroit fatigant s'il avoit chez moi un objet important; heureusement que les détails de ma vie sont peu essentiels. Quand il arrive tout autrement que je n'avois prévu ou décidé, je n'en suis pas beaucoup plus malheureuse: vous, ma chère amie, vous avez toujours lieu d'être d'accord avec vous même; cependant, est-ce que vous n'éprouvez pas quelquefois ce dont je me plains; confiez-le moi, je vous en prie, afin que je n'aie pas trop mauvaise opinion de ma tête: ici, j'ai pris des habitudes auxquelles je suis attachée; je devrai en prendre d'autres dont je me trouverai tout aussi bien quand elles seront prises; mais c'est une peine, & je n'ai pas cette souplesse du changement. Je veux l'acquérir, je sens qu'elle est nécessaire, surtout dans mon sistême; je saurai passer, sans souffrir, de la retraite dans le monde, de la tranquillité de la campagne dans le bruit & le tourbillon de la ville, du repos de l'esprit à l'émotion de l'ame: il y a par-tout des jouïssances, l'habileté est de les trouver; il ne s'agit que de conserver une raison, une force, qui rendent maître du moment; la sensibilité est bien un obstacle, mais on peut la maîtriser: on peut s'en défier jusqu'à un certain point, & je puis commencer dès ce moment. Mais, qu'est-ce que c'est que cette tristesse, cette mélancolie, qui se niche au fond de l'ame, & dont on ne peut pas trop se rendre compte? C'est sûrement ce qu'on appelle de l'humeur: elle nous rend insupportables aux autres, & je ne veux pas l'être; je vais travailler gaïement, à ce que je n'aime pas. Depuis votre départ, je me suis attrapée souvent à avoir de cette humeur chagrine; j'ai bien l'adresse de la justifier; il vaut mieux, je crois, avoir la force de la repousser: quand je suis de bonne foi, j'en trouve fort aisément les moyens; il ne faut qu'une distraction, une occupation, un peu de musique; quand cela va jusqu'à la tristesse, dont je crois avoir les meilleures raisons du monde, je me promène jusqu'à être rendue de fatigue; je vais chercher quelques paysans qui m'intéressent par leur pauvreté, par leurs maux; cette sensibilité, qui se replioit sur moi-même qui me portoit au mécontentement qui est injuste, je la tourne sur des objets de compassion ou d'intérêt, étrangers à moi & je suis soulagée. Ce qui m'afflige & m'humilie, c'est que j'ai remarqué souvent que cette disposition chagrine se porte contre ce qui est le plus cher à mon cœur, contre mon père, par exemple; je m'y suis surprise une fois ou deux oh! comme j'étois en colère contre moi-même. Mon père heureusement connoît mes sentimens, au lieu de se fâcher, il me regarde, & il rit; il ne me répond pas, il me mène à mon clavecin, me prie de lui jouer un air gai; je l'ai bientôt compris, & je lui saute au cou les larmes aux yeux. Pauvre Laure, me dit-il quelquefois, ta sensibilité..... Il secoue la tête & il s'en va. C'est votre absence qui me donne ce défaut, j'aurois souvent besoin de causer avec une amie comme vous; on a là une quantité d'idées obscures que l'on ne peut débrouiller, & que l'amitié me feroit verser dans le sein d'une personne qui a toute ma confiance, & qui est à-peu-près dans la même position que moi. Hier, je me serois bien soulagée avec vous; il étoit venu plusieurs visites, & il y avoit beaucoup de monde à la maison; Mr. de Marville, dont les assiduités sont devenues plus fréquentes, & avec lui quelques autres hommes: le hazard les avoit rassemblés, il y en avoit quelques-uns que je connoissois à peine; comme à l'ordinaire, c'étoient les absens qui étoient les objets de la conversation: on me parla de mon amie de St. Aubin; on ne l'a point oubliée, on se la rappelle avec plaisir. Comme je ne manquai pas de croire que c'étoit par amitié pour moi que l'on en parloit, je pardonnois cette fois tout le bien que l'on en dit. Un Monsieur, qui avoit des nouvelles de ***, dit qu'on lui écrivoit qu'elle devoit se marier; je demandai bien vîte quand, comment, avec qui? c'etoit un bruit vague, dont on ne put me donner aucun détail; on nomma un Mr. Dubourg, dont je ne vous ai jamais entendu parler, & je ne crus plus rien. Dans le nombre des absens dont on s'occupa, le seul dont on ne dit point de mal est ce Mr. St. Ange, dont j'ai entendu parler quelquefois, & dont Mlle. de Mirfor fait une espèce de portrait que je n'ai pas trop compris. Tous les hommes le louent avec une complaisance singulière, & que je n'ai remarquée encore pour aucun d'eux; je voudrois savoir à quoi il doit ce bonheur; c'est sans doute quelqu'espèce bien rare. Si j'étois susceptible de curiosité, j'en aurois je crois de le connoître: au fond, je ne m'en soucie point du tout; j'aurai assez d'occasions de le voir chez les femmes de ma connoissance, & avec lesquelles il est en rélation. M. de Marville paroît avoir pour lui une amitié, une vénération particulière; je voudrois savoir sur quoi elle est fondée. Depuis que j'ai réfléchi sur l'opinion qui s'établit dans le monde, & que l'on a les uns des autres, je trouve que je suis si fort trompée, je dis si souvent, n'est ce que cela, qu'en vérité, je crois qu'il en faut conclure que c'est moi qui vois & qui juge mal. Je veux apprendre à mieux voir & à mieux juger; j'espère qu'en attendant que je le sache, je ne ferai pas de bien grandes fautes; je crains que Mlle. de Mirfort ne soit en train d'en faire, quoiqu'elle ait plus d'expérience que moi. Je vous ai envoyé sa lettre; vous aurez vu, à ses expressions recherchées, ses prétentions à l'esprit: on peut juger, à la manière dont elle se défend, que les conjectures ne sont que trop vraïes; il me semble qu'elle dit précisément ce qu'il faut pour persuader le contraire de ce qu'elle veut faire croire; il règne dans toute sa lettre une contrainte & un embarras qui me font penser que la mienne n'a pas eu un trop bon effet. Je lui ai répondu un mot tout de suite, pour l'assurer que j'étois convaincue de tout ce qu'elle me disoit; je ne sais si elle en sera contente; il y a tant de choses que l'on affirme & qu'on ne se soucie pas de persuader: je l'ai suppliée, sur-tout, qu'il ne fut plus question entre nous de ce petit incident: je veux absolument prévenir les confidences; je les haïs, & j'ai toujours trouvé ridicule le rôle d'une amie entre deux amans. Ce qu'on appelle des amoureux m'ont toujours paru insupportables; je compte lui faire entendre tout cela un peu fortement à notre première entrevue; je pense que nous nous verrons fort peu, au moins c'est mon intention: j'ai là une amitié dont je suis un peu embarrassée; il est assez pénible d'être liée avec quelqu'un que l'on n'aime guère. C'est vous qui en êtes la cause; vous m'avez fait sentir la douceur & le besoin de la présence d'une amie; Mlle. de Mirfort s'est trouvée là, & je l'ai prise comme on prend de la mauvaise nourriture quand on a faim; cependant, je serai toujours son amie, & je lui en donnerai des preuves dans toutes les occasions. Nous avons été prendre congé de Mr. & de Madame de St. Marcin; il y a longtemps que je ne vous en ai rien dit, parce que je n'avois rien à en dire; je les ai vus quelquefois: il n'est point arrivé de changement à leur situation; dans l'infortune, les hommes ont bien de l'avantage, & je crois qu'ils en ont partout: mille occupations différentes peuvent les distraire; de nouveaux projets les consolent de ceux qui ont manqué; leur esprit peut avoir plusieurs objets: & une pauvre femme se trouve toujours toute seule avec l'idée de ce qui lui manque & de ce qui lui a échappé: il me semble aussi que Mr. de St. Marcin est moins sensible aux privations; il s'amuse de l'agriculture & des soins de la campagne; il pourvoit au nécessaire, il court à la chasse, il revient fatigué & occupé de ce qui lui est arrivé; pendant ce temps là, Madame de St. Marcin reste chez elle avec son chagrin, & sans autre compagnie que ses souvenirs & un portrait à la silhouette fixé à la parois. Son air triste & négligé est vraiment touchant; il y a déjà quelque temps que Mr. de Verseuil les a quittés: c'est dans ce moment qu'un ami vrai seroit utile & nécessaire, bien mieux que dans le monde, où il croit en avoir fait l'office. Sans doute qu'elle le pense comme moi, elle m'inspire de la compassion, de la pitié. Cet hiver, qu'elle va passer si tristement & qu'elle comparera aux autres lui fera difficile à soutenir; je crains qu'elle n'en ait pas la force. Elle m'a dit qu'elle avoit quelques espérances d'aller à Lyon au printemps; je l'ai priée de venir me voir à la ville. Nous nous sommes promis amitié & attachement; mais c'est encore des confidences dont j'aurai à me défendre. Je veux absolument être séparée de toute affaire romanesque, &, surtout, ne point savoir celles des autres; au reste, il ne tient qu'à moi d'avoir des espérances pour mon propre compte: elles ne sont pas sans fondement, & je les tiens de bonnes mains. M. le conseiller du Terrier est venu prendre congé de nous; il m'a dit d'un air très-fin & très-confiant, que son cher fils revenoit incessamment de ses voyages; qu'il seroit très empressé de me le présenter, & qu'il croyoit qu'il avoit le goût assez bon pour me faire sa cour: que les femmes de Paris l'auroient bien formé: ensuite, on a fait entendre légérement, qu'un fils unique, comme lui étoit un assez bon parti, & que femme qu'il choisiroit ne seroit pas malheureuse. J'ai pu comprendre que, peut-être, je ne serois pas indige de ces grands avantages, & j'ai entendu tout ce qui pouvoit me donner les espérances les plus flatteuses. Il est assez agréable d'avoir une belle perspective; je vais en avoir de la fierté, & si j'ai des rivales, je les désolerai par mon air tranquille. C'est avec les plus grands regrets que je vais m'éloigner de mon cher solitaire. Je ne pourrai le voir avant de quitter son voisinage, & je m'en afflige; il faut renvoyer ce plaisir au printemps: je vais attendre cette saison avec impatience, je languis de revoir ce beau verger; il doit être charmant dans le moment des fleurs: il est malheureux d'en jouïr seul, & de n'avoir que des idées tristes à y porter; cet homme si aimable, si intéressant, resté seul dans la solitude, me fait de la peine; mais peut-être sera-t-il plus heureux que ceux qui vont chercher la société & les plaisirs dans le fracas du monde. Je vais lui écrire pour prendre congé de lui: adieu, ma chère amie, je vous quitte pour l'être qui m'intéresse le plus après vous; j'espère de recevoir incessamment de vos lettres à la ville, je vais les attendre avec impatience; que votre amitié & votre souvenir continue de m'accompagner dans la nouvelle vie que je vais mener: pourquoi est-ce toujours loin de vous? je vous dirois bien plus souvent que je vous aime. LETTRE XIV. De la même. MA chère amie, il y a bien long-temps que je ne vous ai pas écrit. J'ai reçu votre lettre & je ne vous ai pas répondu: j'en ai été très fâchée, je vous assure: depuis mon retour à la ville, j'ai fait beaucoup de choses; j'ai été fort occupée, & je n'ai rien à vous dire; je n'ai pas cessé, cependant, de penser à vous; j'attendois quelqu'évènement intéressant pour vous le prouver, il n'en est point venu; je crains que l'amitié ne suffise pas à l'intérêt de notre correspondance; nous nous aimerons & nous ne nous dirons rien, ce n'est pas mon compte; je voudrois causer aujourd'hui avec vous, & ce que j'ai de plus intéressant à vous faire entendre est que je vous aime; cependant, je suis dans un monde nouveau. Il y a déjà quatre semaines que je suis établie à la ville, & il me semble qu'à la campagne j'aurois eu plus de choses à écrire, quoi que j'en eusse fait beaucoup moins; je crois que mes pensées valent mieux que mes actions, & j'ai peur d'être plus désœuvrée, au milieu des affaires & du tourbillon de la société, que je ne l'étois dans la solitude; le mouvement n'est pas toujours de l'occupation, ni le repos, de l'oisiveté: après les peines & les embarras d'un nouvel établissement sont venus les devoirs; après les devoirs, le renouvellement d'amitié; & ensuite, les nouvelles connoissances. Ma chère amie, j'ai beaucoup d'amies. Vous avouerai-je, que lorsque j'en fais le compte, j'en ai peur? l'amitié n'est-elle pas une espèce de religion, qui exige beaucoup de vertus, de la complaisance, de l'indulgence, de l'oublie de soi-même, & aussi de la fausseté: j'avoue que je n'aime point trop l'exercice de tout cela, vous ne m'y avec point accoutumée, & je pense que c'est vous qui me faites craindre mes autres amies; j'aimerai ma chère Sophie, & si elle me le rend mon cœur & mon amour-propre seront contens; au reste, il y a des amitiés que l'on entretient à si bon marché! & je ne veux ici que de celles-là. J'ai donc retrouvé beaucoup de mes chères amies; &, quoique nous ayons été quelques mois sans nous voir, l'affection a été la même. Ces liaisons, que l'absence ne gâte point, que l'on quitte & que l'on reprend avec la même facilité, sont bien commodes: on en jouït quand on est près, on s'en passe quand on est loin, & les démonstrations vont toujours leur train: c'est, je crois, ce qu'on appelle le la sociabilité. J'ai remarqué seulement, que ces rélations de société devenoient, dans l'occasion, de bien bonnes ennemies: oh! alors, la sincèrité & la franchise sont parfaites, & la cordialité est assurée: il doit m'être facile d'éviter ce petit inconvénient des liaisons; j'y tâcherai, & il me semble en vérité que je n'ai pas de quoi me faire une ennemie: pour mon bonheur, il ne me faut que cette seule sympathie qui règne entre nous. Vous, ma chère amie, & mon père, remplissez entièrement mon cœur: vous seuls avez ma confiance, & ces sentimens qui l'assurent pour toute la vie: tout le reste est pour moi le prochain, que je dois aimer comme moi-même, & que j'aimerai tant que je pourrai: mon malheur, c'est votre éloignement: qu'est-ce que je ferois si je ne vous écrivois pas? si je ne vous mettois pas de moitié de tout ce que je pense, de tout ce que je fais. Ayez pour moi les mêmes dispositions, & que nos cœurs s'écoutent & s'entendent toujours. Je me plains de ce que vous me parlez plus de moi, que de vous-même, & je me livre à l'intérêt que vous me témoignez, à la confiance que vous m'inspirez; je vous dis tout, & je n'ai que trop de plaisir à vous tout dire; mettez cette facilité au rang des vices que l'amitié doit supporter: je pense tout haut avec vous, & alors, il faut bien vous entretenir de tout ce que je fais. C'est cet hiver que je fais véritablement mon entrée dans le monde: jusqu'à présent, presque tous les objets se sont présentés à moi sous un aspect tout différent de ce qu'ils me paroissent aujourd'hui: je n'ai fait encore que les entrevoir, je n'ai rien vu, & j'ai voulu penser & juger; à tout moment je me trouve dans l'erreur; quelquefois je veux m'attacher à mon idée, par amour-propre; mais se trouve que les affaires vont leur train, & que je suis à cent lieues de ce que j'avois prévu, ou imaginé. Au reste, mes erreurs ne peuvent pas être bien dangereuses, mais je ne veux pas des erreurs: j'ai donc une grande opération à faire; c'est de voir, d'examiner & de réflechir après. Si vous étiez là, nous penserions ensemble: vous m'aideriez à prendre de l'expérience, & l'expérience de deux filles de vingt ans n'est pas absolument indifférente: aidez-moi de la vôtre, je vous en conjure en m'écrivant souvent: ce que j'ai fait depuis que je suis à la ville jusques à présent va assez bien à mon but, & cependant, je ne me l'étois pas proposé: c'est toujours en m'entretenant avec vous, que les réflexions naissent naturellement; elles me viennent surtout aujourd'hui, que je suis fatiguée de tout le mouvement que je me suis donné; j'en étois un peu étourdie, & j'avois besoin de repos. Ma mère, que j'ai toujours accompagnée dans les devoirs de société dont nous nous sommes acquitées, & dans les assemblées où nous avons été, s'en est aussi ressentie; sa santé est un peu dérangée, & nous gardons la maison. J'ai repassé dans mon esprit ce que j'avois fait; je n'ai pas été fort satisfaite. J'ai assez mal rempli les devoirs que je m'étois préscrits, & que je regardois comme essentiels: j'ai reçu des amitiés & des prévenances auxquelles je n'ai pas trop bien répondu; j'ai eu de certaines prétentions qui n'ont pas eu du succès; & des espérances de plaisirs, qui ont été trompées: mes idées, sur tout cela, n'ont pas été justes; on espère beaucoup, on prétend plus encore, & l'on s'attribue des droits; on s'attend à des démonstrations; on veut même inspirer certains sentimens que l'on croit mériter; l'amour-propre arrange tout cela à sa fantaisie, celui des autres n'a point été consulté, & l'on crie à l'injustice fort injustement, ou si on ne crie pas, on se promet de petites vengeances souvent bien pénibles: il vaut mieux, je pense, s'accomoder de ce qu'on reçoit généralement, & avoir même l'air de recevoir plus qu'on ne vous donne: il ne faut porter dans le monde qu'une disposition à être content de tout; les rélations & l'amitié doivent aller avec les autres affaires de la vie, que le temps & les circonstances entraînent: c'est une folie que de s'attacher aux nuances, on doit employer l'esprit & l'adresse à embellir le moment qui passe, & ne pas permettre à la sensibilité de l'empoisonner: j'ai bien quelques reproches à me faire là-dessus; j'ai repoussé des discours, qui étoient peut-être dits dans la meilleure intention du monde, & sûrement, j'ai donné quelquefois mauvaise opinion de moi. L'autre jour, par exemple, il y avoit une grande assemblée au château: j'y étois avec ma mère, le cercle étoit formé: une certaine Mad. de Miolan venoit se placer près de moi; je lui offris le fauteuil où j'étois, & je pris la chaise qui étoit à côté; elle prit ma place sans faire presque de compliment, ce qui commença à me blesser; ensuite, avec un certain ton d'affection & de complaisance, elle me parla de la campagne, & du temps que j'y avois passé; je crus qu'elle me regardoit comme une petite campagnarde qu'elle vouloit protéger, & je fus un peu plus choquée. Elle me dit, en continuant, qu'elle aimoit beaucoup la naïveté & la simplicité que l'on conservoit à la campagne, & elle ajouta, que ma coëffure étoit de très-bon goût, quoiqu'elle ne fût pas à la dernière mode, alors je fus tout-à-fait en colère; je dis en murmurant, qu'à la ville on se donnoit souvent du ridicule, en suivant trop bien la mode, & que la critique, quelquefois, tomboit sur ceux qui la faisoient: je ne sais si elle m'entendit, mais elle ajouta, d'un ton amical & affectueux; je vous assure, mademoiselle, que vous faites fort bien de montrer vos beaux cheveux, & de ne pas les cacher sous ces grands chapeaux que l'on porte aujourd'hui; je ne doutai pas que ce ne fut une épigramme, sur ce que je n'étois pas coëffée avec un chapeau à la mode: je crus qu'il m'étoit permis de la persifler, & que je me le devois même. Cette Mad. de Miolan, qui n'est plus jeune, est un peu grosse, blonde, point jolie, un visage rond, un peu rouge & bouffi; elle avoit un chapeau transparent, d'un bleu clair, qui étoit mis en arrière, & qui ne lui alloit pas trop bien. J'étois, peut-être, plus rouge qu'elle de colère, d'un ton très-piqué, je la remerciai de ses éloges; j'admirai sa coëffure; je lui demandai la permission de la prendre pour modèle; je l'assurai que le transparent lui alloit à merveille, & qu'elle devoit en faire grand cas. On vint lui parler, & notre conversation fut interrompue; elle s'éloigna en me regardant d'un air étonné qui me fit de la peine: cependant, j'aurois continué avec la même ironie, & je ne pus m'empêcher de dire ma voisine, que je connoissois un peu; ne trouvez-vous pas que Mde. de Miolan, avec son chapeau azur, ressemble à Vénus au coucher du soleil? On me répondit d'un air très sérieux, sans changer de contenance, & en agitant son évantail, que Mde. de Miolan étoit une femme très-aimable & très-respectable: je commençai bientôt à être en peine de ce que j'avois dit: je fus bien plus mécontente de moi lorsque mon père, qui je confie tout, m'eut dit que cette Mad. de Miolan étoit une de ses connoissances qu'il estimoit beaucoup, & à laquelle il avoit quelques obligations. J'ai donc la mortification d'avoir un tort à réparer; on me croit, sans doute, un mauvais esprit, & il n'est pas aisé d'en faire revenir. Oh, comme je me suis fait des reproches! Je crois, ma chère amie, que je n'ai pas de ce qu'on appelle de l'usage du monde, je veux en acquérir, & je ne sais qui prendre pour modèle, tout le monde a de l'assurance & je n'ai que de la timidité: je vois une certaine manière de faire du bruit, de dire des paroles, de n'écouter personne, qui réussit à merveille; je veux me persuader que c'est toujours assez bien faire, que d'agir comme les autres: dites-moi comment vous faites, je vous en prie, je serois bien plus heureuse si je pouvois avoir vos avis. J'ai soupé quelquefois en ville; j'ai vu du luxe, de la cérémonie, & point encore le plaisir: il y en avoit cependant sûrement; car on en parloit, & tout étoit si beau, si bien arrangé! Mon père me gronde de ne savoir pas louer & admirer: mes parens que j'accompagne ordinairement, sont toujours contens, & si je ne le suis pas autant qu'eux, si au lieu de l'être j'ai de l'ennui & de la fatigue, c'est que sans doute, je ne sais pas encore ce que c'est que les plaisirs de la société. Je croyois que l'on ne rassembloit jamais ses amis par vanité; qu'on ne mettoit point d'ostentation dans le plaisir de les avoir chez soi; & que le contentement d'être avec eux faisoit toujours naître la gayeté, & j'ai vu des soupés si beaux, qui étoient si tristes! Comme, avec notre fortune & dans le caractère de mes parens, nous n'avons point les honneurs du luxe & de la profusion, je n'ai jamais bien compris quels pourroient en être le charme & les agrémens. Si je disois tout ce que je pense là-dessus, je passerois, peut-être, pour avoir l'esprit bien neuf & bien borné. Je me formerai, je vous le promets, ma chère amie, & voici qui doit y contribuer encore. Il y a quelques jours que j'ai été à un bal, & j'aurois voulu vous consulter sur ma parure; ce n'étoit pas une petite affaire pour moi; je connoissois peu encore les nouvelles modes: je les crains & je me défie de mon goût. Je ne voulois pas me coëffer en cheveux, je n'en avois garde; je n'étois pas non plus disposée à choisir un de ces grands chapeaux, qui me paroissent plutôt faits pour la campagne que pour le bal; cependant, il fallut bien en mettre un, il étoit de gaze blanche; je le garnis de très-jolies fleurs artificielles, & je les arrangeai avec de la mousse; ma robe étoit aussi blanche, rattachée devant en festons; avec des petites roses, & j'en avois aussi un gros bouquet au côté; il me paroissoit que j'étois mise avec assez de goût; ma mère le trouva de même, & j'allai à la fête avec assez de confiance. J'eus bien un peu de crainte & de timidité en entrant, mais elle fut bientôt dissipée par la reception que l'on me fit. J'entendis un certain bruit qui n'échappe point à l'amour-propre, quand même on ne l'a jamais entendu: les hommes s'empressoient de demander qui j'étois; les femmes me fixoient d'un certain regard, qui, pour n'être pas celui du contentement, ne me faisoit point de peine. Modestement, je n'avois d'autre prétention que celle de m'amuser; je m'étois convaincue de la maxime, que pour trouver le plaisir, il faut quelquefois se persuader qu'on en a, & n'être pas difficile sur celui que l'on rencontre. Je dansois avec tous ceux qui vouloient bien me prendre; je caressois toutes les femmes; je voulus être gaye & la gayeté vint: j'étois assez contente, & j'allois, je crois, avoir de la vanité. Dans une intervalle de contredanse, un homme me parloit & me disoit de ces choses qu'on se soucie peu d'écouter, & auxquelles il faut pourtant répondre; je remarquai, derrière moi, un autre homme & une femme qui se parloient en me regardant: ils croyoient que je ne les appercevois pas & que j'étois à ma conversation. Je n'entendis point ce que le monsieur dit à la dame à l'oreille, mais je ne perdis pas un mot de la réponse: c'est sûrement, dit-elle, une campagnarde, car elle a un pré sur la tête, ou une nymphe bocagère, lui répondit-on; elle a des bosquets sur sa robe & un arbre à son côté. Je ne regardai point les personages; je rougis, & toute ma contenance se ressentit de ma petite mortification. Celui qui me parloit, s'imagina que c'étoit l'effet de ce qu'il me disoit; il se crut obligé de redoubler la galanterie de ses discours: je changeai de place pour m'informer du nom des personnes qui s'étoient amusées à mes dépens, & que je ne connoissois pas; on me dit que c'étoient des gens qui passoient pour avoir beaucoup d'esprit, qui étoient très-aimables, qui étoient venus de B*** pour le bal & qui repartoient le lendemain. Je mourois d'envie de les connoître, de leur parler & de me venger de quelque manière. Je ne pus pas les joindre, & leur critique me resta sur le cœur; mon chapeau me devint pesant, & il me sembloit que réellement je portois un pré sur ma tête: insensiblement, je jetai la moitié de mon bouquet: cependant, l'homme avec lequel j'avois commencé la conversation, ne m'avoit pas quittée, il continuoit de me parler, & il suivoit son idée; j'eus beau protester que je n'avois pas entendu un mot de ce qu'il m'avoit dit, il se persuada que c'étoit une défaite; il ne cessoit de me persécuter de flatteries & de protestations de sentimens. Dans ce moment, je rencontrai les regards de Mlle. de Mirfort, qui avoit l'air de s'entretenir de moi avec M. de Marville, avec qui j'avois dansé deux ou trois fois. Le bal me devint insupportable, & je me suis retirée beaucoup plutôt que je ne comptois. Dès que j'ai été chez moi, j'ai vîte ôté mon chapeau, j'ai cherché le prétendu pré, dont l'idée ne m'avoit pas quittée; j'ai trouvé que la mousse & les petites fleurs, comme je les avois arrangées étoient très jolies. Je n'ai rien vu de ridicule dans le reste de mon habillement; j'ai décidé que les bonnes gens qui avoient critiqué, avoient le goût très-mauvais, & comme ils étoient d'une ville allemande, j'en accusai toute la nation; cependant, je ne cessai point de penser à cette critique, &, en sommeillant, j'entendois toujours le mot de pré & de bosquet. Les éloges que tant d'autres personnes avoient donnés à ma parure étoient effacés; c'étoit inutilement que je me les rappelois, une petite plaisanterie avoit tout anéanti; je ne fus pas plus heureuse en dormant, & je fis un rêve où il fut encore question de pré. Je vis une grande femme, qui avoit une taille majestueuse; au travers d'un voile qui la couvroit, je pouvois distinguer la beauté de ses traits; à ses pieds étoient toutes sortes d'animaux qu'elle paroissoit nourrir, & d'une de ses mains, elle répandoit des graines qui devenoient des plantes & des fleurs en tombant à terre. Elle me montra une prairie, émaillée des fleurs les plus fraîches & les plus brillantes; elle me dit, d'une voix douce, & qui alloit au cœur: je vous donne cette prairie, c'est elle qui doit faire le sort de votre vie; tout dépend de la manière dont vous jouïrez des fleurs dont elle est embellie. Si vous les cueillez sans ménagement, sans délicatesse; si vous les fauchez avec l'ardeur d'en jouïr, elles deviendront des ronces & des épines, dont vous ne pourrez pas vous débarrasser. Si vous les négligez; si vous les laissez fâner par fierté ou par indifférence, elles produiront un chaume & des chardons défagréables, & que vous ne pourrez jamais remplacer. Employez votre esprit & votre intelligence à cultiver ces fleurs, & à les cueillir de manière qu'elles se succèdent, & qu'elles renaissent continuellement. Défiez-vous de celles dont l'éclat vous éblouït; cherchez plutôt celles qui se cachent humblement sous l'herbe, l'odeur en est toujours plus agréable. Mon rêve a été interrompu, je me suis réveillée; j'ai trouvé quelque chose de moral dans ce songe; je voulois vous l'écrire tout de suite, & puis je n'y ai plus pensé. Je dois vous parler de Mlle. de Mirfort; nous nous sommes revues avec amitié, mais comme je ne veux être ni dupe, ni confidente, il y a eu entre nous un peu de réserve & de cérémonie, ce qui a arrêté l'intimité. Je ne puis vous dire que les bruits publics; elle en est devenue l'objet. On cause, on raconte des circonstances: partout ils paroissent arrangés ensemble; & si Mr. de Flamacour est assidu et empressé, Mlle. de Mirfort ne paroît pas moins sensible. On juge que l'inclination est au moins réciproque; les bons esprits sont persuadés que le mariage est conclu, & on discute les convenances; on a de la peine à les trouver, parce qu'il y a fort peu de fort une de part & d'autre, & que les Flamacour ont beaucoup de fierté & d'ambition; on me demande quel-quefois quand est ce que mon amie se mariera. On m'a répété si souvent ce mot d'amie, quoique dans ce moment je n'en aie point l'allure ni la contenance, que j'ai cru être obligée d'en remplir encore une fois les devoirs. Je résolus de parler à Mlle. de Mirfort des bruits qui courroient, & de l'avertir du mauvais effet que sa conduite faisoit dans le monde. Un matin je pris mes coëffes & mon manteau; je mis un très beau sermon dans ma tête, & j'allai chez elle dans l'intention de le débiter, & de lui dire les choses les plus amicales, que je croyois les plus nécessaires; elle parut d'abord enchantée de me voir; elle me fit les plus grandes démonstrations d'amitié. Quand je vins à l'objet de ma visite, son air & son ton changèrent un peu; elle parut d'abord étonnée; ensuite, elle me dit avec un sourire ironique: oui, je sais que l'on trouve très-extraordinaire que Mr. de Flamacour me soit un peu attaché; on voudroit que je l'éloignasse. J'ai remarqué que bien des femmes souhaiteroient charitablement de m'ôter cet embarras. Je sais, là dessus, ce que j'ai à faire, & si le Public veut s'amuser de ce qu'un homme me témoigne quelque préférence, je ne peux pas l'en empêcher. Je suis bien fâchée, je vous assure, que mes amies s'ennuyent, & n'obtiennent pas aussi des préférences: quand cela leur arrivera, je les laisserai bien tranquilles, par ce qu'on juge toujours mal de ce qui appartient aux autres. Je voulus lui représenter que je ne voulois parler que des apparences, & d'une certaine conduite sur laquelle le Public formoit ses jugemens; que s'il s'agissoit d'un mariage, il ne falloit point avoir l'air d'une intrigue. D'une intrigue, ma chère? reprit-elle fort aigrement; je crois qu'il n'y a que ceux qui peuvent en faire & en avoir, qui soient capables de la soupçonner: je lui dis qu'elle avoit raison, je l'embrassai & je m'enfuis bien vîte. Je me reprochai ma bêtise & mon zèle indiscret; je me promis de mettre à profit l'expérience que je venois de faire sur les démonstrations d'amitié que l'on se demandoit pas: je fus convaincue que pour donner les avis les plus importans, il faut au-moins en être sollicitée. J'ai continué de voir Mlle. de Mirfort à-peu-près comme auparavant, & nous sommes ensemble comme si je n'avois point donné d'avis, ce qui est bien une preuve de bons sentimens. J'aurois beaucoup de peine à vous dire ce que je pense de ce mariage, & quelles sont nos conjectures là-dessus: il vaut mieux se taire que de se tromper. Mr. de Flamacour n'est point un homme aimable, il a peu d'esprit & d'agrémens, & dans ce que j'ai vu de lui, il m'a paru assez persuadé qu'il méritoit d'être aimé, & trouver très-naturel de l'être. Il se donne négligemment la peine de plaire, & paroît croire avoir toujours réussi: scrupuleux observateur des usages du monde, il s'imagine que c'est ce qui caractérise l'homme de condition, & que c'est avoir assez d'esprit, que de savoir la nouvelle qui court, de deviner l'enigme du mercure, & de juger le livre nouveau sans l'avoir lu. Je ne voudrois pas décider là-dessus de la solidité de ses sentimens pour Mlle. de Mirfort; j'entends dire que sa famille murmure contre les bruits de ce mariage, & j'en suis choquée pour mon amie; mais, ma chère amie, au lieu de vous parler des conquêtes des autres, je pourrois me vanter des miennes, & je ne sais comment j'y pense si tard; peut-être en parlera-t-on aussi; cependant, je n'en suis point en peine; je suis sans inquiétude, & vous en conclurez ce qu'il vous plaira. Nous avons déjà parlé de Mr. de Marville, il a continué les assiduités qu'il avoit commencées à la campagne; trois fois il m'a donné la main; trois fois il a dansé avec moi; trois fois j'ai vu qu'il avoit envie de me dire quelque chose; trois fois il a balbutié en me répondant, & très-souvent il a été de mon avis. N'est ce pas là ce qui indique le vrai commencement d'une passion? & ne puis-je pas me douter, là-dessus, des impressions que j'ai faites. Ce Mr. de Marville, que vous connoissez, redouble ici d'élégance; il est toujours parfaitement poudré & frisé; il a toujours les plus belles manchettes; il porte deux montres, avec de grandes & belles chaînes, qui font beaucoup de bruit; il manie une canne avec toutes les grâces; son mouchoir répand dans l'air un parfum délicieux; il parle de tout & ne s'occupe de rien. Il dit les plus jolies choses en jouant sur les mots; sa conversation est une suite de sons qui remplissent l'oreille; enfin, ma chère amie, c'est un homme charmant; une conquête dont une jeune personne doit être flattée. Je n'ai pas encore bien consulté ma vanité là-dessus; je verrai d'abord si je fais des jalouses; ensuite, s'il a des rivaux, je serois fâchée qu'il fut seul: après cela, suivant l'effet qui en résultera, je le maltraiterai plus ou moins, & de manière que lui ne sache que croire & les autres que penser. L'essentiel sera de s'en amuser & d'en rire, c'est le parti que je voudrois en tirer; mais je vois que vous ne m'approuvez pas, & votre raison me condamne; vous voudriez que j'eusse une façon de penser plus solide & plus essentielle, & déjà vous voudriez me demander la fortune, le caractère, les convenances. Elles y sont toutes, ma chère amie; mais je ne m'en soucie pas; je ne m'en soucierai jamais. Jamais je n'ai été moins disposée à renoncer à mon systême; je suis heureuse, je suis contente; je ne veux point d'incident dans ma vie, elle va si bien! & Mr. de Marville ne la dérangera pas. Il cherche avec attention les occasions de parler de vous; il plaisante notre amitié & il fait l'éloge de mon amie; il voudroit la connoître beaucoup; il souhaiteroit qu'elle sut ici: qu'est-ce que cela lui fait. En vérité, je ne sais pourquoi je vous en parle, c'est bien le besoin & l'habitude de vous dire tout, qui en est la cause. Ne faites aucun cas de cette confidence, je vous en prie. On parle de jouer la comédie en société: c'est Mad. de Taninge qui met tout en train; elle veut arranger un théâtre chez elle. Nous devons former une troupe bien unie; il y aura un accord parfait, on s'entendra à merveille: surtout, elle ne sera composée que d'amies & de bons amis Les femmes demandent, à grand cri, ce Mr. de St. Ange, dont j'ai entendu parler quelquefois; elles disent qu'il est un acteur excellent; qu'il entend le théâtre, lit & joue la comédie à merveille; il a vu les meilleurs acteurs à Paris. On ne parle jamais de cet homme qu'avec éloge; on loue sa figure, son esprit, son caractère; il paroit avoir des rélations d'amitié avec toutes les femmes, & les hommes ne contredisent point le bien qu'elles en disent. Mr. de Marville est son ami, il veut absolument me le faire connoître, & quelquefois il dit qu'il craint que je le connoisse: en vérité, je suis presque curieuse de voir cet homme rare, ou plutôt je me défie de ces réputations générales, qui souvent ne sont dues qu'à une espèce de singularité qui amuse & qui ne blesse point l'amour propre des autres, & déjà je n'aime point du tout cet homme aimé de toutes les femmes. Mademoiselle de Mirfort, qui veut être de tout, sollicite des rôles; elle prie que l'on choisisse un drame, & qu'elle puisse y jouer un rôle à sentiment: d'ailleurs, elle veut tout apprendre, & elle demande que tout le monde la fasse répéter; on laissera ce soin à Mr. de Flamacour. Il n'est pas sûr qu'il soit de la troupe, & comme il attend qu'on l'en prie, il y a déjà une petite cabale pour ne pas lui en parler. Il n'y a aujourd'hui que cela de réel dans ce projet, qui n'a pas encore beaucoup de consistance; il est même possible qu'il ne s'exécute point; je n'y ferai ni opposition ni encouragement. Le plaisir de jouer la comédie en société m'a toujours paru un peu pénible; il exige & il entraîne trop de choses. A mes yeux, le mérite du plaisir est de naître sans peine, & de ne pas intéresser trop l'amour propre; & ici, il me semble qu'il joue toujours gros jeu: dites-moi ce que vous en pensez; j'y renoncerois si vous le condamniez. Mes parens me laissent une entière liberté; il me semble souvent que mon père m'étudie beaucoup plus qu'il ne me conduit; cela m'inquiette, & je lui en fais quelquefois le reproche. Il me dit, que, dans beaucoup de choses, il faut s'instruire par l'expérience, & que les fautes apprennent mieux à connoître les hommes & le monde que les leçons, & l'on diroit qu'il ne seroit pas fâché que je fisse des fautes. Il croit que parce qu'il a formé mon cœur & mon caractère, il peut se reposer sur eux, & il me laisse absolument maîtresse de toutes mes actions. Il prétend qu'à vingt ans une femme doit être capable de conduire elle & les autres; il ne veut pas que sa fille, pour l'éducation de laquelle il s'est donné tant de peine, le fasse revenir de cette idée; je suis quelquefois étonnée de cette bonne opinion qu'il a des femmes. Quels sont donc leurs moyens de gouverner, elles qui ont si peu de force; il est vrai que cette idée de mon père ne se soutient pas toujours également, & que le plus souvent, il regarde les femmes comme des êtres bien foibles. C'est une grande douceur pour moi, ma chère amie, que de causer & de raisonner avec mon père; j'ai pour lui une confiance entière; c'est un ami tendre, avec lequel je pense; qui m'instruit, qui combat mes idées, sans me faire sentir le poids de l'autorité. Je retrouve avec qui le calme & la tranquillité que les petits intérêts de l'amour-propre, que les petites passions font perdre quelquefois. On est souvent mécontent de soi même & encore plus des autres, & avec les réflexions d'un ami de sang froid, on se racommode avec tout le monde. Dites-moi, je vous prie, si vous éprouvez les mêmes sentimens que moi; je le voudrois pour l'honneur de mon caractère & de ma sensibilité. Vous me parlez de vous d'un manière si simple; vous paroissez même vous en occuper si peu, que je ne devrois pas vous parler autant de moi. Je me laisse aller à l'espoir de vous intéresser à tout ce que je fais, & je reste avec le désir de m'occuper de tout ce que vous faites; je vois que vous êtes heureuse de votre simplicité & de votre insensibilité dans le courant de la vie; je voudrois vous montrer que je le suis aussi, avec ma manière de voir & de sentir. Nous le serons toujours, je crois, quoique nos idées & nos caractères soient un peu différens; mon bonheur ne pourroit exister sans le vôtre; il n'y en auroit surtout point pour moi, si vous ne m'aimiez pas presqu'autant que je vous aime: adieu, ma chère amie. LETTRE XV. De la même. ENfin, ma chère amie, vous me parlez un peu de vous; il me semble, en vérité, que c'est la première marque d'amitié que vous me donniez. Jusqu'à présent j'ai dû me contenter de vous deviner, & de juger de vos actions par ce que je connois de votre caractère. Vous avouerez que je ne vous donne pas la même peine; je ne laisse rien à faire à votre pénétration, je vous dis tout. Vous m'avez donné de la crainte sur l'opinion que vous pouvez prendre de moi; je me rassure en vous montrant ce que je pense & en vous disant ce que je fais. Vous m'avez accusé de singularité, & je ne veux pas être singulière, je ne veux pas non plus être confondue avec le commun des femmes, & me voilà très-embarrassée de ce que je veux être; je n'ose plus en décider, vous me jugez si sévérement! Je comprends, par ce que vous me dites, ma chère amie, que le monde est partout le même; que partout on mène, à-peu-près, la même vie, & que s'il y a quelques différences dans les heures, il n'y en a point dans les actions; partout le désœuvrement fait le besoin de la société, & quand on a mis son désœuvrement avec celui des autres, on croit avoir fait quelque chose: n'est-ce pas une grande réflexion que je fais là? réfléchir est une habitude, une disposition, ou un défaut, si vous voulez que je contracte avec mon père. Je parle avec lui comme je vous écris, & il en résulte des raisonnemens & des réflexions; je n'en suis pas toujours contente, & ce qui me dérange le plus; ce sont certaines véritée que je voudrois qui n'existassent pas, & auxquelles je ne veux pas me soumettre. Mon père a une philosophie, & une raison qui gâtent les plus jolies apparences; il m'arrache toujours quel-qu'illusion; mais j'y reviens en cachette, & je trouve toujours compagnie pour m'en applaudir: ce n'est pas de vous que j'attens cette consolation. Vous mettez dans votre train de vie une simplicité, qui vous tient si près de la raison, que jamais vos idées ne s'en écartent; je vois que votre amour-propre & votre sensibilité ne sont attachés qu'aux choses essentiellles, & point aux petits intérêts & aux petites passions; vous portez si peu de prétention dans le monde, que celles des autres y sont toujours à leur aise; mais vous n'y perdez rien, ma chère Demoiselle, & il se trouve que c'est vous que l'on aime, que c'est à vous que l'on s'attache; les autres se sont remarquer, & c'est vous que l'on recherche. On ne vous citera jamais, ni pour le bruit ni pour les modes, mais votre éloge sera dans tous les cœurs: je voudrois bien espérer que tout cela ne sera pas sacrifié au bonheur de quelqu'un. Je le prévois, quelqu'un se mettra entre mon ami & moi, & votre raison vous fera embrasser tous les devoirs de la vie, comme une suite naturelle de l'humanité: si cela doit arriver, dites-le moi un peu d'avance, je vous en conjure; je voudrois connoître toutes les nuances des sentimens que votre cœu{?ß} éprouvera; je voudrois savoir les jouïssances que laisse la raison, & il me semble qu'il n'y a que vous qui puissiez me le dire. Vous me parlez si indifféremment de toutes les personnes que vous voyez, que je ne puis rien distinguer. Est-ce donc que vos affections sont égales pour tout le monde. Irions nous au même but avec des façons de penser si différentes? Je n'ose m'en flatter & je présume que cet hiver ne se passera pas sans quelqu'évenement qui changera votre sort; j'en tremble & je ne veux pas y penser. J'avois bien raison, ma chère amie, de me défier de cette belle réputation de ce Mr. de St. Ange, dont j'avois entendu parler quelquefois; j'apprends tous les jours à avoir de la défiance sur ce qu'on entend, & sur-tout sur le jugement que l'on porte des autres. Ce Mr. de St. Ange, que l'on disoit être si aimable, qui a tant de qualités & de vertus, n'est, suivant moi, qu'un être bien commun; sa figure, il est vrai, a quelque chose de noble, & sa physionomie de l'expression & de la finesse; sa voix est agréable, elle est douce & touchante: au reste, je ne l'ai pas bien regardé. Il se trouva, il y a plusieurs jours, chez Mde. de Cleri, chez qui je faisois une visite de cérémonie; je ne savois point qui c'étoit, & comme il avoit un air très-indifférent & fort peu attentif, j'y fis aussi très-peu d'attention; il eut la bonté de sourire deux ou trois fois, & je n'en fus que plus sérieuse; je ne parlai & ne répondis qu'à Mad. de Cleri, & comme son air d'inconnu & d'inattention dédaigneuse m'incommodoit, je fis la visite beaucoup plus courte; Je me refusai à toute espèce de curiosité, & j'ignorerois encore son nom, si, l'autre jour, il n'étoit pas venu déranger une très-jolie soirée que nos passions chez Mde. de Taninge. Il n'y avoit que peu de monde; nous avions pris le thé assez gayement: on agitoit si on joueroit au wisk ou si on feroit une lecture. Mr. de Marville, qui, par hazard, avoit été assez aimable ce soir là, tâchoit d'arranger ce qui pourroit plaire à tout le monde: on alloit prendre un parti; tout d'un coup on annonce Mr. de St. Ange; toutes les femmes se recrierent, & dès qu'il fut entré toutes lui dirent quelque chose, toutes lui firent des questions. Il venoit de la campagne, il avoit fait mauvais temps, on étoit en peine de sa santé, on vouloit savoir ce qu'il avoit fait, ce qu'il feroit: c'étoit l'intérêt que l'on prend à un frère, à un ami très intéressant. Tout cela fut reçu avec une tranquillité qui sembloit encore animer les expressions de l'amitié; je regardois en silence & en souriant. J'avois déjà dit n'est-ce que cela? & je le disois encore, lorsqu'au milieu d'une conversation assez indifférente, & qui étoit toute adressée à Mr. de St. Ange, Mr. de Marville s'approcha de moi, & me dit, d'un air content & à demi voix, je veux vous présenter mon ami; je le lui défendis; vous le trouverez charmant, continua-t-il, j'en suis sûr; je l'assurai que j'en étois fort éloignée, que je n'aimois pas les nouvelles connoissances, & que, surtout, je ne voulois pas faire celle-la. Ah, vous avez de la prévention, mademoiselle, me répondit-il, mais vous en reviendrez. ..... Je me promis bien de n'en pas revenir. Je me suis éloignée de la conversation, je ne voulois y prendre aucune part; je voulois éconter & juger. Mr. de St. Ange jeta à peine les yeux de mon côté; il pensa, sans doute, qu'une femme qui témoignoit aussi peu d'empressement de l'entendre & de le connoître, ne méritoit pas son attention. On s'entretint de plusieurs sujets, & particuliérement de la comédie que l'on vouloit jouer. J'avoue que sur tout cela il dit des choses agréables; il fit voir du goût & de l'esprit, mais d'une manière si froide & si indifférente, qu'il sembloit n'y mettre aucun prix; cependant, ce qu'il disoit occasionnoit des pensées & de la gaïeté; il sembloit qu'avec sa conversation, tout le monde avoit plus d'esprit, que l'on étoit plus occupé de ce que l'on disoit & de ce qu'on écoutoit; les objets étoient plus importans, plus développés, & on ne pensoit ni à lire ni à jouer. Il est singulier qu'un homme puisse influer autant sur la société: enfin, il s'en alla, & on s'occupa encore de lui. Il demeure ici chez une sœur, dont il a fait le mariage; mais il est beaucoup à une campagne assez éloignée, & dont il se fait une grande occupation depuis quelque temps. Ce qui fut pour moi très-extraordinaire, c'est que toutes les femmes qui étoient là paroissoient prendre à lui un très grand intérêt. Il est vrai que l'on cita plusieurs traits d'humanité & de générosité qu'il avoit donnés & qui étoient estimables; mais quelle nécessité, à toutes ces femmes, de témoigner autant d'amitié. On le presse de prendre un rôle; il retourne à sa campagne, je crois qu'on ne le reverra pas; il a sans doute une assez mauvaise opinion de moi, & j'en suis bien aise. Voilà deux fois que je le vois, il n'a pas daigné m'adresser la parole; cela m'est bien égal, & j'ai une vraie disposition à en rire. Ce qui m'intéresse davantage, c'est la connoissance de deux Anglois, avec lesquels nous nous trouvons tout d'un coup en relation, par une circonstance singulière. Je ne sais, si, pendant que vous étiez avec nous, vous nous avez entendu parler d'un parent que nous avons en Angleterre. Mon père avoit une tante qui s'y est mariée; elle a eu une fille, cette fille a eu un fils, ce fils, qui s'appelle Oldcomb, est resté seul de toute sa famille; nous sommes ses plus proches parens; il vit dans une campagne à plusieurs lieues de York. Mon père, autrefois, lui a écrit; il n'a jamais eu de réponses. Toutes les démarches qu'il a faites pour se mettre en relation avec lui ont été infructueuses, & il n'y pensoit plus: avant hier, on nous annonce deux Anglois, qui veulent parler à mon père; nous fûmes très-étonnés. Quand ils furent entrés, le plus âgé des deux nous dit: qu'il vient de la part de Mr. Oldcomb, qui l'a chargé expressément de prendre des informations de ses parens de Germosan, qu'il souhaite de savoir, autant qu'il se pourra, tout ce qui les regarde, & qu'il demande d'avoir leurs portraits; là-dessus, il sort de son porte-feuille un papier, qu'il nous lit en Anglois; mon père l'entend assez pour comprendre ce qu'il lit. Le papier contenoit à-peu-près, ces termes: „Je prie mon ami, Mr. Allwell, „dans le voyage qu'il va faire en „Suisse, de prendre des informations „de mes parens de Germosan, qui de „meurent à Yverdon. Je lui demande „de les voir, & de me faire savoir „tout ce qu'il aura appris d'eux. Je „lui donne la commission particulière de faire faire leurs portraits; „celui du père, de la mère & de „leur fille; il me les fera parvenir le plus promptement qu'il lui sera „possible, & il les adressera à Mrs. „Atkins & Compagnie à Londres. „J'espère que mon bon ami Allwell „me donnera ce signe d'amitié. Je suis „le sien.„ Oldcomb. La commission nous parut singulière de la part d'un homme qui avoit refusé d'entretenir avec nous aucune relation; nous en parlâmes assez long-temps. Mr. Allwell nous dit que son ami, Mr. Oldcomb, avoit un peu de bizarrerie dans le caractère, qu'il avois environ cinquante-huit ans, qu'il vivoit seul, dans une campagne à trente milles de York; que cette campagne étoit très-belle, mais qu'il n'en prenoit aucun soin; que sa fantaisie, ou plutôt sa folie, étoit de laisser venir tout ce qui vouloit croître; de ne rien couper, rien tailler, ni herbe, ni arbre, ni buisson. Il y avoit autrefois des vergers & des plantations que l'on a laissé venir en toute liberté; en-sorte que la maison est au milieu d'une espèce de bois touffu, qu'on a assez de peine à percer pour y arriver. Mr. Oldcomb ne veut point de jardin; il ne mange de légumes que ceux qui croissent naturellement parmi les herbes sauvages. On ne seme ni ne plante jamais rien chez lui; les chevaux, les vaches & les moutons paisent librement partout, sans être ni conduits ni gardés. Il y a, dans plusieurs endroits de la campagne, des couverts fort grands, où ces animaux se retirent à leur volonté, & où on peut prendre le lait quand on en a besoin, & les chevaux quand on veut s'en servir; d'ailleurs il aime beaucoup la société, il a des amis qu'il va voir souvent, & l'on est fort agréablement dans sa maison où l'on est toujours très-bien reçu. Quand on le plaisante sur la manière dont il tient sa campagne, il dit qu'il veut se rapprocher de la nature autant qu'il le peut, que la vraie manière de jouïr de la liberté est de laisser tout libre. Mr. Allvell nous ajouta encore, que cette campagne dont le terrein étoit excellent, avoir l'air d'une isle fertile, nouvellement découverte, où des hommes ne se roient jamais entrés; que cet aspect avoit quelque chose de romanesque & d'intéressant qui plaisoit beaucoup. Le seul soin qu'avoit Mr. Oldcomb, étoit de tenir sa campagne extrêmement fermée par de grands fossés & des haies fort épaisses. Les chevaux, les vaches, les moutons s'y multiplioient à leur volonté, on avoit soin seulement de garnir, pendant l'hiver, les couverts de fourage & de litière, & deux ou trois domestiques étoient préposés pour pourvoir à leurs besoins, sans les gêner jamais. Cette description nous amusa beaucoup, & nous en demandâmes tous les détails qui purent satisfaire notre curiosité. Mr. Oldcomb avoit bien voulu se marier, mais il auroit souhaité qu'une femme fut venue librement d'elle-même se mettre dans sa maison, & qu'une bénédiction, en plein air, eut fait toute la cérémonie. Il jouït d'environ quinze cent à deux mille livres sterling de rente. Nous agitâmes ensuite la question des portraits; Mr. Allwell insista extrêmement pour les obtenir; en vérité, ma chère amie, je ne serois point fâchée que mon portrait fut dans cette maison de liberté. On n'y mettroit sans doute ni cadre, ni glace, de peur de le gèner; je crois que je voudrois y être aussi en personne; quoiqu'il en soit, j'aime mon cousin Oldcomb à la folie; mon père n'est pas encore décidé s'il nous fera peindre; si on fait mon portrait, j'aurai soin qu'il soit extrêmement flatté. J'aime le plein air; en attendant je veux apprendre l'anglois. Cet événement n'a cessé de nous occuper depuis deux jours; cinquante-huit ans, deux mille livres sterling de rente, ses plus proches héritiers, nos portraits; tout cela nous a donné beaucoup à penser. y a ici un peintre, & qui fait de fort bonnes ressemblances. Je presse mon père. Mr. Allwell & Mr. Iberton, son ami ou son élève, doivent revenir aujourd'hui; j'espère que l'on se décidera, & que l'on commencera les portraits des demain; j'aurai d'ailleurs un vrai plaisir de faire peindre ma mère, qui a une si belle physionomie; elle est bien de l'avis que l'on fasse les portraits. Il y avoit plusieurs jours que je n'avois vu ni entendu parler de Mlle. de Mirfor; j'y ai envoyé, on m'a dit qu'elle étoit malade; je quitte ma lettre pour m'habiller & pour y aller cet après midi; je veux aussi passer chez le peintre; je viendrai recevoir nos deux Anglois, ensuite je fererai ma lettre. Adieu, ma chère amie, jusqu'à ce soir. Je n'ai pas pu l'éviter, cette connoissance, dont je ne me souciois point, il a fallu la faire malgré moi; au reste, je n'y ai pas beaucoup de regret; j'étais peut-être injuste avec ce Mr. de St. Ange, je croyois sa réputation usurpée comme tant d'autres; mais, en vérité, il est assez aimable; il étoit chez Mlle. de Mirfor avec Mr. de Marville. j'ai été d'abord très fâchée d'y trouver cette compagnie; Mlle. de Mirfor étoit enveloppée dans ses coëffes & parle peu, j'ai été forcée de faire seule la conversation, Mr. de St. Ange y a mis beaucoup d'agrément & de gaïeté. Il était moins distrait, il a eu des attention pour tout le monde, il étoit poli & modeste; il relevoit avec beaucoup d'esprit, de gaïeté & d'intérêt les choses les plus simples de la conversation; il les rendoit piquantes. Il plaisanta sur les connoissances que je ne voulois faire; je compris que Mr. de Marville l'avoit instruit de ce que j'avais dit à son occasion. Mr. de Marville devenoit sérieux à mesure que Mr. de St. Ange étoit plus gai & plus poli; bientôt, il ne se mêla plus de la conversation que par monosyllabes. Le père de Mlle. de Mirfor, qui étoit sorti un moment après mon arrivée, rentra; je pris cette occasion pour m'en aller, Mr. de Marville voulut absolument m'accompagner; il me dit beaucoup de choses, pendant les- quelles je fus absolument distraite: cependant, comme il falloit répondre, je disois de temps en temps, oui & non; mais je crois que c'étoit beaucoup plus à ce que je pensois qu'à ce que j'écoutois. Je fus fort étonnée qu'en me quittant, Mr. de Marville me dit: en vérité, mademoiselle, si vous avez pensé ce que vous venez de me faire la grâce de dire, je vous le ferai répéter; les petites lueurs sont pour moi de grandes espérances. Je voulus répondre, mais il étoit déjà éloigné; je ris au moins assez fort pour qu'il put l'entendre. J'avois un trouble dans l'esprit, dont je ne fus tirée que par ce que je trouvai, en entrant, les deux Anglois avec mes parens. Les portraits sont décidés, le peintre vient demain matin commencer celui de ma mère, le mien se fera le dernier. Je pense déjà au costume; dites-moi vos idées, je vous en conjure; il faut bien se garder, avec cet Anglois qui aime si fort la nature de prendre celui de la mode actuelle: au reste, il est dans la nature que le femmes se mettent à la dernière mode, & je la suivrai, autant qu'il me conviendra. Il faudroit un arrangement de cheveux bien simple, bien naturel; un chapeau cacheroit trop le front & les yeux; il ne faut pas avoir l'air de vouloir cacher ses traits. Mon cousin voudroit, peut-être, que je laissasse mes cheveux comme il laisse venir ses arbres; enfin, ma chère amie, j'ai un véritable amour-propre sur mon portrait; je veux qu'il plaise à mon cher parent; mais peut-on savoir ce qui plait à un homme bizarre. Les deux Anglois ont pris le thé avec nous; Mr. Allwell est un homme très-instruit; il n'est point le gouverneur mercenaire d'un élève imbécile, c'est un ami qui en développe le caractère dans toutes les occasions. Il a beaucoup voyagé, & sa conversation est intéressante; il a des idées singulières sur les loix, sur l'éducation, sur les femmes; il prétend qu'elles ne s'attachent jamais que par amour-propre. Comme je n'ai pas trop raisonné sur l'attachement des femmes, je ne me suis pas embarrassée de ses idées; mais qu'en pensez vous, ma chère amie, il me semble que les Anglois ont une manière de raisonner qui impose, & qui inspire une certaine confiance. Nous verrons souvent ceux-là pendant leur séjour ici; & à l'occasion des portraits, j'en tirerai parti pour mon instruction angloise. Adieu, ma chère amie; amusez-vous de tout ce que je vous dis, ou je me reprocherai de vous dire tout. LETTRE XVI. De Laure à Sophie. HElas, ma chère amie, c'est encore de moi que je vais vous parler; j'ai à vous raconter une histoire, une aventure, un événement; ce qu'il vous plaira. D'abord, j'en ai ri; ensuite, j'en ai été un peu affectée; à présent, j'ai de l'inquiétude sur ce que j'ai fait: je crains de ne m'être pas bien acquitée de ce que je voulois faire. J'ai ri, parce que je me suis promis de m'amuser de certaines choses, ordinairement très importantes pour les femmes; je me suis laissée affecter, par ce qu'il y a une espèce de sensibilité d'amour-propre, dont on ne peut pas toujours se débarrasser & si je suis en peine, ce n'est pas du parti que j'ai pris; c'est de savoir si j'ai assez bien dit, assez bien fait ce que je voulois: au reste, je pense que dans les affaires de la vie, qui exigent une certaine conduite, il n'y a qu'à suivre la vérité, & être bien d'accord avec sa volonté; rien ici n'a été plus facile pour moi. Ce Mr. de Marville, dont je plaisantois avec vous, & auquel j'étois résolue de faire fort peu d'attention; eh bien, il n'a pas voulu se contenter de cela, il a voulu être sérieux; il s'est attaché tout de bon; il s'est acharné à vouloir me plaire; il a eu de cet empressement contre lequel on ne peut pas se défendre; de cette politesse qui est toute simple aux yeux des autres, & qui est tout ce qu'on peut pour celle qui en est l'objet. Tantôt c'étoit une crainte respectueuse, ou une timidité qui laissoit voir l'envie de n'en point avoir; & puis de l'embarras, & puis des assiduités, & puis une attention à épier tout ce que je disois, tout ce que je faisois; de l'adresse à tirer parti de tout. Il ne manquoit jamais l'occasion de faire un étalage de grands sentimens, que je pouvois prendre pour moi. Je me suis reposée sur mon indifférence pour répondre à tout cela; il me semble bien que l'ennui que je ne cachois pas, ou la gaïeté avec laquelle je supportois tout, en avoit le caractère; je n'ai pas plus dissimulé l'humeur & l'impatience lorsqu'on vouloit me forcer à écouter. Malgré cela, & le froid extrême qu'il éprouvoit de ma part, il ne s'est point rebuté, il est allé son train, il a voulu former des relations avec mes parens, il a cherché à se faire connoître & à leur plaire. Il paroissoit content d'être avec eux, & il témoignoit de la confiance à mon père, qui quelquefois m'en parloit sérieusesement: je répondois en plaisantant & en témoignant le plus grand éloignement. Il y a plus de deux mois que tout cela dure, &, en vérité, je ne saurois vous le conter plus en détail; j'ai tout oublié. Je n'ai été affectée de rien, & sur certaines choses, je crois que la mémoire tient à la sensibilité. Avant hier, je passai la soirée chez Mde. de Cleri; il y avoit beaucoup de monde: Mr. de St. Ange y parut un moment lorsque l'on étoit en jeu; on le remarque aisément à sa figure distinguée; il se mit derrière ma chaise pendant que je jouois; je ne sais pourquoi j'en eus une espèce d'inquiétude & d'embarras; je voudrois que cet homme ne crut pas que je l'admire comme toutes les femmes, & je voudrois le lui témoigner. Je fis ceux grosses fautes au wisk, mon partner s'en plaignit; je soutins que j'avois très-bien joué, on voulut rendre Mr. de St. Ange pour juge, je dis que je ne voulois point de juge; je crois, en vérité, qu'il avoit aussi l'air embarrassé, je n'entendis point ce qu'il dit en s'en allant; mais le mot de fierté, prononcé avec un ton d'indifférence, frappa mes oreilles; est-ce donc que je serois fière? je ne croyois pas avoir ce défaut, je pense que c'est un vice, & je ne veux pas l'avoir; je serois même très-fâchée d'en être accusée: ne trouvez-vous pas que j'ai raison? Mr. de Marville s'approcha dans ce moment, il avoit l'air plus sérieux & plus occupé qu'à l'ordinaire; il ne joua pas, il fut toujours à côté de moi. Au travers de ce qu'il me disoit, sur mon jeu & sur d'autres sujets, il y avoit des mots qui marquoient, ou qu'il avoit un grand dessein, ou qu'il avoit fait une action importante, dont il attendoit beaucoup. Je n'y fis pas beaucoup d'attention, non plus qu'à la manière dont il me laissa aller sans me donner la main, sans m'accompagner. Je m'en suis rappelée depuis: ces petits détails, auxquels je vois souvent donner du prix, & auxquels j'entends quelquefois que mes amies sont sensibles, m'échappent toujours & ne me frappent jamais. J'ai renoncé à être sentimentale dans le monde; j'y vais avec l'intention de m'amuser & l'envie de plaire, & je n'examine pas trop jusqu'à quel point j'y réussis. Je revins donc chez moi avec la tranquillité que laissent ordinairement les choses indifférentes. En entrant le soir dans ma chambre, je vis sur la cheminée une petite lettre, qui avoit une jolie enveloppe, bien pliée, bien cachetée; je demandai qui l'avoit apportée; on me dit que Mr. de Marville avoit été chez mes parens, & qu'en sortant il avoit prié qu'on mit cette lettre là où je l'avois trouvée. Il en falloit moins pour me faire faire mille conjectures; je ne sais même si je n'eus pas un peu d'émotion; il me seroit au moins impossible d'en dire la raison; ce n'étoit je pense qu'un mouvement de curiosité. Pourquoi m'écrire après une visite à mes parens? leur a-t-il confié ce qu'il n'a jamais osé me dire à moi positivement? m'écrit-il de leur consentement? pourquoi ne m'en ont-ils rien dit? ai-je fait quelque chose qui l'engage à cette démarche? je ne fus pas moins embarrassée sur le parti que je devois prendre; faut-il ouvrir cette lettre? faudra-t-il répondre? ne conviendroit-il pas de la porter à mon père ou de la renvoyer? pendant que toutes ces idées agitoient mon esprit, je tenois cette lettre, je la tournois dans mes mains; je lisois l'adresse: à Mlle. Laure de Germosan, chez elle. J'examinois le cachet: c'étoit un amour qui piquoit un rocher, avec cette dévise, j'y mourrai. Ce pauvre homme, disois-je, s'est donné bien de la peine. Ce n'est pas ma faute; il n'a tenu qu'à lui de voir la plus parfaite indifférence; mais, peut-être que les hommes ne croient pas à l'indifférence qu'ils inspirent, lorsqu'ils ont de belles manchettes, deux montres avec de grandes & belles chaînes, & qu'ils sont toujours mis à la dernière mode; depuis quelque temps ses prétentions & son attention là-dessus avoient redoublé. Cependant, on peut être honnête homme avec de petites prétendons, & Mr. de Marville mérite des égards de la part d'une personne qu'il aime peut-être de bonne foi, & à laquelle il n'a témoigné que l'envie de plaire, la plus respectueuse. Renvoyer la lettre, c'est annoncer que je m'attends à ce qu'elle contient; la porter à mon père, ce seroit le rendre maître de ma réponse, ou au moins être obligée d'opposer des raisons à une volonté; pourquoi ne di-rois-je pas moi-même à Mr. de Marville, ce que je peux mieux lui dire que personne? Pourquoi ne l'instruirois-je pas tout simplement de la vérité? & le cachet étoit déjà à moitié rompu. Je m'arrête, en réfléchissant qu'ouvrir une lettre & répondre, c'est établir un commerce que je ne veux pas, qui ne me convient pas, qui devroit même n'avoir pas commencé. En vérité, ma chère amie, c'est bien embarrassant, & les hommes que l'on n'aime pas devroient bien se dispenser d'écrire. Je me proposois de le lui dire bien séchement; j'étois un peu en colère, je jetai la lettre sur la cheminée; mais encore, me disois-je, pour se fâcher contre un homme, pour le maltraiter, il faut savoir ce qu'il dit, & la lettre étoit revenue dans mes mains. C'est certainement la dernière fois qu'il m'écrira, & alors, autant vaut-il savoir ce qu'elle contient, & le cachet fut rompu; je m'en repentis aussitôt; le mal étoit fait, il falloit bien en profiter. Ce Mr. de Marville est un bien honnête homme; voici ce qu'il m'écrit. „Mademoiselle, je ne vous apprends rien, je crois, en vous parlant „des sentimens que vous m'avez „inspirés; mon respect & mon silence „ont dus vous les faire connoître. „Si vous ne les avez pas vus encore, „ce n'est pas une lettre qui vous en „persuadera; je peindrois mal ce „qui est au-dessus de l'expression. Je „crois ces sentimens dignes de vous, „Mademoiselle, & c'est là-dessus que „j'ose en faire l'aveu, & vous demander la permission de vous aimer. „J'attendrai mon sort de votre cœur! „Puisse-t-il être sensible à la sincérité & à la persévérance! Que je „serois heureux, s'il ne falloit que „cela pour vous plaire. Tout le monde „rend justice à vos perfections, mais il „n'y aura jamais de passion plus vive „& plus sincére que celle que vous „avez inspirée à Marville. „ Voilà, je crois, ma chère amie, ce qu'on appelle une déclaration en forme, & vous conviendrez qu'on ne peut pas écrire avec plus de délicatesse & d'honnêteté, j'allois dire avec plus de vertu. Vous êtes, sûrement, contente de ce billet; je vois d'ici votre air sérieux; j'entends votre raison me dire tout ce que l'amitié & l'intérêt vous inspirent pour moi; c'est un homme bien né, il posséde une fortune honnête, il a des vertus; s'il n'est pas parfait, c'est qu'on ne l'est pas; s'il a des ridicules, ils passeront; s'il n'a pas toute la légéreté possible dans l'esprit, sa raison en est d'autant plus sûre; enfin, vous cherchez & vous trouvez toutes les convenances; mais, ma chère amie, je n'aime pas les convenances, je les regarde comme des pièges qui rendent, peut-être, le malheur supportable, mais qui ne le préviennent point. Je ne vois, dans ce billet, si délicat, qu'un homme qui peut bien avoir la bonté d'aimer quelque chose, qui s'en fait un mérite, & qui, en conséquence, forme des prétentions & croit avoir des droits. Il ne doute pas que je n'aie vu ses beaux sentimens, comme si je n'avois rien d'autre à faire que de les examiner. C'est à eux que je dois son respect, comme si je n'étois pas respectable par moi-même; il veut que son silence soit quelque chose, comme si je ne l'eus pas fait taire s'il eut voulu parler. Il fait valoir sa sincérité, sa persévérance, comme si je m'en souciois; il attend son sort de moi; c'est-à-dire, qu'il faut que je lui remette ma vie, ma liberté, mon bonheur, dont il disposera souverainement, & c'est là le prix des sentimens & de la passion que j'ai eu l'honneur de lui inspirer, & c'est là tout ce que peut sentir, tout ce que peut dire cet homme si délicat, si passionné. Comme ils laissent entrevoir le joug & la tyrannie au travers de leur soumission! Comme leurs discours si doux, si humbles, laissent appercevoir les prétentions au pouvoir absolu! Tout est pour eux, & l'opinion & la force, & ils y ajoutent l'artifice. Oh je saurai m'y soustraire. Mr. de Marville, il falloit me plaire, me captiver, avant que de parler de vos sentimens; il falloit m'aveugler pour me tromper, & me faire croire à la sympathie pour me séduire; ce n'est pas assez que de me flatter. J'ai bien de l'amour propre, mais il n'a rien à faire avec mon cœur; vous ne m'êtes rien, vous ne me serez jamais rien, fussiez vous le phénix des hommes. Le ciel m'a douée d'une force & d'une indifférence dont je le bénis tous les jours, & je saurai me distinguer de toutes les femmes. Cependant, je sais rendre justice au mérite; je reconnois que les intentions de M. de Marville sont celles d'un homme honnête. Il fait ses efforts pour me plaire; il a cherché à se faire connoître de mes parens & à leur être agréable, & il s'est adressé à moi lorsqu'il a cru y être autorisé. Sa demande n'est pas celle d'un homme qui espère beaucoup; je dois donc lui répondre avec tous les ménagemens qu'il mérite. J'ai le cœur bon, je n'aime faire souffrir personne au delà de ce qui est nécessaire; c'est le sentiment que j'ai suivi dans la réponse que j'ai faite. Cependant, j'ai eu encore des scrupules, j'aurois voulu tout dire à mon père; mais j'ai pensé que je pouvois bien décider seule de ce qui me regardoit aussi personnellement, & qu'il suffisoit de lui tout communiquer après la réponse. J'ai écrit assez couramment. “Monsieur, j'ai ouvert votre billet „avec la curiosité & la défiance d'une „personne qui ne reçoit jamais de „billets; par les informations que j'avois prises, j'ai su qu'il étoit de „vous, & alors, sans avoir trop de „pénétration, j'ai compris qu'il contenoit des choses qui demandoient „une réponse bien positive, & que personne ne pourroit vous faire mieux „que moi; je crois vous devoir cet „égard, en reconnoissant la délicatesse „de votre conduite; c'est la seule justice que je puisse vous rendre, tout „le reste n'a aucune valeur pour moi „& n'en aura jamais. Je suis si attachée à ma liberté & à mon indépendance, que je haïrois, que je détesterois quiconque oseroit tenter d'y „toucher: vous attendez votre sort de „quelqu'un, je n'attends le mien de „personne, il est tout fait & pour „toute ma vie, rien dans la nature „ne peut me faire changer; je ne puis „pas être plus heureuse que je le suis, „mais on peut bien m'ennuyer, me „déplaire, m'impatienter; je suis sûre, „Monsieur, que vous ne prendrez jamais ce parti là; vous reviendrez aisément de votre erreur, & vous continuerez, sans autre prétention, vos „rélations d'amitié avec mes parens: „la société ne doit point souffrir de „la diversité des sentimens, & là dessus „vous aurez toujours lieu d'être content de ceux avec lesquels j'ai l'honneur d'être &c.„ Ai-je exprimé assez fortement ma façon de penser? mon indifférence, pour ne rien dire de plus, est-elle assez marquée? Je sentois une extrême répugnance à écrire; je ne savois pas ce que c'étoit que d'écrire à un homme qui a des prétentions; tous les mots deviennent importans, & on voudroit avoir l'air de ne s'en être pas occupée; ce papier qui contient vos pensées devient un monument; enfin, c'est une très-grande affaire pour une femme que d'écrire: je ne l'imaginois pas. J'ai été au désespoir d'avoir ouvert ce billet; j'ai vu cet homme recevoir le mien, comme s'il étoit sûr d'une réponse, avoir des espérances avant de l'ouvrir, se flatter en l'ouvrant, en le lisant, & son amour-propre saura donner aux phrases quelque tournure qui lui conviendra; il les interprêtera à son gré, il y cherchera un sens qui le flatte. Je crois en vérité qu'il a souri quand il a lu que je ne changerois jamais; oh comme je hais dans ce moment ce Mr. de Marville; j'ai relu mon billet, je voulois y mettre quelque trait bien mortifiant qui allât jusqu'au mépris: il n'y a pas jusqu'à l'ortographe, qui pour la premiere fois ne m'ait inquiétée; je croyois que dans tout il trouveroit de quoi douter encore, & je voulois que tout lui annonçât la plus parfaite indifférence; cette réponse m'a rendue vraiment malheureuse; j'ai promis de n'en plus faire de ma vie, & de ne jamais ouvrir de billet; tout cela m'a tenu éveillée jusqu'au matin, j'ai à peine dormi quelques heures; dès qu'il me fut possible, j'allai le matin chez mon père: je l'ai trouvé occupé à son bureau je me suis mise à genoux devant lui; sans rien dire, je lui ai présenté le billet, & la réponse telle que je venois de l'envoyer: il a été étonné de ce que je faisois, il a parcouru ce que je lui présentois, ensuite il m'a embrassée, il m'a relevée, j'ai été auprès du feu, je me suis assise, j'avois une espèce d'émotion que je ne pouvois pas trop définir; je voulois rire, je regardois mon père avec impatience & inquiétude, il a relu deux fois les papiers, ensuite il s'est promené dans sa chambre comme en réfléchissant; il proféroit de tems en tems les mots de Mr. de Marville, mais cependant ce Mr. de Marville, .... il me semble qu'il est .... on auroit pu, ... & tout d'un coup s'arrêtant vis-à-vis de moi, il s'est écrié comme par effort; en vérité, Mademoiselle, je ne comprends pas; ... j'ai été promptement à lui, je lui ai dit, non mon père, non mon bon père, non pas Mademoiselle, je suis votre fille, votre fille tendre & soumise; eh bien, ma fille, a-t-il repris avec un peu plus de douceur, je trouve votre façon de penser bien extraordinaire; vous devriez pourtant commencer à réfléchir, à votre âge il n'est plus permis de ne pas écouter la raison; vous prenez un esprit de légéreté & d'indépendance qui ne vous rendra point heureuse; la vocation d'une fille est d'être femme, & quand un homme bien né, d'une fortune honnête, d'un caractère recommandable; .... mon père, mon tendre père, écoutez moi: je lui ai pris les mains, nous nous sommes assis, lui dans son fauteuil, moi sur une chaise auprès de lui; il étoit disposé à m'écouter; je lui ai dit; vous aimez votre fille, mon père, j'en ai des preuves dans tous les instances de ma vie; vous voulez mon bonheur, c'est d'après cela que je me suis conduite; vous m'invitez à écouter la raison, mais n'est-ce pas suivre exactement que de régler vie sur son caractère; je vous l'avouerai, le mien n'est point fait pour soumission & pour la dépendance; regarde ma liberté comme un droit dont je veux jouir, & je ne vois nul être mériter que je la lui sacrifie: je ne connois de devoirs que ceux que m'imposent mes sentimens pour vous, je sens que je résisterois à tout être, je n'ai ni dans le cœur ni dans l'ame aucun besoin d'attachement & encore moins de tendresse; je sens bien, cependant, que je ne pourrois pas exister sans le meilleur des pères, & sans une mère dont la bonté & indulgence me rendent heureuse; eux seuls occupent tous mes sentimens, & avec eux le reste du monde n'est plus rien pour moi; il me semble même qu'il y a un intervalle qui m'en sépare; la société ne me paroît qu'une espèce de spectacle qui m'amuse suivant les acteurs que je rencontre l'amitié & les liaisons sont soumise à tant d'intérêts personnels, & des petites passions, qu'il ne faut jamais y compter; elles se rompent comme elles se forment, suivant les circonstances, & j'ai déjà éprouvé que c'est une erreur que de s'y attacher: d'ailleurs, mon très-cher père, notre fortune est médiocre; ou un homme riche voudra faire la mienne, ce qui me révolte horriblement, ou il faudra que vous preniez sur votre bien-être pour m'arranger. Je ne sais, m'a dit mon père, en m'interrompant un peu vivement, où vous prenez toutes vos idées: votre mère est-elle bien à plaindre? sommes-nous bien malheureux, en vivant aussi simplement que nous le faisons? & faut-il tant de richesses pour être heureux? ... mon père, je suis si contente, si heureuse d'être avec vous; laissez-moi n'être que votre fille: pourquoi troubler notre bonheur, je ne veux pas en essaier un autre. Je ne sais ce que vous voulez dire, Mademoiselle, mais j'ai bien mauvaise opinion de ceux qui exigent autant des autres, & qui se savent pas vivre suivant le train ordinaire des choses; alors des larmes sont tombées de mes yeux: mon père, je n'exige rien, je ne veux rien; je vous supplie seulement de permettre que je vive avec vous comme j'ai vécu jusqu'à présent; je ne veux point d'autre sort, je ne puis pas même soutenir l'idée d'un changement, & ne donne mauvaise opinion de moi! les pleurs ont redoublé: .... comme si nous devions toujours vivre ensemble, a repris mon père: ... Moi, je serai toujours avec mes parens, j'en suis bien sûre, & je ne veux rien de plus.... En vérité, ma fille, vous me faites pitié: quoi! parce que ce Mr. de Marville a eu quelques aventures galantes, quelqu'accident de jeune homme? Un jour vous vous repentirez, & c'est sur moi que tomberont les reproches; il est bien dangereux de résister à sa vocation; la nature & la raison ont tracé des routes, & vouloir s'en écarter c'est risquer de se jeter dans des abymes affreux; aujourd'hui votre cœur résiste, un jour peut-être il sera trop foible; en réfléchissant sur votre caractère, je crains pour vous l'avenir; encore un coup, ma fille, pensez-y bien; il est dangereux sans doute d'aller contre son goût, & de forcer son inclination, mais il est bien plus malheureux encore de ne pas écouter la raison, les convenances; il est ridicule de ne pas considérer l'événement heureux qui se présente, c'est tout ce que je puis vous dire; il faut bien vous laisser agir d'après votre sentiment: ainsi, sans approuver votre réponse à Mr. de Marville, je vous laisse suivre votre volonté; puissiez-vous ne vous en repentir jamais. Je l'embrassai sans rien dire, & il y eut quelques momens de silence, j'essuiois mes larmes; mon père reprit ensuite: C'est inutile de vous parler de notre bon voisin Mr. le conseiller Du Terrier; je ne vous apprendrai rien en vous disant qu'il a sur vous des intentions, qu'il m'a presque communiquées hier avec une très grande joie & beaucoup d'affection: il m'apprit le retour de son fils, il veut l'amener ici, & il n'a fait promettre que vous le receviez, ils viendront aujourd'hui; l'exige de vous que vous les receviez avec toute la politesse & l'honnêteté dont vous êtes capable; dans les rélations où nous sommes, je lui dois toutes sortes de démonstrations d'amitié & de cordialité, & ce jeune homme sera fort riche un jour: il est fils unique, & l'on assure qu'il a beaucoup de mérite; mais dans votre façon de penser, on ne peut pas se flatter qu'il ait de quoi vous plaire; je vous le répéte ma fille, un jour vous aurez des regrets, & je crains que vous ne soyez la dupe de votre systême; vous vous êtes fait des idées chimériques, dont vous ne reviendrez que pour être malheureuse. J'embrassai mon père, je lui dis avec attendrissement, que je ne pourrois être malheureuse aussi long-tems que j'aurois son amitié & sa tendresse; je l'assurai que la nature m'avoit douée d'un cœur qui ne pouvoit connoître d'autres sentimens, que je n'avois rien à désirer pour mon bonheur, & que je le priois de m'en laisser jouir tel que je le tenois de lui; que d'ailleurs je recevrois Mr. Du Terrier & son fils avec toute la politesse & toute l'honnêteté qu'il exigeoit. J'ajoutai en riant que je ne m'opposerois point à ce que son cher fils pouroit m'inspirer. Il y avoit aussi hier une assemblée chez Madame d'Arcis, tante de Mr. de Marville; je témoignai à mon père que j'avois envie d'y aller, & que je serois bien aise de revoir Mr. de Marville le plus-tôt possible, afin de ne laisser aucune suite ni aucun soupçon sur ce qui s'étoit passé, souhaitant qu'il continuât d'être avec nous comme auparavant; je dis encore à mon père que Mde. de Taninge m'avoit proposé de jouer la comédie avec elle, que je le consultois là-dessus, & que je le priois de m'en donner la permission, s'il n'avoit point de raison de s'y opposer, & s'il trouvoit que la troupe & le spectacle fussent arrangés d'une manière convenable; il me répondit avec un peu d'humeur, que quand on disposoit souverainement de son sort, on pouvoit bien aussi disposer de ses plaisirs; que d'ailleurs, avec mon caractère austère & difficile, mon indifférence & ma philosophie, il ne voyoit pas qu'il y eut rien de dangereux pour moi dans une comédie de société; ensuite, après un moment de silence & de réflexion, il reprit d'un ton sérieux & affectueux; Dieu veuille, ma chère fille, que jamais vous n'ayez de trop grands regrets, & que votre façon de penser ne soit pas fondée sur une erreur, vous pourriez la paier trop chérement. Je lui sautai au cou, je lui dis qu'avec un ami comme lui je ne craignois aucune erreur; nous convînmes après cela qu'il communiqueroit à ma mère une partie de ce que je venois de dire, & que je lui en parlerois ensuite; je m'étois bien apperçue qu'elle avoit remarqué les intentions de Mr. de Marville, & que même elle les approuvoit; comme le mariage de sa fille n'est pas une des choses qui occupe le moins son ambition & sa tendresse, mon père me promit de calmer ses idées là dessus. J'avois donc assez à faire, & en vérité ces hommes, qui ont la bonté de penser à moi, me donnent trop d'occupation: je crois cependant que je serois aussi fâchée s'ils n'y pensoient point du tout; je ne veux pas approfondir cette contradiction. Il fallut presser ma toilette pour recevoir Mr. le conseiller & son fils; il est de ces gens qui font leurs visites de bonne heure, & j'avois envie de paroître à l'assemblée mieux mise & plus parée, ou au moins aussi bien que les autres jours; je voulois surtout y être fort gaie, & j'ai remarqué que l'ajustement y influe toujours un peu, ensorte que ma coëffure & ma parure ont été hier une vraie affaire pour moi; je n'étois jamais contente; cependant, je commençois à être au bout de mes peines & de mon travail, lorsque{?} mon père m'a fait dire que Mrs. Du Terrier se faisoient annoncer; je volai au sallon de compagnie assez mal disposée, & avec l'envie de rire & de m'amuser. Je vis bientôt paroître Mr. le conseiller; jamais sa perruque n'a voit été si bien poudrée, ni son habit plus noir; il étoit suivi de Mr. son fils, grand beau jeune homme, en bel habit de satin lila; il eut d'abord assez de peine à s'entendre avec sa grande épée, qui se mettoit malgre lui entre ses jambes, & qui l'empêchoit d'avancer avec les graces & l'empressement qu'il auroit eu sans cela; je sécondai mon père dans la réception amicale & dans les politesses qu'il leur fit; on s'assit, on parla d'ancienne amitié, on se traita de bons voisins, on rappela les plaisirs de l'été dernier; enfin, on en vint insensiblement à l'histoire du cher fils: je la sais d'un bout à l'autre, & comme j'ai eu la patience de l'écouter avec l'air de l'intérêt, vous aurez celle de la lire avec l'air qu'il vous plaira; le héros étoit assis sur le bord de sa chaise, bien droit, en belle contenance, les mains appuyées sur ses genoux, ou parcourant toutes ses poches, lorsqu'on parloit directement de lui, ou laissant tomber son chapeau, le relevant, & ajoutant au récit de son père quelques paroles qui marquoient sa gaieté; on dit assez négligemment que les Du Terrier étoient d'une très-ancienne noblesse; que si les ancêtres n'avoient pas préféré la bonne religion & le paradis aux biens de la terre, ils occuperoient actuellement des places distinguées en France, ils avoient toujours fait de bonnes alliances, & ils n'en feront jamais d'autres; ici, l'intention étoit marquée par le ton & les regards; le cher fils est le dernier rejeton de l'illustre famille, & on veut le marier incessamment pour perpétuer une si bonne race; malgré tous ces avantages, il n'est point enfant gâté, il a été très-bien élevé, il a passé quelques mois à l'académie de Strasbourg; delà profitant d'une occasion, il a été à Nancy, & d'occasion en occasion, il a été jusques à Paris, où il a passé quatre mois; il étoit recommandé à des correspondans, il a vu très-bonne compagnie; toujours il a eu un carosse de remise; il avoit des camarades aux Gardes Suisses, qui lui ont fait faire de très-bonnes connoissances, & qui l'ont mené dans de bonnes maisons, où il a perdu quelqu'argent, parce qu'il faut bien que les jeunes gens fassent des sottises; au sortir des spectacles les femmes le regardoient beaucoup, & celles qui le connoissoient, l'appeloient le joli Suisse, mais il a bien su s'en défendre; jamais il n'aimera une femme qui soit coquette; il lui en faut une qui soit seulement douce, économe & sage, & quand même elle ne seroit pas riche, on n'y regarderoit pas de si près: on dit quelque chose des enfans, du douaire, du veuvage, tout cela par manière de conversation, en s'adressant tantôt à mon père pour les choses essentielles, & à moi, pour parler de l'avantage d'un bon établissement & du bonheur d'une belle alliance: la scène étoit insupportable; je voulus l'interrompre & en plaisanter, il fut impossible; le bon Conseiller forçoit sa voix glapissante, & se faisoit entendre en dépit de tout le monde. Jamais visite ne me parut plus longue; elle finit enfin, & dans l'empressement des grands complimens, la grande épée mal arrangée s'embarrassa dans mes falbalas de gaze, on se précipita presqu'à terre pour la dégager; dans cet instant, Mr. le conseiller s'approcha aussi pour me dire ses politesses, je veux répondre à tous deux, & dans la vivacité des mouvemens, je vis le moment où nous tombions tous trois par terre; le choc n'alla cependant pas jusque là, & tout se passa assez bien; on demanda & on promit de se voir souvent amicalement & familiérement. Mr. le conseiller se leva sur la pointe de ses grands pieds pour m'embrasser, en disant qu'il se tenoit aux anciennes manières; quand ils furent sortis, j'éclatai de rire, & je dis; eh bien, mon père! il fronça le sourcil, & d'un air plus sérieux que celui avec lequel il me traite ordinairement, il me dit: les femmes qui ont une vraie vertu ne s'attachent pas autant à l'écorce; ces Messieurs sont des gens respectables, ils sont mes amis, & je vous prie de faire de sérieuses réflexions; oh, mon père, m'écriai je en l'interrompant, ne cessez pas d'être aussi mon ami, ou je suis la plus malheureuse des femmes, & je l'embrassai; ce n'est pas le moment, me répondit il, de s'occuper d'un objet aussi essentiel, j'espère que vous y penserez; je vous avoue que vos idées & votre façon de penser m'effraïent souvent, & je ne sais où elles vous conduiront; c'étoit l'heure de l'assemblée, je voulois y être gaie, & mon père alloit m'attrister; je lui dis, je réponds de votre fille & de son cœur; beau répondant, reprit-il, un cœur de vingt ans. Heureusement l'assemblée étoit si nombreuse qu'il étoit indifférent que j'eusse l'air triste ou gai; je vis Mr. de Marville dans la foule, il étoit mis plus simplement qu'à l'ordinaire, presqu'en négligé, & moi je n'avois rien oublié pour ma parure, & j'aurois voulu être encore mieux. Ce contraste ne m'échappa point, & je ne sais pourquoi cette réflexion se présenta à mon esprit; rarement l'extérieur des autres me frappe dans le monde, je ne pense plus au mien quand j'y suis, & dans ce moment je vais faire une comparaison comme si j'y avois quelqu'intérêt; il y a là dedans un jeu de l'amour-propre, dont je veux me rendre raison une fois: en attendant dites-moi s'il y a une espèce d'êtres avec lesquels on n'ait point d'amour-propre. Mr. de Marville s'approcha de moi d'un air assez composé, il me dit des choses que le bruit m'empêcha de bien entendre, je lui répondois de même, & je croisque nous ne nous entendions ni l'un ni l'autre, lorsque Made. de Taninge s'approcha de nous, & nous parla du projet de jouer la comédie; elle y met beaucoup de chaleur; elle veut tout arranger, & elle m'a fait promettre d'aller demain matin chez elle, on fera le choix de la pièce, des acteurs, & la distribution des rôles. Il n'est pas décidé que Mademoiselle de Mirfor en soit, & nous dîmes quelque chose sur Monsieur de Flamacour; elle nous joignit au moment où nous en parlions; elle me fit des reproches sur ce que je ne la cherchois point, elle se réjouit de la comédie, qui devoit nous rassembler souvent; elle étoit sûre de bien jouer les rôles à sentiment, elle avoit l'air contente & tout de suite elle fit plusieurs remarques & plusieurs critiques sur quelques femmes & sur quelques prures: elle nous parla de deux ou trois attachemens qu'elle avoit devinés & dont elle nous montra les objets; ensuite on nous mit au jeu, je jouai avec Mr. de Marville; il dit dans la conversation que son ami étoit retourné à la campagne, & que la ville l'avoit ennuié; il est singulier qu'on aille à la campagne au milieu de l'hiver. Mlle. de Mirfor, qui n'étoit pas éloignée, nous observoit, & jetoit sur nous des regards de curiosité; après le jeu, qui fut assez triste & ennuieux, elle s'approcha de moi, & elle me dit à demi voix & avec le ton de la confidence; ma chère amie, ne trouvez-vous pas que Mr. de Marville est bien aimable, c'est un homme charmant, il n'y en a point de plus élégant que lui; oui, Mademoiselle, lui dis-je en l'interrompant, il est adorable, mais voilà quelqu'un qui vous attend pour vous donner la main: en effet, Mr. de Flamacour étoit derrière elle; elle se tourna aussitôt de son côté, & je pris ce moment pour me retirer; je me suis trouvée très-fatiguée de ma journée; ce qui m'est arrivé pendant ces deux jours m'a ôté le sommeil cette nuit, je n'ai cessé d'y penser en voulant ne point m'en occuper; je murmure de n'être pas la maîtresse de mon repos, & de dépendre de ce qui m'intéresse aussi peu; c'est en vain que j'ai voulu m'en distraire, de réflexion en réflexion, je suis arrivée au matin, sans que mes paupières aient été appesanties par le sommeil; les paroles de mon père se sont présentées souvent à mon esprit, j'ai cherché à les combattre & à détruire l'impression qu'elles m'ont faites. Cette idée de fierté, que j'ai donnée de moi, est revenue dans mon esprit, & a été un sujet de discussion inquiétant; je voudrois savoir ce qu'on pense véritablement d'une femme qui a de la fierté; on est attaché jusqu'à un certain point à sa réputation, & je l'éprouve dans ce moment. Je me suis levée avec cette inquiétude, je n'ai pu m'occuper à rien, c'est avec vous que je dois chercher le calme & la tranquillité; je me livre à la confiance que m'inspire votre amitié, & je mets ma vie toute entière sur le papier. Adieu, ma chère amie, je ne serai pas long-tems sans vous écrire encore. Prenez courage & patience; vous verrez bien que cette lettre a été écrite à plusieurs reprises, c'est presqu'une journée entière que j'ai passée avec vous. LETTRE XVII. De la même. MA chère amie, lorsque je vous écrivis il y a quelques jours, j'étois si occupée de ceux qui s'étoient occupés de moi, que je ne vous dis rien des portraits: ils avançoient, cependant, ils sont à-peu-près finis; encore deux séances, & ils partiront pour l'Angleterre; en vérité, je serois disposée à les suivre. Celui de ma mère a très-bien réussi, son air doux & serein est très bien exprimé; celui de mon père n'est pas si bon, il a l'air ennuié & soucieux; j'espère que l'on n'en conclura rien contre sa fille. Je ne suis pas trop contente du mien, il n'est pas achevé; le peintre promet qu'il sera parfaitement ressemblant, & je ne suis pas encore contente. J'ai été très-long-tems à me décider sur le costume; enfin, mes cheveux sont arrangés comme ils sont le matin, négligés, & en ordre cependant, un simple mouchoir de gaze, on voit un peu de la taille; j'ai voulu mon déshabillé ordinaire; je voudrois que le costume indiquât mon pays; mon orgueil est de paroître ce que je suis Hier matin j'envoiai ma femme de-chambre pour savoir si le peintre viendroit, je la questionnai à son retour; les trois portraits étoient pendus à la parois, il y avoit un homme qui regardoit le mien avec attention; elle ne le connoît pas, il étoit en bottes, & en redingotte; il ne tourna point la tête; il parloit au peintre, qui avoit l'air d'être fâché; j'avoue que j'ai eu la curiosité de savoir qui étoit cet homme; j'ai voulu le faire dire au peintre, qui est venu ce matin, je n'ai pas eu beaucoup de peine à le faire parler, il m'a dit que c'étoit un homme qui n'entendoit rien à la peinture, à peine a-t-il regardé les autres portraits, il s'est attaché à critiquer le mien, il trouve que ce sont bien à-peu-près mes traits, mais suivant lui, ils manquent d'expression; les yeux ne disent rien & ils sont sans ame, comme si, a repris le peintre avec colère, en peignant les traits ressemblans, on ne donnoit pas aussi l'expression; c'est un grand ignorant, cet homme, a-t-il continué, & s'il n'étoit pas retourné à la campagne, je lui aurois bien fait voir si ces yeux seront sans ame quand ils seront finis; qu'est-ce qu'il veut dire avec son ame & son expression? qu'est-ce qu'il veut que ce portrait exprime? je suis quelquefois bien impatienté de la critique de ces curieux qui n'y entendent rien; ce portrait fera ma réputation en Angleterre. Mademoiselle connoît peut-être ce Monsieur! mais, ma chère amie, pourquoi ai-je en un peu d'embarras en protestant que je ne connoissois point ce Mr., & en disant que c'étoit sûrement quelqu'un qui ne m'avoit jamais vue. Je n'ai plus voulu faire de question, ni témoigner aucune curiosité, & que m'importe qui que ce soit; à toute force, avec un peu de pénétration, on pourroit bien savoir qui est cet homme qui vient de la campagne & qui y retourne; mais comment sait-il ce que j'ai dans les yeux? sait-il seulement si j'ai une physionomie? à peine m'a-t-il regardée, & s'il me regardoit bien, il ne verroit pas une expression bien flatteuse; je doute qu'il fut content du prix que je mets à ses belles remarques. J'avoue que je souhaite d'avoir une occasion de m'amuser aux dépens de cet homme difficile; si je n'avois pas de la fierté, il m'en donneroit; il a été gâté par quelques femmelettes, & quelques misérables succès lui auront donné de l'orgueil & de la suffisance; il mériteroit de trouver des femmes qui en fissent justice. Les portraits seront finis demain, après demain ils partiront pour l'Angleterre, on n'en parlera plus, on ne les examinera plus, ils ne seront plus critiqués. Dans ce moment, on m'annonce Mr. Allwell & son ami, je vous quitte pour les recevoir; je vais parler de mon cousin Oldcomb, je m'attache véritablement à ce bon parent, qui veut avoir nos portraits: j'ai beaucoup de questions à faire encore sur son compte. Les deux Anglois partent dans trois jours, ils vont s'établir à Lausanne; nous leur donnons à souper demain, il faut que je me donne de la peine & pour le souper & pour la compagnie; dans cette saison tout est difficile, il faut faire de vraies écritures & pour la bonne chère & pour la bonne compagnie; & comme les repas ne sont point dans nos habitudes, ce sera une occupation pour moi. Je voulois vous parler de notre comédie, ce sera lorsque je reprendrai ma lettre; adieu, ma chère amie....... Il y a trois jours que ma lettre est sur mon bureau, & je n'ai pu la continuer; aujourd'hui je ne vous rendrai compte que de notre dernière assemblée comique; dans les précédentes, on n'a rien pu arranger, chacun d'abord n'a pensé qu'à dire son avis, & n'a point écouté celui des autres. Il est vrai que ce n'est pas une petite affaire pour une troupe de société, que de décider du choix d'une pièce & de la distribution des rôles; on a eu assez de peine à y réussir: il y a eu d'abord grand brouhaha & grande dispute sur le premier de ces objets; les hommes vouloient des pièces gaies & comiques, les femmes des pièces à sentiment, du Marivaux, & surtout des Drames; quelques voix se réunissoient sur le Barbier de Séville; je ne disois point mon avis, j'écoutois; pendant le bruit, il m'est venu dans l'esprit plusieurs réflexions, que je n'avois point encore assez examinées. L'action de jouer la comédie en public, de paroître sur un chéâtre, de chercher à plaire sur des tréteaux par la figure, par l'expression & le récit, par l'esprit & le sentiment qu'on doit mettre dans un rôle, s'est présentée à moi d'une manière effraïante; je sais que c'est une occupation agréable, qui exerce l'esprit & la mémoire, & qui change la monotonie de ce que l'on fait tous les jours: on ne joue, j'en conviens, que devant ses amis, que pour une petite assemblée choisie; mais c'est toujours des gens qu'on fait venir pour leur plaire & pour nous juger, & faut-il les provoquer là-dessus? Je commençois à me défier de ce plaisir, & je voyois la crainte & la timidité le diminuer beaucoup; cependant mon père me l'avoit permis, mes amies m'y avoient encouragée; je ne changeai pas de volonté, je demandai seulement que l'on choisît une pièce de caractère qui fût dans les mœurs du monde, & l'intrigue & l'intérêt dans l'habitude de la bonne compagnie; où l'esprit ne fut pas tout en mots & la gaieté en bouffonnerie: les femmes furent de mon avis, & l'on proposa plusieurs pièces de Destouches & de la Chaussée: la plupart furent rejetées comme trop connues ou trop longues; on se décida enfin pour les Amans généreux, & pour le mariage de Julie; il y a dans ces deux pièces des caractères, de l'intérêt & du comique; elles sont en prose, & par conséquent plus difficiles à apprendre, mais elles sont plus aisées à jouer; il faut beaucoup d'habitude & d'exercice pour donner aux vers le ton naturel de la conversation; les troupes de société se donnent ordinairement fort peu de peine; chacun a son petit amour-propre à part, on s'embarrasse fort peu du succès des autres, & le spectacle va comme il peut, souvent avec beaucoup de mauvais accent & de mauvaises prononciations. Mr. de Flamacour ne s'est point présenté pour être de la troupe; Mlle. de Mirfor a le role de l'amoureuse dans la première pièce, elle avoit l'air triste & sérieux; on a jugé qu'elle se préparoit à être intéressante dans son rôle, cependant on s'est beaucoup parlé à l'oreille; je n'ai point cherché à savoir ce qu'on disoit, j'ai seulement compris que l'on faisoit des conjectures sur son compte, & qu'elle occupoit les caquets. On est convenu de se rassembler dans deux jours pour lire les rôles, arranger les répétitions & fixer le jour du spectacle; la troupe est nombreuse, & ces deux pièces ont assez bien rempli le but de donner des roles à beaucoup de personnes; j'ai celui de Fanchette dans la première, & celui de Mde. d'Altin dans la seconde. Mr. de Marville devoit d'abord jouer celui de Verner, je n'ai pas été fâchée qu'il ait été obligé de prendre celui de Teleim; la conférence en tout a été gaie & agréable; on a dit des choses intéressantes & instructives sur la comédie & sur différentes pièces. Mr. de Marville a fait voir beaucoup plus d'esprit & de goût que je ne lui en supposois; il a très bien apprécié le mérite de plusieurs pièces; il nous a presque dégoûtés des subtilités sentimentales de Marivaux, il nous a fait connoître Regnard & Boissi moins superficiellement que nous ne le connoissions; pour la première fois, sa conversation m'a fait plaisir, & je l'ai écouté sans ennui; je crois, ma chère amie, que cette espèce de légéreté, de galanterie, de gaieté qu'on exige des hommes avec les femmes & dans le monde, fait beaucoup de tort au mérite qu'ils peuvent avoir; nous jugeons d'abord sur un certain vernis qui nous plaît ou nous déplaît, & nous rebutons le reste; nous préférons souvent un esprit léger & superficiel à des connoisances utiles & intéressantes. Je commence à m'appercevoir qu'il y a des hommes qui sont insupportables quand ils veulent nous plaire, & dont la conversation est très agréable & intéressante, quand ils parlent de ce qu'ils connoissent, de ce qu'ils savent, & des objets qui les intéressent. Ce seroit un grand art que de savoir tirer parti des différens mérites de ceux que l'on rencontre; je veux réfléchir là-dessus; n'y avez-vous jamais pensé, ou avez-vous déjà fait la même observation que moi; nous devrions nous aider là dessus; je crois que ce seroit le moyen d'éviter beaucoup d'ennui dans le monde, & ce ne seroit pas un petit avantage, l'ennui nous fait faire tant de sottises. Mais me voilà bien loin de mon sujet; j'y reviens pour vous faire une question; dites-moi pourquoi cette comédie, qui me fait & me promet du plaisir, me laisse un scrupule au fond de l'ame: je suis tout près de m'en faire des reproches; je l'ai confié à mon père, il m'a dit qu'il en étoit bien aise, qu'il seroit fâché qu'à mon âge, je ne me fisse pas quelque peine de paroître sur un théâtre; que, d'ailleurs, jouer la comédie étoit un plaisir d'amour-propre, & que ces plaisirs inspiroient toujours plus ou moins de timidité; je lui ai dit qu'il y avoit plus que cela, & que je souhaitois extrêmement que les répétitions & la représentation se fissent chez lui & sous ses yeux, que je sentois que sa présence me donneroit de l'assurance & de la tranquillité; ma mère, qui étoit présente, m'a dit que de son temps les Demoiselles n'auroient jamais osé jouer la comédie, & qu'elle ne désapprouvoit cependant pas que je le fisse; j'ai prié mon père de permettre que la plus grande partie des répétitions se fissent à la maison, & qu'il m'accompagnât aux autres; je suis persuadée que cela l'amusera, & que ma mère, qui sort fort peu, en aura du plaisir. Je vous dirai la suite de tout cela, & je vous conterai nos succès. Les Anglois & les portraits sont partis, il faudra attendre bien long tems avant que d'en savoir quelque chose. Adieu, il m'en coûte toujours de vous quitter. LETTRE XVIII. De Valaire le 18 Février. MA chère amie, vous serez un peu étonnée de la datte de ma lettre; la dernière que je vous ai écrite n'a pas dû vous faire croire que celle qui la suivroit viendroit de la campagne; oui, ma chère Sophie, je suis à la campagne depuis hier au soir, au milieu des neiges & des frimats, & ayant quitté brusquement la ville & ses plaisirs; ne vous effrai ez point, l'événement qui m'a amené ne me regarde point personnellement, cependant, je vous prie de vous y intéresser; il s'agit de mon amie Mlle. de Mirfor, de mon amie, entendez-vous: je voudrois reprendre où je vous ai laissée il y a huit jours, je ne m'en souviens pas parfaitement; je me rappelle qu'il s'agissoit de notre comédie & de nos répétitions; hélas! elle est dans le nombre des projets que l'on forme & qui s'évanouissent; celui-là alloit cependant fort bien; les femmes qui jouoient les mères en avoient pris leur parti, ceux qui remplissoient les petits rôles étoient consolés, on étoit assez content de soi, & l'on donnoit des avis aux autres; la première répétition se fit chez mon père, il n'y eut pas beaucoup d'ensemble, mais on s'amusa. Je crois vous avoir dit, qu'à la première assemblée, Mlle. de Mirfor étoit criste & sérieuse; depuis, elle avoit toutjours paru inquiéte & occupée; je fais peu d'attention aux bruits publics, je ne m'en informe jamais, & je les écoute peu; je ne savois donc point que l'on parloit beaucoup de l'intrigue & du mariage de Mlle. de Mirfor; on disoit des détails, on racontoit des anecdotes; les parens s'en étoient occupés, il y avoit eu entr'eux certaines démarches; on croioit la chose près de la conclusion, on attribuoit même à cela, un certain détachement que Mr. de Flamacour avoit affecté depuis quelques jours. On jugeoit très-mal sur les apparences, mais on ne s'en embarrassoit pas; on faisoit les arrangemens des époux, on décidoit de l'avenir, on tiroit des conjectures, & personne ne doutoit de la conclusion du mariage. Avant hier, à une répétition qui se faisoit chez mon père, arrive Mde. d'Arsilli. C'est une femme qui va dès le matin, qui entre partout, qui conte toutes les histoires, qui sait toutes les affaires, qui connoît les habitudes de tout le monde. Elle entre, elle veut voir la répétition, elle demande un rôle, elle veut souffler, elle répète cent fois que c'est un plaisir charmant de jouer la comédie en sociéte; elle voudroit seulement qu'on jouât de tête, pour qu'on n'eut pas la peine d'apprendre; elle parle à chacun, elle demande des nouvelles des absens. Nous étions autour d'elle à l'écouter & à lui répondre; tout d'un coup elle dit avec indifférence; je viens d'apprendre un grand événement: Mr. de Flamacour épouse Mlle. Balloton, le mariage est fait, conclu & communiqué; elle conte ensuite que Mlle. Balloton a cent mille écus de dot, que sa famille avoit jugé convenable de décorer son immense fortune du beau nom de Flamacour, & qu'on avoit fait des conditions superbes pour décider les Flamacour; avec sa volubilité ordinaire, elle en fait le détail, nous écoutons, & nous ne nous appercevons pas que Mademoiselle de Mirfor est tombée évanouïe dans un fauteuil; je me retourne & je la vois morte; je vais à elle, je m'empresse de la secourir, & surtout de l'entraîner dans la chambre voisine, pendant qu'on écoutoit encore Mde. d'Arsilli, & dans l'espérance d'éviter l'éclat, & de la soustraire à l'étonnement. J'y réussis fort mal, les yeux se tournèrent bientôt sur elle, on devina ce qui se passoit, & la pauvre fille fut mise en troisième dans l'histoire des Balloton. Mde. d'Arsilli profita de l'absence de Mlle. de Mirfor pour instruire la compagnie de plusieurs choses que l'on ne savoit point. Les Flamacour s'étoient expliqués avec beaucoup de fierté & fort peu d'honnêteté sur les bruits qui couroient sur leur fils; le père Mirfor, qui est une espèce de bourru, & qui traite sa fille avec assez de rigueur, en avoit été informé; il s'étoit fâché, il avoit voulu abaisser avec violence la hauteur des Flamacour; Mlle. de Mirfor avoit arrêté & calmé son père, en l'assurant que les recherches du jeune Flamacour étoient sérieuses, & qu'il répareroit tous les torts de ses parens, & qu'une scène, ou des discours trop vifs pourroient tout gâter & le détourner de ses desseins. Des amis communs s'étoient emploiés auprès des parens, il y avoit eu des pour parler, les Flamacour traitoient le mariage de leur fils comme si c'eût été l'ordre de Malthe, ou un chapitre de Chanoinesse; ils comptoient les quartiers, ils faisoient des difficultés sur les arrière-grand'mères, & tout d'un coup ils épousent les Balloton; c'étoit la vanité qui cédoit à l'avidité. Mde. d'Arsilli savoit tout cela dans le plus grand détail, & elle assuroit qu'on ne parloit d'autre chose dans toute la ville. Elle le disoit encore lorsque je demandai que la répétition fût renvoiée; je suppliai qu'on ne parlât point de ce qui venoit de se passer; bientôt je restai seule avec Mlle. de Mirfor; l'effet de la nouvelle avoit été violent chez elle; l'évanouïssement fut très-long, elle n'en revint qu'en fondant en larmes; quand elle put parler, elle déplora son malheur; elle me dit qu'elle n'avoit jamais eu autant besoin de mon amitié; elle me fit des reproches sur ce que je l'avois abandonnée, & elle dit qu'elle n'auroit jamais eu ces chagrins, si elle avoit toujours eu mes conseils. Je l'assurai que j'avois toujours la même amitié pour elle, mais que je lui avouois qu'il m'étoit impossible de me mettre en tiers dans certaines affaires; que j'étois si opposée par l'esprit & par le caractère à tout ce qui étoit romanesque, que je ne pouvois m'empêcher de le fuir; j'ajoutai que dans ce moment elle pouvoit compter sur moi, que je ne l'abandonnerois pas, & qu'elle n'avoit qu'à dire ce que je pourrois faire pour lui aider & pour la consoler: alors, elle me fit le récit de tout ce qui s'étoit passé; elle me dit que Mr. de Flamacour lui avoit déclaré & témoigné avoir pour elle la passion la plus vive; qu'il lui avoit juré & écrit plusieurs fois qu'il n'aimeroit qu'elle, qu'il ne seroit jamais attaché qu'à elle; que pour calmer son père elle lui avoit montré les lettres, que c'étoit sur la vraisemblance d'un mariage qu'il avoit supporté certaines manières & certains discours des Flamacour, & qu'elle-même avoit eu moins de réserve dans le public: qu'elle étoit au désespoir de tout ce qu'on alloit dire, & qu'elle en mourroit de chagrin. Elle dit encore qu'elle s'étoit apperçue que depuis quelques tems Mr. de Flamacour avoit changé de conduite avec elle; qu'il paroissoit avoir un dessein il ne lui communiquoit pas & il ne s'en étoit justifié qu'en murmurant & en la fuïant, ce qui lui causoit de la tristesse depuis plusieurs jours. Tout cela fut dit en répandant des larmes & en faisant des réflexions sur la perfidie des hommes, sur le vil amour de l'argent & de la fortune, sur l'erreur de croire aux sentimens désintéressés. J'avoue qu'en plaignant sincèrement Mlle. de Mirfor, je sentois un petit contentement au fond de l'ame; je ne disois pas, je vous l'avois bien dit, mais je le pensois, & je m'applaudissois de mes idées; je n'avois pas besoin de cet exemple pour les confirmer. Je fis mes efforts pour consoler Mlle. de Mirfor; je l'assurai que le public étoit quelquefois juste, & qu'ici il étoit impossible que tout l'intérêt ne fût pas pour elle. Elle étoit au désespoir d'être en butte aux discours du public, & surtout elle ne pouvoit soutenir l'idée d'être l'objet des regards de tout le monde, lorsqu'elle paroissoit y avoir donné lieu par son imprudence. A cette occasion, je remarquai que les apparences étoient ici bien plus dangereuses que le mal même; c'est une règle de morale à laquelle je n'avois point encore pris garde: je crois bien aussi que Mlle. de Mirfor regrettoit Mr. de Flamacour, mais je ne voulus point entrer dans la confidence de ses sentimens pour lui; je vis seulement que la haine & le mépris qu'elle témoignoit pour Mlle. Balloton, marquoit plutôt un amour-propre blessé qu'une grande passion trahie. Mlle. de Mirfor craignoit surtout de paroître devant son père, elle redoutoit ses emportemens; elle lui avoit trop résisté, & témoigné trop de certitude sur ce qu'elle espéroit: elle étoit tourmentée par toutes ces peines & par toutes ses inquiétudes; elle m'inspiroit la plus grande pitié; pendant long-tems il fut impossible de raisonner & de prendre un parti. J'allai consulter mon père; je lui proposai d'aller chez Mr. de Mirfor, pour qu'il jugeât de ses dispositions & qu'il intercédât pour sa fille. Il refusa de s'exposer aux brusqueries de cet homme, que peut être il ne pourroit supporter; il ajouta que c'étoit de ces choses dont le succès dépendoit d'une adresse & d'une habileté, dont une femme étoit toujours plus capable, & il me conseilla de l'essaier. Je retournai auprès de mon amie; son désespoir n'avoit fait qu'augmenter, elle disoit qu'elle avoit tout à craindre de la rigueur de son père; elle parloit de se sauver, & elle cherchoit les endroits où elle pourroit se retirer. Je lui dis qu'elle se trompoit sur ses parens, que je voulois m'en assurer moi-même, & aller tout de suite parler à Mr. de Mirfor, que je ne doutois pas de trouver dans de bons sentimens pour elle. Je me rendis chez lui, il étoit dans une colère épouvantable. Dès qu'il me vit, il commença à maudire les Flamacour, sa fille, les mariages, & tous ceux qui s'en étoient mêlés. Il venoit d'apprendre la conclusion de celui qui faisoit l'objet de sa colère. Depuis quelque jour il avoit été averti qu'il se négocioit; sa fille qui étoit instruite ne vouloit pas le croire, & l'avoit assuré que la chose étoit impossible. Il vouloit avoir raison de certains discours qui lui avoient été rapportés; il mettoit sa grande épée & son chapeau à cocarde blanche. Plusieursfois j'avois commencé à lui parler, je lui disois, je lui criois qu'il avoit raison, qu'il étoit trop heureux de n'avoir aucune alliance avec des gens aussi intéressés; toujours il m'interrompoit en jurant horriblement contre les Flamacour; il disoit qu'ils avoient beau être fiers, qu'ils ne valoient pas mieux que les Mirfor; que s'ils avoient eu une fois l'ordre de Prusse, lui, avoit l'ordre du mérite & qu'il le leur feroit voir; ensuite venoient les injures contre les Balloton, & après cela les emportemens contre sa fille, qui l'avoit exposé aux mauvais procédés de tous ces gens là, & qui étoit cause que lui & sa famille alloient être un objet de risée. J'attendis un moment de calme pour l'engager à revoir tranquillement mon amie & à lui pardonner; & lorsque je crus le toucher en lui peignant le désespoir où elle étoit, il s'emporta plus vivement encore: il jura qu'il ne vouloit pas la revoir, ni être ennuïé par ses pleurs & sa tristesse; il dit qu'elle n'avoit qu'à les porter ailleurs. Je vis le moment où je serois aussi maltraitée; j'entendis au moins beaucoup de choses violentes contre les filles, contre l'embarras de les marier, & contre leurs fantaisies là-dessus: voilà tout ce que mon habileté & mon adresse purent obtenir. Je revins assez tristement auprès de Mlle. de Mirfor; je la trouvai tout-à-fait abattue, & incapable de prendre aucun parti. Nous tinmes conseil avec mes parens: il étoit impossible dans ce moment de l'exposer à la colère des siens, & elle alloit devenir le sujet de toutes les conversations; elle sentoit vivement cette cruelle situation: mon père avoit des affaires à sa campagne, il devoit y aller passer quelques jours, & son dessein étoit de partir le lendemain. Je lui proposai de l'accompagner avec Mlle. de Mirfor, d'y rester avec lui, & de partir dans l'après midi. Mon père, qui est le meilleur des pères, & qui étend sa bonté sur tout ce qui m'intéresse, approuva mon idée: tout fut bien vîte arrangé, & sans autre considération, nous sommes venus nous établir ici; nous avons un peu souffert de la rigueur de la saison; l'objet important étoit de fuir, de ne voir & de n'entendre personne. Mon père ira demain en ville, il prendra des informations, & il reviendra décider du tems que nous devons rester ici; il faut laisser appaiser Mr. de Mirfor & passer le bruit du mariage des Flamacour. J'espère que la fierté & l'amour-propre fourniront des sujets de consolation à mon amie; elle saura braver les discours des méchans pour jouir de l'indulgence des bons; le ridicule doit tomber entièrement sur les Flamacour, qui sont si fiers, si hauts, & qui vont chercher l'argent si bas. Comme les richesses ne les rendront ni plus modestes ni plus honnêtes, on s'en vengera par des plaisanteries, par des épigrammes; Mlle. de Mirfor peut bien compter sur cette vengeance, & j'espère qu'à notre retour à la ville, elle trouvera tous ses parens & ses amis disposés à la recevoir avec amitié; en attendant je suis bien aise que mon père ne soit pas seul ici, & nous travaillerons à nous consoler; il y aura peut-être quelques larmes de répandues; on ne fait pas une erreur de calcul aussi considérable sans qu'il en coûte des regrets, mais nous parviendrons à nous distraire, & comme tout se succède, nous rirons peut-être aussi; un mariage manqué, un serviteur perdu ne doivent pas être sans consolation: ne croyez vous pas que nous en trouverons; nous n'avons pas encore eu le tems de penser aux distractions, nous aurons celui de raisonner, de réfléchir, c'est toujours ce qui vient un peu tard; Mlle. de Mirfor a l'expérience, moi j'ai la prévoyance; il en résultera un systême solide & suivi; je ne crois pas, ma chère amie, que jamais vous me voyez en proie à des regrets. En venant ici j'ai bien pensé à Mde. de St. Marcin & sur-tout à Mr. de Noirval; j'aurois souhaité d'avoir d'abord de leurs nouvelles: j'ai quelqu'espérance de les voir, & je m'en réjouis; mais le tems est mauvais & les chemins sont affreux; aujourd'hui ils sauront que nous sommes ici, & ils en seront étonnés. Je veux être entièrement à Mlle. de Mirfor pendant plusieurs jours; ensuite, la neige & les frimats décideront de ce que je ferai; actuellement toutes les routes sont bouchées. Comme dans la solitude on pense à ses voisins, ma compagne s'est informée de la demeure de Mr. de St. Ange; elle est à près d'une lieue & demi d'ici, il n'y a point de communication. J'espère de recevoir ici une de vos lettres, je les attends toujours avec la plus vive impatience, & quand je les ai, je trouve que je n'en ai pas encore assez; je voudrois que vous répondissiez à toutes mes idées, à toutes mes histoires, & que vous me fissiez mieux la vôtre. Vous vous occupez trop de moi, je ne voudrois pas vous en distraire, mais je serois plus heureuse d'être mieux instruite de tout ce qui regarde une amie aussi chère; répondez mieux à mon amitié, je vous en conjure, ou je ne croirai qu'à la mienne: vous ne saurez jamais combien elle est sincère. Adieu. LETTRE XIX. JE crois, ma chère amie, que vous êtes très-curieuse de savoir ce que nous faisons dans notre retraite; je ne veux pas vous faire languir, & je vais satisfaire votre curiosité, comme si j'étois sûre que vous en avez beaucoup. Vous comprenez bien, je crois, ce que font deux femmes lorsqu'elles sont occupées d'un objet qui irrite tour à tour leur colère, leur indignation, leurs regrets, leurs conjectures, elles parlent; eh bien, ma chère amie, nous parlons. Mlle. de Mirfor voudroit que ce fût même toute la nuit; je m'y oppose, parce qu'elle a besoin de repos, & que les confidences ont la vertu de m'endormir parfaitement. Le jour, mon père est occupé à ses affaires, & nous, tranquilles à nos ouvrages, nous pensons tout haut, & les momens de silence sont rares. Mlle. de Mirfor est tous les jours plus calme, elle commence à prendre un peu d'indifférence sur le passé; nous ne disons plus autant de mal des hommes, & elle se reproche plutôt ses imprudences. Elle avoit pris une vraie inclination pour Mr. de Flamacour, elle l'avoue & elle convient qu'elle avoit donné trop d'étendue à ses discours; elle s'étoit persuadée qu'aimer & épouser c'étoit la même chose, & que quand on juroit d'aimer toujours, on épousoit une fois; c'étoit là-dessus qu'elle avoit engagé son père à tout supporter, & même à faire certaines démarches, qui ne leur ont attiré que des choses désagréables. Il n'y avoit point eu de secret gardé, il y avoit matière à bien des caquets, & elle se voyoit en proie à des femmes qu'elle savoit être ses ennemies; c'étoit la cause de son plus grand chagrin: elle se trouve heureuse d'être éloignée & de ne rien entendre, c'est ce qui doit justifier notre fuite, car je vous avouerai qu'elle ne s'est pas faite sans un peu de scrupule de ma part; ce n'étoit point à moi, à une fille de vingt ans, de soutenir, de diriger, de conduire Mlle. de Mirfor; je devois craindre ses torts, & sur-tout n'avoir pas l'air de les approuver; la médisance, qui empoisonne tout avec tant de complaisance, étendra peut-être son venin jusqu'à moi; plusieurs personnes sans doute me condamneront, & on me fera jouer un rôle dans les anecdotes, dans les histoires, dans ces secrets que l'on dit tout bas, & dont on écrase une femme dans l'occasion. Certainement j'aurois pu, j'aurois dû même me conduire avec plus de circonspection; je n'ai su voir qu'une femme malheureuse qui alloit être abandonnée sans pitié & par ses parens & par ses amis; il falloit la sauver du moment, & en fuïant à la campagne, elle se soustraisoit à ce qu'il y avoit de plus difficile à supporter; c'étoit un moyen de laisser passer l'orage, sans trop en souffrir. Je n'ai point cru que ma réputation fût attachée à celle d'une personne qui n'a pas su assez ménager la sienne; il me semble que les femmes se joignent trop vîte au mal que font les hommes, leurs victimes ne trouvent ordinairement que des juges sévères & point d'avocat généreux; est-ce que nous aurions besoin de cette cruauté pour nous conduire! Elle est emploiée si souvent dans la société, que sans doute elle y est nécessaire. Les circonstances où se trouve Mlle. de Mirfor doivent lui mériter de l'indulgence, elle n'est point heureuse chez elle, elle n'a aucune perspective agréable; sans doute elle s'est trop vîte livrée aux premières espérances, elle ne s'est pas assez défiée des intentions d'un homme, elle auroit dû l'éloigner dès qu'elle a su l'opposition de ses parens. Nous avons épuisé tous ces sujets: lorsque nous nous en écartons pour nous distraire, nous y revenons sans y penser, & au bout de plusieurs heures de conversation, nous redisons ce que nous avons dit déjà plusieurs fois; il faut que je vous rende une de ces conversations mot à mot; celle que nous eûmes hier après midi m'est restée dans l'esprit, & m'a laissé un mécontentement & un trouble pour lequel j'ai besoin de votre secours; vous savez que je demande votre avis sur tout, donnezle moi ici, je vous en prie. J'avois un peu de curiosité; Mlle. de Mirfor a plus d'expérience que moi; son cœur n'en est pas à sa première inclination, elle pouvoit m'instruire, & je voulois savoir; on dit souvent qu'il y a de la sagesse à s'instruire par le malheur des autres, & qu'il doit nous servir d'exemple, je voulois profiter de l'occasion, & apprendre comment les femmes deviennent malheureuses; non pas que je craigne de l'être jamais, je souhaitois seulement pouvoir juger de cette espèce de malheur sans trop d'ignorance. Voici notre conversation: Vous nous voyez travaillant toutes les deux, Mlle. de Mirfor au tamis, moi à une broderie, assez près l'une de l'autre; nous étions arrangées ainsi après le dîner, cette fois il y avoit un moment de silence. Laure. Mais dites-moi, ma chère amie, ne croyez-vous pas que c'est l'amour-propre qui fait naître chez nous le premier sentiment d'inclination & de tendresse? Mlle. de Mirfor. Il est bien difficile de savoir ce que c'est; rarement on peut s'en rendre raison; quand on s'apperçoit du penchant de son cœur, il y a bien long-tems que le premier moment est passé, & on ne sait plus ce qui l'a fait naître. Laure. J'ai cru que c'étoit toujours l'amour-propre, parce que jamais une femme n'aime la première; les hommes peuvent plaire comme tout autre chose, comme des fleurs, des tableaux, mais ils n'intéressent particuliérement que lorsqu'ils ont témoigné un sentiment de préférence qui flatte & que l'on croit sincère; or comme on peut très-bien n'être pas flattée & avoir une façon de penser qui en éloigne, il est donc possible de se plaire dans la société des hommes aimables, & de n'aimer rien. Mlle. de Mirfor. Je ne sais pas ce qu'on peut, mais je suis sûre qu'il y a au fond de nos cœurs un certain attrait qui se développe, suivant les objets qui nous plaisent, & dont l'espérance d'être aimée ne décide pas toujours; je crois que c'est la nature qui a arrangé cela ainsi. Laure. Oh, ma chère amie, moi je ne crois pas à la nature; si c'étoit elle qui décidât de nos cœurs, on n'entendroit jamais parler de passion malheureuse, de goût bizarre, de sentiment de préférence romanesque, tout iroit plus simplement; je vous assure que c'est l'amour-propre qui est la cause de toutes nos folies, & en raisonnant on peut s'en affranchir & vivre heureuse en conservant son cœur tranquille. Mlle. de Mirfor. Je souhaite que cela vous arrive si vous le croyez, mais ce que vous appelez folie, est précisément ce qui peut faire le bonheur le plus parfait, il n'y a rien au-dessus de celui que peuvent goûter deux personnes que la sympathie a liées, qui trouvent de la conformité dans leurs goûts, dans leur façon de penser, & dont les ames confondent leurs sentimens & leurs idées. Laure. C'est ce que je ne comprends point & ne comprendrai j'amais, car enfin, les hommes plaisent comme toute autre chose, par leur figure, par leur voix, par ce qu'ils disent, enfin par tout ce qui frappe nos yeux, comme un tableau par ses couleurs, par son dessein; & si un tableau venoit se jeter à mes pieds & me jurer qu'il m'adore, peut-être que cela me feroit plaisir, mais il me semble que je le rependrois à sa place. Mlle. de Mirfor. Si vous voyez dans ce tableau un sentiment que vous seriez bien aise d'avoir inspiré, si vos yeux rencontroient un certain feu, s'il vous faisoit éprouver une émotion dont vous ne pourriez vous défendre, peut-être que le tableau ne seroit pas si vîte rependu; mais quoi, ma chère amie, (& ici elle quitta son ouvrage & laissa tomber ses bras) vous n'avez jamais vu d'objet auquel vous ayez attaché certaines idées? Laure. Jamais, ma chère, jamais; je vous promets que jamais je n'attacherai d'idée, mais encore quand j'éprouverois tout ce que vous dites, il faudroit bien que cela finit; pour peu que cela durât, je m'ennuierois, je baillerois, & d'un coup de pied, je jetterois tout bien loin; & je ne vois pas que le roman pût être fort long. Mlle. de Mirfor. Ma chère amie, si votre bouche s'ouvroit, ce ne seroit pas, je crois, pour bailler, & vos pieds n'auroient peut-être pas beaucoup de force; ma chère Laure, un homme aimé n'est plus un homme, c'est un être qui n'a plus rien de commun avec les autres, il est enveloppé d'un nuage qui embellit tout à nos yeux, il femble qu'il s'élève aux cieux & qu'il nous y entraîne avec lui; tout s'anéantit, tout s'abaisse devant lui; c'est une création qui a été faite pour nous seules. Laure. Et cela parce que cet être divin a rampé quelque tems à vos pieds! Mais, ma chère amie, cette création parfaite ne dit cependant que des choses communes, répétées cent fois, qui se trouvent dans tous les romans, & enfin elle nous baise la main comme l'homme le plus terrestre & le plus commun. J'avoue que je ne vois rien là de séduisant, rien qui ne me répugne & que je ne voulusse fuir. Mlle. de Mirfor. Quand les sentimens sont réciproques, quand la tendresse inspire la tendresse, nos organes sont aussi changés; on voudroit entendre mille fois ce qui vous paroît si commun, tout devient un délice entre deux personnes qui s'aiment, tout est significatif pour elles; la présence entraîne, l'absence absorbe, le cœur n'a plus qu'un sentiment, l'esprit plus qu'une idée, il n'y a même plus qu'une seule sensation. Laure. Ah, les sensations, je ne croiois pas qu'elles en fussent, je ne comprends pas bien, pourriez-vous m'expliquer? Mlle. de Mirfor. Je n'ai jamais bien compris non plus, je sais seulement que tout se rapporte à ce qu'on aime, la musique n'est qu'un bruit si elle n'exprime rien de ce qu'on pense, la danse n'est qu'un mouvement insipide avec un être indifférent, la campagne, les vues champêtres sont mortes si on n'y apperçoit un ombrage, un endroit solitaire & caché, où on voudroit se placer; la société & ses devoirs deviennent insupportables, si on n'y porte des espérances, des projets, des certitudes; enfin, pour une ame tendre, pour un cœur occupé, le monde est tout autre chose que pour les autres. Laure. Je crois, ma chère amie, que votre esprit exalte un peu votre cœur, & dans ce moment vous êtes bien à plaindre, je ne vous comprends pas trop, mais il y a sûrement des consolations, puisqu'ordinairement tout va si mal pour les belles incli- nations, & qu'elles persévèrent tout de même. Quand deux personnes sont ensemble, il n'y a ni danse, ni musique, les sujets de conversation sont bien vîte épuisés, les hommages, les respects nous font trop de plaisir pour que la familiarité nous plaise; c'est dans ce moment sans doute que l'on s'ennuïe l'un de l'autre; le plus vîte ennuïé passe pour le plus léger, & alors viennent les ruptures, les infidélités, les perfidies; je voudrois savoir seulement ce qui les fait commencer? Mlle. de Mirfor. Ce sont sûrement les hommes qui sont vicieux, ma chère amie; ils mettent un grand prix à ce qu'on leur refuse, & ne sentent pas assez celui de ce qu'on leur accorde; ils sont bizarres & inconséquens; je crois qu'ils aiment à faire des victimes. Laure. Mais, ma chère amie, est-on obligé de leur accorder ce qui ne nous fait pas plaisir? Dans ce moment nous entendons le bruit d'un cheval, ensuite le bruit d'un homme, je crois reconnoître une voix, nous levons la tête toutes les deux, nos joues se colorent d'un peu de rougeur, comme si nous avions peur qu'on ne nous eût entendues; bientôt on nous annonce Mr. de Marville, l'étonnement nous donne de l'émotion; le premier mot fut que nous ne voulions voir personne; ensuite, réfléchissant qu'il faisoit très-froid, que le tems étoit mauvais, que l'on ne pouvoit être venu que dans une bonne intention; nous crûmes qu'il seroit dur & malhonnête de le renvoyer, & dans ce moment nous ne voulions pas l'être; il fut décidé que nous recevrions la visite; Mlle. de Mirfor par un sentiment de crainte & de timidité ne vouloit pas paroître, cependant, elle rajustoit sa coëffure, moi je ne voulois pas le tête à tête; pendant le débat Mr, de Marville entre, il nous mit bien-tôt à notre aise en nous parlant avec gaieté de sa visite, de l'envie qu'il avoit de nous voir & de nous donner des nouvelles de la ville; il alloit chez un ami qui demeure à une lieue & demi d'ici, & il a fait plus d'une lieue de détour dans l'espérance que nous le recevrions sans peine; après les premiers complimens, il nous dit qu'il s'étoit fait un plaisir de nous informer de ce qui se disoit à la ville sur un sujet qui ne nous étoit pas indifférent, & sans attendre notre réponse, qui n'auroit peut-être pas été bien articulée, il continua en nous disant, que de loin, on voyoît toujours les choses pires qu'elles n'étoient, que sans avoir le droit à aucune confidence, & sans entrer dans aucune particularité, il pouvoit nous assurer que tout le monde plaignoit Mlle. de Mirfor, que l'on entroit dans sa situation, & que l'on s'y intéressoit généralement, que le blâme retomboit sur les hommes qui ne se font ancun scrupule de tromper les familles pour mieux tromper les femmes; on félicitoit Mlle. de Mirfor d'avoir une bonne amie, & on l'approuvoit de l'avoir suivie à la campagne, il nous apprit que le mariage des Flamacour & des Balloton occupoit si fort le public & toutes les conversations de la ville, que l'on étoit heureux d'en être éloigné; il ajouta encore que toutes les amies de Mlle. de Mirfor espéroient de la revoir bientôt; plusieurs l'avoient chargé de le lui dire particulièrement; il ne doutoit pas que l'on ne nous eut déjà beaucoup écrit; nous nous regardâmes toutes les deux, & nous nous entendîmes fort bien; personne ne nous a écrit un mot, mais il faut être contente de la supposition. C'est beaucoup pour de bonnes amies que de ne pas condamner celle qui est malheureuse & absente; il nous apprit encore que le mariage devoit se célébrer dans quatre jours, que les Balloton avoient demandé qu'il ne fût pas renvoyé plus loin; il doit y avoir des fêtes, des bals, qui ne se donneront qu'après la cérémonie; ils achettent une terre qui aura le titre de baronie; on dit déjà de Balloton, on a trouvé une généalogie, & ce n'est plus une mésalliance pour les Flamacour; la dot, la terre, la superbe maison, ne sont point l'objet principal, on prétend même qu'il y avoit inclination entre les époux; tout cela se dit en riant, & Mr. de Marville nous fit aussi rire en nous le racontant avec le plus grand sérieux; enfin, cette visite nous a fait un très-grand plaisir, & nous donna des consolations. Nous voulumes savoir où alloit Mr. de Marville, & si réellement il n'étoit venu qu'en passant? Mesdames, nous dit-il, je vais voir mon ami St. Ange, cet homme dont on ne veut pas faire la connoissance, & qui a cependant quelque mérite; c'est un homme singulier, dit Mlle. de Mirfor, que quelques femmes ont gâté, & qui est sans attention pour les autres; Mademoiselle, reprit vivement Mr. de Marville, c'est un homme très-aimable, dont l'ame parfaitement honnête est incapable de perfidie; permettez moi de croire que c'est ce qui a donné de la confiance aux femmes; elles ne l'ont point gâté, elles lui ont rendu justice; il est rare de réunir autant d'esprit à autant de vertus. Les hommes sont drôles avec leurs vertus, répondit aigrement Mlle. de Mirfor, ils prennent du plaisir où ils peuvent, & ils sont toujours vertueux. Mr. de Marville se tourna de mon côté, & il dit: rien de si honnête, rien de si respectable que la vie & la conduite de Mr. de St. Ange, il avoit fait un établissement à Paris où il cultivoit le goût qu'il a pour les beaux arts, & où il avoit les rélations les plus agréables; il a tout quitté pour venir auprès d'une mère malade, il l'a soignée jusqu'au dernier moment, on croioit sa fortune beaucoup plus considérable qu'elle ne s'est trouvée à sa mort; la sœur de St. Ange devoit faire un mariage que cette erreur alloit faire manquer; il a arrangé les choses de manière qu'il a abandonné à-peu-près toute la succession de sa mère, sa sœur a eu la fortune sur laquelle elle comptoit, & elle s'est mariée en suivant son inclination; il n'est resté à Mr. de St. Ange qu'une campagne qui n'est pas d'un grand produit, & qui exige beaucoup de peines & de soins; il s'y est fixé, & il a renoncé à ses goûts & à ce qui faisoit les occupations agréables de sa vie; cependant il a l'ame sensible, & il est capable de tendresse & même de passion romanesque; il s'est voué à la vie champêtre, il est aimé & chéri de tout ce qui est autour de lui; Mlle. de Mirfor l'a bien mal connu, & si j'ai souhaité qu'il le fût de vous, Mademoiselle, c'est que je suis sûr que vous lui rendrez plus de justice; sans doute qu'il a aimé le plaisir, & si son esprit a rendu ce goût un peu vif chez lui, l'honnêteté de son ame l'a toujours soumis à la décence; je vais le voir pour tâcher de le retirer de sa retraite, & le ramener la ville, au moins pendant ce tems de glace & de neige; la vie qu'il mène à la campagne est vraiment intéressante, il s'est attaché à l'agri- culture, & il aide tous les paysans ses voisins à cultiver leurs terres; nous fîmes la remarque que lui dans ce moment étoit un bon ami; oui, dit-il d'un air sérieux & contrit, je sais aimer, mais ce n'est pas une raison pour l'être. Mlle. de Mirfor crut que le trait étoit dirigé contr'elle; elle entama je ne sais quelle justification sur sa manière d'aimer, que par distraction nous n'écoutâmes ni l'un ni l'autre. Mr. de Marville nous quitta, & nous parlâmes de lui; j'avoue que je lui trouve du mérite, il sait être ami, & avec moi & ma famille il se conduit comme je le souhaitois; Mlle. de Mirfor en reprenant son ouvrage, & d'un air composé, me dit: en vérité ce Mr. de Marville est un homme bien aimable, il a de très-bons sentimens, & je le juge capable de s'attacher avec sincérité; c'est dommage que ses mœurs.... oh, sûrement, lui dis-je bien vîte, c'est un homme charmant, je lui crois une passion dans le cœur, si c'étoit pour moi, je ne le ferois pas languir long-tems; je ne sais jusqu'où j'aurois poussé le persisslage; heureusement nous reçûmes dans ce moment une lettre de ma mère, elle nous confirmoit à-peu-près tout ce que Mr. de Marville venoit de nous dire, elle ajoutoit de plus qu'elle avoit vu Mr. de Mirfor, que son courroux contre sa fille commençoit à s'appaiser, des amis travaillent à une espèce de paix & de rapprochement entre lui & les Flamacour, on espère d'y parvenir, & alors notre retour à la ville se fera sans peine: j'avoue que je verrai ce moment avec plaisir, nous prévoyons cependant la réception que l'on nous fera, nous voyons toutes nos amies accourir: l'une avec beaucoup de pruderie nous donnera des consolations affligeantes; une autre en nous serrant dans ses bras aura pour nous une pitié bien mortifiante; Made. d'Arsilli avec sa volubilité viendra nous dire tout ce qu'elle pense, tout ce qu'on a dit, tout ce qu'on dira; Made. de Taninge nous parlera de toutes les femmes qui ont eu des histoires pour nous consoler de la nôtre; les grandes Demoiselles du Pattin, avec leur grand air convenable, nous feront de grandes révérences, & passeront de l'autre côté, parce que des Demoiselles aussi décidées de se marier ne sauroient afficher assez de réserve & de rigorisme; il y a tant de ces femmes qui ont besoin du tort des autres pour faire briller leurs vertus, & qui sont heureuses de trouver des victimes sur lesquelles elles peuvent exercer leur méchanceté en affectant l'extrême décence. J'ai entendu quelquefois les jugemens rigoureux de ces femmes folemnellement vertueuses; elles m'ont toujours donné des doutes sur leur caractère; je plains Mlle. de Mirfor d'avoir encore toutes ces scènes à soutenir, & quand j'y réfléchis, je suis en colère qu'elle s'y soit exposée avec autant d'imprudence; elle s'est livrée avec bêtise au vain espoir d'un mariage, & elle n'a point ménagé les apparences, elle a paru flattée d'une assiduité qu'elle n'auroit pas dû permettre; si je la plains, je la condamne encore bien davantage; j'oublie tout cela pour ne penser aujourd'hui qu'à son malheur; j'aurai la consolation de l'avoir diminué, & j'ai outre cela l'approbation de mon père, & il ne m'en faut pas davantage; je suis très consolée, je m'applaudis même de notre séjour à la campagne; la vie peut y être intéressante & moins fatigante qu'à la ville. Je n'ai point oublié Made. de St. Marcin & Mr. de Noirval. Il est encore tombé de la neige & la communication est devenue plus difficile; j'en ai un vrai chagrin; j'ai cru cependant avoir des nouvelles de Mde. de St. Marcin, elle est enrhumée, elle ne peut sortir, nous ne pouvons point nous voir encore, je me suis vouée à la solitude & à Mlle. de Mirfor, & je veux remplir ma vocation. Je souffre davantage de ne rien savoir de Mr. de Noirval; demain j'envoie un exprès pour en avoir des nouvelles: ce pauvre solitaire, enterré sous la neige, attend que le printems lui rende l'usage de son verger & de sa campagne, & sûrement dans les rigueurs de l'hiver, les pauvres de son voisinage ressentent les effets de sa bienfaisance; je voudrois aller à lui, & je déplore que cela soit impossible aujourd'hui; vraisemblablement je trouverois le portrait dans son cadre; cette société doit lui être nécessaire dans cette saison. Je ne pense à lui qu'avec attendrissement & compassion; il mériteroit si fort d'être heureux! J'espère que le premier courier m'apportera vos lettres de la ville, je languis de savoir ce que vous pensez de notre histoire & de notre séjour ici; j'ai besoin de votre sentiment sur tout ce que je fais, vous le savez, ne me faites donc pas attendre. Adieu, ma chère amie, je vous embrasse bien tendrement. LETTRE XX. QUe vous me faites plaisir! ma chère amie, d'approuver ma conduite & ma façon de penser avec Mlle. de Mirfor: les louanges que vous me donnez sont l'effet de votre amitié, mais votre sentiment, votre jugement sont la suite de votre esprit juste, de cette raison que je respecte, & dont je veux l'approbation; j'ai bien cru que comme moi vous plaindriez Mlle. de Mirfor, encore plus que vous ne la condamneriez. Un cœur comme le vôtre sait entrer dans la situation des malheureux qui ont tort, & bien loin de les écraser par une justice rigoureuse, vous en avez pitié; je crois tous les jours plus que nous avons bien fait de venir ici pour laisser passer l'orage; tout s'arrangera; mon père, qui fut à la ville il y a quelques jours, nous le confirma encore à son retour; on ne parle presque plus de Mlle. de Mirfor; les négociations entre son père & les Flamacour ont réussi, on est parvenu à les rapprocher, ils se feront des visites par billets, & dans toutes les occasions, on se fera de part & d'autre les politesses accoutumées; il y aura de la haine, mais point de brouilleries, & c'est tout ce qu'il faut. Mr. de Mirfor demande que sa fille retourne auprès de lui, il la recevra avec amitié, & on ne parlera de rien; le mariage se fait demain, nous laisserons passer les jours de visites, & un grand bal où Mlle. de Mirfor sera invitée, mais où elle ne veut pas être, & qu'elle ne veut pas refuser. Mon père a été obligé de retourner à la ville avant-hier, il permet que nous restions ici encore quelques jours, il doit y revenir pour finir ses affaires, & nous retournerons avec lui. Je prolongerois volontiers notre séjour ici, je m'y accoutume, & je crois que je ne le quitterai qu'avec regret; nous jouissons à notre aise d'une paresse de tous les momens, l'esprit est en pleine liberté, on rêve délicieusement, & l'ame suit son objet sans compter les momens qui s'écoulent; je dois à notre solitude plusieurs réflexions que je n'avois point faites jusqu'ici. Aujourd'hui c'est Mlle. de Mirfor qui a l'impatience de retourner à la ville; elle n'a pas une certaine suite dans l'esprit, elle craint d'être tout-à-fait oubliée, & en vérité je crois qu'elle est fâchée de ce qu'on ne parle plus d'elle; je suis quelquefois bien révoltée contre la fureur que l'on a de s'occuper des autres pour les déchirer, pour les condamner; on veut de même que les autres s'occupent de nous, sans penser qu'ils nous rendent au moins ce que nous leur faisons; il semble que notre existence soit dans l'imagination d'autrui; nous avons nos idées, nos sentimens, & nous allons les soumettre à je ne sais quelle opinion étrangère; je crois cependant qu'il y a une certaine humanité qui doit aller avant toutes les opinions: c'est particulièrement là dessus que je veux acquérir de l'indépendance; il est ridicule, par exemple, que pour une sensibilité de compassion, qui n'est proprement que de la charité, on aille se régler sur les idées de ceux qui ne sentent rien: c'est ce sentiment qui m'a dirigé avec Mlle. de Mirfor, & qui me dirigera toujours; les malheureux ont des droits sur moi, & je n'ai pas la dureté de les soumettre à des convenances & à mon intérêt personnel; n'approuvez-vous pas ma façon de penser & de sentir, elle me paroît conforme à la raison, & l'événement dont je vais vous parler me le persuade entiérement; en vérité il y a des accidens bien affreux & bien cruels! Je vous ai dit, je crois, que nous voulions envoyer un exprès chez Mr. de Noirval; j'étois très-impatiente d'avoir de ses nouvelles, ce qu'on me rapporta de lui, fut qu'il étoit au lit très-malade; on ne disoit point de quelle maladie, ses Domestiques paroissoient allarmés, il n'avoit pu avoir que le Chirurgien du village voisin, & on ne pouvoit juger encore du danger de son état; mon inquiétude a été extrême, j'ai voulu aller le voir tout de suite; mon père me l'avoit permis, & il y seroit allé lui-même, s'il étoit resté avec nous; la neige étoit un peu fondue, mais les chemins ordinaires étoient absolument impraticables, il falloit faire un détour de deux lieues par la grande route pour arriver au chemin de traverse, qui étoit très-mauvais, & où une voiture ne pouvoit presque pas passer; je ne fus point effraïée de ces obstacles; je souffrois de l'idée qu'un homme qui fait autant de bien aux autres, restât sans les secours qui lui étoient nécessaires. Je fis préparer une vieille voiture légère qui reste ordinairement ici; on y mit trois chevaux, & hier nous partîmes de très-grand matin avec des domestiques de campagne; nous restâmes plus de quatre heures en route; j'eus une vive émotion en approchant de la demeure de notre cher solitaire, je volai dans sa chambre & auprès de son lit; notre entrevue fut vraiment intéressante, il fut sensible à mon empressement, & il me le témoigna de la manière la plus touchante; je le trouvai malade d'une espèce de fluxion de poitrine, cependant il n'y avoit aucun danger, il se conduisoit fort bien avec le livre de Tissot & les conseils du chirurgien de Belmont, les deux Domestiques ne perdoient pas un instant leur maître de vue, ils préparoient les remèdes & les tisanes avec un soin extrême. Mr. de Noirval étoit dans son lit, tranquille, serein, bénissant ses domestiques des soins qu'ils avoient de lui, & s'occupant beaucoup d'une famille pauvre qui avoit passé l'hiver dans une des petites maisons; je lui présentai Mlle. de Mirfor comme une de mes amies, & nous dinâmes auprès de son lit; tout ce qu'il disoit avoit un caractère de bonté & de douceur qui portoit le calme dans l'ame; malade, isolé, loin de la société, il donnoit encore l'idée du bonheur; cependant le portrait étoit dans son cadre, & comme je le regardois en partant, il me dit: c'est là que tomberont mes derniers regards, & la mort me paroîtra douce; il me fut impossible de ne pas répandre quelques larmes en le quittant; Mlle. de Mirfor étoit étonnée & frappée de tout ce qu'elle avoit vu, nous ne cessions d'en parler dans la voiture. Au bout de deux heures de marche, le chemin étant très-pénible & les chevaux très-fatigués, le cocher pour les reposer, voulut s'arrêter auprès d'une maison de paysan qui est une espèce de cabaret pour les voituriers; nous descendîmes pour entrer dans la maison & nous réchauffer; en entrant nous trouvâmes que tout le monde étoit dans une grande agitation, on alloit, on venoit, personne ne prenoit garde à nous, nous vîmes l'hôtesse qui étoit auprès d'une armoire qui choisissoit des linges en pleurant; dans un coin auprès du feu trois ou quatre paysans s'entretenoient d'un air affligé, & nous entendîmes qu'ils parloient de malheur, d'accident bien triste, bien fâcheux; un homme traversa rapidement la cuisine en portant une bouteille, & en s'écriant, ah mon Dieu, ce pauvre Mr. de St. Ange; nous nous approchâmes de la femme pour lui demander ce qui étoit arrivé, elle s'en alla sans nous écouter, avec ses mains pleines de linges, & en disant, en courant, quel malheur, ce brave Mr. de St. Ange; on entroit dans une chambre où nous entendions le bruit de plusieurs personnes qui en secourent une autre; nous étions très-émues. Enfin il sortit une femme; nous la priâmes de nous dire ce qui causoit tant de trouble, elle nous raconta en sanglottant, que Mr. de St. Ange en allant voir un vieux paysan malade, qui avoit été son fermier, étoit tombé avec son cheval sur la glace, qu'il s'étoit fait une grande blessure à la tête, & qu'il avoit une jambe cassée. Touchées de ce récit, nous faisions encore des questions, lorsque nous entendîmes crier au secours. Mademoiselle de Mirfor entra tout de suite dans la chambre, je la suivis en tremblant; nous vîmes un homme couché sur un mauvais lit de paysan, au travers d'un air mourant on voyoit une physionomie noble, douce, spirituelle, infiniment intéressante, il avoit les yeux fermés & ne paroissoit pas respirer; deux femmes étoient occupées à lui entourer la tête de linges pour arrêter le sang qui couloit sur son visage, des hommes visitoient une jambe dont ils tâchoient d'ôter la botte; l'effroi étoit peint sur toutes les physionomies, nous n'osions approcher; Mlle. de Mirfor donna un flacon d'eau de Cologne. En fixant mes regards sur un spectacle aussi touchant, je sentois une émotion qui m'ôtoit presque la respiration; mon cœur étoit serré, & je n'avois aucune force pour donner du secours; les femmes qui tenoient la tête témoignèrent leurs craintes sur ce qu'elles croioient que le blessé alloit expirer, elles demandèrent du vinaigre, du vin chaud; Mlle. de Mirfor sortit pour aller les chercher; je restai immobile au milieu de la chambre, l'ame oppressée, n'osant faire un mouvement, & ne pouvant ôter les yeux de dessus un objet aussi touchant; une des femmes s'écria encore, mon Dieu, Madame, touchez un peu le pouls, je crois qu'il se meurt; j'approchai précipitamment sans trop savoir ce que je devois faire; il y avoit un bras étendu sur le lit, je n'osois le toucher; la femme, qui avoit les deux mains embarrassées, me dit encore à demi voix: Madame, touchez le pouls, s'il vous plaît, je crois qu'il est bien mal, & avec un signe de tête elle me montroit la main; je portai la mienne sur le bras, je ne sentis rien, mais je crois que Mr. de St. Ange auroit pu sentir mes artères, jamais elles n'ont battu avec autant de force; je ne sens rien, dis je d'une voix tremblante à la femme, qui me regardoit & qui attendoit ce que je dirois; il faut presser fort, me dit-elle, & sur ce qu'elle vit que je pâlissois encore, elle ajouta; mon Dieu, Madame est bien sensible; alors faisant un effort sur moi, je dis, je sens le pouls, il est très-foible, mais il me semble qu'il devient plus fort. Dans ce moment, Mlle. de Mirfor apporta le vinaigre & le vin chaud, on en bassina les plaies, on en fit respirer; au bout d'un moment Mr. de St. Ange ouvrit les yeux, il les porta sur moi qui étois près de lui, & qui tenois encore sa main, je la quittai, & ce regard mourant me donna une nouvelle émotion; ses yeux se fixoient sur moi, je voulus me retirer, on me pria de tenir la tasse où étoit le vin chaud; jamais, ma chère amie, je n'ai été aussi touchée de pitié & de compassion; il est vrai que jamais je n'avois vu d'homme expirant, ni même aussi souffrant; ce n'étoit plus Mr. de St. Ange que j'avois vu dans le monde, c'étoit un être intéressant par la tranquillité avec laquelle il souffroit; en revenant à la vie il exprimoit la sensibilité & la reconnoissance; les secours continuèrent d'avoir leur effet; Mr. de St. Ange reprit bientôt tout-à-fait ses sens & sa connoissance, & dit d'abord avec un profond soupir; où suis-je? Ensuite s'adressant à ceux qui s'efforçoient de lui ôter sa botte, il leur dit avec douceur: mes amis, vous me faites beaucoup de mal, vous achevez de me casser la jambe, il faut couper la botte; l'opération fut encore assez difficile, & on le fit souffrir. Le sang couloit toujours de la tête; on avoit employé tous les linges pour l'arrêter, on en demandoit d'autres; je donnai un mouchoir de toile que j'avois mis autour de mon cou dans la voiture, & que j'ôtai de dessous mon mantelet. Monsieur de St. Ange s'en apperçut; il portoit alternativement les yeux sur Mademoiselle de Mirfor & sur moi; elle se donnoit beaucoup de peine, elle faisoit & ordonnoit plusieurs choses utiles; moi je ne faisois rien. Après nous avoir un peu considérées, il dit: Il est donc venu des anges à mon secours. On ne lui disoit rien encore, on ne lui répondoit point; tout le monde étoit occupé à le soigner, à l'arranger, à préparer ce qu'il falloit; le sang couloit encore. Il demanda que l'on serrât davantage le dernier mouchoir qu'on lui avoit mis autour de la tête, & il parut que le sang s'arrêta un peu: on parla de le mettre au lit; nous insistâmes pour que l'on ne fît aucun mouvement jusques à l'arrivée du Chirurgien, que l'on avoit envoyé chercher d'abord, & qui devoit bientôt arriver: on avoit aussi envoyé chez Mr. de St. Ange, & on attendoit ses domestiques: ils arrivèrent en effet quelques momens après, quoique sa maison fût à plus d'une lieue de distance: c'étoient deux de ses domestiques, & une femme, ancienne gouvernante; ils avoient été avertis par quelqu'un qui avoit vu tomber leur maître, & ils étoient venus à cheval à toute bride; la femme avoit voulu venir en croupe. Ils poussèrent des cris, & fondirent en larmes en entrant dans la chambre, & en voyant Mr. de St. Ange baigné dans son sang. Ils se jetèrent à genoux auprès du lit; ils ne cessoient de prier & de répéter, notre maître, notre bon maître. Il leur tendit la main pour les rassurer, mais il n'eut pas la force de parler: on leur dit qu'il ne falloit pas faire du bruit, & on les employa à différens services. Leur zèle & leurs sentimens étoient marqués dans tout ce qu'ils faisoient: cette scène attendrissante nous fit répandre des larmes: cependant la nuit s'avançoit, nous avions encore deux lieues à faire, notre cocher nous pressoit de partir, à cause du froid & des chemins. Nous ne voulûmes pas nous en aller sans savoir ce que le Chirurgien diroit de l'état du blessé. Nous l'attendîmes, Mlle. de Mirfor donnant toujours ses soins avec beaucoup d'activité, moi tranquille sur une chaise, attentive à tous les mouvemens du malade, & fatiguée comme si j'eusse fait tout l'ouvrage. Enfin le Chirurgien arriva; il sonda les plaies, celle de la tête étoit prodigieuse; il parloit de trépaner; la jambe n'étoit pas cassée, mais il y avoit une très-grande luxation, & il croïoit que le grand os étoit fêlé, ce qui étoit extrêmement douloureux. Pendant que tout cela se disoit, j'éprouvai un frissonnement continuel; je sentois mes forces m'abandonner, je faillis à tomber évanouïe; j'avois la tête appuyée contre le sein de Mlle. de Mirfor, nous sortîmes pendant que l'on posoit les appareils. Quand ils furent arrangés, Mr. de St. Ange se trouva mieux, les douleurs diminuèrent, le Chirurgien vint nous dire qu'il croyoit qu'il n'y avoit point de danger dans ce moment, mais que les plaies seroient longues à guérir. Ce spectacle m'avoit causé une émotion dont j'avois de la peine à revenir; j'éprouvois un déchirement dans l'ame, & une anxiété inexprimable. Je n'ai jamais pu soutenir la vue d'aucune blessure; l'idée du sang versé me fait frémir, je suis foible sans doute. Quand il fallut partir, Mlle. de Mirfor m'entraîna; je trouvois dur & cruel de nous éloigner & de laisser un homme aussi malade entre les mains des domestiques & des paysans; il fallut m'arracher & presque me porter; en sortant de la chambre, où nous étions rentrées, je tournai la tête pour voir encore M. de St. Ange; il nous suivoit des yeux, & je rencontrai ses regards. L'idée que c'étoient peut-être les derniers, que peut-être nous apprendrions sa mort à notre arrivée, m'ôta absolument les forces; je ne pus plus marcher; je ne sais comment j'arrivai dans la voiture; on m'y plaça & j'y restai comme si je ne pensois & ne sentois plus rien. Mlle. de Mirfor me parla plusieurs fois, je n'entendois que du bruit, & je ne pouvois répondre; mes idées s'échappoient & se confondoient, il m'étoit impossible d'en exprimer aucune: ce ne fut qu'au bout d'un quart d'heure que, dans un très-grand cahot que fit la voiture, la secousse me fit dire en criant: mon Dieu qu'il doit souffrir, prenez donc garde. Mlle. de Mirfor, qui croyoit que j'avois souffert du choc, me demanda où j'avois mal; ensuite elle parla de Mr. de St. Ange; elle dit que nous avions fait une singulière rencontre, & que cet accident pouvoit être bien fâcheux; qu'elle lui avoit trouvé la physionomie changée, & que peut-être il seroit défiguré. Qu'importe la physionomie, lui dis-je, s'il ne doit pas en revenir: elle me répondit que je m'effrayois trop aisément, que ces accidens arrivoient tous les jours, que Mr. de St. Ange n'en mourroit certainement pas: il n'en mourra pas, repris-je vivement! comment le savez-vous? Elle m'assura que le Chirurgien l'avoit dit positivement, & que d'ailleurs un jeune homme de trente ans ne mouroit pas de quelques blessures à la tête. Mlle. de Mirfor me dit cela avec un ton de dureté qui me choqua; je ne le lui témoignai pas cependant, je me promis seulement d'envoyer un exprès dès que nous serions arrivés, ou au moins le matin dès la pointe du jour. Nous arrivâmes assez tard, & nous commencions à souffrir du froid; j'étois très-accablée, je pris ce prétexte pour être seule, & je me retirai pour me mettre au lit; j'espérois que le repos & le sommeil me rendroient le calme, & dissiperoient le trouble que j'éprouvois encore; je voulois me rendre raison de l'état où j'étois, le sommeil venoit appesantir mes yeux, & lorsque je commençois à m'endormir, je voyois Mr. de St. Ange, pâle, défait, couvert de sang; je me réveillois en sursaut, & quelquefois il m'échappoit de crier: Dieu! il est mort. Cette idée ne me quitta point jusqu'au matin: loin de trouver le repos que j'avois espéré, je fus encore plus abattue, plus fatiguée que la veille; je me suis levée avant le jour, je voulois faire partir l'exprès que j'avois dessein d'envoyer, & qui devoit nous rapporter des nouvelles de Mr. de St. Ange. Par une suite d'obstacles, & malgré mon impatience, il n'a pu partir qu'à huit heures. Pendant ce tems-là Mlle. de Mirfor dormoit tranquillement; je la trouvois cruelle, barbare; un pauvre homme que nous avons laissé entre la vie & la mort, qui avoit paru sensible à nos soins, ne s'en point inquiéter, dormir profondément sans s'en embarrasser, n'est-ce pas avoir l'ame dure, ou plutôt n'est ce pas n'en point avoir du tout? Enfin trouvant le sommeil de Mlle. de Mirfor trop long, je suis entrée dans sa chambre; dès qu'elle m'a entendu, elle m'a dit: Mon Dieu! vous ètes déjà levée, avez-vous bien reposé? j'espère que nous déjeûnerons bientôt; & comme j'avois ouvert les volets & les rideaux, elle m'a dit encore: vous avez l'air bien abattu, je crois que vous avez eu froid hier: à propos, ce pauvre St. Ange, nous en saurons quelque chose aujourd'hui; j'ai pensé que par ce froid ses blessures pouvoient être bien dangereuses, la gangrène s'y mettra peut-être, & alors il n'iroit pas loin. Mais, continua-t-elle en bâillant & en sommeillant, il fera sans doute venir un médecin de la ville, il faudra y envoyer dans le jour. Je ne sais ce que j'ai répondu; je suis sortie, & j'ai fermé la porte assez brusquement. Je ne m'intéresse pas plus qu'un autre à Mr. de St. Ange, mais la vie d'un homme est cependant quelque chose; s'il étoit estropié pour sa vie, s'il étoit balafré, si sa tête s'en ressentoit; enfin, s'il mouroit, ne seroit-ce pas un malheur affreux; un jeune homme de trente ans, qui a une vocation à suivre, une carrière à remplir; n'avez-vous pas les mêmes sentimens que moi, ma chère amie; je suis sûre que vous voyez cet accident avec la même sensibilité; je ne reverrai peut être jamais Mr. de St. Ange; jamais je n'aurai de rélation avec lui, je ne m'en soucie point du tout; mais j'avoue que si on venoit me dire quelques nouvelles funestes sur son compte, j'en serois vivement affligée; ce seroit une bien grande perte pour ses domestiques, qui l'aiment si tendrement, & pour ses amis, qui doivent lui être attachés, & il en a beaucoup. Il faut avouer que sa physionomie annonce un caractère vraiment aimable, & je ne suis point étonnée que Mr. de Marville nous en ait parlé avec autant d'intérêt. Vous comprenez, ma chère amie, que cet exprès est resté des siècles à revenir: j'ai été vingt fois pour voir s'il n'arrivoit point; je ne l'attendois plus; il étoit quatre heures après midi, enfin il est venu. Il a rencontré Monsieur de St. Ange sur le chemin; on le portoit chez lui sur un brancard couvert; il étoit suivi par une quantité d'hommes & de femmes de la campagne; on se relevoit pour le porter: les femmes étoient chargées des remèdes dont il pouvoit avoir besoin dans la route; plusieurs pleuroient, lui se trouvoit bien, remercioit ceux qui le suivoient, & les consoloit. On a arrêté le brancard assez long-tems. Le fermier malade, chez lequel il alloit lors de sa chûte, avoit voulu le voir à son passage. Il étoit sorti de son lit, soutenu & aidé de deux de ses fils; il étoit venu d'assez loin pour s'assurer que son ancien maître étoit vivant: ce bon vieillard n'avoit point craint de s'exposer au froid. L'entrevue avoit été touchante, & l'exprès avoit pleuré comme les autres. Lorsque Mr. de St. Ange entendit que quelqu'un s'informoit particulièrement de son état, il a voulu savoir qui c'étoit, quand il a appris que c'étoit un domestique envoyé par les dames qu'il avoit vu la veille dans le cabaret, il a levé la toile qui le couvroit, il lui a parlé, il a fait plusieurs questions sur nous, & a demandé particulièrement si nous n'avions pas souffert dans le reste de notre voyage; & comme il étoit ému & fatigué, il a dit d'une voix foible, qu'il espéroit nous remercier bientôt lui-même. Je ne veux point de ses remerciemens, & quand il dit qu'il compte nous en faire bientôt lui-même, je crois qu'il se trompe. Dans cette saison il faut un tems infini pour guérir des blessures, & puis nous allons retourner à la ville, où il ne viendra pas de très-long-temps. Je souhaite seulement d'apprendre qu'il se guérit, & que cet accident est sans aucune suite fâcheuse, c'est tout ce que je demande, dans quelques jours je n'y penserai plus; Mlle. de Mirfor va me presser de retourner à la ville, à chaque moment j'en ai moins d'envie, je m'accoutume tout-à-fait à la vie tranquille que je mène ici, & sans mes parens, dont je suis trop éloignée, je crois que je la préférerois à toute autre. J'attends le retour de mon père pour en décider, s'il avoit été avec nous, il auroit été lui-même voir Mr. de St. Ange, quoiqu'il ne le connoisse que très-peu, il lui auroit donné cette marque de compassion. Sa campagne est fort éloignée, elle est à plus d'une lieue & demie d'ici, & il a été très-long-tems sans l'habiter; peut-être aussi que sa connoissance ne convient pas à mon père, & alors tout cela est bien indifférent; cet accident nous a intéressé un moment, parce que nous en avons été les témoins; Mlle. de Mirfor l'oubliera bientôt, & nous n'en parlerons plus; dites-moi ce que vous en pensez, & surtout parlez-moi de votre amitié, il me semble que j'en ai plus besoin que jamais. Adieu, je compte vous écrire avant notre départ. Je crois que nous aurons encore une fois aujourd'hui des nouvelles de Mr. de St. Ange. LETTRE XXI. MA chère amie, j'attendois une de vos lettres, je n'en reçois point, je crains qu'elle ne soit restée à la ville, il faudra l'aller chercher moi-même, cependant j'aurois bien voulu la recevoir ici; j'ai besoin de tout ce que vous me dites: que je serois heureuse si vous étiez ici! il me semble que je vous confierois cent choses qui ne viennent point au bout de ma plume; donnez-moi du courage en m'écrivant plus souvent, en me disant aussi tout ce que vous pensez; je me reproche de trop écrire, vous devez me trouver bien bavarde, je crois que je veux devenir circonspecte & silentieuse; peut-être en serez-vous bien aise, je ne me sens cependant pas trop disposée à commencer aujourd'hui, & il faut que vous m'écoutiez encore. Depuis trois jours que je vous ai écrit, nous n'avons point eu de nouvelles de Mr. de St. Ange; quoique l'on nous ait rassuré sur son état, il seroit intéressant de savoir plus particulièrement celui où il se trouve. Je n'avois point encore vu Made. de St. Marcin, j'avois même imaginé que nous ne nous verrions point à cause du tems, des chemins, & parce qu'elle étoit un peu malade; cela s'étoit si bien arrangé dans mon esprit, que je vous avouerai que je l'avois oubliée. Hier matin elle entra dans ma chambre, & je me reproche d'en avoir eu plus d'étonnement que de plaisir; j'ai certainement de l'amitié pour elle, mais elle n'est pas mon amie, je ne puis m'entretenir avec elle que de choses indifférentes, je suis un peu difficile sur l'amitié & la confiance; c'est votre douceur, c'est votre raison, c'est votre ame tendre & indulgente qui en sont la cause; j'en sens tous les jours plus le besoin, & ce tems passé ici dans la retraite y ajoute encore. Ni Mlle. de Mirfor non plus n'est pas mon amie, nos façons de penser ne s'accordent point, ce qui l'intéresse m'est indifférent, ce qui l'occupe est sans valeur pour moi, nos idées ne se rencontrent jamais, & elle ne comprend rien à mes sentimens, il en résulte une gêne & des choses qui ôtent tout l'agrément de la société & qui la rendent pénible; les liaisons s'affoiblissent & on reste amies sans s'aimer & sans se convenir; je voudrois m'en aller, je voudrois rester, je voudrois être seule, ou plutôt je ne sais pas trop ce que je veux; est-ce que cela ne vous arrive pas aussi quelquefois; voilà, par exemple, ce que vous pourriez me dire si vous étiez près de moi; l'amie que je voudrois entendre est bien loin, & je suis obligée d'écouter avec l'air de l'amitié ce que je ne me soucie point de savoir; il faut se faire une vertu de cette fausseté, la franchise deviendroit un vice; en vérité j'ai envie de me défier de la vertu, il est quelquefois si difficile de savoir où elle est, elle exige une souplesse & une fausseté dont je ne promets pas d'être toujours capable. Made. de St. Marcin venoit passer le jour avec moi, elle parut se faire plaisir de me voir, & j'espère bien qu'elle a été persuadée que je n'étois pas insensible à son amitié; vous jugez, ma chère amie, de ce que peut être un jour passé avec deux femmes qui ne se connoissent point & qui comptent sur l'amitié de la troisième. Made. de St. Marcin & Mlle. de Mirfor ne se plûrent point au premier abord; Made. de St. Marcin fit de petites révérences séches à la françoise; Mlle. de Mirfor fit les siennes en arrière & à la manière de notre pays, qui n'est pas toujours celle des grâces; elles se regardèrent, elles s'examinèrent; il s'établit entr'elles une politesse froide & reservée; c'étoit à moi que les questions s'adressoient, on ne répondoit jamais qu'à la troisième personne, je dus faire tous les fraix de la conversation & de la société; comme elles ne furent presque jamais du même avis, ce fut aussi sur moi que tombèrent les contradictions; jamais je ne pus établir un peu de familiarité entr'elles, & mon rôle fut assez pénible. Mlle. de Mirfor sortit un moment, je fus obligée de dire qui elle étoit, ce qu'elle étoit, & avant que d'avoir prononcé que nous étions amies, j'entendis une critique ménagée autant que l'honnêteté pouvoit le permettre, & qui ne finit que par le retour de Mlle. de Mirfor. Made. de St. Marcin trouva le moment de me prendre à part pour me demander si Mlle. de Mirfor étoit cette personne qui avoit eu une aventure avec Mr. de Flamacour; à la manière dont elle m'en parla, je vis comment on s'occupe par-tout des bruits publics, & surtout de ce qui se passe à la ville; elle savoit même des détails & des circonstances qui m'étoient parfaitement inconnus, & elle les disoit avec un plaisir dont je fus plusieurs fois sur le point d'être choquée; je l'assurai qu'elle étoit mal informée, & que Mlle. de Mirfor n'avoit aucun tort & ne méritoit aucun blâme, que de plus elle étoit mon amie, & qu'à ce titre elle lui devoit son estime; elle voulut rire & plaisanter; je me plaignis très-sérieusement de son indiscrétion, mais je ne changeai rien à ses dispositions; elle eut son tour, & dans un moment d'absence, je fis de même à Mlle. de Mirfor l'histoire de Made. de St. Marcin, & elle finit par me deman- der si c'étoit cette femme qui avoit fait parler d'elle & qui étoit venue de L***. avec son mari & son amant à cause du dérangement de sa fortune; elle s'étonna extrêmement de ce qu'elle n'étoit pas plus belle, & qu'elle eût pu faire autant de bruit avec si peu de beauté, elle alla même jusqu'à la trouver laide & tout-à-fait passée, elle se moquoit de son air & de ses manières, elle contrefaisoit son accent & ses petites révérences; elle la trouvoit impolie; je fus encore dans la nécessité de prendre le parti de Made. de St. Marcin, je dis qu'elle étoit intéressante par sa situation, & que ce n'étoit pas à nous à critiquer le langage & la politesse des François. Cet emploi d'avocat général étoit fatigant, & je compris fort bien que si ces Dames eussent été liées entr'elles, elles auroient fait de moi un portrait qui n'auroit pas été plus avantageux que le leur; lorsqu'elles rentroient, elles se regardoient d'un air qui disoit, je sais à présent qui vous êtes; & moi j'étois en peine qu'elles ne crussent que j'en avois trop dit; cette défiance réciproque établit une gêne qui rendit notre journée peu agréable; la conversation languissoit, ou elle étoit indifférente; il n'y eut pas seulement une dispute; au milieu du dîner, dans un moment où on parloit sans écouter; à propos, dit Made. de St. Marcin, n'avez-vous point entendu parler d'un accident qui est arrivé à un Mr. d'Ange, de Lange, je ne sais plus comment il s'appelle; on dit qu'il s'est cassé le cou en allant voir un paysan ou plutôt quelque jolie paysanne je crois; je ne me rappelle pas bien ce qu'on m'a dit, mais il étoit si mal qu'il doit être mort à présent; j'en suis fâchée, on m'a dit qu'il avoit été beaucoup à Paris, j'aurois peut-être fait sa connoissance; je ne vous en ai jamais entendu parler, est-ce que vous ne le connoissez pas? Mlle. de Mirfor entama l'histoire de Mr. de St. Ange, elle conta fort en détail tous les soins qu'elle lui avoit donné, & jusqu'à l'eau de Cologne & aux mouchoirs que l'on avoit fourni; il sembloit que c'étoit elle qui avoit rendu Mr. de St. Ange à la vie; j'avoue que ce récit m'ennuia extrêmement; je tâchai plusieurs fois inutilement de l'interrompre; à peine trouvai-je le moment de demander à Made. de St. Marcin d'où elle savoit ce qu'elle avoit dit de Mr. de St. Ange, elle l'avoit appris par des gens de son voisinage, par des bruits vagues, elle ne savoit rien de positif. J'admirai qu'on pût parler avec autant d'indifférence d'un événement aussi tragique; quest-ce qu'on appelle donc humanité? & où est la charité en traitant si légèrement les maux & les malheurs des autres? Ces Dames rioient, parloient & contoient d'autres choses, & cependant cet homme abîmé, estropié, mourant, est leur voisin; Mlle. de Mirfor l'a vu, Mde. de St. Marcin espère de le voir, c'est peut-être un homme intéressant; & ce sont des femmes qui se piquent d'être sensibles, ou au moins qui se vantent de l'avoir été! ma sensibilité ne ressemble point à la leur, ni la vôtre non plus, j'en suis bien sûre, ma chère amie; vous vous intéressez à ce pauvre Mr. de St. Ange, vous souhaitez avec impatience d'apprendre qu'il est hors de danger, que même il ne sera point estr opié; dès que je vous ai intéressé pour lui en vous faisant son histoire, je ne manquerai pas de la continuer; nous sentons de même vous & moi, & c'est là mon bonheur; j'ai le même intérêt pour Mr. de Noirval, & je ne veux point retourner à la ville sans être informée bien particulièrement de son état; j'y envoie aujourd'hui un exprès, cet exprès aura un bon cheval, il lui sera fort aisé de se détourner un peu & de passer chez Mr. de St. Ange, il aura ordre de ne nommer personne, & de ne point s'arrêter; ce n'est pas une attention que je veux avoir, c'est une simple curiosité de compassion, & je ne souhaite pas que l'on m'en ait obligation; dans le fond ce Mr. de St. Ange m'est fort indifférent, c'est son malheur qui est cause que je pense à lui, & je n'y penserai plus dès qu'il sera guéri. Monsieur de St. Marcin vint dans l'après-midi pour chercher sa femme; il rompit fort à propos notre languissant trio, mais il ne le rendit pas beaucoup plus gai; il nous instruisit d'abord de tous les accidens de la saison, du froid, des glaces, des mauvais chemins; ensuite il adressa des politesses & des propos galans à Mlle. de Mirfor; la connoissance se fit assez rapidement, & les dispositions réciproques furent absolument différentes de ce qu'elles avoient été avec Made. de St. Marcin; elle s'en apperçut, & elle eut la méchanceté d'en plaisanter. Ce fut Mr. de St. Marcin qui parla de Mr. de Verseuil; il dit qu'il faisoit souvent mention de moi dans ses lettres, qu'il vouloit qu'on lui en parlât; Made. de St. Marcin n'en avoit rien dit, elle n'en dit rien encore; son mari ajouta que Mr. de Verseuil devoit revenir au printems; cet événement sera infiniment peu important pour nous; je vous assure, ma chère amie, que vous n'avez pas plus d'impatience de voir finir ma lettre, que je n'en ai eu de voir terminer cette journée qui me parut fatigante; je n'avois jamais encore éprouvé cette espèce de peine; ordinairement je suis assez disposée à tirer parti des différentes scènes de la société; je m'en amuse & je les oublie; ce jour passé dans la contrainte, sans qu'il y ait eu un moment pour l'amitié, pour la confiance, m'a laissé un vuide désagréable; je vous cherchois, je vous demandois; dites-moi, je vous prie, d'où me vient ce besoin plus pressant de me rapprocher de vous, de m'occuper de choses essentielles, tout ce qui ne l'est pas, me paroît ennuieux; j'espère que c'est cette solitude d'hiver, les chagrins de Mlle. de Mirfor, sa légéreté, peut-être, qui en sont la cause; il me semble bien que j'étois plus heureuse à la ville, & cependant je ne me soucie pas trop d'y retourner; Mlle. de Mirfor s'en occupe déjà, & elle fait ses apprêts; en attendant qu'elle y soit, elle fait des projets pour rentrer dans le monde, elle me consulte sur ses coëffures, sur ses robes, elle veur être mise à la mode, elle s'en inquiète; j'admire cette légèreté, & je n'ai garde de l'en détourner; c'est moi seule qui ai un sentiment pénible sur les premiers regards qui tomberont sur elle; je vois les coups-d'œil, j'entends les chuchoteries, il me semble qu'à sa place j'en frissonnerois; je vous écris pendant son sommeil du matin qui est toujours très-long; je vais faire partir l'exprès pour Mr. de Noirval; il faut qu'il revienne dans le jour, & le détour prendra du tems; je ne puis renvoyer plus long-tems d'avoir de ses nouvelles. Mlle. de Mirfor me fait appeler pour déjeûner, j'ai beaucoup de choses à faire; je vous quitte, pour m'en occuper, je ne fermerai ma lettre que ce soir ou demain matin. Ma chère amie, il est neuf heures du soir, & l'exprès n'est point revenu, je suis dans la plus grande peine sur Mr. de Noirval, il est peut-être très-malade; on aura retenu le domestique, je lui avois cependant recommandé de ne point s'arrêter; il n'aura sans doute pas eu le tems de passer chez Mr. de St. Ange; il est possible aussi que ce soit là qu'il est retenu; il est peut-être fort mal, on n'aura pu lui répondre, on l'aura fait attendre, & il attend tranquillement; les domestiques sont si bêtes, ils ne mettent jamais d'intérêt dans les commissions qu'on leur donne; cet animal se sera arrêté dans quelque cabaret, ou il aura trouvé les chemins trop mauvais, & il n'aura pas voulu faire le détour; nous n'aurons point de nouvelles; mais j'entends le bruit d'un cheval dans la cour, je veux savoir ce que c'est, & où cet homme s'est arrêté, je reviens à vous dans un moment. J'avois tort, le pauvre domestique étoit transi de froid, il a fallu le réchauffer avant que de rien savoir; après cela il a fallu encore beaucoup de tems pour savoir s'il parloit de Mr. de Noirval ou de Mr. de St. Ange: il m'a dit enfin qu'il avoit un billet de sa main; j'étois étonnée qu'il eût pu écrire, mais c'étoit Mr. de Noirval: sa fluxion de poitrine n'est plus qu'un gros rhume dont il se guérit tous les jours: il est touché de cet exprès que j'ai envoyé, & il en exprime sa sensibilité. Le domestique s'est arrêté long-tems chez Mr. de St. Ange, il assure qu'il n'a pu faire autrement, & avant que de rien savoir, j'ai dû écouter le récit de la réception qu'on lui a faite. C'est le cocher qui a pris son cheval, & qui l'a forcé de descendre; c'est le valet Pierre qui l'a fait entrer; la cuisinière l'a fait chauffer, la gouvernante l'a fait boire & manger; enfin, dit-il, il n'est jamais entré dans une maison de parent comme celle-la. Ce n'est qu'au bout d'une heure qu'on a voulu répondre à sa commission. Lorsque Mr. de St Ange a su qu'il venoit de notre part, il a voulu le voir & lui parler; mais le Chirurgien est venu, qui lui a trouvé de la fièvre, & qui n'a pas voulu qu'il parlât tant seulement à un domestique. On vouloit qu'il restât jusqu'au lendemain; mais il a voulu absolument repartir. Alors Monsieur lui a fait dire bien des respects & des complimens pour ces Dames, & qu'il se portoit fort bien. Tous les domestiques l'ont assuré que leur maître alloit beaucoup mieux, & on voyoit bien à l'air de tout le monde que c'étoit vrai, & qu'ils ne craignoient rien pour leur maître. Il vouloit encore dire tout ce qu'il avoit entendu là-dessus; mais comme ce n'étoit pas l'objet de sa commission, & que d'ailleurs elle a été assez mal faite, je l'ai renvoyé sans vouloir en entendre davantage. Il me semble que cette fièvre est bien dangereuse, & j'aurois voulu en savoir plus de détails, je ne puis pas y envoyer tous les jours, & on ne saura rien de bien long-tems; en hiver tout est si difficile! Je m'informerai encore de ce qui viendra de ce côté là. J'attends mon père demain au soir, c'est lui qui décidera du moment de notre départ. Mlle. de Mirfor ne cache point son impatience là-dessus, elle y revient à tout moment. En vérité, je voudrois la renvoyer toute seule: j'ai besoin du sentiment qui me rappelle auprès de mes parens, pour combattre un mécontentement dont je ne puis trop me rendre raison; c'est, je crois, de la paresse. On a toujours quelque vice à vaincre; mais j'espère bien d'être la plus forte. Adieu, ma chère amie; n'oubliez pas le plaisir que me font vos lettres, & ne me laissez pas long-tems sans m'écrire; il me semble que vous me devez plusieurs réponses: que ce soit votre cœur qui vous rappelle vos dettes, le mien est à vous pour la vie. LETTRE XXII. MA chère amie, je commence ici une lettre que je ne finirai qu'à la ville. Nous allons y retourner dans quelques heures, & je ne veux pas fermer mon bureau sans vous dire encore un mot. Hier je reçus votre lettre, mon père me l'apporta; vous m'avez fait le bien que vous me faites toujours en m'écrivant, celui de me rapprocher de vous. Mais, je vous prie, d'où vient cette curiosité sur Mr. de St. Ange; c'est la première fois que vous m'en témoignez sur les personnes dont je vous parle: je vous avertis que je ne la satisferai pas. Je ne sais de Mr. de St. Ange que ce que je vous en ai dit, je n'ai pas cherché à m'en informer davantage: il sera encore longtems malade, & voilà tout. Que vous importe son caractère, sa fortune, & les autres circonstances de sa vie? En vérité, vous m'étonnez, & je ne conçois rien à l'intérêt que vous prenez tout d'un coup à un homme que ni vous ni moi ne connoissons, qui nous est fort indifférent, & dont nous ne nous serions jamais occupés sans le malheur qui lui est arrivé. Mais avec qui est-ce que Mlle. de Mirfor parle depuis un moment? Je ne connois point cette voix; je vais voir. C'étoit un message de Mr. de St. Ange; il envoie un de ses domestiques faire des remerciemens, & Mlle. de Mirfor les recevoit toute seule, sans en dire un mot. Ce domestique paroît intelligent; c'est un de ceux que nous avions vu dans le cabaret, au moment de l'accident de son maître; il a beaucoup remercié Mlle. de Mirfor des peines & des soins qu'elle avoit pris; son maître l'en avoit chargé particuliérement; il en étoit très reconnoissant, ainsi que de l'attention qu'elle avoit eu d'envoyer deux fois savoir de ses nouvelles; il y avoit aussi beaucoup de complimens pour moi. Comme tout étoit adressé à Mlle. de Mirfor, je n'avois rien à dire, & je n'ai rien dit. Mr. de St. Ange renvoyoit le flaccon où il y avoit eu de l'eau de Cologne, & les mouchoirs que l'on avoit prêtés. Mlle. de Mirfor a bien vîte repris le sien, & il en est resté un pour moi. Il me semble cependant que j'en avois donné deux: j'ai voulu qu'on rendît à ce domestique toutes les honnêtetés que l'on avoit faites au mien; j'ai donné des ordres pour qu'il fût bien traité. En rentrant, j'ai demandé à Mlle. de Mirfor ce qu'il avoit dit de son maître; elle avoit oublié de lui en demander des détails; elle l'a rappelé, & elle a fait quelques questions sur ses blessures, sur sa santé: il est toujours foible, il a de grands maux de tête, il lui est défendu de parler beaucoup: ce pauvre homme! a dit Mlle. de Mirfor, en continuant d'arranger quelques affaires, il sera malade encore très-long-tems, il sera peut-être défiguré & balafré. Oh! Mademoiselle, a répondu le domestique, on ne peut pas le savoir; Mr. a toujours la tête & le visage si enveloppés d'un mouchoir blanc, qu'on ne peut presque pas seulement le voir. Mademoiselle de Mirfor l'a renvoyé, en lui recommandant de dire à son maître, qu'il ne manquât pas de venir la voir à la ville, dès qu'il seroit guéri. J'ai cru devoir dire aussi quelque chose. Tout ce que je pus articuler, ce fut d'exhorter ce domestique à avoir soin de son maître, & à faire demander à la ville tous les secours dont il pourroit avoir besoin. Je désapprouvois si fort tout ce qu'avoit dit Mlle. de Mirfor, que je ne voulus dire que cela, & je me reprochai même d'en avoir dit autant. Je suis très-contente qu'on ne parle à Monsieur de St. Ange que de Mlle. de Mirfor; & en effet, il ne doit se ressouvenir que d'elle. C'est elle qui fit tout; elle a plus d'expérience que moi, & sa sensibilité ne l'arrête jamais. Dans ce moment, que notre départ est décidé, elle me presse de faire mes paquets; les siens sont faits depuis long-tems; elle est prête à partir. Je ne voudrois point me presser; il faut cependant se rendre à son impatience; elle languit que cet acte de sa vie soit passé, & je n'en ai pas moins d'impatience, je vous assure. Je vais donc y travailler. Adieu, ma chère amie. J'allois presque vous dire, je vous reverrai à la ville, c'est au moins là que je reprendrai ma lettre. Mon père est fort occupé à terminer ses affaires; il nous presse aussi de partir: il a été assez indifférent sur l'accident arrivé à Mr. de St. Ange, j'en ai été étonnée. De la ville. Il y a long-tems que je vous ai quittée, ma chère amie: depuis plusieurs jours que je suis à la ville, je cherche à reprendre ma lettre sans le pouvoir. En arrivant, j'ai trouvé ma mère malade; son indisposition étoit d'abord peu de chose, mais bientôt elle a été obligée de garder le lit; il y a six jours que je n'ai point quitté son chevet. Indépendamment du sentiment qui m'y attache, je suis charmée d'être un peu séparée du monde; je n'y aurois trouvé que de l'ennui: il me sembloit même, en revenant à la ville, que je devois n'y trouver que des malheurs, & c'en étoit un que les maux de ma mère. Je l'ai jugée très-malade, quoique ce ne fussent qu'un rhume & des douleurs, pour lesquelles elle ne vouloit point de médecin. Cependant j'ai bien vite fait venir notre bon docteur, Mr. Purget. Depuis, elle a eu de la fièvre & elle a beaucoup souffert; aujourd'hui elle est mieux, & elle commence à se rétablir. Dans ce moment, elle a deux amies auprès d'elle, & je profite de ce tems là pour vous écrire: jusques à présent je n'ai pu m'occuper que d'elle, & je ne puis la quitter encore que pour la meilleure de mes amies. Ma pauvre mère! cette maladie m'a fait sentir combien je l'aimois; elle est si bonne, si douce, si compatissante: la meilleure des amies est sûrement une bonne mère! Dans les momens où elle ne souffroit pas, elle a voulu savoir comment nous passions notre tems à la campagne; elle n'aime pas trop Mlle. de Mirfor; elle a bien consenti à ce que j'ai fait pour elle, mais elle ne me conseille pas d'en faire une amie intime, & elle m'a trouvée assez disposée à suivre son conseil. Je lui ai conté tout ce que nous avions fait, & surtout notre visite à Mr. de Noirval, & l'accident arrivé à Mr. de St. Ange, dont nous avions presque été les témoins; elle en a été touchèe; ma mère a l'ame si sensible, si charitable! Avant son mariage, elle avoit beaucoup connu le père de Mr. de St. Ange, elle m'a fait son éloge avec un intérêt qui m'a presque fait croire qu'il y avoit eu entr'eux quelqu'inclination; il y a long tems qu'il est mort, & elle n'a pas vu le fils depuis qu'il étoit enfant; elle avoit entendu dire que c'étoit un homme singulier, qui avoit des vertus & du mérite: il a eu des aventures galantes dont on a parlé; il a été à Paris pour se distraire des chagrins qu'elles lui avoient occasionnés, & il y a été retenu par les amis qu'il s'y étoit fait; il a sacrifié sa fortune de manière à ne pouvoir pas s'établir dans ce pays. Je n'avois pas trop pensé à l'histoire de Mr. de St. Ange, & je ne m'attendois pas à l'apprendre de la bouche de ma mère; nous en avons parlé quelquefois devant mon père, qui n'y a pas pris un grand intérêt; je lui ai demandé s'il n'en savoit aucune nouvelle; il m'a répondu avec indifférence & en raccommodant le feu, que dans la ville on avoit dit ce que nous savions déjà, qu'il s'étoit cassé la tête en tombant de cheval, qu'on croioit qu'il n'en reviendroit pas, que sa sœur hériteroit de sa campagne, & qu'elle en avoit grand besoin; mon père a des momens de dureté bien singuliers, ne le trouvez-vous pas, ma chère amie? Comment les hommes peuvent-ils traiter la vie & les maux des autres avec cette légèreté; on diroit quelquefois, à les entendre, que d'être tué ou blessé est une manière d'exister tout comme une autre; je crois cependant que lorsque cela les regarde personnellement, ils trouvent qu'il vaut la peine d'y être sensible, peut-être qu'alors ils ne méprisent pas autant cette sensibilité qu'ils traitent de foiblesse chez les femmes; mon père se seroit sûrement moqué de moi si j'avois témoigné quelqu'inquiétude sur la vie de Mr. de St. Ange, je n'en ai parlé qu'avec ma mère; pour Mr. Purget, son état de médecin & l'habitude de voir souffrir le mènent à l'insensibilité; j'ai cependant été un peu étonnée du trait qu'il nous en a donné ce matin; hier il n'étoit point venu voir ma mère, je lui en ai fait des reproches, il nous a dit qu'il avoit été obligé d'aller à la campagne, qu'il avoit été demandé pour aller voir Mr. de St. Ange; avant que de parler de l'état où il l'a trouvé, il a fait des plaintes longues & amères sur le froid, sur les mauvais chemins, il a été horriblement cahoté, il est revenu si fatigué qu'il n'a pu voir aucun de ses malades, quoiqu'il y en eût qui étoient très-mal; j'ai vu le moment où il compteroit au nombre de ses malheurs le dérangement de sa belle perruque toujours si bien poudrée; enfin, après nous avoir entretenu de lui fort au long, il a pu nous dire qu'il avoit trouvé Mr. de St. Ange très-malade & dans un état fort dangereux, parce que ses blessures avoient été d'abord mal pansées, & qu'il seroit très-possible qu'il en mourût; j'en ai été vivement affectée, j'ai senti un vrai serrement de cœur, & j'ai eu de la peine à le cacher; il est si naturel d'être sensible à un événement aussi triste. Lorsqu'après un moment j'ai voulu demander à Mr. Purget ce qu'il avoit fait, ce qu'il avoit ordonné, le tems qu'il étoit resté; il m'a répondu qu'il avoit fait un très-bon dîner, qu'il avoit donné ses ordres au chirurgien, & qu'il étoit revenu tout de suite; il a fait entendre ensuite que Mr. de St. Ange demeurant très-loin d'ici & n'étant pas fort riche, il ne comptoit pas y aller souvent; il m'est échappé un cri d'indignation; comment, lui ai-je dit, Monsieur, vous pourriez abandonner un homme dans cet état affreux! il a répondu en faisant un geste d'insouciance; j'ai beaucoup à faire, d'ailleurs, a-t-il ajouté en montrant la tête avec le doigt, je crois que ce Mr. de St. Ange a quelque chose ...... Il me parloit toujours de Pétrarque, il vouloit que je lui en parlasse, & que je lui ordonnasse les eaux de la fontaine de Vaucluse. Dans ce moment Mr. Purget étoit à la porte, & il a disparu au dernier mot; j'avois involontairement levé les épaules à ce qu'il disoit; je me laissai aller ensuite à un moment de réflexion, dont je ne pouvois pas trop me rendre compte; c'étoit une distraction, car au bout d'un moment, j'ai entendu ma mère qui crioit assez fort, Laure, donnez-moi ma potion, ne m'entendez-vous pas; je me levai comme en sursaut & j'allai bien vîte auprès d'elle; elle me demanda à quoi je rêvois si profondément; elle avoit demandé son remède trois ou quatre fois, & je ne l'avois pas entendue, je ne sais ce que je lui ai répondu, & en vérité je ne sais ce que j'aurois pu lui répondre, il me sembloit que je n'avois pensé à rien, & que le médecin venoit de sortir sur le moment; cependant il est très-vrai que ce mot de Pétrarque m'a frappée; il n'y a sûrement rien d'extraordinaire. Mr. de St. Ange aura demandé qui étoient les femmes qu'il avoit vues au moment de son accident; les domestiques & les paysans, qui aiment les noms de baptême, lui auront dit bien exactement, que c'étoient Mlle. Marianne de Mirfor & Mlle. Laure de Germosan. Les malades, dans leur lit, s'occupent de tout; ainsi Mr. de St. Ange aura pensé à Laure de Pétrarque, comme à Marianne de Marivaux, & Mr. Purget n'aura parlé du premier que par hasard. Je vous avoue cependant, ma chère amie, que je n'aime point ce Pétrarque, ni les comparaisons; j'ai presqu'été fâchée de m'appeler Laure. Qu'est-ce que Mr. de St. Ange a affaire de s'occuper de ces deux noms, que va-t-il chercher là? Son esprit pouvoit bien se passer de faire cette association; qu'il se guérisse seulement, & qu'il laisse en repos les poëtes & la poésie. Nous aurons de ses nouvelles par notre médecin, & je n'en veux pas davantage. L'état où nous l'avons vu inspire un intérêt de charité & de compassion qui passera lors qu'il sera rétabli. Je vous quitte un moment pour recevoir Mlle. de Mirfor, qui demande à me voir: je ne l'ai pas vue depuis notre retour de la campagne. Je viens fermer ma lettre après la visite de Mlle. de Mirfor; elle est venue me plaindre de ce que j'étois enfermée si long-tems; elle m'a parlé fort légèrement de ma mère, & beaucoup d'un chapeau à la dernière mode, au dernier goût, qu'elle doit mettre ce soir pour aller chez Mde. de Taninge. Le reste de la conversation a été sur les bals, les soupers qu'il y a eu & qu'il doit y avoir. Je ne l'ai pas trop écoutée; elle ne m'a donné aucune envie de ce qui est pour elle le plaisir. Comme je l'accompagnois, elle m'a dit que Mr. de Marville se plaignoit de ne point me voir; il va souvent chez Mr. de St. Ange: il dit qu'il est fort souffrant, mais qu'il n'y a aucun danger, il parle beaucoup de nous deux, & elle aura bien des choses à me dire la première fois que nous nous reverrons. Je n'en ai eu que plus d'envie de ne voir personne: il me semble que tout le monde est ennuyeux; je crois que l'habitude a un grand empire sur moi. Il y a bientôt trois semaines que je suis dans la retraite, & je vois qu'il m'en coûtera d'en sortir; je me trouve bien avec ma mère; j'aime sa conversation, nos idées s'accordent, elle a de la bonté & de l'indulgence, ce sont les qualités de son esprit, & ce sont les meilleures. Sa convalescence sera longue; nous aurons encore long-tems les visites & les soins de notre médecin, je ne sortirai point que la santé de ma mère ne soit rétablie. J'ai reçu un billet très-amical de Mde. de Taninge; elle m'invite à aller chez elle dès que je le pourrai; vous savez qu'elle a une maison agréable, où il y a toujours du monde. Mde. d'Arsilli a voulu me voir, je n'ai pu la recevoir: j'attendrai d'être moins occupée auprès de ma mère, pour revoir ces Dames & mes amies. Mon père, qui sort tous les jours, nous apprend ce qui se passe en ville; hier c'étoit le détail d'une grande fête chez les Flamacour, bal & souper: la jeune mariée étoit couverte de toutes les modes, de tous les ornemens qu'avoient pu lui fournir les marchandes de modes de Lyon; c'étoit une nuée de fleurs, de plumes, de rubans, de gaze, & cependant elle étoit jolie, à ce que dit mon père: son mari étoit froid, tranquille, dédaigneux, ennuyé. Demain il y a un grand souper chez les Balloton; mon père y est invité; je lui recommanderai de tout voir, afin de nous dire tout. C'est peut-être une disposition à la méchanceté: on cherche toujours à rire de la vanité, c'est la consolation des humbles; d'ailleurs, toutes ces personnes sont si heureuses, qu'un peu de ridicule ne leur fera point de mal; ils ne le sentiront pas, l'ivresse de la fortune embellit tout. J'attends une de vos lettres, il y a très-long-temps que je n'en ai point reçu; d'où vient ce silence; quelle grande occupation avez-vous donc? qu'est-ce qui peut vous distraire de votre amie? dites-le moi bien vîte, je vous en prie, ou je vais soupçonner toute sorte de choses: j'accuserai votre cœur de tout ce qui me viendra dans la tête. Je me recommande à lui, ma chère amie; qu'il ne change jamais pour moi, je vous en prie; le mien est tout à vous & pour la vie. LETTRE XXIII. De la même. VOila donc, ma chère amie, pourquoi vous ne m'écriviez pas; vous prépariez cet événement si important, si intéressant, si décisif, si dangereux, enfin cet événement que vous m'annoncez avec une tranquillité qui m'étonne. Vous me dites tout simplement, je me marie & j'épouse Mr. Dubourg; vous ajoutez à peine que c'est un homme de condition, qui a de la fortune & beaucoup de mérite, & vous ne me dites point ce que vous pensez, ce que vous sentez, ce qui se passe dans votre ame, dans votre cœur, dans votre esprit. Je ne l'entends point comme cela, & je ne suis point aussi tranquille que vous, moi, qui ne me marie pas. Savez-vous, ma chère amie, que vous allez être toute entière à un homme; que cet homme aura des droits, une volonté, un empire; qu'il décidera de votre vie, de votre sort, de tout enfin. Cela ne vous donne-t-il pas des idées, des craintes, de la défiance. Dites-moi ce que vous en pensez, je vous en conjure, ne me cachez rien. D'abord, faites-moi le portrait de cet homme heureux. Est-il grand, est-il petit? est-il blond, est-il brun? porte-t-il ses cheveux? je l'espère; a-t-il le cœur tendre, l'ame sensible, les mœurs douces, l'esprit juste? enfin, l'aimez-vous, vous aime-t-il? Vous ne m'avez rien dit, ma chère amie; mais rien. Est-ce ainsi qu'on parle à son amie de l'événement le plus intéressant de la vie? Vous m'écrivez quatre mots, & vous pourriez m'envoyer un roman, oui, ma chère Sophie, un roman. Je soutiens qu'on ne peut pas donner sa main à un homme, lui remettre son sort & son existence, sans avoir mille idées, mille sentimens, mille doutes, mille espérances, mille erreurs, & je voudrois les savoir toutes les unes après les autres. Au moins, dites m'en quelques unes, je vous en supplie. Eh bien, ma chère amie, cet homme a été d'abord bien soumis; il a mis sa personne & son bonheur à vos pieds, il vous a inspiré quelque chose; qu'est-ce que c'est? Il a juré de vous aimer toujours: avoit-il l'air bien sincère? le croyez-vous? Triomphe-t-il de vous avoir persuadée? Ce doit être une grande douceur que d'être persuadée! Vous en jouissez, sans doute! Et vous, que lui avez-vous dit? Je ne comprends pas ce qu'on peut dire dans cette occasion; ce doit être assez que de se taire. Mais il vous vous aura pressée, persécutée. Pauvre Sophie! vous avez été forcée d'articuler de votre propre bouche, que vous aimiez, que vous consentiez à aimer, & votre cœur à se donner; ce doit être bien difficile à dire, & on doit avoir bien de l'inquiétude, bien de l'agitation après l'avoir dit. Enfin, ma chère amie, votre idée ne me quitte plus; je vous suis dans tous les momens; il me faudra du tems pour m'accoutumer à votre nouvel état. Je vous appelle Mde. Dubourg, & je tremble de ne pas retrouver mon amie, ma tendre amie Sophie de St. Aubin. Cet homme qu'elle aime, qu'elle aimera, m'éloignera d'elle; je n'aurai plus son amitié entière, & dans mes sentimens pour elle, il faudra que je comprenne une autre personne, qui ne me connoît point, qui ne me comprendra point, qui sera peut-être jalouse de nos liaisons. En vérité, dans ce moment, votre bonheur me rend malheureuse. Dites-moi au moins souvent, qu'il existe, qu'il dure, qu'il augmente, & alors je tâcherai d'être consolée. Aujourd'hui, pouvez-vous entendre quelque chose de moi, rien d'étranger à vous ne doit plus vous intéresser, et je vais vous paroître ennuyeuse; ma chère amie, ayez pitié de moi, & tâchez de m'aimer toujours. Vous n'aurez jamais avec moi la peine que vous me donnez; c'est toujours moi seule que vous serez obligée d'aimer; ce bonheur sur lequel vous êtes si facile, n'en sera jamais un pour moi; je ne pourrois pas le trouver si aisément; l'ambition, la défiance, le goût de l'indépendance sont des barrières qui fixent mon sort pour toujours; je comprends à présent pourquoi vous me faisiez des questions sur Mr. de St. Ange; vous me répétiez celles que vous entendiez faire chez vous, vous n'aviez au moins point d'autres raisons pour les faire; l'intérêt qu'il m'avoit inspiré a fini avec le danger où il étoit; je ne pourrois pas voir mourir un animal sans peine & sans émotion, & un homme qui a la tête fracassée m'a causé de l'effroi & m'a inspiré de la pitié; son caractère, sa fortune, sa situation n'ont rien à faire avec ce sentiment; j'ai eu des nouvelles de lui par Mr. de Marville & par notre médecin; tout s'est terminé plus heureusement qu'on ne pouvoit l'espérer; il aura à peine une cicatrice au front, dans quelque tems il viendra à la ville; c'est ce que m'a dit hier Mr. Purget, il y avoit été il y a deux jours; Mr. de St. Ange l'avoit beaucoup plus occupé pour deux ou trois paysans malades que pour lui-même; j'aurois voulu savoir s'il ne s'étoit point occupé aussi des malades de la ville, ou parle quelquefois aux médecins de leurs pratiques; l'état de ma mère étoit intéressant, & Mr. de St. Ange a pu s'en informer, c'est ce que Mr. Purget n'a pas su articuler; ces médecins ne disent jamais ce qu'on a envie de savoir; quoique ma mère soit en pleine convalescence, & àpeuprês guérie, je crois cependant qu'il convient qu'elle voie toujours son médecin, & j'aurai soin qu'il revienne de tems en tems; elle commence à recevoir ses amies, je prends quelquefois ce moment pour aller voir les miennes; notre rencontre avec Mr. de St. Ange a fait du bruit; Mlle. de Mirfor l'a racontée à tout le monde; elle a sur-tout beaucoup parlé de son flacon d'eau de Cologne qui a rendu la vie; Made. d'Arsilli veut savoir tous les détails, elle m'a fait cent questions, & m'a dit mille choses plaisantes sur Mlle. de Mirfor; Made. de Taninge, qui est l'amie intime de Mr. de St. Ange, nous a presque rendues responsables de l'accident qui lui est arrivé; elle trouve très-extraordinaire que nous nous soïons précisément trouvées là pour le secourir, & elle le plaint d'avoir eu de si mauvais secours; dites-moi, je vous prie, ce que c'est que l'amie intime d'un homme? Je n'en puis juger par Made. de Taninge qui est jeune, jolie, qui est mariée depuis peu, qui aime son mari, qui a plusieurs amis intimes à ce qu'il paroît, qui ne sont pas, il est vrai, comme Mr. de St. Ange: j'ai bien entrevu qu'elle lui témoignoit de l'amitié, & qu'elle le flattoit beaucoup; elle avoit l'air de rendre justice à son mérite; j'ai imaginé que c'étoit ce qu'on appelle gâter les hommes, & je n'y ai pas fait beaucoup d'attention. Made. de Taninge aime le plaisir, & ne paroît pas trop faite pour l'amitié; Mr. de Marville m'en parloit l'autre jour sur ce ton là; il a été souvent chez Mr. de St. Ange, il ne l'a pas quitté dans les premiers momens, & dès qu'il eût appris son malheur; mais lui aussi, quand il m'en parle, il a un air extraordinaire; c'est avec un sérieux & un embarras que je n'avois point encore remarqué; en vérité il me semble que depuis queltems tout le monde a quelque chose avec Mr. de St. Ange; c'est comme s'il y avoit un secret dont je ne suis pas; je vous assure que je ne m'en soucie point. On reprend le projet de jouer la comédie, quelques acteurs ont continué d'apprendre leurs rôles, & pressent pour que l'on joue; j'en suis un peu dégoûtée, je voudrois être sûre que ce plaisir a l'approbation de tout le monde; & je pense que je ferois plaisir à mon père de ne pas la jouer; j'ai envie de donner mes rôles à Mlle. de Mirfor qui avoit rendu les siens, & qui avoit été remplacée. Le mariage Flamacour occasionne beaucoup de mouvement, des assemblées, des soupers, des parties de danse; j'ai été invitée à quelques-unes; dans quelques jours je serai plus disposée à en profiter; il y a grand contentement entre les deux familles, sur-tout de la part des Balloton; le père ne dit plus Monsieur à personne, il parle de tout le monde en ne disant que les noms de chacun; il est d'une familiarité charmante, & on en rit. Mon père s'est lié avec un Mr. de la Hausse, avec lequel il est souvent occupé; je crois que c'est pour des spéculations sur des fonds publics de France & d'Angleterre; ce Mr. de la Hausse est un garçon d'environ quarante ans, dont toutes les idées sont en calcul; il a été plusieurs fois fort près d'être riche, aujourd'hui il a quelque crédit, & il a engagé mon père à s'associer avec lui dans ses projets; il dîne quelquefois avec nous, & il m'adresse de tems en tems des galanteries financières extrêmement désagréables; je pourrois par sa gaieté juger de la prospérité de la France ou de l'Angleterre, de la paix ou de la guerre; mon père le ménage beaucoup, & nous faisons comme lui; il y a des jours de courier où son contentement nous donne de grandes espérances, je ne sais pas trop ce qui en résultera; mais je m'apperçois que je vous écris une gazette comme si vous aviez le tems de vous en occuper; ayez celui de répondre à ce que je vous demande, je vous en conjure; quoique je vous parle de moi, je vous assure que je ne pense qu'à vous; je suppose que c'est toujours à vous seule que j'écris, je ne suis pas encore connue de M r. du Bourg; j'espère qu'il aura un peu de prévention pour l'amie d'une femme qu'il doit adorer. Adieu, ma chère amie, je sens que je vous aimerai toujours, quand même quelqu'un d'autre vous aimera, & que vous m'aimerez moins. LETTRE XXIV. De Sophie de St. Aubin à Laure. (*) NOn, ma chère amie, je ne répondrai point à toutes les questions que vous me faites, je n'ai pas assez d'imagination; la mienne ne va point aussi loin que la vôtre; rien de si simple que mon mariage, j'ai eu occasion de connoître Mr. Dubourg dans le monde, c'est un homme d'une bonne figure, âgé de 36 ans; il porte une perruque, mais elle lui va bien; c'est un homme d'un grand mérite, il est très-occupé parce qu'il aime les sciences, & qu'il cherche à se rendre utile à sa patrie, & particulièrement à notre ville; il suit la carrière des emplois, & on le désigne d'avance pour être un de nos premiers magistrats, il est aimé de tout le monde, mais il est loin d'être gâté par les femmes; il n'a point les grâces & les gentillesses qui les séduisent; jamais il n'a fait un vers ni une épigramme; il a une raison aimable, mais point un esprit brillant, ni amusant; il ne m'a point fait la cour, il n'a point été amoureux de moi; il avoit l'air d'aimer ma conversation, & la sienne ne me déplaisoit point; il avoit toujours de la raison, du savoir, & jamais de la méchanceté; il a servi pendant quelques années, il a trouvé que le service étoit une vocation trop dénuée d'occupations utiles & essentielles; il aime les sciences, & il les cultive par goût & pour l'utilité des autres; on le consulte sur toutes sortes d'objets; ses lumières & sa bibliothèque sont au service de tous ceux qui en ont besoin; il est lié avec mes frères, il a servi avec eux, & ils font le plus grand cas de son amitié; il est aussi l'ami de mes parens, dont il paroît aimer la compagnie; voilà son portrait, & vous devinez sûrement le roman; il est extrêmement court. Un jour, sans affectation, il chercha à lier avec moi une conversation particulière; il me demanda d'un grand sang froid, si le mariage me feroit peur? je lui dis que j'avois encore moins peur d'être fille: si j'aurois de l'éloignement pour un homme qui auroit plusieurs années de plus que moi? Je répondis que le mérite & la raison avoient un grand attrait pour moi; & quand il parla positivement de lui, je fis comme toutes les filles aussi simples que votre amie; je renvoyai tout à la volonté de mes parens: depuis lors je n'ai vu que des gens parfaitement contens, & Mr. Dubourg, & mon père, & ma mère, & toute ma famille: il ne m'en faut pas davantage pour être persuadée de mon bonheur; je crois aussi à celui de Mr. Dubourg. D'ailleurs, ma chère amie, je n'y attache pas une grande prétention: une maison arrangée, un ménage tranquille; un homme qui m'aime, qui est occupé, & dont je partagerai les occupations autant qu'il me sera possible, c'est là tout ce que je désire. Vous me mépriserez tout-à-fait peut-être, quand je vous dirai que mes grands désirs, que mes grands projets sont des ensans; je languis de les avoir, de les tenir, de les caresser, de les soigner; ce doit être une occupation délicieuse. Je sens très-bien que mes idées sont de mauvais goût, je devrois plutôt penser à la liberté que je vais acquérir, aux plaisirs que je pourrai procurer à mes amies, à avoir une maison agréable pour mes amis, à donner des soupers charmans, à profiter des bals, des assemblées; je m'en réjouis bien aussi, mais ces plaisirs ne seront point mon bonheur; je sens que je ne le trouverai que dans la vie domestique, & c'est là que je place toutes mes pensées. Dans ce moment j'avoue que j'en ai de toutes les espèces, & je suis bien éloignée de pouvoir vous les dire; je ne me les reproche pas cependant; on chemine avec ses idées, & les événemens deviennent ce qu'ils peuvent. Celui qui m'occupe, & qui excite votre intérêt & votre curiosité, a une marche si simple que rien ne l'arrête, & qu'il n'y a rien eu de si facile que de l'arranger. Les paroles & le consentement sont donnés de part & d'autre; après-demain, Dimanche, on publie une annonce, jeudi ou vendredi on passera le contrat, quelques jours après je serai mariée, & depuis lors vous adresserez vos lettres à Mde. Dubourg, née St. Aubin. Pendant ce temps je ferai connoissance avec les parens de Mr. Dubourg; ce sont de bonnes gens, respectables par leurs caractères; je vivrai avec eux, je veux qu'ils m'aiment; il n'y aura point d'opulence chez nous, seulement cette aisance qui rend la vie douce, & qui n'exclut point les plaisirs simples & faciles; la nôce se fera en famille, on y joindra quelques amis, & j'espère qu'elle se passera en gaieté. Voilà toute mon histoire, ma chère amie; vous voyez qu'elle est bien éloignée d'être un roman. Permettez-moi de ne pas y mettre plus de façon; ce sont là tout mon esprit & tous mes sentimens, je souhaite que vous y reconnoissiez cette raison dont vous faites si souvent les éloges; je suis très-contente qu'elle puisse vous plaire, je conviens aussi qu'elle me rend heureuse, & si elle me vaut votre approbation & votre amitié, je la conserverai toujours; je vous aime comme vous m'aimez, & je voudrois que cette conformité s'étendît jusqu'aux événemens. Je ne vous cacherai pas que je n'ai pas approuvé votre façon de penser sur Mr. de Marville. Il me semble par tout ce que vous m'en dites, qu'il auroit rendu une femme heureuse, au moins toutes les circonstances pouvoient le faire présumer; & j'avoue que je fais cas des circonstances. Vous me parlez de Mr. de St. Ange avec un certain ton d'intérêt qui, en vérité, me feroit foupçonner quelque chose; votre façon de penser, & ce que vous appelez votre systême me rassurent un peu. Ce Mr. de St. Ange, qui a été à Paris, que les femmes aiment beaucoup, moi je ne l'aime point: au reste, je puis me tromper, il peut être un très honnête homme, & j'espère que vous ne me direz jamais autrement. Je vous avouerai que je suis charmée que Mr. Dubourg n'ait point été à Paris. Il me semble que l'on doit y prendre des idées bien différentes de celles qui conviennent à notre pays. Par tout ce que j'ai entendu dire quelquefois à ceux qui en reviennent, on peut croire que les femmes y ont des mœurs bien extraordinaires; on diroit que tout y est facile & possible avec de l'argent, & ici il n'y a ni facilité, ni argent; cependant je vois beaucoup de femmes qui veulent faire comme à Paris, qui suivent les modes comme à Paris, qui veulent veiller & souper comme à Paris, qui ont des hommes comme à Paris, & tout ce la est bien éloigné de l'esprit & de l'économie que nous devons avoir; nous autres habitans de la Suisse nous ne devons pas être servilement voués à l'imitation des grandes Capitales. Je fais comme les autres pour les modes, & surtout à l'occasion de mon mariage; je veux que l'épouse de Mr. Dubourg y soit mise avec autant d'élégance que les autres: seulement je me crois un peu ridicule quand avec ma grande parure je cours dans nos rues boueuses, & que je reviens le soir avec une lanterne. Au reste, on n'est jamais ridicule quand on fait comme tout le monde. Je suivrai toujours l'usage pour l'extérieur. Je vous prie, ma chère amie, de continuer à m'écrire avec la même amitié & la même confiance. Tout ce que vous me dites m'intéresse infiniment; je voudrois que vous me fissiez encore plus de détails; quel que soit mon sort vous y tiendrez toujours une grande place. Mr. Dubourg ne sera admis à notre correspondance, qu'autant que vous le voudrez; mes amies auront leurs droits à part, & jamais je ne les sacrifierai à d'autres. Ne changeons donc rien à nos relations, je vous en conjure: écrivez, parlez, pensez avec moi avec la même sécurité. J'espère que je dois votre amitié autant à mon caractère qu'aux circonstances qui nous ont liées; ainsi elle doit être à l'épreuve des événemens. J'en jugerois autrement, & je serois malheureuse si vos lettres alloient être moins longues, moins détaillées; je m'en prendrois à Mr. Dubourg, & vous seriez la cause d'un mauvais ménage. J'espère que cette considération aura toute sa force auprès de vous; je vais donc attendre votre première lettre avec impatience; &c. FIN du Tome II. LETTRE XXV. Monfieur de Marville à M. de St. Ange. Mon cher ami, il y a déjà plusieurs jours que je voulois aller te voir; je suis impatient de juger moi-même de ta convalescence. Tu en étois encore fort éloigné la dernière fois que je t'ai vu. Depuis que j'ai obtenu un emploi dans notre magistrature, je suis si souvent chargé de l'intérêt des autres, que j'ai à peine le temps de penser aux miens, & surtout très-peu à mes plaisirs. Je ne veux pas être long-temps sans avoir de tes nouvelles; j'envoie mon domestique qui m'en rapportera. Je ne suis pas le seul qui ait de l'impatience sur ta santé & sur ton retour, toutes les femmes de ta connoissance s'en occupent: hier, chez Mde. de Taninge, on ne parla presque que de toi; on s'occupa de cette cicatrice que la blessure doit t'avoir laissée au visage: Mde. d'Arzilli prétend que tu en seras défiguré, que tu seras affreux; elle n'aime pas les balafrés, & elle ne veut pas d'un ami qui le soit: elle dit que les cicatrices ne sont pas de la bonne compagnie, & elle ajoute cent choses plaisantes qui feroient presque douter de l'intérêt qu'elle y prend; Mde. de Taninge assure que tu auras l'air plus intéressant, & qu'il n'y a point de mal que la régularité de tes traits soit un peu dérangée. On te plaint de ce que tu as souffert; on s'afflige de ton absence, & tout le monde parle de ton accident comme d'un malheur qui est général. Les femmes en sont particulièrement affectées, lorsqu'elles pensent à ce qu'il auroit pu être. Il semble que tout ce qui t'éloigne de tes amis est un tort qu'on leur fait: on crie contre ta retraite & contre tout ce qui t'expose aux accidens. Je ne puis pas dire cependant que toutes les femmes témoignent le même intérêt: il en est quelques-unes qui ne disent rien; & je ne sais pas ce que cela veut dire. Ce n'est pas Mlle. de Mirfor qui parle beaucoup des secours qu'elle t'a donnés, & qui prétend que tu lui dois la vie; mais Mlle de Germosan, qui pourroit aussi raconter quelque chose, ne dit rien. Il semble qu'elle veuille faire entendre que son amie dit trop; c'est une personne d'un caractère bien singulier que cette Demoiselle de Germosan; je crois qu'elle ne te plaira point, & que tu ne chercheras jamais à lui plaire, quoiqu'elle soit d'une figure charmante; c'est un mêlange de bizarrerie & de raison, d'esprit & de simplicité; on prendroit souvent son envie de plaire pour de la coquetterie, sa gaieté pour le goût du plaisir; cependant le plus souvent elle paroît le fuir, & préférer la retraite & la vie domestique; elle est attachée à ses devoirs, & elle rit de tout ce qu'on appelle attachement, sentiment, passion; elle a de la douceur & de la sensibilité, & dans le monde ce sont des grâces naturelles qui séduisent, sans éblouir; en tout c'est un caractère piquant qui intéresse, qui attache insensiblement; au reste, on se trompe toujours en jugeant les femmes qui plaisent le plus. Mlle. de Germosan m'a fait tomber dans une erreur que je ne te raconterai pas aujourd'hui; je ne te dirai pas non plus le sentiment qui m'en est resté; j'aime sa famille & je lui suis attaché; je serai toujours leur ami après avoir souhaité de leur être quelque chose de plus. Je te prie, mon cher ami, de venir incessamment répondre toi - même à tous ceux qui te demandent; j'espère que ta réponse nous apprendra que nous n'attendrons pas long-temps, & que bientôt tu nous seras rendu; nos plaisirs ont besoin de toi. Adieu, mon cher ami, renvoie mon exprès avec de bonnes nouvelles de ta santé. LETTRE XXVI. Monsieur de St. Ange à M. de Marville. En vérité, mon cher ami, j'ai presque de quoi me consoler de l'accident cruel qui m'est arrivé; j'ai eu la pitié & les soins de deux femmes charmantes, & je suis infiniment sensible à l'intérêt que tu me témoignes; ce n'est pas trop cher que de payer tout cela de son sang & de sa tête, & dans ce moment la mienne est beaucoup plus occupée de ce qu'elle a vu & entendu, que de ce qu'elle a souffert. Jusques à présent je n'ai pas eu beaucoup d'inquiétude sur la cicatrice; mais si elle peut devenir l'objet de l'attention des femmes qui ont quelqu'amitié pour moi, j'aurois moins de regrets à la blessure. Mde. d'Arzilli est trop gaie pour s'amuser à être sensible aux accidens: dislui, je te prie, qu'un ami balafré peut avoir le cœur très-bon; que les blessures que l'on voit sont plus sûres que celles dont on parle, & qu'elles méritent mieux sa pitié. Assure Mde. de Taninge que je tâcherai de me faire pardonner les défauts de ma tête; j'espère de trouver auprès de ces Dames un peu plus de compassion que tu ne m'en témoignes de leur part: on diroit à t'entendre que tu veuilles m'en donner de la défiance; crois que je sais réduire à leur juste valeur les témoignages d'intérêt & d'amitié que l'on reçoit dans le monde: je les accepte avec reconnoissance; j'en jouis, & je ne suis orgueilleux que d'un ami essentiel comme toi. Les femmes font l'agrément de la vie & la douceur de la société: il est flatteur de leur plaire; il est doux de les aimer, mais le bonheur est trop rare avec elles: je l'ai cherché d'abord dans une espèce de sympathie, que je croyois rencontrer dans celle que j'aimois; je ne l'ai point trouvée encore; & je crois que cette sympathie est une chimère qui n'existe pas. Les sentimens qu'on inspire, & dont on espère jouir, reposent sur un amour-propre qui les empoisonne. Il est plus sûr de ne chercher que le plaisir. Je t'avouerai, mon cher ami, que depuis ma première expérience, je ne vois plus les femmes que sous cet aspect. Pauline, dont tu m'as quelquefois entendu prononcer le nom aver attendrissement, n'étoit qu'une paysonne. A la fraîcheur de la rose elle joignit une ame douce & tendre; elle m'inspira l'amour, je la jugeois susceptible d'un sentiment vrai & délicat; je crus entrevoir ensuite la vanité & l'intérêt: peut-être aussi sa légereté ou plutôt la mienne.... Enfin, mon cher ami, je crois que la nature ne m'a pas fait pour les grands attachemens, pour les grandes passions. J'ai éprouvé que je n'étois pas capable de soumettre ma vie & mon bonheur aux succès d'une passion; j'ai eu il est vrai, quelques momens de prestige là-dessus; ils ont été si courts que je m'en suis pris aux femmes; je me suis persuadé qu'elles manquoient de pouvoir, ou qu'elles ne se soucioient pas de l'acquérir. Je me suis attaché à leur légèreté, & j'ai été moins trompé; la société de même est devenue pour moi un objet de pur amusement, je ne cherche que le plaisir, je fuis tout ce qui n'en est pas. Comme on ne peut pas vivre de plaisir, cependant, c'est dans la retraite que je m'occupe essentiellement, & que je trouve mieux à satisfaire les sentimens de mon ame. C'est par cette raison que je m'attache tous les jours plus à la vie de la campagne: tous les objets n'y sont pas comme à la ville, enveloppés de vanité & d'amour - propre; je m'occupe de l'agriculture, & particulièrement des paysans, dont elle fait le sort, & l'emploi de leur vie: j'essaie de leur donner des idées qui facilitent leurs travaux: je suis souvent avec eux, ils m'écoutent, parce que j'ai plutôt l'air de les consulter, que de vouloir les diriger; je n'y parviendrois pas, ils sont si attachés à leur routine! quelquefois j'ai le bonheur de les aider, de les soulager; il me semble alors que je jouis de la vraie sociabilité, je m'intéresse à tout ce qu'ils font; leurs jouissances sont faciles; leur contentement n'excite point la jalousie; chez eux la pauvreté est sans orgueil, le bonheur sans vanité, & le malheureux reçoit des secours sans honte. Aujourd'hui je m'occupe peu à lire, je pense, je médite, je réfléchis sur ce que j'ai vu, sur ce que j'ai appris. Il m'arrive quelquefois d'écrire mes idées; j'ai quelqu'envie de publier cel les que j'ai sur la pauvreté, sur l'éducation, sur le vol & sur les voleurs: je veux te consulter là - dessus. Ces objets sont du ressort de tes lumières & de ton emploi, & tu pourras m'éclairer. Cet intérêt que je prends à mes bons voisins les paysans, m'attache à la campagne. Il me semble qu'ici j'ai des amis & qu'à la ville je n'ai que des connoissances; c'est même ce qui m'a consolé de tout ce que j'ai quitté à Paris. Là je suivois avec passion le goût que j'avois pour les beaux arts; je m'y livrois sans réserve; & j'avois des momens de jouissance délicieux. Depuis que je suis ici, j'ai trouvé qu'après m'être enivré d'un chef-d'œuvre de peinture cu de sculpture, qu'après avoir senti tout le sublime d'une expression musicale, il me restoit bien peu de choses dans l'ame; je sentois même un vide qu'il falloit remplir avec d'autres illusions: je n'ai pas fait ce changement à ma vie sans souffrir. Dans les commencemens, tout me paroissoit ennuyeux; insensiblement j'ai regardé autour de moi, j'ai trouvé des êtres sensibles, & avec eux la réalité de tout ce que je ne voyois qu'en imitation. J'ai aussi retrouvé mes amis & mes connoissances de la ville, je les aime, & je prends précisément de leurs dispositions ce qu'il faut pour m'en faire un moyen de leur plaire, & un droit de les voir & de les cultiver. Je compte sur l'amitié, sur les sentimens, & pour en être plus sûr, je ne mets à l'épreuve ni l'un, ni l'autre. J'ai cependant d'autres idées quand je pense aux deux nouvelles connoissances que mon accident m'a fait faire. Je connoissois un peu Mlle. de Mirfor; j'avois à peine entrevu Mlle. de Germosan: toutes les deux m'ont donné les secours que j'aurois pu attendre de la meilleure des sœurs. Mlle. de Mirfor y mettoit du zèle, Mlle. de Germosan, plus timide & peut - être plus sensible, laissoit voir sa compassion & la bonté de son cœur. Je t'ai déjà parlé de l'impression qu'elles ont faite sur moi; je sens une vraie reconnoissance pour Mlle. de Mirfor, & j'ai encore devant les yeux l'expression de son amie. Elle peignoit l'effroi & la douleur; ses traits étoient altérés, mais elle n'en étoit que plus belle. Ses beaux yeux, dont je rencontrai les regards fixés sur ma blessure, firent diversion à mes douleurs; toutes ces circonstances m'ont donné la plus haute idée du caractère de Mlle. de Germosan; tu la connois plus que moi, nous en avons parlé, nous en parlerons encore. Je juge par ce que tu me dis, & par ce que tu ne me dis pas, qu'il y a chez toi quelque grande disposition romanesque, & quelque belle inclination sentimentale; pourquoi ne serois-je pas ton confident? Je te promets conseils & discrétion: j'espère que mon accident me vaudra des relations agréables avec ces Dames; je ne veux point me faire un jeu de la fensibilité des femmes, il est possible qu'elle les rende malheureuses, il ne m'en faut pas davantage pour la refpecter; mais cette sensibilité est si souvent un amour-propre intéressé, ou de la coquetterie déguisée, que pour ne pas me tromper, je la prends toujours pour cela & j'y réponds en conséquence; pour n'avoir plus de prestige je réduis tout au plaisir; il y a une douceur à se plaire réciproquement; en flattant, en s'amusant, on se lie sans s'enchaîner, & il en résulte quel-que chose qui est un attrait sans être un esclavage. Je n'ai pas la lâcheté de chercher à intéresser par des souffrances, jamais pour moi une ressource, jamais le l'air malheureux & désespéré n'a été bonheur ne m'a coûté une larme, je pourrois même dire ni une fausseté; souvent j'ai été rebuté, maltraité, & je n'ai pas été bien malheureux; je laisse venir la sympathie du plaisir, & le sentiment de la volupté: le charme de l'abandon doux & tranquille, qui entraîne, est le seul roman que je puisse filer, le seul lien que j'aie su voir entre deux personnes que les circonstances rapprochent & réunissent; jamais je n'ai été touché de l'éclat du trimphe, ni flatté de l'honneur des conquêtes; jouir du moment, céder au plaisir, goûter les douceurs de l'amour sans souffrir de la pesanteur de ses chaînes, est toute mon ambition, c'est la philosophie de mon cœur. Ni le bruit d'une passion, ni la violence d'un attachement, ni la persévérance des grands sentimens, n'ont point décoré ma réputation; jamais par des assiduités hardies, je n'ai sait rider le front d'un mari, ni froncer le sourcil d'un père; mon ame ouverte à la douce amitié, à l'humanité tendre & générale, n'exclut aucun des individus du cercle où je suis appelé à vivre; la douceur d'être estimé & aimé de tous me console de la peine de persuader que tous me plaisent: je n'ai point d'ennemi, & si j'ai un ami tu dois le savoir. Cette façon de penser, dont les détails t'ont choqué quelquefois, doit t'expliquer mes idées sur la société & sur les femmes: elles influent sans doute sur ma vie, mais mon bonheur les défiant, un sentiment plus général remplit mon ame, il comprend l'humanité entière. Je la vois si souvent souffrante & malheureuse, que je voudrois la secourir; le bonheur d'être utile est pour moi la vraie volupté, & comme l'amour & la coquetterie des femmes sont aussi dans l'humanité, je les respecte, je les cultive, je les flatte, & je n'en refuse pas la récompense. Sans doute qu'à tes yeux je ne parois pas intéressant: si j'aspirois à ton admiration, il faudroit des sentimens plus héroïques, plus romanesques: pardonne - moi, mon cher ami, si au lieu de m'élever dans le sublime, qui est toujours hors de la nature, je me suis tout simplement rapproché de l'état des choses; & si j'eusse suivi les premières dispositions de mon cœur, qu'auroit produit ce fantôme moral, ce phénomène céladon? quel-que malheureuse héroine, dont la fin du roman eût terni toute l'histoire, & son sort eût pesé sur ma conscience. Je n'ai point fait de malheureuses; Pauline ne l'a pas été, & j'ai tâché de l'être le moins possible; je n'ai connu le bonheur qu'en détail, & je n'envie point ce qu'il me reste à désirer. Sois plus heureux que moi, & laisse-moi mon systême & ma philosophie; je la conserverai le reste de mes jours. Je ne sais si je t'ai dit mon secret, mais je ne te demande pas de le garder, & tu avoueras que c'est là un trait de vertu. Un homme qui n'est pas susceptible des grands coups de sympathie, qui est incapable d'une passion sublime & méthaphysique, qui ne sauroit sacrifier sa vie à un roman, est un être bien peu intéressant, bien peu estimable auprès des femmes: j'ai au moins la franchise d'en faire l'aveu. Toi-même, si tu parles de ton ami, dis que jamais il ne saura ramper, languir, soupirer, pas même persévérer: enfin, si tu veux, tu peux assurer qu'il ne sent rien, & que pour comble de dépravation, le goût du plaisir est son seul mobile; dis cependant qu'il est quelques vertus au fond de ce cœur peu délicat; dis que son ame est susceptible d'amitié, capable de sacrifices, & qu'aux dépens de sa vie, il sauveroit l'amant de celle dont il auroit cru être aimé, & qui même l'auroit trompé: dis que cet homme léger peut être un ami essentiel. Je te confie aujourd'hui tout cela, mon cher Marville, parce que, dans notre dernière conversation, tu avois de temps en temps un air de mystère & de discrétion qui laissoit entre-voir des erreurs; j'y ai réfléchi depuis, & j'ai voulu t'éclairer: je veux que mon ami connoisse tous les replis de mon ame, & surtout je ne consentirai pas à ce qu'il aide personne à se tromper sur moi; je suis ferme dans mes principes, & ma vie sera toujours la même; je ne veux rien devoir ni au prestige ni à la prévention.Ma santé me fait craindre de ne pouvoir te rejoindre à la ville aussitôt que je le souhaiterois; j'en ai cependant la plus grande envie: je t'avouel rai même que j'en ai un vrai besoin; je languis de revoir ces Dames qui parlent de moi & qui veulent bien y penser; je suis trop long - temps privé de leur société; ma retraite est devenue une solitude, & ma légèreté ne s'accommode point de cet état: dès que je pourrai, j'irai montrer ma cicatrice, je crois qu'elle excitera encore la pitié; elle est vraiment horrible! le front creusé, le sourcil partagé; si réellement les cicatrices ne sont pas de la bonne compagnie, je serai réduit à la mauvaise; j'en serai bien fâché, mais ce sera avec cette philosophie que je t'ai confiée. Je ne crois pas de pouvoir sortir avant quinze jours ou trois semaines; toi, viens me voir encore une fois, & nous causerons du plaisir & de la sensibilité: adieu, mon cher ami, je compte sur ton attachement, & je crois que tu es le seul à qui je puisse promettre le mien pour toujours. LETTRE XXVII. De Madame Dubourg à Laure. Il y a plus de trois semaines que je suis mariée, & il y en a près de quatre que je n'ai rien reçu de vous, ma chère Laure; quoique je sois heureuse, je ne m'accommode point du silence de mon amie; je voudrois qu'elle fût le témoin de mon bonheur, je demande au moins de m'en entretenir avec elle, je veux surtout lui en parler, & puisqu'elle ne continue pas à m'écrire son roman, je veux lui raconter mon histoire; je souhaiterois qu'elle en profitât, & que nos façons de penser & nos situations eussent plus de ressemblance. Je ne comprends pas pourquoi on dit autant de mal du mariage, je vous avouerai, mais tout bas à l'oreille, que je le trouve charmant; n'en dites rien, je vous en conjure, on se moqueroit de moi; en vérité, je serois fâchée qu'il ne fût pas inventé, ou qu'il fût autrement qu'il n'est établi, & que surtout il ne durât pas toujours. Pourquoi ai-je entendu faire tant de plaisanteries sur les maris, sur les femmes, sur leurs liens, sur la longueur, sur la pesanteur des chaînes du mariage? Je ne vois rien de vrai dans tout ce que j'ai oui dire, je n'avois que de fausses idées, & comme à vous, elles m'avoient donné quelque crainte de me lier pour ma vie entière à un homme, de me soumettre à sa force, à sa volonté, à son empire; l'exemple de mes parens me rassuroit un peu, cependant pas tout - à - fait, & je crois que je me suis rendue à leurs désirs bien plutôt qu'aux miens; je me rappelois que les maris avoient été souvent traités de tyrans; aujourd'hui je reconnois mon erreur, elle est beaucoup plus forte dans votre esprit qu'elle ne l'étoit dans le mien, & je voudrois vous éclairer. Ma chère amie, croyez mon exemple & les vérités que je vous dis; c'est d'après mon expérience que je vous parle; je vous assure qu'il n'y a pas besoin de tant d'inclination pour être heureuse en mariage. Je n'en avois aucune pour Monsieur Dubourg, mais point du tout, & à présent il y a une sympathie entière entre nous; il est pour moi le seul homme qu'il y ait au monde, je n'imagine pas qu'il y en ait d'autres, & que rien puisse me détacher de lui; je vois des hommes que l'on appelle charmans, qui ont les bons airs, le bon ton, qui sont si bien mis, si négligés avec tant de soins; si parfumés; qui n'approchent jamais d'une femme sans lui dire des choses agréables; comme je leur préfère mon bon, mon cher mari, qui n'est rien de tout cela! il m'aime tant, il a l'esprit si bon, le caractère si doux. Je n'imagine pas qu'il ait des droits, ni qu'il ait plus de force que moi, encore moins qu'il ait un empire ou qu'il soit mon maître, & cependant il le sera toujours. Il paroît heureux quand je le regarde, & je le regarde souvent; j'aime voir sa bonne physionomie qui porte le caractère de la sérénité & de la candeur; je me persuade que j'en suis un peu la cause, & le contentement passe dans mon ame; vous croirez peut -être que je n'ai point d'amour-propre sur mon mari; il est vrai que je ne me soucie point d'entendre les femmes parler de son esprit, de ses agrémens, de sa figure; mais j'ai de l'orgueil sur son caractère, sur ses vertus, sur ses qualités; & à l'occasion de mon mariage, il a reçu là - dessus des témoignages qui ont flatté mon cœur. Ne pensez pas, ma chère amie, que nous soyons toujours ensemble, je le voudrois bien, mais j'en serois fâchée; il a ses occupations, ses études auxquelles il donne une grande partie de la journée; je les respecte & je l'attends, j'avoue que ce n'est jamais sans un peu d'impatience; il a quelquefois du chagrin, mais il n'a jamais l'ennui du désœuvrement, & je crois qu'il est plus facile de confoler un mari que de l'amuser ou le désennuyer. Quelquefois M. Dubourg rentre avec le front ridé, les sourcils abaissés, il dit à peine quelques paroles; il m'approche, je lui fais des caresses, il me les rend, & je vois la sérénité renaître sur son visage. Nous ne sommes pas encore absolument affranchis l'un avec l'autre; je suis toujours timide & je n'ai pas son entière confiance; elle me manque, je veux l'obtenir; je ne veux pas que mon mari ait des raisons de me cacher ce qu'il a dans l'esprit & dans le cœur; il y a dans la vie plus de peines que de plaisirs, & je veux tout partager; si une fois j'ai ce dont je vous ai parlé, ces enfans dont je me fais une idée si délicieuse, avouez, très-chère amie, qu'il n'y a rien de si heureux que le mariage. En vérité je suis tous les momens plus persuadée que tout ce que l'on en dit n'est que pure calomnie, & qu'il y a beaucoup plus de bonheur dans le ménage qu'on ne veut le faire croire. Pourquoi un mari & une femme ne chercheroient-ils pas toujours à être heureux ensemble? Cette félicité est si grande que l'on ne sauroit trop la payer, & qu'on doit l'acquérir à tout prix, quelque sacrifice qu'il dût en coûter; on peut surement y parvenir, les défauts ne sont pas un obstacle. Quand on s'aime n'y a-t-il pas de la douceur, de l'honneur à les supporter réciproquement; auroit-on des vertus si les autres n'avoient pas des défauts? Ce que je ne comprends absolument point, c'est l'idée du changement; comment est-il possible que l'on soit avec un autre homme comme l'on est avec son mari? peut-on avoir la même intimité, la même confiance, le même abandon? Hors de chez soi on ne peut avoir que des liaisons d'amitié bien superficielles, & c'est je crois ce qui existe; l'envie de plaire, l'incertitude de réussir avec les personnes que l'on connoît peu, & avec lesquelles on n'a que de foibles relations, mettent en jeu les agrémens de l'esprit, les ressources de la société; on se lie par les plaisirs du monde, on a des amis, mais on n'aime que son mari; voilà comme je l'entends de tous ces attachemens de femmes mariées dont on parle si souvent. Il doit être affreux de vivre avec un homme & de se plaire avec un autre; la vie alors devient une peine continuelle, & la légèreté ne peut pas en dédommager. Je vous dis toutes mes idées, ma chère amie, mon esprit est peut-être aussi neuf que mon-mariage, je commence cependant à avoir de l'expérience; je dois avoir le droit aujourd'hui de raisonner avec vous, j'allois presque dire celui de vous instruire. J'avoue que je regrette ce M. de Marville; vous vous êtes conduite d'après un sentiment trop vif, j'oserois presque dire trop romanesque; il vous a paru superficiel, trop attaché aux modes & à l'extérieur, avoir peu d'esprit, manquer d'une certaine délicatesse & avoir de la présomption; il auroit pu se corriger, & ces défauts passent avec l'âge; il paroît qu'il est un bon ami, il seroit devenu un bon mari; pardonnez - moi mes idées simples & communes; dans ce moment je m'en trouve bien, & je n'en voudrois pas d'autres. Ce M. de St. Ange, je ne sais ce qu'il est, ni ce qu'il sera; M. Dubourg le connoît un peu, il l'a vu une fois ici, & une autre fois à Yverdon, où il a passé il n'y a pas long-temps; il dit que c'est un homme charmant, de la figure la plus agréable, & ayant l'air simple & noble. Eh bien, ma chère amie, je préférerois le fils de M. le conseiller du Terrier, un jeune homme qui vit tout simplement avec ses parens, dont il est aimé, qui sera quelque chose, qui recherche le mérite & surtout celui de mon amie. Mais je vous vois froncer le sourcil, j'entends un rire de pitié; soit, n'en parlons plus, vous avez plus d'esprit que moi, j'en conviens; je respecterai jusques à vos erreurs, mais je suis bien sûre que vous n'en aurez point. Au reste, mes noces ont été fort gaies, il y a eu du bruit, des danses, de la musique; tout le monde s'est réjoui, j'en avois du plaisir, & cela a un peu contribué à m'étourdir. Il n'y a pas jusqu'aux grosses plaisanteries de mon bon vieux oncle le colonel Desbarreaux qui étoient supportables, elles marquoient sa gaieté & son contentement, & je ne voyois que cela. Mon frère l'aîné a pu obtenir un congé de son régiment, & il est venu passer quelque temps avec nous. Je souhaite extrêmement qu'une fois vous fassiez sa connoissance; je ne sais pas s'il est charmant, mais il est excellent frère. Ce qui m'a vraiment fatigué, ce sont les visites à recevoir & à rendre; l'autre jour j'en faisois une où je m'endormis parfaitement pendant une histoire un peu longue que faisoit la maîtresse du logis; heureusement les cérémonies sont finies; aujourd'hui je suis occupée sans peine & sans ennui des arrangemens de mon nouveau ménage; je vois l'approbation de M. Dubourg sur ce que je fais, & alors je suis contente. Je ne le serai plus cependant, si je ne reçois pas incessamment des lettres de ma chère Laure; je ne puis renoncer à son amitié, à sa correspondance. Que j'aie donc bien vîte une preuve que je puis compter encore sur toutes deux; c'est dans cette espérance que je vous embrasse bien tendrement. LETTRE XXVIII. Laure à Sophie. Sans doute, ma chère amie, que je ne voulois pas mêler mes lettres & mon verbiage au brouhaha de vos noces; tout ce que j'aurois pu vous dire vous auroit paru insipide; j'ai voulu attendre que le repos vous rendit à l'amitié; hélas! non, Madame, je ne comprends point votre bonheur; dépendre absolument d'un homme pour lequel on n'a aucune inclination, & être heureuse, est pour moi un problême impossible à concevoir; mais enfin, vous êtes heureuse, c'est tout ce qu'il me faut; nos cœurs peuvent être liés sans que nos situations se ressemblent; & comme je m'intéresse vivement à tout ce qui vous regarde, vous écouterez toujours de même avec intérêt tout ce que je vous dirai; ma confiance a bien un peu souffert par votre mariage, mais mon amitié sera la plus forte, & elle aura bien-tôt surmonté ma répugnance à admettre une troisième personne dans notre liaison d'amitié; si je ne comptois pas sur votre discrétion, je ne vous aimerois pas, & si vous en manquez à mon égard avec votre mari, vous m'en répondrez; ainsi, comme vous le demandez, je reprends notre correspondance. J'aurai peu de chose à vous dire; il n'est rien arrivé depuis ma dernière lettre, & il ne pouvoit pas arriver grand chose. Je n'ai rien à vous apprendre ni de M. de Marville, ni de M. du Terrier, ni de M. de St. Ange, ni de personne; ces Messieurs sont parfaitement tranquilles, & je vous prie instamment de ne point vous en occuper, ou vous me les ferez haïr; prenez-en votre parti, ma chère amie, jamais je n'aurai d'événement à vous raconter; M. de Marville voudroit bien me faire entendre quelquefois qu'il persévère dans de grands & beaux sentimens. Je vois avec plus de plaisir qu'il s'attache un peu à Mlle. de St. Céran; c'est une jeune & aimable personne à laquelle il ne peut penser qu'avec des intentions sérieuses; je voudrois l'encourager, & comme je serois fâchée qu'il interrompît ses relations avec mes parens, j'ai envie de lui proposer d'être sa confidente, je ne sais cependant si je serois capable de cet effort pour leur conserver une compagnie qui paroît leur plaire; d'autant que j'avoue que le pauvre Marville me paroît quelquefois bien ennuyeux; il peut être bon ami & avoir du mérite; il faut que je me le rappelle souvent. Il a quel-que chose de gauche dans l'esprit, ses idées sont communes, il dit toutes celles qu'il a, il met de la valeur à ce qui n'en mérite point; on diroit que parce qu'il a de bonnes qualités, on doit lui pardonner de manquer d'agrémens; sa compagnie est fatigante, & surement dans des relations plus intimes il seroit encore pire; l'attachement qu'il a pour mes parens est pour moi le seul mérite qu'il ait; je lui sais gré aussi de n'avoir été ni choqué, ni blessé de ce qui s'est passé entre nous. J'ai plus à faire avec M. de la Hausse, avec lequel mon père continue d'avoir des affaires très - importantes; elles sont cause qu'il vient plus fréquemment à la maison; il ne tiendroit qu'à moi de croire que ce sont des assiduités qu'il m'adresse. Il y met une gaieté si lourde, si pesante, qu'il est tout-à-fait difficile à supporter, & c'est cependant le parti qu'il faut prendre dans ce moment que mon père nous dit avoir besoin de lui. M. de la Hausse ne sent point ce ménagement, il prend même en très - bonne part d'être dévoué au ridicule. Il est si fort habitué au calcul, qu'il y soumet absolument toutes ses affaires & toutes les affections de la vie: il a un tarif pour tout ce qui l'affecte; il sacrifieroit le dix pour cent pour avoir une femme comme moi; il aimeroit mieux ne tirer que le pour cent de son argent que de me déplaire; pour dix louis il ne voudroit pas recevoir un affront; il en donneroit quinze pour que sa sœur qui est malade ne mourût pas; il dépenseroit jusqu'à vingt louis pour sauver la vie à une femme qu'il aimeroit. L'autre jour je lui demandai combien il donneroit pour avoir un bon ami; il me dit en confidence qu'il ne regardoit comme amis que ceux avec qui il faisoit de bonnes affaires, que les autres ne rapportoient rien, & que même souvent ils coûtoient quelque chose: mais ajouta-t-il galamment, pour une amie, comme une femme que je connois, je consentirois volontiers à perdre le premier quartier de mes rentes viagères, qui sont considérables. Voyezvous, Mademoiselle, continua-t-il à demi voix, l'argent & la vie c'est la même chose; le bonheur est d'en gagner par les spéculations, & Dieu soit béni, cela va bien. J'ai intéressé M. votre père, qui avoit des fonds, il y aura une bonne dot, & une fois vous trouverez un bon magot. Peut-être qu'alors vous aurez un peu d'amitié pour moi; mais il ne faudroit pas attendre jusques - là: je veux être ruiné, Mademoiselle, si mon cœur n'est pas entièrement à vous. Je l'interrompis avec un éclat de rire arraché par l'indignation: si mon père & ma mère n'avoient pas été à l'autre bout de la chambre, je l'en aurois fait fortir. Sa figure répond à son caractère. Comme il est un peu gentil - homme, il porte une épée & une espèce de perruque militaire dont les côtés pendent jusques sur les épaules. Tous ses traits sont arrondis, son visage est gros & plat; on voit qu'il étoit fait pour avoir de l'embonpoint, & qu'il est maigre par économie & par spéculation. Son habit, qui dans les beaux jours est rouge & quelquefois canelle, mais toujours fort rapé, est extrêmement vergeté; ses manchettes sont toujours bien plissées; on diroit qu'il n'en change jamais: il règne une espèce d'économie dans tous ses mouvemens; il n'en fait jamais d'inutiles; il ne passe pas cependant pour être absolument avare, il fait une certaine dépense; c'est seulement un spéculateur économe. Il a une fort jolie maison & un très-beau jardin: depuis quelque temps il paroît dans le monde & dans quelques assemblées. Comme on sait ses liaisons avec mon père, une fois on m'a fait jouer avec lui. Vous comprenez, ma chère amie, que la société & les relations avec cet homme, sont infiniment désagréables; je n'ai pu m'empêcher d'en faire des plaintes à mon père, il me répondit qu'il étoit intéressé avec lui pour des spéculations considérables, & qui alloient prodigieusement augmenter sa fortune, que dans ce moment, par les soins & l'intelligence de M. de la Hauffe, ses affaires avoient le meilleur succès, que notre bien-être alloit être augmenté, & qu'il vouloit faire des réparations très-agréables à notre campagne de Valaire & agrandir beaucoup notre logement: qu'une fois les relations avec M. de la Hausse finiroient naturellement, & qu'il me prioit de prendre encore patience, & de le recevoir toujours avec honnêteté. En effet, mon père fait des plans de maison, il marchand de es matériaux, il parle de vernis, de marbre, de consoles dorées. J'avoue que je m'en afflige; notre simplicité alloit si bien, nous n'avons aucun soin pénible, aucune inquiétude sur les accidens; le changement de notre fortune ajoutera à notre vanité, & point à notre bienêtre. Quand je le dis à mon père, il me donne des chapeaux de plumes, des gazes, des dentelles; ma mère est plus heureuse que moi sur tous ces objets; elle a une bonté de tous les momens, & une flexibilité de caractère qui fait qu'elle ne souffre jamais du présent, l'avenir ne l'inquiète point; elle ne souhaite rien au-delà de ce qu'elle possède & elle jouit de ce qui vient; elle ne s'ennuye jamais, elle tire parti de la conversation de Monsieur de la Hausse comme d'une autre; elle s'accommode de l'esprit de M. de Marville, elle m'en parle, elle prétend qu'il en a beaucoup; c'est seulement dommage.... & elle s'arrête. -- De quoi, ma mère, je vous prie? Elle ne veut pas le dire. Je crois que c'est quelque chose qui me regarde; je la presse, je la sollicite: enfin dit-elle, c'est dommage qu'il ait des amours subalternes; il passe pour n'avoir pas des goûts de galanterie bien nobles, ni bien relevés. Je ne compris pas trop ce que ma mère vouloit dire, je fus très-fâchée de l'avoir autant pressée de s'expliquer; elle vouloit sans doute parler des mœurs de quelques jeunes gens dont j'entends faire des plaintes. Il y a déjà quelque temps que j'eus cette conversation avec ma mère; elle fut beaucoup plus longue sur le chapitre de M. de Marville: elle revint sur ce qui s'étoit passé avec lui: elle pense comme vous sur son compte: malgré ce qu'elle en dit, j'en fus au désespoir; j'avoue que cela me parut incompréhensible: elle prétend qu'il suffit qu'un homme ait l'esprit droit & le cœur bon, & que les vertus des femmes doivent suppléer au reste. Je me rappelle que cette conversation me donna de l'indignation & de la colère; j'en pris un peu plus d'éloignement pour M. de Marville, & ma haine pour M. de la Hausse est allée en augmentant; il me feroit haïr la fortune, & je crains prodigieusement les spéculations, les projets & l'ambition de mon père: son amitié, sa tendresse me rassurent sur moi; je n'ai de l'inquiétude que sur son bonheur; je donnerois ma vie pour l'assurer, & je ne voudrois pas qu'il le confiât au hasard; il sera malheureux si ses espérances sont trompées; toutes ces idées me tourmentent & m'occupent. D'ailleurs ma vie va comme je vous l'ai dépeinte, ma mère sort quelquefois, & je vais toujours avec elle; j'aime la compagnie de ses amies, je suis presque toujours sûre de leur plaire; les plaisirs de notre société vont leur train; il y a eu plusieurs parties de danses, j'ai été à quelquesunes; je me suis parée sans prendre. beaucoup de peine, j'ai dansé sans savoir avec qui; je ne me souviens pas si je me suis amusée; il y a eu des soupers dont on a vanté la magnificence & compté les personnes, & d'autres dont on n'a pas parlé, & où j'ai vu de la gaieté. Le projet de jouer la comédie languit, on en parle cependant quelquefois; le mouvement des bals & des soupers s'y oppose; il y a quelques jours que M. de St. Ange est venu à la ville; notre médecin nous avoit annoncé qu'il étoit rétabli, il n'est resté que deux jours ici; il est venu deux fois à la maison, & je ne l'ai point vu; la première, j'étois chez Mlle. de Mirfor qui m'avoit fait demander de passer une soirée chez elle, & c'étoit précisément ce jour-là qu'il étoit venu faire une visite à mes parens; il avoit été aussi chez elle, elle me dit bien vîte qu'il y étoit resté long-temps, qu'il avoit été trèsaimable, & surtont très-reconnoissant; il n'avoit pas oublié la moindre des choses que l'on avoit faites pour le secourir; il avoit à peine parlé de moi, elle ne croyoit pas même qu'il s'en souvînt beaucoup; cependant il avoit souhaité de me voir; Mlle. de Mirfor l'avoit averti que je n'aimois pas les nouvelles connoissances, que je ne le recevrois pas, qu'il suffisoit d'envoyer une carte; elle me dit tout cela dans le plus grand détail, & en se faisant valoir de ce qu'elle m'avoit sauvé l'ennui de recevoir une visite & d'entendre des remercîmens qui ne signifioient rien. J'avoue qu'il me fut impossible de lui témoigner une grande reconnoissance. Où a-t-elle pris que M. de St. Ange est une nouvelle connoissance? Il est connu de mon père & particulièrement de ma mère, qui a été liée avec sa famille, & quand même je ne l'ai vu que quelques fois, il ne m'est certainement pas inconnu; mais enfin, il est naturel que Mlle. de Mirfor reçoive tous les remercimens & tous les empressemens, c'est elle qui a tout fait, qui a donné tous les secours; M. de St. Ange lui doit tout & à moi rien. Je vous assure, ma chère amie, que j'en suis charmée, je serois bien fâchée que tout ce qui est arrivé, tournât autrement. Je ne répondis rien à Mademoiselle de de Mirfor, elle m'inspira de la pitié, & je revins chez moi avec ce sentiment; en arrivant je fus curieuse de voir ce beau billet de visite qu'on avoit apporté ou envoyé; il étoit dans la glace de la chambre de ma mère, je pus le lire de loin, on n'en parla point d'abord. Je ne sais pourquoi ma mère trouva que j'avois de l'humeur; ce pouvoit être parce que M. de Marville & M. de la Hausse soupoient à la maison, & la journée fut complètement ennuyeuse pour moi; on se plut à me reprocher des distractions & un air triste & occupé; je ne disois rien, & on se plaignoit de mon silence: je n'en eus que plus d'ennui, & je ne fus à mon aise que lorsque je me trouvai seule dans ma chambre. Je pensai à vous, ma chère amie, j'aurois voulu causer avec vous, j'avois une multitude de choses à vous dire, je projetai de vous écrire, mais l'ennui en ôte quelquefois la force. Le lendemain, M. de de St. Ange vint faire une seconde visite, mais on s'habilloit, on ne pouvoit le recevoir; ma mère avoit choisi ce jour-là exprès pour s'habiller plus tard que les autres jours. Il est retourné à la campagne, il doit revenir bientôt, & passera plusieurs jours chez sa sœur; c'est tout ce que sut dire M. de Marville pendant ce souper qui m'ennuya si fort. J'entends souvent parler de Monsieur de St. Ange, je vois que les femmes le regrettent, on s'en occupe souvent; je vis le moment l'autre jour, où en se plaignant de son absence, elles partiroient toutes pour aller le chercher; il me fut impossible de n'en pas rire prodigieusement.Ma chère amie, je me suis un peu dédommagée de mon long silence; je m'apperçois que j'ai bien bavardé, & il y a sans doute long-temps que vous vous en appercevez; je me hâte donc de vous dire adieu. Je voudrois dire beaucoup de choses à M. Dubourg, je vous en charge; quelle idée a-t-il de moi? lui avez-vous fait connoître votre amie? ne sera-t-elle pas un peu la sienne? LETTRE XXIX. De Laure à Sophie. Mon Dieu, ma chère amie, dites - moi ce que je suis, ce que je deviens, ce qui se passe chez moi; je ne me connois plus, je suis en peine de moi, & je vois que les autres me trouvent extraordinaire. Mon père me demande souvent dans le jour pourquoi je suis triste & distraite; ma mère se plaint de ce que je ne l'écoute pas; je ne sais ce qu'ils ont contre moi, & dans ce moment on diroit que nous sommes tous changés; mon père est absorbé dans ses projets de fortune, il a à falre à des banquiers, à des architectes, à des maîtres, à des ouvriers; quelquefois on croiroit qu'il n'a plus d'amitié pour nous; nos repas se passent presque dans le silence, ou s'il dit quelque chose, c'est pour trouver les mêts mauvais, c'est pour se plaindre des domestiques, dont il veut augmenter le nombre, des appartemens qu'il trouve trop petits; l'odeur de la cuisine l'incommode, il veut l'éloigner. D'autres fois il a des momens de gaieté; alors il pense à des fêtes, à des meubles, à de la bonne chère; il veut nous mener à Paris. L'autre jour il me demanda si je connoissois le fils du baillif, il me recommanda de le bien recevoir s'il venoit nous voir, & dans un moment de joie, & en se frottant les mains, il s'écria: avoue que tu serois bien aise d'être mariée à Berne? Mon père ne m'écoute plus, nous n'avons plus de conversations, il suit ses projets, & n'attend jamais de réponse; nous ne jouissons plus de cette tranquillité, de cette douce paix qui régnoit parmi nous. Nous sentions bien ce qui nous manquoit, mais nos désirs étoient si foibles qu'ils ne nous empêchoient point de jouir de ce que nous avions; aujourd'hui nous sommes dans le tourment d'acquérir ce que nous n'avons pas encore, & parce que mon père a le pouvoir de se le procurer, il est toujours dans l'impatience, dans la peine, dans l'inquiétude. Il m'est impossible quelquefois de ne pas témoigner à mon père tout ce que nous souffrons; alors il se fâche, il dit que j'ai de l'humeur, que je suis contrariante, qu'il est le maître, & il s'enfuit. Je vais auprès de ma mère; sa douceur me calmoit, elle raisonnoit avec tant de honté; je pouvois penser, me taire & m'occuper de ce que j'ai dans l'esprit; aujourd'hui elle n'a plus cette même indulgence. Mais qu'est-ce que j'ai donc dansl'esprit? en vérité je ne saurois le dire, quelquefois ce n'est rien, mais rien du tout, & d'autre fois c'est le monde entier. Il y a des momens où je trouve que le monde va bien mal; on n'y voit que des obstacles, que des difficultés, que des embarras; c'est une mer dont on ne voit pas les bords; dont l'étendue étonne, dont les vagues effraient. C'est mon père, ce sont ses idées inquiétes qui ont mis dans mon ame l'agitation dont je me plains; car quand même elle seroit occupée de quelque chose, pourquoi auroit-elle ce trouble? pourquoi les objets auroient-ils changé pour moi; une idée ne change pas la nature entière, & il me semble qu'elle est changeé; & pourquoi ne l'aurois-je pas, cetteidée? Je veux avoir toutes celles qui peuvent entrer dans une tête humaine, je veux savoir ce qu'on en peut faire, ce qu'elles peuvent devenir; quand on a autant de force que j'en ai, on ne craint pas ses idées; une idée n'est qu'un point, que l'on peut toujours maîtriser lorsqu'on a un peu de ressource dans l'esprit & de fermeté dans l'ame. je ne craindrai pas de vous dire celles qui me viennent, elles sont une suite des circonstances qui s'enchaînent, & il en est qui font plus d'impression les unes que les autres, & puis elles se détruisent, & il ne reste rien; je suis sûre que cela vous arrive tout comme à moi; on attache un sentiment à certaines choses, il s'efface comme tant d'autres. Il étoit assez naturel que l'accident de M. de St. Ange laissât quelques traces après lui; on en a parlé, on s'en est occupé, on s'y est intéressé; ceux qui en ont été les témoins, doivent être naturellement plus affectés que les autres; c'est ce qui est arrivé à Mlle. de Mirfor & àlmoi: elle en a beaucoup parlé; moi je n'en ai rien dit; & je vous assure que je n'en parlerois plus si on n'y étoit revenu je ne sais pourquoi. Il y a des gens qui s'obstinent à suivre leur sentiment, qui s'attachent à un objet qui les a frappé; j'avois eu de la pitié, peut-être s'efface - t - elle moins vîte lorsque l'on a vu l'événement même qui l'a excitée, ce qui en reste est une disposition à l'intérêt pour celui qui en a été l'objet; il peut en résulter une amitié un peu plus essentielle que celles qui se forment ordinairement dans le monde; je vous dis tout cela, ma chère amie, pour arrêter vos idées, que vous laisseriez peut-être aller trop loin: dans votre façon de penser, vous verriez ce qui n'existe point. Ce que vous m'avez déjà dit sur les personnes dont je vous ai parlé, me fait craindre que vous ne fassiez des arrangemens, des projets qui seroient des chimères, & c'est même afin que vous vous en défendiez, que je vous raconte tout ce qui s'est passé; ni ajoutez rien, je vous prie. Deux jours après la dernière lettre que je vous ai écrite, j'étois seule dans la chambre de ma mère, qui étoit passée dans son cabinet pour écrire; je me chauffois, par distraction je pris le billet de visite de Monsieur de St. Ange qui étoit resté sur la cheminée, je le regardois sans trop savoir à quoi je pensois; je n'entendis point ouvrir la porte, ni quelqu'un s'opprocher de moi; tout d'un coup une voix que je ne reconnois point, frappe mes oreilles, je me réveille comme d'un sommeil, je me lève avec précipitation & dans l'émotion de la surprise, le billet m'échappe des mains, la personne qui étoit là s'empresse avec moi de le ramasser, sans savoir ce qui étoit tombé, & comme il étoit volé auprès de lui, ce fut lui qui put le prendre, il le lut; j'avois déjà dit ou balbutié plusieurs fois, Monsieur,.. je suis très-fâchée, Monsieur,.. je ne comprends pas..... on vous a reçu, Monsieur... les domestiques... & j'avois sonné de toutes mes forces. Je ne sais, Mademoiselle, me dit-on, si je dois vous rendre cette carte; j'ai peur que vous n'aimiez mieux recevoir mon billet que ma personne & ses yeux étoient fixés fur moiqu'il serve au moins a-t-il continué, à vous faire reconnoître quelqu'un qui ne le seroit peut-être pas sans cela. Je dis au domestique qui parut, de demander ma mère, de faire du feu, de donner une chaise; dans l'émotion, dans le mouvement, dans le trouble, je changeai surement de couleur; je ne voyois rien, je ne pensois à rien, je grondois le domestique, je murmurois de ce que ma mère ne paroissoit pas; il se passa beaucoup de temps avant qu'il y eût un peu de calme & que nous fussions en visite réglée, & alors ce billet échappé de mes mains me tourmentoit; j'étois désolée de tout ce qui venoit de se passer. M. de St. Ange, car vous voyez bien, ma chère amie, que c'étoit lui, M. de St. Ange donc étoit plus tranquille, cependant il avoit aussi un air timide & embarrassé; il sembloit ne faire aucune attention à mon trouble, & il tâchoit de me rassurer enracontantavec gaieté & avec une honnêteté charmante la manière dont il avoit été introduit. Ma chère amie, cet homme est bien aimable, il ne l'est point comme les autres, il a quelque chose de doux & d'infinuant, il n'y a chez lui que de la simplicité sans prétention à l'esprit, il fait naître l'intérêt & l'amitié, & je commence à comprendre celle que lui témoignent les femmes; en vérité elle me paroît très-juste. Il en vint bientôt à parler de son accident, & de tout ce qui s'étoit passé à cette occasion; j'en fis tous les honneurs à Mlle. de Mirfor, je l'assurai que c'étoit elle qui méritoit toute sa reconnoissance; je ne fais, reprit-il, d'un air plus férieux, ce que mérite Mlle. de Mirfor, mais je sens que les impressions que vous avez faites, Mademoiselle, ne s'effaceront jamais; & comme s'il en eût trop dit, il continua plus vivement; je n'oublierai jamais avec quelle charité vous vous êtes approchée d'un blessé, d'un mourant... Ma mère paroissant dans ce moment, il se leva en disant: je veux en parler souvent à M. & à Mde. de Germosan; il alla à elle, & pendant que la conversation s'établissoit, je sortis un moment pour gronder les domestiques d'avoir laissé entrer M. de St. Ange sans l'annoncer; il se trouva que ma mère, qui attendoit une de ses amles, avoit dit qu'on fît entrer tout de suite; ils étoient occupés lorsque M. de St. Ange s'étoit présenté; on l'avoit fait entrer suivant l'ordre qui avoit été donné. C'étoit une irrégularité qui étoit due au hasard & au malheur; j'étois habillée en négligé, j'aurois bien voulu changer quelque chose à ma toilette, je rentrai avec un peu d'humeur & avec le chagrin d'avoir été surprise en déshabillé. Ma mère & M. de St. Ange étoient en pleine conversation; elle parloit de son père & de toutes les circonstances qui pouvoient les regarder l'un & l'autre; elle se les rappeloit avec plaisir; M. de St. Ange en prit occasion de demander de continuer des liaisons & des relations qui n'avoient été interrompues que par son absence; on parla encore de la blessure & de la cicatrice. Il est vrai que l'on frissonne en la voyant; je ne trouve pas cependant qu'il en soit défiguré, il me semble au contraire que sa physionomie est plus intéressante. Il demanda la permission de revenir quelquefois, ma mère l'en pressa beaucoup, le billet de visite étoit resté encore sur la cheminée, j'aurois voulu le jeter au feu, c'est ce que je fis dès que M. de St. Ange fut parti. Ma chère amie, j'ai beaucoup réfléchi à toutes les circonstances qui ont accompagné cette visite, je sais qu'elles ne sont rien par elles-mêmes, & si j'y pense, c'est que je m'occupe de tout. Il est vrai que ce billet de visite que je tenois pourroit donner lieu à quel-que présomption; je ne me rappelle pas pourquoi il se trouva entre mes mains; & qu'est-ce que peut en conclure M. de St. Ange? rien du tout certainement; il est si modeste, qu'il est surement sans amour-propre, & il ne va pas interprêter en sa faveur de petites apparences qui ne signifient rien; il l'auroit bien témoigné, & il ne se seroit pas contenté de dire que les impressions ne s'effaceront jamais. Il est le premier homme à qui j'aie entendu dire cela, & je suis assurée qu'il n'y a mis ni amour-propre ni vanité; eh bien, qu'est - ce qu'il en fera de ses impressions! lui donneront-elles quelques droits? elles ne sont pas très-fortes, je crois, & il cherchera bien vîte à s'en débarrasser. Je voudrois que vous me dissiez positivement ce que c'est que des impressions; je ne le comprends pas bien. Comme M. de St. Ange est très-aimable, & qu'il me paroît être d'un commerce agréable, je voudrois seulement qu'elles amenassent des relations d'amitié & de société; il y a si peu d'hommes aimables & dont le caractère simple & modeste donne de la confiance, qu'il est naturel de les préférer aux autres. J'avoue, ma chère amie, que je fus charmée le lendemain à une assemblée chez Madame de Cléri, que M. de St. Ange préférât à une partie de jeu un petit cercle qui ne jouoit pas, dont j'étois; il en fit tout l'agrément par son esprit & sa gaieté; tout le monde étoit à son aise, chacun parloit librement, sa supériorité n'imposoit point. Dans différens sujets de conversation, on parla des romans qui venoient de paroître, celui dont le titre est si rebutant & le plan si extraordinaire, Lettres de deux Filles, fut particulièrement critiqué, précisément parce qu'il y a quelque chose de spécieux, par la manière dont il est écrit: on dit que l'auteur avoit voulu mettre l'esprit au lieu du sentiment, que ses raisonnemens perpétuels étoient fatigans, qu'il avoit voulu raisonner ce qui ne se raisonne point, & que la catastrophe étoit si romanesque qu'on en étoit révolté. M. de St. Ange dit qu'une femme fausse ne pouvoit jamais être intéressante, que la politique ne pouvoit tenir lieu ni de modestie, ni de cette décence délicate qui ne s'étudie point; que le caractère d'une vraie passion étoit la naïveté & la franchise; on donna unanimément la préférence à Caroline, dont l'intérêt étoit si bien soutenu, le style si simple, si naturel, si attrayant, qu'on ne quittoit point le livre quand on l'avoit commencé. M. de St. Ange condamna en général les romans; il prétend qu'ils ne font la lecture que des gens désœuvrés, qu'ils tendent à rendre l'esprit faux, qu'ils ne présentent point les hommes comme ils sont, & que comme le peuple lit beaucoup aujourd'hui, ils lui donnent presque tous mauvaise opinion de ceux qui sont au - dessus de lui; nous disputâmes, & toutes les femmes prirent le parti des romans. Celles qui jouoient tournoient la tête de notre côté & nous écoutoient; plusieurs se joignirent à nous, & en continuant la dispute, on assura que les romans étoient le seul moyen pour les femmes d'apprendre à connoître les hommes, & qu'en les prenant tous pour des Lovelaces, on ne risquoit jamais de se tromper du plus au moins. Ce n'est pas moi, ma chère amie, qui disois cela; c'étoit Mde. d'Arsilli, qui s'étoit mêlée un peu tard de la conversation; elle avoit entendu que j'avois disputé avec vivacité, elle continua avec sa volubilité ordinaire; avouez, M. de St. Ange, que Mlle. de Germosan est bien aimable, elle a beaucoup d'esprit, & vous ne vouliez pas faire sa connoissance! Vous seriez bien fâché de ne l'avoir pas faite, j'en suis sûre; vous avez un peu disputé, mais je parie que vous finirez par être bons amis; les gens aimables sont faits pour se connoître, & je vous invite à venir chez moi dans deux jours; vous difputerez tout à votre aise, & tout de suite elle invite le reste de la compagnie, ce qui changea la conversation. M. de St. Ange s'approcha de moi & me dit; Mademoiselle, je veux prendre Mde. d'Arsilli pour la confidente de tout ce que je pense, ce sera le moyen de vous l'apprendre; je ne sais, dis-je, si je serois bien aise de le savoir. -- Des personnes qui nous joignirent, nous interrompirent; je vis qu'il chercha plusieurs fois l'occasion de me parler encore, ses yeux me suivoient. Mde. de Taninge, qui avoit beaucoup de choses à lui dire, l'occupa presque le reste de la soirée; elle est très-jolie & très-aimable, Mde. de Taninge; elle me témoigne de l'amitié, mais je ne sais si je pourrai en avoir jamais pour elle, elle a une certaine liberté dans tout ce qu'elle fait qui ne me plaît pas, elle dit tout ce qu'elle veut, elle fait tout ce qui lui convient, elle parle avec tous les hommes, elle a un air de familiarité uvec plusieurs; elle a des amis pour tous les momens; enfin, il semble qu'elle ait des droits sur tout le monde, & qu'on ne peut pas les lui disputer. Elle va son train & n'imagine pas que rien puisse aller autrement que comme elle le veut; il est vrai qu'elle aime le plaisir, qu'elle sait le procurer, & qu'il y en a souvent chez elle; elle parle de tout, elle connoît tout, elle fait de tout, tout se trouve chez elle, les livres, les ouvrages, le dessin, la musique, le jeu, & surtout tous les hommes, qui y sont bien naturellement attirés par les ressources que l'on y trouve. Elle doit être heureuse, & elle fait sûrement l'envie de bien des femmes, ce n'est cependant aucun de ces avantages qui fait l'objet de la mienne, c'est cette manière libre de dire, de parler, d'agir, c'est cette facilité, cette assurance qu'elle met dans ses manières, que je voudrois acquérir; on a une timidité, une réserve, une crainte qui arrête les idées & les paroles; on dépend entièrement des autres, & jamais on ne dit ses pensées, ni comme on veut, ni à qui on veut; on pense en pure perte. Seroit-il bien ridicule que je fisse un peu comme Mde. de Taninge? je ne vois pas qu'on la condamne, elle s'est fait sa manière, & on la respecte. Par exemple, après avoir bien parlé, bien décidé au jeu, elle traverse toute l'assemblée, elle vient entretenir Monsieur de St. Ange très-long - temps. Je crus, voir qu'il en étoit content & flatté; c'est sans doute ce que Mde. de Taninge vouloit; elle est jolie, elle a des grâces, elle met de l'esprit dans ce qu'elle dit, dans ce qu'elle fait; il seroit dangereux de l'imiter; il vaut mieux, je pense, se laisser étouffer par sa timidité & sa réserve. Elle vint aussi à moi, elle me dit des choses honnêtes, elle me répéta qu'elle ne me voyoit point, que j'avois embelli, que j'étois trop aimable pour n'être pas toujours regrettée de ceux qui me connoissoient; elle me proposa de la musique; elle a un air nouveau qu'elle veut me faire chanter, elle me fit promettre d'aller chez elle, elle compta les jours qui étoient engagés, ce fut pour le quatrième qui étoit libre; M. de St. Ange s'approcha aussi, elle parla de moi, de l'accident, de la cicatrice, des femmes qui l'avoient si mal soigné, & elle l'emmena comme s'il eût été absolument à elle; il me dit cependant en se retournant: Mademoiselle, je compte profiter beaucoup de la permission que Mde. votre mère m'a donnée d'aller chez elle; je joignis ma mère qui se retiroit dans ce moment, elle me regarda avec un air d'étonnement qui me surprit, mais qui ne m'ôta point une espèce de gaieté & de contentement que je n'avois point encore éprouvé. J'avoue, ma chère amie, que c'est la première soirée qui m'ait paru véritablement agréable; elle ne me laissoit point comme les autres un vide qui me donnoit toujours un peu d'humeur; en rentrant j'embrassai mon père avec joie, il parut aussi étonné; il me regarda, il me dit: mais, Laure, vous avez un air bien gai, bien content, ce n'est pas comme cela tous les jours; vos yeux.... mais oui, dit ma mère, c'est déjà ce qui m'a frappé à l'assemblée; je ne sais ce qui est arrivé, je n'ai cependant rien vu d'extraordinaire.... Je les assurai qu'il n'étoit rien arrivé, mais que l'assemblée m'avoit paru aujourd'hui plus brillante, plus agréable que les autres, & que surtout j'étois toujours charmée de me retrouver avec eux; mon père qui tenoit des papiers n'ajouta rien, mais en se mettant à table, il dit eh bien, ce M. de St. Ange qui est revenu de la campagne, à quelle femme est-il attaché? C'est un galant qui fait toujours sa cour à quelque belle; j'avoue, continua-t-il, que cet homme dont on dit tant de bien m'est un peu suspect dans sa conduite avec les femmes, il s'en fait aimer & ne les ménage guères. Ma mère prit son parti, elle dit qu'il étoit d'un caractère fort honnête, & que comme il étoit trèsaimable, on recherchoit sa société. La dispute dura pendant tout le souper: chacun conta des anecdotes; j'écoutai, je ne sais ce qu'il m'en resta, mais ma gaieté se changea en tristesse, toute la nuit j'ai été agitée par mille idées différentes. Je trouve ma situation pénible dans ce moment, cruelle même; tout m'afflige, le mouvement, l'inquiétude de mon père sur ses projets, sur ses changemens, l'agitation que donne cette augmentation de fortune, ce M. de la Hausse, qui est toujours plus assidu, plus positif dans ses prétentions; ma mère, mnère, qui sans avoir une volonté bien active parle cependant avec mon père d'établissement, de mariage, de je ne sais quoi. Je me trouve seule au milieu de ce trouble, j'aurois besoin d'un conseil, d'un point d'appui; je cherche & je ne vois rien autour de moi. Vous, ma tendre amie, vous êtes éloignée, vous ne m'écrivez point, vous ne me dites point tout ce dont j'aurois besoin; je cherche à m'attacher & je crains tout ce qui m'entoure; toutes ces réflexions se présentent à moi en foule, & me laissent une anxiété qui me rend malheureuse.Aujourd'hui j'ai voulu me reposer, je ne suis point sortie; j'ai cherché du soulagement & des consolations avec vous; ce sont vos réponses qui peuvent m'en donner. Tout le matin mon père a été occupé avec M. de la Hausse; c'est le jour du courier de France, il a dîné avec nous; jamais il n'a été si insupportable, il n'a cessé de parler de ceux pour qui on travailloit, pour qui on faisoit des avances, & qui n'avoient que de l'ingratitude; il donneroit le 10 pour 100 pour trouver un peu de reconnoissance. Le soir j'ai pris le thé seule avec ma mère; je croyois que peut être il viendroit quelqu'un, je vous ai écrit dans les intervalles; j'entends sonner huit heures, c'est l'heure de la poste; je n'ai pas perdu un moment, je n'en ai plus à perdre. Adieu, ma chère amie. LETTRE XXX. De la même. Avouez, ma chère amie, que dans la situation où je suis j'aurois le plus grand besoin de quelqu'un qui fût mon soutien, mon appui, à qui je pus confier tout ce que je pense, qui, voyant dans tous les instans les circonstances où je me trouve, me donnât ses conseils; qui eût de l'esprit, de l'expérience; qui pût m'éclairer, & même parler à mes parens; dans ce moment, ils sont dans une vraie fermentation. Ma mère se laisse aller aux mêmes projets & à la même ambitionque mon père; j'entends qu'ils parlent souvent de mon établissement, ils ne sont pas absolument d'accord, mais ni l'un ni l'autre n'imagine pas que je puisse avoir d'autres sentimens que les leurs, & ils jugent que je dois avoir la même façon de penser. Si c'est le premier effet de la fortune que de détacher les parens de leurs enfans, je vais la détester, j'y suis très - disposée par tous les ennuis & les chagrins que m'a déjà procuré celle que mon père acquiert tous les jours. M. de la Hausse qui fait valoir pesamment les obligations qu'on lui a; les distractions, le mécontentement de mon père sur tout ce que nous avons, les discours & les conjectures du public qui s'occupe déjà de ce qui nous arrive, de ce que nous faisons, & de ce que nous devons faire, tout cela me jette dans un trouble vraiment pénible & qui me rendra malheureuse si je ne gagne pas de quel-que côté ce que je perds de celui de mes parens; je ne le puis que dans l'amitié de quelqu'un qui s'intéresse à moi; vous devez le comprendre, vous qui sentez si bien cette douceur & qui cependant n'étiez pas dans une situation aussi difficile que la mienne; j'avoue que lorsque nous ne sommes que nous trois, & que mon père & ma mère se perdent dans leurs projets, ma consolation est de m'occuper de ce qui peut être l'objet des miens. Nous étions plus heurenx lorsque nous nous occupions paisiblement les uns des autres, & que sans souhaiter aucun changement, nous ne jouissions que de la paix. La vie est livrée aux événemens, & nous sommes dans le train qui les amène; une fois peut-être les jouissances nous rendront la tranquillité. Dans le mouvement on espère le repos, & c'est avec l'amitié qu'on peut le trouver; il m'est impossible, par exemple, de ne pas voir avec plaisir celle que M. de St. Ange prend pour nous. Mon père, qui étoit disposé à avoir de la prévention contre lui, en est bien revenu. L'autre jour il étoit à la maison, ils parlèrens bientôt d'architecture, d'embellissemens, de jardins anglois; M. de St. Ange entend tout cela parfaitement, il s'est instruit à Paris sur tout ce qu'il y a de plus nouveau en campagne & en jardin; mon père a pris la passion des jardins anglois, il veut arranger les environs de notre campagne dans le goût anglois; on plantera des bosquets dans nos prairies, on rangera notre ruisseau, on formera nos brouissailles en parc, toutes ces idées plaisent à mon père, & il trouve à M. de St. Ange de l'esprit, de la raison, des qualités essentielles, & déjà il lui est très-utile. Demain ils vont ensemble à Valaire pour bien juger de la situation des lieux & pour faire des plans; M. de St. Ange en fera venir de Paris, ils verront aussi les changemens qui sont nécessaires dans la maison; & là-dessus j'ai une petite inquiétude. Je ne voudrois pas qu'il entrât dans ma chambre, elle est mal arrangée, & de plus j'ai laissé dans le miroir un dessin que je serois fâchée qu'il vit. Un jour nous avions dit avec Mlle. de Mirfor que la situation où nous avions trouvé M. de St. Ange dans le cabaret de paysan, pourroit faire le sujet d'une estampe trèsintéressante, & je ne sais comment j'en avois tracé un crayon sort grofsièrement ébauché. Mlle. de Mirfor l'avoit critiqué, parce que je n'avois pas mis assez d'action dans safigure, nous avions disputé là-dessus & j'avois négligé & oublié l'ouvrage; je me rappelle qu'il peut être vu, & j'en aurois du chagrin, mais je crois qu'on n'ira pas dans ma chambre, & qu'ils ne penseront qu'au dehors de la maison; au reste, que pourroit-on conclure de ce barbouillage? Tout au plus que cet accident nous a frappé l'imagination & que nous avons eu un peu de pitié, ce n'est pas un sentiment que l'on doive cacher. Mon père fut si content de la converfation & des idées de M. de St. Ange, qu'il voulut retenir à souper lui & toute la compagnie qui étoit ohez nous ce soir -là; il en fit tout d'un coup la proposition: j'en fus d'abord un peu fâohée, notre maison n'est point montée à retenir dix personnes à souper; on vit ma peine, on en rit; ma mère voulut gronder sérieusement, elle témoigna son embarras, on n'y eut aucun égard, & ce fut une plaisanterie de manger le souper de la famille. La gaieté rendit la chose polsible & personne ne voulut s'en aller; mon père donna des ordres & promit qu'il y auroit à souper; ma mère me donna ses clefs, & dit qu'elle ne se mêloit de rien; j'arrangeai ce que je pus; nous soupâmes un peu tard, mais nous eûmes un bon souper, & ma peine tourna en gaieté. M. de St. Ange se trouva à côté de moi, il fut le seul qui eût quelquefois l'air sérieux & pensif; tout ce qu'il saisoit, tout ce qu'il disoit portoit une expression à laquelle on étoit naturellement sensible; sa gaieté même plaisoit autant au cœur qu'à l'esprit; dans tous les momens il marquoit l'envie de plaire à mes parens, & il s'occupa peu de moi. Après le souper on joua à ce jeu des questions, où un mot qui a été donné à l'oreille, sert de réponse aux questions qui sont faites par quelqu'un qui s'en charge. M. de St. Ange me donna: -- ma vie pour vous plaire..... Monsieur, pour la question on ne donne qu'un mot... Mademoiselle, vous prendrez celui qu'il vous plaira..... on me demande qu'est - ce qui peut faire mon bonheur? Je sentis un peu de chaleur me monter au visage, je répondis cependant: ce qui peut me plaire; par plaisanterie on voulut me faire payer un gage; dans la dispute M. de St. Ange trouva le moment de me dire: Mademoiselle, vous vous souviendrez du mot que vous avez gardé, vous en disposerez toujours. Un moment après je fus condamnée à chanter un duo avec la personne que je voudrois, je dis que je n'en avois jamais chanté qu'avec mon maître de musique, que je n'en savois plus; il étoit bien naturel de demander à M. de St. Ange s'il n'en avoit point rapporté de Paris; il dit qu'il en savoit un tout nouveau, & il en dit les paroles, & ce duo tout nouveau étoit un air ancien de la Garde, où il y a, aimous - nous; on nous força de le chanter, nos voix s'accordoient assez bien, mais le duo alla fort mal, ce mot aimons - nous étoit toujours mal prononcé, & ne fut jamais juste; on décida que nous ne chanterions jamais bien ensemble, & j'entendis qu'une femme disoit tout bas que j'avois la voix fausse, & cette femme étoit ma cousine de **. Quand nous fûmes seuls, mon père me dit avec un mouvement de joie: en vérité, ma chère Laure, vous êtes faite pour tenir une très grande maison, j'espère que bientôt nous pourrons penser à un établissement distingué, j'ai des vues.... une fois nous serons tous contens, & il n'attendit pas ma réponse. Vous voyez, ma chère amie, que je me laisse aller à vous raconter tout ce qui se passe dans notre maison & tout ce que j'éprouve dans le monde. Il me semble que réellement il a pris une autre face, & que tout y est devenu important; j'y trouve plus d'intérêt, quand il ne s'y passe rien, c'est même quel-que chose: cette soirée passée l'autre jour chez Mde. d'Arsilli, par exemple, ne fut que du bruit, des parties mal saites, un souper mal arrangé, on parla beaucoup, & cependant on dit peu de chose; Mde. d'Arsilli voulut jaser avec M. de St. Ange, & je ne sais où elle le plaça à table, il avoit l'air d'être bien partout, mais il n'y eut pas un moment de cette gaieté qui rend les soupers agréables, & pourtant Mde. d'Arsilli se donnoit beaucoup de mouvement; par bonheur elle ne parla ni de moi ni de M. de St. Ange. Le temps me paroissoit long, & je fus étonnée qu'il fût si vîte écoulé. Je crus n'avoir rien fait, rien vu, je regrettai même de n'être pas restée avec mes parens; ils me permettent d'aller seule chez mes amies, je me promets toujours d'y trouver beaucoup de plaisir, je suis quelquefois trompée; ordinairement je suis plus contente lorsque j'accompagne ma mère. Il fut bien agité si on me laisseroit aller chez Mde. de Taninge le jour qu'elle avoit indiqué, elle m'avoit envoyé inviter, elle renvoya encore, on voulut savoir qui composoit la compagnie; Mlle. de St. Céran & une de mes cousines devoient y être, il y avoit peu de monde, on devoit faire de la musique; ma mère passoit la soirée chez une de ses amies où il n'y avoit point de jeunes personnes, il fut décidé que j'irois chez Mde. de Taninge, quoique j'eusse offert & demandé de rester à la maison; je ne veux point mettre en question ce qui eût été le plus avantageux pour moi. Il ne faut pas donner beaucoup de valeur à ce qu'on voit, à ce qu'on entend dans le bruit des sociétés; le prix que l'on y met est souvent l'ouvrage de lamour-propre, & ce que les circonstances amènent passe avec elles; je suis une nouvelle connoissance pour beaucoup de personnes; il est naturel que dans l'occasion on dise des choses honnêtes à une nouvelle connoissance; ce que M. de St. Ange me témoigna est sans doute ce qu'il témoigne à toutes les femmes avec lesquelles il est en relation; quand une fois la connoissance sera faite, je serai une femme de la société tout comme une autre. M. de Marville & presque tous ceux que l'on voit disent des choses obligeantes & polies, à leur manière, il est vrai, mais c'est avec la même intention; ce seroit manquer de toute espèce de jugement que d'y mettre la moindre importance. Elle fut charmante cette soirée chez Mde. de Taninge; on ne joua point, on prit le thé autour d'un cabaret, l'amitié & la confiance s'établit entre les femmes, & la gaieté fut soutenue; les hommes vinrent tard & on ne s'en plaignit point. M. de St. Ange vint avec les autres, il paroît très-lié avec M. de Taninge, tous les hommes que nous voyons sont de ses amis, tous ont quelque chose à lui dire ou à lui demander; on ne voit ni jalousie ni rivalité; n'estce pas une preuve qu'il ne met que de l'amitié partout? Il est vrai que sa manière d'être aimable n'exclut point celle des autres, au contraire, il les fait valoir, & tout le monde croit trouver son compte à être en société avec lui. On fit un peu de musique, j'accompagnai deux airs à Mlle. de St. Céran qui a une très-belle voix; onme pressa de chanter, jamais je ne le pus, ma voix s'y refusa absolument, je voulus essayer un romance bien simple que j'aime beaucoup, je ne pus pas finir le premier couplet, & cependant jamais je n'eus plus envie de chanter; pourquoi M. de St. Ange me regardoit-il sans rien dire? Pourquoi fût-il le seul qui ne me pressât pas de chanter? le seul qui ne témoigna aucun chagrin de ne pas m'entendre? Lependant il aime la musique; il avoit parlé de romance. Il fut question ensuite d'une pièce nouvelle que Mde. de Taninge avoit reçue de Genève; elle y a été jouée plusieurs fois avec succès, elle est d'un Genevois, homme très-aimable & de beaucoup d'esprit; on proposa de la lire: le lecteur fut bientôt désigné; il est vrai qu'il lit fort bien, il saisit parfaitement le ton & l'esprit de tous les rôles; ce qu'il y a de singulier, c'est qu'il sembloit qu'il sût plusieurs morceaux par cœur; il les exprimoit avec une vérité singulière, j'étois vis-à-vis de lui; les passages de tendresse, par exemple, on auroit dit que c'étoit lui qui les faisoit. On fit quelques critiques de la pièce, les femmes trouvèrent la scène entre les amans trop longue; j'avoue que cela ne m'avoit point paru ainsi; une jeune personne, à ce qu'elles disoient, ne doit jamais avoir autant de naïveté sur sa passion, & on disput sur la naïveté des femmes lorsqu'elles aiment; toutes assurèrent qu'elle étoit très-dangereuse, & celles qui avoient de l'expérience dirent qu'il ne falloit jamais dire quand on aimoit, que les hommes le savoient toujours, & même beaucoup trop tôt, cela me parut bien extraordinaire. De cette comédie on passa au projet que nous avions eu de la jouer. Nous étions plusieurs acteurs, on proposa une répétition de ce que nous savions; Mde. de Taninge fit tout de suite arranger des paravents, & avec des rôles & des livres, on répéta les Amans généreux. M. de St. Ange vouloit être le souffleur, mais M. de Marville étant absent dans cet instant, on l'obligea de faire le rôle de Verner; dans un moment où je fus seule avec lui derrière le paravent, il me dit: Mademoiselle, je vais jouer mon rôle bien naturellement, j'ai la même timidité, la même crainte, le même sentiment. -- Oui, Monsieur, vous jouez surement très-bien la comédie. -- Ah, Mademoiselle, ne faites pas un jeu de cette comédie, elle durera toute ma vie..... & le cœur me battoit horriblement; -- Monsieur, lui dis - je, je crois que c'est à vous à paroître; il part tout de suite. Comme ce n'étoit point à lui à être en scène & qu'il avoit le livre à la main, on lui demande ce qu'il veut; il dérange les acteurs, il ne sait que dire, il revient en riant avec M. de Taninge & il me reproche de l'avoir fait paroître trop tôt. Lorsque nous y fûmes véritablement, les rôles furent très-mal rendus, M. de St. Ange lisoit mal, il ne prit jamais le ton de Verner; je ne pus point me rappeler mon rôle, je fus aussi obligée de lire; il fut décidé que nous avions gâté la répétition, que M. de Marville reprendroit son rôle, & que M. de St. Ange ne seroit que le souffleur; ce petit incident dérangea toute ma soirée. J'étois fâchée de ce que j'avois entendu, je ne savois quelle valeur je devois y mettre; paroître n'avoir rien compris est une espèce de silence qui peut laisser supposer un consentement; témoigner quelque chose, c'est avoir tout cru, tout pris au pied de la lettre; j'étois bien embarrassée, & j'avois des momens de distraction dont je ne pouvois me défendre; je riois de la gaieté des autres, mais je n'en avois point. Après le souper on joua encore au jeu des questions, comme cela nous étoit arrivé une fois, c'est moi qui prenois les gages. M. de St. Ange étoit sorti, il ne rentra que lorsque le jeu étoit presqu'épuisé, on l'obligea de donner un mot & de faire une question; il fit si mal qu'il fut obligé de donner un gage: il n'avoit rien, il ne vouloit rien donner; à la fin il dit cependant qu'il avoit une lettre d'affaire qu'il avoit reçue dans le jour, & il la jeta avec les autres gages; on n'y fit pas trop d'attention. Un moment après, par distraction, je lis l'adresse de cette lettre, qui avoit bien l'air d'être venue par la poste; ur gros cacnet rompu, un timbre, le port sur l'adresse qui étoit barbouillée & mal écrite; j'avois de la peine à lire, mais plus je lisois & moins je croyois ce que je voyois; il y avoit, à Mademoiselle de Germosan, chez elle; je précipitai bien vîte cette lettre parmi les autres gages, je n'osois lever les yeux, je crus cependant appercevoir M. de St. Ange appuyée sur la cheminée avec un air d'embarras & de peine; je demandai qu'on tirât les gages, & le premier que j'aurois rendu étoit certainement la lettre; les choses s'arrangèrent autrement, on s'apperçut qu'il étoit fort tard, chacun reprit ses gages, & on s'en alla précipitamment. M. de St. Ange conduisoit déjà une autre femme, je ne pus le rappeler, il auroit même été ridicule, & cette lettre reste dans mes mains sans savoir ce que je dois en faire; dans mon inquiétude je la plie, je la chiffonne, & me trouve dans ma chambre la tenant encore; je veux la jeter au feu, & je la retiens. Une lettre! encore une lettre! disois-je, & j'avois l'agitation de la colère & du dépit; il falloit cependant avoir de la raison pour se conduire; eh bien, qu'est - ce que cette lettre? Certainement j'en ferai ce que je voudrai, je la laisserai, je la brûlerai, je la rendrai, & il n'en sera plus question, & je l'avois jetée sur la cheminée, d'ailleurs une lettre n'est quelque chose que par ce qu'elle contient; il n'y a peut - être rien dans celle-là, c'est sans doute une plaisanterie, elle est toute ouverte, autant vaut-il voir ce qu'il y a; quand je le saurai il sera bien plus aisé de se conduire, & je la dépliois, je relus encore l'adresse, je me rappelai l'absence de M. de St. Ange, ce qu'il m'avoit dit derrière le paravent, il en étoit peut-être fâché, & il s'est donné bien de la peine pour me dire ses regrets, & si j'allois mettre à tout cela plus d'emportance qu'il n'en met lui-même, ne seroit-ce pas un ridicule. Pendant les réflexions, la lettre s'ouvroit insensiblement; j'aurois voulu lire sans ouvrir, j'eus plus de courage lorsque je vis que c'étoit des vers: Quand on admire on veut parler, Un cœur blessé ne peut se taire; Mais je vois trop que l'art d'aimer, N'est pas pour vous celui de plaire, Et voilà que je ne sais pas quelle valeur peuvent avoir ces vers; c'est peut-être le commencement d'une chanson; ont - ils une grande liaison avec ce qui s'est passé? Ce qui est poétique, n'est jamais la réalité; enfin, na chère amis, que fait-on des vers? s'en fâche-t-on? en rit-on? est ce que l'on y répond? est-ce en prose? est-ce de bouche? est-ce par écrit? Cet embarras ne m'a pas quitté de toute la nuit, & lorsque je sommeillois, j'avois des rêves pénibles; il me sembloit qu'on venoit me dire que la poste alloit partir, & je me réveillois en sursaut. Je me suis levée bien fatiguée, j'ai pris le parti d'aller auprès de mon père, de lui parler, de lui causer, de savoir ce qu'il pense, sans lui dire positivement de quoi il s'agit; en l'entretenant de vers, de comédie, de rôles, de ce qu'ils donnent occasion de dire, je pourrai savoir ce qu'il pense, ce qu'il faut faire, & si ce qui m'occupe en vaut la peine. Je le trouvai absorbé dans les comptes, dans les plans, ne voulant pas s'en distraire, pas même pour déjeûner. Au but d'un moment, il me donne un rouleau de papiers, pour le faire porter tout de suite chez M. de St. Ange. Il me vint dans la pensée de mettre la lettre des vers dans le paquet: je trouvai l'idée très-bonne; il croira que mon père les a vus, il ne pourra pas juger du cas que j'en fais; il ne saura pas si je les ai regardés comme une chanson, ou comme quel-que chose de sérieux, & s'il le faut même j'ajouterai quand je le reverrai un air très-fâché de les avoir reçus. Je me suis bien applaudie de ce parti; j'ai donné le rouleau au domestique, en lui recommandant de ne point attendre de réponse: au retour il a bien fallu savoir si sa commission avoit été bien faite. On avoit couru après le domestique, & on lui avoit dit que M. de St. Ange viendroit parler à mon père à midi, qu'il avoit des choses importantes à lui dire. Mon inquiétude devint extrême: des choses importantes à dire! Je retournai de cent manièrès ce que ce pouvoit être; je le voyois parler e ces vers, de cette lettre, du renvoi, ils alloient rire tous les deux de ce que j'avois fait, & alors je me désolois du parti que j'avois pris; je me traitois d'imprudente, je m'accusois de pruderie. Qu'est-ce que c'est qu'une enveloppe où il y a quatre vers? En parler à son père, c'est une folie; c'est y mettre une importance qui n'y fût jamais: & si mon père retient M. de St. Ange à dîner, quelle sera ma contenance? Eh bien, je ne paroîtrai pas, je serai malade, très - malade: mais si mon père ne le veut pas; à tout hasard je me suis mise à ma toilette: tout le matin, j'ai entendu entrer & sortir tous ceux qui sont venus à la maison; j'ai eu envie d'aller écouter aux portes. Enfin l'heure du dîner est venue, ce n'est pas M. de St. Ange qui a été retenu, c'est M. de la Hausse, avec qui mon père n'avoit pu finir les affaires du matin. Je ne saurois vous dire si je l'ai trouvé trouvé moins insupportable, mais j'étois presque bien aise qu'il fût là; j'en ai eu plus de liberté de témoigner ma curiosité sur ce que pouvoit avoir dit M. de St. Ange, & j'avoue que j'en avois beaucoup. Mon père ne m'a pas trop écoutée. M. de la Hausse interrompoit chaque fois qu'on parloit de Monsieur de St. Ange, en disant d'un air de pitié: jamais cela n'a su faire une spéculation, ç'a n'a point de fonds en France, une mauvaise campagne, qui ne rend pas le trois pour cent, & encore donne-t-il tout aux paysans & aux ouvriers, il les traite comme si les vivres ne coûtoient rien. Je ne lui prêterois pas au sept pour cent. Ma mère prenoit le parti de M. de St. Ange, & mon père parloit de son esprit, de son habileté pour les plans, les réparations, les embellissemens. Je ne dis rien; je me retirai dansma chambre plus tranquille que je ne l'avois été depuis bien des heures. Pour mieux jouir de ma tranquillité, j'ai voulu m'entretenir avec vous, & en me rappelant ce que je voulois vous dire, je vous ai dit tout ce que j'ai fait, tout ce que j'ai pensé. Je ne suis pas sortie aujourd'hui, j'ai été beaucoup avec ma mère, & le reste du temps avec vous; vous n'avez eu que les intervalles. Dans quelques heures je reviendrai finir & fermer ma lettre. Je viens de relire ma lettre; je suis étonnée de vous avoir autant parlé de M. de St. Ange; je ne comprends pas comment cela s'est fait; est-ce que....? Je voudrois vous faire mille questions; je m'examine, je trouve bien que mes idées, que mon esprit, que ma tête sont un peu frappés; mais il y a encore loin de là jusqu'à mon cœur: je réfléchis, & l'effroi entre dans mon ame. Mon Dieu! seroit-il possible que j'eusse? .... mais non, je sens très-bien que je suis maîtresse de ce que je pense: je pourrois n'y plus penser si je voulois. On entend parler de quelqu'un qui a de l'esprit, de l'agrément, l'on parle de ses vertus, les femmes de sa figure; eh bien, on s'en occupe comme elles. La société est plus ou moins intéressante, suivant le sentiment qu'y mettent les personnes avec lesquelles on vit. C'est comme un Drame qui nous a intéressé; on a été ému, on a pleuré même; l'impression a duré quelques momens, & elle est bientôt effacée par un autre drame. Dites-moi si ce n'est pas comme cela; au moins je n'y vois pas autre chose. M. de St. Ange n'est pas comme tous les autres; il est le seul qui sache réunir les qualités essentielles avec la gaieté & les agrémens de la société. Il est naturel qu'on s'en apperçoive, qu'on le sente; il saisit l'àpropos d'un rôle pour dire certaines choses, pour faire des vers; c'est l'activité de son esprit; c'est moi qui en manque en ne traitant pas cela aussi légèrement que tout le reste; c'est ce que je saurai très-bien faire, & vous le verriez parfaitement si vous étiez avec moi; les misères prennent de l'importance en les écrivant; j'ai pris l'habitude de penser avec vous, & je m'y laisse aller, ne croyez que cela, ma chère amie, je vous en prie; mais pourquoi ai-je aujourd'hui tant de peine à vous quitter? Cet effroi que j'ai senti après avoir relu ma lettre est encore dans mon ame; je voudrois vous tenir par la main, c'est je erois parce que j'ai passé une mauvaise nuit; quand on n'a pas dormi on est plus foible, plus susceptible d'être affectée, je l'ai éprouvé souvent, je veux cependant vous quitter; oui je le veux; je vous tends encore les bras. Adieu, ma tendre amie. LETTRE XXXI. Sophie à Laure. Ma chère amie, si vous me dites encore un mot de M. de St. Ange, je pars, je vais directement à lui, je tombe à ses pieds, je le prie, je le supplie d'épargner mon amie, de ne pas abuser de son ascendant pour la rendre malheureuse, pour empoisonner sa vie, j'implore sa pitié, j'invoque ses vertus; & s'il balance, s'il hésite, si je le vois tranquille, s'il a le sourire dans la bouche & l'ironie dans les traits, si je vois dans ses yeux le désir & la perfidie, si j'avois un poignard je le lui enfoncerois dans le sein. Oh! ma chère Laure, je tremble pour mon amie, le poison a coulé dans son cœur, déjà il a séduit son esprit; déjà ses yeux sont fascinés, son ame tendre & vertueuse se livre au doux penchant d'aimer; oui, mon amie, vous aimez M. de St. Ange, vous l'aimez vous dis-je, entendez -moi, ou je frémis sur votre sort; vous ne voyez que lui, vous n'entendez que lui, il semble qu'il n'y ait plus qu'un homme au monde. M. de Marville, MM. Duterrier, tous vos amis enfin ont disparu, ils ne sont plus rien qu'autant qu'ils aident au prestige. Disputerez-vous avec moi, ne conviendrez-vous de rien? Je ne vous répondrai pas, mais vous m'entendrez gémir. Cet homme charmant, cet homme à jolies choses, à jolis vers, qui étudie les impressions qu'il fait sur vous, qui vous laisse voir celles que vous faites sur lui, qui ne vous laisse pas ignorer une seule de ses vertus; eh bien, cet homme ne vous aime pas, peut-être; non, Laure, il ne vous aime pas, il l'eût dit, il n'eût pas témoigné tant de timidité, tant d'embarras. Les sentimens vrais & bons ne se cachent point, on s'en glorifie, on ne les entortille pas des petites ressources de l'amour - propre; la candeur est le vrai caractère de l'amour sincère; & vous, mon amie, vous l'aimez, oui, vous l'aimez; que ce mot aille jusqu'au fond de votre cœur, qu'il retentisse dans votre ame, afin que connoissant les maux qui vous menacent, vous puissiez vous en défendre; mon Dieu, vous en défendre! Je vous connois, ma chère Laure, plus vous avez d'esprit, plus vous l'employerez à tromper votre sensibilité, à vous étourdir sur le sentiment qui vous entraîne; il est si doux d'aimer, votre cœur est si bien fait pour sentir cette douceur! votre ame ingénieuse se combattra elle-même pour ne pas lui résister. Au reste il est possible que je me trompe; ce M. de St. Ange est peut-être un honnête homme, il a su distinguer mon amie au milieu de toutes les femmes qui le préviennent; il a des vertus, il a beau être gâté, elle lui inspirera les sentimens de la vertu, un jour il l'aimera, & toujours il la respectera. Ma chère amie, je ne pense plus à vous qu'avec émotion, je m'occupe continuellement de vous, je voudrois vous entourer de mon amitié, je vois avec plus de plaisir que vous la grande fortune que fait Monsieur votre père, elle deviendra assez confidérable pour que vous ne soyez point gênée dans votre choix; vous aurez le bonheur suprême de faire la fortune de celui que vous aimerez; cette félicité vous est réservée, mon cœur me le dit, elle est digne du vôtre, & vous saurez la goûter. Pauvre Marville! c'est lui qui vous aime, lui qui n'a point été blessé de vos refus, qui se plaît auprès de vous malgré votre indifférence, il voit bien qu'il ne vous plaît pas, & jamais vous ne pouvez vous plaindre de lui; il affecte un autre attachement pour avoir plus de droit de vous approcher, il voit celui que vous préférez, & il ne le hait pas; il s'attache à lui, il le fait valoir, il lui laisse répéter son rôle avec vous; pauvre malheureux! Sur ce que vous me dites, je devine tout ce qui se passe dans son ame, je le plains sincèrement, je me le représente presque comme M. Dubourg; eh bien, il n'est pas parfait, mon mari; quelquefois il a de l'humeur, il est sujet à la prévention, il a un peu mauvaise opinion des femmes, il a de l'inquiétude sur l'économie; mes plaisirs ne sont pas toujours les siens; malgré cela je trouve une vraie douceur quand je peux le satisfaire sur un de ces objets. Le premier moment est pénible & désagréable, mais après le sacrifice, il en résulte une paix qui rend mon ame heureuse; l'autre jour il y avoit un grand bal de souscription, il devoit y avoir une foule de monde & beaucoup d'étrangères magnifiquement parées; notre ami, M. Darnais, devoit venir me prendre, j'étois à - peu- près habillée pour y aller, une robe & des ajustemens tout neufs m'alloient assez bien; mon mari trouva que j'avois trop de rouge, & je croyois n'en avoir mis que ce qu'il falloit; j'en ôtai les trois quarts, bien persuadée qu'au bal je serois pâle; je jouis du contentement de mon mari, cependant il avoit encore l'air sérieux, il se promenoit dans la chambre en ne disant que quelques paroles. Je vis que ce M. Darnais, que cette foule, que ces étrangères, que tout cela lui déplaisoit; j'en parus dégoûtée, insensiblement mon mari avoua sa peine & dit sa façon de penfer; je témoignai que j'étois un peu malade, j'ôtai mon bouquet, mon chapeau, mes gazes, je me mis en déshabillé auprès du feu. M. Dubourg me regardoit, m'examinoit, disoit quelques mots qu'il ne finissoit pas; enfin, il tombe à genoux devant moi, il se jette sur mes mains, il les baise, & je sentis une larme; son attendrissement valut pour moi toutes les fêtes du monde, je fus heureuse le reste du jour, je ne souffrois que lorsque mon mari paroissoit croire que le sacrifice étoit trop grand; ce sentiment nous tint compagnie tout le soir, nous n'eûmes pas besoin d'une autre occupation. Pour moi, le contentement de M. Dubourg étoit un spectacle délicieux, tous les romans du monde m'auroient paru insipides; nous ne lûmes point, quoique ce soit quelquefois notre occupation du soir; & à cette occasion, je vous dirai sur les romans dont vous nous avez parlé, que je les ai lus; il y a des momens où une lecture distrait d'une pensée qui inquiète; jusques à présent je n'avois pas en besoin de cette ressource. Je dois vous confesser que ces romans ne m'ont point fait le plaisir que l'on m'avoit promis & auquel je m'attendois; cette Camille, de quelqu'espèce qu'elle soit, me révolte, me dépite, m'impatiente en mettant tout l'esprit qu'elle a à tromper celui qu'elle aime; c'est l'esprit de l'auteur & point celui d'une femme, & c'est le plus grand défaut d'un roman. Cette autre héroïne, qui bâtit un pavillon précisément sur le chemin de son amant, & qui devient amoureuse du premier honme à cheval qu'elle voit passer, ne m'a pas mieux satisfaite; il est vrai que dans ce moment je ne suis pas trop bien disposée pour les romans, je les hais même. Ah, ma chère Laure, en avez-vous beaucoup lu de romans? J'en ai peur; on diroit que votre esprit, que votre cœur s'en ressentent; une fois vous paroissiez être si éloignée de tout ce qui étoit romanesque, & à présent.... ah, mon amie! puissiez-vous ne jamais savoir combien les hommes peuvent être perfides; écoutez-moi. Nous avons fait connoissance avec un Milord Crawfort, je ne sais pourquoi il s'est attaché à nous qui voyons peu d'étrangers, & dont la vie & la maison tranquilles sont peu attrayantes pour eux; ce Milord a plus de lans, & à cet âge les Anglois sont très-bonne compagnie, leur esprit cultivé est toujours si près de la raison qu'ils se prêtent à toutes les situations, & leur amitié est toujours solide; ce Milord Crawfort a paru estimer M. Dubourg, & nous avons fait connoissance; il est singulier sans être bisarre, franc sans être brusque, sérieux sans être triste, silencieux sans être taciturne, honnête sans être poli. Il vient quelquefois se taire & prendre le thé chez nous, & nous l'aimons; il reçoit trèsrégulièrement les papiers Anglois, il y a assez long-temps qu'il nous en apporta un qui s'appelle le Craftsman, & qui paroît à Londres. Il nous lut & nous traduisit l'anecdote d'une femme qui nous parut très-singulière & intéressante; il a écrit tout de suite à Bristol pour s'informer de la vérité, & pour avoir tous les détails possibles sur cette femme extraordinaire; il les a reçus l'autre jour, il les a fait traduire & nous en a donné une copie; tout le monde ici les a lus, & s'est intéressé à celle qui en est le sujet. L'histoire est très-véritable, & il y a eu à Lausanne des dames Angloises qui en ont connu l'héroine, & qui lui ont donné des secours. Je vous envoye le manuscrit, ma chère amie, lisez-le, c'est tout simplement une femme qui aime un homme, mais voyez ce que cela peut devenir; c'est peut-être aussi un roman, mais encore les romans peuvent quelquefois être des exemples; vous n'en avez pas besoin, j'en suis bien sûre; j'avoue cependant que vous donnez à mon amitié une peine & une inquiétude qu'elle n'avoit point; vous êtes belle, vous êtes aimable, & bien plus sensible que vous ne croyez, il n'en faut pas davantage pour rendre une femme malheureuse; pour mon bonheur ne le soyez jamais; aimez-moi toujours. Adieu. ANECDOTE Tirée d'un papier anglois, intitulé: Le Craftsman. Le 17 Novembre, 1781. "Le petit narré suivant est si vrai, qu'il n'a besoin pour intéresser d'aucun secours étranger ou factice; les personnes pour lesquelles le vrai seul est beau y seront sensibles, ce n'est que pour elles que je l'écris, je vais le rapporter avec la plus grande simplicité & le plus grand attachement à la vérité. Il y a environ quatre ans qu'une jeune femme s'arrêta à un petit village près de Bristol, & y demanda un peu de lait pour se rafraîchir; il y avoit quelque chose de si attachant dans tout son extérieur, qu'elle fut remarquée par tous ceux qui se trouvèrent autour d'elle; elle étoit encore jeune & d'une beauté frappante, ses manières étoient élégantes & pleines de grâces, & sa physionomie intéressante jusqu'à l'excès; elle étoit seule, elle étoit étrangère, & dans la dernière misère. Elle ne jetoit cependant aucune plainte, & n'employoit point d'art pour exciter la compassion; ses manières & sa conversation indiquoient l'éducation la plus recherchée; cependant il y avoit quelque chose d'égaré & d'incohérent dans tout ce qu'elle faisoit ou ce qu'elle disoit. Tout le jour elle courût çà & là pour chercher une place où reposer sa misérable tête; quand la nuit vint, elle se réfugia sous un hangard abandonné dans la campagne; les dames du voisinage lui représentèrent le danger d'une situation si exposée; ce fut en vain, leur humanité lui fournit le nécessaire, mais aucune prière ni même les menaces ne purent l'engager à dormir dans une maison, & comme quelquefois elle donnoit des marques évidentes de folie, on obtint enfin un ordre pour la faire enfermer. -- Je ne m'arrête pas sur cette époque de son histoire, elle est trop poignante pour ma sensibilité, & sans doute pour celle de mes lecteurs. -- A la fin on la relâcha; du moment qu'elle fut libre, elle employa le peu de force qui lui restoit pour voler à son cher asyle, quoiqu'il fut éloigné de six milles du lieu où elle avoit été retenue; son transport ne peut se décrire quand elle se sentit en liberté, & encore une fois sauve sous le misérable couvert qu'elle avoit choisi. Il y a près de quatre ans que cette adorable, mais abandonnée créature s'est vouée à ce genre de vie, sans avoir eu de lit pour se reposer, ni de toît pour se couvrir; la dure nécessité, les maux, le grand froid & la dernière misère ont par degrés affoibli sa santé & diminué sa beauté; cependant elle a une figure des plus intéressantes, il y a une douceur & une délicatesse extraordinaire dans son air & ses manières; elle est au-dessus de tout ce qui excite la vanité de son sexe, & qui plaît presque toujours aux maniaques, car elle ne veut porter, ni même accepter aucuns chiffons ni ornemens qui pourroient servir à la parer, mais elle les suspend aux buissons qu'elle rencontre sur son passage, comme ne méritant pas son attention; elle refuse de donner aucun éclaircissement sur son existence; son systême à ce sujet est invincible, sa mémoire paroît affoiblie & son jugement visiblement altéré; cependant elle répond assez juste, excepté lorsqu'elle peut soupçonner que la question qu'on lui fait est dans l'intention da lui arracher son secret. Sa vie est aussi innocente qu'il est possible de l'imaginer. Tous les matins qu'il fait beau, elle parcourt les villages d'alentour, s'entretient avec les enfans des pauvres paysans, leur fait de petits présens des choses qu'on lui a données & en reçoit d'autres en retour; elle ne veut prendre autre chose que du lait, du thé & les alimens les plus simples; les Dames des environs, entr'autres une , qui n'a cessé d'être sa bienfaitrice, ont employé tous les moyens pour l'engager à vivre dans une maison, mais sa réponse ordinaire est: -- le trouble & la misère habitent les maisons, mais il n'y a de bonheur que dans la liberté & l'air frais. D'après une certaine particularité d'expressions, jointe à une tournure de phrase & une prononciation tant soit peu étrangère, quelques personnes ont conjecturé qu'elle n'étoit pas Anglaise; de-là on a fait des efforts réitérés & à différentes reprises pour acquérir des lumières sur son origine. Il y a neuf mois environ qu'un gentilhomme lui adressa la parole dans différens idiômes, elle parut inquiète, embarrassée & troublée; mais quand il lui parla allemand, son émotion fut si grande qu'elle ne put la cacher. Elle s'éloigna de lui, & fondit en larmes. Cette anecdote, qui s'est répandue dans le voisinage, parvint il y a peu de jours à deux gentilshommes que l'humanité conduisit auprès de cette pauvre abandonnée; l'un d'eux, qui parloit très-bien Allemand, tenta une seconde fois cette épreuve; elle parut évidemment confuse, elle rougit, & soit par hasard, soit qu'elle entendit cette langue, elle répondit à quelques questions en Anglais; mais sur le champ, comme si on l'avoit forcée ou surprise à cette imprudence, elle tourna artificieusement le discours sur tout autre objet; & elle nia avoir entendu ce qu'on lui avoit dit. Ce petit narré, tout simple, n'est écrit dans aucun autre but que dans l'espoir qu'il parvienne à quelques personnes intéressées à cette malheureuse histoire, & dans le désir ardent de rendre une jeune & aimable créature, mais plongée dans la détresse la plus amère, à une famille désolée. L'auteur souhaiteroit ardemment que tout ceci ne fût qu'une fiction, & qu'il n'eût pas vu de ses propres yeux les malheurs qu'il raconte. Cela lui auroit épargné plus d'un sanglot, plus d'une larme, que la pitié lui a arrachée, & quoiqu'il soit homme, il n'a versé que des larmes inutiles de compassion. “Milord Crawford, à qui l'on avoit envoyé l'anecdote précédente, écrivit à Bristol pour savoir des détails plus circonstanciés, & pour demander si on n'avoit rien pu découvrir de l'histoire de la pauvre abandonnée; il reçut la réponse suivante quelques mois après. “Je ne suis point étonné, Milord, que l'histoire de la femme extraordinaire dont vous me parlez, ait percé jusqu'à vous; elle occupe aujourd'hui l'intérêt & la curiosité de toute la province qu'elle habite; vous ne pouviez mieux vous adresser qu'à moi pour en savoir tout le détail. “J'ai été à même de voir plusieurs fois cette malheureuse abandonnée; d'abord elle m'inspira de la pitié, je la regardois comme un être dont le dérangement de la raison rendoit l'existence malheureuse: elle intéressoit par son air noble, par ses traits, qui portent le caractère de la beauté & du désespoir, ensuite une certaine tranquillité mélancolique dans ses actions, un détachement d'elle-même, & une disposition à la bienfaisance, attachent véritablement. Il est impossible de la voir sans être touché: au travers de ses habillemens, qui annoncent la pauvreté, elle inspire le respect, c'est ce qu'éprouvent tous ceux qui l'approchent, même les paysans les plus grossiers. Ce n'est que long-temps après son retour dans le hangard, qu'on a pu découvrir son nom; jamais elle n'a voulu le dire: aux questions qu'on lui faisoit là-dessus, elle répondoit en levant les épaules, & en baissant les yeux. Moi-même j'ai tâché plusieurs fois de le découvrir. On imagina de prononcer près d'elle plusieurs noms de baptême: deux fois elle tourna la tête à celui d'Antoinette; depuis on le lui a donné, & elle n'a jamais refusé de répondre lorsqu'on l'a appelée ainsi. On a remarqué ensuite qu'elle traçoit avec son bâton sur la poussière les lettres S. T.; aussitôt on prononça devant elle tous les noms & tous les diminutifs qui commençoient par ces lettres; elle n'y fit aucune attention. Enfin un jour elle écrivit tout au long le mot Stella. Quelqu'un qui l'observiot & qu'elle n'avoit pas apperçu, dit tout haut Stella, elle se retourna vivement, & s'enfuit en fondant en larmes, comme si elle eût éprouvé le plus violent chagrin; peu-à-peu on l'a appelée de ce nom, & elle s'y est accoutumée. L'histoire de cette pauvre femme s'étant s'étant répandue dans la province, & beaucoup de personnes faisant des perquisitions sur son compte, on a enfin découvert une cassete, que par toutes sortes de raisons on a jugé devoir lui appartenir. Cette cassette contenoit des lettres & des papiers qui paroissoient avoir de très-grands rapports avec cette femme, & les indices qu'on a suivis ont prouvé qu'ils lui appartenoient, & qu'ils contenoient la plus grande partie de son histoire. Le commencement de ce que vous lirez est écrit en mauvais anglois & en mauvais françois, & paroissoit être l'exercice de quelqu'un qui apprend ces deux langues. Comme il se rapporte parfaitement avec ces lettres, il a été facile de voir que c'étoit son histoire écrite par elle-même. Avec ces lettres & quelques autres notes, on a pu en suivre le fil jusqu'à ce jour; on n'a point voulu mettre sa sensibilité à l'épreuve, en cherchant à tout vérifier avec elle, & en lui parlant de ce qu'on a découvert; une trop vive émotion qui tendroit à la contrarier, à la mortifier, pourroit achever d'altérer sa raison; on a préféré de prendre à son insçu des mesures pour faire connoître son état à sa famille, pour la rendre s'il est possible à son pays & à sa première demeure. Dans ce moment on attend des réponses; je vous communiquerai ce que j'apprendrai encore de la suite de cette histoire; en attendant soyez persuadé de l'authenticité de celle que je vous envoie. Miss Allfort suivit à C*, comme dame d'honneur, la princesse qui épousa le prince héréditaire. Sans être belle, Miss Allfort avoit une physionomie très - agréable, & surtout cet air noble & intéressant qui attache; elle inspira une passion très-forte au Comte de Valdbusch qui étoit chambellan à la même cour. Avec une ame sensible & l'esprit d'un philosophe, il savoit se soumettre à la discipline, à l'étiquette, à la soumission qu'exigeoient son emploi; il étoit persuadé que dans tous les états de la vie, les hommes peuvent trouver de quoi exercer leur humanité & leur raison, & il ne lui en falloit pas davantage pour être content de son sort. Il ne résista point aux impressions que firent sur lui les agrémens & le caractère de Miss Allfort; il l'aima de bonne foi, & ce ne fut pas sans retour. „Le service des cours Allemandes est si absolu, si méthodique, qu'un homme dans son emploi est une espèce de machine dénuée de sentimens; on ne voit que la charge & la décoration; hors de là, l'homme est nul, & on ne l'apperçoit pas; ces deux personnes qui s'aimoient, surent profiter de ces circonstances; à la cour & pendant leur service c'étoient deux êtres indifférens & presqu'étrangers l'un à l'autre, entièrement occupés de leurs emplois dont l'ennui ne contribuoit pas peu à leur donner l'air froid & indifférent, les heures de liberté en étoient d'autant plus douces, & ces momens, quoique bien rares & bien courts, étoient donnés à l'expression du sentiment; ils s'aimèrent & se connurent assez pour croire qu'ils seroient heureux en s'unissant, mais leur état & leur fortune dépendoient de leurs places, & le mariage y étoit absolument contraire; se marier, quitter la cour, être sans ressource, étoit à-peu-près la même chose. Ils arrangèrent un mariage clandestin pendant une absence du prince, qui faisoit souvent des voyages; ils se rendirent en secret à Francfort, ils y firent bénir leur mariage, & retournèrent à la cour chacun de son côté sans que le secret fut éventé. Ils vécurent plusieurs mois dans ce mystère, dont la douceur n'échappera pas à ceux qui ont su aimer & le cacher. Malheureusement Miss Allfort avoit plu au prince, il l'avoit remarquée lorsqu'elle vint à sa cour, il l'avoit mise au nombre des femmes dont il vouloit s'occuper une fois, & qu'il vouloit avoir un jour. Les fêtes, les promenades, les chasses furent arrangées de manière à procurer des rencontres, des facilités de parler & de s'expliquer; c'étoit tous les jours quel-que nouveau présent qui faisoit sentir la magnificence & la délicatesse des fentimens; l'or n'y étoit point épargné. La situation de Madame de Valdbusch lui donnoit un air timide & embarrassé que le prince ne manqua pas d'expliquer comme l'effet des sentimens qu'il devoit inspirer; il entra un jour chez elle dans un moment où elle étoit seule, ses yeux annonçoient sa tendresse & ses intentions; il commençoit à les expliquer lorsque Madame de Valdbusch tomba à ses pieds & lui avoua son mariage. Il est dangereux de contrarier le tempéramment d'un souverain; le prince passa de la tendresse à la plus violente coère, il avoit commencé en françois, il s'exhala en allemand; il signifia bientot à la Comtesse & au Chambellan de quitter la cour, tous leurs emplois leur furent ôtés; par grâce on laissa une petite pension au Comte. Il avoit une sœur qui vivoit seule à Minden, ils se retirèrent d'abord chez elle; leur fortune étant réduite à très-peu de chose, ils prirent le parti d'aller vivre dans une campagne, ou plutôt une métairie, que M. de Valdbusch possédoit à quelques lieues de Marbourg: ils s'y établirent en philosophes, & ils y vécurent en gens heureux, mais ce fut pendant trop peu de temps. La Comtesse mit au monde une fille qui lui coûta la vie; elle avoit demandé que sa fille fut appelée Stella, le Comte se nommoit Antoine, l'enfant porta les noms d'Antoinette Stella. Le Comte de Valdbusch accablé de ses malheurs forma le projet de passer sa vie dans sa campagne, d'y vivre presqu'en paysan, & de se vouer à l'éducation de sa fille; l'inquiétude humaine ne le permit pas; la guerre de 1756 le réveilla, il ne put consentir à rester tranquille dans sa chaumière lorsque toute l'Allemagne alloit être en feu; il résolut d'aller offrir ses services au Roi de Prusse, & il chercha à placer sa fille de manière à être tranquille sur elle. Dans le village de Biereg, à trois quarts de lieues de sa campagne, il y avoit un ministre qu'il avoit eu occasion de connoître, c'étoit un honnête ecclésiastique qui avoit une femme & point d'enfans; ils réunissoient l'un & l'autre toutes les vertus de leur état, excepté celle de vivre en paix ensemble; ils étoient bons, humains, charitables, ils étoient aimés, respectés de leurs paroissiens, mais dès qu'ils étoient seuls & vis-à-vis l'un de l'autre, c'étoient des disputes continuelles, qui quelquefois devenoient très-vives; une autre particularité du ministre, c'est qu'il étoit extrêmement attaché à l'histoire de la Bible, il y cherchoit des exemples de tout ce qui lui arrivoit, il y appliquoit de même tous les événemens dont il entendoit parler; lorsqu'il étoit grondé & contrarié par sa femme, il se consoloit en trouvant que les patriarches l'avoient été aussi. Autrefois il avoit eu avec raison quelques mouvemens de jalousie, la lecture des prophêtes l'avoit toujours appaisé, il ne lisoit jamais l'histoire d'Abraham qu'il ne proposât à sa chère moitié de prendre une servante, mais le bénéfice ne comportoit pas cette dépense: ce qui ramenoit la paix jusqu'à un certain point, c'est que le ministre étoit un peu gourmand, & que Madame la ministre faisoit assez bien la cuisine; les repas se passoient presque toujours en bonne intelligence, surtout lorsqu'ils étoient bons & abondans, ce qui arrivoit souvent; comme on l'a dit, tous deux étoient dans le fond de bonnes gens, le cœur étoit bon, c'étoit l'esprit qui étoit difficile & contrariant, c'étoit peut-être bien plus l'effet du mariage & de la solitude domestique que du caractère. Le Comte, qui ne les connoissoit que par leurs qualités respectables, crut qu'il ne pouvoit mieux faire que de leur confier l'objet de sa tendresse; il leur proposa de recevoir chez eux sa fille avec sa nourrice, qui devoit lui rester toujours attachée, le ministre consulta la Bible, mais sa femme accepta la proposition avant qu'il eut trouvé de quoi se décider; ils promirent de soigner l'enfant & de le traiter comme s'ils en étoient les père & mère; le Comte assigna une pension qui assura encore leur attachement; il leur remit aussi une cassette qui contenoit tous les papiers qui pouvoient être utiles à sa fille, il l'auroit recommandée à sa sœur, mais elle étoit allée à Paris avec Madame la princesse de Soubise; le Comte lui écrivit pour lui communiquer son dessein & les arrangemens qu'il avoit pris pour sa fille; enfin il remit toute la fortune qu'il pouvoit avoir, qui étoit environ quinze mille florins, à un banquier de Francfort. Il partit ensuite pour aller demander au Roi de Prusse du service dans son armée; il en fut très - bien reçu, il devint major dans un Régiment de Hussards & il entra bientôt en campagne. A la bataille de Lovositz, qui se donna cette année, il fut blessé mortellement: avant de mourir, il écrivit au ministre de Biereg pour lui recommander sa fille, & pour lui dire que son testamment étoit dans la cassette qu'il lui avoit remise, qu'il l'établissoit Tuteur avec un magistrat de Marbourg qu'il nomma; il prioit le ministre & sa femme de garder sa fille jusqu'à ce que sa sœur pût en prendre soin. Stella passa les douze premières années de sa vie comme son père l'avoit prescrit; son esprit, son caractère se développoient tous les jours de la manière la plus avantageuse; le ministre & sa femme admiroient & chérissoient cette enfant; elle étoit souvent l'objet de quelques disputes, mais par ses caresses elle savoit les appaiser, ses premiers momens faisoient déjà le bonheur des autres. Sa figure étoit charmante, c'étoit les plus beaux yeux bleux, le plus beau teint, les plus belles couleurs; elle tenoit de sa mère l'air noble & froid qui caractérise les angloises; son regard avoit quelque chose de si doux qu'il attachoit & intéressoit toujours à elle. Mademoiselle de Valdbusch sa tante revint en Allemagne avec Mde. de Soubise, mais ne pouvant rester auprès de cette princesse, elle alla à Minden reprendrel'établissementqu'elle y avoit eu autrefois; sa fortune étoit très-bornée; elle étoit même pauvre: cependant elle prit bien vîte la résolution d'avoir sa nièce auprès d'elle, de l'élever comme sa fille, d'employer à son éducation toutes les connoissances qu'elle avoit acquises à Paris; à l'esprit qu'elle avoit naturellement, elle joignoit les talens agréables, elle possédoit le dessin, la musique & plusieurs langues, & elle se fit un plaisir de les enseigner à sa jeune pupille; la figure charmante de Stella l'y encourageoit, & son caractère y répondit parfaitement. Elles passèrent huit ans ensemble dans la relation d'une tante & d'une nièce qui sont unies par la sympathie du cœur & de l'esprit. Stella avoit les dispositions les plus heureuses pour tous les talens, de la mémoire, une voix charmante, des grâces, du goût & un naturel excellent. Mlle. de Valdbusch étoit récompensée de ses soins par ses succès, elle n'avoit formé aucune liaison de société au-dehors de sa maison; elles vivoient presque seules, & leurs connoissances étoient fort peu nombreuses. Une affaire d'intérêt qui survint à Mlle. de Valdbusch la fit connoître au baron de Lisfeld, Burgrave de Minden, & établit entr'eux quelque relation d'amitié. Ce Burgrave avoit un fils d'une très-jolie figure, & d'un caractère intéressant. Il avoit eu occasion de voir quelquefois Stella, & il prit pour elle la passion la plus vive; elle n'y fut pas insensible; Mlle. de Valdbusch s'en apperçut bientôt; elle en parla à sa nièce comme une amie; elle lui fit voir tous les inconvéniens qu'il y avoit à suivre trop facilement les mouvemens de son cœur, & lui représenta que, surtout dans cette occasion, il falsoit les réprimer tout - àfait. Le jeune Lisfeld étoit à-peu-près sans fortune, & Stella n'en avot point du tout: la famille du baron avoit beaucoup d'ambition, & son père eut bientôt remarqué l'attachement de son fils pour la jeune Valdbusch; il lui fit d'abord défendre de la voir, & surtout de penser à elle. Stella & Lisfeld se virent cependant peu il est vrai, mais ils s'aimèrent beaucoup; leurs sentimens eurent toute la vivacité, toute la force des premières passions. Stella confioit tout à sa tante, elle lui montroit le fond de son cœur avec cette candeur qui étoit la première qualité de son caractère, & qui est bien rare à son âge: elle se reposoit sur les directions qu'on lui donnoit, & elle les suivoit avec exactitude. Malheureusement Mlle. de Valdbusch fut attaquée d'une maladie qui la mit au tombeau au bout de quelque temps: le désespoir de perdre sa tante ne permit pas à Stella de voir dans les premiers momens tout ce que sa situation avoit de fâcheux. Seule, isolée, à vingt ans, sans relations, sans fortune, & le cœur occupé d'une passion que la raison combattoit. „Il y a des momens où l'ame prête à succomber sous le poids de ses maux & de ses craintes, cherche un point d'appui, & lorsque le cœur le lui montre, elle est bien portée à s'y livrer. Stella sut y résister cependant; elle aimoit, mais elle soumit son penpenchant à la vertu & à la raison. Lisfeld, dont les sentimens n'avoient point changé malgré l'ordre de son père, toujours plus passionné de Stella, avoit su s'insinuer auprès de sa tante, & gagner son amitié. Il la vit une fois pendant sa maladie, il prit cette occasion pour lui jurer qu'il aimeroit toujours sa nièce, qu'il employerolt tous les moyens possibles pour unit son sort au sien; il fit serment de n'aimer jamais qu'elle. Mlle. de Valdbusch, en lui faisant sentir l'impossibilité d'accomplir ses sermens, lui fit promettre de ne rien entreprendre contre la volonté de ses parens & contre le bonheur de sa nièce. Stella qui écoutoit, les larmes aux yeux, avoua qu'elle aimoit Lisfeld, mais elle promit de suivre toute sa vie les ordres & les directions de sa tante. Mlle. de Valdbusch mourut en recevant leurs sermens & leurs promesses. Pendant sa maladie elle avoit pensé à faire entrer sa nièce dans un chapitre de Chanoinesses; elle avoit même fait des dispositions & des démarches dans cette intention; mais la mort ne lui avoit pas donné le temps de réussir, & son testament, en déclarant Stella son héritière, n'avoit point pourvu à sa vie future. „Lisfeld ne pouvoit supporter la triste situation où se trouvoit Stella; il vouloit la changer à tout prix; il vouloit remplir ses sermens, malgré tous les obstacles. Stella s'y opposa; elle lui défendit d'abord par lettres de chercher à la voir, ensuite elle le vit une fois pour lui dire qu'il falloit absolument renoncer l'un à l'autre, & ne plus se voir du tout. Elle lui annonça qu'elle alloit vivre à la campagne avec son tuteur, dans une retraite convenable à sa fortune. Elle insista sur sa volonté avec tant de fer meté, que Lisfeld fut obligé de se sou mettre & de se retirer sans obtenir aucune espérance, mais avec la certitude d'être toujours aimé. Stella avoit pris le parti de suivre les dernières volontés de son père, & de retourner chez le ministre de Biereg; elle fit pour cela tous les arrangemens nécessaires; elle écrivit au Burgrave pour lui demander sa protection dans les mesures qu'elle avoit à prendre pour la petite succession de sa tante. Le Burgrave enchanté qu'elle voulût quitter Minden, & s'éloigner, lui en facilita tous les moyens. Au bout de très - peu de temps Stella se trouva établie dans sa première demeure. Le ministre & sa femme furent enchantés de revoir leur pupille au milieu d'eux. Ce plaisir rendit d'abord les disputes plus vives: l'humeur des bonnes gens avoit augmenté avec l'âge. Ce qui autrefois ne faisoit que peu de peine à Stella, lui donnoit aujourd'hui beaucoup d'ennui, & lui faisoit penser plus vivement peut-être à ce qu'elle avoit laissé à Minden. Son caractère angélique savoit tout supporter avec douceur; dans les défauts de ceux avec qui elle vivoit, elle ne voyoit que des occasions d'exercer sa patience & ses vertus; elle se voua surtout à l'économie. Le peu de fortune que son père lui avoit laissée avoit encore diminué par plusieurs circonstances fâcheuses: il n'y avoit plus que dix mille florins chez le banquier de Francfort. La petite campagne qu'elle avoit auprès de Biereg avoit été négligée & presqu'abandonnée. Elle forma le projet d'y fixer ses jours lorsqu'elle auroit atteint sa majorité, elle engagea le ministre à écrire à son autre tuteur de Marbourg, afin que l'on travaillât d'abord à réparer la maison, & à rétablir tout ce qu'on avoit laissé dépérir. Elle recevoit souvent des lettres de Lisfeld; elle y répondoit peu, & c'étoit toujours pour l'exhorter à renoncer à toute espérance. Il vint à Biereg, elle refusa de le voir; il se soumit avec résignation: il laissa un billet dans lequel il lui juroit que quoiqu'elle fît, il ne cesseroit jamais de l'aimer. Stella, touchée de sa soumission, lui répondit qu'elle l'aimoit & l'aimeroit toujours, mais qu'il étoit inutile qu'il formât aucun projet d'être jamais l'un à l'autre. Jamais, lui disoit-elle, mes sentimens pour vous ne causeront de chagrins à ceux qui vous appartiennent. Lisfeld revint quelques jours après: cette fois il obtint la permission de voir Stella en présence du ministre & de sa femme, mais eux, craignan t le Burgave, dirent qu'ils ne vouloient plus recevoir son fils. Stella en fit une raison de plus pour faire cesser des visites qui pouvoient être funestes à tant de personnes. Ils passèrent ainsi deux ans, s'écrivant beaucoup, se voyant fort peu, & s'aimant toujours avec la même constance. Lisfeld, désespéré de ne voir aucun changement dans son sort, pressé par son père d'épouser une riche héritière, & animé par l'envie de se distinguer, résolut de servir dans les troupes que le prince de Hesse donnoit à l'Angleterre pour faire la guerre en Amérique, son père ne put s'y opposer; presque tous ses amis y avoient recherché de l'emploi avec empressement. Il en demanda, & ne fit part de sa résolution à Stella que lorsqu'il en eut obtenu; elle fondit en larmes en l'apprenant, mais elle ne chercha point à l'en détourner, elle laissa voir même qu'elle approuvoit l'ambition qu'il avoit de se distinguer & de courir la même carrière que ses compatriotes, qui alloient si loin faire la guerre & servir leur maître. Il travailla aux apprêts de son départ, & se hâta de paroître aux yeux de Stella dans son nouvel uniforme. Stella ne le vit qu'avec la plus vive émotion: aller en Amérique, affronter autant de dangers, étoit une idée cruelle, & qui dès le premier moment l'avoit mise au désespoir. Elle n'y pensoit point sans frémir, & elle en tomba malade. Elle sut cependant cacher à Lisfeld tout ce qu'elle souffroit, & lorsqu'il vint pour la dernière fois, elle s'arma de tout le courage que lui donnoit la gloire de son amant: sans affoiblir son ame par des regrets trop tendres, elle soutint les derniers adieux avec une fermeté qui étoit faite pour lui en donner. Le ministre & sa femme avoient toujours été présens à leurs entretiens; ils le furent encore dans ces derniers momens. Lisfeld, dans les transports de sa tendresse, prit une bible qui étoit toujours dans la chambre; il l'ouvrit, se mit à genoux devant Stella, posa sa main sur la bible, & jura qu'il ne seroit jamais qu'à elle, qu'il se lioit à elle pour toujours. Il prit ensuite la main de Stella, la mit aussi sur la bible, & la supplia d'approuver & de recevoir ses sermens; elle dit: oui, Lisfeld, je ne serai jamais qu'à vous, je ne cesserai jamais de vous aimer; mais soyez à une autre si vous pouvez être plus heureux. Lisfeld pria le ministre de bénir leurs sermens; le ministre, frappé par la présence de la bible, fit une prière & des vœux pour qu'ils pussent un jour accomplir leur mariage. Lisfeld serra la main de Stella, la baigna de larmes, & s'en alla dans un silence qui marquoit l'état de son ame. „Stella fut long-temps malade après le départ de Lisfeld; elle reçut très-souvent des lettres; toutes lui apprenoient qu'elle étoit toujours aimée, & que le voyage étoit heureux. Le débarquement s'étoit fait heureusement à New-Yorck. Après la bataille de Trenton, Lisfeld lui apprit que le colonel Donop avoit été tué, que lui avoit reçu une blessure au visage. „Hélas, disoit-il, peut-être ne me re“connoîtrezvous pas? Les fatigues “de la guerre & les blessures m'auront “changé; & vous, adorable Stella, ne “le serez-vous point? Une absence de “deux ans, peut-être, ne sera-t-elle “pas funeste à mon sort: si je ne dois “pas le craindre de votre cœur, puis-je “l'attendre de votre situation? Pouvez“vous la soutenir & la conserver pen“dant une aussi longue séparation? Di“tesmoi ce que je dois attendre, & “que vos sentimens décident si je dois “chercher la mort, ou avoir l'espé“rance de mettre à mon retour mon “sort & ma vie à vos pieds. Rien ne “pourra m'empêcher d'être à vous; je “l'ai juré, & je le jure encore.“ „Stella versa des pleurs sur cette lettre, elle jura aussi de n'être jamais qu'à Lisfeld. Et ne suis-je pas à lui, s'écriatelle? nous avons juré sur les livres sacrés d'être l'un à l'autre, un ministre des autels en a été le témoin; il a béni notre union; je suis la femme de Lisfeld, il est mon époux: & ne suis-je pas la cause des dangers qu'il court, & de ce qu'il expose sa vie? Et déjà j'aurois le droit de le suivre. -- Son imagination animée de ce sentiment, la transportoit au-delà des mers; elle suivoit suivoit son amant au travers des périls & des déserts; elle soignoit ses blessures, elle partageoit ses peines. Dans l'impuissance de suivre les mouvemens de son cœur, elle juroit d'attendre Lisfeld dans la solitude, de vivre dans une retraite absolue, & de consacrer ses jours & ses momeus à penser à lui, & à s'occuper de son retour & du bonheur qui devoit le suivre. Elle écrivit une lettre où elle ne disoit pas tout ce qu'elle pensoit; mais assez cependant pour assurer Lisfeld d'une constance dont son ame tendre & généreuse étoit capable, cette lettre ne parvint point, & depuis cette dernière de Lisfeld, elle n'en reçut plus; elle ignora même qu'il eût joint l'armée du général Burgoyne; les nouvelles, qu'elle cherchoit avec avidité dans les papiers publics, ne lui apprirent rien. Stella suivit le projet qu'elle avoit formé; dès qu'elle eut vingt - cinq ans elle s'arrangea avec ses tuteurs, & elle alla s'établir dans sa campagne; elle l'avoit fait réparer dans ce dessein, & elle la trouva prête à la recevoir. Elle étoit heureuse de suivre son goût & de pouvoir attendre le retour de Lisfeld dans cette demeure solitaire; elle n'étoit environnée que de quelques habitations de paysans, & la situation en étoit charmante; elle étoit éloignée de la grande route, & un seul chemin y conduisoit; devant la maison se trouvoit une assez grande cour rustique, plantée de quatre ou cinq arbres antiques qui l'ombrageoient presqu'entièrement. La maison étoit petite, & consistoit en deux étages, qui formoient deux petits logemens; la grange & les écuries étoient attenantes derrière: au-delà il y avoit un petit jardin & ensuite un très-grand verger, planté irrégulièrement de beaux arbres fruitiers de toute espèce: au bord du verger passoit un ruisseau sur lequel il y avoit un petit pont qui conduisoit à un bois taillis, dans lequel on trouvoit des chemins & point d'allées droites. Stella mit dans cette habitation tout l'ordre & l'arrangement qu'il falloit pour la rendre parfaitement agréable. Elle avoit d'abord placé dans la maison une famille de paysans qu'elle avoit choisie comme il lui convenoit, & qui étoit composée du père, de la mère & de deux jeunes filles: des vaches, des chèvres fournissoient toujours du laitage, & paissoient toute l'année dans le verger, dont on ne fauchoit jamais l'herbe. Le paysan, qui s'appeloit Peter, cultivoit le jardin, soignoit le verger & le bois; il alloit chercher les provisions au village voisin, & pourvoyoit à tout: l'aînée des filles servoit Stella; la cadette aidoit sa mère dans la cuisine, & gardoit le petit troupeau. L'appartement de Stella étoit arrangé avec simplicité & avec goût; elle y avoit rassemblé tout ce qui lui étoit nécessaire pour s'occuper & pour cultiver ses talens, des livres, des instrumens de musique, des modèles pour le dessin. Elle étoit contente de son établissement, & ses désirs n'alloient au-delà de son ruisseau que pour aller en Amérique. Le souvenir de Lisfeld, l'idée de faire un jour son bonheur, rendoit tout intéressant pour elle: la famille qui vivoit auprès d'elle lui tenoit lieu de ses amis, de ses connoissances. Une rente d'environ quatre cent florins étoit suffisante pour l'entretien de tous, c'étoit toute sa fortune, elle savoit y trouver le bien-être de ses domestiques, & son caractère en faisoit le bonheur. Lisfeld étoit associé à tous ses plans, partout elle avoit marqué sa place, toutes ses espérances étoient de le voir revenir, & de jouir ensemble de cette demeure simple & paisible; mais elle ne recevoit plus de lettres depuis long - temps; la longueur du trajet lui faisoit croire qu'elles n'arrivoient point, & ce chagrin troubloit la vie de Stella; on avoit cependant assez souvent des nouvelles des troupes Hessoises; on faisoit répandre dans le pays celles que l'on recevoit: le ministre de Biereg étoit attentif à s'en informer, & à les apprendre à Stella. Ainsi elle sut que Lisfeld s'étoit distingué, qu'il avoit été avancé, qu'il avoit été fait Major, & que le quartier d'hiver étoit à Philadelphie. Stella passoit sa vie tranquillement, & dans une retraite & une uniformité qui n'étoit point l'ennui. „Cependant, à la seconde camprgn: les nouvelles furent plus rares, elleslui parvenoient plus difficilement, elle ne recevoit plus de lettres. La troisième année, l'inquiétude de Stella fut à son comble: elle employa souvent le ministre de Biereg, pour apprendre & découvrir quelque chose sur Lisfeld; elle l'envoya même à Cassel pour prendre des informations auprès des ministres du prince. Tout ce que l'on put savoir, c'est que le major étoit à New-Yorck, & qu'il devoit y rester long-temps. Stella étoit malheureuse avec tout ce qu'elle avoit arrangé pour ne l'être pas: son malheur venoit de l'Amérique, ou plutôt de son cœur, qui alloit y chercher l'objet de ses vœux. Sa vie étoit tranquille, & son ame étoit tourmentée; les maux de l'absence empoisonnoient toutes les jouissances du moment. Un jour elle se promenoit tristement dans son verger, elle apperçut dans le chemin un homme qui avoit de la peine à marcher, il se soutenoit sur un bâton, & il paroissoit estropié; il étoit couvert d'un mauvais uniforme en lambeaux; elle s'approche de la haie pour le voir, & par compassion elle lui demande d'où il vient; avant sa réponse elle le presse de venir dans sa maison, elle voudroit franchir la haie pour lui aider à marcher; le soldat en la bénissant lui dit qu'il revient d'Amérique. A ce mot le cœur de Stella battit vivement, elle n'ose parler de Lisfeld, cependant elle prononce son nom, & le soldat lui dit qu'il avoit été blessé à la bataille de Trenton, que de-là il avoit été à l'armée du général Burgoyne, & qu'à l'affaire de Saratoga il avoit reçu un coup de feu qui lui avoit percé la poitrine, que cependant il avoit rejoint les prisonniers à Boston, qu'il avoit été transporté à la ville, qu'il s'y étoit rétabli, & qu'il devoit bien-tôt repasser en Europe. Stella entendit à peine ces dernières phrases, son trouble étoit extrême, elle peut à peine se soutenir, c'est elle qui n'a plus la force de marcher; le soldat est effrayé, Peter & sa femme viennent au secours de leur maîtresse, le soldat les suit; lorsqu'elle fut arrivée à la maison, elle répéta sa question en tremblant; le soldat lui dit encore, qu'il avoit vu le major Lisfeld à-peu près rétabli de ses blessures, & que lui avoit été blessé à la retraite de Philadelphie. Stella fit toutes les questions que l'intérêt le plus vif & le plus tendre purent lui dicter; elle fit répéter au soldat qu'il avoit vu de ses propres yeux le major Lisfeld. Il ne put pas bien rendre raison de la blessure; mais il assura qu'il devoit repasser en Europe vers la fin de l'au omne, avec beaucoup d'autres blessés prisonniers. Elle vouloit le retenir chez elle pour le questionner encore. Il étoit pressé de rejoindre sa famille. Elle ne le laissa aller qu'après lui avoir fait toutes les amitiés, toutes les caresses & tout le bien qui étoit en son pouvoi. Lisfeld blessé, malade en Amérique, étoit une idée déchirante qu'elle ne pouvoit soutenir. L'inquiétude & le désespoir étoient à leur comble ? elle se le représentoit enlevé, & dévoré par les sauvages; les nuits ne se passèrent plus que dans les larmes: elle fit venir le ministre, elle le conjura d'aller à Minden; de s'informer de la famille de Lisfeld de ce qu'on savoit de lui: le bon pasteur rapporta que le Burgrave étoit mort il y avoit quelques mois, & que l'on étoit en peine de son fils. Il confirma la nouvelle du malheur qui lui étoit arrivé, & on disoit aussi qu'on l'attendoit à la fin de l'année. Stella voulut avoir des détails plus positifs encore: elle engagea le ministre à aller une seconde fois à Cassel, & à s'informer exactement au bureau de la guerre, de tout ce qui concernoit Lisseld, de son état, de son retour, du temps, du lieu, du moment du débarquement.Il en revint avec la confirmation de ce que l'on savoit déjà; la blessure étoit un coup de feu au travers de la poitrine, qui l'avoit mis hors de service, & pour le rétablissement duquel il étoit envoyé en Europe. Il devoit y avoir un convoi de blessés & de prisonniers; qui partiroit de NewYorck au commencement d'Octobre, & qui arriveroit vers la fin de Novembre à Portsmouth. Stella, dont les angoisses & les craintes sur le sort de son amant l'empêchoient d'attendre tranquillement chez elle le retour de Lisfeld, auroit voulu voler en Amérique; elle se le représentoit surtout arrivant en Angleterre, blessé, malade, mourant peut-être du voyage, & ne trouvant aucun secours, ni personne qui s'intéressât à lui, & qui lui donnât les soins qui lui étoient nécessaires: elle le voyoit confondu avec tous les malades, avec tous les blessés; elle ne put soutenir cette idée. Elle prit le parti d'aller à Portsmouth attendre l'arrivée des vaisseaux qui devoient ramener le convoi; elle vouloit le recevoir dans ses bras; elle s'en faisoit même un devoir; ils avoient juré à la face du ciel d'être l'un à l'autre, de réunir leur sort & de partager les biens & les maux de la vie, & son ame étoit satisfaite de commencer par les maux; elle ne peut consentir à attendre avec tranquillité que l'on vienne lui apprendre la mort ou le rétablissement de Lisfeld; elle avoit dit souvent, il est mon époux. Elle se le persuada dans ce moment; son cœur, sa vertu, sa religion s'accordoient pour lui faire prendre une résolution conforme à cette idée. Stella étoit une de ces femmes qui veulent vivement ce qu'elles ont décidé, & qui, avec un sentiment profond, savent travailler avec courage & habileté aux moyens de le satisfaire. Dès que sa volonté eut résolu d'aller à Portsmouth, elle ne s'occupa plus que des arrangemens nécessaires pour s'y rendre, elle voulut y être avant le milieu de Novembre, pour ne pas manquer le moment de l'arrivée; elle écrivit d'abord au banquier de Francfort pour réaliser les fonds qu'elle avoit chez lui, & lui enjoignit de lui en envoyer tout de suite le montant en lettres-de-change sur Londres. Peter fut choisi pour faire le voyage avec elle, & pour l'accompagner comme son parent de confiance. Il fut habillé en bon paysan, & il ne devoit pas la quitter. Elle fit ses habits de voyage en conséquence; un chapeau rabattu sur les yeux cachoit sa physionomie & achevoit de la déguiser; & elle évita tout ce qui pouvoit la faire remarquer. Elle proposa au ministre de l'accompagner jusqu'à Hambourg: il accepta la proposition avec empressement, en se rappelant qu'un serviteur d'Araham avoit conduit Rebecca à Isaac: il dit même qu'il sauroit s'embarquer comme Jonas, & il comptoit bien donner à Stella une preuve de son attachement & de son courage. „Stella remit le soin de sa campagne à la femme de Peter, elle prit avec elle une cassette où étoient les lettres de Lisfeld, & d'autres papiers qui pouvoient lui être utiles, & ils partirent tous trois pour Hambourg. „Peter en brave domestique avoit soin de sa maîtresse & de l'équipage sans trop s'embarrasser où il alloit; le ministre pensoit quelquefois qu'à Hambourg le bœuf salé étoit fort bon, & se plaignoit souvent des mauvais gîtes. Stella seule mouroit d'inquiétude & d'impatience dans une voiture qui alloit trop lentement. Arrivée à Hambourg, elle vole au port pour s'informer d'un vaisseau qui aille en Angleterre; elle est assez heureuse pour en trouver un qui doit partir le lendemain, elle arrange son passage, elle retient une place pour elle, & pour Peter qui ne doit pas la quitter, elle craint seulement que les vents ne soient trop foibles: le ministre par zèle pour sa pupille voulut aussi s'embarquer, mais il fut si horriblement tourmenté du mal de mer, qu'il crut que les démons s'emparoient de lui; il fallut le renvoyer à terre dans la chaloupe. „Stella retirée dans un coin avec Peter, se cachoit à tout l'équipage, & sut échapper aux regards & à la curiosité des autres passagers. Dans ce que la mer lui faisoit souffrir, elle ne pensoit qu'à ce que devoit endurer Lisfeld mourant & faisant un si long voyage; dans les momens où elle avoit plus de force, elle cherchoit à parler anglois, à se rappeler ce qu'elle en avoit appris avec sa tante; elle s'étoit particulièrement appliquée à cette langue, parce que sa mère étoit angloise. Le passage fut assez heureux, le vaisseau arriva le septième jour à Harwich, de-là elle fut en poste à Londres, elle se logea dans une maison bourgeoise, & prit des informations sur les troupes Allemandes qui alloient & qui revenoient d'Amérique; on lui indiqua un commissionnaire qui étoit particulièrement chargé de leurs affaires; elle apprit chez lui qu'en effet le major Lisfeld revenoit en Europe, que même il devoit être déjà embarqué, & qu'il arriveroit à Portsmouth vers la fin de Novembre. C'étoit son seul objet, elle ne pensa à aucun autre, & elle se pressa d'aller attendre Lisfeld au port. Elle s'établit dans une maison qui avoit la vue sur la mer, & qui n'étoit habitée que par des femmes; son occupation continuelle étoit de porter les yeux sur les vagues, de parler à tous les matelots, de s'informer de tout ce qui regardoit la traversée de l'Amérique en Europe. „Dès le matin elle alloit avec Peter sur le rivage, elle ne le quittoit que pour y revenir encore; au milieu de son inquiétude & de son impatience, elle éprouva un grand malheur; Peter, le brave Peter qui étoit son gardien, tomba malade, elle eut la douleur de le voir expirer; elle le pleura amèrement, & elle alloit le pleurer au bruit des ondes. „Enfin on signale plusieurs bâtimens, on crie que c'est le convoi qui vient d'Amérique, le peuple court pour le voir arriver; Stella brûle d'impatience, les vaisseaux ne peuvent entrer ce jour-là; il faut attendre la marée du lendemain. Le soleil étoit loin de son lever, & Stella étoit déjà depuis long-temps sur le port; cependant les vaisseaux abordent, le débarquement commence, ceux qui ont conservé leurs forces & leur santé descendent avec joie, ils courent & se répandent dans la ville; Stella dévore des yeux tous ceux qui passent, elle ne reconnoît personne, quelquefois elle croit que le climat, la guerre, la mer peuvent avoir changé les traits, elle les a peut-être même oubliés, elle tâche de les retrouver dans ceux qui paroissent arriver avec le plus de plaisir, mais tout lui échappe, personne ne prend garde à elle, & ne la reconnoît; ensuite viennent les malades, les blessés, les uns pouvant à peine marcher, les autres soutenus par des matelots & allant d'un pas foible & chancelant; son cœur s'émeut à ce spectacle, elle voit bientôt les blessés que l'on porte; elle va chercher leurs traits au travers des bras de ceux qui les conduisent, elle ne reconnoît rien, quelquefois elle tremble de reconnoître. „Voilà un blessé qui est porté par plus de gens que les autres; on s'empresse autour de lui, on entend dire que c'est un officier major, elle s'approche avec émotion, elle voit des yeux mourans, presque fermés, la pâleur de la mort, une maigreur, un abattement qui font croire que c'est un mort plutôt qu'un mourant; elle veut prononcer en s'approchant le nom de Lisfeld, il expire sur ses lèvres; elle veut dire celui de Stella, elle tombe évanouie; des femmes la secourent; son air noble & distingué, que l'on apperçoit au travers de son habillement de voyage, frappe ceux qui la voyent, elle inspire l'intérêt à ceux qui sont autour d'elle. „Elle revient bientôt de son évanouissement, & elle s'arrache des bras de ceux qui l'ont secourue, pour voler auprès de Lisfeld; il étoit déjà dans une maison. Stella réfléchit qu'il étoit peut-être dangereux de se montrer à lui dans l'état de foiblesse où il est, elle n'ose approcher, elle n'entre point dans sa chambre, elle reste à la porte, elle le dévore des yeux, & ses larmes l'empêchent de voir distinctement; elle entend dire au médecin qu'il n'y a point de danger, que son état n'est que la suite des blessures & des fatigues du voyage, qu'il faut du repos, de la tranquillité; elle s'applaudit de ne s'être point fait connoître, mais elle pourvoit à tout dans la maison où il loge, elle donne de l'argent à tous ceux qui le servent, elle veille à sa nourriture, & elle ne retourne dans son logement que pour chercher un repos qu'elle ne trouve pas loin de Lisfeld; le lendemain elle retourne & continue ses soins sans se faire connoître; on ne peut comprendre ce que c'est que cette femme qui fait tant de choses pour un homme dont elle n'ose pas approcher. L'équipage & même le jeu avoient entraîné Lisfeld dans des dépenses considérables & l'avoient forcé de faire des dettes qu'il n'avoit pu acquitter avant son embarquement pour l'Amérique, il avoit promis d'y satisfaire à son retour. Lorsque ses créanciers en furent instruits aussi bien que de son rétablissement, ils se proposèrent de se faire payer, & de saisir au besoin les équipages. Stella sut bientôt leur dessein; elle craint qu'un tel chagrin n'augmente les maux de Lisfeld, & ne lui cause la mort; elle arrête les créanciers; elle leur remet ses lettres de change; elle engage tous ses effets; elle répond de tout, heureuse de lui sauver ces peines. „Enfin, le sixième jour, elle entend dire au médecin que le malade est bien, qu'il a des forces, qu'il peut se lever: elle va chez elle, elle écrit ce billet, pour éviter une trop forte émotion. Stella, votre Stella est près de vous, “dans un moment vous la verrez; son “cœur ne vous a jamais quitté;“ elle suivit ce billet de près. Elle s'approche de Lisfeld, le cœur palpitant, & dans la plus vive émotion, elle ne peut parler, lui balbutie quelques mots; il pâlit, il rougit, ne sait qu'exprimer. Stella craint encore pour lui; elle approche, elle prend une de ses mains, & des larmes coulent de ses yeux, sans que ni l'un ni l'autre puisse proférer une seule parole. Dans ce moment on entend du bruit dans la maison; une femme s'annonce, en demandant le major Lisfeld, entre, s'approche de lui avec vivacité, se félicite de le revoir, l'embrasse, l'appelle son cher mari; ensuite elle tourne ses regards vers Stella, elle est étonnée de voir une femme dans cette attitude de familiarité avec son mari. Stella, saisie d'étonnement, consternée, ne sait ce qu'elle voit; cependant elle croit entendre que l'on dit avec mépris: c'est sans doute une de ces créatures ui s'attachent aux officiers & aux matelots qui reviennent, pour avoir leur argent: ensuite s'adressant à elle -même, on lui dit: ma chère, vous n'avez rien à faire ici; vous ferez bien de vous en aller, & on la conduit hors de la porte. Elle reste immobile, stupéfaite, pétrifiée; toutes ses facultés sont anéanties. L'hôtesse de la maison, qui avoit vu tout ce que Stella avoit fait pour Lisfeld, vient auprès d'elle, veut la consoler, & lui laisse cependant entrevoir ses soupçons: elle lui fait sentir qu'une honnête fille ne doit pas débaucher le mari d'une autre. L'horreur donne des forces à Stella, elle retourne chez elle, le tourment, l'effroi étoient dans son ame; sans vouloir rien comprendre, rien croire, elle s'agite, elle reste tout le jour sans boire ni manger, sans proférer une parole, & quand elle revient à elle, elle ne peut croire que Lisfeld l'ait laissée sans lui donner la moindre marque de souvenir; la nuit se passe dans les angoisses; le matin elle lui écrit: „Lisfeld est - il possible que “Stella ne soit plus rien pour vous? “dites-le moi positivement“. On lui rapporte pour réponse qu'ils sont partis dès le grand matin. L'hôtesse de Lisfeld vient de lui confirmer; elle lui apprend de plus qu'il est marié depuis un an à une veuve fort riche de New. Yorck; que le mari & la femme n'avoient pu faire le voyage sur le même vaisseau, parce qu'il y avoit trop de soldats, trop de malades sur celui où étoit Lisfeld, les femmes avoient été mises sur un autre vaisseau du convoi qui avoit été retardé dans sa marche. Les créanciers auxquels Stella avoit promis de payer, viennent aussi, ils s'emparent de tout ce qu'ils peuvent prendre, & ne lui laissent que sa cassette, où ils s'assurèrent bien qu'il ne restoit que des papiers inutiles pour eux. Des femmes, des voisines curieuses, se joignirent à ces hommes cruels, & pendant leur expédition, elle entend dire qu'il faudroit punir toutes ces créatures qui débauchent les maris. On lui dit bientôt qu'on ne veut plus la loger, qu'elle doit chercher une autre demeure, & aller en Amérique avec tant d'autres femmes qu'on y envoie. „Alors son esprit est frappé, elle donne des marques de désespoir & d'égarement, elle saisit la cassette, elle prend le premier chemin qu'elle trouve, elle marche, ou plutôt elle court pendant cinq heures de suite sans s'arrêter; enfin elle s'assied sur une pierre, elle pose la cassette. Elle se repose pendant une heure, la tête appuyée dans ses mains, sans changer d'attitude: au bout de ce temps elle se réveille comme en sursaut, & oubliant la cassette, elle marche encore deux heures: arrivant à la nuit devant une grange, elle se laisse tomber sur un peu de paille qu'il y avoit devant la porte; elle y reste comme morte, & y passe la nuit. Le matin elle reprit sa marche, & fit encore trois lieues de chemin. Enfin, excédée de fatigue & d'inanition, elle tomba sans force & sans mouvement. Les gens d'une maison voisine vinrent à son secours, & la voyant dans cet état de foiblesse & d'abbattement, ils crurent qu'elle alloit expirer. Cependant on la porte dans la maison, on lu; donne des secours; elle revint à elle, elle laissa faire avec abandon tout ce que la charité dictoit pour elle. Elle répondit quelques mots qui firent juger qu'elle étoit étrangère; son air noble & malheureux intéressoit en sa faveur: le mauvais état de ses habits, l'égarement de ses yeux, firent croire qu'elle étoit folle. Elle passa deux jours chez les bonnes gens qui l'avoient recueillie; de temps en temps elle se jetoit à genoux devant eux, sans proférer que des mots entrecoupés, dont ils ne pouvoient comprendre le sens, „Le matin du troisième jour, elle sortit de la maison & continua sa marche. Il y avoit dans tout ce qu'elle faisoit quelque chose de si noble & de si imposant, qu'on n'osoit y résister. D'ailleurs, dans ce pays on respecte si fort la liberté de chaque individu, que l'on ne gene personne; on est accoutumé à voir faire à chacun ce qu'il veut, la bisarrerie même n'y trouve ni critique ni opposition. On la laissa donc aller avec la même charité qu'on l'avoit recueillie; elle marcha deux heures de suite & elle entra dans un champ, elle s'approcha d'une espèce de hangard qui servoit à retirer les moissons dans le mauvais temps, & qui dans ce moment là étoit vide & abandonné; c'étoit quelques planches appuyées contre des arbres & soutenues par de mauvais pilliers; les parois étoient mal assemblées, mal clouées; il y avoit encore un peu de paille à terre, elle entra fous le couvert & s'assit sur un tronc d'arbre qui étoit couché auprès de la paroi; un moment après elle regarde ce bâtiment avec complaisance, elle l'examine avec attention, ensuite elle se retira dans un coin, & à moitié couchée par terre, elle y resta tranquille pendant plufieurs heures. Elle fut enfin découverte par des bergers qui gardoient des troupeaux dans le champ; ils s'approchèrent d'elle, ils lui firent des questions, & comme elle ne leur répondit point, ils coururent au village dire qu'il y avoit une femme fort extraordinaire qui s'étoit rétirée sous le hangard; quelques femmes accoururent. Stella leur paroissant extrêmement foible & abattue, elles lui apportèrent du pain & du lait, elle en mangea, & ne répondit à aucune de leur question, feulement, quand on laindit de venir au village qu'on la logeroit dans une maison; elle dit en versant quelques larmes, que c'étoit ici sa maison, & qu'elle vouloit y demeurer; on lui dit qu'il faisoit froid, & qu'elle ne pourroit passer la nuit dans cet endroit; elle se retourna, posa sa tête ur une plerre & s'endormit profondément; à son habillement & à son air, les paysans crurent qu'elle seroit bientôt suivie & réclamée par des gens de condition, ils la laissèrent tranquille & se contentèrent de lui apporter un peu de paille & quelques mauvaises couvertures. Le lendemain on lui donna encore du pain & du lait qu'elle accepta & qu'elle mangea avec tranquillité & d'un air d'indifférence qui étonnoit. On sut bientôt dans les campagnes du voisinage qu'il y avoit une femme inconnue qui s'étoit retirée sous le hangard, & qui paroissoit vouloir y rester; les uns la méprisèrent, d'autres vinrent la voir par curiosité, quelques - uns par charité voulurent en avoir soin & la retirer chez eux, on lui offroit toutes sortes de secours, elle répondoit les yeux baissés, qu'elle ne vouloit point d'autre maison, & qu'elle n'avoit besoin de rien, le son de sa voix étoit si touchant, ses manières si naturelles, qu'on jugea qu'elle n'étoit point une femme du commun; on mit auprès d'elle des habillemens, toutes sortes de nourritures & de boissons, elle ne regarda rien, ne prit jamais que du pain & du lait; seulement elle arrangea un peu mieux le coin où elle s'étoit couchée, elle l'entoura de morceaux de bois & plaça au-dedans la paille & les couvertures qu'on lui avoit données. Par curiosité on ne cessoit de s'occuper de cette étrange personne, on ne pouvoit croire qu'elle fut isolée & entièrement abandonnée; on l'examinoit, on l'épioit pendant la nuit; lorsqu'elle dormoit, on l'entendoit gémir & se plaindre, d'ailleurs c'étoit toujours la même tranquillité, le même silence. Quand on lui demandoit son nom, elle baissoit les yeux, elle regardoit son hangard avec une admiration & un air de contentement singulèrement expressif, elle en faisoit souvent le tour, elle joignoit les mains en y rentrant, & restoit très-long-temps tranquille, sans paroître faite aucune attention à ce qui étoit autour d'elle. Elle paroissoit inseusible au froid, au soleil, à la pluie. Au bout de plusieurs jours, elle se hasarda d'aller jusqu'au village voisin, elle saluoit les paysans avec un air honnête & touchant qui la faisoit aimer, & qui inspiroit la pitié; elle avoit du plaisir à s'entretenir avec les enfans, & ne répondoit d'ailleurs que par oui & non aux questions qu'on lui faisoit: enfin, on s'accoutuma à la voir, & à la laisser tranquille. Plusieurs semaines après elle parut donner de plus grandes marques de folie; elle passoit des heures entlères à voir voler les oiseaux, elle étendoit les bras, comme si elle eût voulu les imiter & les suivre, ensuite se mettant à courir, elle tomboit dans un fossé ou sur des pierres; souvent elle se blessoit & ne paroissoit y faire aucune attention; elle s'efforçoit aussi de grimper sur les arbres; elle passa une fois tout le jour sur le toît de son hangard les yeux tournés vers le ciel; des enfans se moquèrent d'elle, elle les chassa avec colère & elle les poursuivit. Alors les gens du village crurent que sa tête étoit tout-à-fait dérangée.On demanda à l'hopital de Bristol de la faire prendre & de l'enfermer; on vint en effet la chercher, elle se laissa prendre & conduire, mais lorsqu'elle vit qu'on la mettoit dans une chambre entre quatre murailles, elle se livra au désespoir, & en fondant en larmes, elle supplioit qu'on la laissat sortir, cependant elle passa tout l'hiver dans cette maison de charité; au printemps elle reprit une tranquillité, qui étoit sans doute la suite de sa foiblesse & de son accablement; on remarque qn'elle ne donnoit plus aucune marque de folie, qu'elle ne cessoit de demander sa liberté en versant des torrens de larmes, d'ailleurs personne ne se présentoit pour la réclamer, ni pour payer sa pension; on la laissa sortir au mois d'Avril, on voulut lui donner quelque argent & des habillemens, elle n'accepta rien, & dès qu'elle vit les portes ouvertes, elle s'enfuit en courant. Elle retourna très-vîte & sans s'arrêter à son hangard, qui est à dix milles de Bristol, & témoigna un plaisir extrême de le revoir, elle en reconnut avec une joie singulière tous les coins; les paysans voisins qui surent son retour vinrent la voir, elle fit des caresses à ceux qu'elle reconnut; tous ayant pitié d'elle, respectèrent son état, & lui donnèrent quelques meubles de bois qu'elle accepta & qui parurent lui faire plaisir. Les habitans des campagnes voisines voulurent rendre sa demeure meilleure & plus commode; on envoya des charpentiers qui se mirent en devoir de l'accommoder; elle se mit à leurs genoux & les supplia à mains jointes de ne rien changer à son habitation, de la laisser telle qu'elle étoit; elle répéta souvent que dans les maisons il n'y avoit ni paix, ni liberté, & elle les renvoya. On parvint cependant à arranger un peu mieux son lit, ou plutôt l'endroit où elle se couchoit; la seule chose qu'elle accepta & qu'elle laissa accommoder, ce fut une espèce de paravent de planches que l'on mit tout autour de cette espèce d'alcove; depuis ce temps elle mène toujours la même vie, & tout ce que vous avez vu dans ce petit détail historique dont vous me parlez, est exactement vrai, elle a été très-long-temps sans qu'on ait pu découvrir quelque chose qui la fit reconnoître; son langage faisoit soupçonner qu'elle étoir allemande, & quelquefois du pays de Galles. Comme elle s'expose sans aucun ménagement aux injures du temps, & qu'elle ne paroît pas même y prendre garde, ses traits sont fort altérés, on y reconnoît encore les traces de la beauté, son air noble & touchant intéresse tous ceux qui la voient, tous les paysans l'aiment & se font un devoir de lui porter ce qu'il lui faut de pain & de lait pour se nourrir: elle refuse toute autre nourriture. Les dames des campagnes voisines vont la voir très-souvent, & font mettre dans son hangard les habillemens qui lui sont néceffaires; pour l'ordinaire elle les donne aux paysans, ou les pose au dehors de son hangard; on lui a donné des robes, elle les a défaites, & en a formé des espèces de manteaux ou de robes volantes dont elle s'enveloppe; elle a encore le chapeau de voyage qu'elle avoit en arrivant, & elle le met quelquefois, elle a de très-beaux cheveux blonds, ordinairement elle les rattache sur sa tête avec une broche de bois; dans ses momens de tranquillité, elle est assise devant sa chétive demeure, les yeux levés vers le ciel, les mains jointes sur ses genoux; elle a quelque chose d'extrêmement touchant dans cette attitude, & elle fourniroit à un peintre le modèle d'un beau tableau d'expression. „Depuis qu'on sait son nom & son histoire, on a voulu lui en parler, quelquefois elle paroît ne point entendre du tout, d'autres fois elle verse des larmes qu'elle semble vouloir retenir, & tombant dans une profonde mélancolie, elle donne les marques d'une tristesse profonde, ensorte que par charité on la laisse tranquille. Son histoire a été connue par cette cassete qu'elle a laissé dans le chemin, & qui a été retrouvée il y a environ six semaines; on a d'abord cherché les parens de sa mère; mais elle étoit sille unique d'une famille pauvre du nord de l'Ecosse; jusqu'à présent on n'a trouvé personne qui lui appartint, on a écrit en Allemagne, à la cour de Cassel, aux parens de son père & au Baron de Lisfeld; on attend les réponses. J'aurai soin de vous les communiquer dès que je saurai ce qu'elles apprennent. Je vais voir quelquefois cette femme extraordinaire, je n'en reviens jamais sans avoir les larmes aux yeux & une profonde tristesse dans l'ame.„ LETTRE XXXII. Laure à Sophie. Non, ma chère amie, je vous en prie, ne tuez point M. de St. Ange; je vous assure qu'il ne le mérite pas; il ne me fait aucun mal, il ne m'en fera jamais; je ne sais ce que peut vous faire croire ce que je vous ai écrit, mais mettons tout au pire, croyez, si vous voulez, que M. de St. Ange ait une passion pour moi, supposons un moment que j'aie de l'inclination pour lui, jugez-vous que je sois sans force pour me conduire? sans principes pour me diriger? Tout ce que j'ai pensé, tout ce que j'ai réfléchi, me sera-t-il tout d'un coup inutile? Ne suis-je pas éclairée sur mon bonheur? Ne sais - je pas tout ce qui peut le troubler? Rassurez-vous, ma chère amie, que votre amitié soit sans inquiétude sur mon compte; je suis sans crainte pour moi, ne soyez pas sans confiance sur la tête & sur le cœur de votre amie; soyez sûre que je juge fort bien de tout, & que je saurai me garantir des erreurs si communes aux femmes. Je vous l'ai dit, ma chère Sophie, je ne dépendrai de ma sensibilité qu'autant qu'il me conviendra; je n'irai pas vous dire que M. de St. Ange est pour moi comme tous les autres hommes; il ne leur ressemble point, ainsi la façon de le voir & de le juger doit être différente; mais que vous dirai-je donc? Tout ce que je saurai, tout ce que je verrai: vous devinerez, & vous ne me condamnerez pas, j'en suis assurée. J'aime votre connoissance Angloise, ce Milord Crawfort doit être d'une société agréable & intéressante; parlezmoi souvent de lui, je vous en prie. N'a-t-il pas de la sensibilité? Et une femme adorable par ses sentimens & par ses vertus ne lui inspireroitelle rien? J'en serois fâchée; cependant dans son caractère il seroit capable de se tuer s'il étoit trop malheureux, & j'espère qu'il s'en gardera bien; j'ai lu son histoire tragique, & elle m'a touchée, je l'ai faite lire à M. de St. Ange; il avoit entendu parler de cette femme singulière, il a même connu une de ces dames Angloises qui l'ont vue & qui lui ont fait la charité. Il y a quelques détails dans ce que vous m'avez envoyé qui s'accordent avec la vérité; mais il ne croit point que l'histoire soit vraie, il est persuadé que c'est un roman, & en vérité j'en suis bien aise, je e veux pas croire qu'il y ait des femmes aussi malheureuses; au reste, c'est toujours leur faute, ou plutôt c'est parce qu'elles manquent d'esprit & de force; une femme qui raisonne n'a rien à craindre de ses sentimens, & toute votre lettre, qui m'a fait rire par sa vivacité, m'a fait faire des réflexions qui me confirment dans cette opinion. Vous êtes trop vive dans vos idées, ma chère amie, vous jugez mal de M. de St. Ange & de moi aussi. Lui perfide! & sur quoi le seroit-il, je vous prie? est-ce qu'il trompe sur ses qualités aimables, sur son esprit, sur la douceur de son caractère, sur ses vertus que l'on ne connoît que par ses actiens? Et puis, quand il tromperoit sur tout cela, qu'est-ce que cela me fait? Je ne lui demande rien, je n'aurai jamais besoin ni de ses vices ni de ses vertus. Il est d'une société très-aimable, eh bien, on vit en société avec lui; il se plaît davantage avec de certaines personnes qu'avec d'autres, il en est bien le maître; il dit quelques mots, il fait quelques vers, on lui renvoie les uns, on n'écoute pas les autres; il en rit, il en plaisante, il en prend occasion de dire encore des choses honnêtes, qui font voir qu'il met du choix dans ses relations, & que le plaisir d'être utile lui inspire de l'amitié & de l'attachement. Je ne sais pourquoi je m'étois fait une affaire du renvoi des quatre pauvres petits vers; j'avoue que je craignois de revoir M. de St. Ange, je voulois au moins laisser écouler quel-que temps, & j'ai évité de le rencontrer lorsqu'il est venu à la maison, il a été à notre campagne avec mon père, il n'y a encore rien de décidé sur les changemens qu'il veut faire; il attend des plans de Paris. Il y avoit bien des jours que je n'avois vu M. de St. Ange, je voulois en laisser passer encore quelques - uns sans le voir, & quand je le reverrois, j'étois sûre que ce seroit avec froideur & indifférence. Depuis deux jours j'étois restée seule chez moi; je manquai hier une assemblée chez Mde. de Cléri, où je n'avois pas voulu aller sous prétexte d'un peu de rhume; mon père & ma mère y allèrent, je restai seule & tranquille auprès de mon feu, je voulois vous écrire & ensuite lire la surprise de l'amour de Marivaux, que je ne connoissois point, & que l'on avoit proposé de jouer. Je croyois être bien maîtresse de ma soirée, & je commençois à en jouir, lorsqu'un domestique entre, & annonce M. de St. Ange, & il a suivi le domestique. Depuis quelque temps, il entre librement chez mon père, & ce soir là on ne sut point faire de distinction; enfin il est introduit auprès de moi, sans que j'aie eu le temps de penser & de répondre au domestique: il est décidé qu'il y aura toujours de la surprise entre M. de St. Ange & moi. Je ne pus cacher la mienne, il me dit sans paroître la remarquer: Mademoiselle, je fais sans doute un grand crime de troubler votre retraite dans ce moment, je m'y suis exposé, parce que j'ai les choses les plus importantes à vous dire, & comme je viens chez vous sans avoir l'honneur de vous voir, & que je pars demain pour ma campagne, je n'ai pu renvoyer plus long-temps... -- Des choses importantes, Monsieur? qui; Mademoiselle, il s'agit de M. votre père; alors il fallut bien le faire assoir; vous auriez fait comme moi, si vous eussiez vu son air si doux, si craintif, si honnête. Il me dit qu'il s'étoit prêté au goût de mon père sur les embellissemens de sa maison & de sa campagne dans l'espérance de pouvoir lui être utile, non par lui-même qui n'y entendoit rien, mais par les plans & les instructions qu'il pouvoit lui procurer de Paris; il ajouta qu'il craignoit que mon père n'allât trop loin sur cet objet de dépense; qu'il souhaitoit d'avoir là-dessus mon avis; qu'il ne vouloit pas contribuer à ce qui pourroit n'être pas de mon goût. Il avouoit que l'espérance de me voir quelquefois étoit entrée pour beaucoup dans les offres qu'il avoit faites; que depuis quelque temps il croyoit s'appercevoir que ce qu'il faisoit ne m'étoit pas agréable: si cela étoit, il vouloit y renoncer, & il tâcheroit d'en détourner mon père, si je le souhaitois. Je lui dis que je serois bien fâchée de priver mon père des secours dont il pouvoit avoir besoin dans ses projets; qu'il m'étoit impossible de m'en défier & de les condamner jamais... Seriez-vous donc fâchée, me dit-il en m'interrompant, d'avoir fait ma connoissance? Aurois - je fait une mauvaise action en vous témoignant la préférence que vous méritez sur toutes les femmes? Est-ce un crime de laisser voir ce qu'on pense? Monsieur, je ne veux aucune préférence, je n'en mérite aucune: -- Ah! Mademoiselle, je suis malheureux, je le vois, vous êtes fâchée, vous êtes humiliée des impressions que vous avez faites; ce n'est cependant pas ma faute si la nature vous a faite si belle à mes yeux,que je ne puisse résister aux sentimens que vous inspirez. Si vos grâces, si votre esprit, si vos qualités donnent l'envie la plus vive de vous voir, de vous connoître, de vous témoigner ce qu'on pense, ce qu'on sent; j'ai peut-être là-dessus un sentiment trop vif, trop passionné; si c'est un crime, Mademoiselle, vous avez bien des moyens de m'en punir; vous devez être tranquille. -- Je voudrois, Monsieur, que nous ne parlassions ni de vous, ni de moi. -- Vous avez raison, Mademoiselle; je demande seulement si je dois continuer ce que j'ai commencé avec M. votre père, & si je serai responsable de ce qui pourra vous déplaire, c'est ce que je voudrois éviter. Je répondis que je ne devois entrer pour rien dans ce qui l'occupoit avec mon père; que sans doute il avoit de l'amitié pour lui, & qu'il devoit diriger sa conduite en conséquence. Oh oui, Mademoiselle, je donnerois ma vie pour lui être attaché. Comme cette phrase ne signifioit rien, elle amena un moment de sisence. Je le rompis en parlant des changemens projetés à notre campagne; il y avoit été: je ne pus jamais découvrir s'il étoit entré dans ma chambre; j'eus beau demander des détails sur l'intérieur; je le menai de chambre-en chambre, je ne pus rien savoit, il revenoit toujours à parler de l'extérieur, des jardins, des plantations; il étoit enchanté du ruisseau, il avoit distingué un endroit qui devoit être charmant en été, & c'est précisément celur que j'aime. La conversation tomba après cela sur nos connoissances, que j'appelai ses amies. -- Oui, Mademoiselle, me dit-il, des amis, il faut bien compter sur l'amitié, elle existe surement; mais j'avoue que je ne prends pas pour oela le besoin de la société: on se rencontre souvent, on se heurte quelquefois, il ne reste rien du bruit conss que l'on a entendu ou que l'on a fait. Comment rien, Monsieur? & les relations journalières; les attachemens suivis! Il rit, & dans ce qu'il ajouta, après quelques réflexions, il me fit entendre que Mde. d'Arsilli étoit trop vive; elle ne voit rien, ne s'attache à rien. Mde. de Taninge aime trop le plaisir & surtout le jeu; elle est beaucoup plus occupée des joueurs que de ses amis. Mde. de Cléri est si cérémonieuse, si solemuelle; ses soupers, ses assemblées sont des solemnités prescrites par l'ordre & l'arrangement, & jamais par le plaisir. On prétend que M. de B., qui est son ami intime, ne le seroit plus, s'il n'étoit pas toujours avec elle le chapeau sous le bras & l'épée au côté. Pour Mlle. de Mirfor, elle n'est absolument occupée que de ses prétentions à la parure, aux modes, à la beauté, à l'esprit; elle n'aime que les éloges, elle n'écoute que les flatteries; sa gaieté n'est jamais naturelle, & quand elle parle de sensibilité, elle en guérit les autres; elle avoit de quoi être très-jolie & très-aimable; ses prétentions ont tout gâté. J'avoue, ma chère amie, que dans sa manière de peindre, M. de St. Ange est si vrai, si naturel, qu'il est difficile de ne pas convenir de la ressemblance des portraits. Je n'en convins pas cependant, & je parlai très - vivement des bonnes qualités de mes amies. Sans doute, me dit-il à la fin de la conversation, que nous trouvons dans la société les affections, les occupations, les distractions, les plaisirs qui sont nécessaires à notre vie; mais tout cela se réduit à bien peu de chose, si une sympathie de sentimens, si une conformité de goûts, si un accord dans l'esprit, dans les idées, ne forment une liaison plus intime. Je ne puis m'empêcher de vous le dire, Mademoiselle, continua - t - il avec une espèce d'émotion & de vivacité, personne personne ne m'a donné une idée aussi vive de ce bonheur que vous. Votre esprit, vos grâces, votre caractère sont faits pour le faire désirer avec la passion la plus violente. Vous ferez ce que vous voudrez, Mademoiselle, mais toute ma vie je vous la témoignerai, & comme je vous l'ai dit, je la consacrerai à vous plaire. Je ne compte plus dans mon existence que les momens où je vous verrai, où je vous entendrai, où je serai occupé de vous. Je ne vous demande rien, Mademoiselle; vous disposerez de mon bonheur comme il vous plaira; vous pouvez y contribuer de mille manières, & je vous en laisse la maîtresse. Je ne veux pas attendre votre réponse, elle seroit cruelle sans doute: j'ai soulagé mon cœur en vous disant mes sentimens: je ne veux pas être puni dans ce moment, vous en aurez assez les moyens si vous trouvez que je le mérite; & en effet il s'en alla avec un air touché qui m'ôta la possibilité de rien dire; quand il fut à la porte il revint précipitamment, & me dit: Mademoiselle, je suis obligé de faire une absence de deux ou trois jours, je dois envoyer des papiers à M. votre père, il dit qu'il a des raisons pour qu'ils ne lui soient pas adressés directement, il veut que ce soit à vous; je vous avouerai que ce sera pour moi une occasion de continuer un sujet de conversation qui ne finira qu'avec ma vie, & vous disposerez de ce que j'écrirai comme de ce que je pense. J'étois debout la main appuyée sur la cheminée; je ne sais ce qu'il se passa, mais tout ce que je venois d'entendre me laissa un trouble dont je ne sortis que par beaucoup de réflexions. Je pensai d'abord à vous; certainement, me disois-je, elle ne me condamneroit pas; je ne puis pas empêcher M. de St. Ange d'entrer & de parler, & qu'a-t-il dit? que le bonheur de la vie est dans la sympathie des sentimens! c'est sa façon de penser, il s'agit de savoir si elle existera entre nous. Je vous assure, ma chère amie, qu'il me semble que cela n'arrivera pas; je ne puis pas empêcher ses idées, je ne puis pas rompre ses rélations avec nous, mon père en seroit fâché, ce seroit une mauvaise action, & certainement je serai toujours maîtresse des miennes. En disant cela, je repris la pièce de Marivaux. Je trouvois les deux personnes qui en font le sujet si heureuses de se voir quand elles vouloient, de se consoler l'une l'autre, de faire des lectures ensemble, de se consulter sur leurs goûts, sur leurs volontés; elles me parurent bien peu raisonnables de changer quelque chose à leur situation. Mais cette sympathie de sentimens, qu'est-ce que c'est, je vous prie? Je voudrois le savoir bien positivement; vous ne pourriez pas me le dire; je crois que vous ne l'avez jamais éprouvée; quoiqu'il en soit, M. de St. Ange n'est certainement pas dangereux avec ses idées, il est si doux, si modeste, le moindre regard, la moindre parole le renverroit bien loin. Il n'a tenu qu'à moi de l'éprouver, sans mon père il ne me parleroit peut-être plus, & c'est ce qui arrivera lorsqu'ils n'auront plus rien à faire ensemble; mon père avoit de l'humeur ce soir-là, en rentrant chez lui il m'a demandé assez séchement ce que j'avois? ce que c'étoit que l'air occupé & embarrassé qu'il me voyoit? si j'étois malade? Hélas, ma chère amie, la fortune donne des inquiétudes qui altèrent tous les jours plus la paix de notre maison, elle distrait mon père de sa tendresse pour moi; c'est l'ambition, c'est l'envie & l'impatience de jouir qui en ont pris la place; je ne savois ce que c'étoit que l'humeur entre nous, & je la vois paroître à la moindre difficulté, au plus petit obstacle. Hèu reusement ce ne sont point les cœurs qui sont changés, & je retrouverai toujours celui du meilleur des pères. Pendant le souper il s'informa d'un air fâché si M. de la Hausse n'étoit point venu, si je ie l'avois point vu; je lui dis que non en lui témoignant mon contentement; j'allois continuer, lorsqu'il m'interrompit presqu'en colère, en disant qu'il trouvoit très mauvais que je ne reçusse pas très-bien & que je prisse en haine ceux avec qui il avoit à faire, & dont il avoit besoin; qu'il s'appercevoit que depuis quelque temps je traitois mal M. de St. Ange, qu'il l'avoit trouvé distrait & refroidi lorsqu'il étoit venu lui parler; que ce sbit il avoit compté le joindre & l'en tretenir à l'assemblée, qu'à peine il avoit pu lui dire quelques mots & qu'il étoit disparu; que Mlde St. Ange devoit lui envoyer des papiers très importans, mais que, par je ne sais quel ménagement, il avoit demandé de ne pas les lui adresser, il a proposé de les envoyer à ma mère; mon père avoit préféré que ce fut à moi, parce que devant aller passer quelques jours à Matou, il ne vouloit pas qu'elle eût la peine de les expédier & de répondre; il m'ordonna d'avoir le plus grand soin de ces papiers, de les lui faire parvenir par un exprès, & d'en accuser la réception à M. de St. Ange. Tout ce que je venois d'entendre me jeta dans le plus grand embarras; je n'eus pas le temps d'en sortir & de parler, mon père passa dans son cabinet, en me recommandant encore d'obéir à ses ordres. Je restai très-surprise & seule avec ma mère; elle me parla de M. de la Hausse, qui lui faisoit quelquefois entendre des choses qui marquoient ses intentions sur moi, mais elle en rioit; elle fit l'éloge de M. de St. Ange, qui ne songeoit qu'à rendre service à mon père, & qu'elle aimoit à cause de son honnêteté & de son amitié pour les gens âgés; elle me dit après cela, qu'elle s'appercevoit que la fortune que mon père avoit acquise depuis quelque temps, commençoit à faire du bruit dans le monde, qu'on lui en parloit, qu'on lui marquoit plus de considération, qu'une de ses amies lui avoit offert de s'employer pour me marier très-avantageusement à Berne. Ma mère convenoit que ce seroit un grand plaisir pour elle de me voir baillive à . je lui demandai en grâce de ne point faire de projet, je l'embrassai & je me retirai. J'avoue, ma chère amie, que je m'apperçois aussi de l'effet que produit l'opinion de la fortune, on me témoigne plus d'affection; on fait plus d'attention à moi; j'entends prononcer mon nom lorsque je parois; on me fait des offres; mes amies me disent ce qu'il saudra que je fasse chez moi lorsque je serai mariée; M. le conseiller Duterrier ne me rencontre jamais sans me donner le bras, il me demande si je n'ai point vu son fils, il m'en fait l'éloge; il est vrai que lorsque je laisse tomber mon éventail, je m'apperçois qu'il est là, & que je les vois tous les deux par terre. Pour M. de Marville, ma chère amie, je ne le vois point comme vous me le peignez, il me paroît bien quelquefois un peu plus timide, un peu plus embarrassé, mais je vous assure qu'il n'a point une passion malheureuse; je vous prie de n'avoir pas plus de pitié pour lui qu'il ne lui en revient. M. de St. Ange & lui sont très-bons amis, & je ne m'apperçois pas qu'il y ait autre chose; votre imagination a toujours été un peu trop loin sur mon compte, vous devez le voir vous-même par tous les détails que je vous fais, ce sont peut-être les derniers dont j'aurai occasion de vous entretenir; au moins je ne vous parlerai plus de ma vie journalière, elle devient monotone. Je vois approcher le printemps avec un grand plaisir, j'ai de l'impatience sur son retour, il fait de temps en temps de beaux jours qui le rappellent; je pense à la campagne, & je compte les momens qu'il y a encore jusques au mois de Mai; je crains seulement que les affaires de mon père he nous retiennent ici trop long-temps. Nous faisons des promenades en voiture pour la santé de ma mère, j'espère qu'elles deviendront plus fréquentes, c'est une occasion de volr la dmpagne, & elle me fait toujours plaisir. Je me tais aujourd'hui sur l'admiration que cous m'avez donnée pour crensoncement au bal; je crois qu'il aura rendu M. Dubourg plus attentif sur son humeur, il doit craindre votre facilité pour les sacrifiees; comment les payera-t-il? vous êtes capable sans doute d'en faire de plus grands, mais je n'ai jamais oui dire que d'en exiger fût un moyen d'inspirer la tendresse, la vôtre est surement à l'épreuve de tout; je l'espère au moins pour moi, & là-dessus je vous embrasse; adieu, ma chère amie. LETTRE XXXIII. M. de St. Ange, à Marville. Mon cher ami, j'ai très-bien remarqué que tu m'as laissé partir avec assez d'indifférence; tu n'as point paru étonné de mon départ, tu ne t'es point informé de mon retour, tu ne m'as point offert de m'accompagner, ni demandé de t'écrire: qu'est-ce que c'est donc que ce changement dans ton amitié? se règle-t-elle sur je ne sais quelle circonstance? sont-ce les femmes, par hasard, qui décident de tes sentimens pour ton ami? montre-moi ton ame toute entière, si elle est susceptible de jalousie, aie la franchise de l'avouer; moi, j'ose le demander, j'ose aller chercher jusqu'au fond de ton cœur ce qu'il peut y avoir contre moi; mais non, je connois tes vertus, ton ame est indulgente & généreuse, & serions-nous amis sans cela! Ce sont tes qualités qui m'ont attaché à toi depuis notre enfance, tu es loin d'être au nombre de ceux qui sont jaloux des avantages des autres, envieux de ce qu'ils ne possèdent pas, qui cherchent à rabaisser ce qui est au-dessus d'eux; il en est, de ces hommes, qui sont importans, vains avec ceux qui sont modestes, qui affectent un silence dédaigneux lorsqu'ils pourroient louer ce qui mérite de l'être, qui n'ont de la gaieté que lorsqu'on parle d'eux, qui ont la lâcheté de se croire humiliés par le mérite auquel on rend justice; ils ont toujours à opposer le sarcasme à l'approbation, la critique au succès; ils se font un empire dans leur cercle par leur ton décidé, par leurs épigrammes, qui ne sont presque jamais que de froids quolibets; ces êtres sont toujours caressés, gâtés par quelques femmes malheureuses, sans esprit, & avides d'une société quelconque; laisse - les ces êtres gonflés d'amourpropre, & ne vas pas te confondre avec eux; sens tout ce que tu vaux, & ne te juge pas sur l'opinion de ceux qui n'ont pas tes vertus; ton ame bonne & modeste se laisse aller au prestige, je t'ai vu souvent encenser des idoles qui ne te valoient pas, & c'est toi que je respectois. Je sais que l'on t'accuse de foiblesses, que l'on te reproche des erreurs; nous avons quelquefois parlé de certaines intrigues; par modestie, peut-être même par vertu, tu as préféré la facilité à la peine de la séduction; eh! qui sait où l'amour va se nicher. Je l'avois vu dans les yeux de Pauline, je le sentois dans mon cœur; je me suis livrée à l'impétuosité d'un premier feu, je croyois que les délices de mon bonheur dureroient autant que ma vie, c'étoit aussi une erreur, & j'en suis revenu avec l'amertume du remords. A vingt ans l'illusion est dans les sens, & la nature se révolte contre la raison; mais le mal étoit fait, il étoit sans remède: Pauline étoit trompée, & ma vie en a été ternie pendant long-temps. J'ai réparé mon crime autant que je l'ai pu, j'ai sacrifié une portion de ma fortune; Pauline vit loin de moi dans l'aisance de son état; elle habite loin d'ici, & presqu'au pied de la montagne, une demeure champêtre que je lui ai arrangée; elle soigne les vieux jours d'un père qu'elle rend heureux, elle élève un enfant sur lequel je l'ai vue verser souvent des larmes; cette enfant passe pour sa nièce; sa mère n'est connue que de Pauline & de moi; malgré tout cela, Pauline ne m'a point encore pardonné, elle exige mon absence, elle me fuit, je suis des années sans la voir, je ne sais pas seulement si l'enfant connoît mon nom, elle n'a pas même voulu l'appeler de celui d'Angélique que je lui ai donné; elle l'appelle Henriette son autre nom. Je t'ai parlé quelquefois de Pauline, mais comme je ne te faisois pas la confidence entière, tu ne m'écoutois pas; aujourd'hui je suis disposé à t'ouvrir le fond de mon cœur, ne t'y refuse pas, soyons amis, mon cher Marville; & que rien ne nous désunisse; c'est une proposition que mon cœur fait au tien, refuse - la si tu veux, également je te suis attaché pour la vie, mon amitié est à toi, tu la trouveras toujours sur ton chemin, que tu sois heureux ou malheureux. Eh bien! voyons; de quoi s'agit-il? d'une femme! Tu aimes Mlle. de Germosan, & je veux m'en faire aimer. Voilà mon crime; c'en est un sans doute; je ne veux pas le déguiser, mais je crois pouvoir le justifier; je conviens que je me suis apperçu que mon ami aimoit Mlle. de Germosan, il me l'a presqu'avoué, je devois donc respecter son sentiment; jusques à quel point, cependant? Premièrement les femmes sont un bien répandu sur la terre, auquel les hommes ont tous également le droit de prétendre, tous peuvent chercher à obtenir celui qu'il préfère; ensuite je suis venu long-temps après que mon ami a eu fait valoir ses droits, s'ils avoient été admis, je n'aurois pas pensé aux miens; c'est lui, qui le premier m'a parlé des charmes de l'objet qui nous affecte; c'est lui qui m'a vanté ses grâces, son esprit, sa beauté; il m'a dit que je ne l'aimerois pas; hélas, je l'aimois déjà. Depuis le moment où, mourant, j'ouvris les yeux & rencontrai ses regards célestes, mon ame a été subjuguée; l'impression s'y est tracée en caractères de feu, elle n'a pu s'effacer, & lorsque je sentis sa main presser mes artères, elles battirent toutes jusqu'au fond de mon cœur; ses derniers regards, qui peignoient si bien la pitié & la compassion, je les vois encore. Oui, mon cher ami, Mlle. de Germosan m'a donné seule toute l'idée du bonheur; plus je l'ai connue, & plus cette idée s'est confirmée; sa douceur, sa gaieté, son esprit sont adorables; son ame est compatissante & sensible; sa fraîcheur, ses couleurs, la beauté de son teint, ses traits, qui sans avoir l'éclat imposant & éblouissant de la beauté, sont fins, délicats & pleins de grâces, ses beaux yeux noirs où se peint si bien ce qu'elle éprouve, enfin tout ce qu'elle est, lui donne un empire auquel je n'ai point résisté. Cesserons - nous d'être amis parce que tu as connu cet empire? parce que mon ame s'est rencontrée avec la tienne, serons - nous des rivaux jaloux? non, mon ami, ne soyons point rivaux, aimons-nous en aimant ce qui nous a séduit; serions-nous plus heureux par l'éloignement, par la destruction de l'un de nous deux? voudrions - nous d'un bonheur que nous ne devrions pas à nous-mêmes? Ne crois pas que ce soient les espérances qui me rendent généreux; je n'en ai aucune; je dirai bien plus, c'est que je te craindrois si tu n'étois mon ami, si ton bonheur ne pouvoit pas me consoler de celui qui peut m'échapper. Les femmes ne savent pas te connoître elles ne savent pas juger de la force & de l'énergie des sentimens de ton ame; elles ne voient pas que tu saurois aimer précisément comme elles aiment l'être, pour elles seules. Tu us mis une bonne foi dans ta façon de penser, qui ne les a point flattées. -- Tu as laissé voir que l'envie de leur plaire étoit soumise à une certaine raison dont elles ne se soucient point. Tu as voulu être ce qu'on appelle un élégant, sans renoncer à être un homme essentiel. Tu as cru que la- légèreté de l'esprit ne devoit jamais aller jusqu'à faire douter des qualités du cœur. Tu as montré de la charité lorsqu'il falloit briller aux dépens des autres. Dans tes critiques, tu distinguois ce qui avoit du mérite; tu voulois ménager ceux que l'on dévouoit impitoyablement au ridicule. Peut-être que tu t'es fait estimer; mais tu auras paru froid & raisonnable; on t'aura accusé d'être sans légèreté, & ces crimes sont impardonnables. Du caractère dont je te connois, je parie que sans trop examiner si tu plaisois beaucoup à Mlle. de Germosan, sans même avoir prodigieusement cherché à lui plaire, tu as été à elle, tu lui as dit que tu l'aimois, tu lui as même demandé la permission de l'aimer, en indiquant tes intentions sérieuses & honnêtes, & tu les a fait connoître à ses parens. Eh bien, qu'en est-il arrivé? Elle aura dit, ce pauvre Marville se donne les airs de m'aimer, sans s'embarrasser s'il a su me plaire; & de te renvoyer avec tes orgueilleuses prétentions. Et tu l'aimes encore, tu l'aimeras toute ta vie, tu en es capable. Je vois même que ce sentiment a épuré ton cœur; tu as renoncé à tes erreurs; l'amour vrai, l'amour délicat a pris la place des sensations grossières; ton cœur est tout entier à sa passion malheureuse; tu aimes sans espoir; tu expies tes foiblesses, & on n'a pas su le sentir, & on ne sait pas rendre justice à ton cœur généreux, à ton ame vertueuse. Est- ce qu'il ne faut pas une justice? Dis-moi; quand-elle aimeroit quelqu'un qui n'eût pas toutes tes vertus, quand elle seroit punie de s'attacher à je ne sais quelle écorce, n'y auroit-il pas de l'équité? Ne vas pas croire, mon cher ami, que ce soit une prophétie que je fais ici, je suis bien éloigné de le penser, & Mlle. de Germosan inspireroit la vertu & la crainte au lieu de laisser venir l'espérance. Mais le bonheur d'être aimé d'elle seroit si grand! Dieux! quelle félicité, quelle douceur de lui inspirer de la tendresse! Hélas! dans cette idée, je n'ai pu m'empêcher de lui avouer & de lui déclarer la passion que j'avois pour elle; elle sait que ma félicité seroit de lui plaire, & que tout mon bonheur est dans ses sentimens. Je le lui ai dit la veille de mon départ; la facilité que j'ai depuis quelque temps d'entrer dans sa maison, m'a laissé aller jusqu'à elle, Oui, mon cher ami, j'ai été seul avec elle dans sa chambre; sous différens prétextes je lui ai dit tout ce que je pensois, tout ce qu'elle m'inspiroit; je suis même venu ici pour avoir les moyens de le lui écrire, & sur-tout pour obtenir une réponse; la lettre que je t'écris accompagnera un paquet que je lui envoie. Seras-tu jaloux, serastu malheureux? non, je t'en conjure. Que t'ai-je ôté? De quoi t'ai-je privé? Ai-je empiété sur tes droits? Jouissois-tu de quelqu'avantage que tu n'aies pas encore? Pense, calcule, & aimons-nous toujours; ne soumettons point nos liaisons respectables aux caprices d'une femme, aux fantaisies de l'amour. Tu seras plus heureux que moi, je le prévois; tu ne feras le malheur de personne; tu n'essuyeras aucun reproche; tu n'auras aucun remords. Prends garde, mon cher ami, c'est moi qui serai jaloux. Qu'elle étoit belle Mlle. de Germosan, dans son déshabillé! La solitude où elle s'étoit vouée ce soir - là lui donnoit un air tranquille, reposé, qui ajoutoit à ses charmes. Il sembloit que son ame enveloppoit sa personne entière; on la voyoit dans ses moindres mouvemens. Sa douceur, sa timidité, auroient inspiré l'intérêt, la tendresse à l'ame la plus féroce: avec quelle chaleur elle défendoit ses amies, dont je m'amusai à faire la critique; comme elle me fit bien voir que pour l'élever il n'y avoit pas besoin d'abaisser personne; & lorsque je lui parlois des sentimens qu'elle m'inspiroit, ses yeux, ses beaux yeux peignoient alternativement la douceur, l'inquiétude, l'impatience, la colère même; & puis ils se baissoient, comme s'ils se fussent reprochés tout cela. Je m'en allois avec le chagrin & le regret de n'avoir pas dit assez, de n'avoir pas assez exprimé heureusement je pus saisir une de ses mains; mon cœur battit horriblement, mais j'imprimai mes lèvres brûlantes sur cette main que je serrois trop fort pour la laisser retirer. Mon cher ami, as-tn vu la main de Mlle. de Germosan? as-tu osé porter tes regards sur son bras? Jamais il n'y eut rien de plus beau, de plus parfait: la blancheur, la fraîcheur, tout est réuni: un feu ardent se glissoit dans mon ame. Connois-tu tous les charmes, tout l'empire d'une belle main? Il n'en est point qui se fasse sentir avec plus de force. Voilà ma sensibilité, mon cher ami; je me laisse enchaîner par tous les attraits, les uns après les autres, & toi, qui connois Mlle. de Germosan, juge comme je dois l'être. Mais que deviendra cette chaîne qui serre mon cœur avec tant de violence? C'est - là l'objet de mes inquiétudes, c'est ce qui trouble mon repos. Je vois ce que tu me réponds: Mlle. de Germosan est fille unique, & dans ce moment une riche héritière; c'est précisément ce que je crains; c'est ce qui m'arrêtera peut-être dans le bonheur que je poursuis. Cette fortune sera regardée comme un motif; & je la hais, & je la fuirai; l'intérêt de l'argent est pour moi un crime si odieux, qu'il devient un obstacle. Je me suis empressé de faire connoître ma façon de penser à M. de Germosan; il sait que toujours je fuirai les chaînes de l'hymen, il n'en doute pas; j'ai laissé entrevoir que j'en avois pris l'engagement avec ma sœur; ses enfans sont mes héritiers. Il m'a lui - même parlé de ses projets sur sa fille, ses idées sont bonnes, mais il ne pense pas assez au cœur de Mlle. de Germosan. C'est donc à quelqu'un d'autre d'y penser. Au reste, ses projets sont encore vagues, ils tiennent à la vanité du moment. Il n'a aucun objet déterminé, & rien ne m'empêchera d'aimer Mlle. de Germosan. Sais-tu, mon cher, que j'ai remarqué que que nous avions un rival dans M. de la Hausse; je l'ai vu tourner avec complaisance ses yeux de spéculation & d'économie sur cette fille adorable; crois qu'il a des desseins, & que ce qu'il fait avec le père est pour lui un moyen de les faire réussir; je ne serois pas étonné de quelques pratiques de sa façon. J'ai voulu m'approcher de cet homme hérissé de calculs spéculatifs, mais l'intérêt de l'argent est si fort la mesure de celui de son ame, que je m'en suis éloigné avec mépris; l'opinion est pour lui dans le crédit de la place, & j'ai pu juger de celle dont il m'honoroit. Adieu, mon cher ami, donne-moi des nouvelles de Mlle. de Germosan, je t'en conjure; quand tu la verras dans le monde, remarque à son air s'il y a quelqu'un d'absent; je crois que je le serai plus long-temps que je n'avois cru d'abord, il me faudra peut-être un ordre, une nvitation pour retourner, je ne dis pas une invitation bien positive, mals enfin quelque chose qui marque que mon retour n'est pas indifférent; je ne puis plus rien faire d'indifférent; j'aime mieux un éloignement qui me fait souffrir, qu'un retour qui ne m'anprendra rien; j'attends ta réponse, j'espère que ce sera celle d'un ami, je serai toujours le tien. LETTRE XXXIV. M. de Marville à M. de St. Ange. Comment, mon cher ami, tu veux que je sois tout à la fois ton confident, ton rival & ton ami; je te remercie ce croire que mon ame en soit capable. Est - il bien sûr que j'aie assez de force, assez de vertus pour cela; serai-je assez dépouillé des petitesses de l'amour-propre, des foiblesses de la vanité, du levain caché de la jalousie; pourrai - je soutenir sans une mortification secrète tes succès, tes avantages, les préférences que tu obtiendras; tu le penses, & tu me donnes l'orgueil de le croire. Oui, mon cher ami, je me livre à l'amitié que j'eus toujours pour toi, rien ne peut l'altérer, pas même la passion que j'ai pour Mlle. de Germosan, car tu l'as deviné, je l'aime plus que jamais. Long-temps j'ai combattu ce sentiment: quand j'ai vu qu'il me maîtrisoit, je le lui ai avoué; je te dirai même que je me suis hâté de le lui déclarer, parce que je te craignois. Hélas! je craignois tout le monde & je prévoyois que si jamais tu la connoissois, tu serois un ennemi dangereux. Je n'ai pu éviter mon sort, & j'ai vu le moment où je haïrois mon ami, sans être aimé de ma maîtresse. Ce n'est pas sans peine que j'ai surmonté ce sentiment qui s'élevoit dans mon ame contre toi: dans mon désespoir, ta vie étoit peu de chose pour moi; mais tu as vaincu, ma raison est venue à ton secours, & ta lettre achève de me ramener à toi. Tu me parles avec franchise, je te pardonne les vérités que tu me dis. Ah cruel! la douceur d'être aimé éclate dans tes yeux; mais prends - y garde, St. Ange, je puis être ton confident, ton ami, mais non ton complice. Si tu peux aimer Mlle. de Germosan, & conserver des desseins perfides, je suis ton ennemi. Je n'ai pas su lui plaire, par conséquent je n'ai aucun droit sur son cœur, & je n'irai pas me venger d'une indifférence dont je n'ai pu la guérir; elle me témoigne de l'amitié, elle permet que je sois son ami, c'est une douceur, c'est une consolation dont je jouirai, en lui cachant la passion que je conserverai peut-être toujours pour elle; il est vrai que les sentimens qu'elle m'a inspirés ont fait une révolution chez moi, je ne sais quel trait de lumière m'a éclairé sur mille erreurs; j'ai renoncé à toutes les frivolités auxquelles je mettois un grand prix; les modes, les bijoux, les colifichets, ne sont plus rien pour moi; le journal de Paris, le mercure, les charades, ne m'occupent plus: je n'ai pas su me faire aimer de la seule personne qui eut flatté mon cœur & mon ambition, tout le reste m'est indifférent, & je l'aime encore; j'ai souffert horriblement, je souffrirai toujours. Les occupations & l'emploi auquel je me suis voué, ont apporté quelques distractions à ma peine; mais Mlle. de Germosan est toujours au fond de mon cœur: il n'y a plus d'autres femmes pour moi: j'ai du plaisir à la voir, à l'entendre, à être auprès d'elle; je suis malheureux & je m'attache à mon malheur; j'écarte tout ce qui peut m'éloigner d'elle, de sa maison, de ses parens; pour la rassurer sur des sentimens qui pouvoient lui déplaire, j'al affecté à ses yeux de l'empressement pour Mlle. de St. Ciran, je suis capable de plus encore: je souhaite son bonheur, je puis y veiller, je voudrois y contribuer même, ce seroit la seule consolation que je puisse avoir de n'être pas heureux; je ne suis pas aimé, je mériterai de l'être: je serai jaloux sans doute, horriblement jaloux, je te jures mais que je la voie heureuse & je serai tranquille & appaisé. Sans doute nous pouvons être amis, mon cher St. Ange; je l'espère, je le souhaite, je te le demande. Hélas! je te haïrois, tu n'existerois pas, & je n'en serois pas plus heureux; j'aime ta franchise, tes confidences; je vois ton amitié, tu veux la mienne, elle est à toi depuis long-temps, elle ne changera pas: ce n'est pas toi qui me rend malheureux, c'est le sort, c'est Mlle. de Germosan; tu ne m'as rien ôté, je le sais, je ne serai donc pas injuste, aimela, fais-t'en aimer: je puis en être le témoin; mais qu'elle soit heureuse ou tu m'en répondras. Si Pauline t'a fait éprouver des remords, que ne souffrirois - tu pas lci? ce seroit le tourment de ta vie entière que tu te préparerois, & j'y ajouterois encore si je le pouvois. Je conviens que dans ce moment les circonstances peuvent être contraires aux intentions sérieuses que tu dois avoir; mais tu peux les vaincre & tu le voudras sans doute, alors ouvre-moi ton cœur & tu trouveras le mien. J'avoue qu'au travers des expressions de ta passion, j'ai cru entrevoir une légèreté que je condamne absolument; je ne sais si mes sentimens ressemblent aux tiens, mais je n'ai pas su comme toi compter tous les attraits de Mlle. de Germosan; tu as là-dessus une sensibilité de détail qui n'est point la mienne; j'ai vu Mlle. de Germosan parfaite & je l'ai aimée, je voudrois posséder entièrement son cœur & sa personne, & toi tu désires ses charmes les uns après les autres; ce n'est pas là la passion qu'elle mérite, & je crois qu'elle seroit blessée de tes éloges; elle est belle sans doute, mais son ame est plus belle encore. Tout ce qui est autour d'elle jouit de ses qualités; c'est un ange dans sa famille, dans sa maison; c'est une femme charmante dans le monde; elle est d'une bienfaisance rare envers tous ceux qui peuvent en être les objets; dans ce moment où le bruit de la fortune de son père se répand, elle est sollicitée par un grand nombre de pauvres; quoiqu'elle ne puisse pas les secourir tous, elle n'en rebute aucun; ma charge me rapproche fréquemment des familles indigentes, & presque partout j'ai trouvé des traces de sa charité; je suis peut-être le seul qui en sois informé, & tu juges si mes sentimens en ont été augmentés. Je souhaite que les tiens le soyent de même, c'est le vœu de ton rival. Ah St. Ange! j'ai vu ton bonheur, il n'a pas échappé à mes regards intéressés; je le vois dans les yeux de Mlle. de Germosan lorsque tu parois, lorsque tu approches d'elle; je l'apperçois dans sa voix, dans ses gestes, quand tu lui parles & quand il est question de toi. L'autre jour, dans un moment où elle paroissoit avoir une conversation très - intéressante avec Mlle. de St. Ciran, j'eus la malice de parler de toi à Mlle. de Mirefort qui étoit près d'elle, elle nous entendit bien vîte; je m'amusai à voir ses distractions, & comment elle n'écoutoit plus ce qu'on lui disoit, comment Mlle. de St. Ciran étoit étonnée de ses réponses, qui ne signifioient plus rien. Je m'éloignai pour la rendre à sa conversation, & j'enviai ton sort heureux en dévorant ma jalousie. Je n'aime point ce manège, de te rendre utile à son père, de t'éloigner d'elle pour obtenir quelque témoignage des sentimens que tu désires; je conviens que la franchise étant défendue aux femmes, il est permis de profiter de ce qui peut les trahir; mais se faire un plan suivi là-dessus, est bien moins l'effet d'une passion vraie que d'une politique dangereuse. Je conviens encore, que l'ambition exaltée de ses parens dans le moment de leur fortune, peut être pour toi un obstacle qui t'oblige à quelque ménagement; ton mérite & ta naissance sont des avantages personnels, ta situation isolée & dénuée de ce qui peut flatter des parens dans l'établissement d'une fille unique, t'éloignent de la marche que tu pourrois suivre sans cela; tu dois sans doute te faire aimer de Mlle. de Germosan, c'est dans ses sentimens que tu dois chercher les moyens dont tes intentions ont besoin: mais c'est sur ces intentions que je réglerai la discrétion qu'exigent les confidences que tu me fais; toi aussi, dirige ta conduite avec moi & avec elle sur ce que je te dis de mes sentimens pour tous les deux, il faut que mon amitié pour toi, & l'intérêt que je prends à elle marchent toujours de front; & s'il falloit se décider pour l'un ou pour l'autre, c'est elle qui l'emporteroit. Je puis sauver & défendre ta vie dans toutes les circonstances; mais dans aucune je ne pourrois consentir à voir Mlle. de Germosan, ou trompée, ou trahie, ou malheureuse. Pour suivre à cette disposition, j'aurois peut-être mieux fait de te cacher mes sentimens: dans ce moment, mon amitié pour toi est la plus forte; profite de ma franchise, que ma façon d'aimer soit pour toi un exemple; en voyant celle dont Mlle de Germosan l'eût été, pense à ce que tu lui dois: tu comprends cé que je penserois, si tu craignois de te montrer à moi, si tu ne continuois pas de me dire ce qui se passera entre vous; je veux savoir ce qu'on t'aura répondu; enfin, mon ami, je verrai le prix que tu mets à mon amitié. Je ne puis être trompé sur celle que j'attends de toi; tu en parles trop positivement pour qu'elle soit subordonnée à quelqu'intérêt particulier.J'espère que ton absence ne sera pas longue: tu reviendras au milieu de nous, tu continueras à te montrer au sein de la famille de Germosan avec tes vertus, tes qualités, enfin avec tout ce qui peut faire oublier les vains prestiges de l'intéret. Je ne sais pourquoi je n'ose presque pas parler de toi à Mlle. de Germosan: je veux m'affranchir de cette crainte, & sans avoir l'air d'être initié dans aucune confidence, je veux pouvoir affolblir ses craintes si elles sont injustes, ou l'éclairer sur ses espérances si elles étoient sans fondement. Sans doute M. de la Hausse est un rival, plusieurs personnes même le marient à Mlle. de Germosan; ce bruit est répandu dans quelques sociétés, qui ne le connoissent pas. Il m'arrive quelquefois de m'amuser de cet original; je le mets sur le chapitre des spéculations, & nous nous transportons ensemble aux bourses de Londres & de Paris; nous achetons, nous vendons; mais quand je veux prendre quelqu'intérêt à ses opérations, il se trouve que je n'ai point de crédit, ou qu'il faut que je onne des sûretés, des cautions à l'infini. Je le ramène au projet de se marier, je lui dis qu'il doit faire la fortune de quelque Demoiselle sans dot, & alors nous passons en revue toutes celles que nous connoissons. Pour toutes il a un tarif, par sou, denier & maille; l'une vaudroit le dix pour cent dans un ménage; une autre le trente par ses qualités économiques; il n'a pas un prix bien fixe pour la figure. Nous finîmes l'autre jour par parler de Mlle. de Germosan; pour lors il se récria sur ce qu'elle valoit, tant pour sa figure, tant pour son esprit & ses agrémens, & plus que tout cela, par son habileté & son itelligence domestique; je lui fls remarquer que le total étoit à-peu-près le cent pour cent, que par conséquent il devoit y penser; il dit en me quittant: -- on verra, chacun sait ses affaires. Si tu ne reviens pas incessamment, donne-moi encore de tes nouvelles: c'est aussi pour moi que je fouhaite que tu reviennes; butre le plaisir de te revoir, j'ai à te consulter sur une procédure épineuse. Adieu mon cher ami. LETTRE XXXV. St. Ange à Marville. Mon cher ami, j'approuve infiuiment le parti que tu as pris de te vouer aux emplois de judicature de notre pays: rien ne peut mieux te distraire de ce qui t'occuperoit inutilement: tu as des vertus, tu les employeras en faveur des malheureux; tu possèdes des lumières, tu en feras usage pour ceux qui se trompent sur leurs droits ou qui les ignorent. Le vrai bonheur de l'homme est dans l'exercice des facultés bienfaisantes, & quand elles regardent des amis, des concitoyens, ce bonheur est encore plus doux: l'ambition des cœurs bien nés doit être de servir & de défendre la patrie; la nôtre, où nous vivons si libres, si heureux, mérite au moins cette marque de notre attachement.Cependant cette vertu des hommes libres se perd parmi nous; l'intérêt devient tous les jours plus personnel, il prend la place des sentimens patriotiques; nous nous laissons aller à jouir d'une manière passive de la douceur du gouvernement, de la beauté de notre climat, & de l'abondance qui y règne: contens de la médiocrité, nos ames restent sans énergie, nos esprits tombent dans la langueur, & notre ambition est sans objets dignes d'elle. Peut-être, il est vrai, sommes- nous plus heureux sans l'activité & sans l'inquiétude que donne les richesses: notre bonheur paisible en est plus assuré; il est sans révolution, sans orgueil, & les désirs sont bornés; nous en sommes plus disposés aux plaisirs faciles, & aux jouissances simples de la vie & de la société. Un gouvernement aussi doux, aussi tranquille, aussi uniforme que le nôtre, seroit cependant bien propre à faire sentir les avantages du commerce, de l'industrie, du génie, des richesses. Ce qui donne de la force, ce qui met un grand prix à ces avantages, est sans doute une certaine portion de liberté; mais il faut qu'elle soit si bien arrangée que l'exercice n'en soit jamais dangereux, ni au repos de l'état, ni à celui des citoyens. Une République, par exemple, seroit parfaitement heureuse si, placée dans un climat qui peut fournir tous les agrémens de la vie, & jouir des plus beaux aspects de la nature, elle joignoit la tranquillité, la sûreté, la douceur du gouvernement, à l'opulence, au génie actif & industrieux de ses citoyens. Si, resserrée dans des bornes étroites, elle contenoit un peuple nombreux, laborieux & occupé à rassembler les arts & l'abondance. Le governement, par son habileté & par sa sagesse entretiendroit la paix & une amitié constante avec ses voisins puissans, & sauroit mériter leur protection sans altérer sa liberté politique, & la liberté individuelle y sera si bien ménagée, qu'elle sera une jouisfance pour tous, sans qu'il y ait d'oppression pour personne. Dans cette position il ne s'agit plus que de favoriser la population, l'abondance & la facilité de pourvoir aux besoins de la vie, & pour cela le droit d'exercer le commerce, & toute espèce d'industrie sera accordé à l'habitation & à la naissance sur ce territoire. Par-tout l'homme est jaloux des droits de gouverner & de parvenir au gouvernement; il est naturel que ce droit soit réservé à ceux qui ont acquis & maintenu la liberté au prix de leur sang; il doit appartenir à leur postérité & à ceux auxquels il aura été utile de le conférer. C'est l'assemblée de ces citoyens qui doit jouir des droits essentiels de la souveraineté. Ces droits sont le pouvoir de changer & de faire les lois, d'élire & d'instituer les premiers & les principaux magistrats, d'établir les impôts, de décider de la paix & de la guerre. Ce sont ces droits qui constituent véritablement la liberté politique du citoyen; & il n'y en aura point de plus étendue, si avec cela il existe une manière tranquille & légale de réclamer contre les abus & contre la violation des lois. Ce sont-là les seuls droits dont un homme libre & raisonnable doive être jaloux comme citoyen. L'assemblée dans laquelle résidera cette souveraineté, sera composée de tous les pères de famille ayant droit de cité, & de leurs enfans en âge de raison: elle sera présidée par les magistrats qu'elle aura élus; elle sera convoquée dans un temple, pour joindre la solemdité de la religion à ce qu'une assemblée de citoyens libres doit avoir d'auguste & de respectable. Elle est trop nombreuse pour admettre les discussions; elles en seront donc proscrites, & les actes de souveraineté se consommeront par un signe simple d'approbation ou de réjection. Les convocations régulières & nécessaires de ce conseil, constituant la République, seront établies & fixées par l'édit fondamental de l'état, & ne dépendront point de la volonté d'un magistrat Cette assemblée ne sera pas la multitude; elle ne sera à-peu-près que la vingtième partie de toute la nation, en y comprenant les sujets, ou à-peu-près la cinquième partie de la totalité des hommes faits & majeurs. De ce nombre de citoyens sera formé un grand conseil, qui en fera à-peu-près la sixième partie: il se trouvera naturellement composé de l'élite des citoyens, de ceux qui seront connus par leurs vertus, par leurs lumières, par la pureté de leurs mœurs, & les mœurs seront conservées par l'ambition d'être élus. Les élections, pour remplir les places vacantes, seront faites par ce même grand conseil, auquel sera joint par le sort un nombre de citoyens ou bourgeois qui ne seront d'aucun conseil. Des hommes choisis par environ 3o0 de leurs concitoyens, doivent former une assemblée digne de la confiance de tout le peuple. Il est juste & utile pour le bien public, que ce conseil nombreux ait quelques attributs de la souveraineté; à ses jugemens paternels & libres, seront confiés le droit de grâce, la décision des grands procès, l'établissement des réglemens de police, de commerce & autres, & enfin, il décidera de ce qui doit être porté au conseil souverain; il aura surtout le droit de veiller à la conduite de tous les magistrats, tous les ans il examinera leur gestion, & il pourra destituer ceux qui mériteroient de l'être; c'est devant lui que se feront les réclamations contre les abus & contre la violation des lois, ce droit de réclamation sera particulièrement attribué à un nombre de simples citoyens ou bourgeois, qui ne seront proprement membres d'aucun conseil, & qui seront tous les ans choisis par le sort. Ils assisteront à la plaidoirie & aux conclusions des procès criminels, ils pourront proposer ce qui leur paroîtra avantageux à la République. Tous les mois, ils pourront faire leurs propositions & leurs réclamations, auxquelles le conseil ayant le pouvoir exécutif, sera obligé de répondre, & si vingt - cinq personnes sont mécontentes des réponses, le grand conseil sera obligé de s'en occuper & d'en décider. C'est dans ce grand conseil que résidera le droit négatif, c'est à-dire, le droit de refuser les changemens aux lois & le redressement aux griefs, & comme il se trouve naturellement composé des pères de famille & des citoyens les plus intéressés au bien-être & à la tranquillité de l'état, leurs décisions seront toujours patriotiques; il est le pouvoir intermédiaire entre le pouvoir législatif & le pouvoir exécutif; c'est le cœur du souverain, qui ne peut jamais vouloir le mal, qui veut toujours le bien, & qui donne le mouvement à toutes les parties. Le pouvoir exécutif, qui décide du bonheur de tous les momens, & que l'on peut regarder comme la tête & les bras du corps politique, doit résider dans un conseil peu nombreux, & qui sera pris parmi les membres du conseil précédent; il sera peu nombreux à cause de son objet, qui ne permet pas de trop longues discussions; il sera à - peu - près la dixième partie du grand conseil, qui en fera les élections & le remplacement des emplois vacans. C'est ce petit conseil, qui aura l'activité journalière, économique & dispensatrice du gouvernement; c'est lui qui veillera à la sûreté de la vie & des biens, ses membres seront nécessairement les citoyens les plus respectables, les plus habiles, les plus expérimentés de l'état: le peuple ne pourroit pas choisir ailleurs ses premiers magistrats, ce sont ceux qu'il connoît le plus, c'est de leurs lumières & de leurs vertus qu'il jouit tous les jours, & dont il peut le mieux juger; c'est donc dans ce conseil qu'il choisira les magistrats qui doivent présider tous les tribunaux & l'assemblée souveraine qui exercera-ce droit toutes les aunées. Les premières charges de l'état ne seront jamais qu'annuelles, elles seront la récompense des membres de ce conseil; leurs peines & leur assiduité seront payées par une pension, qui ne suffiroit pas au plus petit nécessaire;saire; servir la patrie sans intérêt, juger sans partialité, gouverner sans passion, seront leur vertus naturelles, elles doivent leur mériter le respect & la confiance des citoyens & des étrangers; la reconnoissance leur donnera le titre de pères de la patrie, ce sera leur plus grande récompense. Le conseil, chargé du pouvoir exécutif, aura sous lui un tribunal de justice & de police en première instance; obligé de le protéger, & de soutenir l'exécution de ses sentences, & des siennes; il est nécessaire qu'il y ait une force quelconque; agir & exécuter en supposent une, & en politique il est dangereux de se reposer sur des suppositions; tôt ou tard elles s'anéantissent, & ce qui avoit été établi sur des fondemens qui n'existoient pas, ou qui peuvent changer s'écroule, & peut entraîner le corps entier. Le Juge doit être à l'abri de toutes craintes pour être libre dans ses jugemens; tel acte de justice par sa rigueur nécessaire, ou par une équité qui échappe au premier aspect, peut faire douter de l'intention & inspirer des craintes abusives. Le peuple peut être livré à une impulsion dangereuse pour lui - même; il doit être maintenu dans les bornes de ses droits, & fixé dans les limites de son pouvoir. Le gouvernement aura donc une force pour résister aux abus, & une digue à opposer à l'effervescence de la liberté; mais il ne disposera pas facilement de cette force, qu'il ne faille un grand concours de circonstances & de volontés pour l'employer; elle sera dirigée par un conseil composé des autres conseils, & présidé par un des magistrats choisis par le peuple: ce conseil sera presqu'indépendant, il n'aura aucun des intérêts des autres conseils, son but sera seulement de maintenir l'ordre & la discipline: aucun corps seul, & encore moins aucun magistrat, ne pourra employer cette force & en disposer; son usage & son office journalier seront réglés par l'édit fondamental de l'Etat, & les pouvoirs respectifs des conseils en rendront l'abus impossible; il n'y aura qu'un danger éminent, & visible aux yeux de tous, qui puisse la faire mettre en action, & la faire employer dans un cas particulier; la liberté aura son appui, & la paix son égide. La liberté civile & individuelle des citoyens & des sujets sera particulièrement assurée par les lois sur les emprisonnemens. Aucun magistrat n'aura le droit absolu d'emprisonner; tout homme arrêté aura le droit de réclamer d'être entendu sur le moment par un des premiers magistrats de la république; les premières informations devront être faites dans les vingt - quatre heures; l'accusé trouvera un avocat, & l'innocence accusée obtiendra des dédommagemens. Oter la liberté à un homme est une affaire si capitale, qu'elle demande plusieurs formalités dans une république. Rarement les débiteurs insolvables subiront cette peine: dans un pays où le commerce de l'argent a la plus grande activité, & par conséquent l'avidité de l'énergie, il n'y aura rien de si rare qu'un prisonnier pour dettes; le respect pour la liberté d'un citoyen va avant la passion de l'intérêt, & tel est l'esprit de ces lois. Il n'y aura point de code criminel, les lois ne régleront que les informations & les procédures; les juges, dans leurs sentences, pourront suivre leurs sentimens d'équité; ils pourront écouter les circonstances du délit & du coupable, & avoir égard au besoin de l'exemple. La justice criminelle sera faite & poursuivie au nom de la partie publique, sans frais, sans confiscations; les effets volés seront rendus aux propriétaires. Les procès seront courts, leur marche sera uniforme, le mot d'épices & leurs produits ne seront pas connus des juges. Le nombre des familles ayant droit de cité, & de parvenir au gouvernement, pourroit être trop restreint par celles qui s'éteignent, la nature & l'esprit du gouvernement pourroient être changés; pour y suppléer, tous les ans on admettra au titre & aux droits de bourgeois, un nombre de familles proportionné à celui qui diminue, ensorte que la proportion entre les différens corps & classes de l'état sera toujours la même. Les revenus de l'état procéderont d'abord de ses domaines; ils seront completés pour le nécessaire par des impôts, & ces impôts seront établis par l'édit fondamental de l'état; ils ne pourront être ni changés ni augmentés que par la volonté générale du peuple; lls seront particulièrement supportés par les riches, ils tomberont sur les objets de luxe; ce ne seront pas les terres qui seront imposées, ce seront les richesses: les denrées de première nécessité seront exemptes d'impositions, l'abondance en sera maintenue par les soins continuels du gouvernement, & par des établissemens, qui, en prévenant la disette, augmenteront les revenus de l'état; ils seront si bien compensés, qu'ils balanceront les dépenses, & il faudra une économie constante pour en maintenir l'équilibre. Il n'y aura point de tréfor, l'état n'est pas assez riche pour en former un; il sera dans le cœur des citoyens, que le gouvernement sera intéressé à s'attacher par sa douceur, par son attention à entretenir & à établir ce qui peut être commode & agréable au public: il ne peut y avoir ni concussion, ni malversation, ni monopoles publics. L'économie étant la base de la sûreté du gouvernement, tous les membres sont intéressés à avoir les yeux ouverts sur la gestion des finances, & tous les ans il en est rendu un compte public au peuple. La levée des impôts se fait sans rigueur, & la jouissance de la paix les fait payer avec plaisir. Les ressources de l'état portant particulièrement sur les riches, par les impôts qu'ils payent, par le commerce qu'ils entretiennent, par leurs dispositions généreuses à fournir des secours, il est de l'intérêt du gouvernement de les attacher à la patrie, par la jouissance tranquille & assurée des propriétés; par la considération accordée à la générosité, par l'admission des plaisirs publics, par une entière liberté dans la vie civile. Les richesses d'un pays commerçant se transportent aisément, & ce seroit les faire fuir, que de gêner trop les plaisirs, la vanité, & le commerce de la société. La réligion d'accord avec l'esprit du gouvernement, portera le même caractère de douceur, elle sera tolérante, simple, elle n'exigera point des pratiques superstitieuses, son culte sera simple comme elle; on jugera de la religion bien plus par les vertus que par le dogme, elle se montrera surtout par une charité constante & soutenue, par des secours donnés en abondance & avec empressement aux malheureux dans les temps de disette, par la paix dans les familles, par l'éducation des enfans, c'est là le vrai but de l'institution de la religion, & ses Ministres n'auront d'influence dans le gouvernement que par leur exemple, & par le respect dû à leur caractère & à leurs vertus; ils se vouent à la consolation des malheureux, & aux secours spirituels, leur vocation est assez belle. La chaîne établie par les lois politiques lie & embrasse tous les ordres de l'état, tous les individus de la nation, depuis le dernier habitant jusqu'au premier magistrat, & il n'y a pas un de ses chaînons qui ne porte des droits & des jouissances assurées; tous les pouvoirs sont balancés pour établir solidement la liberté: un peuple gouverné par ces lois sera aussi heureux & aussi libre que l'humanité le comporte, il doit atteindre à la plus grande prospérité, il ne lui manquera que l'art de jouir de son bonheur. Heureuse république! le ciel t'a choisie pour être un exemple de la félicité dont les hommes peuvent jouir sur cette terre: je crois que tu le penseras comme moi, mon cher ami; il est difficile de réunir plus de circonstances favorables au bonheur d'une nation; tout semble y concourir; mais le bonheur personnel & individuel peut être partout, l'esclave a ses jouissances, & la liberté est la mère de l'inquiétude; les êtres heureux ou malheureux font à-peu-près également répandus sur la terre; l'homme prend l'habitude de son sort, & la fortune peut l'atteindre partout; il a été laissé trop de jeu à ses caprices, dans l'établissement fondamental de la société. Dans son inégalité, elle fait le malheur de ceux qui n'ont rien, fans assurer le bonheur de ceux qui ont trop. Il faut à l'homme da pain, un habit, une compagne qui lui convienne, & un peu de liberté. Ce nécessaire auroit dû lui être attribué, fans qu'il fût trempé de la sueur de son vifage, elle devoit être réservée pour l'avidité du superflu; elle eut fuffi pour animer au travail: trop d'hommes malheureux sont au milieu de nous, fans pain, sant demeure, & avec une compagne qui ne leur convient pas. En réfléchissant sur l'humanité, on remonte aux institutions primitives, & on se laisse aller aux idées inutiles; aujourd'hui j'ai cru devoir te dire les miennes sur la politique: avec toi je puis m'occuper de ces objets: je veux te ramener à ce qui doit être naturellement le tien Livre-toi entièrement à celui-ci, dès que tu es dans cette carrière; il est plus qu'aucun autre du ressort de ton imagination, & je t'invite à l'exercer là dessus; il est des momens où je t'écouterai avec plaisir; il en est d'autres où tout me paroît si mal arrangé, où tout est si contrariant, si difficultueux, si opposé aux désirs, que l'on diroit que la nature n'est pas encore bien sortie de son cahos; je n'y trouve de bien que ton amitié; quoique tu me di ses, rien ne pourra me détacher d'un ami comme toi. Adieu. LETTRE XXXVI. Laure à Sophie. Quoi, ma chère amie, vous ne me répondez pas! & j'étois persuadée que le retour du courier m'apporteroit une de vos lettres: j'allai au-devant de celle que j'attendois, je la demandai avec empressement, quand on me dit qu'il n'y avoit rien à la poste, je le fis répéter plusieurs fois, j'y renvoyai & je restai stupéfaite d'étonnement de ne rien recevoir, je rentrai dans ma chambre en faisant les réflexions les plus tristes; quoil mon amie m'abandonne! quoi! Sophie, ma chère Sophie ne me dit rien! lorsque je voudrois entendre ses conseils, ses pensées, son jugement sur moi; comle besoin que j'ai de ses secours? ou ment votre amitié ne voit - elle plus bien, tout ce que je vous ai dit vous a-t-il fait changer? suis - je condamnée sans retour? ne voulez-vous plus d'une amie comme moi? Et alors aurai-je encore la force de vous écrire & de vous confier tout? O! ma chère amie, je vous tends les bras; il me semble que je suis redevenue enfant, & que je ne sais plus marcher: tenezmoi par la main, je vous en prie. Je me demande d'où peut venir chez moi ce changement, je n'en conçois pas la cause; seroit - ce M. de St. Ange? seroit - ce ce qu'il me dit, ce qu'il me témoigne? J'avoue que je le crois quelquefois; est - il possible qu'il m'arrive ce que vous m'avez annoncé, ce que vous m'avez prédit, ce que je craignois si fort. Vous triomphez, cruelle! Eh bien oui, j'aime M. de St. Ange, si c'est aimer que de préférer les discours, la société d'un homme à celle de tout autre; si c'est souhaiter de lui paroître plus aimable qu'une autre & qu'aux autres; si c'est faire plus de cas de son jugement, de son opinion; si c'est avoir du plaisir lorsqu'il paroît se plaire où je suis, du contentement lorsqu'il témoigne certaine préférence. Je vous parlois avec franchise, lorsque tous les êtres m'étoient indifférens; ma franchise au moins ne changera pas: & pourquoi n'avoueroisje pas toutes mes pensées, tous mes sentimens? suis - je la maîtresse de ne pas sentir la nuance des objets qui se présentent à moi; & si ce qui mérite l'estime se joint à ce qui peut plaire, en prendrai - je de l'éloignement? Vous m'avez dit une fois que M. de St. Ange ne m'aimoit pas; sans doute je ne puis pas me flatter d'inspirer un sentiment bien violent, bien essentiel, vous avez bien fait de m'en avertir. L'amour - propre auroit pu me tromper, mais je vous assure qu'il ne me fera jamais rien oublier de ce que je suis, & ma défiance là-dessus sera toujours extrême. D'ailleurs, je ne veux rien, je n'exige rien; peut - être bien que dans ce moment de trouble où je suis jetée par les circonstances, j'aurois besoin de me croire aimée véritablement, de trouver de l'amitié, de l'intérêt, & de me livrer à la confiance; si vous étiez là, je n'aurois besoin de personne; je ne veux pas chercher ailleurs. J'étudierai si bien mon cœur que je faurai être maîtresse de tous ses mouvemens: vous savez que je sais refléchir, & je réfléchirai beaucoup. C'est ce que j'ai fait à l'occasion d'une lettre que j'ai reçue de M. de St. Ange: elle accompagnoit le paquet de papiers que mon père m'avoit ordonné de recevoir, & par conféquent je ne pouvois m'en défendre, malgré a résolution que j'avois prise de ne rien recevoir, & encore moins d'écrire. Il falloit bien que je susse la destination de ce qu'on m'envoyoit, & s'il n'y avoit rien à ajouter en le faisant parvenir. Je voudrois joindre ici cette lettre, ou vous en donner une copie; l'un ou l'autre seroit dangereux; elle ne contient point de ces choses flatteuses, dont on doit se défier; au contraire, il dit que je suis dangereuse, que je ne sentirai jamais le prix des sentimens que j'inspire, que je fais souhaiter avec ardeur le bonheur extrême d'obtenir le plus léger retour, la plus légère amitié, mais que je suis incapable d'en avoir, qu'à l'âge où les femmes ne sont occupées que de l'envie de plaire, je pense, je réfléchis; que mon esprit voit trop bien, & juge avec trop de justesse; que je suis insensible aux impressions que je fais, & que je méprise mes succès; que je confonds tous les objets dans le tourbillon du monde, & que je ne sais pas distinguer ceux qui mériteroient de l'être par leurs sentimens; que cette façon de penser lui faisoit craindre ceux qu'il avoit pris pour moi, & qu'il vouloit s'en défendre: qu'il sauroit être malheureux & cacher son malheur loin de moi plutôt que de me déplaire, plutôt que de voir que je n'y faisois aucune attention. Il veut se condamner à la retraite, s'il en a la force; il se contentera d'écrire à mon père, il ne le rendra pas responsable de ce que sa fille lui fait souffrir. Il ne reviendra point, il ne reparoîtra pas chez nous de long-temps. Vous avouerez, ma chère amie, que c'est - là plutôt dire des injures que flatter; & je ne comprends pas sur quoi il a pu prendre ces idées de moi. On ne se montre donc jamais tel que l'on est, ou les autres nous voyent toujous mal. Je croyois avoir précisément les défauts contraires; je croyois trop distinguer, trop sentir, trop mettre de prix au moral, à ce qui mérite l'attachement, à ce qui inspire l'amitié, plutôt qu'à ce qui brille & à ce qui reluit. L'idée seule du malheur m'affecte, & tout ce qui fouffre a des droits sur moi: il est difficile d'être insensible à l'injustice, & il est bien singulier que M. de St. Ange s'amuse à me dire ses erreurs, & à faire autant d'accusations contre moi. Je n'irai pas cependant me justifier, & s'il se plaît à avoir mauvaise opinion de moi, à la bonne heure, qu'il reste dans sa retraite, qu'il ne revienne pas; mes parens trouveront sa conduite très-extraordinaire: mon père en aura de l'humeur, elle retombera sur moi; j'en aurai des chagrins. Il est cruel cet homme; c'est bien lui qui s'embarasse fort peu du sentiment des autres; il m'a été impossible de ne pas le lui faire sentir. Mon père m'avoit ordonné d'accuser à M. de St. Ange la réception des papiers, & de lui dire qu'il seroit incessamment de retour. Je ne lui ai écrit que quatre mots; mais je lui ai dit que sans doute il avoit de bonnes raisons pour ne suivre que ses convenances, & pour manquer à ses promesses, & que dès que son goût & ses intérêts le fixoient loin de nous, personne n'avoit le droit de s'y opposer; que celui des autres devoit lui être peu de chose, & que l'on voyoit tous les jours que ceux qui parloient le plus de sentiment, étoient ceux qui en avoient le moins. Il est ridicule aussi avec sa retraite & son idée de ne pas revenir. C'est une singulière manière que de prendre bien mauvaise opinion des autres, & de s'en aller sans s'embarrasser de ce qui peut être vrai ou faux. Il ne reviendra surement que parce que mon père l'y forcera. Mon père n'aime pas écrire, il n'en a pas même le temps; c'est précisément le moment où M. de St. Ange peut lui être le plus nécessaire, Il y a beaucoup de choses à régler, à décider; mon père se fâchera contre tout le monde. Je crois que j'aurois dû parler plus positivement à M. de St. Ange de son retour. Je lui aurois peut - être fait sentir.... -- Oh mon Dieu! ma chère amie, je crois avoir rencontré vos yeux; ils se sont fixés sur les miens, ils ont percé jusqu'au fond de mon ame. Eh bien oui, ma chère amie, voyezy que je suis fâchée de l'absence de M. de St. Ange; elle me laisse une peine que je ne puis définir. Sa lettre me donne un sentiment pénible, dont je ne puis pas me rendre raison. Vous devez être bien tranquille, car jusques à présent nous ne sommes heureux ni l'un ni l'autre. Vous n'avez pu voir entre nous ni intelligence, ni sympathie, ni rien de ce qui mène à un attachement trop fort; & réellement nous ne pouvons pas être menés bien loin. Au reste, M. de St. Ange est toujours un homme que mon père aime, estime, dont les relations lui sont agréables; quoiqu'elles deviennent entre nous, mon père ne doit pas en souffrir: ce qui se passe est sans importance & ne signifie rien, ce n'est pas quelques légères préférences, ce n'est pas une foible amitié fondée sur les agrémens de la société, qui peuvent mener à quelque chose d'essentiel; je vois trop bien tout ce que j'éprouve, pour n'en être pas toujours la maîtresse. Je n'ai point renoncé à mon goût pour l'indépendance; il me donnera toujours des forces, quels que soient mes sentimens. J'espère, ma chère amie, que vous êtes rassurée sur l'aveu que je vous ai fait, & vous voyez qu'il se réduit à bien peu de chose: tout ce que je souhaite, c'est que mon père n'ait point de reproches à me faire d'avoir contribué à le priver de quelqu'un qui lui est utile. Il paroît compter sur M. de St. Ange, relativement à plusieurs objets, & je serois fâché qu'il manquât à mon père. Ce qui me surprend extrêmement, c'est que ma mère n'ait pas prononcé le nom de M. de St. Ange depuis son absence; elle n'en a pas dit un mot; je lui ai appris qu'il m'avoit envoyé des papiers; elle m'a répondu qu'il falloit les faire parvenir avec beaucoup de soin; que mon père l'avoit particulièrement recommandé. J'ai tâché plusieurs fois de faire venir la conversation sur lui: je ne comprends rien à cette espèce de silence. Ce n'est pas tout - à - fair la même chose avec Mlle. de Mirfor; elle m'a fait avant hier une visite bien singulière: elle fut assez long - temps avec moi, & elle ne cessa de parler de M. de St. Ange; elle me raconta que le jour avant son départ, il s'étoit promené avec elle pendant une heure & vingt minutes, elle le savoit exactement; elle me fit tous les détails de la conversation; elle n'en avoit pas perdu un mot. Il étoit comique de voir comment elle mettoit un prix infini aux choses les plus simplement honnêtes. Enfin elle me dit tout d'un coup: ma chère amie, dites-moi je vous prie ce que je devrois faire si M. de St. Ange s'attachoit véritablement à moi. J'avoue que la question me surprit. Je lui répondis cependant, en interrompant mon ouvrage pour racommoder le feu, il me semble que vous ne pouvez mieux faire l'un & l'autre que de suivre vos inclinations réciproques. Ah, je suis charmée, reprit - elle, que vous pensiez comme cela; vous avez un peu changé: une fois vous condamniez les inclinations: vous en disiez du mal. Je vous assure, continuatelle d'un ton bien manièré, que la vie est bien peu de chose sans cela. Dites-moi, ma chère amie, pourquoi je sentis la rougeur me monter au visage; c'étoit de colère surement. Je me détournai pour me cacher de Mlle. de Mirfor. Depuis ce moment sa visite me parut d'une longueur insupportable, & j'allois prétexter les affaires les plus importantes pour la renvoyer, lorsqu'elle s'en alla. Il y a toujours quelque chose de désagréable dans le commerce de cette personne. Je crois que je veux me brouiller avec elle; je souhaite qu'elle m'en donne l'occasion; mais elle n'en voudra rien faire. Depuis le départ de mon père, je ne suis à-peu-près point sortie, j'ai refusé des assemblées, des soupers; j'ai engagé ma mère à se ménager & à rester chez elle: elle n'est jamais seule le soir; le grand monde & les sociétés commencent à me fatiguer, je n'y ai le plus souvent que de l'ennui. Je vois arriver la la fin de l'hiver avec plaisir; je crains seulement que nous ne retournions pas assez tôt à la campagne. Je pense bien souvent à M. de Noirval, à mon ruisseau, & aussi à Mde. de St. Marcin. J'ai été trop distraite de tous ces objets; il me semble que je les reverrai avec plus de plaisir & plus d'intérêt. En attendant nous faisons toujours des promenades en carosse; elles conviennent à la santé de ma mère & elles sont devenues plus fréquentes. Mon père change & renouvelle son équipage; il sera établi à la ville, & ma mère aura plus de plaisir & plus de facilité à s'en servir. Je ne sais, ma chère amie, si je vous ai dit que nous avions eu des nouvelles de M. Allwell; les portraits sont bien arrivés à Londres; ils ont été envoyés à notre parent, mais nous ne savons rien de plus: & il est très-possible que nous n'en apprenions jamais rien. Je vous écris, ma chère Sophie, dans la confiance que j'aurai bientôt de vos lettres, & qu'elles seront bien longues, bien répondantes à tout ce que je vous dis. Si vous ne me dites plus rien, je pourrois bien aussi me taire, & ne vous reprocheriezvous pas d'avoir abandonné une amie qui vous aime, qui vous chérit? & que votre oubli, que votre abandon, que votre indifférence rendroit horriblement malheureuse: après cela faites ce que vous voudrez. Hélas! mon cœur sera toujours à vous. Adieu, ma chère amie, je crois bien que je ne vous écrirai plus que je n'aie reçu quelque chose de vous. Fin du Tome troisième. LETTRES DE QUELQUES FEMMES DE SUISSE LETTRE XXXVII Laure à Sophie. Non, ma chère amie, je ne puis pas me taire; si vous pouvez m'abandonner, moi je ne puis pas vous quitter. Je vous écrirai, je vous persécuterai, j'en ai pris l'habitude; je ne puis plus rester seule; mon papier & ma plume me rapprochent de vous, & quand je vous écris, il me semble que je suis avec quelqu'un. Dans le jour, je puis eneore me passer de vous: des occupations, des affaires, des devoirs, mes parens me distraifent; mais lorsque je suis retirée dans ma chambre, lorsqu'il me semble qu'il y a un intervalle entre le monde entier & moi, lorsque la tranquillité, le silence, l'indifférence de tout ce qui m'entoure, me laissent comme au milieu d'un désert; alors ma pensée, mon imagination, mon cœur se tournent vers vous. Le soir, auprès de mon feu, je veux quelquefois commencer une lecture; bientôt je ne lis plus; j'entends les heures, le cri du guet de minuit, d'une heure, de deux heures; trois heures sonnent, & je pense encore, le tems s'est écoulé, & puis c'est tout. Je veux vous dire quelque chose avant que le sommeil m'en empêche, je commence, j'écris quelques mots, la lumière me manque, & je vais me coucher dans l'obscurité. J'espère que je jouirai au moins du sommeil le matin, mais j'entends du bruit, je vois le jour; je crains que ce ne foit très-tard; l'inquiétude me chasse d'entre mes rideaux; c'est alors que j'ai le tems de vous écrire, car tout le monde repose encore bien long-tems. Je vous dis ici ce qui m'arrive souvent, ce qui m'est arrivé hier au soir & ce matin. Je vous écris donc, ma chère Sophie, mais je ne vous enverrai ma lettre que lorsque j'en aurai reçu une de vous, que lorsque je serai sûre d'avoir toujours mon amie; je vais laisser ma lettre dans mon bureau. Je m'entretiendrai avec vous de tems en tems, quand j'en aurai besoin. Si je ne reçois rien de vous, si je ne suis pas contente de ce que je recevrai, je jetterai au feu tout ce que j'aurai écrit, & je ne vous parlerai plus de moi. Je suis particulièrement inquiète de ma lettre à Mr. de St. Ange; je l'ai écrite trop en courant; j'aurois dû y penser davantage; je n'ai pas la certitude d'avoir dit ce que je voulois: alle étoit mal écrite; enfin j'en serai mécontente jusques à ce que je sache l'effet qu'elle aura produit. Je devrois déjà le savoir; il y a aujourd'hur quatre jours que j'ai fait ma réponse, que je l'ai remise au messager; il retournoit, je crois, à la campagne de Mr. de St. Ange. Il n'est sans doute point obligé de me répondre; en vérité je suis charmée qu'il ne le fasse pas, & je ne manquerai pas de le lui témoigner. Il auroit seulement dû faire dire à mon père quand il reviendra; s'il ne revient pas, on s'en prendra peut-être encore à moi. Il seroit possibleque je fusse obligée de montrer la lettre de Mr. de St. Ange, & ce que j'ai répondu. J'ai déjà pensé que je devois le faire; mais dans ce moment mon père est si occupé, il atant d'affaires différentes, que ce seroit nous jeter dans un trouble dont nous souffririons tous inutilement. Si je dois le faire, je prendrai un moment où il sera tranquille, & où je serai sûre de trouver toute sa tendresse pour moi. J'ai dit une fois à mon père qu'il ne m'aimoit plus; il m'a dit que j'étois une ingrate, que tout ce qu'il faisoit étoit pour moi & que personne n'en jouiroit autant que sa fille. Il me serra dans ses bras, en me disant de ne point l'inquietter par des choses inutiles. Hélas! nous étions heureux; un autre bonheur est venu troubler celui dont nous jouissions, je le regrette. Il est vrai que nous pouvons mieux suivre nos sentimens avec ceux qui ont besoin de nous: mon père, qui est charitable, me donne de tems en tems de l'argent, dont l'usage me fait un vrai plaisir: ce n'est pas aussi souvent que je le voudrois; mais c'est une jouissance que j'ai gagnée, & que jé compte pour beaucoup. Je n'avois pas imaginé qu'il y eût autant de misérables. Aujourd'hui nous faisons l'essai de notre nouveau carrosse; il y a déjà quelque tems que nous avons les chevaux: le carrosse est venu de chez le sellier, & ma mère se fait plaisir de l'essayer pour en rendre compte à mon père; il fait un beau jour, nous ferons une grande promenade. Adieu, ma chère amie, je vous reverrai ce soir ou demain matin. Jeudi au soir à dix heures. Ma mère a été fatiguée de sa promenade; elle s'est couchée de bonne heure. Je veux vous conter toute ma journée, mais rien de vous encore, ma chère amie? rien de personne? mon père ne revient point non plus: tout l'univers est-il donc mort? heureusement qu'un autre objet vient ocsuper mon esprit. C'est une idée que j'ai, à laquelle je m'attache tous les momens davantage; j'en suis transportée. Je suis sûre que vous l'approuverez. Notre promenade a été trèslongue, beaucoup plus que nous ne le comptions: nous avons été du côté de la montagne. Au bout d'une heure nous avons quitté la grande route; nous y étions invités par un très-joli chemin de traverse. Je comptois cueillir quelques primevères, qui commencent à paroître auprès des haies: le chemin s'est trouvé très-étroit & très-boueux; je n'ai pu descendre, & même le carrosse ne pouvoit pas tourner. Il a fallu suivre ce chemin pendant plus d'une heure. Au bout de ce tems-là nous sommes arrivés auprès d'une maison de paysan. Il y avoit au-devant une assez jolie place, nous avous eu envie de descendre, & ensuite d'entrer dans la maison: elle étoit propre & bien arrangée; elle avoit un air d'aisance, Nous avons vu un vieillard en cheveux blancs, assis auprès du feu-i à côté de lui étoit un enfant, qui tenoit une assiette de bois, sur laquelle il y avoit du pain. L'enfant avoit l'air de presser le vieillard de manger, & nous l'avons fort peu distrait. Celui-ci est venu à nous; il nous a offert ses services, & tout ce qu'il y avoit dans la maison. Il revenoit du bois, il étoit fatigué; il nous a demandé si nous nous étions égarés, & comment nous nous trouvions dans cet endroit écarté, où jamais il ne venoit personne de la ville. Ma mère a lié conversation avec lui, & s'est établie auprès du feu. Moi, j'ai été frappée de la beauté de l'enfant: c'est une petite fille de sept à huit ans, dont l'air & la fraîcheur des couleurs annoncent la santé; elle avoit une physionomie ronde & pleine, de grands yeux bleus, de beaux cheveux châtains bruns, qui lui cachoient le front & presque les yeux: un air de propreté ivitoit à lui faire mille caresses. J'ai demandé au paysan à qui étoit cet enfant. Hélas! il est à nous, a-t-il répondu; à présent c'est toute ma consolation. Comment, lui - ai - je dit, cet enfant est votre fille....? Oh non, c'est ma fille qui est sa mère, c'estàdire, celle qui est morte: son père est allé au service en Hollande; ma fille qui est ici n'est que sa tante. J'ai demandé le nom de l'enfant; le bonhomme m'a dit qu'elle s'appeloit Henriette. La petite fille, qui tenoit son grand-père par la main, & qui appuyoit sa tête contre lui d'une manière qui exprimoit la tendresse, & qui inspiroit l'intérêt, a repris avec vivacité qu'elle s'appeloit aussi Angélique; mais que sa tante ne vouloit pas qu'on lui donnât se nom. J'ai demandé à voir la tante; elle étoit au jardin; la petite fille est courue devant moi pour m'y conduire; elle s'est jetée dans ses bras; elles se sont embrassées avec une tendresse qui peignoit mieux une mère & une fille, qu'une tante & une nièce; la petite a toujours dit ma tante. J'ai vu une paysanne qui paroissoit avoir plus de trente ans, qui étoit maigre, halée: on voyoit plutôt les traces de la peine & du travail, que les restes d'une jolie physionomie. L'on découvroit cependant de beaux traits, en y faisant plus d'attention; des yeux expressifs, mais un peu enfoncés, donnoient l'idée du chagrin. Ma curiosité & mon intérêt alloient en augmentant. J'ai fait des questions sur la tante, sur la nièce, sur le grand-père. J'ai dit qu'ils étoient bien heureux d'avoir un enfant comme celui-là: on m'a répondu en caressant la petite fille, que c'étoit un bon enfant qui donnoit quelquefois un peu de peine: la petite a embrassé sa tante avec un air de tendresse charmant: il m'est venu l'envie extrême d'avoir auprès de moi une petite créature comme celle-la. Je n'ai aucun de ces animaux qui occupent l'attention & les soins, auxquels on prodigue les caresses, au bien - être desquels on sacrifie le sien & celui des autres: ce sont des esclaves serviles & malheureux, à l'attachement & à la reconnoissance desquels on est si sensible! & dans ce moment j'éprouvois combien je le serois aux sentimens d'un petit être que je rendrois heureux, qui penseroit, qui raisonneroit. J'ai demandé à la femme si elle ne seroit pas bien aise de placer sa petite nièce chez quelqu'un qui en auroit beaucoup de soin, & qui l'aimeroit. Elle m'a répondu qu'elle auroit de la peine à s'en séparer, & que la petite commençoit à avoir foin de son grand-père. J'ai dit à ma mère mon idée: sans s'y opposer absolument, elle m'a fait entendre que c'étoit prendre un engagement qui pourroit avoir beaucoup d'inconvéniens, & elle m'a renvoyé à la volonté de mon père: elle a regardé l'enfant de plus près; elle l'a trouvé charmant. Je ne sais même quel air de ressemblance elle a voulu y reconnoître. Mon père, depuis quelque tems, me presse de prendre une femmedechambre, je lui demanderai de me laisser le choix de cet enfant; je le tiendrai dans ma chambre; je le soignerai; je l'élèverai; je le rendrai heureux; ce sera une compagnie intéressante, qui rompra ces momens de solitude, où on se laisse aller à toutes sortes de réflexions. Plus j'en faisois alors, plus mon envie se fortifioit: j'ai insisté auprès du paysan & de sa fille, pour qu'ils me remissent leur enfant: je leur ai fait toutes les promesses qu'ils pouvoient attendre, & qui pouvoient les décider. Je leur ai dit que je voulois avoir le consentement de mon père, & qu je reviendrois dans quelques jours. Je n'ai cessé d'en parler à ma mère en retournant à la ville: j'espérois y retrouver mon père; il ne reviendra que demain: je languis de lui en parler; je crois qu'il ne s'y opposera pas. Plusieurs personnes sont venues passer la soirée auprès de ma mère. On s'est occupé de notre promenade. J'ai dit mon projet; tout le monde y a trouvé des inconvéniens; l'une a dit qu'il ne falloit pas sortir les paysans de leur état; l'autre, que lorsque leurs enfans étoient trop bien & trop heureux, ils tournoient toujours mal; que l'éducation ne faisoit que les gâter. La vieille Mlle. D* a dit qu'elle avoit souvent pensé à prendre une petite fille, mais qu'elle avoit deux chiens & un perroquet qui en souffriroient, & dont elle ne vouloit pas se séparer. Mr. de Marville vint aussi. On changea le sujet de la conversation, il fut très bien avec les amies de ma mère; avet moi il avoit l'air inquiet, curieux, embarrassé: il sembloit qu'il voulût me parler de quelque chose; il ne parla de personne. Je ne sais ce qu'il dit d'humeur, de distraction; & il s'en alla. Il est quelquefois bien peu aimable, ce pauvre Marville! On s'entretint de lui lorsqu'il fut parti. On se réunit à en dire du bien: les vieilles femmes qui le connoissoient avoient remarqué que depuis quel-que tems il avoit beaucoup changé; qu'il ne recherchoit plus autant l'élégance dans son habillement, dans sa parure. Ma mère dit qu'elle trouvoit qu'il n'étoit plus autant parfumé d'ambre. On ajouta qu'il s'occupoit beaucoup de l'emploi qu'il avoit pris; que sa conduite étoit devenue trèssage, très - exemplaire: je crois que j'aurois pu dire le moment où ce ohangement avoit commencé; & lorsque l'on dit que l'on croyoit qu'il pensoit à se marier, ma mère me regarda, & elle examinoit ma contenance. Quand nous fûmes seules, elle voulut m'en parler; je la priai de permettre que je ne fusse occupée que de mon projet d'avoir la petite fille, & je lui demandai de m'aider à obtenir le consentement de mon père. Elle me dit que puisque j'aimois autant les enfans..... Je ne la laissai pas achever; je l'embrasfai, en l'asfurant que celui-là nous amuseroit tous. Dites-moi, ma chère amie, si vous n'approuvez pas mon idée, si vous n'en êtes pas jalouse. Je languis d'avoir cette petite créature auprès de moi, elle me manque déjà; je ne veux pas vous envoyer ma lettre que la chose ne soit décidée. J'espère que mon père reviendra demain assez tôt pour pouvoir lui en parler bien au long. Après - demain je retournerai chez les bons paysans, & dans trois ou quatre jours j'aurai ma petite fille. Je vous dirai tout ce qu'elle dira; tout ce qu'elle fera; nous parlerons de son éducation, & si vous voulez nous ne parlerons plus de personne d'autre, aussi bien je n'entends plus parler de qui que se soit. Adieu donc, ma chère amie; demain je scrai assez occupée, le matin j'ai des affaires pour la maison, ensuite des parens à aller voir, des visites à faire, une assemblée chez Mr. Duterrier, où ma mère veut aller, & un souper chez des tantes où il ne faut pas manquer. Mr. de la Hausse & Mr. Duter rier y seront. Le jour sera bien long, il n'y a point de courier, & je ne recevrai rien de vous; je voudrois rester à la maison, attendre mon père, lui parler; demain au soir je vous dirai encore quelque chose, car il me semble que vous êtes la seule personne avec qui je puisse m'entretenir. Ce soir je ne vous dirai qu'un mot, ma chère amie; je n'en puis plus, je suis horriblement fatiguée, & vous voudrez bien que j'aille me coucher, avec les plaisanteries de Mr. Duterrier & les galanteries de Mr. de la Hausse. Mon père est revenu fort tard; il a eu des affaires en arrivant; je n'ai pu lui parler. A l'assemblée, Mr. Duterrier le jeune & Mr. Desaleurs se sont acharnés à faire avec moi la conversation la plus suivie, la plus soutenue, qu'est - ce que je leur avois fait? ils se gardent bien d'aller à leurs campagnes. Demain mon père veut aller à la nôtre dès le matin, avec ma mère & avec moi. Il faut faire des meubles, & voir les réparations. Je m'en réjouis, je désirois depuis long-tems d'y aller: je verrai d'abord si je retrouve mon dessein: j'aurai des nouvelles de nos voisins, dont je n'ai rien entendu depuis long-tems: je crois qu'il fera un très-beau tems, & je me promènerai. Au retour, je suis sûre de trouver une de vos lettres. Je croyois que mon père me parleroit des papiers que je lui ai envoyé; il n'en a pas dit un mot; mais vous, ma chère amie, êtes - vous morte aussi. Demain, je saurai que vous existez pour votre amie, & alors je fermerai ma lettre, ou elle ira au feu. Je rentre chez moi, je demande s'il n'y a point de lettre; on m'en donne une, elle est de ma tendre amie, de ma chère Sophie; je l'ouvre bien vîte, je la parcours, je vois qu'elle m'aime encore, qu'elle n'est point malade, & je ne suis pas trop contente du reste. Je la cache pour la relire à mon aise, lorsque je serai seule. Je me retire pour cela de bonne heure dans ma chambre. Je viens donc de relire cette lettre; elle m'afflige, elle me mortifie; ce n'est pas ce que j'attendois. LETTRE XXXVIII. Sophie à Laure. Ma chère amie, j'aurois pu vous répondre sans vous écrire, & je crois que c'est à cause de cela que je ne l'ai pas fait aussi promptement que vous le désiriez. Je n'avois qu'à vous renvoyer les premières lettres que vous m'avez écrites depuis votre campagne, & aussi celles que vous avez écrites à Mlle de Mirfor. Vous m'avez donné envie de vous dire ce que vous lui disiez. Vos caractères ne se ressemblent point, vous ne pensez point comme elle, & vous dites presque les mêmes choses. J'en serois bien aise si vous pensiez comme moi; vous avez des idées différentes, & ulors je ne fais plus ce que je dois être. Je crains pour vous, & je ne voudrois pas vous affliger; je veux au contraire que mon amitié vous console; ma chère amie, je sens que je vous suis plus attachée que jamais, il me semble aussi que près d'un danger, vous avez besoin d'une amie comme moi. Pourquoi sommes-nous séparées, pourquoi ne puis - je pas vous écouter dans tous les momens, je descendrois avec vous dans votre cœur; c'est-là où je chercherois votre ennemi: c'est-là où il se cache, c'estlà où il sera, si vous devez en avoir un. Votre esprit, qui avoit tant de force, qui raisonnoit si bien il y a quelques mois, va s'entendre avec lui pour vous tourmenter, pour vous inquiéter, pour vous faire mille peines. Pauvre Laure! comme vous vous trompez vous-même, comme vous aidez au poison qui vous menace; avec quelle adresse vous cherchez & vous trouvez ce que vous craignez Hélas! élas! c'est - là toute votre habileté, & cette philosophie, ce systême, cette fierté, tout cela s'arrange pour céder à un sentiment qui est plus fort que toutes les philosophies & tous les systêmes. Ne croyez pas que j'aille vous condamner, ma chère amie, ce ne sont pas mes dispositions: je ne veux ni conseiller, ni effrayer, ni détourner; je veux aider votre cœur. Ce n'est pas lui que je crains; s'il est sensible, il saura être vertueux. Dites moi rondement que vous aimez Monsieur de St. Ange, & je serai rassurée. Dites - moi qu'il est bien vrai que vous trouvez dans sa personne, dans ses manières, dans son esprit, dans ses sentimens, un attrait qui vous plaît, qui vous intéresse, qui vous occupe, & alors je saurai très-bien qu'il en résulte un plaisir de le voir & de l'entendre, ce qui est trèsnaturel, & un désir d'être aimée de lui, ce qui est bien plus naturel encore; mais voilà l'amour-propre, la défiance, la résistance, toutes les idées enfin que l'on s'est fourrées dans la tête, qui troublent, qui aveuglent sur soi-même; je vois vos combats, ce que vous souffrez, & tout ce que vous voulez me cacher; je vous plains, ma chère Laure. Mais pourquoi n'aimeriez-vous pas Mr. de St. Ange? il est bon, il est généreux, il est humain; je sais qu'en sa qualité d'homme, il profitera de tous les avantages qu'il pourra obtenir; s'il est généreux, humain, ce sera pour mieux parvenir à son but; s'il a des vertus, ce sera pour mieux mettre la vôtre à l'épreuve: il vous aimera le moins qu'il pourra, mais il cherchera avec ardeur à vous inspirer de tendres sentimens, & à profiter de l'ascendant qu'ils lui donneront sur vous: c'estlà où je l'attends. Je lui défie de ne pas prendre la passion la plus vive, la plus sincère, la plus respectable, pour ma chère Laure: il a senti le pouvolr de ses charmes; il u voulu lui plaire; il a connu son esprit, ses grâces, ses qualités, ses vertus; il connoîtra tous les jours plus son ame tendre & sensible, & voilà ce qui formera sa chaîne; il ne pourra la rompre, & il en formera une éternelle, qui fera le bonheur de tous deux: c'est ma prophétie, & je la fais, en me rappelant toutes vos lettres. Cet esprit altier raisonnoit si bien, il raisonnera encore mieux; je lui aiderai si je le puis, mais ce sera toujours en me mettant de moltié avec votre cœur: & certainement deux femmes réunies, comme nous, peuvent bien se flatter de ne pas se tromper, & d'éviter de l'être. Notre éloignement est un obstacle, il est vrai, mais vous m'écrirez toujours, & mes lettres seront toujours là pour vous avertir de tout ce que je pourrai prévoir. Par exemple, je prévois très bien qu'après avoir écrit comme il falloit à Mr. de St. Ange, pour ne pas l'éloigner de votre père, vous ne l'écouterez plus, il n'a plus rien à vous dire, vous n'avez plus rien à apprendre de ses sentimens: ce sont ses intentions dont il faut que vous soyez informée. Ce n'est que par ce moyen qu'il peut apprendre vos dispositions, & ce que vous pensez. Peut-être s'est-il déjà flatté. Jamais l'amourpropre des hommes n'est si crédule que lorsqu'ils paroissent ne rien croire: & qui sait jusqu'où son imagination est allée; à la bonne heure, mais je veux absolument que Mr. de St. Ange vous aime, & qu'il vous aime avec la vérité & la sincérité que vous méritez, & que vous devez naturellement inspirer. Je haïrai un homme qui aimera foiblement mon amie: je serai son ennemie surtout, je ne veux absolument pas entendre parler de cet attrait qui se trouve si facilement entre deux personnes aimables, & qui mène quelquefois je ne sais où: & à cette occasion je voudrois bien que nous raisonnassions ensemble sur ce qu'on appelle attrait. Je pourrois en causer avec vous, mais non vous l'expliquer: nous pourrions nous aides, en disant ce que nous éprouvons l'une & l'autre: je n'ai jamais senti ce qu'on appelle inclination ou passion; mais cette espèce de sentiment dont je veux parler ne m'est pas inconnu. Je n'avois pas encore quinze ans, que je fus extrêmement frappée à la vue d'un Monsieur qui venoit quelquefois chez mes parens; il me plaisoit infiniment: sa figure, sa voix, ses manières, ses discours faisoient une impression singulière chez moi; il me donnoit l'idée de la perfection; j'aurois voulu qu'il fût mon père, mon frère, mon ami; j'apprenois l'histoire, & je le faisois ressembler à Cyrus, à Alexandre, à Télémaque; je lui appliquois même tous les objets de religion, & si l'on m'avoit demandé le portrait de*** j'aurois fait celui de Mr...... Il avoit près de trente ans; je n'étois pour lui qu'un enfant, auquel il ne faisoit attention que par honnêteté, & même, autant que je peux me le rappeler, je ne lui plaisois point du tout: il s'en alla, ma mémoire & mon imagination en restèrent trèsvivement occupées, & cependant je m'accoutumai à son absence. Insensiblement les impressions s'affoiblirent, les idées s'effacèrent, & je n'y pensai plus. Je l'ai revu quelques années après, & je n'ai plus trouvé mon fantôme de quinze ans, ce n'étoit plus que l'homme le plus commun. Depuis ce tems là mon ame a toujours été tranquille, & je n'ai plus éprouvé cette espèce d'émotion; même en me mariant elle a été loin de mon cœur. Cependant depuis ce moment j'ai pu comprendre ce que c'étoit que cet ttrait qui nous maîtrise quelquefois. Je vois que c'est l'ennemi dont nous avons à nous défendre; c'est lui qui jette un voile sur tout ce qui nous entoure, & sur-tout sur l'avenir: il commence par tout embellir, tout justifier, & il finit par tout empoisonner. Je ne vous dis rien qui ne se soit déjà présenté à votre esprit: sans doute vous raisonnez, vous réfléchissez, vous avez trop d'intérêt à être éclairée, pour ne pas employer tout votre esprit à l'être. Je me repose là-dessus, & dans tout ce qui se passe, je me plais à croire que c'est votre bonheur qui s'arrange, la fortune se joint à l'amour, & vous jouirez d'une félicité digne de vous. Votre père, en profitant des circonstances heureuses qui l'ont secondé, voudra que sa fille le soit aussi. Laissez-moi me livrer à cette perspective; elle plait à mon cœur. Eh bien, ma chère amie, quand vous reverrez Mr. de St. Ange, vous le tiendrez dans un éloignement qui lui fera voir que ce sont ses intentions qui vous décideront à quelque chose. Contez moi bien exactement comment cette première entrevue se sera passée. Il me semble qu'elle doit décider de beaucoup. J'en attends le détail avec impatience. Après toutes mes idées, ce qui m'occupe le plus, c'est aussi ma petite fille, car sûrement j'en aurai une qui sera à moi. Je la désire avec trop d'ardeur pour être trompée làdessus. Je la vois, je l'élève, elle sera mon amie, ma compagne; je serai bien heureuse. Je voudrois l'appeler Laure, mais il faudra lui donner le nom de sa grand-mère. Votre projet sur celle que vous voulez prendre sera difficile à exécuter, & je crois que vous y renoncerez. Je ne suis pas malade, mais je souffre souvent. Personne ne le sait que moi; je le cache sur - tout à mon mari. Je vois bien qu'une femme qui seroit souffrante & plaignante ne lui plairoit point du tout; la compagnie des autres femmes lui fait déjà plus de plaisir que la mienne, au moins il va la chercher souvent; ce seroit bien pis s'il avoit à fuir une femme malade: moi je ne cherche rien; je jouis de tous les momens heureux que je trouve dans mon ménage, & des plaisirs qui se rencontrent dans la société: mon mari m'aimera toujours, & j'espère & j'attends ma petite fille; c'est-là ce qui m'occupe. J'aurai aussi une lettre de ma chère Laure, je la recevrai incessamment; si elle alloit attendre des réponses pour m'écrire, je serois bien piquée; mon silence même doit lui dire que je l'aime, &c. &c. LETTRE XXXIX. Suite de la lettre de Laure. A chère amie, j'avois interrompu ma lettre; je n'ai pu la continuer; la vôtre me causoit un trouble, me donnoit une oppression, qui m'a ôté la possibilité d'écrire. J'aurois voulu vous dire mille choses pour vous tranquilliser, mille pour vous éclairer, mille autres pour me justifier. Toutes se sont obstruées dans ma tête. J'ai laissé ma plume, & j'ai été chercher le sommeil, mais j'ai été bien loin de le trouver. Comment jouir de quelque repos, avec le projet que j'ai, avec une amie comme vous, avec un homme comme Mr. de St. Ange. Dans les circonstances où je me trouve, tout cela ne m'a pas quitté un instant de toute la nuit, & cependant je crois que c'est votre lettre qui en est la cause: elle a mis dans mon ame un mouvement dont je n'ai pas été la maîtresse. Dans ce moment je n'ai pas plus de tranquillité; je suis seulement plus foible, plus abattue; mes idées se succèdent mieux; je puis mieux sentir tout le chagrin que vous me faites. C'en est un bien cruel, bien vif, bien mortifiant, que de vous voir en peine de moi; & pourquoi? parce qu'un homme s'attache à moi; parce que Mr. de St. Ange a pour moi je ne sais quels sentimens, qui tiennent à je ne sais quoi. Je n'ai donc qu'une mauvaise tête, je suis donc absolument sans esprit: je n'ai ni principes, ni force dans l'ame; à vous entendre, il semble que je sois perdue, si l'on ose me dire que l'on m'aime: mais en vérité, ma chère amie, vous ne me connoissez pas; vous avez oublié ce que je vous ai dit, ce que je vous ai répété si souvent. Vous me confondez avec toutes les femmes foibles, qui ne pensent ni ne raisonnent; comment cela est il possible? Eh bien, ma chère amie, imaginez tout ce qu'il vous plaira des sentimens de Mr. de St. Ange & même des miens; supposez qu'il soit un phénix céleste, soyez tranquille sur votre amie, c'est tout ce que je vous demande. Il mourroit demain, j'en serois fâchée, certainement, mais vous même vous n'en verriez rien: il se marieroit au bout du monde, ce qui est bien plus fort, je serois calme & je n'y penserois plus. Soyez assurée sur - tout que jamais on ne dira un mot ici, ni de lui, ni de moi: je ne comprends rien à cet attrait dont vous faites une affaire si importante, & dont vous voulez m'effrayer; je ne le connois pas, je ne le connoîtrai jamais. J'en suis si éloignée, que toujours je crains de revoir Mr. de St. Ange, plutôt que je ne le souhaite. C'est vous, c'est ce que vous m'avez dit, qui êtes cause d'une certaine émotion que j'éprouve lorsque je le vois paroître, & qui est, je crois, bien oppofée à l'attrait. Qu'estce que c'est aussi, je vous prie, que cette fantaisie de vouloir absolument que Mr. de St. Ange m'aime? Est-ce donc si difficile? en est-il incapable? Ou, irai-je m'aveugler, & croire ce qui n'est pas? Et qu'importe qu'il aime ou n'aime pas? que je croye ou ne croye pas? ne ferai-je pas toujours la même? Je juge Mr. de St. Ange, & voilà tout, & s'il en résulte une liaison d'agrément, une amitié un peu plus forte, une passion même si vous voulez, ce sera toujours moi qui verrai, qui déciderai, & alors qu'estce qu'il y a à craindre? Je vois bien cependant, ma chère amie, dans ce que vous me dites, toute l'activité de votre amitlé. Vous poussez votre tre prévoyance aussi loin qu'elle peut aller. Je ne veux pas la retenir, au contraire, dites-moi toujours tout, il n'y aura jamais rien de trop dur pour moi: j'aurai toujours de quoi vous rassurer, & vous pouvez l'être, si dans ce moment il ne vous faut que la certitude de la façon de penser de Mr. de St. Ange, je crois qu'il vous auroit persuadée vous-même. Je pensois bien peu à lui en allant à notre campagne, il n'avoit pas voulu me faire une réponse; il ne revenoit pas à la ville, il en étoit bien le maître. Je m'occupois de ma petite fille; j'en parlai à mon père, dans la voiture; je le sollicitai de me donner la permission de prendre cet enfant auprès de moi; je lui dis toutes les raisons qui me le faisoient désirer; il me dit toutes celles qui s'y opposoient; & je n'eus que l'espérance d'obtenir une fois ce que je désirois si vivement. Je trouvai notre maison de campagne remplie d'ouvriers de toute espèce: on faisoit des boiseries & des plafonds partout; on commençoit à vernir la salle de compagnie. Ma chambre étoit si dérangée, que je ne puis point juger de ce qui y a été pris ou laissé. Mon père me montra les changemens projetés dans les jardins: on y travailloit déjà. J'avoue que tous ces embellissemens me faisoient plaisir: mais je me demandois si nous serions ici plus heureux que nous ne l'avions été; & j'avois déjà des regrets sur ce que cette année nous serions obligés d'être plus long - tems à la ville. Mon père s'occupa avec les ouvriers, ma mère avec les meubles. Il faisoit un très-beau jour; l'après-midi j'allai dans le bois au bord de mon ruisseau, je m'y assis, j'y rêvai long-tems tranquillement. Je me rappelai certaines choses que vous me disiez dans votre lettre. Je pris mon portefeuille, je la cherchai; celle de Mr. de St. Ange se présenta; je ne sais comment il se fit que je la sortis de son enveloppe, qui tomba à mes pieds. Dans ce moment j'entendis le bruit des feuilles sèches sur lesquelles on marche; je tourne la tête avec surprise, & ce n'est pas sans émotion que je vis un homme qui avoit un chapeau rabattu sur les yeux, les bras croisés sur la poitrine, & qui marchoit d'un air pensif & distrait: son étonnement, son émotion furent visibles, lorsqu'il m'eut reconnu: je sentis aussi la mienne, & je recachai avec précipitation mes lettres & mon porte-feuille; je ne pus jamais retrouver l'enveloppe qui étoit tombée, & Mr. de St. Ange, car vous voyez bien que c'étoit lui, me donnoit déjà la main pour me relever. J'ai sans doute bien tort, Mlle, me dit-il, de me présenter ici, & de vous distraire; on est toujours fâché de rencontrer un homme auquel on ne daigne pas répondre: je ne sais plus, ni ce que je dis, ni ce que j'entendis; je reprenois assez vîte le chemin de la maison; cependant, on avoit fait un reproche à mon honnêteté, je voulus l'éclaircir, car dans aucun cas on ne veut passer pour mal - honnête, je parlai comme je pus des papiers que j'avois reçus & envoyés, & sur lesquels il devoit être tranquille, puisque j'en avois d'abord accusé la réception; il parut étonné, & par l'explication il fut découvert qu'il n'avoit pas reçu ma lettre; dans ce moment il se présenta un chemin qui alloit moins directement à la maison, nous le primes sans y faire attention: quoique, dans l'éloignement, nous n'étions point cachés, parce que les arbres font sans feuilles; il parut extrêmement inquiet & fâché de ce que ma lettre ne lui étoit pas parvenue, il ne pouvoit pas comprendre ce qu'elle étoit devenue, répondre; il regardoit ce resus, ce Il étoit au désespoir, il croyoit que je n'avois pas seulement voulu lui silence, comme une marque de mépris & d'aversion, il ne vouloit pas retourner à la ville, ni approcher de notre maison, il me supplia de le rassurer sur ses craintes, & de lui dire au moins quelqu'unes des paroles qui étoient dans ma lettre; il avoit les larmes aux yeux de regret & de chagrin; il avoit été malheureux depuis qu'il avoit eu cette idée, il étoit si heureux d'être détrompé; jamais il n'avoit eu la voix si touchante, ni l'expression si vraie, si naturelle, ses yeux brilloient d'un feu qui peignoit la sincérité, il disoit si bien qu'il étoit attaché à toute ma famille; je lui proposai de m'accompagner jusqu'à la maison où il trouveroit mes parens; il en avoit envie, mais il me fit entendre qu'il étoit venu au village voisin où il avoit été appelé par des paysans, qui l'avoient choisi pour être leur arbitre, il devoit y retourner tout-de-suite, il n'avoit pu s'empêcher de venir dans ce bois, & auprès de ce ruisseau dont il se trouvoit peu éloigné; il ajouta qu'il iroit à la ville le lendemain; & qu'il espéroit qu'il seroit reçu chez nous sans peine; ce jour là nous devions passer la soirée & souper dehors: il falloit bien l'en avertir, il est si soupçonneux! & comme il y a très-longtems que mon père ne l'a pas vu, il seroit fâché de le manquer; c'est demain qu'il viendra, & on le retiendra sans doute à souper: que je serois heureux! me dit-il avec transport, & en me quittant, que je ferois heureux de vous trouver quelquefois dans cette promenade champêtre; on ose y penler plus librement, &, Mademoiselle, je voudrois que vous vissiez toujours ce que je pense: nous étions dans ce moment hors du taillis, & à cent pas de la maison: il me quitta, il retourna par le chemin que nous venions de faire & je crus voir qu'il alla jusqu'à l'endroit où il m'avoit trouvée; sans doute que c'est le plus court pour retourner au village où il devoit aller. Eh bien! ma chère amie, cet éclaircissement n'est il pas naturel, cette entrevue est-elle si dangereuse? allez - vous en être effrayée? votre amitié va t-elle s'en allarmer? pourquoi vouloir absolument que Mr. de St. Ange m'aime? il faut le laisser ce qu'il est & ne rien exiger: pour moi, ma chère amie, je suis tranquille, je passois à ses yeux pour une femme orgueilleuse & méprisante, il nous auroit fui, & en vérité ç'auroit été fort désagréable; mon père en auroit souffert, & un mot d'explication remet tout dans l'ordre & dans la vérité. Lorsque je fus seule, & en approchant de la maison, je me demandai si je dirois à mon père que je venois de voir M. de St. Ange; je ne sais pourquoi j'avois de la timidité làdessus: je me décidai cependant! à le lui apprendre; je le trouvai extrêmement occupé, il donnoit des ordres à plusieurs personnes: toutes les fois que j'eus la bouche ouverte pour parler, je fus interrompue, & il ne le sait pas encore; c'est que je n'ai pu faire autrement que d'attendre qu'il m'en parlât le premier: au reste, c'est une cirsonstance bien indifférente, & j'en parlerai bien naturellement avec mes parens lorsque Mr. de St. Ange y sera; ma chère amie, voyez donc les choses comme elles sont, je vous en prie, soyez persuadée qu'il n'y a rien de dangereux; Mr. de St. Ange a l'ame honnête, le cœur parfaitement bon, ne lui confieriez-vous pas votre secret, ne lui remettriez-vous pas vos intérêts? je vous assure qu'il mérite de la confiance, & que celle que mes parens ont en lui est bien placée; si mon père ne l'a pas nommé depuis son retour, c'est qu'il s'attend à le voir tous les jours, & qu'il est bien sûr que je n'ai pas oublié le dernier ordre qu'il m'a donné; je suis fâchée d'avoir commencé cette lettre avant que d'avoir reçu la vôtre; il y a je crois beaucoup de choses que je ne vous dirois point. Je ne veux pas la relire, j'aime mieux vous envoyer tout ce que j'ai pensé, est-ce que je puis vous cacher quelque chose? Adieu, ma chère amie, je vais déjeuner avec mes parens, je solliciterai encore pour ma petite fille: oh! je l'obtiendrai surement, j'y attache un bonheur de tous les momens, &c. &c. LETTRE XL. Monsieur de Marville à Mr. de St. Ange. JE n'ai point reçu de vous ce que j'en attendois, Monsieur; vous avez affecté de ne point répondre à ce que je vous disois dans ma dernière lettre, & vous ne revenez point à la ville; votre manière avec moi m'étonne & me donne de l'inquiétude; ce que je vous ai dit auroit-il offensé votre amour propre, ou contrarié vos intentions? St. Ange, je t'aime, je ne puis supporter qu'il y ait de nuage entre nous; tu as trop de vertus pour me cacher tes sentimens & tes dispositions à mon égard, & qu'ai-je dit, mon cher ami, qui ait pu m'éloigner de toi. Je sens vivement ton bonheur d'être aimé par Mlle. de Germosan, je veux que tu en jouisses, mais que tu ne la confondes pas avec les femmes qui ne plaisent qu'un moment, qui inspirent le désir, & qui laissent l'ame vide & l'esprit languissant, qu'il faut aimer toujours sans raisonner jamais: avec celles-là, jouis de tes avantages & de l'art que tu as de leur plaire, sans t'attacher; pour elles, les grandes démonstrations de l'amour sont celles du moment, & il faut aller penser ailleurs; c'est là où tu as pu suivre ton systême de plaisir & de légèreté, tu as pu t'en applaudir & être content; mais avec Mlle. de Germosan ce seroit un crime barbare, tu n'en es pas capable, tu sentiras le prix du bonheur d'être aimé d'une femme qui est aimable dans tous les momens, dont les qualités de l'esprit nourrissent les sentimens du cœur, qui peut être une maîtresse charmante, une femme adorable & une amie parfaite, même après le mariage; j'avoue, j'avoue, mon cher ami, que c'est l'idée que Mlle. de Germosan m'a donnée d'elle, & cette idée m'a détaché de toutes les autres femmes: aujourd'hui je suis plus disposé à les fuir qu'à les rechercher, la facilité m'inspire du dégout, la coquetterie de l'éloignement, les petitesses, les faussetés, les pruderies de l'ennui & du mépris; ce changement qui s'est fait chez moi, dont on me plaisante quelquefois, & que quelques-uns de mes camarades me reprochent, je le dois aux sentimens que Mlle. de Germosan m'a inspirés. J'ai moins de plaisir, mais je suis plus heureux; avoir vu Laure, avoir passé quelques momens avec elle, me laisse une occupation dans l'ame, que je préfère au vuide que me laissoient les jouissances. Je suis sans espoir, je suis malheureux, mais mon ame est sans reproches, sans pratiques pénibles & honteuses, sans intrigues toujours si difficiles à cacher, & dont les suites sont si désagréables? mes occupations viennent à l'appui de mon changement. Je les multiplie, je recherche toutes celles que mon emploi peut me donner. Je me charge de ce qui embarrasse les autres: ma vie est remplie, & le sentiment malheureux que je nourris est une compagnie que j'aime, & qui me soutient plutôt que de m'abattre. Mon désir est de voir Mlle. de Germosan heureuse; je puis en être témoin; j'aurois même l'ambition d'y contribuer. Son cœur a sans doute le droit de choisir; puisse-t-il être moins aveugle sur son bonheur que le mien, & ne pas se tromper! Ah! St. Ange, je vois ton bonheur & je t'aime encore! Mais, dis-moi, qu'est - ce que cette longue absence? comment peux - tu être éloigné de ce que tu aimes, de tout ce qu'il y a de plus aimable? est ce un ordre? est-ce une politique? Est-ce que tu reçois des lettres, & en reçois - tu assez pour te consoler de l'absence? Je n'y comprends rien. Explique-moi ta conduite, je t'en conjure; te défieroistu de ton ami? Trompes- le aussi, si cela te convient; mais dis-moi quelque chose. Et moi aussi je souffre de ton absence; au moins je la charge des distractions & de l'humeur de Mlle. de Germosan. Une seule fois je l'ai vue gaie, bonne, aimable comme elle étoit il y a quel-que tems. L'autre jour elle avoit l'air pensif, soucieux. Je voulus dire un mot de mon ami, je fus très - mal reçu, & je m'en allai pour ne pas trop souffrir pour toi: elle ignore ma façon de penser; je veux qu'elle la connoisse, & je vais épier la pre mière occasion pour la lui faire connoître. L'idée d'être utile à deux personnes que j'aime, me fait souhaiter vivement d'être à même de le faire. Je t'écris par un paysan qui passe près de ta campagne, & qui revient demain à la ville: réponds-moi un mot, je t'en conjure; dis-moi, sur-tout, si je ne te reverrai pas incessamment. Comme je te l'avois dit, je voulois te consulter sur une procédure trèsdélicate: par une suite de formalités, j'ai découvert des choses qui peuvent faire de la peine à une famille entière, & que suivant la rigueur de mon devoir, je devrois remettre à la justice; le secret ne fera aucun mal, la publicité ne produira aucun bien, mais la justice aura son cours, & depuis que je suis voué au public, il me semble que c'est-là l'essentiel. Je voudrois savoir jusqu'où il est permis d'oublier que l'on est magistrat, pour pardonner, pour ne suivre que son humanité. Il faut faire respecter son emploi, & je tiens à une certaine disposition à la bienfaisance & à la charité; mais les devoirs de ma charge me reveillent bientôt, & je mets ma délicatesse dans l'exactitude des formalités; les formalités dirigent la justice, & quand on les suit, on n'a aucun reproche à se faire, quoiqu'il en arrive; l'essentiel est que les coupables soient punis, & qu'ils n'échappent pas à la justice. Une fois je fus extrêmement scandalisé d'entendre dire à un jeune Magistrat, qu'il ne falloit épargner ni les maux, ni les longueurs, pour parvenir à trouver un coupable & à savoir tous ses crimes: que les douleurs d'un malheureux qui alloit être condamné, devoient être comptées pour rien, lorsqu'il s'agissoit de tout découvrir, & de venger le public & la justice. Cette dureté me révolta alors; j'avois l'ame pleine de mon Beccaria; aujourd'hui j'ai un peu changé d'idée, & je trouve que ce magistrat qui étoit instruit & bon jurisconsulte, avoit assez raison; il faut effrayer les hommes pour les conduire, & pour cela il faut punir; c'est le devoir du juge. Viens me dire ce que tu en penses, & ne fais pas trop attendre deux personnes qui souhattent de te voir. Le messager me presse; adieu, mon cher ami. LETTRE XLI. Monsieur de St. Ange, à Mr. de Marville. Mon cher ami, je rentre chez moi avec un plaisir dans le cœur, & j'en éprouve un second, en trouvant ton exprès & ta lettre, qui attendent une réponse. J'ai beaucoup de choses à te dire, je ne sais si le messager m'en donnera le tems. Tu te plains de mon silence, tu n'es pas content de ma réponse, & que veux tu que je te dise, lorsque je n'entends rien de personne, lorsqu'on ne me fait à moi aucune réponse. Voulois-tu que je retournasse à la ville faire parler de moi par des assiduités que l'on auroit dédaignées. Permets que je ne me confonde pas avec ces hommes qui sont vains de leur attachement pour une femme; & cependant je crois que j'aime avec fureur. J'espérois quelques mots de Mlle. de Germosan; ils devoient décider de beaucoup, de tout pour moi. Il ne s'agissoit pas moins que de confirmer tes conjectures, & d'assurer chez moi des sentimens qui aujourd'hui régleront ma vie. Un silence obstiné & cruel me tourmentoit; je ne demandois que les choses les plus simples; que seulement on me fît connoître que ce que j'avois envoyé étoit parvenu; il est bien vrai que je comptois trouver dans les expressions de ce qu'on m'auroit écrit, de quoi former quelques légères espérances. Il est si difficile de ne pas déceler un sentiment qui occupe; j'aurois su le découvrir dans les mots les plus simples, dans l'écriture, dans les plis même de la lettre. Je disois, c'est sans doute ce qu'elle craint, ou elle préfère de me laisser interpréter un silence méprisant par son indifférence, plutôt que de remplir une honnêteté d'usage, & qui même doit lui avoir été prescrite par son père. Alors disparoissoit tout ce que j'avois espéré, tout ce que tu avois annoncé, toutes tes belles prophéties, dont mon cœur avoit cherché à se repaître. Alors, je maudissois mon cœur trop foible, qui s'étoit laissé captiver: je me débattois dans les chaînes d'une passion que j'auroîs voulu étousser. Je tâchois de ne voir dans Mlle. de Getmosi qu'une femme commune, qui n'est sensible qu'à la présence de ce qui plaît, de ce qui flatte, & qui dépend des objets qui se succèdent. Ces idées faisoient chez moi une sensation douloureuse; j'en prenois une vraie mélancolie; je regrettois les marques que j'avois données des impressions que j'avois reçues; je voulois les effacer: dans ce travail pénible je ne pensois à rien; je ne m'occupois de rien, je ne sais même si tu existois pour moi; tout m'échappoit, & l'idée seule de Mlle. de Germosan me restoit; je la voyois comme je l'ai vue la dernière fois. Je tenois sa main, j'y imprimois mes lèvres avec une ardeur dévorante, & mon cœur agité regrettoit avec désespoir le fantôme & le bonheur qui s'évanouissoient. Voilà les jours que j'ai passés depuis que je t'ai écrit, attendant, espérant, & enfin n'espérant plus rien. Je ne sais ce que je serois devenu. Des paysans m'ont enfin tiré du trouble dans lequel je vivois: ils m'ont dit que je pouvois leur être utile, & j'ai été à eux. Il s'agissoit de les accorder sur un partage de terrain; j'ai été sur les lieux; je me suis trouvé peu éloigné de la campagne de Mr. de Germosan; machinalement j'ai tourné mes pas de ce côté là, & dans la plus profonde rêverie, je suis arrivé auprès de ce ruisseau, à cette place affectionnée par Mlle. de Germosan. Je croyois être dans la solitude la plus profonde, & c'est elle que j'ai vue. J'ai cru d'abord que mon imagination me trompoit: la surprise, l'étonnement troubloit ma vue; ensuite, convaincu que c'étoit elle qui étoit devant mes yeux, je ne sais quel sentiment a été cause que j'en ai été fâché: juge si mon ame étoit dérangée; mes premières expressions s'en sont ressenties; je l'ai abordée avec humeur; mes premiers mots ont été un reproche; son silence étoit une cruauté dont je lui faisois un crime; elle ne m'a pas tropécouté; elle s'est levée précipitamment; elle tenoit un porte-feuille, des lettres, des papiers; quelques - uns lui sont échappés. Imagine-toi, mon cher ami, que j'ai cru reconnoître ma lettre, ma dernière lettre. Un coup de lumière a changé mon existence: je n'ai plus vu qu'un ange céleste, dont les grâces attisoient chez moi le feu le plus brûlant. J'aurois voulu exprimer tous mes sentimens à la fois; ils m'étouffoient, ils confondoient mes paroles; & je ne sais encore quel respect venoit les arrêter sur mes lèvres: cependant j'ai pu parler; elle a pu voir la fincérité de mes expressions; c'est elle qui a voulu se justifier du reproche que j'avois fait, car déjà j'avois tout oublié, & j'aurois oublié tous les crimes & toutes les perfidies. Elle m'a appris qu'elle m'avoit écrit, qu'elle m'avoit répondu, oui, mon cher ami, elle m'avoit répondu, & ce papier, où elle avoit tracé elle-même des caractères en pensant à moi, qui avoit été sous ses yeux, où elle avoit reposé ses mains, que j'eus dévoré, si je l'eusse reçu, quelque diable méchant a empêché qu'il ne vînt jusqu'à moi: il. en est toujours qui s'opposent au bonheur des pauvres humains; ou plutôt je suis un ingrat; si j'eusse moins souffert, serois je aussi heureux aujourd'hui? Connois-tu la douceur inexprimable que fait goûter l'espérance qui renait dans un cœur désespéré? Ah! mon ami, ne crains pas de souffrir, si tu peux t'en flatter. Cette lettre qui faisoit mon sort & ma vie, elle est restée je ne sais où. Lorsque j'ai été chez moi, j'ai fait venir le domestique qui avoit porté la mienne, & qui devoit rapporter la réponse. J'aurois voulu ouvrir sa tête & disséquer ses bras pour savoir ce qu'il en avoit fait. Il avoit eu d'autres paquets, d'autres lettres qu'il avoit posées un moment chez ma sœur, & celle-la avoit été perdue. J'envoie tout de suite un exprès pour la chercher, pour découvrir où elle est: si elle se trouve, je voudrois le faire dire à Mlle. de ermosan; peut-être est-elle en peine; mais non, elle n'étoit pas assez en peine. Je n'ai vu chez elle aucune crainte, que ce billet fût tombé en d'autres mains qu'entre les miennes; il ne contient rien sans doute, des phrases bien foibles, bien compassées. Je ne le veux plus ce billet; gardele, & laisse-moi me rappeler la douceur que j'ai vue dans ses yeux, le son de sa voix, qui flattoit tous mes sens; il est encore dans mon ame; je tiens encore ses belles mains. Oh! elle sait que je l'aime, oui, Marville, elle le sait, elle l'a vu dans le respect avec lequel je le disois. Quel bonheur que d'aimer avec l'espérance de l'être. Laisse-m'en jouir, & va-t'en avec tes intentions, avec tes arrangemens, tes ressources de fortune, tes raisons de famille, tes affaires domestiques. Je te promets d'aimer Mlle de Germosan comme elle mérite de l'être, & sois tranquille. Je consens que si jamais elle est mécontente de moi, tu fois notre juge, je m'en rapporterai à tes sentimens sublimes: tu ne voudras pas, je crois, être plus difficile qu'elle; & dès que tu veux voir des heureux, je te promets de ne rien épargner pour te donner ce spectacle. Je t'admire, je te respecte, mais je te trouve inimitable. Ah! cher ami, tu sais que je t'aime aussi, & tu disposeras toujours de mon cœur. En quittant Mlle. de Germosan, je me suis rappelé qu'il lui étoit échappé un papier au moment où je m'étois approché d'elle; elle l'avoit cherché des yeux, & dans son embarras, elle ne l'avoit pas retrouvé: ce papier pouvoit m'apprendre quelque chose: j'allai le chercher: c'étoit l'enveloppe de ma lettre; elle la lisoit donc, seule elle s'occupoit de moi, de l'expression de mes sentimens: aura-t-elle pu les voir? je disois si peu de chose: si j'avois su! Je voulois aller demain à la ville, mais Mlle. de Germosan ne sera point chez elle, elle sera chez des parens, & je ne pourrai la voir: ce sera aprèsdemain. J'irai aussi te voir. Si tu veux nous irons ensemble chez Mr. & Mde. de Germosan. Il y a long-tems que je ne les ai vus; on nous retiendra peut-être à souper; j'ai quelques raisons pour l'espérer; je t'assure que je les aime véritablement; ils sont bons, paisibles, sensibles à l'amitié qu'on leur témoigne; ils paroissoient heureux dans leur médiocrité: l'augmentation de leur fortune ne leur donne encore que du trouble & de la peine, & je ne sais si elle est bien solide. Mr. de Germosan s'est livré à ce Mr. de la Hausse: c'est un bien petit esprit pour avoir une bonne tête. Au reste, c'est ce qui mène souvent aux richesses. Je ne te parlerai pas beaucoup aujourd'hui de tes affaires de judicature: & que te dirois-je? Je ne connois que les procédés humains, & point let procédures de justice. Mes principes ne sont pas ceux des criminalistes rigoureux. Suivant moi, ce sont les loix qui sont responsables des crimes que les hommes commettent; ce font elles qui n'ont pas su pourvoir à ce qui pouvoit les en détourner, & tu me fais peur avec ton attachement servile aux formalités; elles sont rigoureusement toujours les mêmes, & les circonstances varient à l'infini: trouver des coupables, venger la société par des supplices, n'est pas, je crois, l'esprit qui doit constituer le caractère du juge & du magistrat. Je voudrois qu'ils fussent plutôt disposés à croire à l'innocence, portés à adoucir les peines, & attentifs à prévenir le crime par une police active, soutenue & sévère. L'osfice des loix est de punir; le but de la punition est de prévenir le crime. J'avoue que je ne saurois juger de la bonté des loix criminelles par le nombre des coupables qui périssent; j'en jugerois plutôt par la rareté des supplices. Les hommes sont jaloux du droit de juger & de condamner; on s'accoutume à en jouir, on s'endurcit en l'exerçant, & le prix de la vie des hommes disparoît par l'habitude d'en disposer. Les innocens condamnés: & dont nous entendons que le nombre augmente tous les jours, sont une preuve de l'insuffisance des loix, & de l'imperfection des formalités; c'et au magistrat d'y suppléer par ses lumières & par ses vertus, & l'humanité doit en être la première. Mon cher ami, je connois ton cœur; ne te laisse pas étourdir par la routine trompeuse de la justice; conserve cette sensibilité, cette émotion, cette angoisse, ces regrets que tu as éprouvés la première fois que tu as prononcé l'arrêt de mort d'un malheureux. Non, ce ne sont pas des coupables qu'il faut chercher, c'est l'innocence qu'il faut espérer, & on doit trembler de l'accuser & de la faire souffrir. Tu es appelé à exercer la rigueur des loix; que ce ne soit jamais sans nécessité, sans qu'il en résulte un bien pour la société. Quoi! déjà tu balances si tu feras un mal inutile? & si, pour je ne sais quelle satisfaction de justice, tu ne poursuivras pas une action qui ne fait rien à personne. Tu vois un coupable où personne n'a souffert. Sois bon, sois humain, & tu seras assez juste: laisse les petites pratiques de rigueur à ces êtres méchans & vains, qui, pour se faire respecter, ne négligent pas les petites occasions de se faire craindre. Eclaire ceux qui sont dans l'erreur, & ne t'élève que contre l'intention de nuire. Ne fais jamais du mal, parce que tu es magistrat; mais sais ce qu'il faut, parce que tu es juste. Fais toi aimer par ta modestie, par ton indulgence, par ton humanité, & tu verras venir le respect qui est dû à tes vertus & à ton emploi; surtout, ne t'enveloppe jamais de la dureté des loix: ne vois dans un homme aux fers qu'un malheureux que les loix n'ont pas su empêcher d'être coupable, & dont il faut diminuer & abréger les douleurs: porte cette humanité dans toutes tes actions de Juge & de Magistrat, & ton ame jouïra de la douceur d'être l'ange tutélaire des malheureux. C'est là, mon cher ami, les seules lumières que je puisse te donner. C'est là toute mon érudition. Si elle ne te suffit pas, consulte les criminalistes, les protocoles de la justice: ils t'indiqueront la manière légale de sévir & de punir, pour le plus grand bien de la société. Je ne te donne pas mes fentimens pour des principes de droit; les sentimens ne suffisent pas pour administrer la justice, & je ne ferois, je pense, qu'un mauvais magistrat. Ma façon de penser tient peut-être à la situation où est mon ame dans ce moment. Je voudrois qu'il n'y eût point de malheureux, parce que je le suis un peu moins; je pardonnerois tout, parce que j'ai des espérances, parce que mon cœur se flatte, & qu'il a entrevu le bonheur. Il me semble qu'un jour plus serein m'éclaire, que je respire un nouvel air, que la nature est plus belle: mon amitié pour toi enfin est plus tendre: si tu veux que je t'aime toujours, fais qu'il y ait toujours quelqu'espoir dans mon ame. Je voudrois seulement avoir plus de certitude de revoir Mlle. de Germosan dans ce bois, auprès de ce ruisseau, sous ces arbres épais: ils invitent si bien à la tendresse, à l'abandon, à la confiance. J'en ai dit quelque chose en la quittant; mais elle ne m'a pas écouté. Il n'y a encore nulle intelligence entre nos cœurs: mais ne crois-tu pas qu'ils s'entendront bientôt. Adieu, mon très-cher ami, après-demain je te verrai, & je te dirai que je t'aime encore. LETTRE XLII. Laure à Sophie. Ma chère amie, je relis encore votre dernière lettre; les dernières paroles me donnent de l'inquiétude, & m'affligent. Seroit - il possible que Mr. Dubourg ne fut pas le plus tendre & le meilleur des maris? Est-ce que déjà il ne sentiroit plus le prix de toutes les qualités aimables de sa femme? Quoi! déjà il existeroit d'autres femmes pour lui! Cette idée m'attriste; c'est un soupçon que je veux repousser. Non, mon amie ne sera pas malheureuse par l'homme dont elle fait le bonheur. C'est votre cœur qui s'inquiète; c'est votre modestie qui juge mal, & qui vous donne de la défiance; c'est votre situation qui vous porte un peu à la mélancolie, ou plutôt c'est moi qui vais plus loin qu'il ne faut; j'interprète mal ce que vous me dites: que Mr. Dubour voie toutes les femmes du monde entier, & il préférera toujours la sienne. Chère Sophie! quelle ame ne seroit touchée de vos vertus! quel homme cruel & barbare pourroit être insensible à votre douceur, à cet oubli de soi-même, à vos sentimens délicats & généreux. Non, M. Dubour n'est pas ennemi de son bonheur; il seroit plus homme que les hommes, que les maris même, si l'habitude lui faisoit oublier le sort heureux qu'il a de posséder un ange; il le méritera toujours, j'en suis assurée. Laissez son inquiétude s'agiter dans la société: laissez le chercher dans les plaisirs du monde ce qu'il n'y trouvera pas, ce qu'il ne trouvera qu'auprès de sa femme adorable. Jamais il n'aimera qu'elle. Il me semble qu'en vous mariant, vous n'avez pas prétendu à un empire bien absolu, & votre raison promettoit de s'accommoder des inconvéniens. Il n'y a point de beaux jours qui ne soient sujets à quelques nuages; ils se dissiperont sans orages. Si mon amie n'étoit pas heureuse, je sens que je pourrois haïr l'humanité entière, & cependant je ne suis pas trop disposée à haîr dans ce moment. Je ne vous dis, je crois, que des choses communes & inutiles: si j'avois plus d'expérience, j'aurois plus d'esprit: mais mon sentiment ne seroit pas plus vif. Ne voyez que lui dans tout ce que je vous ai dit; avec vous, c'est lui qui m'a toujours inspirée, & c'est lui qui me trompe sur ce qui peut me faire souffrir aujourd'hui pour vous. L'objet sur lequel je n'aurai point d'erreur, c'est ma chère petite Henriette. Je poursuis mon projet avec chaleur; j'ai dit de si bonnes raisons à mon père, j'ai si fort intéressé son amitié pour moi, qu'il n'a pu me refuser la permission que je lui demandois. il veut seulement que je renvoie de deux ou trois semaines de la prendre auprès de moi. J'attends ce moment avee la plus vive impatience, & je fais déjà tous les préparatifs nécessaires pour la recevoir; j'arrange dans ma chambre un petit lit, qui ne la déparera pas, quoique je ne le mette pas avec le mien dans l'alcove. Je pense qu'il faut que les enfans dorment au jour & à l'air: je vois déjà ce petit être tourner autour de moi, me faire des caresses, des questions; me dire des ingénuités en patois, & moi l'aimer & l'instruire: je passerai des momens intéressans; je crains seulement qu'ils ne m'éloignent de mes devoirs & de mes p'aisirs de société. Je suis sûre que mon père & ma mère s'amuseront de cet enfant, ils l'aimeront à la folie, & ma joie en est redcublée. Je m'afflige qu'il faille attendre encore si long - tems pour jouir vir de ce plaisir. Deux ou trois semaines, ce sont bien des jours: il est vrai que dans ce moment nous avons quelques embarras, & je dois écouter les convenances de mon père, mais je tremble qu'il ne naisse des obstacles, je travaillerai à les prévenir. Je n'ai pu retourner chez les parehs de mon enfant, comme je le souhaitois: leur demeure est trop éloignée. J'y ai envoyé quelqu'un qui leur a dit encore mon intention, & que j'ai chargé de faire & de conclure à tout prix la négociation avec eux. Ils n'ont pas donné tout-à-fait leur consentement; il me semble cependant qu'ils ne peuvent pas s'y refuser. Le grand - père a dit qu'il viendroit me parler dans quelques jours: la tante ne veut pas venir à la ville, & y amener sa nièce; la proposition de s'en séparer l'a beaucoup affligée; elle n'est pourtant que sa tante. Je crois bien que je n'oserois pas l'ôter à sa mère; mais une petite orpheline, c'est une charité que de s'en charger: j'en fais un secret à tout le monde, & je n'en parle plus à personne, de peur de trouver des contradictions, & qu'on n'en fasse naître dans l'esprit de mes parens. Je cherche, ma chère amie, si j'ai encore quelque chose à vous dire. Vous êtes si vive, vos conjectures vont si loin, que je n'ose plus vous parler des autres circonstances de ma vie. Peut-être cependant voulez-vous savoir si Mr. de St. Ange est à la ville, s'il est venu chez mes parens, s'il y a soupé: eh bien oui, tout cela est arrivé comme je vous l'avois à - peu - près annoncé dans ma dernière lettre. Mon père a paru revoir Mr. de St. Ange avec plaisir: cependant ses manières avec lui n'avoient pas cet air naturel d'amitié que j'y voyois ci-devant: j'ai cru remarquer une nuance de gêne & de cérémonie. D'où pouvoit-elle venir? qu'est-ce qui a produit ce changement? J'avoue que tout le soir j'en eus de l'inquiétude; je n'en avois, cependant, aucune bonne raison; si mon père en a pour être moins bien avec Mr. de St. Ange, elles me sont étrangères: mes parens sont les maîtres de leurs affections; les miennes leur feront toujours soumises. La soirée ne se ressentit point de ce petit incident: mon père parla un moment de ses affaires avec Monsieur de St. Ange; ce ne fut pas aussi long-tems que je l'aurois souhaité. Ce dernier a du goût & de la raison, & il me semble que mon père se livre un peu trop au plaisir des changemens & des embellissemens; & ici j'ai cru entrevoir que c'étoit Mr. de St. Ange qui se refusoit aux conseils & aux détails. Il avoit d'abord été retenu à souper avec Mr. de Marville, qui étoit avec lui: Monsieur & Mde, de Clissi, qui étoient venus nous voir, furent pressés de rester. Par une faveur spéciale ils se rendirent à nos sollicitations, & ils soupèrent avec nous. Il faut que je vous parle de Mr. & Mde. de Clissi; ce sont nos parens très - éloignés; nous les voyons très - peu à cause de leur manière de vivre, qui est singulière: ils me donnent véritablement l'idée du bonheur & d'un mariage heureux: ils sont riches & même opulens pour notre pays; ils ont une très - belle maison dans un des fauxbourgs & à la porte de la ville; ils ne font jamais de visites, & n'en reçoivent point; mais ils vont passer quelques heures chez leurs amis & chez leurs connoissances, & ils les reçoivent de même chez eux; ils ont proscrit ces momens perdus, où, par honnêteté, on ne se voit que pour se dire des choses inutiles & ennuyeuses: ils ne jouent point, ils ne donnent jamais à manger; jamais de ces repas invités pour étaler le luxe & la profusion; mais leurs amis intimes restent avec eux aux heures des repas, comme à toutes les autres. Mr. de Clissi dit que c'est le tems où il jouit le plus de la paix & de la société domestique; que les momens où l'on est à table font ceux où l'on est le plus disposé à la gaieté & à la confiance. & où l'on peut le mieux s'entretenir de ce qui occupe, de ce qu'on fait, de ce qu'on apprend, & que pour cela il faut être peu de monde: il aime les tableaux, la peinture & les livres; il lit & étudie beaucoup; Mde. aime les fleurs, & ils ont un très-beau jardin; ils ont deux enfans charmans qu'ils élèvent sans édûcation, comme dit Mr. de Clissi. On ne leur ordonne rien, on ne leur prèscrit rien; ce sont les besoins & la crainte de déplaire qui sont les précepteurs: pour punir les fautes de l'enfance, on n'emploie que les priprivations qui naissent de la faute même; celles du caractère sont corrigées par les marques de l'indifférence, de l'éloignement, du mépris, de la haine même: les préceptes ne viennent qu'après l'expérience. Pour obliger d'apprendre à lire & à écrire, on avoit placé pendant quelque tems auprès des enfans un homme devenu sourd qui seul pouvoit disposer de tout ce qui leur étoit nécessaire & pouvoit leur faire plaisir: il a d'abord excité la compassion, ensuite il falloit avec douceur montrer dans un livre ce qu'on vouloit obtenir; par complaisance on aidoit un peu à connoître les lettres & les mots: le livre n'étoit pas toujours là, & il falloit écrire; ce qui étoit mal tracé occasionnoit des erreurs qui faisoientmanquer ce qu'on souhaitoit; ces premiers momens passés, on excitoit l'amourpropre: l'indifférence, la paresse & l'ignorance étoient méprisées & avilies. Pour apprendre les langues on substitue alternativement une personne qui ne sait & qui ne parle que celle que l'on veut enseigner, & avec des grammaires & des dictionnaires, on parvient à se faire entendre. Dans tout cela la pratique de la morale est exactement suivie; le mensonge, la méchanceté font fuir tous ceux dont on peut avoir besoin; autant qu'on peut, l'instruction sur les choses de la vie est amenée par les circonstances. Un jour qu'il avoit fait un tems affreux, il manqua tout d'un coup de pain, les enfans crièrent, pleurèrent, & n'en eurent pas davantage; il fallut bien demander pourquoi il n'y avoit point de pain; c'étoit l'orage qu'il avoit fait la nuit qui avoit gâté les moulins, & empêché les paysans d'apporter du bled: il fallut bien savoir quel rapport il y avoit entre les moulins, les paysans & le pain, & ce fut l'occasion de faire un petit cours de mécanique & d'agriculture, & sur-tout de connoître cette classe d'homme qu'on est porté à ne point considérer, les laboureurs. Dans les récréations, le petit garçon voulut d'abord faire des roues de moulin, la petite vouloit faire du pain: on aida, on fit voir les difficultés, les peines, il en résulta bien naturellement la pitié pour ceux qui en étoient chargés. L'instruction & l'amusement vont toujours ensemble, & jamais on n'a fourni pour cela des fouets, des épées, des susils, ni même des poupées. Le petit garçon est l'aîné, il a dix ans, & la jeune fille neuf; ils ont déjà un caractère de force, d'intelligence & d'honnêteté naturelle, qui montre que leurs parens ont le bonheur de voir les succès répondre à leurs soins & à leur systême. Mr. de Clissi a une façon de penser extraordinaire sur plusieurs objets, & particulièrement sur la charité; on ne peut pas la pousser plus loin que lui, & cependant il ne donne jamais rien aux établissemens de charité, ni aux collectes publiques. Il ne donne jamais de l'argent aux pauvres, il dit qu'ils meurent bien moins de faim que d'ennui, que de vains desirs, que de privation des douceurs de la vie. Il leur envoie aux uns du thé, du café, du bon tabac; aux autres, de bonne nourriture qu'il fait préparer comme pour sa table: il donne à un pauvre languissant un bon fauteuil bien rembourré, bien commode; à une femme infirme une chaise longue, bien tendre, avec des coussins; à un vieux soldat, dont le chien étoit mort de vieillesse, & qui étoit regretté, il envoia un autre jeune chien, en priant le soldat de le lui élever, & en lui en payant la nourriture. Il fournit des livres à ceux qui peuvent lire; il fait rassembler ceux qui ne le peuvent pas, & il paye un lecteur: il a pour cela une bibliothèque exprès & choisie dans ce but. L'année dernière, pendant la rigueur extrême de l'hiver, il paya des gardes-malades qui alloient chauffer les lits de tous les gens âgés qui n'avoient pas le moyen de le faire, & il fir raccommoder tous les lits qui avotent besoin d'être rendus meilleurs. Il a un jardin qui est absolument destiné à ceux qui ont besoin d'herbes & de légumes: le jardinier est chargé d'en fatre la distribution à une certaine heure. Il dit que les pauvres n'osent pas employer à ces douceurs l'argent qu'on leur donne. Aujourd'hui, il avoit été arrêté par quelqu'un dans la rue, & pendant qu'on lui parloit il avoit entendu trois pauvres femmes qui s'étoient mises au soleil devant leurs portes; elles jouissoient là fort mal de la châleur & du beautems. L'une d'elles avoit dit que les beaux jours n'étoient faits que pour les riches, qui avoient le tems d'en jouir, & des carosses pour aller en profiter à la campagne: il avoit tout de suite envoyé son équipage à ces femmes, avec des domestiques qui leur avolent aidé à monter dedans; on les avoit mené promener, & on leur avoit fait faire collation au village. Mr. de Marville avoit rencontré le carosse avec les femmes, & comme il connoît la manière de Mr. & de Mde. de Clissi, il avoit présumé ce que c'étoit. Il s'en assura plus positivement en leur en parlant, ce qui amena un sujet de conversation très-gai & très-intéressant. Mr. de St. Ange est aussi de leurs amis; il fit valoir avec gaieté leur espèce de charité, & c'est à cette occasion que l'on a raconté quelques-uns des traits que je viens de vous dire. Mr. & Mde. de Clissi sont trèsaimables; ils ne sont jamais occupés de trivialités, jamais de la critique & des affaires des autres, & leur conversation est tujours agréable & intéressante; comme ils ne se plient point aux usages ordinaires de la société, ils en sont un peu séparés; lorsqu'ils s'y trouvent, ils savent en jouir & faire aimer la leur. Je ne sais si Monsieur de St. Ange avoit remarqué le changement de mon père à son égard; mais il a redoublé d'attention & d'empressement auprès de lui & aupres de ma mère. Il fut à côté d'elle, & ne s'occupa point de moi; seulement il trouva le moment de me dire, que sans doute je n'allois jamais à notre campagne, sans aller auprès du ruisstau; que c'étoit l'endroit le plus délicieux qu'il y eût au monde; que ce seroit toujours un bonheur pour lui que de s'y promener quelques momens. Mon père, quoiqu'un peu éloigné, entendit qu'il s'agissoit du bois & des promenades; il dit à Mr. de St. Ange qu'il vouloit faire accommoder les sentiers & percer de nouvelles routes, & il loi moposa de l'y accompagner la-premièta ois qu'il iroit à la campagne. Mr. de St. Ange s'en excusa, je ne sais sous quel prétexte; mait il fit encore l'éloge du bois, & il ajouta qu'il lui paroissoit impossible qu'on n'y allât pas, lorsqu'on étoit à notre campagne. Mon père l'assura qu'il feroit bien plus content de l'intérieur de la maison, s'il voyoit tous les changemens qu'il y avoit fait: ma chère amie, Mr. de St. Ange fut très-aimable, il plut à tout le monde, il mit beaucoup d'agrémens dans notré foirée, il eut toujours de l'esprit, du goût, de la raison; mais dites-moi pourquoi je ne fus pas contente de lui? pourquoi cette adresse, cette habileté de plaire à tout le monde ne me plaît-elle pas? il me semble que je l'aimerois mieux s'il étoit moins attentif à se faire aimer; je ne sais ce que je voudrois retrancher, mais je souhaiterois qu'il y'eut quelque chose de moins; sans doute que l'intérêt que je prends à lui me trompe, & quest-ce que c'est que cet intérêt? y suis-je obligée par les sentimens qu'il a pour moi? ces sentimens sont-ils bien importans? il n'a certainement aucune raison de croire que je le pense, & s'il le croyoit je pourrois bien vîte l'en désabuser; j'en saisirai l'occasion, je vous le promets; il est vrai qu'il a des qualités aimables, il possède des vertus, il est mieux que tous les hommes que je connois, il a une sensibilité touchante; son ame paroît susceptible d'humanité, de sentimens honnêtes & délicats, je suis obligée d'en convenir quand j'y refléchis; mais à cause de cela faut-il que j'aille vous dire que je l'aime? faut-il d'abord l'avouer franchement?je me le demande à moi-même: en vérité cet aveu emporte tant de choses, que je ne puis le faire ni à vous ni à moi; ne le sachons point, je vous en prie, ma chère amie; ce que je sais bien surement, c'est que je suis parfaite ment maîtresse de tous les mouvemens de mon cœur, que je le serai toujours, d'ailleurs il ne se décide pas si aisément; je l'examine, je ne vois rien qui m'effraie, & vous savez si je suis disposée à dépendre d'un prestige qui n'aura jamais pour moi beaucoup de force; je connois la valeur de tout ce qu'il m'a dit, de tout ce qu'il pourra me dire encore; ses sermens, je ne les écouterai pas; cependant, pourquoi voudroit-il me tromper? il est aimable, & des sermens n'y ajouteront rien; au resteje ne verrai jamais Mr. de St. Ange qu'au sein de ma famille; il est l'ami de mes parens, pourquoi aurois - je de la défiance? je ne veux rien cacher à mon père, il sauroit déjà tout, si dans ce moment je pouvois être écoutée avec tranquillité; je me fais un scrupule d'aller augmenter les embarras dont il paroît accablé; à peine le voyons-nous aux heures des repas; à déjeuner, il a toujours des lettres, des papiers à lire, qui l'obligent à des réponses, à des écritures; ensuite, ce sont de longues conférences avec Mr. de la Hausse, ou chez lui ou chez nous; les dîners sont presque toujours interrompus; à souper lorsque nous sommes seuls mon père est fatigué, il a besoin de repos; il y auroit de la dureté à lui dire des choses qui l'obligeroient à refléchir: croirez-vous, ma chère amie, que je me fais de la peine de parler à ma mère, parce qu'elle est trop bonne? elle ne cache pas qu'elle souhaite de marier sa fille, elle aime Mr. de St. Ange, elle a de la tendresse pour moi, elle feroit tout de suite des arrangemens, elle ne verroit qu'un mariage raisonnable, elle ne trouveroit ni obstacles, ni difficultés; elle parleroit & se conduiroit en conséquence même avec Mr. de St. Ange, & c'est, comme vous le comprenez, ce que je suis bien éloignée de vouloir, & encore plus éloignée de penser, & c'est en cela que je vous prie de me distinguer de Mlle. de Mirfort, nous n'avons là-dessus aucune ressemblance, ni aucun rapport. Je n'ai pas voulu vous dire combien votre comparaison m'avoit affligée; vous ne pouviez me faire un plus grand chagrin, j'ai tâché de me le cacher à moi-même de crainte de vous aimer moins, je ne veux pas encore vous en parler; mais, ma chère amie, jugez moi mieux, je vous en conjure, je n'ai aucun projet, aucun désir, aucune ambition à tous égards, je ne veux rien changer à ma situation quelle qu'elle soit, je vois les choses à présent comme lorsque je vous en parlois l'année passée; ce n'est pas quelques petites circonstances différentes qui me feront changer. Eh bien oui, Mr. de St. Ange est aimable, il me témoigne quelques légères préférentes, de l'inclination si vous voulez, il n'y a pas là dequoi faire ni un roman, ni une histoire, ni même des confidences à des parens, aux intentions, aux volontés desquels je ferai toujours soumise, & quand j'aurois la possibilité de parler que leur dirois-je? irai-je me vanter d'avoir fait des impressions si fortes sur Mr.de St. Ange? de lui avoir inspiré des sentimens si violens, qu'il faille en avertir tout le monde? il seroit je crois bien étonné de ma crédulité & de mes précautions; & en vérité vous-même vous vous mocqueriez de moi; & que m'a-t-il dit à quoi je puisse mettre tant d'importance? à peine pourrois-je l'articuler: c'est là-dessus que je sais penser & réflechir; certainement je n'irai pas prendre en considération ce qui en mérite si peu, & moi-même qu'ai-je dit? rien du tout je vous assure: c'est beaucoup s'il s'est apperçu que je trouve sa société un peu plus agréable que celle des autres hommes, cela est s juste & si vrai, que je n'ai pas trop cherché à le cacher; sa façon de penser me plaît, ses idées se lient aux miennes, il fait allier la gaieté, la légèreté, la raison; c'est le seul homme qui paroisse trouver que l'on peut s'entretenir avec les femmes, sur des fujets sérieux & essentiels; il raisonne avec nous & il ne croit pas ses raisonnemens perdus, il rendit notre soirée de hier extrêmement agréable: en riant avec les Clissi, il dit les choses les plus intéressantes sur la charité: ses discours, qui paroissoient extraordinaires, partoient d'un principe d'humanité délicate & approfondie; il dit qu'il n'aimoit pas la charité parce qu'elle attend que les hommes soient pauvres & misérables, & qu'elle humilie toujours ceux qui en sont les objets, que la charité la plus facile, celle de l'argent, étoit la plus considérée, la plus respectée, tandis que celle de tous les momens, celle qui consiste à écouter, à répondre, à approuver, à supporter, & qui est la plus difficile, étoit comptée pour rien; suivant lui le befoin de la charité est un vice de la société, & la nature produisant des êtres qui physiquement ou moralement sont hors d'état de pourvoir à leur néceffaire, les loix auroient dû y pourvoir, non pas sous le titre de charité, qui avilit, mais sous celui de propriété; on remonta jusqu'au premier établissement de la société, & tout cela occasionna des sujets de disputes, où il y eut de la gaieté, des choses instructives & intéressantes; nous étions tous à portée d'entendre, de parler, de raisonner; il sembloit qu'il n'y eut point d'ignorans; chacun parloit d'après son cœur, & étoit écouté par celui des autres; c'est le ton que Mr. de St. Ange savoit donner à la conversation; nous nous séparâmes très-tard, sans être fatigués d'être ensemble, & bien loin de penser à aller chercher du repos, il y avoit au contraire de quoi penser encore toute la nuit: avouez, ma chère amie, que de cette manière la société devient intéressante, & que si on pouvoit en jouïr souvent ainsi, le bruit du monde, l'embarras de la foule, le tourbillon de la société deviendroient bien insipides, bien insupportables; avouez que vous sentez le mérite de Mr. de St. Ange tout comme moi, convenez qu'un homme qui peut autant influer sur le commerce de la vie, ne doit pas être indifférent, & que les sentimens qu'il peut avoir ne doivent pas être confondus avec ceux du commun des hommes, qui ne produisent que des fadeurs & d'insipides alimens à leur amour - propre; ma mère ne pouvoit se taire sur les éloges de Mr. de St. Ange, mon père lui en donnoit aussi; mais c'étoient des phrases courtes & en secouant la tête; il y a surement quelque chose dans son esprit, je ne puis comprendre ce que c'est; j'en suis inquiéte, & cependant, j'en suis bien aise: je vais me reposer sur l'inquiétude de mon père; dès qu'il me la témoignera, il verra tout, il saura tout; seulement je ne veux pas l'exciter; j'en éviterai toutes les occasions, je ne verrai Mr. de St. Ange que sous ses yeux, je n'en jouïrai que plus tranquillement des agrémens de son esprit; ce qu'il me témoignera de ses sentimens sera sans conséquence, & je n'en prendrai que ce qu'il me plaira, jamais surtout le public ne s'occupera de lui & de moi, je saurai éviter ce désagrément; pourquoi a-t-il autant insisté sur- le plaisir, sur l'attrait, sur la nécessité d'aller dans notre bois & auprès du ruisseau, lorsque nous allons à notre campagne? qu'est-ce que cela lui fait? peut il savoir toutes les fois que nous irons? & comment ne craint-il pas de m'en éloigner? c'est certainement ce que je ferai, & je voudrois y retourner exprès, pour ne pas aller dans les endroits qui lui plaisent si fort: il paroît qu'il y va même lorsqu'il sait qu'il n'y a personne; jevoudrois bien qu'il n'en prit pas l'habitude. Il est cruel aussi cet homme, il risque de me priver de ce que j'aime le plus: j'espère que si je le lui défends, j'aurai le pouvoir de me faire obéir; mais je ne veux pas m'y exposer, & je n'y retournerai pas de long-tems, ou ce ne sera qu'avec mon père. En vérité, je suis fâchée, même en colère que ma vie soit gênée dans ce point-là; il faut que je pense à m'en affranchir. Le courier va partir; je ne sais quand je vous écrirai, je ne crois cependant pas que je puisse être bien long-tems sans çela. Adieu, ma chère amie. LETTRE XLIII. Laure à Sophie. Dites-moi, ma chère amie, si vous ne savez point comment on peut se garantir de certains incidens désagréables qui arrivent dans le moment où l'on croit en être le plus à l'abri, & qui viennent des personnes desquelles on les attend le moins. Tantôt, c'est par une suite de la confiance inspirée par l'amitié que l'on vous a témoignée: une autre fois c'est l'envie de rendre service qui est mal accueillie, ou bien c'est l'oublide quelques formalités, que les bonnes dispositions où l'on est ont fait négliger. Tout d'un coup, au milieu de la plus grande sécurité, on est obligé de se mettre en justification, en défense, en réparations: au lieu de se trouver avec avec des amies, ou au moins avec des personnes disposées à la douceur, à l'indulgence; on ne voit plus que de petits ennemis, dont le petit amour-propre réveillé injustement vous fait une petite guerre, & vous fait souffrir des ennuis. Je l'ai déjà éprouvé souvent, & j'ai entendu mes parens s'en plaindre quelquefois. C'est un discours mal rapporté, dont il faut se justifier; c'est un service rendu à quelqu'un, qui attire un reproche de quelqu'autre; on croit avoir eu un bon procédé, & on reçoit une injustice; quelquefois même ce sont les honnêtetés que l'on veut faire qui amènent des impolitesses. L'habileté est je crois d'être insensible à ces petites erreurs, & de ne point s'arrêter aux intentions des autres, en se reposant sur les siennes. Malheureusement ces petites pratiques de morale sont plus difficiles que celles des grandes vertus; les petites souffrances de l'amourpropre ont moins de consolation, & il faut peut-être plus de force pour les supporter, qu'il n'en est besoin pour les grands accidens de la vie. Je ne croyois pas que la réponse que j'avois faite à Mr. de St. Ange dût me donner du chagrin; je savois qu'elle avoit été arrêtée quel-que part, & je n'y pensois plus. J'avois souvent entendu parler de la sœur de Mr. de St. Ange; je souhaitois de la connoître, & j'en avois cherché l'occasion, dans la persuasion que la sœur d'un homme comme lui devoit être très aimable. Les sacrifices qu'il a faits pour elle, la manière dont elle s'est mariée me l'avoient fait présumer, & je la jugeois une femme très-intéressante; elle se nomme Mde. Durtan, son mari est à..r..B..I. il est fort occupé des affaires de son emploi & des siennes; on le voit rarement dans le monde; cependant il est un peu de la connoissance de mes parens. Hier je me trouvai dans une compagnie invitée, ou étoit Mde. Durtan; je cherchai à m'approcher d'elle, & à lier par des prévenances & des politesses une conversation avec elle. Après les premiers mots, elle me dit -- Mademoiselle, au moins ce n'est pas ma faute si une lettre qui venoit de chez vous, n'a pas été remise à mon frère aussi vîte que vous le vouliez; elle étoit peut-être de vous, car les dames écrivent beaucoup à mon frère: c'est la faute du messager, qui ne savoit pas qu'elle fût si importante, & qui n'auroit point dû la déposer chez nous. J'ai été bien fâchée qu'elle y soit restée si long-tems; j'ai cru que mon frère ne nous le pardonneroit jamais: je crains si fort de lui faire de la peine & du chagrin, que si j'avois pu, je crois que je la lui aurois portée moi-même; aussi cela n'arrivera plus, soyez-en bien persuadée. Il a défendu au messager de passer chez nous, quand il auroit des lettres de votre maison, & il lui a ordonné de les lui porter tout de suite. J'eus beaucoup de peine à me faire entendre, & à dire que la lettre étoit fort peu importante, & qu'il étoit très - indifférent qu'on la reçût ou qu'elle se perdît. Il fallut que j'entendisse encore que les lettres ne se perdroient plus, qu'à l'avenir elles parviendroient toutes sûrement; que c'étoit la première fois que cela étoit arrivé, & que cependant son frère avoit beaucoup de correspondances avec plusieurs jolies femmes de la ville. Ensuite elle commença l'éloge de Mr. de St. Ange; elle dit combien il étoit aimable & recherché par toutes les femmes, & comment elle-même e regardoit comme le père de ses enfans, parce qu'il ne se marieroit jamais. Je crus que cette femme avoit résolu de me faire mourir d'ennui & d'impatience; je fis ce que je pus pour interrompre la conversation; je riois, je voulois parler d'autre chose; je lui dis que son frère étoit bien heureux d'avoir une sœur comme elle, & que j'étois bien sensible à sa confiance. Elle m'interrompit trèsvîte, en disant qu'elle croyoit que notre maison étoit celle que son frère aimoit le mieux; qu'il se louoit beaucoup de mes pareus, & qu'il disoit souvent que j'avois beaucoup d'esprit. Pour finir cet entretien pénible, je fis semblant de vouloir parler à Mr. de Marville, qui entroit dans ce moment: elle me dit tout de suite, il est aussi son ami, parlez-lui-en; il vous dira bien que mon frère aime beaucoup les femmes, mais qu'il ne se mariera jamais, il le sait bien, lui: comme il s'approchoit de nous, je vis le moment où elle le mettroit en tiers de ses confidences. Je ne trouvai d'autres ressources que de fuir à l'autre bout de la chambre. Je crois que Marville comprit quelque chose de mon histoire, au moins je m'api perçus qu'il vouloit me parler de Mde. Durtan; je l'évitai bien soigneusement: j'avois prîs une si grande peur de toutes les conversations, que je résolus de ne plus rien dire de toute la soirée. Je refusai même de répondre à beaucoup de personnes; j'espérois bien aussi ne plus rien entendre; mais ma persécutrice se trouva encore près de moi, & il fallut que j'entendisse une question qu'elle fit en criant à Marville, pour savoir si son frère ne viendroit pas: elle ajouta que s'il ne venoit pas, c'est qu'il aimoit mieux rester au coin du feu, avec une ou deux personnes, que d'aller là où il y avoit beaucoup de monde; je m'enfuis encore, & pour être tout-à-fait débarrassée de cette compagnie & de cette soirée, je prétextai un très-grand mal de tête, & je me retirai Je m'en allai avec une de mes tantes qui sortoit aussi. J'étois dans une véritable colère contre Mr. de St. Ange; je souhaitois de le voir pour la lui témoigner; je le haïssois dans dans cet instant; j'en trouvois mille raisons; elles se présentoient toutes dans mon esprit; je me reprochois de l'avoir écouté un moment la veille chez Me. de Taninge: il m'avoit rappelé quel-que chose que j'avois dit le jour qu'il avoit soupé avec nous; il demandoit une suite, il en vouloit une explication. Mlle. de Mirfor étoit venue nous interrompre, & je ne sais ce que je laissai croire à Mr. de St. Ange, mais j'en étois fâchée, & je m'en faisois des reproches; j'accompagnois ma tante avec une agitation & une précipitation qu'elle remarqua. Précisément lors qu'elle m'en parloit, nous rencontrons Mr. de St. Ange, qui se rendoit dans la maison que nous venions de quitter. Il nous aborde, il veut nous accompagner; il demande es raisons de notre retraite: je ne dis rien, mais il put juger des dispositions où j'étois; il n'écoute point ma tante qui lui parle & à laquelle il donne le bras; il me regarde avec un air d'étonnement; je restois en arrière; il tourna la tête pour me regarder encore: ce qu'il dit se ressentit de ce qu'il remarqua fort bien. Nous fûmes obligées de nous arrêter pour je ne sais quel embarras, & dans ce moment passent Mr. des Aleurs, Mr. Duterrier, & quelques hommes de notre connoissance: ils ne s'arrêtent pas, mais on voit leur surprise; on les entend se parler & rire; il est aisé de deviner qu'ils vont parler de leur rencontre, même à Mde. Durtan; & je m'en étois allée lorsqu'elle avoit dit que son frère ne viendroit pas; j'étois au désespoir; ma tante m'accompagne jusques chez moi; Mr. de St. Ange ne cesse de regarder & de tourner la tête; son air stupéfait & affligé est visible; je ne dis rien, je ne regarde rien, & je rentre avec le sentiment de mille chagrins. Mon père étoit seul, il étoit occupé de ses affaires; mais bientôt nous avons une de ces conversations de confiance & d'amitié, qui naissoient autrefois si naturellement, & qui étoient devenues rares depuis ls nouvelles occupations & les projets, & par une suite du train du monde & de la ville. Il me parla du bonheur qu'il avoit eu dans ses entreprises; il m'apprit que notre fortune étoit trèsaugmentée; nous étions très-riches. Cependant, pour compléter toutes ses spéculations, il en avoit fait une trèsconsidérable, qui comprenoit le produit de toutes les précédentes, & même au-delà; mais elle étoit si sûre qu'il en attendoit le succès pour réaliser & terminer toutes ces opérations. Ml se proposoit de jouir alors de son bien d'une manière qui nous rendroit tous heureux. C'étoit dans cette intention qu'il se pressoit de faire les changemens auxquels on travailloit à notre campagne. Il souhaitoit que nous vécussions dans une aisance honorable, mais sans ostentation: il ajouta qu'il voyoit avec plaisir que je m'occupasse de divers objets de charité, & qu'il me donneroit toujours de quoi y fournir. Après un moment de silence, il continua du ton de l'amitié & de la tendresse & il me dit -- tu crois bien, ma chère fille, que dans ce qui occupe mon cœur & mon esprit, tu es ce qui y tient la première& la plus grande place; je t'ai un peu laissée depuis quelque tems, mais je ne t'ai pas perdu de vue; crois que je fais tout ce qu'emporte avec soi le bonheur d'une fille que j'aime tendrement, & qui a à peine 2r ans. Je n'oublie point cette façon de penser que tu m'as montrée si souvent, ni ce caractère de courage & de fermeté que j'ai tâché de développer & de former chez toi: je crois ton cœur exempt de foiblesse, avec cependant tout ce qu'il faut pour être heureuse par un sentiment tendre & honnête; tu sauras juger les hommes qui te plaisent, & il ne leur sera pas aisé de te plaire & de t'inspirer un retour dangereux. Je jouis de cette sécurité dans ce moment où notre sort & notre fortune, encore indécis, neme laissent ni le tems ni la possibilité de rien fixer sur les projets & sur l'ambition dont tu es l'objet. Toi - même tu ne pourrois encore savoir ce qu'il faut à ton cœur. Les positions & les circonstances en décident plus que tu ne penses. Fille unique & fort riche, tu auras des idées toutes différentes de celles que tu aurois dans une situation de médiocrité, où ton bonheur seroit plus attaché à celui de tes parens; tu seras plus libre dans ton choix, & cette liberté donnera plus d'essor à tes prétentions. Continuons donc de vivre comme nous avons vécu jusques à présent, en voyant tout, en jouissant de tout, & en ne décidant rien. Je vois avec plaisir que c'est le parti que tu as pris, & je serois au désespoir que tu en changeasse de quelque tems. Je remarque très - bien que Mr. de Marville, que Mr. Desaleurs, que Mr. de St. Ange, que Mr. Duterrier cherchent à te plaire; il est aisé de juger de leurs intentions, & sans présomption on peut croire que tu en disposeras comme tu voudras. Je ne te dirai point ce que j'en pense, parce que dans ce moment je ne pense rien. je veux attendre un tems tranquille, & une décision dans mes affaires pour m'en occuper; tu es bien sûre que ce sera toujours en consultant ton cœur, & en cherchant ton bonheur. J'approuve ta. conduite aujoutd'hui: tu jouis de la société sans témoigner aucune préférence; ton goût sait bien juger de ce qui est aimable, & tu sais t'amuser de tout: là-dessus je présume tout ce que tu seras un jour; mon cœur s'en réjouit & j'en ai de la vanité. Dans ce moment je suis heureux de ton indifférence; conserve-la précieusement jusqu'à ce qu'un être digne de toi te fasse changer; jouissons sans trouble de cet instant de fortune, & qu'un sentiment étranger ne vienne pas déranger nos idées; ce seroit pour moi un chagrin & une peine extrême, & qui m'obligeroit à un parti opposé à mon caractère. Je m'apperçois bien que Mr. de St. Ange met dans sa manière & dans sa conduite avec nous une préférence & un intérêt que tu lu iinspire sans - doute, au moins je le soupçonne; il est aimable, il est insinuant, & il me feroit de la peine si je n'étois pas assuré que tu juger mieux de tes convenances; c'est un homme singulier; il paroît attaché à plusieurs femmes; on ne sait ce qu'il aime: essentiel sur certains objets, il est léger dans la société; je le crois incapable de s'attacher férieusement; il aime les femmes, & ne prendra jamais de passion pour aucune; j'ai fort approuvé l'attention avec laquelle tu as évité toute espèce de liaison avec lui; j'en étois fâché une fois, je te l'ai reproché; mais depuis j'ai compris ton intention, & s'il a du tact, comme je le crois, il aura pu juger des miennes, car j'ai cherché à te seconder autant que cela se pouvoit, sans qu'il y eût rien de trop marqué. J'ai été bien aise qu'il m'ait refusé de venir avec moi à notre campagne; je me sentois difposé à avoir de la confiance en lui, & en m'y livrant je t'aurois fait de la peine: il en seroit résulté une gêne désagréable entre nous; il faut qu'il voye insensiblement que nous n'avons pas besoin de lui, & surtout ne faire aucune distinction qui le sorte du commun des hommes que nous voyons. Cela sera très-aisé. Ces hommes aimables font toujours parler d'eux, & ne faisons encore parler de personne. Ma chère Laure, me dit-il en m'embrassant, tu auras le bonheur de faire la douceur & la consolation de la vie de tes parens; tu ne troubleras point la paix de leurs jours; & ton cœur aussi sera heureux; ma chère amie, j'avois des angoisses dans l'ame; j'avois le cœur gonflé & déchiré. Je ne pouvois parler; je le voulois; je fis des efforts pour articuler quelques paroles, en essuyant mes larmes. Pauvre Laure, me dit mon père en m'embrassant encore, je vois ton cœur, que me diroistu que je n'entende, & que je ne sente mieux que tu ne pourrois l'exprimer: je suis heureux d'avoir uns fille comme toi; continue & j'y serai encore plus sensible. Je me laissai tomber à ses genoux, je les embrassai; je ne pus dire que, mon père, mon tendre père, & des sanglots arrêtoient mes paroles: au lieu de m'aider, mon père m'empêchoit de parler; ma mère rentra dans ce moment, elle fut effrayée de mes larmes & de ce qu'elle voyoit. Ce n'est rien, lui dit Mr. de Germosan; je parlois à Laure de notre situation, & de la manière dont je souhaite qu'elle se conduise, & que nous nous conduisions tous ensemble. Vous savez ce que nous avons dit d'elle, & comme nous sommes contens de tout ce qu'elle fait, de son caractère de franchise & de bonté, & surtout de sa conduite dans le monde. Je le lui ai témoigné, & elle en est touchée. Je me jetai dans les bras de ma mère, dans l'espérance d'y trouver nlus de force; elle m'empêcha aussi de parler, & elle s'écria: Ah! sans doute nous sommes heureux d'avoir une fille comme notre Laure; ce n'est pas comme Mlle. de St. Ceran, dont j'ai entendu parler tout le soir; elle a pris du goût pour un étranger; il y a eu des lettres perdues, tout s'est découvert, & sa samille est dans l'affliction. Le tourment fut trop fort pour moi; je me retirai dans ma chambre, c'est tout ce que mes forces me permirent. J'y fus long-tems dans un trouble inexprimable; je n'étois maîtresse d'aucune volonté, d'aucune de mes idées, je me promenois, je m'asseyois, je fondois en larmes; je me demandois pourquoi & d'où venoient mon anxiété & mon désespoir: qu'avois - je donc fait? & quoique j'eusse fait, ne pouvois-je pas tout anéantir, tout détruire? n'avois je pas toutes mes forces? & s'étoit-il passé quelque chose que je ne pusse mettre dans un parfait oubli? Dès ce moment je n'avois qu'à ne plus penser à rien, qu'à ne plus rien entendre; rien de plus simple, rien de plus naturel que ce parti: tout le monde sera content, & ma vie redeviendra tranquille. Il me sembloit que c'étoit déjà fait, j'allois retourner auprès de mes parens, & finir auprès d'eux une soirée qui étoit consacrée à la confiance & à la tendresse. Dans ce moment entre la femme-de-chambre de ma mère; elle referme la porte avec une espèce de soin; elle s'approche de moi, & d'un air mystérieux & d'une voix basse, elle me dit qu'on vient d'apporter cette lettre; que l'on a prié qu'elle me fût remise en main propre; que c'est quelqu'un qui a besoin de secours, & qui s'adresse à ma charité. Je renvoie cette fille trèsvivement; je la gronde de m'apporter une lettre, de sa voix basse, de son air de mystère, & je crois même de ce qu'elle avoit fermé la porte. Je lui ordonnai de reporter la lettre, de la rendre à celui qui l'avoit donnée. Je défendis absolument que jamais on m'apportât de lettre. Dans ce moment j'aurois refusé les vôtres même. La femme-de-chambre, à qui je n'avois pas donné le tems de répondre, intimidée & obéissante, s'en étoit allée avec la lettre; elle r'ouvre la porte, & me demande si elle doit la reporter elle-même, & à qui? je lui réponds, qu'elle n'a qu'à en faire ce qu'elle voudra, que je ne veux pas en entendre parler. Eh bien, disoisje en moi - même, voilà encore une lettre qui va me persécuter. Qui fait où elle ira? ce qu'elle deviendra? entre les mains de qui elle tombera? Il en arrivera des propos abominables, des tracasseries insurmontables. Oh! je fuis bien malheureuse, cruellement malheureuse! Je rappelle le domestique; je demande qui a apporté cette lettre; elle me dit que c'est un homme à qui j'ai donné quelquefois de l'argent; elle croit qu'elle est de cette femme pauvre & malade que j'ai été voir, & à laquelle j'ai fait souvent la charité; & en disant cela elle paroît étonnée de mon humeur & de ma colère: je tâchois de lire dans les yeux de cette fille ce qu'elle croyoit, ce qu'elle pensoit; les domestiques sont pour moi des êtres que j'aime, que je plains, & dont je cherche à rendre le sort le moins malheureux & le moins pénible qu'il m'est possible; mais il y a toujours entr'eux & moi une distance que rien ne peut rapprocher. Il m'est impossible de partager avec eux aucun mystère, d'admettre aucune familiarité; j'aurois horreur de la moindre confidence, même de celles dont quelques fantaisies de mes parens pourroient être l'objet. Je cherche à mériter l'affection de ceux qui me servent, mais je n'en veux d'autres preuves que la douceur & la constance de leur service. C'est la première fois que j'ai maltraité un domestique; je pris la lettre avec colère: je dis que je trouvois impertinent que l'on me remît quoi que ce fût avec mystère, & que la première fois que l'on rapporteroit quelque chose, je voulois le recevoir moi-même des mains de celui qui en étoit chargé. La pauvre fille parut fort étonnée de ma brusque vivacité, elle dit qu'elle croyoit que c'étoit quelqu'affaire de charité; qu'elle avoit souvent remis des papiers de cette espèce, & qu'elle ne savoit pas pourquoi dans ce moment j'étois moins charitable. Je la renvoyai encore, & je crois même en lui disant une injure. Me voilà donc avec cette cruelle lettre & avec toutes mes angoisses: je n'avois pas besoin de l'examiner, pour savoir de qui elle étoit; j'avois bien vu d'abord qu'elle étoit de ce cruel homme, qui tout le jour avoit été cause des persécutions continuelles que j'avois essuyées; que voulois-je en faire de cette lettre? la brûler? je n'hésitai pas, j'approchai de la cheminée & je la jetai au feu, j'aurois voulu anéantir de même tout ce qui s'étoit passé; je ne sais quel obstacle la repoussa & elle tomba sur le plancher, je ne veux pas la relever, & d'un coup de pied je la remets au feu; je restai accablée de chagrin & d'inquiétude, j'étois tourmentée par mille idées différentes: je me voyois soupçonnée par une femme d'être en commerce de lettre avec son frère, & elle en répandra le bruit; j'entendois déjà que l'on parloit de Mr. de St. Ange & de moi; ces hommes qui avoient passé, qui avoient ri; mes parens que j'avois trompés sans le vouloir, qui s'attendoient précisément à tout ce que je n'avois pas fait, & dans ce moment même, on ose m'écrire, on ose me faire parvenir une lettre; cependant, en réfléchissant, je me demandois ce que j'avois à me reprocher, de quoi j'étois coupable? d'avoir écrit par ordre de mon père? d'avoir vu dans le monde un homme qui est plus aimable que les autres? de l'avoir rencontré à la campagne? de lui avoir parlé? il ne faut donc vivre avec personne? & cette lettre que je reçois, est-ce un crime? en suis-je responsable? n'est-elle pas précisément une occasion de me plaindre avec justice? de faire les reproches que l'on mérite? de faire voir que je ne veux plus rien entendre, plus rien recevoir, que je saurai même haïr s'il le faut? & c'est ce qui me seroit le plus aisé; mes yeux se tournèrent vers le feu & je regardai si cette lettre étoit bien brûlée, elle étoit restée sur les cendres, & elle alloit s'enflammer, lorsque par un sentiment que je ne puis pas trop pliquer, je la retirai du feu; je pensai lorsqu'elle fut dans mes mains, qu'elle pouvoit servir de preuve & d'éclaircissement lorsque je ferois un aveu à mon père, comme c'étoit mon intention; car en effet qu'aurois-je pu lui dire? des choses vagues qui ne signifioient rien, au lieu qu'une lettre feroit voir ce que j'avois à dire, & indiqueroit mieux ce qui se seroit passé, & ce qu'il y auroit à faire; l'enveloppe étoit brûlée, la lettre en sortoit, il y avoit près de quatre pages d'écriture; après m'avoir quittée, au lieu d'aller dans la maison où il comptoit me trouver, il étoit rentré chez lui, & dans le désespoir de l'air d'indignation qu'il avoit remarqué chez moi, & de la manière dont il avoit été traité, il étoit rentré chez lui, & n'avoit pu s'empêcher d'écrire; il demande à genoux la cause de son malheur, il ne pourroit le supporter s'i l'avoit mérité; si ce n'est qu'un capriceprice ou une raison étrangère à lui, il est trop heureux; il voudroit partager mes chagrins, il donneroit sa vie pour me consoler; il est prêt à la sacrifier, je n'ai qu'à dire un mot, & je serai obéie en tout; mais que par charité, & au nom de ce que je puis avoir de plus cher, je dise ce qui m'afflige, ce qui a occasionné un si prompt changement d'un jour à l'autre. --- Il a une sœur comme la sienne, & il me demande ce qui peut me chagriner, ce qui me désole? Pour cette lettre elle ne respire que l'intérêt & l'amitié; il n'y a- pas un mot qui puisse blesser l'ame la plus scrupuleuse; ce sont les expressions de quelqu'un qui a vu souffrir & qui en souffie, par une suite de son humanité. Si ce n'étoit pas une lettre, & une lettre remise dans le secret, elle ne pourroit pas faire la moindre peine, le moindre chagrin, & le sentiment qu'elle m'a causé s'est confondu uvec ce que je souffrois de tout ce qui s'étoit passé jusqu'à ce moment, elle me rendit même un peu de calme; elle me fit voir que je pourrois me remettre dans la situation que je désirois: je serai obéïe, il n'y a qu'à profiter de cette certitude, il n'y a qu'à tout fuir, tout cesser, ne rien reçevoir, ne plus revoir personne, éviter toute espèce de conversation, me raprocher plus que jamais de mes parens, ne point les quitter, rétablir la confiance entre nous, ne plus rien cacher, & au premier moment de liberté dire & avouer tout le passé, qui n'est rien, qui ne signifie rien, qui n'a été qu'une suite de petites circonstances dont je n'ai pas été la maîtresse: sur cette résolution je crus avoir assez de force pour retourner auprès de mes parens, j'y éprouvai un mal-aise & un tremblement que je ne pus surmonter; je me retirai dans ma chambre fous prétexte que j'avois besoin de repos. Hélas! ma chère amie, je n'ai pu en trouver un moment de toute la nuit, elle a été cruelle pour moi; toutes les espèces de craintes, d'inquiétudes & de chagrins, se sont présentées à moi & m'ont tourmentée; je suis bien ferme dans ma volonté, & j'ai toujours dans le cœur un sentiment d'effroi dont je ne puis me rendre raison; lorsque je sommeillois, il me sembloit que j'étois sur un penchant & au bord d'un précipice dont la rapidité m'entraînoit, je me réveillois en sursaut & en gémissant: mon ame est trop foible, trop sensible pour supporter autant de secousses, je dois me garantir de toute espèce d'émotion, & pour cela je veux rester tranquille, ne point sortir, je n'irai qu'à notre campagne avec mes parens, je ne verrai que des êtres bien indifférens, je m'occuperai de choses bien communes; mon Dieu! ma chère amie, est-ce que je sais ce que je veux? c'est votre amitié qui pourroit me le dire, dites - moi ce que vous pourrez, je vous en conjure, ce qu'il y a de bien clair dans mon cœur, c'est que je vous aime. Adieu, ma chère amie. LETTRE XLIV. Laure à Sophie. Ma chère amie, le parti de la retraite que j'ai pris m'a rendu le calme & la tranquillité, je ne suis point sortie depuis ma dernière lettre, je n'ai plus rien reçu, je n'ai vu personne; les jours sont plus longs, mais les nuits sont meilleures; je dors un peu plus, je suis beaucoup avec mes parens, & tous les momens j'y suis plus à mon aise, je rattraperai sûrement le premier repos dont je jouissois; ce n'est pas une chose bien difficile à avoir que du repos, & je crois avoir assez de force dans l'esprit pour me procurer celui que je voudrai; il ne faut pour cela qu'une résolution bien prise, d'être en paix avec soi-même & d'écarter de soi & de sa tête tout ce qui peut la troubler, & certainement cela n'est pas impossible, quand on sait penser & réfléchir; il est vrai que j'ai été trois nuits sans dormir; mais en voici deux que j'ai eu quelques heures de sommeil, j'ai voulu même être tout ce tems-là sans vous écrire, pour ne pas trop réveiller mes pensées; je voulois les anéantir sur tout ce qui s'étoit passé, je ne suis pas encore bien avancée; mais au moins elles ne me causent ni trouble, ni embarras; j'ai cherché des occupations pour me distraire & tout m'ennuie, j'ai pensé à ma petite paysanne, & je m'affligeois d'être obligée de l'attendre si long-tems, j'avois de la répugnance pour la musique, je n'ai pu approcher seulement mon piano-forté, la lecture me fatigue, & le livre me tombe des mains; c'est du mouvement, c'est de la peine & du travail qu'il me falloit; heureusement, depuis que nous avons augmenté notre dépense, il s'est glissé du désordre & des abus dans la maison; j'ai voulu les corriger, j'ai été de la cave au grenier, j'ai forcé mon père d'y venir avec moi, j'ai voulu tout voir, tout faire arranger moi-même, j'ai mis par-tout l'ordre le plus scrupuleux, nous avons des meubles à faire & à racommoder; j'ai fait venir les ouvriers, je les ai fait travailler sous mes yeux, je leur prescris l'ouvrage, je le fais exécuter; je ne craignois que le désœuvrement, car dès-que j'étois sans rien faire, il me revenoit certaines idées que je veux éviter j'allois quelquefois à mon bureau pour vous écrire, mais il auroit fallu vous dire ce à quoi je ne voulois pas penser & je me plaisois à souffrir de ce sacrifice; aujourd'hui, je ne peux plus y tenir, il faut que mon cœur verse dans le vôtre, je puis vous entretenir avec tranquillité; il me semble aussi que vous serez contente de moi, en vérité tout le monde doit l'être, je souffre assez pour cela, le mal de tète que je prétextai l'autre jour & ma retraite m'ont fait passer pour être malade; je n'ai pu refuser de voir quelques personnes: Mesdames d'Arzilli & de Taninge sont venues; elles ont l'air heureuses ces Dames; elles ne sont occupées que des plaisirs qu'elles ont eu & de ceux qu'elles auront. Mde. d'Arzilli avoit été partout, & devoit y aller encore: Mde. de Taninge, toujours environnée de sa cour assidue, l'avoit quittée un moment pour moi, & elle devoit la rejoindre; elle avoit eu du bonheur au jeu, & il étoit question de concerts, de promenades, de soupers; il ne fut pas dit un mot des maris, & cependant on dit qu'ils sont en obstacles! Pourquoi avois-je la crainte qu'on me parlât de Mr. de St. Ange? Heureusement on prononça fon nom fort indifféremment & sans intention. Il paroît qu'il n'est pas dans ce moment des plaisirs & de la société de ces Dames: elles étoient cependant ses amies, ou au moins fes grandes connoissances; elles sont aussi les miennes; mais en vérité il me semble qu'il n'y a pour moi qu'une seule amie au monde. Mlle. de Mirfor vint aussi, je la reçus en la priant de ménager le plus violent mal de tête que j'eusse jamais eu. Avec elle, je m'attendois à tous les sujets de conversation possibles, & ce fut sans surprise que je lui entendis parler de Mr. de St. Ange. Elle me dit qu'il avoit été si mécontent de l'indifférence qu'elle lui avoit témoigné, qu'il n'avoit plus osé lui parler: d'ailleurs tout le monde se plaint de lui; il est souvent triste & taciturne; il abandonne les maisons où il étoit le plus assidu: on croyoit sa fortune fort dérangée, & on soupçonnoit que dans ce moment il étoit dans l'embarras, à cause de certains engagemens qu'il avoit pris pour sauver un de ses amis, & on le condamnoit beaucoup. Elle me raconta encore que l'on disoit que le mariage des Flamacour alloit fort mal. Ceux-ci avoient méprisé certains parens: les Ballotons s'étoient refusés à certaines dépenses: il y avoit eu des scènes dont elle favoit tous les détails. Je l'assurai que ma tête étoit hors d'état de les entendre. Elle me dit encore qu'elle se promenoit tous les matins; qu'elle jouissoit avec beaucoup de plaisir de la beauté du printems, que tout le monde sortoit, & que l'on rencontroit toujours quelqu'un. Elle me pressa de faire comme elle; je m'en défendis à cause de ma mauvaise santé. Mlle. de Mirfor me fatigua bien plus que mes ouvriers; mais la fatigue qu'elle me donna ne me fit point de bien, au contraire, elle me donna de l'humeur. Je fus fâchée que l'amitié de mes amies ne m'eût pas fait plus de plaisir, & n'eût pas mis plus de consolation dans mon ame. Je l'attribuai aux dispositions où j'étois dans ce moment, & en effet il n'y avoit qu'une chose qui eût pu être une douceur pour moi, c'étoit une conversation, une lettre de la seule amie qui connoît mon cœur, qui sait toutes mes pensées, tous mes sentimens; elle seule pourroit me dire des choses que j'écouterois avec délices. Mais tel est mon sort, tout me manque, & je n'ai que moi-même. Qu'augurezvous, ma chère Sophie, de ce que ces Dames ont dit de Mr. de St. Ange? Ne croyez- vous pas qu'on parle de lui & de moi? Leur manière légère & inifférente avoit peut - être pour objet de me le cacher; cependant que peut-on dire? Au reste, si on a parlé, on sera bien obligé de se taire. Je voudrois éviter le désespoir d'être confondue dans le nombre des femmes qui font le sujet des conversations: c'étoit mon ambition. Mais de quoi ne parle-t-on pas? A-t-on le moindre scrupule, le moindre ménagement sur tous les sujets qui se présentent? les plus respectables sont livrés aux conjectures, aux soupçons, aux propos méchans; tu ne parleras pas, auroit aussi dû être un commandement? ne le trouvez-vous pas, ma chère amie? n'êtes vous pas ennuyée, choquée, révoltée de ce que vous entendez dire souvent, pour moi je le serois surement si j'écoutois; je le vois à l'air de ceux qui parlent, mais j'entends une voix étrangère dans le corridor... c'est une grosse voix de paysan; je la reconnois, c'est le grandpère d'Henriette, je cours vers lui ... enfin, ma chère amie, j'ai un plaisir, c'étoit lui-même, le bon Jaques Despras; je lui ai fait toutes sortes fortes de caresses, je l'ai amené dans ma chambre, je l'ai fait déjeûner, nous nous sommes assis, nous avons parlé d'Henriette, je l'ai remercié de ce qu'il avoit consenti à me remettre sa petite fille, je n'ai pas mis la chose en doute; je lui ai-montré comment je comptois l'arranger, où je la coucherois, à quoi je l'occuperois; ensuite il m'a dit plusieurs choses que mon père devoit entendre. Je l'ai conduit auprès de lui, le bon paysan a été reçu avec bonté pour lui, & écouté avec complaisance pour moi; il a dlt que j'étois bien charitable que sa petite-fille seroit très - heureuse avec nous; mais qu'il la pleureroit beaucoup, que sa fille auroit bien de la peine à s'en séparer; il a ajoûté qu'à la vérité il croyoit que cet enfant faisoit du tort à sa tante pour se marier, parce qu'il faudroit partager entre les deux enfans son bien, qui étoit fort peu ded chose; qu'il y avoit un paysan dans le voisinage, qui aimoit beaucoup sa fille, mais la considération de l'enfant étoit cause que les parens s'opposoient à ce mariage, dont à la vérité sa fille ne se soucioit pas, mais qui seroit cependant, fort avantageux; qu'il voudroit emprunter une petite fomme sur son bien pour faire la portion d'Henriette & qu'il abandonneroit tout le reste à Pauline; mon père admira le bon sens & l'équité de ce bon homme, il fit tout de suite l'arrangement qu'il proposoit; c'est moi qui devrai cent écus à Henriette, le paysan les devra à mon père, il donne pour sûreté une petite portion du terrain de son domaine, & alors Henriette n'aura plus rien à prétendre & tout appartiendra à sa fille, il auroit l'espérance & la consolation de la voir mariée, & ses vieux jours seroient plus heureux: nous eûmes un vrai contentement de contribuer au bonheur de ce pauvre vieillard, on fit venir un notaire & les actes furent minutés & dressés: dans dix jours j'irai chercher ma petite fille, je veux aller la voir encore auparavant; mes projets là-dessus sont une distraction qui met de la douceur dans mon ame, je suis jalouse de ce plaisir, je n'en parle à personne qu'à ma mère, qui se moque de moi & qui me dit qu'elle est bien aise que je voie ce que c'est que l'éducation d'un enfant & que celui-la aura peut-être tous les defauts; je promets qu'elle ne lui donnera que du plaisir, je suis sure d'en avoir beaucoup, & c'est précisément celui qu'il faut à mon cœur daus ce moment; j'ai besoin de m'attacher à quel-que chose & surtout à un être qui ait un sentiment bien simple, bien naïf, qui ne dépende que de moi, & de ce que je lui inspirerai, qui remplisse mes momens de solitude & qui n'ait jamais besoin de m'écrire. J'ai vu deux fois M. de la Hausse, il est toujours trèsgalant, très-propre & très-bien poudré; je ne vous dirai pas, cependant, si mes actions ont baissé ou monté auprès de lui: il soupa hier avec nous, il fut d'une gaieté charmante; comme je crois qu'elle est une marque du succès & du bon état des affaires auxquelles mon père est intéressé, je la respectai, je m'y livrai même avec lui; nous fûmes tous deux trèsaimables; ma mère rioit de bon cœur, mon père ne se ménageoit pas trop & ma gaieté en étoit augmentée. Ma chère amie, les affaires du pauvre Jaques ont pris tout mon temps, j'ai laissé passer le moment de la poste, je ne vous ai écrit aujourd'hui qu'en courant; on m'appelle dans ce moment pour faire le thé auprès de mes parens qui ne sortent point & qui ont quelqu'un auprès deux, ce ne sera sûrement personne pour moi: je vous quitte donc, ma chère amie, demain je vous dirai encore quelque chose avant que de fermer ma lettre. Je ne vous dirai rien ce matin, ma chère amie, je n'en ai pas le tems, mon père me fait dire qu'il veut aller à la campagne, qu'il doit y être de très-bonne heure; il veut que je l'accompagne, ma mère ne peut pas y aller & il va partir tout-de-suite: je me hâte de fermer ma lettre. Adieu, ma chère amie, j'attends une de vos lettres. LETTRE XLV. Laure à Sophie. Mon Dieu, ma chère amie, qu'estce que c'est donc que cette vie, dont on ne peut pas répondre d'un seul moment, dont les incidens, les circonstances entraînent, maîtrisent? il est donc inutile de se vouer à la paix, à la tranquillillité, rien ne met donc à l'abri de ce qu'on craint le plus: la journée de hier rempliroit un volume, si je voulois vous dire tout ce qui est arrivé, tout ce que j'ai éprouvé, tout ce que j'ai souffert; vous n'en saurez que la plus petite partie, & cependant je prévois que ma lettre ne partira pas par ce courier. Quand c'est à vous que j'écris, ma plume court; aujourd'hui je serai interrompue. Je me rappellerai bien ce que j'ai dit, ce que j'ai pensé; mais une pensée en rappelle mille autres qui suivent la première; ma plume s'arrête, je reste en suspends, & bientôt je me trouve à cent lieues de ce que je veux dire. C'est déjà ce qui m'est arrivé depuis que j'ai commencé cette lettre. Il y a plus d'une demi-heure que j'ai écrit le premier mot, & vingt fois je me suis trouvée loin de vous. C'étoit avec joie, ma chère amie, que j'étois partie de très - bon matin avec mon père, pour aller à notre campagne; personne ne pouvoit le savoir; le parti en avoit été pris sur le moment; nous laissions tout le monde à la ville: dans la route nous nous occupâmes des nos arrangemens; je projettai ceux qui regardoient Henriette; j'y pensai beaucoup: mon père partageoit mon sentiment sur cet objet: j'étois contente. En arrivant, il demanda si l'on avoit placé les bancs qu'il avoit ordonné, & tracé les routes qu'il avoit marquées dans le bois; il se proposa d'y aller dés qu'il auroit examiné certaines choses. Je tournai les yeux de ce côté; je vis quelques feuilles vertes qui commençoient à paroître; j'entendis le gazouillement des oiseaux; la nature sembloit animée; le bois étoit attrayant pour moi; je souhaitois de voir les bancs & les routes que mon père avoit fait arranger: je me promis bien cependant de ne pas y aller. Je voulois m'occuper des fleurs, du jardin; j'avois mille autres choses à faire. Lorsque j'y travaillai, si je pensois au bois, c'étoit pour me dire que je n'irois point, que je n'en aurois pas le tems. Nous dînâmes fort gaiement mon père & moi; Après-dîner il me dit qu'il vouloit aller au bois, & qu'il souhaitoit que je l'accompagnasse. Je fis des difficultés; je le priai de m'en dispenser; il l'exigea absolument, parce qu'il vouloit me faire juger d'un point de vue qui étoit plus à la portée de mes yeux. Il avoit été content des ouvriers qui travailloient dans la maison; pour les récompenser & les encourager encore au travail, il leur fit donner du vin. Après le dîner nous nous mîmes en chemin: je suivois mon père lentement, & il me reprochoit mes distractions. A l'entrée du bois il se ressouvint de quelque chose qu'il avoit oublié, & qu'il vouloit ordonner, il me quitte en disant qu'il reviendra dans le moment; que je dois l'attendre ou aller toujours, qu'il me rejoindra bientôt. Seule à l'entrée du bois, je sentis un peu d'émotion, ce n'est pas que j'eusse rien à craindre; j'étois très - sûre de ne rencontrer personne; mais je me rappelois d'avoir été invitée, sollicitée d'y aller lorsque j'irois à la campagne, & j'avois résolu de ne pas me rendre à ces insinuations. Je réfléchissois là-dessus, & sans y penser j'entre dans le bois; j'avance, je me trouve auprès du ruisseau; je trouve une nouvelle route que l'on avoit commencé à percer, je veux voir jusqu'où elle va; mais bientôt j'apperçois quelqu'un dans cette route: le cœur me bat horriblement; je retourne sur mes pas; je veux m'enfuir avec précipitation; on me suit; on me dit du ton le plus fuppliant: Hélas, Mademoiselle, je n'ose vous approcher, je ne vous approcherai pas, je vous le jure; mais au nom de Dieu, ne me fuyez pas; daignez m'écouter, j'ai les choses les plus mmportantes à vous dire; daignez m'écouter un instant, ce sera la dernière fois, si vous le voulez. Il alloit plus vîte que moi, il étoit à côté de moi; alors j'eus assez de forces pour parler, pour faire toutes les plaintes, tous les reproches dont j'avois l'ame & le cœur remplis. Je me plaignis des persécutions que l'on me faisoit souffrir par des lettres, par des poursuites indiscrètes; & qui pouvoient m'exposer & me causer les plus grands chagrins, je voulois absolument les faire finir, je défendis que l'on me revît jamais: on me dit avec l'accent de la douleur, que l'on consent à tout ce que je veux; que l'on ne veut que m'obéir; que l'on aimeroit mieux perir mille fois, que de me causer le plus petit chagrin; que mes reproches étoient injustes, mais qu'ils seroient des ordres; qu'il étoit bien malheureux qu'on n'osât former aucune liaison avec une personne parfaitement aimable; au reste qu'il étoit naturel que j'eusse déjà la dureté & la fierté que donnent les richesses & l'opulence: il supplioit seulement que je disse comment il devoit se conduire. J'avoue que ce reproche de dureté me blessa; il me sembloit que je devois au moins y répondre, & dire d'où partoit le sentiment que je venois de témoigner; j'en détaillai successivement le sujet; je dis les principales raisons que j'avois de me plaindre: sans me contredire on laissoit voir des doutes; la conversation s'allongea; il se trouva là un des bancs que mon père avoit fait placer depuis peu; nous nous arrêtâmes, & comme il s'étoit glissé dans la dispute des objets qu'il falloit éclaircir, je m'assis & je crois qu'il se mit à côté de moi. J'aurois voulu, ma chère amie, que vous eussiez entendu tout ce qu'il disoit, ce n'étoit ni des sermens ni des protestations; ce n'étoit que des raisonnemens dictés par la vérité, par la délicatesse, par le désintéressement; c'étoit le langage de l'humanité, de l'amitié; c'étoient les expressions les plus simples, les plus naturelles; pas un mot ni d'amour ni de passion. Il étoit impossible de ne pas écouter & de ne pas répondre. J'aurois voulu que mon père même nous eût écouté, & j'espérois qu'il viendroit nous joindre. Nous n'étions pas parfaitement d'accord sur l'avenir; je ne voulois absolument plus de secret, plus de lettres, plus de rencontre ici; c'étoit précisément ce qu'il demandoit avec instance, & je crois qu'il serroit mes mains pour l'obtenir. Dans ce moment nous voyons venir à nous un des fils de notre fermier, qui courroit à perte d'haleine, en poussant des ris, & en tenant un seau dans la main. Dans notre étonnement nous le laissons approcher: il est bientôt près de nous, il nous dit en criant de toutes ses forces: Mon Dieu, Mademoiselle, n'entendez-vous pas? le feu est à la maison; il y a plus d'une heure que l'on fait tout ce qu'on peut pour l'éteindre: n'avezvous pas entendu le bruit & les cloches? je vais au ruisseau chercher de l'eau, il n'y en a bientôt plus près de la maison. En effet, nons commençons à entendre le bruit. Mr. de St. Ange m'avoit déjà quittée; il avoit couru, ou plutôt il étoit volé au secours de l'incendie: l'émotion m'empêche de marcher; je me traine comme je puis; j'arrive cependant auprès de la maison; les flammes sortoient par quelques fenêtres: mon père donnoit des ordres qui n'étoient point écoutés; les secours étoient mal dirigés; le feu faisoit plus de progrès, & la maison alloit alloit être consumée. J'employai ce qu'il me restoit de force pour aller jusqu'auprès de mon père, qui vouloit s'exposer sur une échelle; je fis ce que je pus pour en détourner. Il me dit que les charpentiers & les mnuisiers avoient quitté leur ouvrage pour aller hors de la maison boire le vin qu'il leur avoit donné; qu'ils avoient laissé du feu dans une chambre où ils travailloient, & qu'il avoit allumé les débris du bois & les copeaux qui étoient sur le plancher; que l'on ne s'en étoit apperçu que lorsque toute la chambre avoit été enflammée; que la fumée & la flamme qui sortoient par la porte empêchoient qu'on ne pût y porter de l'eau; & que tout alloit être embrâsé; il ajouta rapidement qu'il avoit été fort étonné de voir paroître tout d'un coup Mr. de St. Ange; qu'après avoir pris quelques informations, il étoit entré dans la maison, & qu'il etoit en peine de lui. Mon pere m'exhorta à m'éloigner & à ne pas trop m'effraier. Dans ce moment Mr. de St. Ange, noirci de fumée, ses habits brûlés & mouillés, sort & dit qu'il a fermé la porte de la chambre; qu'il faut fermer les contrevents pour étouffer le feu; tout de suite il ajuste une échelle, & ce qu'il propose il le fait lui-même au travers des flammes & de la fumée: de-là il monte sur le toît, il se fait suivre par tous ceux qui portoient de l'eau, & jette toute celle qu'il peut avoir par le canal de la cheminée. Bientôt le feu s'appaise; il est étouffé par la fumée, on peut porter des secours aux endroits où on craint qu'il ne gagne encore. Mr. de St. Ange y pourvoit en s'exposant, & en mettant l'ordre par-tout. Les yeux fixés sur ce que je voyois, accablée d'effroi, j'étois assise sur une pierre, sans avoir la force de faire un mouvement ni de dire une parole. Insensiblement le bruit se calme, le trouble & le travail diminuent, les ouvriers font plus tranquilles; on dit que le feu est éteint, que l'on n'entend plus le bruit des flammes, que l'on a r'ouvert la chambre, que le danger est passé. Alors je vois Mr. de St. Ange dans les bras de mon père; ils s'approchent tous deux de moi: j'étois pâle, immobile & encore saisie de frayeur; ils sont en peine de moi: Mr. de St. Ange vole chercher ce qu'il peut trouver pour me secourir; il revient avec un verre d'eau; il presse mon père de m'en faire boire, & dans ce moment, ma chère amie, mes yeux rencontrèrent les siens; j'aurois voulu proférer quelques paroles de reconnoissance; j'étois trop émue; cependant je repris des forces. Ces Messieurs retournèrent à la maison pour donner encore des ordres, & pour juger du mal qu'il pouvoit y avoir: la femme du fermier étoit venue m'offrir ses secours; elle me dit que sans ce Monsieur, la maison auroit été entièrement consumée; que pour fermer la chambre, dont on ne pouvoit plus approcher, il s'étoit couché par terre dans l'eau que l'on avoit jetée & que l'on jetoit encore, & qu'il s'étoit traîné jusqu'à la porte qu'il avoit fermée, qu'alors le feu & la fumée n'avoient plus empêché de passer dans le corridor; que sur le toît il avoit risqué de périr, & qu'il avoit failli à être précipité. Je voulus marcher pour aller auprès de mon père, qui devoit être épuisé & qui se fatiguoit encore. Je ne pus me traîner jusqu'à lui, & je souffrois de n'être d'aucun secours. Mon père & Mr. de St. Ange revinrent, ils firent les détails de l'incendie; mais, interrompit mon père, dites - moi, mon cher St. Ange, comment vous vous êtes trouvé là; êtes-vous tombé du ciel pour nous secourir? sans vous, sans votre présence d'esprit, ma maison étoit perdue; les poutres du plafond commençoient à s'embrâser, tout alloit être perdu. Le cœur me battit bien fort à cette question, & cependant je n'étois certainement coupable de rien. J'allois répondre que j'avois trouvé Mr. de St. Ange dans le bois; il ne m'en donna pas le tems; il dit fort naturellement, qu'ayant su que nous étions venus tous en famille à notre campagne, il avoit cru pouvoir nous y faire une visite; qu'il étoit très - curieux de voir les embellissemens que mon père y avoit faits, & dont il lui avoit parlé, & qu'il avoit compté se promener avec ma mère. Ce ne fut qu'alors que nous remarquâmes que ses cheveux étoient brûlés d'un côté; nous découvrîmes même qu'il avoit des brûlures très - considérables aux mains, son habit étoit aussi brûlé & mouillé. On fit chercher de l'huile & des linges, & on en mit sur ses plaies. Mon père avoit des habits d'été qui restoient à la campagne, & il les fit mettre à Mr. de St. Ange. Nous pensâmes ensuite que ma mère, qui auroit entendu parler de l'incendie, en auroit de l'inquiétude; nous voulûmes la rejoindre pour la rassurer, & nous nous pressâmes de partir. Mr. de St. Ange fut prié de venir dans notre voiture, à cause de l'état dans lequel il se trouvoit. A quel-que distance de la ville nous rencontrâmes Mlle de Mirfor, qui se promenoit avec une compagnie de ses amies: il fut aifé de remarquer son étonnement de voir Mr. de St. Ange dans notre voiture, & habillé singulièrement; elle nous cria qu'il avoit fait un bien beau tems pour une partie de campagne. Un peu plus loin nous fûmes arrêtés par un embarras de chariot, & nous vimes passer Mesdames d'Arzilly, de Taninge, & quelques autres femmes avec plusieurs hommes de notre connoissance; on nous aborde, on a entendu dire quel-que chose de l'incendie; il faut l'apprendre aux uns, le détailler aux autres; & les yeux ne se portoient jamais sur Mr. de St. Ange qu'avec un air curieux & étonné: toutes ces rencontres furent pénibles & désagréables. On vouloit nous témoigner de l'intérêt sur l'accident que nous venions d'essuyer, & nous voyons la curiosité, les vains complimens, les distractions, l'indifférence: on auroit voulu nous dire; n'est-ce que cela? & chacun pensoit à sa promenade, quelques-unes des femmes paroissoient trouver mauvais que Mr. de St. Ange ne fût pas avec elles. J'étois si abbattue, qu'à peine pouvois-je parler; mais je sentois tout, & je ne pouvois me défendre d'une espèce d'anxiété que j'avois dans l'ame. Je crus que nous n'arriverions jamais à la maison. Ma mère savoit quelque chose de ce qui étoit arrivé; elle vint au-devant de nous en nous témoignant son inquiétude: mon père la rassura; je lui dis que Mr. de St. Ange avoit les mains brûlées; elle avoit un très-bon remède, elle voulut le panser & le soigner ellemême: nous passâmes toute la soirée à parler du malheur qui étoit arrivé; on s'occupa beaucoup de M. de St. Ange & des dangers qu'il avoit courus; quand il se retira, je crus remarquer qu'il avoit un air de contentement; j'étois éloignée d'en avoir, & mon accablement me laissoit à peine la force de penser. Toute la nuit l'image de l'incendie s'est présentée à moi; je voyois toujours périr quelqu'un dans les flammes. J'ai commencé à vous écrire ce matin; je n'ai pu continuer, j'ai interrompu souvent ma lettre: ce soir j'ai un peu plus de force, mais je ne serois pas surprise de tomber malade. Je suis anéantie, & j'ai encore les impressions de la frayeur j'ai préféré d'être avec vous & de finir ma lettre à aller chercher du repos quoiqu'il soit bien tard: je vais vous quitter, sans espérance d'en trouver. Il n'y a dans mon esprit que des craintes, dans mon cœur que de la défiance; l'avenir s'obscurcit pour moi; je veux tâcher de n'y pas penser; une autre fois je m'en occuperai avec vous; que j'y voye toujours votre amitié, je vous en conjure, ma chère amie; mon existence y est attachée; souvenez-vous en bien. Adieu. LETTRE XLVI. Monsieur de St. Ange, à Mr. de Marville. Ou es-tu donc, mon cher Marville? Je suis l'objet de la compassion de toute une famille, & tu es loin de moi. On me dit que tu es allé chasser au marais, & que tu seras plusieurs jours absent. Ta gourmandise ne pourroit - elle pas laisser vivre ces pauvres animaux, qui sont en paix loin des hommes, & qui ne se nourrissent que d'insectes inutiles. Tu reviendras chargé de gibier, & tu n'auras détvuit que les ennemis de quelques reptiles malfaisans: c'est pour eux que tu travailles, & tu pourrois fi bien combattre des reptiles en restant parmi nous. Je n'ai jamais bien compris cette cruauté des chasseurs; ordinairement ils se piquent de générosité, de magnanimité dans le caractère, & ils se plaisent à poursuivre & à tourmenter impitoyablement les animaux les plus foibles & les plus timides. Fais la guerre aux loups, aux ours, aux oiseaux de proie, & ne dépeuple pas la campagne de ces animaux dont le chant, dont la figure & les habitudes plaisent & amusent, & qui fuient au moindre épouvantail. Tu t'applaudis de ton adresse; tu racontes avec vanité comment tu as eu plus d'esprit que la pauvre bête qui vouloit t'échapper: tu as prévu ses ruses & ses détours; tu jouis de la supériorité de ton génie, & tu mets ton amour-propre dans une proie qui devroit être indigne de toi; mon cher ami, je n'aime pas la chasse, mais ne m'est-il pas permis d'avoir les jouissances d'un chasseur. Serai-je un monstre si je m'attache aussi à ce qui veut m'échapper? Je ne cherche comme toi que le bonheur de l'atteindre & le plaisir de le captiver. Tu es insensible aux maux que tu fais à ce que tu poursuis; tu sacrifies tout au plaisir & au moment de la capture; moi, plus généreux, moins cruel, je n'emploie que l'attrait du plaisir, que l'appas de la nature, que l'adresse de la sympathie, & que la force que donne la perspective du bonheur. Il seroit possible qu'à ton retour à la ville tu fusse mal instruit de ce qui regarde ton ami. Qui peut savoir ce que les femmes te diront, la tournure qu'elles donneront aux apparences les plus innocentes, les conjectures qu'elles feront sur les circonstances les plus naturelles; il s'agit d'une femme, elles n'épargneront rien; leur imagination ne s'arrêtera point, & jusqu'où n'ira t-elle pas? Je ne t'ai revu qu'un instant depuis que nous avons soupés ensemble chez les Germosan. Je remarquai bien ton œil perfide & observateur; il tomboit alternativement sur Mlle. de Germosan & sur moi; tu cherchois à deviner, & tu ne m'as pas dit ce que tu croyois avoir vu: j'en ai conclu que, comme toute la famille, tu n'avois apperçu que mon amitié pour elle; tu as même pu me croire très-malheureux, à l'air gai & léger de Mlle. de Germosan; & tes sentimens jaloux ont été en paix. Je n'ai pas cherché à te détromper; tu es peut être plus heureux que moi, malgré ton malheur tranquille, je suis très-éloigné de de l'être; toujours inquiet & agité sur ce qui est, sur ce qui peut être, je me tourmente pour le savoir, & souvent, lorsque je le sais, je n'en suis pas plus content; mais si le hasard fait luire un rayon d'espérance, toutes les peines ne sont plus rien. Il y a quelques jours que je souffris prodigieusement; je crus voir le froid, l'indifférence, l'aversion même; je ne savois à quoi en attribuer la cause; ma sœur, par la simplicité de son esprit me la fit comprendre; elle avoit rencontré à l'assemblée Mlle. de Germosan qui ne lui avoit pas paru aussi aimable qu'on le lui avoit dit; elles avoient parlé ensemble de la lettre perdue; j'en fus au désespoir; j'écrivis sur le champ pour témoigner celui que j'avois de la manière froide, indifférente, cruelle avec laquelle on m'avoit traité. Pour fai re parvenir ma lettre, il fallut des travaux inouis; il fallut aller, venir, courir: enfin je découvris une femme qui connoissoit un homme à qui Laure, la charitable, la respectable Laure, faisoit la charité sur des lettres qu'il écrivoit. Je fus aussi charitable, moi, & ma lettre fut portée. J'ai ignoré son sort pendant plusieurs jours; pendant un siècle Laure a été invisible; j'ai cru qu'elle avoit disparu de dessus la terre; on ne savoit rien, on n'entendoit rien; ses bonnes amies ignoroient que c'étoit pour apprendre quel-que chose d'elle, que je leur faisois ma cour; elles ont bien voulu me tenir compte de mon empressement, mais il a été très-mal récompensé; je n'ai rien appris, je ne favois plus ce que je devois craindre ou espérer, lorsque, par un de ces hasards qui sont toujours heureux quand on sait un peu les diriger, je sus que Mlle. de Germosan alloit à sa campagne. Tu sais qu'il y a un bois, un taillis, un ruisseau; l'art ne l'a point tout-à-fait gâté encore; il est touffu; les routes n'y sont tracées jusques à présent que par le clair des buissons; bientôt les feuilles le rendront plus sombre, & empêcheront les yeux de percer jusqu'au fond: aujourd'hui elles ne sont pas encore nécessaires, au contraire leur absence donne peut-être la confiance d'y venir: puissent mes espérances croître avec elles! J'eus soin d'y être à l'heure ou naturellement une femme qui pense doit chercher à penser dans un endroit tranquille & solitaire: le jour & le lieu etoient attrayans; je n'y fus pas un moment qu'il me parut impossible que l'on n'y vînt pas; les oiseaux m'en assuroient de mille manières différentes, le ruisseau murmuroit, & moi avec lui, du tems perdu à attendre; j'arrêtois mon impatience par toutes les illusions possibles; je les promenois dans tout le bois: mais enfin je commençois à désespérer, & la tristesse s'empara de mes réflexions. Quelle folie, disois - je, de perdre ici & sans raison un tems & des peines inutiles. Je me rappelois déjà tous les endroits où loin de-là j'aurois pu jouir de quelqu'agrement: enfin j'entends du bruit, le bruit d'un ange qui vient arrêter un moment de désespoir. Imagine-toi mon bonheur, mon chèr ami; je vois Laure, son air céleste frappe mes yeux; elle eût pu entendre les battemens de mon cœur; elle fut bien surprise, bien indignée, bien révoltée, bien en colère, oui, mon cher Marville, en colère, très en colère. Sens-tu le prix de cette colère, de celle d'une semme adorable que l'on aime? Vois tu son ame agitée, émue, disposée à être appaisée, & à recevoir toute autre espèce d'émotion? Ah! mon ami, quelle jouissance pour une ame tendre & sensible comme la mienne! Comme je goûtois à longs traits la douceur de ses plaintes, de ses reproches, de ses injures, de ses défenses de la voir, de l'approcher! Je consentois à tout; ma vie, pour lui obéir, étoit comptée pour rien. Son père, son bon père a fait placer des bancs dans ce bois; il y en avoit un près de nous; comment ne pas profiter des bontés de Mr. de Germosan. Ne crois pas que je puisse te peindre la félicité & la douceur d'être assis auprès d'elle, de lui parler, de l'écouter, de voir dans ses yeux, tantôt une sévérité imposante, & quelquefois une lueur de ce que j'aurois voulu espérer; il n'y avoit pas un de ses gestes qui ne réfléchît dans mon ame, pas un mouvement de sa respiration qui ne fût pour moi une douce agitation. Connoistu cette voluptueuse jouissance, de la communication des idées, de la dispute, des reproches, de la justification, de la sympatie qui naît entre deux êtres qui s'aiment, & qui sont ensemble; elle a été inventée pour la consolation du genre-humain. Voudrois-tu me défendre ces momens de délices? Ta nouvelle sévérité, ta morale de quelques jours, tes vertus toutes neuves en feront-elles un crime? Il me semble au contraire que mes sentimens doivent t'inspirer un profond respect pour ton ami. Console-toi, ils ne furent pas longs ces momens heureux. Je ne sais quel esprit malin & ennemi, ou plutôt je me trompe, c'est quelqu'ami officieux qui mit le feu à la maison de Mr. de Germosan. Il fallut bien oublier ce que je n'oublierai jamais, & voler au secours. Je trouvai la maison en proie aux flammes; il y avoit le plus grand désordre parmi ceux qui vouloient les éteindre. Je ne te parlerai pas de ma présence d'esprit, ni de mes succès dans ce que j'ordonnai, & dans ce que je fis moi-même; tu en entendras faire l'éloge par tes amis: je te dirai seulement le bonheur que j'eus de me brûler les mains; oui, mon ami: c'est un bonheur de se brûler les mains, quand une certaine personne y porte le remède avec les siennes, quand elle y met des linges & de l'huile, & quand ses yeux peignent l'intérêt & la compassion. Ils retrouvèrent dans mon ame l'impression qu'ils y avoient fait une fois: tu sais que déjà j'ai mérité sa compassion. J'entretiens ce sentiment sans le vouloir; mais ne me donne-t-il pas le droit d'en espérer de plus tendres. Mes cheveux ont été brûlés d'un côté, je serai obligé de faire couper l'autre. Mlle. de Germosan me reverra presque sans cheveux & les mains enveloppées. Crois - tu qu'elle aura la dureté de me défendre de la voir? oubliera-t-elle ce que j'ai fait, au moins aussi long-tems que mes cheveux ne seront pas revenus, & que mes mains ne seront pas guéries? & dans la reconnoissance, ne se glisseratil pas un peu de tendresse? Je crains seulement de n'avoir pas assez de maux, & si j'avois eu plus de présence d'esprit, je serois au moins estropié. Que dis-tu de ma vertu, mon cher ami, de te montrer tous les replis de mon ame? C'est que je ne crains point les menaces que tu m'as faites, & si tu sais aimer une femme qui ne t'aime pas, crois que je saurois payer de ma vie le bonheur de l'être. Et moi aussi je m'intéresse au bonheur de Mlle. de Germosan, & je veux qu'elle soit heureuse, je saurai peut-être y veiller aussi-bien que toi. Pauvre Marville! tu as peur que je ne l'aime pas assez? interroge son cœur, & il te dira que je l'aime trop; & dis - moi, dans ton admiration pour elle, ne trouves - tu pas qu'il est juste qu'elle puisse choisir entre tous les hommes qui peuvent être dignes d'elle; & quoique je sois par mon caractere, voudrois - tu m'exclure du choix: tu dis des paroles héroïques sur tes sentimens pour elle; mais lorsque tu t'es offert, ne pensois-tu qu'a son bonheur? Avois-tu la modestie de croire qu'il falloit précisément un homme comme toi pour le faire? Si elle s'est trompée sur tes vertus, comment ferastu pour l'éclairer sur celles des autres? es-tu assez borné pour croire qu'une femme t'écoutera, lorsque tu voudras t'opposer à son inclination, combattre son sentiment, & alors dois-je craindre tes menaces? Je veux les défier au contraire. Je te somme de dire à Mlle. de Germosan, tout ce que ton elprit pourra enfanter de méchant contre moi; si elle t'écoute, il étoit inutile de parler; si elle rit de tes bons offices, j'en rirai encore plus qu'elle, & tu auras travaillé pour moi. C'est donc par intérêt pour moi- même que je te confie tout; mon amitié m'invite à t'ouvrir mon cœur; & je m'y livre, parce que bien loin de me nuire, tu ne pourras que m'éclairer. Ton ignorance, ta bonne foi me seront utiles; je mépriserois des sentimens où toi ou quelqu'autre pourroient quel-que chose; je ne veux point de secours, & je ne crains point d'ennemis. Crois, mon ami, qu'en amour on doit tout à soi-même. Pour rassurer ton esprit défiant, je te promets, je prends l'engagement sur l'autel de l'amitié, que s'il y a jamais un bonheur à espèrer pour moi, j'en assurerai la durée par tous les moyens qui ont été accordés à l'humanité; je n'irai point chercher ce qui peut en amener la fin: le tems le plus heureux n'est-ce pas celui où l'on tient tout du sentiment & rien des droits? laissons-le donc couler en paix ce tems, laissons vivre la poule aux œufs d'or; n'as-tu pas appris cette leçon de morale, & peut-on en faire une meilleure application? Ne crois pas cependant que je sois ici pour jouïr uniquement de la brûlure de mes mains; j'ai des affaires importantes qui m'appellent ailleurs, & mon amour-propre auroit honte peut-être de profiter de cet avantage; c'est le pauvre St. Prés qui me retient à la ville, il est dans une situation fâcheuse; il s'est donné tant de peines pour son œconomie, il a fait tant de bons marchés, il a écrit si exactement sa dépense, qu'il est à-peu-près ruiné: il a eu la foiblesse de ne pas rester dans les bornes de ses revenus, & aujourd'hui son bien est presque dissipé; il alloit être tourmenté par des créanciers, j'en ai été imformé par mon beau frère, & nous sommes parvenus à les arrêter; nous avons pris des arrangemens qui remettent un peu d'ordre dans ses affaires, & qui même lui laissent des espérances; il ne m'en coûte que quelques engagemens, qui gènent un peu ma propriété, mais qui ne m'appauvrissent pas, nous aurions besoin de toi pour certaines formalités; nous attendons ton retour; reviens donc, mon cher ami, tu sais que je n'entends rien ni aux sormalités, ni aux cérémonies, elles sont sans - doute nécessaires, mais ce n'est pas toujours au bonheur de l'humanité. Adieu, mon cher ami, c'est sans cérémonie que je suis tout à toi. LETTRE XLVII. Madame Dubour à Laure. Ma chère amie, j'ai été bien effrayée de cet incendie; mais la maison est sauvée, je ne pense plus qu'à mon amie; je veux absolument me défendre des inquiétudes qui me viennent sur son compte. Pourquoi en aurois-je? Je répête tous les jours, elle a plus d'esprit que moi, elle voit bien mieux que moi, elle ne connoît pas mieux ses intérêts, mais elle raisonne si bien; la confiance avec laquelle elle me parle de tout ce qui se passe dans son cœur, est une preuve de la fermeté & de la force de son ame. Je vois dès - à - présent tout ce qu'elle va faire. D'abord, il est bien convenu avec elle-même qu'elle aime Mr. de St. Ange, mais qu'elle l'aime beaucoup, elle sait ce que c'est qu'une femme qui aime; elle sait comment alors on voit mal, comment on juge mal, comment on justifie tout ce qui ne doit pas l'être; on trouve tant de forces pour appuyer ce qui favorise le penchant; & point du tout pour le combattre. Bientôt on n'a des doutes & de la défiance que pour avoir le plaisir d'être convaincue. Mon amie Laure sait tout cela bien mieux que moi; je le lui ai entendu dire à elle-même; elle me l'eût appris si je l'eusse ignoré. C'est d'elle dont j'aurois attendu les meilleurs conseils; ne sais-je pas ceux qu'elle a donnés? & alors de quoi serois-je en peine? Je me rejouis au contraire de ce que tout s'arrange si bien pour son bonheur. Elle est une très-riche héritière, Mr. de St. Ange est très - aimable, elle en est aimée, à ce qu'elle dit; il sera très-heureux de l'obtenir; il n'est pas bien difficile de deviner ce qui arrivera, & même très-incessamment; en attendant, elle ne recevra plus de lettres; elle ne peut pas les souffrir, elles sont si tendres! elle les brûle: elle ne le verra plus, il est si inquiétant! il excite sa colère; surtout elle n'ira plus dans ce bois, elle y a de l'émotion, des craintes, de l'effroi; elle n'aura qu'une juste reconnoissance, qu'une admiration bien simple pour le courage avec lequel il a sauvé la maison: il n'a fait que son devoir: elle n'aura pas non plus une compassion trop vive pour les brûlures aux mains, qui sûrement ne sont pas considérables; je crois qu'il se sera ménagé. Mr. de St. Ange, dont l'ame est si honnête, à ce que m'a fait entendre mon amie, verra qu'il n'a plus qu'un seul moyen de l'approcher; il ne se trompe pas sur les sentimens qu'elle a pour lui; surement il s'en doute. Il ira aux parens de Mlle. de Germosan; il leur dira ses intentions; quelles que soient leurs dispositions, ils aiment leur fille; ils ne pourront faire qu'une résistance bien foible, & nous serons tous heureux. J'abrège le roman, & je n'entends pas qu'il soit plus long. Si j'étois libre, j'irois à son secours, & je forcerois bien les héros de le rompre ou de le finir. Je ne puis soutenir l'idée lqu'un homme, par son adresse, puisse parvenir à rendre malheureuse mon amie Laure, Laure dont l'ame & le cœur sont si bien faits pour le bonheur! Non cela n'arrivera pas, on j'en mourrai; prenez-y donc garde, je vous en supplie; mais mes inquiétudes sur vous ne viennent que de l'excès de mon amitié; je vois que par la même raison vous en avez d'injustes sur mon compte: je vous ai dit un mot sur mon mari, & vous vous en êtesl effrayée, c'est bien injustement. Non sans-doute il ne me rendra pas malheureuse, je saurai bien l'en empêcher, car je veux qu'il soit heureux. Je n'ai pas su attendre une inclination pour me marier, je veux la faire venir après; c'est là mon roman, c'est sans doute le plus diffitile, mais c'est l'objet de mon ambition. Je verrai si notre pouvoir est si peu de chose, qu'il ne puisse aller au-delà d'une possession tranquille & assurée. Je ferai usage de toutes mes ressources, & en vérité nous en avons toujours beaucoup, lorsque nous voulons les faire valoir; il ne manque aux femmes que le courage de les employer. Il est vrai que souvent nous trouvons qu'il n'en vaut pas la peine. Ce qui m'en donne à moi, du courage, c'est l'impossibilité de vivre avec un être malheureux; ce seroit pour moi le plus grand des supplices; je croirois être attachée à un corps mort: c'est une honte que je veux éviter à tout prix. L'air que je veux à mon mari, ce n'est ni l'air empressé, ni l'air soumis, ni l'air amoureux; c'est celui du bonheur que je souhaite qu'il ait; & comme c'est le seul qui ne puisse pas être joué, il faut bien que Mr. Dubour soit heureux. Je compare ma peine à la vôtre; je trouve que j'en ai infiniment moins que vous, & je décide qu'il vaut mieux un mari tranquille qu'un amant passionné. Mon avis peut sans-doute choquer les sentimens exaltés, mais ce n'est pas ceux que je consulterai pour le bonheur de la vie; une fois vous penserez comme moi, & vous verrez qu'il faut lire les Romans, & n'en faire jamais. Dépêchez-vous donc de terminer le vôtre; alors je serai à votre portée, nous nous entendrons sur l'art de rendre les maris heureux. Ce n'est pas celui qui donne de la réputation, il ne mène point à la célébrité; les académies ne lui ont point décerné de prix, ni de couronnes; il en mériteroit cependant; les sacrifices qu'il demande, l'habileté qu'il exige, l'esprit & le sentiment qui lui sont nécessaires, valent bien le génie & le savoir qu'il faut pour trouver la quadrature du cercle. Pourquoi n'est-ce pas le bonheur de tous les momens dont il convient à la gloire humaine de s'occuper? La mesure des cieux & de la terre est-elle plus intéressante? Nous autres, pauvres femmes, nous mesurons les hommes, & nous aurons aussi nos problêmes à résoudre. Il me semble qu'ils sont plus inquiets que légers, plus vains qu'ambitieux, plus foibles que violens; ils sont inquiets sur leurs plaisirs, vains sur leurs prétentions, si foibles lorsqu'ils desirent; presque toujours ils se laissent lâchement dominer par l'objet de leurs passions. Je veux vous apprendre à les connoître, ma chère amie, & je vous dis le fruit de mes observations, non pas pour vous dégoûter d'eux, j'espère que je n'y réussirois pas, mais pour vous donner des forces dans le moment où vous en avez besoin, & aussi pour vous rassurer sur ma vie avec Mr. Dubour. Vous voyez que j'étudie ma tâche, & je le fais d'autant plus efficacément, que je soutiens mes observations par l'expérience. Il est vrai que la dernière fois que je vous écrivois, j'avois quelques nuages dans l'esprit, sur les habitudes de mon mari; mais je n'ai pas voulu m'y livrer; j'ai préféré de savoir quels en étoient le but & les objets; j'ai cherché à connoître les personnes dont le commerce & les relations avoient pour lui tant d'attraits: on m'a dit que c'étoient des femmes qui, sans avoir beaucoup d'esprit, avoient de la gaieté, de la facilité dans la société, qui savoient s'amuser de tout ce qui se présentoit, de lecture, de livres nouveaux, de chansons, d'ouvrages, de jeu, même quelquefois de choses sérieuses; les objets y étoient variés suivant les goûts; tout le monde pouvoit espérer de voir le moment du sien; on exigeoit de ceux qui sont de cette société qu'ils eussent du naturel, de l'honnêteté, de la bonhomie; on repoussoit les prétentions à l'esprit, à la supériorité; les hommes jaloux des autres hommes étoient insensiblement exclus; il y avoit bien quelques attachemens particuliers entre les hommes & les femmes, quelques liaisons de préférence, mais elles n'étoient que présumées, & en apparence toutes les affections étoient égales. Les femmes s'assemblent à-peu-près tous les soirs les unes chez les autres, sans invitation; quoiqu'il y ait toujours plusieurs hommes, la compagnie n'est jamais très-nombreuse, & comme il n'y a personne de riche, on soupe fort peu; mais l'on est long-tems ensemble. J'avoue, ma chère amie, que cette société m'a paru trèsagréable; j'aurois voulu en être; malheureusement les nouvelles relations de femmes se font fort diffic ilement. J'aurois été très-fâchée de priver Mr. Dubour de celles là; au contraire, je l'applaudissois de savoir en jouir, & je l'y invitois; seulement j'ai tâché que sa maison ne fut pas pour lui un trop grand contraste. D'abord, j'ai la plus grande attention à maintenir la paix dans les domestiques, je tâche qu'ils aient tous l'air gai, & qu'ils soient contens. Quoique nous en ayons fort peu, je n'y parviens pas sans quelque peine. Il semble que des esclaves attachés à la même chaîne devroient s'entendre pour la rendre plus légère, ils s'en servent souvent au contraire pour s'en maltraiter: l'intérêt qui les décide à l'esclavage donne du ressort à leurs défauts & à leurs vices; il faut les faire jouir d'un certain hien-être, & employer la fermeté pour les maintenir dans la paix & dans leurs devoirs. J'ai avec cela l'attention de mettre autant que je le puis leurs services à portée de leurs qualités & de leurs talens; je veux aussi qu'ils soient heureux dans leur condition, & je soumets souvent mon contentement à cette jouissance; j'entretiens la paix dans la maison, & tous ces détails sont soigneusement cachés à M. Dubour. Ensuite j'ai cherché à donner à la petite société avec laquelle nous vivons, & qui est un peu plus particulièrement la mienne, le ton qui paroît plaire à mon mari: sans proscrire & condamner avec pédanterie le jeu que Mr. Mercier nous reproche si justement dans son Bonnet de nuit, j'ai seulement tâché de le rendre souvent inutile, en proposant quelque lecture, en mettant sur le tapis quelque sujet intéressant qui occupe les esprits. Quand je ne puis pas y réussir, & lorsqu'il faut absolument jouer, ce qui arrive trop souvent, je fais ensorte que le jeu soit animé par la gaieté & par l'amour-propre, plus que par l'avidité du gain. Le cercle de nos idées & de nos intérêts est très court, & si on n'y suppléoit pas avec les cartes, il seroit remplacé par un ennui dangereux; la contradiction, la critique, l'examen sévère prendroient une force qui empoisonneroient la société: on a besoin des autres pour jouer, & ce besoin encourage au menagement. Si je n'ai pas tout-à-fait réussi dans mon plan, je vois au moins que Mr. Dubour préfère souvent la société où je suis à celle qu'il recherchoit. C'est un triomphe dont je jouis déjà, & que je cherche tous les jours à rendre plus complet. Lorsque j'y serai parvenue, j'aurai le plaisir d'avoir enlevé mon mari à des femmes qui vouloient peut-être l'éloigner de moi. Il ignore mon dessein, & c'est à son insçu que j'y travaille. Cependant, mon but n'est pas encore rempli. Pour xer Mr. Dubourg auprès de moi, il faut qu'il y soit heureux, & le bonheur domestique est peut-être celui qui demande le plus de sacrifices, c'est le bonheur de tous les momens, c'est celui qui attache le plus à la vie; je veux qu'il règne dans ma maison, & en jouir moi même. Son plus grand ennemi est l'ennui, & je m'applique à le combattre.. Jusques à présent il ne s'est pas encore introduit entre Mr. Dubour & moi: il y a eu des peines, des chagrins, mais point encore d'ennui; & cependant il viendroit si je le laissois faire; malheureusement il vient souvent à la suite de la paix & de la tranquillité; il faut lui opposer des occupations qui soient intéressantes pour tous deux. Je consulte Mr. Dubour sur nos intérêts; je lui donne le plaisir de m'instruire; je m'informe de taut ce qui regarde son emploi; je me mets à même d'en parler avec lui; je lui inspire de la confiance; il me dit ses idées. Déjà plusieurs fois nos discussions, nos petites disputes lui ont fait changer de façon de penser, & il s'en est applaudi. Il dit que les femmes ont une finesse & un tact dans l'esprit, qui valent mieux souvent que la science. Je le vois quelquefois pensif & absorbé par la réflexion & les affaires; je respecte son travail & son silence; mais s'il dit un mot, j'en fais une occasion de lui faire dire ses pensées, & souvent il est soulagé de son inquiétude: j'ai même pu lui aider dans des écritures que j'ai copiées ou qu'il m'a dictées. C'est pour moi une grande douceur; & je m'apperçois qu'en ménage les peines partagées deviennent de vrais plaisirs. Enfin, ma chère amie, tous les jours j'ai quel-que bonheur auquel je ne m'attendois pas. Ce sera bien mieux encore alors que l'intérêt nous réunira touquand j'aurai ma petite fille; c'est jours. Je vous fais la peinture de mon sort, afin que vous jugiez de celui qui vous attend, & afin que vous ôtiez de votre esprit des idées qui sont trop éloignées de la nature des choses. Quand nous serons ensemble, je vous dirai de bien meilleures raisons. Soyez sûre, ma chère amie, que tous les mariages heureux ne sont pas à la queue des romans, & s'ils finissent tous à cette époque, c'est, je crois pour l'honneur des grandes passions. Ce ne sont pas elles qui mènent toujours au grand bonheur. Je vous entretiens trop longuement sur ce sujet; j'en suis occupée parce que dans ce moment on parle beaucoup d'une séparation qu'il doit y avoir entre un mari & une femme de mes amis. J'en suis véritablement affligée. J'ai entendu les raisons ds part & d'autre, & il me semble qu'ils auroient pu être heureux. Je ne saurois entrer bien vivement, ma chère, amie dans votre sentiment sur sette petite fille que vous voulez prendre auprès de vous; je vois votre bonté; votre charité, votre ame sensible, qui a besoin de s'attacher à des objets intéressans; mais pourquoi vous presser pour ceux qui sont étrangers: à votre âge êtes - vous sûre de savoir élever une fille de sept ans? & quelle éducation lui donnerez - vous? elle sera sûrement au dessus de son état, & alors peut-être sera t-elle malheureuse? Je ne doute pas que les difficultés que fait Mr. votre père ne viennent de ce qu'il prévoit que quelqu'événement vous fera changer d'idée; il me paroît impossible que ce ne soit pas ce qu'il pense. J'attends avec impatience ce qui doit en arriver, & j'espère de l'apprendre bientôt. Ne me faites pas languir, ma chère amie, je vous en conjure; souvenez-vous surtout que mon amitié ne peut pas vous quitter un seul instant. Ce n'est donc que jusqu'au premier courier que je vous dis adieu. LETTRE XLV. Monsieur de Marville à Mr. de St. Ange. Mon cher ami, je n'ai point pu te répondre, ni revenir à la ville aussi vîte que je le comptois; j'ai dû passer quelques jours à Chamblon, on avoit des espérances de t'y voir; mais il salloit que tu éteignisses le feu des Germosan; quand même tu ne me l'aurois pas écrit, j'aurois compris tout ce que cet événement a dû être pour toi; pour les gens heureux, les accidens deviennent des bonheurs. Mais comment se fait-il que je ne te trouve plus à la ville, & que tu sois retourné à la campagne? Je croyois te voir ici en pleine jouissance de ta belle action; tu n'as pu y rester quinze jours & il y en a déjà trois que tu es reparti. J'ai d'abord été te chercher chez ta sœur, on m'a dit que tu avois presque toujours été triste; que souvent tu avois de l'humeur, & que l'on croyoit que tu avois des chagrins: on m'a assuré que tes mains étoient guéries, & que les blessures avoient été peu de chose: j'ai cru d'abord que c'étoit ce qui t'affligeoit; mais j'ai pensé que tu aurois bien su te faire du mal si cela t'avoit convenu. Ensuite j'ai été chez les Germosan, j'ai entendu tes louanges; on exalte ton courage, ta présence d'esprit; on détaille tout ce que tu as fait, tout ce que tu as souffert, & on ne cesse de parler de reconnoissance. Mademoiselle de Germosan parle comme ses parens, mais elle ne dit pas autant de choses; son air étoit assez naturel en parlant de toi; enfin, il m'a paru que l'on t'aimoit, que tu étois l'ami de la maison, & que tu devois être heureux & content; il est vrai que je n'ai pas remarqué que l'on fût bien affligé, ni bien en peine de ton absence, on n'en paroissoit point surpris; on ne parloit point de te revoir; c'est peut être l'effet de la reconnoissance; il est assez dans l'humanité d'en être fatigué, & peut - être aussi que tu as voulu en abuser. J'ai parlé de toi aux autres femmes de tes amies; on a trouvé que tu étois sérieux, triste, silencieux, même brusque quelquefois: il y a des femmes qui croient que tu regrettes tes cheveux; en général, on parle de ce que tu es, & on ne sait point ce que tu fais. Il a été beaucoup plus question de ta chevelure, brûlée & coupée, que de tout le reste. Ton absence & ce que l'on dit de toi sont pour moi une énigme, que je te prie de m'expliquer le plutôt que tu pourras. J'ai bien cherché à commencer une conversation avec Mademoiselle de Germosan, mais elle n'a pas voulu m'écouter; je veux, cependant, tâcher de parvenir à l'être; il me semble que je le mérite par ma façon de penser. J'ai fait avec les Des Prés ce que tu demandois; c'est encote une maison où j'ai entendu tes éloges. Tu es heureux, St. Ange! tu as le bonheur de rendre des services, & le plaisir de faire du bien; il semble que ce soit ton emploi; en vérité, il vaut mieux que le mien, & j'en suis jaloux; les Des Prés sont fort étonnés de se trouver pauvres; ils ne sauront pas soutenir cet état; ils en sont humiliés; ils se sont ruinés, parce qu'ils ont voulu faire comme ceux qui sont plus riches qu'eux; faire comme les autres, est un sentiment que la vanité inspire, & qu'elle veut suivre aux dépens du bonheur & du bien être; c'est un vice qui est particuliérement attaché à ce pays d'égalité, & c'est une idée répuplicaine qui n'est pas juste. L'égalité de droit jette les hommes dans l'erreur sur l'égalité de fait; la nature n'a rien fait d'égal, & les hommes voudroient être égaux; cependant, ils veulent aussi se surpasser les uns les autres; ils luttent continuellemen contre les prérogatives acquises, & contre celles que donnent les richesses, l'éducation, le génie, la naissance; un homme sans fortune, sans mérite, sans talens, se croit souvent au-dessus de célui dont les qualités, les vertus & les avantages sont utiles au public. Je suis autant qu'un tel; un tel n'est pas plus que moi, est une idée que prononce la vanité sans aucune justice, & qui enfante les fausses prétentions, les erreurs de l'amour propre, les petits manèges de l'orgueil; il en résulte un combat & un mécontentement continuel entre les individus; jamais nous n'obtenons des autres assez d'égards flatteurs, ou nous croyons en accorder toujours trop: ce que nous devons aux autres, & ce qui nous est dû, devient une chose pénible, qui occupe inutilement la vie, & qui est mis au rang des vertus les plus difficiles, On peut se dispenser de lire les pages suivantes, jusqu'd la fin de la lettre. En admettant l'égalité de droit, en établissant que tous les hommes sont égaux aux yeux de la loi, on a laissé établir une inégalité d'opinion sur les titres, sur la naissance, sur la noblesse; ce préjugé n'en est plus un aujourd'hui; il est une véritable jouissance par le moral qui y est attaché; il a été rendu respectable par l'engagement, que ceux qui en jouissent sont censés prendre, d'avoir plus de vertus, plus de magnanimité, plus d'élévation dans l'ame que les autres; un homme qui réclame la noblesse par sa naissance, doit la prouver par ses sentimens, c'est ce qu'exige l'opinion; mais elle est soumise à tant de circonstances, que la noblesse subsiste, & que les vertus se perdent; l'engagement s'afsoiblit, & il n'est pas démontré qu'il soit utile à la société qu'il y ait une classe d'hommes qui soit moins dévouée à la vertu qu'une autre; il il seroit plus avantageux qu'ils y fussent tous portés par l'espoir des distinctions; n'est- il pas plus sûr d'obtenir, par des récompenses, ce que l'on attend des hommes, que de leur en faire un devoir qu'ils peuvent négliger? La noblesse jouiroit bien mieux de ses avantages, si elle n'étoit accordée qu'aux vertus utiles; & il y auroit peut -être alors bien plus de gens comme il faut. L'égalité des conditions est une idée philosophique, dont la réalité est impossible dans la société; il seroit, au contraire, bien plus utile au bonheur de l'humanité, que les conditions fussent distinctes légalement. La société est fondée sur le droit de propriété, sur la liberté de jouir en paix de ce que l'on possède; c'est le but unique des loix & du gouvernement: il n'y a point de loix pour ceux qui n'ont rien; plus un individu a de propriétés, plus il a d'obligations à la société; plus il y a a de loix pour lui, plus elles sont occupées pour lui: les devoirs envers la société sont donc en raison de ce que possèdent ceux qui la composent; ces devoirs seroient mieux connus, ils seroient moins sujets à la tyrannie de l'opinion, si les hommes étoient classés suivant leurs propriétés; & pour mieux diriger la considération & l'estime, dont tous les hommes sont avides, pour mieux les engager à remplir leurs devoirs, les distinctions devroient en être la récompense; l'opinion qu'inspirent les marques d'honneur distinctives, s'attache à l'apparence, à l'éclat des richesses, au brillant des titres; posséder, est pour elle le premier mérite; l'emploi, l'usage, les mœurs, sont ce qu'elle examine le moins; les titres, la noblesse, les décorations, devroient toujours donner l'idée d'un bien réel fait à la société, d'un sacrifice utile à l'humanité; les richesses portent toujours avec elles l'envie de briller, de dominer: en jouïssant de la volupté, qui est au-delà du bien-être, elles veulent encore satisfaire un certain orgueil, une certaine vanité, & c'est en elle plutôt une qualité qu'un vice, parce qu'il est vil de borner l'usage des richesses à la seule volupté des sens; mais on se fait des jouïssances d'opinion qui sont sans aucun plaisir réel; on a sur son habit des ornemens inutiles, dans sa demeure des choses inutiles, sur sa table une profusion inutile, dans son anti-chambre des hommes inutiles; toutes cesinutilités deviendroient incommodes & haïssables, si elles n'étoient jugées nécessaires à la vanité: on veut acquérir l'opinion qu'elles inspirent; & on met son existence dans des choses qui nous sont étrangères: l'homme est vain par sa nature; l'ambition, l'envie des distinctions lui est naturelle; il veut jouir d'une considération quelconque, & malheureusement l'opinion a attaché cette considération à des objets qui n'en méritent aucune. Diriger l'opinion, faire tourner les défauts des hommes au profit de la société, eut été la vraie habileté des législateurs; c'est trop peu de la foible morale pour combattre les préjugés & arrêter les passions; c'est trop peu pour engager les hommes, à être bienfaisans, de la considération que la vertu inspire; il faudroit appeler à son secours l'orgueil & la vanité, & accorder les distinctions qui peuvent flatter, aux actions qui procurent un vrai bien, à la société: qu'un gentilhomme, par exemple, ne puisse jamais être par état pauvre, ignorant, inutile, désœuvré; que les attributs de la noblesse, les armoiries, les livrées, le port d'armes, ne soient permis qu'à ceux qui se consacrent généreusement, & sans intérêts, à la défense de la patrie, à ceux qui soutiendront un certain nombre de pauvres, qui feront des établissemens utiles aux arts & à l'agriculture: que tous les titres progressivement portent avec eux l'idée d'une bienfaisance, d'un sacrifice, dont les objets soient utiles & connus, & qu'ils ne soient héréditaires que par la continuation des mêmes vertus: les grands seigneurs seront véritablement grands lorsqu'ils mettront leur luxe à soutemir les pauvres, à secourir les malheureux: qu'un homme soit grand seigneur, par exemple, parce qu'il veille au bien-être des cultivateurs de toute une province, parce qu'il entretient leurs demeures, qu'il habille leurs familles, qu'il prévient la disette: au lieu de prouver les quartiers de noblesse, que l'on soit obligé de montrer le nombre des heureux que l'on fait; alors toutes les qualifications honorables inspireroient un sentiment de respect & de vénération vraiment flatteur; alors la vanité auroit de vraies jouissance; le luxe n'immoleroit plus sans pitié, & de tant de manières, la vie des citoyens; les hommes utiles, généreux, bienfaisans, se trouveroient naturellement à leurs places, ils seroient décorés d'ordres & de titres: les riches avares, vils, volupteux, seroient à la leur; ils seroient la lie du peuple. Les titres pourroient alors être admis dans les républiques; cette distinction entre citoyens ne nuiroit point à l'esprit d'égalité, & conviendroit à tous les gouvernemens; le public jouïroit le premier des honneurs qu'il accorderoit, & la noblesse souvent lui est inutile. Aujourd'hui l'égalité de la naissance n'existe nulle part; dans les républiques mêmes les plus démocratiques, il y a toujours un nombre de samilles qui aspirent aux distinctions de la naissance, qui luttent contre l'esprit d'égalité & contre les loix qui la protègent, & les républiques en ont été ébranlées: qu'il n'y ait de vrais nobles que ceux qui font un bien quelconque, & il y aura moins de malheureux, & par le fait, & par l'opinion; les recompenses de la vertu ont toujours été laissées à la vertu même, elle prescrit l'entier désintéressement, elle est bien plus respectable; mais ici, je préfère le bien de la société à la sublimité de la vertu; pourvu que le bien se fasse qu'importe à la société quel en soit le motif? je sais que les moralistes & les jurisconsultes, ont souvent traité des récompenses; sans remonter à leurs discussions profondes, je crois qu'il seroit à souhaiter que les législateurs ne se fussent pas contentés de sévir contre le crime, & qu'ils eussent forcé à la bienfaisance par l'espoir des distinctions: aux yeux de la société il ne doit y avoir de respectable que ce qui lui est utile: en France, il est des exemples de lettres de noblesse accordées à l'habileté dans le commerce, aux services rendus au credit de la nation; des titres ont été donnés au génie. Je ne sais comment mon emploi trèssubalterne me conduit à toutes ces idées; si je m'y laissois aller ma lettre deviendroit un livre, & je ne veux pas faire un livre, il seroit inutile & mauvais; j'avoue que plus je vois de près les choses qui dirigent les hommes, & moins il me paroît qu'elles sont arrangées pour procurer le bonheur; les jouissances ne sont jamais où elles devroient être, les petites passions sont trop excitées, elles ont trop d'occasion de se développer. L'orgueil est trop peu intéressé à être vertueux, bon, humain, bienfaisant; les loix, la morale & l'opinion ne sont pas assez d'accord entr'elles. Adieu, mon cher ami, car si je te disois tout ce que je pense dans ce moment, tu ne me lirois pas; je voudrois corriger, changer ce qui ne changera jamais; c'est une folie, & j'en convins; mes idées m'amusent, & je y livre; par exemple, je me divertis dans ce moment en pensant que tu viendrois dans la société d'hommes que j'ai imaginée, & qui pourroit être une monarchie, ou une république; car je crois que toutes peuvent avoir le même principe, celui du bonheur public; tu me demanderois en voyant un homme décoré d'une marque brillante de distinction & dont l'extérieur seroit d'ailleurs simple & modeste, l'air doux, affable, respectable, tu me demanderois, dis-je, qui il est? Je te dirois, c'est un grand seigneur qui a un tel titre; dans l'instant, tu aurois l'idée non d'un homme fastueux qui soutient son rang par le luxe, & qui veut briller par l'éclat de ses richesses, mais d'un homme dont le titre indique qu'en jouissant du bien-être, & des plaisirs que comporte l'humanité honnête, il contribue au bonheur des autres; tu saurois qu'il soutient un certain nombre de familles, qu'il écarte la misère de quelques villages, qu'il fournit le premier nécessaire à des veuves & à des orphelins, qu'il adoucit les infirmités de quelques vieillards, & établit l'hospitalité dans les endroits où elle est nécessaire aux voyageurs: alors je verrois ton respect & ta vénération pour lui, sans que tu fusses obligé de demander encore quel emploi il a à la cour, & de quel ordre il est décoré: les richesses deviendroient respectables, elles seroient dignes de l'ambition de l'homme sage & vertueux, lorsqu'elles pourroient acquerir des titres par leur bon emploi, par les actions généreuses, par le bien qu'elles feroient dans la société, & aujourd'hui ce n'est pas ce que l'opinion exige: elle oblige les grands & l'opulence à briller par le faste & le luxe, à mettre dans les plaisirs, le bruit, la peine, le vain éclat; & la bien-faisance est ce qu'on attend le moins: à cette occasion, je me rappelle ce que me disoit un ouvrier étranger qui travailloit chez moi; je lui. demandois s'il y avoit des hommes riches dans la ville d'où il étoit, il me répondit; il y a des grands seigneurs si riches qu'ils font assassiner subitement qui ils veulent; dans l'idée de cet homme, faire assassiner étoit un luxe, une magnificence; dans les autres pays, les hommes opulens ont plus d'humanité; ils n'ont que des cuisiniers, &c. &c. & leur luxe fait toujours un peu de plaisir. J'aurois encore beaucoup de choses à te dire là-dessus, mais je sens que je me livre trop à mon imagination; tu feras même très-bien de ne lire que le commencement de ma lettre, & je ferois encore mieux de la jeter. au feu; je laisse ce soin à ton amitié. Adieu. LETTRE XLVI. Monsieur de St. Ange à Mr. de Marville. Tu veux donc savoir pourquoi je ne suis pas à la ville, mon cher ami, il me semble bien que je le sais; mais cependant, j'aurois de la peine à te le dire; il faut pour cela que je me rappelle ce qui m'y a déterminé au moment où je suis parti, & je voudrois l'oublier; ce n'est pas la suite d'un raisonnement bien suivi, c'étoit du dépit, de la colère; & sais-tu ce qui en étoit la cause? précisément cette superbe reconnoissance des Germosan, dont tu parles toi-même, comme d'un avantage bien décidé pour moi? J'ai été accablé de cette reconnoissance, on eût dit qu'ils voulussent me faire succomber fous le poids des témoignages qu'ils m'en donnoient; ils craignoient les apparences de l'ingratitude, & ils cherchoient à se dégager de ce qu'ils croyent me devoir; Mr. & Mad. de Germosan sont venus deux fois chez moi, ou plutôt chez ma sœur; ils ont exalté par-tout mon courage, ma présence d'esprit; ils ne cessoient de répéter que j'avois sauvé leur maison; lorsque j'ai été chez eux, ils n'ont parlé que de ce que j'ai fait; mais tu te trompes si tu crois que j'en aie été plus près de Mlle. de Germosan, que j'en aie eu plus de facilité de la voir, de lui parler; les deux dernières fois que j'ai été chez elle, elle n'a point paru; & une lettre que j'avois écrite n'a pu passer le seuil de sa porte; lorsque je l'ai vue dans le monde, elle étoit si fort environnée, de sa mère, de ses vieilles connoissances, qu'à peine j'ai pu faire entendre les lieux communs de la politesse; l'autre jour, dans une grande afsemblée qu'il y avoit au château, Mlle. de Germosan y étoit allée sans sa mère, j'avois l'espoir de pouvoir dire quelques paroles; mais elle ne quitta pas la manche de certaines vieilles femmes qui sont ses parentes, les cousines tout au plus de son père; mais dont elle fait des tantes quand cela lui convient; & ce jour là elle en fit une fortification toute entière contre moi; Mr. de Germosan ne m'abordoit jamais qu'en m'appelant son ami, son bienfaiteur, qu'en criant qu'il n'oubliera jamais ce qu'il me doit; & le cruel ne m'approchoit pas d'un pas de sa fille: imagine - toi, mon cher ami, que pendant quinze jours entiers je n'ai pu rencontrer qu'une fois les yeux de Mlle. de Germosan; ce regard étoit quelque chose sans doute, je l'ai senti jusqu'au fonds de l'ame; mais ce moment de bonheur n'a servi qu'à me me rendre plus impatient, plus malheureux; m'accabler de reconnoissance, & me tenir dans l'éloignement; me tourmenter sans être ingrat, est une méchanceté que je n'ai pu supporter: la dernière fois que je fus chez Mr. de Germosan sans voir sa fille, j'en eus un si grand dépit, qu'en sortant je montai à cheval & je vins ici; je maudissois la reconnoissance, je crois même que je jurai de ne m'y plus exposer, je laisserai périr plutôt toutes les maisons du monde, je mettrois avec plaisir le feu à celle de la ville pour en faire sortir Mlle. de Germosan; elles sont quelquefois bien haïssables les maisons avec leurs portes, qui ne s'ouvrent & ne se ferment jamais comme l'on voudroit. J'ai beaucoup à faire dans ce moment à ma campagne, j'ai plusieurs opérations d'agricul. ture à diriger, & je ne suis pas maître des distractions qui viennent m'en détourner; je me laisse aller à calculer le produit de mes peines, & des soins que je prends; je trouve qu'ils sont mal recompensés & je m'abandonne à une paresse & à une inaction qui n'est point dans mon esprit; je pense à tout ce qu'exigent mes occupations, & je ne fais rien; toutes mes affairès font à la campagne, & mes idées sont à la ville; il faudra bien que j'y retourne véritablement; j'attends quelques informations; je veux savoir si ma présence influe sur la retraite de certaine personne; si mon absence lui laisse prendre l'essor, & s'il est bien vrai que je gêne sa liberté, ou si mes conjectures là-dessus sont fausses: crois-tu que réellement Mlle. de Germosan soit bien aise de ne plus me voir? son indifférence sur mon éloignêment t'a-t-elle paru bien vraie? bien naturelle? tu n'auras pas su en juger, tu auras pris aupied de la lettre un silence qui ne vouloit rien dire; mille de ces riens qui décèlent t'auront échappés; je ne puis pas m'en rapporter à toi, à qui il faut des refus par écrit, & qui te fais donner des congés bien signés; si je t'écoutois, dès ce moment je serois sans espérance; mais, mon cher ami, cela ne se peut pas, ou je ne sais ce que deviendroit ton ami, & si j'étois sans espoir, aurois-je eu du dépit, de la colère? serois-je ici? aurois-je renoncé à toutes les circonstances qui pouvoient me rapprocher de Mlle. de Germosan; voici l'effet que j'attends de mon absence, qui ne sera pas longue comme tu peux bien le comprendre; d'abord, elle me débarrassera de ces témoignages de reconnoissance incommodes, & qui ne mènent à rien: ensuite, ne crois-tu pas que lorsque Mlle. de Germosan n'aura plus à se défendre de moi, de mon empressement à la voir, de mes lettres, enfin de tout ce qui lui parle de ma passion? ne crois-tu pas, dis-je, qu'il lui viendra un peu d'ennui? elle retournera dans le monde; qui verra-t-elle? des gens qu'elle n'aime pas, dont elle ne se soucie pas; toi qu'elle craint peut-être parce que tu es mon ami; sera-ce une recréation pour elle que de se défendre contre Mr. de la Hausse? quelqu'occupation qu'elle puisse se faire, je crois qu'elle se trouvera désœuvrée, & quelles que soient ses dispositions il me semble que je dois lui manquer: à quoi sert le courage, que devient le plaisir de se défendre si on n'a point d'ennemi? elle s'ennuiera de se cacher, si elle n'a pas à éviter quelqu'un d'aussi sensible que moi; dès que sa retraite ne signifiera plus rien, elle ne s'en souciera plus; elle aura contracté des dettes envers ses amies, il faudra bien qu'elle s'en acquitte, & le tems qu'elle prendra pour cela est précisément celui que j'ai marqué pour la fin de mon séjour ici; j'ai lié certaines affaires domestiques avec des gens que Mlle. de Germosan employe pour les siennes, ensorte que sans aucune confidence, je sais, fort en gros à la vérité, ce qu'elle fait, ce que font ses parens, s'ils sortent, s'il vont à leur campagne, chez qui ils vont; ce n'est pas une curiosité indiscrète, c'est chez moi un intérêt que je serois trop malheureux de ne pas satisfaire; je t'avouerai, mon cher ami, que depuis les derniers momens que j'ai passé dans le bois avec elle, le besoin de la voir, d'être auprès d'elle, de lui parler, est devenu pour moi un feu brûlant, que l'éloignement, que les difficultés n'appaisent point; toi qui t'intéresses si vivement pour le bonheur de Mlle. de Germosan, dis-moi si elle est heureuse de tout ce qu'elle fait? dis-moi si c'est son bonheur que je disparoisse à ses yeux? Hélas! si je le croyois, je ne te le demanderois pas; mais réfléchis, & vois si dans ce que je pense, si dans ce que je fais, tu peux condamner quelque chose; il me paroit bien d'abord que je dois tout te cacher, parce qu'entre ta jalousie & tes prétendus scrupules, tu pourrois fort bien me nuire par excès de délicatesse; mais insensiblement l'amitié l'emporte, & je te dis tout? d'ailleurs, quel seroit ton pouvoir si Mlle. de Germosan étoit pour moi? le moindre des sentimens est plus fort que tous les conseils du monde; c'est pour cela, mon cher ami, que je ne te crains pas; tu ne pourras jamais lui dire que je ne l'aime pas, & alors que m'importe tout le reste; oui, mon cher Marville, parleslui, tâches de t'affranchir avec elle, ta façon de penser généreuse doit te mériter sa confiance; ce qu'on voudra te cacher pourra même m'insa truire; je ne te demande rien; mais pense au sort de ton ami, je t'en conjure. Pendant que Mlle. de Germosan se déroboit aux regards de tout le monde pour m'éviter, je n'ai pu la laisser travailler tranquillement à cette méchanceté; j'aime tout ce qu'elle aime, je m'approche de tout ce qui lui appartient; ces espèces de tantes qu'elle ne voit que par devoir, qui ont une toute autre société que la sienne, mais qui se sont rapprochées des Germosan depuis le bruit de leur fortune, & auxquelles Mlle. Laure témoignè tous les jours plus d'attachement, je me suis aussi attaché à elles; je les connoissois un peu, je les connois beaucoup plus, je les accompagne au sortir de l'assemblée, je leur fais des visites, je me suis vengé de l'invisibilité de Mlle. de Germosan, en me faisant des moyens de la voir beaucoup plus; ces tantes ont pris de l'amitié pour moi, & elles aiment ma ma société, & leur chère nièce ne voudra pas les priver de cet agrément; je ne puis comprendre, qu'après notre dernier entretien, qu'après cet incendie, qu'après mes brûlures aux mains, Mlle. de Germosan ait pris tout d'un coup le parti de me fuir; ell n'avoit point été blessée de ma dernière lettre, elle me le dit positivement dans le bois, c'est un problême de sentiment que je ne puis pas résoudre, sur-tout depuis ici, il faut retourner auprès de celle qui en est le sujet, & ce sera d'abord que je pourrai juger que le tems aura opéré quel-que changement dans le goût nouveau de la retraite; je ne pense point à cette fantaisie bizarre sans en être révolté, elle crie vengeance: pour l'obtenir j'épuise mon imagination à trouver un moyen de voir Mlle. de Germosan, & de la voir seule; il ne seroit sans - doute pas difficile d'employer l'intrigue, la ruse, les déguisemens, la séduction des domestiques; mais si j'allois être découvert, soupçonné même, je serois perdu; aux yeux de toute la famille je ne serois plus qu'un intrigant, qu'un vil séducteur, & Laure seroit perdue pour moi; alors je tombe à ses pieds, & je remets mon sort au hazard cruel par sa lenteur, & aux eirconstances désolantes par leur rareté & leur incertitude, trop heureux encore, si l'ardeur d'en jouïr ne m'ôte pas l'habileté & l'adresse d'en profiter: prie pour moi, mon cher Marville, je t'en conjure: en vérité je suis bien malheureux, je le serai encore trois jours, mon absence pour être raisonnable ne peut pas être moindre de sept ou huit jours, & même il faut quelques raisons plausibles pour retourner; on sait que j'aime la campagne, je parle toujours du bonheur d'y vivre, & la quitter dans cette saison pour aller à la ville seroit une inconséquence que je tâcherai de ne pas me permettre; hélas! je serai tout ce que Mlle. de Germosan voudra, dans ce moment c'est elle qui est la plus forte; crois-tu qu'un jour je parvienne à obtenir aussi un peu d'empire? oh comme j'en abuserois! mais mon secret m'échappe; ce n'est pas ce que je voulois te dire; garde le moi si tu crois que c'en soit un. Tu as peut-être entendu parler d'une espèce de partie de campagne, qui s'est arrangée pendant que j'étois à la ville, entre Mesd. de Taninge, d'Arsilli & quelques-autres personnes; il doit y avoir cinq ou six femmes & trois ou quatre hommes; j'espère que tu en augmenteras le nombre. Trois jours avant que je vinsse ici, après un très-bon, très grand, trèsabondant souper chez Mad. D. dans le petit nombre d'idées que permit la digestion, on parla de la disettesette que l'on craignoit cette année à cause de la rigueur de l'hiver & des froids du printems, on s'étendit sur les inconvéniens qui en résulteroient, le gibier sera rare, la volaille fort chère, les petits pois seront retardés, Mr.***. qui venoit de se plaindre d'avoir trop mangé d'un pâté de perdrix, dit fort négligemment; qu'il n'y avoit que les paysans qui ne souffrissent pas dans les tems de disette, parce qu'ils avoient toujours leur nécessaire, & toujours la même nourriture, ensorte qu'il n'y a point de privation pour eux; cette idée philosophique fut très bien reçue, & chacun y ajouta un fait pour l'appuyer; je demandai si l'on savoit ce que c'étoit que la quantité & la qualité de la nourriture du paysan pauvre? tout le monde cria que c'étoit du très bon pain bis, qui étoit excellent avec de la crême, avec du lait, avec des pommes de terre; il sembloit que ce fut une gourmandise qui eut été oubliée au souper: pour toute réponse, je proposai d'aller passer tout un jour dans un village, sans autre nourriture que celle des paysans, & j'indiquai un petit hameau qui est dans la montagne; j'aurois souhaité de pouvoir passer de l'autre côté du Jurat, ou aller dans quelque village des montagnes de Savoye, la délicatesse & la gourmandise auroient eu un peu plus à souffrir: celui que j'ai proposé est composé d'une quinzaine de chaumières, on ne sême aux environs que de l'aveine & du seigle, il y a quelques vergers de fruits sauvages: les habitans sont pauvres, & notre partie de plaisir ne sera pas sans quelques profits pour eux, les gourmands seront charitables quand même ils souffriront; on s'est engagé de ne manger que de ce que les paysans pouroient fournir & apprêter: comme tout le monde avoit tro-on s'en fit une fête, on ex bonheur des paysans de manger pain noir: j'aurois voulu avoir dans ce moment de ce pain d'aveine que l'on trouve dans les montagnes de Savoye, & qu'il m'a été impossible de manger quelqu'envie que j'en aie eu: il a été convenu que l'on choisiroit un des beaux jours du mois de may, & que l'on prendroit le moment où les arbres sont en fleurs: j'écris aujourd'hui à Mad. de Taninge pour la prier de marquer le jour; parle-lui en, & ne manque pas d'en être. Je compte les heures & les momens qu'il y a encore jusqu'à mon retour à la ville, & trois jours ont bien des heures & bien des momens; mais pourquoi n'y retournerois - je pas plutôt? je vois bien que l'esclavage que l'on se fait à soi - même est le plus dur de tous; non, je ne retournerai pas avant trois jours, peut-être même plus tard encore, si je n'ai pas une véritable espérance de voir Mlle. de Germosan; mais peut - être serai-je effacé de son esprit, peut-être au bout de ce tems là n'existerai-je plus dans sa pensée; dis-moi combien il faut de tems pour ôter de l'esprit d'une femme, une maison sauvée, des cheveux brûlés, des mains blessées & que l'on a pansées soi - même; je serois très-en peine si le souvenir n'étoit attaché qu'à la reconnoissance; mais laisse-moi croire qu'il y a un sentiment plus vif, tu l'as dit toi-même, & alors il ne s'effacera pas par une absence qui peut finir à tous les momens; elle la craint ou elle la souhaite, & cette pensée ne laissera pas éteindre ce qui l'a fait naître; il y aura certainement un moment favorable pour reparoître, & c'est ce que je vais étudier; en vérité, mon cher ami, je me paroîs extraordinaire à moi même, je ne me comprends pas j'ai été attaché à des femmes aimables, j'ai connu le charme de les aimer; mais jamais je n'ai été maîtrisé, subjugué, absorbé comme je le suis aujourd'hui, jamais ma vie n'a dépendu d'elles comme elle dépend de Mlle. de Germosan, & si tu venois me dire que je puis être heureux, que Mlle. de Germosan est accordée à mes vœux, je te demanderois ce que c'est que mes vœux, quels sont ceux que je forme & que j'ai formés: je sens un attrait irresistible à la voir & à l'entendre; si je suivois mon impétuosité je t'exprimerois la passion la plus violente, & si tu me parlois de démarches, de calcul, de formalité, de cérémonie, je ne sentirois plus rien; il me semble qu'il y a une différence entre obtenir quelque chose d'elle ou obtenir elle-même; c'est-sans doute une contradiction qui tient à l'humanité; je l'abandonne à la violence de mes sentimens; c'est certainement eux qui décideront de ma vie, ton amitié aussi y pourra toujours beaucoup. Adieu, mon cher ami. P. S. Tu me pardonneras bien si je ne réponds pas aujourd'hui à ta fable de république, tu as renchéri sur mes idées politiques, je t'y laisse, je ne pourois pas m'en occuper dans ce mo ment; tu exerces ton imagination sur ce qui est impossible, ploye plutôt ta raison sur ce qui existe, tu auras bien assez à faire, c'est à ceux auxquels sont confiées les loix, à corriger par leur humanité ce qu'elles ont de défectueux & de contraire à la raison; les loix & les climats ne paroissent pas toujours faits pour les pauvres humains, il en résulte une guerre éternelle, & le champ de batai lle est couvert de souffrans & de victimes; les amusemens politiques de ton imagination partent d'une bonne intention; on voit que tu es fâché que tout soit si peu arrangé pour le bien & le bonheur de l'humanité; mais tes idées sont trèsinutiles; rapproche-les de l'état des choses, & que tes grandes vues ne te fassent pas mépriser ton emploi de judicature; il est bien petit, bien subalterne, mais tu peux faire du bien aux hommes, tu peux leur être utile par tes lumières & par ta bienfaisance, & les plus grands Rois & les plus grands ministres d'Etat n'ont pas une autre vocation. LETTRE XLVI. Monsieur de Marville, à Mr. de St. Ange. Mon cher ami, je comprends parfaitement ce qui paroit être chez toi si incompréhensible; cette contradiction, qu'il y a entre tes désirs & tes volontés, vient de ce que dans tes sentimens pour Mlle. de Germosan, il y a autant d'amourpropre que de passion; tu veux devoir tout à toi-même, tu veux que l'éclat de tes succès fasse briller ton mérite; tu ne sais jouïr de la victoire que par les trophées, c'est la morale ou plutôt c'est la vanité toute simple d'un homme doué par la nature & gâté par les femmes: tu jouis de tes succès bien plus par l'amour-propre que par l'avantage qu'ils ont en eux-mêmes, je t'ai vu souvent mépriser des objets qui avoient été ceux de ton ambition; tu n'aurois pas voulu être le second parmi tes camarades, & tu étois fâché de n'en avoir qu'un petit nombre à surpasser, je me suis bien apperçu que ta modestie n'est le plus souvent qu'une vanité recherchée, tu ne cèdes la place qu'à celui qui ne la mérite pas; tu laisses parler & décider les bêtes & les bavards; tu n'employes ton esprit & tes lumières que lorsque la victoire peut te flatter, & qui sait si tu serois si bienfaisant avec ceux qui ont besoin de toi, si cette qualité ne te donnoit pas une espèce de supériorité; tu accompagnes ta manière, de graces, d'esprit, de gaieté & d'une aménité séduisante; il est impossible de ne pas t'aimer quand tu le veux, personne ne le sait mieux que moi; j'ai été jaloux de tes avantages & je t'aime encore; il est vrai que ton cœur ne s'est jamais démenti, la nature l'a fait excellent & je suis sûr qu'il combat souvent ton amourpropre. Crois mon cher ami, que tu ne seras jamais heureux que ton cœur ne soit le plus fort; je pense que ton séjour à Paris a beaucoup contribué à développer tes dispositions & ton caractère ambitieux & léger; dans ce pays-là, on juge beaucoup des hommes par les femmes; en avoir beaucoup est une gloire qui conduit souvent aux honneurs & à la fortune; & ce qui la fait obtenir n'est pas précisément le mérite le plus essentiel, ce n'est pas toujours la vérité, la candeur, la pureté des sentimens; mais ce que tu as peut-être perdu avec des femmes, une femme peut te le rendre. Si Mlle. de Germosan n'avoit pas offert autant de difficultés pour lui plaire, qu'elle avoit de charmes pour y parvenir; si elle n'eut pas eu de la fierté dans le caractère, infiniment d'esprit, & beaucoup de simplicité & d'insouciance dans la coquetterie, elle n'auroit pas mérité ton attachement, elle ne t'eut rien inspiré, & tu ne serois pas si combattu par les sentimens que tu as pour elle; c'est sur elle que je me repose pour faire justice de ta légéreté, tu n'es pas encore assez malheureux; heureusement que tu as tout ce qu'il faut pour le devenir beaucoup, une passion bien violente, un amourpropre bien vif, & de l'espérance. précisément ce qui est nécessaire pour ne pas te laisser un moment en repos; tu souffres cent fois plus que je n'ai souffert & que je ne souffre encore, moi, qui ai le supplice de savoir à quoi m'en tenir: je t'avouerai que j'ai frémi en pensant à l'avantage que pourroit te donner tout ce qui s'est passé à l'incendie de Valeire; tu jouissois si bien de la sensibilité de Mlle. de Germosan, que j'en ui tremblé pour elle; en vérité, j'ai étébien aise de ne pas te trouver ici tu me haïras si tu veux, mais je sens un contentement au fond de l'ame de toutes les plaintes que tu me fais; il a été augmenté encore par la conversation que j'ai eue avec Mlle. de Germosan, car enfin j'ai pu lui parler. Dimanche, après le sermon, il faisoit un très-beau tems, elle alloit se promener avec quelques-unes de ses amies, je les joigns; insensiblement, dans la promenade, je restai en arrière avec Mlle. de Germosan; je lui dis, je vous prie, Mademoiselle, de me dire quelques mots de reconnoissance, car j'ai toujours la même façon de penser, & vous n'en entendez jamais un mot; elle me répondit en riant; il ne faut pas m'en parler si vous voulez que je vous remercie de votre silence; je ne dirai rien de moi, lui dis-je, mais je veux parler de quelqu'un d'autre; elle me regarda d'un air sérieux & presque fâché; oui, Mademoiselles, continuai - je, de quelqu'un d'autre; ce sont mes sentimens pour vous qui m'en donnent le courage, je veux que vous sachiez ce que je sais & ce que je pense là-dessus, & il n'est peut-être pas inutile pour vous d'en être instruite; elle doubloit le pas pour joindre ses amies; je sais, lui dis-je très-vivement que St. Ange vous aime; elle ralentit sa marche, elle dit quelques mots comme si elle eut voulu se fâcher, mais ils étoient mal articulés & peu suivis; je laissai éloigner la compagnie qui nous dévançoit, & quand je fus assuré de n'etre pas entendu par ceux qui nous précédoient, je lui dis beaucoup de choses; elle a vu mes sentimens, mon amitié, & le vrai intérêt qui m'anime pour elle: elle m'écoutoit avec attention, elle s'arrêtoit quelquefois en fixant ses yeux à terre; elle parla fort peu, & c'étoit pour me ontredire, pour me dire que je jugeois fort mal, qu'elle ne voyoit rien, qu'elle savoit mieux que moi, que je n'étois pas instruit; je voyois ce qu'il lui en coûtoit pour être cachée; dissimulée, pour n'avoir pas de la confiance; la candeur étoit sur le bord de ses lèvres, & elle étoit repoussée par la crainte, par la modestie, par la défiance, je crois parce que j'étois un homme; comme je ne sais pas juger des expressions, que les nuances m'échappent, que je ne vois pas ces riens qui disent tant de choses, je ne te dirai rien de plus aujourd'hui; toi, qui devines si bien, tu sauras tout ce que j'ai dit & entendu, sans que je te le dise: je me vanterai seulement qu'en me quittant on me dit; mon cher Mr. Marville, venez nous voir, je vous prie; tu es trop bête, je pense, pour comprendre pour qui étoit ce cher monsieur, tu mérites au moins de ne pas le savoir: je répondis en baisant sa main on ne m'en empêcha pas, & tu ne seras pas encore jaloux, homme méchant & présomptueux! mais je suis tranquille, je me repose sur l'esprit de Mlle. de Germosan, sur la force de son ame; je ne sais pas comment elle t'aime, mais son cœur ne l'entraînera pas, & si jamais vous devez être heureux, vous le serez autant l'un que l'autre, c'est ma prophétie: par la nature des circonstances & par ton caractére, tu seras malheureux encore longtems; encore longtems tu te débattras dans tes chaînes; j'ai le cœur bien mauvais, je ne te plaindrai pas un instant; dans ce moment je ris des travaux de ton imagination, & des tourmens de ton esprit; oui, mon cher, abandonne tout ce qui t'occupoit, tout ce qui te faisoit plaisir, pour ne penser qu'à cette fille charmante; qu'est-ce que c'est que tes livres, que tes champs, que tes paysans, tes projets, tes correspondances; tout cela n'est plus rien & ne vaut pas un de ses regards: ton imagination ne te laisse pas un instant en paix, si tu ouvres un livre, tu ne lis pas longtems, tu vois bientôt les beaux yeux qui t'ont frappé, qui t'ont ému dans telle circonstance, tu veux te rappeler ce qu'ils exprimoient, & tu ne lis pas un mot; si tu écris, le doux sourire de sa bouche arrête ta plume, tu te souviens qu'elle a souri à ce que tu as dit, & tu traces le nom de Laure; ensuite la fraîcheur de son teint, sa physionomie, où se peint si bien ou la vivacité de son esprit, ou son ame douce & tendre, viennent se présenter à tes yeux, & tu es insensible à tout ce qui t'environne, à la beauté de la vue, aux agrémens de la campagne; tu parts avec ardeur pour aller voir tes champs, tes prés; mais voilà le fantôme de Laure, qui dans ton imagination traverse la prairie, qui de son pied léger foule l'émail des fleurs, tu vois sa taille de nymphe & tu es ému, tes pas se ralentissent, tu peux tout au-plus aller te reposer sous le premier arbre; qui irois-tu chercher plus loin? tout a disparu; il n'y a plus rien de réel que tes fouvenirs & ton imagination; je ne suis pas forcier, mais ta premiere idée à ton réveil, je la sais parfaitement, & tu es assez malheureux pour que dans ce moment tous les charmes de Mlle. de Germosan se présentent à toi; je t'entends murmurer quelquefois contre la dure sujettion ou tu es retenu; ton grand esprit se révolte, ton amhition, tes idées, ton génie s'élèvent & secouent avec orgueil ce petit sentiment qui s'est glissé dans ton cœur; tu as tant vu de femmes! & ici ce n'est encore que cela; prends courage, tu en viendras bien à bout, il faut seulement un peu de travail, un peu de politique, un peu d'intrigue, ensuite de l'habileté dans la conduite, de la présence d'esprit dans les petits incidens, du courage dans certaines circonstances, de l'art dans certaines expressions, & alors on peut espèrer de parvenir à quelque bonheur, si tout cela est soutenu par de bonnes intentions & une passion bien forte. Hélas! elle étoit dans mon cœur & je n'ai obtenu qu'un congé: tu as bien raison de me le reprocher, mon cher ami, je te le pardonne; je viens de voir Mlle. de Germosan & je supporterai tout pour elle; je suis malheureux & il n'est pas en ton pouvoir d'y ajouter quel-que chose, ton bonheur ou ton malheur ne sont rien pour moi; c'est le sort de Mademoiselle de Germosan qui est tout, c'est le bonheur qu'elle mérite qui est le vœu de mon cœur; je suis sans-doute indigne d'en être l'artisan; mais toi, que seras-tu? aie mon cœur & tu seras digne d'elle.... On me dit que le brave Henri ton domestique demande à me parler, je le fais bien vîte entrer. Eh bien, Henri, quelle nouvelle? comment se porte ton maître?... Ma foi, Monsieur, je ne sais pas si Monsieur est malade, mais depuis quel-que tems il est terrible, il se fâche de tout, voilà deux fois qu'il m'a grondé & il m'a donné mon congé. -- Comment, votre congé? cela me paroit impossible; vous vous serez enivré peut-être mal à-propos, Mr. Henri? Oh! Monsieur nous donne trop de vin pour que nous ayons besoin de nous enivrer, cela ne nous arrive jamais. Il y aura quelqu'erreur de compte à votre avantage, un peu trop forte? Il y a bien longtems que Monsieur ne compte plus après moi; mais une fois Monsieur s'est fâché parce que je n'ai pu rattraper une lettre qui étoit restée je ne sais où, il m'a dit que j'étois incapable de tout, & avant-hier je devois lui dire que Mr. & Mlle. de Germosan devoient venir ce jour là à leur campagne; il y avoit un champ qu'il falloit finir & que je ne pouvois quitter, je ne pus le lui dire que le soir, il se mit dans une grande colère, il me dit que je n'étois qu'une bête qui voulois tout faire à ma tête, & que je n'allois jamais au plus pressé, & je vous assure, Monsieur, qu'il n'y avoit rien de plus pressé que ce champ; je craignois la pluie, & tout auroit été perdu: c'est ce que j'ai voulu soutenir à Monsieur le lendemain, & alors il m'a renvoyé, il m'a chassé. -- Cela me paroit bien extraordinaire, maître Henri, il me semble qu'il ne peut pas se passer de vous. -- Je ne sais pas si Monsieur ne peut pas se passer de moi, mais je ne puis pas me passer de lui, moi; & c'est ce que j'étois venu dire à Monsieur, afin que Monsieur eut la bonté de parler à mon maître, pour qu'il ne me renvoyât pas; je vais aussi dire à Mr de Germosan que je suis bien fâché de n'avoir pas averti Mr. de St. Ange qu'il alloit à sa campagne, que je ne croyois pas que ce fut si pressé, & qu'une autre fois je ne manquerai pas de l'avertir d'abord; celui qui m'avoit donné la commission ne m'avoit pas dit qu'il falloit le dire tout-de-suite; j'espère que Mr. de Germosan & Monsieur parleront pour moi... Veux-tu, mon cher ami, que je laisse aller Henri chercher cette recommandation? je devrois avoir la méchanceté de le faire, c'est peut-être même ce que tu veux; je préfère, cependant, de lui donner ma lettre, la réflexion t'aura ramené à tes vrais intérêts, & tu prieras le bon Henri de rester auprès de toi; je t'ai recommandé à lui, je lui ai dit qu'il faloit avoir égard à ton état présent, que tu avois quelque chose dans la tête qui changeoit un peu ton caractère dans ce moment; mais que cela te passeroit, & qu'il ne devoit pas s'en embarrasser; il m'a répondu que pourvu que tu ne fusses pas trop malade, tout ce que tu lui dirois ne lui feroit rien; ainsi j'espère qu'il te pardonnera & que tu conserveras ce fidèle domestique. Je suis fâché que ton retour à la ville soit si éloigné; je crois que tu ne m'y trouveras pas: je suis obligé d'aller pour plusieurs jours à Granson, pour avoir communication & copie de la procédure d'un voleur dont nous avons ici le camarade & le complice; si tu m'écris envoye ta lettre chez moi, elle me parviendra: je consens trèsvolontiers, mon cher ami, à ce que tu n'aies aucune estime pour mes idées chimériques, fantastiques, politiques, tout comme il te plaira de les appeler; je te pardonnerois même de ne pas les lire. Lorsque j'ai été le témoin & même l'instrument des maux que se font & que s'attirent les hommes animés par l'opinion, par la nécessité, par l'avidité, & que les loix viennent les faire souffrir encore, il m'est impossible de ne pas porter mon esprit sur la source de ces inconvéniens; j'en accuse les principes & la base sur lesquels la société est fondée; l'opinion est trop souvent en opposition avec les loix, & toutes les deux s'accordent trop peu avec la nature humaine; les loix, où les législateurs n'ont pas cherché les moyens de prévenir les crimes qu'ils défendent avec rigueur; ils n'ont employé que la crainte des châtimens, qui n'agit chez les hommes que par la réflexion, & chez le plus grand nombre, le besoin & l'objet présent ôtent toute réflexion: avant que d'établir les crimes, il eut été de la justice & de l'équité d'ôter les occasions, de prévenir les habitudes de les commettre, en ayant égard au moral & au physique de la nature humaine . L'opinion s'est établie avec la même inconséquence; elle tyrannise avec violence sans égard ni pour le bien public, ni pour le bonheur particulier; elle est la reine du monde, & presque toujours elle fait le malheur de ses sujets; elle décide sur les apparences, & rarement elle rend justice à la réalité: c'est une peine de s'y soumettre, c'est un tourment de s'en affranchir, elle enchaîne les foibles, elle cède aux téméraires, elle exige le faste, elle dépend de l'apparence , du bruit, de l'éclat, du clinquant, elle place la vertu où elle n'est pas; pour elle, l'œconomie est avarice, la modestie est foiblesse, l'humanité n'est qu'un manque de courage, comment l'opinion n'est-elle pas devenue entre les mains des légiflateurs un moyen plus efficace pour faire faire le bien aux hommes? il pouvoit avoir une si grande force! Les réflexions auxquelles je me laisse aller sur ces objets me consolent quelquefois de la sécheresse de mes occupations de judicature: je suis souvent appelé à faire des choses que je n'approuve point, à des rigueurs qui m'affligent; l'intention est bonne, mais le principe n'étant pas juste, l'exécution manque souvent le but: j'ai particulièrement réfléchi sur ces objets en lisant un ouvragel manuscrit, dont le sujet a quelque rapport avec ce que je te dis ici; il a pour titre, la République raisonnable; il examine, il discute les principes sur lesquels les législateurs & les légistes, depuis Moyse jusqu'à Montesquieu, ont établi les loix: il compare le bonheur dont les peuples ont jouï sous les différens systêmes politiques, & après une critique qui paroît fondée sur la raison & sur la nature humaine, il forme le plan d'une législation établie absolument sur les besoins & sur le bonheur de la nature humaine: il établit d'abord ce qui est nécessaire à ce bonheur, liberté & moyens de vivre; il fixe & borne l'un & l'autre par ce que les devoirs de la société exigent; il repartit plus égalemens les biens & les jouissances, tout n'est pas asservi aux richesses; les loix, l'opinion, & la force sont dirigées sur cet objet, le bien être & le bonheur de tous les individus, du souverain comme des sujets, est le but dont il ne s'écarte point; ce sont des idées chimériques peut-être, mais elles ont été inspirées par la bienveuillance générale, & par la réflexion du nombre prodigieux d'êtres qui souffrent dans l'arrangement actuel des choses: je te parlerai de cet ouvrage à notre première entrevue; je suis fâché que ce moment soit encore éloigné: je serai plusieurs jours sans te revoir, lorsque tu reviendras à la ville je serai absent. J'ai oublié de te dire que j'ai beaucoup entendu parler de cette partie de campagne que tu as proposée, c'est avec toi que l'on en fixera le moment, & on t'attend; c'est tout ce que je puis t'en dire aujourd'hui, je languis de te revoir, mais j'espère avoir de tes nouvelles avant ce tems-là. Adieu. LETTRE XLIX. Laure à Sophie. JE voulois bien, ma chère amie, vous répondre par le premier courier: je le devois à votre amitié, puisque c'étoit votre attente, je ne sais comment il s'est fait que j'ai laissé passer le premier jour de poste, & ensuite plusieurs autres sans vous rien dire; enfin, il y a bien longtems que je n'ai écrit à mon amie; il y a des momens d'abattement, ou plutôt, de paresse d'ame, dont on ne peut pas se défendre; l'amitié même, qui ne devroit jamais souffrir de rien, en souffre comme tout le reste; j'ai bien pensé à vous, mais je n'ai jamais eu la force de vous le dire; ce ne sont cette fois, ni les distractions, ni les occupations qui m'en ont empêché, je n'ai rien eu à faire, & le tems s'est écoulé sans que je sois sortie de mon désœuvrement; ce qui s'est passé à l'occasion de l'incendie de notre campagne m'a causé une vraie fatigue, j'étois en peine de la reconnoissance qu'il falloit témoigner à Mr. de St. Ange; je voudrois ne lui rien devoir, & qu'il n'y eut aucune obligation entre nous, il auroit des droits, il les feroit valoir, ne pourroit-il pas même en abuser? & là-dessus, je me sens disposée à ne rien témoigner, je ne voudrois pas non plus être accusée d'ingratitude sur des services rendus, il a presqu'exposé sa vie, il a souffert; ne pas le reconnoître du tout ce seroit être méchant: j'ai été touchée de ce qu'il a fait, il a pu le voir, il l'a vu dans les premiers momens, n'est-ce pas tout ce qu'il faut; en vérité, ma chère amie, je ne sais pas ce qu'il faut, & ce combat m'a jetée dans une espèce de langueur & dans une incertitude dont je n'ai pu sortir, j'ai craint de le revoir, je l'ai fui autant que je l'ai pu, & j'ai laissé mes parens témoigner & s'acquitter seuls de la reconnoissance; je suis restée enfermée chez moi, il y a plusieurs jours que je n'ai vu perfonne; Mr. de St. Ange avoit paru deux fois dans le monde avec les mains fort enveloppées, on auroit pu le croire estropié, j'ai entendu dire à mes parens qu'il étoit très bien guéri, ils ont été le voir chez sa sœur, il est venu chez eux quelquefois, je ne l'ai point vu: on dit qu'il est retourné depuis quelques jours à sa campagne, je crois qu'il ne reviendra pas, & que je ne le reverrai pas de très - longtems. Vous voyez, ma chère amie, que je suis bien éloignée de ce que vous prescrivez dans votre lettre; je ne crois pas en vérité qu'il arrive un seul mot de ce que vous avez prévu; votre esprit se presse de lier des circonstances qui n'existeront jamais; sur quoi donc les établissez -vous? sur une lettre que j'ai lue, il est vrai? sur un moment d'entretien? si dans tout cela Mr. de St. Ange témoigne un sentiment que mon esprit ne sauroit condamner, faut - il d'abord en prendre une allarme inutile? j'avoue que sa façon de penser a quel-que chose d'analogue avec la mienne; on voit qu'il est vrai dans ce qu'il dit, & on est forcé de l'écouter quelquefois; mais je me rappelle ses expressions & plus j'y réfléchis & moins je les trouve condamnables, elles ont le caractère de la vérité par leur simplicité; enfin, ma chère amie, c'est lui qui m'a donné l'idée d'un homme essentiel & aimable; mais je vous assure, encore une fois, que cette idée n'est liée à aucune autre; vous en seriez convaincue si vous étiez témoin de ma tranquillité. J'ai trouvé du plaisir à fuir le monde, mon désœuvrement ne m'a point ennuiée, mes pensées ont suffi à mon occupation, je me laisse aller à un abandon de rêverie qui est une vraie douceur; en vérité, je pourrois vivre très-longtems, toujours même dans cette espèce d'insensibilité; il y a peut-être quelques momens de vuide, qui deviendroient de l'ennui, si on ne savoit pas s'en garantir; je n'ai pas cherché des distractions dans le monde, parce que j'ai vu que mon père approuvoit ma retraite & ma conduite; j'ai très-bien remarqué qu'il se chargeoit volontiers de toute la reconnoissance, & je l'ai laissé faire; j'ai des chagrins qui sont pires que de l'ennui, & qui ajoutent à mon humeur, lorsque je suis disposée à en avoir; le premier, c'est que ma petite fille Henriette a pris une maladie d'enfant qui éloigne le plaisir que, j'aurois de l'avoir auprès de moi, cette maladie sera courte, mais il faut laisser passer plusieurs jours de convalescence: j'ai été la voir avant hier avec une de mes tantes; ces tantes sont des parentes que nous voyons beaucoup plus souvent depuis quel-que tems, elles viennent voir ma mère plus fréquemment que ci-devant; elles font des promenades ensemble, on leur prête la voiture quelquefois: elles sont peu riches, & notre maison leur est devenue agréable. Celle dont je viens de vous parler, & à laquelle j'ai confié mon secret sur Henriette, est venue la voir avec moi; cette tante est plus aimable & moins âgée que les autres, elle est veuve d'un homme qui lui a laissé une très-petite fortune, elle vit seule & j'irois la voir plus souvent, si sa maison n'étoit pas si éloignée de la nôtre; je lui ai entendu parler deux ou trois fois de Mr. de St. Ange, je ne sais comment elle le connoit. Le second de mes chagrins, & qui contribue véritablement à mon ennui, c'est que les réparations qui font une suite de l'incendie, éloignent notre séjour à la campagne; nous passerons à la ville tout le mois de may, & peut être tout celui de juin: je vous prie, ma chère amie, de vous en affliger avec moi; remarquez que tout s'accorde pour me chagriner & pour m'attrister; je suis privée de tout ce qui pouvoit me faire plaisir aujourd'hui, du séjour de la campagne que j'aime & qui est si agréable dans ce moment, de ma petite fille en qui j'ai placé une vraie affection, & sur laquelle j'avois formé mille projets intéressans; joignez à cela, & pour comble d'ennui, Mr. de la Hausse, qui depuis quelque tems redouble ses assiduités. Il arrange si bien le moment de ses affaires avec mon père, que je ne puis pas l'éviter lorsqu'il vient à la maison. Il met dans ses manières & dans ses visites une assurance que rien ne déconcerte: il ne fait que rire des plaisanteries & des mortifications que je lui adresse, aussi souvent que je le puis, cependant sans choquer la bienséance. Il y avoit déjà longtems qu'il nous menaçoit d'un souper qu'il veut nous donner chez lui, il attendoit que certaines choses qu'il prépare & qu'il veut avoir très-bonnes & à très-bon marché fussent à leur point; enfin, le moment a été fixé; c'est dans quatre jours que nous avons cette fête; toute la compagnie est invitée, c'est toute la famille Du Terrier, ce sont Mr. & Mad. Balloton; nous ne serons que quinze personnes choisies; mon père nous fait un devoir d'y aller. Mr. de la Hausse paroît sûr du plaisir que nous aurons, il nous fait confidence de ses préparatifs qui lui donnent beaucoup de peines, il me contuite; il demande ce que j'aime, il n'épargnera rien pour l'avoir, il ne tient qu'à moi de croire que la fête m'est adressée; je m'en amuserois dans un autre moment, mais aujourd'hui c'est un chagrin, & jamais je n'ai été moins disposée à le supporter. Je ne sais comment il arrive qu'insensiblement, je me trouve éloignée de tout ce qui pourroit me faire plaisir; il semble que toutes les circonstances s'accordent pour cela; je ne jouis plus, ni de mes amis, ni de la société, ni même de mes parens, & cependant les peines & les embaras domestiques augmentent. Je ne pus m'empêcher l'autre jour d'en faire faire la réflexion à mon père, qui me reprochoit un peu de tristesse; je ne comprends pas pourquoi le mot de privation que j'employai le fit sourire d'abord, ensuite il m'embrassa en soupirant, il me dit des choses tendres & consolantes, il m'invita à avoir encore de la patience, il me promit que dans peu de tems je jouïrois de tout ce qui peut me rendre heureuse, & il m'exhorta à avoir de la confiance en lui; il m'assura qu'il ne cessoit de penser à moi, & que j'étois le but de tous ses ptojets & l'objet de ses espérances; que je les vertois se réaliser toutes à mon avantage, avant l'espace de trois mois, qu'en attendant je ne devois avoir ni ennui, ni peine, & que nous jouïrions tous de celles qu'il avoit lui - même dans ce moment. Ils sont heureux, mes parens, mon père jouit de ses occupations & de ses succès, il est toujours content de ses affaires avec Mr. de la Hausse, avec lequel il travaille beaucoup, & qu'à cette occasion nous voyons toujours assez souvent; il ne tiendroit qu'à moi d'être flattée de sa constante envie de me plaire; je ne veux plus en rire, il m'inspire un ennui mortel. Ma mère n'est point fâchée d'être à la ville, elle jouït de la société avec plaisir; nous avons presque tous les soirs du monde; depuis quelque tems ils ont beaucoup plus d'amis & de rélations, on répond fort bien à leurs prévenances; je prévois qu'à la campagne nous jouïrons peu de la solitude & de la tranquilité; mon père a fait un grand sallon de compagnie, il faudra bien le remplir; je ne sais, ma chère amie, comment au milieu de tout cela ma vie a plutôt perdu que gagné; je reste seule au milieu de ce monde nouveau, il s'attache à mes parens, & je ne le cherche pas; ma tante Bonval est la seule avec laquelle je sois un peu liée; elle a toujours été assez malheureuse, elle sait entrer dans le sentiment des autres, & elle le comprend fort bien: nous allons quelquefois nous promener ensemble, elle a été sensible au secret que je lui ai confié, elle m'approuve, & elle juge très-bien du plaisir que j'aurai, c'est celui qu'il me faut dans ce moment. Je crois que je suis devenue plus difficile que je ne l'étois: je recherche mes amies avec moins d'empressement, j'ai moins besoin de leur société, elles - mêmes se passent mieux de moi, je ne sais si quelque nuance de jalousie ne s'est pas glissée dans leurs dispositions à mon égard; on me dit affez souvent que je serai une héritière, & ce n'est pas avec le ton de l'amitié & de l'intérêt; je ne suis plus sur le chemin des courses du matin de Mad. D'Arsilli, je n'entends presque plus sa volubilité & ses nouvelles; Mad. de Taninge ne m'invite que bien froidement à aller chez elle; Mad. de St. Ceran ne me parle plus de musique: plusieurs hommes, qui avoient avec moi un ton amical, y mettent de grands complimens; mes peines domestiques ont augmenté, mes parens se reposent sur moi du gouvernement de la maison; toutes ces circonstances réunies à quelques-autres, mettent dans mon ame un détachement & uné tristesse qui me donnent de l'indifférence sur tout. Je m'y livre, je suis tranquille, j'amortis ma sensibilité, j'éloigne de ma pensée les objets qui pourroient l'ffecter, je sens le froid & la solitude s'établir autour de moi, & il me semble que je pourois passer ma vie dans cet abandon. Ce n'est pas là tout-à-sait ce que vous avez prévu dans votre dernière lettre; ce n'est pas non plus cet ennui que je craignois si fort une fois; ce n'est rien, car je ne sens rien: on m'annonce Mlle. de Mirfort, il y a longtems que je ne l'ai vue, je vous quitte pour la recevoir. Adieu pour un moment. Mon Dieu, ma chère amie, ce que Mlle. de Mirfor vient de me dire est bien triste, bien effrayant, je ne suis pas encore revenue de mon émotion. Mr. de St. Ange mourant! à la mort! je tremble en vous l'écrivant. J'ai cru que Mademoiselle de Mirfor ne termineroit jamais sa visite: après m'avoir appris avec beaucoup d'empressement cette effrayante nouvelle, elle s'est divertie à m'ennuyer de cent choses indifférentes; j'ai cru qu'elle ne finiroit jamais, elle a résolu de mettre ma patience à toutes les épreuves; elle m'a dit en entrant qu'elle venoit d'apprendre que Mr. de St. Ange étoit tombé dangereusement malade, qu'il alloit mourir, que sa sœur étoit partie pour aller auprès de lui à sa campagne, qu'elle y avoit conduit un médecin, & que l'on désespéroit de sa vie; j'avoue que j'ai été bien vivement émue; elle auroit pu s'en appercevoir, si elle s'apperçevoit de quelque chose; je n'avois bien entendu que les premiers mots, je l'ai fait répéter, & par tout ce ce qu'elle m'a dit, il paroît très-vrai que Mr. de St. Ange est à l'extrêmité; il m'est impossible de vous rien dire de plus dans ce moment. Je ne sais où courir pour savoir quelque chose, c'est un vrai tourment. Adieu, ma chère amie; j'ai encore dans les oreilles tout le bruit de la conversation de Mlle. de Mirfort, elle causoit seule, elle m'a mise au désespoir. Fin du quatrième Volume. LETTRE L. Laure à Sophie. MA chère amie, quand j'ai du tourment dans l'ame, je voudrois pouvoir vous parler, vous entretenir; je voudrois vous faire mille questions, il me semble que je trouverois auprès de vous tous les secours dont j'aurois besoin; il faut que je vous dise tout, que j'écrive tout: hier, après que Mlle. de Mirfor m'eut fait mourir d'impatience & d'ennui, après qu'elle m'eut bien dit que ce seroit dommage que Mr. St. Ange mourût, qu'elle en seroit trèsfâchée, que Mme. Durtan hériteroit d'une très-bonne campagne qui lui feroit beaucoup de plaisir; après qu'elle eut arrangé tout le monde sur cet évènement, & qu'elle m'eut dit encore mille choses insupportables; enfin, elle me laissa en proie à la peine & à l'inquiétude: le danger où elle me disoit qu'étoit Mr. de St. Ange, me paroissoit si extraordinaire, si incroyable, que je ne voulois y ajouter aucune foi: dans l'espérance d'en entendre parler, j'allai chez Mad. de Taninge, & chez ma tante Bonval. Je ne trouvai personne; je rapportai mon inquiétude auprès de ma mère, qui ne savoit rien; il vint quelques personnes qui ne dirent pas un mot: mon père rentra assez tard, il étoit occupé de ses affaires; ce ne fut qu'au dernier moment lorsque je me retirois, qu'il dit assez négligemment que Mr. de St. Ange étoit dangereusement malade, que le médecin étoit revenu, & qu'il avoit dit qu'il ne passeroit pas la nuit: une chaise se trouva près de moi, je m'assis un moment; voyant que mon père ne disoit plus rien, je m'en allai sans pouvoir dire une parole, il me fut impossible de ne pas murmurer contre l'insensibilité de tout le monde, j'en fus révoltée; la vie des autres n'est donc rien, & l'on vit ensemble pour se voir périr les uns les autres sans peine, sans regret: un homme intéressant finit sa vie à la fleur de son âge, & tout le monde est tranquille, tout va comme s'il n'arrivoit rien, comme s'il ne devoit arriver aucun malheur; je ne comprends rien à ce qu'on appelle compassion, humanité; mon père qui est si bon, si tendre, parle de sang-froid de la vie, de la mort d'un homme qu'il aime, qui lui a rendu des services; il n'envoye pas, il ne va pas lui-même s'informer de son état; il ne veut pas en juger par ses yeux, il ne vole pas lui donner ses soins, & alors certainement tous les hommes sont cruels & barbares. Mon amie, j'ai passé une nuit affreuse, toutes ces idées m'ont horriblement tourmentée; Mr. de St. Ange à l'agonie, mourant, mort, me donnoit une agitation que je n'ai pu calmer; j'al été dans un trouble & dans un mouvement continuel; dès que j'ai vu le jour, j'ai été réveiller un domestique, je l'ai envoyé chez Mad. Durtan; je vous écris en attendant son retour.... J'entends du bruit, je vais au-devant ..... C'étoit mon père, qui va à notre campagne; il n'a point paru étonné de me voir levée de si bonne heure; il m'a dit qu'il auroit des nouvelles de Mr. de St. Ange; je crois que c'est pour y aller qu'il est parti si matin; son indifférence de hier n'étoit donc pas naturelle: est-ce qu'il voudroit me mettre à quelqu'épreuve? .. Le messager ne revient point, ce malheureux domestique s'arrête pour quelque chose de bien inutile, tous les êtres sont cruels ... je vais l'attendre; ma lettre vous apprendra surement quelque chose, si j'ai la force de vous le dire.... Rien, ma chère amie, rien; le domestique n'a rien rapporté, il n'a pas su dire un seul mot; il n'étoit venu encore personne de chez Mr. de St. Ange; & chez sa sœur, chez sa propre sœur, on attendoit tranquillement qu'il vint quelqu'un pour savoir quelque chose; les domestiques, cependant, étoient très-allarmés, & on étoit sûr que Madame Durtan enverroit de chez son frère; mais c'étoit encore trop matin... ... il faut attendre & renvoyer bientôt; ne serez-vous pas aussi un peu malheureuse en lisant ce que je vous écris si fort en désordre, dans ce moment; j'ai cru que je vous rassurerois au bout de quatre lignes, & de tout le jour je ne pourrai peut-etre rien savoir: je connois votre cœur, vous souffririez trop si je fermois ma lettre sans vous rien apprendre. Je vais chez ma mère, peut être saura-t-elle quelque chose; elle a surement aussi de l'inquiétude, mais qu'est-ce que c'est que l'inquiétude des autres, ils sont si tranquilles! ils peuvent attendre avec tant de patience!.... Ma chère amie, nous recevons dans ce moment un billet de mon père, je me hâte de vous en envoyer la copie. Monsieur de St. Ange est un peu mieux aujourd'hui; j'ai vu le médecin, il croit que le danger est passé, une saignée faite à propos a occasionné une crise, c'étoit une inflammation à la gorge, qui s'étoit annoncée avec beaucoup de violence, & qui a failli emporter le malade: il y a beaucoup de bile; le médecin croit que c'est quelque chagrin, quelqu'affection d'ame, qui a causé cette maladie; Mr. de St. Ange est d'un caractère bilieux, & fort sensible; je ne reviendrai pas ce soir, j'aurai encore des nouvelles demain matin, je vous les porterai, &c. &c.„ Qui est-ce qui a pu faire des chagrins à Mr. de St. Ange? qui est-ce qui peut être assez dur pour cela? c'est peut-être sa sœur: sans-doute que trop de sensibilité est un malheur; je comprends bien comment on peut en mourir, & comment tant de gens se portent bien: j'ai le tems avant que de fermer ma lettre d'aller chez ma bonne tante, elle est sensible & compatissante; j'entendrai chez elle ce que personne n'a dit encore; vous saurez ce que j'auraî appris, je veux vous tranquilliser.... J'ai trouvé ma bonne tante trèsinquiéte, très-affligée; c'est une femme bien respectable, elle a toutes les vertus, & le cœur si bon; elle avoit été dans les plus grandes inquiétudes, elle étoit encore trèsenpeine, elle avoit envoyé un exprès jusque chez Mr. de St. Ange, & vu le médecin; tout ce qu'elle savoit s'accordoit avec ce que mon père nous avoit écrit; on croit le danger entièrement passé; ces maux n'ont qu'un moment bien dangereux, & la maladie n'est jamais fort longue; nous n'avons parlé que de cela. Ma tante connoit bien M. de S. Ange, elle prend à lui un véritable intérêt, & cependant ce n'est que depuis peu de tems qu'elle le voit un peu fréquemment: elle a une bonté de cœur, qui attache véritablement à elle, elle trouve qu'il n'y a point d'homme plus intéressant que Mr. de St. Ange, elle lui rend justice sur ses qualités, sur son mérite, sur ses agrémens; elle dit que mon père auroit perdu un ami bien essentiel, bien aimable, qui lui est très-attaché, & qu'il y auroit de l'ingratitude à ne pas lui témoigner beaucoup d'intérêt; ma tante est pleine d'esprit & de raison, tous les jours je m'attache plus à elle. Dans la vie isolée & retirée que nous menions ci-devant, je ne lui rendois que des devoirs très-éloignés, je ne la voyois que rarement, je ne sentois pas assez le prix de son amitié, & elle en a toujours eu pour moi: un des effets de la fortune de mon père, est de pouvoir mieux profiter des dispositions que l'on nous témoigne, nous pouvons mieux nous livrer aux relations qui nous paroissent agréables. Ma tante m'a promis de nous faire dire encore quelque chose ce soir de Mr. de St. Ange, elle doit en recevoir des nouvelles directement de Mr. Durtan; je n'ai plus que le tems de fermer ma lettre. Adieu, ma chère amie. LETTRE LI. Laure à Sophie. JE suis sure, ma chère amie, que vous vous intéressez à Mr. de St. Ange, & que vous avez été effrayée de l'état dangereux où il a été. Je me suis hâtée de vous rassurer; il a passé pour mort pendant un jour entier, je ne l'ai point su; on dit que l'affliction étoit générale; j'ai entendu à cette occasion faire son éloge d'une manière qui ne m'a point étonnée: dans ces momens de danger & d'intérêt, on rend toujours an peu justice à ceux qui le méritent; &, dans la compassion que l'on a pour ceux qui souffrent, on se laisse aller à dire le bien que l'on en pense; la jalousie s'affoiblit contre ceux qui meurent. Mon père nous confirma le lendemain ce qu'il nous avoit écrit la veille, il nous fit quelques détails, mais je ne pus point savoir s'il avoit été chez Mr. de St. Ange, ou s'il les avoit appris de quelqu'un; j'écoutois ce qu'il disoit à ma mère, je ne fis point de question, mais je me réjouïs avec eux de ce qui doit réellement être un sujet de joie pour nous tous. Il est vrai qu'il y a loin de notre campagne à celle de Mr. St. Ange; cependant, mon père auroit bien pu y aller, il auroit été mieux informé; surement il y sera allé. Hier on eut de très bonnes nouvelles, ce matin elles ont été de même, la convalescence est décidée, & ne sera pas longue. Mes parens sont convenus que comme Mad. Durtan demeure chez son frère, ils iroient lui faire une visite dans deux ou trois jours; nous irons de très-grand matin à notre campagne, & dans l'après-midi ils se rendront chez Mr. de St. Ange. Mon père met dans tout cela une mesure & une cérémonie qui me fait de la peine, il me semble qu'il devoit y avoir entr'eux plus d'amitié, plus de cordialité, une fois je croyois qu'il y en auroit beaucoup, Mr. de St. Ange ne s'est pas assez prêté à ce qu'exigeoit mon père, il lui a donné des avis dont je soupçonne qu'il n'a pas été content; il a trouvé que mon père se pressoit trop de faire tant de choses à la fois, & mon père en aura été blessé. Mr. de St. Ange a eu tort, quoique ce ne soit que par une suite de l'intérêt qu'il prend à nous; il est singulier que des relations qui paroissoient commencer avec autant d'amitié, au lieu de se soutenir se soient refroidies, & précisément lorsque les circonstances auroient dû les resserrer: quelles que soient les dispositions de mon père, il doit être content; nous ne voyons presque plus Mr. de St. Ange, il y avoit un tems infini que je ne l'avois vu; sans sa maladie, je n'en aurois peut-être pas entendu parler, & il me semble que je n'ai pas cessé de voir le reste du monde, qui m'intéresse si peu. Je ne vous dirai rien de plus aujourd'hui, ma chère amie, je ne sais rien: je me suis informée si Mr. de Marville n'étoit point auprès de son ami, on m'a dit qu'il étoit employé pour des affaires de justice qui ne lui en auront pas laissé la liberté, il en sera au désespoir; il a le cœur excellent, ce pauvre Marville; nous eumes l'autre jour une singulière conversation; il a une façon de penser bien rare & bien respectable, il n'est point jaloux, il parle de son ami avec une candeur & une vérité vraiment touchante: il me fit rire en parlant de mon bonheur: il veut absolument que je sois heureuse, & il croit que pour cela je puis dépendre de quelqu'un; comme il se trompe! Je n'ai certainement pas besoin des avis qu'il m'a offert. Il me parloit avec un désintéressement & une modestie, dont je ne croyois pas que les hommes fussent capables; il m'auroit inspiré de la confiance, si je pouvois la placer ailleurs que chez mon amie; mais j'employerai sa complaisance pour d'autres choses, je fais cas de son amitié, & j'espère de le voir à son retour. Nous allons aujourd'hui chez les Clissi, je m'en fais un grand plaisir, avec eux tout est intérefsant, & il n'y a jamais d'ennui: ils ont été deux fois chez Mr. de St. Ange; à la seconde, ils y ont mené leur médecin, c'est un homme en qui ils ont beaucoup de confiance, il est très-savant, & il a beaucoup de prudence & de modestie quoiqu'il soit jeune. Je veux l'envoyer chez ma petite Henriette, afin qu'il juge de sa santé & de son tempérament; c'est à cela que je veux employer Mr. de Marville, parce qu'il connoit & protège beaucoup ce médecin; c'est un secret que je lui confierai. J'en ai eu des nouvelles, de ma petite fille, elle n'est plus malade; mais pour la prendre, je veux attendre qu'elle soit parfaitement rétablie, & je pense qu'il ne faudra pas plus de cinq ou six jours; je murmure bien souvent contre les obstacles que j'ai éprouvé làdessus; pourquoi les choses les plus simples deviennent-elles les plus difficiles? il faut de la patience & de la résignation fur tout ce qu'on désire, & il me semble que j'en ai tous les jours un peu moins. Ma bonne tante m'apprend souvent à en avoir; elle comprend, elle partage si bien ce qu'on éprouve, ce que l'on sent, qu'elle aide à supporter & à souffrir; ce n'est pas tout-à fait une amie comme vous, qui craignez, qui prévoyez; votre cœur a plus de chaleur, son caractère a plus de facilité; avec elle on jouit toujours du moment, les considérations de l'avenir ne gâtent point le présent, on se sent entraîné par un accord d'idée que les contradictions ne dérangent point, elle mène aux inconvéniens sans paroître s'opposer à la volonté, ou bien elle ne s'oppose point du tout; ce ne sont pas des ressources ou des conseils que l'on trouve auprès d'elle; mais c'est une douceur, qui rend heureux & tranquille. J'irai chez elle en sortant, & avant que d'aller avec mes parens chez les Clissi: demain c'est le souper de Mr. de la Hausse, je ne compte pas.... Je ne sais, ma chère amie, comment j'interrompis ma lettre avanthier, je ne suis cependant pas sujette aux distractions; je la laissai sur mon bureau pour répondre à quel-que chose que l'on étoit venu me demander, & je l'ai oubliée; ce n'est pas vous, ma chère amie, qui êtes sortie de ma mémoire, c'est ce que je vous disois, & qui ne valoit pas la peine d'y rester: hier ce n'étoit pas jour de courier, aujourd'hui je fermerai ma lettre sans la relire, peut-être n'en serois-je pas contente, car il n'est pas sûr que l'on écrive les mêmes choses à deux jours de distance; je pourrois vous parler du souper de Mr. de la Hausse, votre curiosité ne s'en soucie guère, je vous ferai grâce des détails; il ne fut pas ennuieux, il y avoit trop d'originaux; mais il fut si fatigant pour moi, qu'au retour il me fut impossible de vous écrire un mot, quoique j'en eusse envie. L'appartement étoit d'une propreté extrême, tout étoit arrangé & compassé; la gaieté fut d'abord bruyante, & se soutint jusqu'à la fin. Mr. & Mad. Balloton furent charmans, par leurs jeux de mots, les contes, les quolibets, les éclats de rire; le souper fut de la plus grande profusion; il y avoit les mets les plus recherchés, & en abondance, ce n'étoit pas le repas de Boileau, il n'y avoit pas de la muscade partout, au contraire tout étoit très-varié; mais les domestiques un peu neufs cassoient les verres, répandoient les sausses; on les grondoit, Mr. de la Hausse n'avoit jamais tout ce qu'il lui falloit, il alloit le chercher; il fut plusieurs fois chercher du vin meilleur que celui qu'on avoit, & qu'il n'avoit pas compté donner, On essaya de chanter au dessert, on regretta le bon vieux tems, où on avoit de la joie, & de l'appétit, & on s'y livra de manière à ne rien regretter. Je fus de tems en tems l'objet des plaisanteries légères de ceux qui remarquèrent que Mr. de la Hausse étoit garçon; j'étois à côté de lui, & il m'adressoit les plus jolies galanteries, lorsque son attention sur son souper le lui permettoit. Au milieu du bruit & du mouvement, j'ai fait connoissance avec un homme pour lequel j'ai pris de l'amitié; c'est un ministre, parent de Mr. de la Hausse: sa phisionomie, bonne, naïve spirituelle, me prévint en sa faveur; son air doux & modeste m'attira auprès de lui; son esprit simple & facile m'attacha, & j'eus beaucoup de plaisir à parler avec lui: sans avoir l'usage du monde de ceux qui y vivent, il le connoit, & il me montra une ame sensible & indulgente. Il est pasteur au village de Fies, il vit à sa cure avec une femme qu'il a épousée après une très-longue inclination, il a deux petites filles qu'il élève avec beaucoup de soin. Il me fit une peinture de sa vie qui me donna véritablement l'idée du bonheur: il est l'ami & le conseiller de ses paroissiens; autant qu'il peut il marie les jeunes gens entre lesquels il apperçoit du penchant, il prévient beaucoup de malheurs dans les familles, sa femme lui aide à soigner les pauvres & les malades, ils font du bien ensemble & ils se trouvent heureux, quoiqu'elle ait un peu d'ambition, & qu'elle n'aime pas autant que lui la simplicité & la vie paisible: ce qui lui manque ce sont des livres; il voudroit avoir ceux qui paroissent, l'éloignement & la dépense sont des obstacles, je promis de lui en envoyer. Il aime les romans; il trouve que dans la solitude, c'est une manière d'être en relation avec les gens du monde, la variété des caractères apprend à connoître les hommes, & ce qui les affecte; on juge & les personnages & l'auteur, & en lisant on apprend à se conduire avec ceux avec qui l'on vit: il mit dans tout ce qu'il me dit du goût, de la gaieté, & de l'intérêt; je l'engageai à venir nous voir, & je promis d'aller à sa cure; je m'en fais un vrai plaisir, ce sera une promenade que je ferai avec ma tante, elle aimera Monsieur le ministre. Un homme qui par son état a des lumières, de la douceur, des vertus est une connoissance précieuse; je ne sais pourquoi on n'en rencontre pas un plus grand nombre dans le monde; je voudrois avoir un ami comme Mr. Sainbon, je trouverois chez lui des conseils, des consolations, des directions, de l'intérêt, que je ne devrois qu'à la bonté de son cœur; mais cependant, c'est aussi un homme, aura peut-être ses prétentions, son amour-propre, ses petites passions, & il est possible qu'un ministre en ait tout comme un autre. Je crois malgré cela avoir fait une très-bonne connoissance, je m'y suis attachée & je veux la cultiver; il me consolera de l'ennui que me donne si souvent son parent Mr. de la Hausse; je lui en ferai même des plaintes, & peut-être me sera-t-il utile par cet endroit là. C'est demain que mes parens ont décidé d'aller de très-bon matin à la campagne, & de-là chez Mr. de St. Ange: j'aurai le chagrin de revenir le soir à la ville: le mois de May se passe, la nature s'embellit, mon bois est charmant, & je ne jouïs de rien. Mme. de Taninge & Mme. Darsilli viennent nous voir aujourd'hui; c'est une soirée d'amitié, il faudra cependant du jeu, des hommes, je vais y pourvoir. Adieu, ma chère amie; je vous prie de vous souvenir que depuis que vous m'avez dit tant de choses, vous ne m'avez plus rien dit du tout. LETTRE LI. Monsieur de St. Ange à Mr. de Marville. TU laisses donc mourir ton ami sans toi, mon cher Marville. Je ressuscite, & tu me laisses encore; je ne trouve pas seulement une de tes lettres: n'as-tu plus d'amis parce que tu sers ton pays? Je t'ai demandé, & on m'a dit que tu étois absolument occupé à la discussion des biens d'une pauvre famille que tu voulois relever; comment un homme de ta naissance, de ta fortune, qui aimoit les plaisirs & la société, peut-il se livrer autant à un emploi subalterne? tu n'as plus à faire qu'à des pauvres, qu'à des malheureux; tu défends les uns, tu consoles les autres, & tu passes ta vie à empêcher le mal & à faire du bien; on me l'a dit, & j'ai vu ta récompense dans le respect & la vénération avec laquelle on m'a parlé de toi. Je me suis fait expliquer ce qui t'occupe dans ce moment: par la dureté & le manêge des créanciers, les biens d'une famille de, paysan au village de Montagni, alloient être donnés à vil prix; on vouloit s'emparer de leur domaine pour la convenance; tu as mis des oppositions, & tu as sauvé une partie des biens de ces pauvres gens. On me dit que dans ce moment tu es dans ce village, mal logé, mal nourri, & entièrement occupé à les arranger; tu trouves donc, qu'il y a plus de plaisir à être utile aux hommes qu'à leur être agréable, car dans ce moment certainement on te désire à la ville: les femmes ont besoin de toi pour jouer, pour fouper. En vérité, mon cher ami, tu es un homme rare dans notre pays. Un homme comme il faut, un gentilhomme s'occuper d'un petit emploi, ne point en mépriser les détails, y voir & y trouver mille moyens, mille occasions de faire du bien! & le faire soi-même encore! & à qui? à des gens du peuple, à des petits artisans, à des paysans. Je t'assure que tu n'as pas les vertus de ton état; un gentilhomme doit se reposer & se divertir: n'être rien, c'est pour lui être beaucoup; il a ses débiteurs, & un procureur pour se faire payer; il donne noblement quelqu'argent aux collectes, & tous ses devoirs sont remplis; il jouït de la plus grande considération, & tous ses débiteurs le respectent infiniment: mais, dis-moi, mon cher ami, quelle est donc ton ambition? te suffit-il de faire du bien, de contribuer au bon ordre de la société, & de faire aller la machine civile au plus grand avantage de ceux qui la composent? Oui, je connois ton ame vertueuse, cette récompense te suffit; & tu jouïras encore des bénédictions des pauvres, de l'estime de tes concitoyens, & des marques d'approbation de ton souverain: sois un exemple parmi nous, mon cher ami; réveille l'ambition & les vertus des hommes éclairés, riches, & bien nés: à quoi servent l'éducation, l'honneur, les vertus, la naissance, s'ils sont inutiles à la patrie; il sacrosanto far niente peut être la volupté des esclaves, mais ne peut pas être le bonheur des hommes qui jouissent d'une douce liberté: je te prie de me mettre au nombre de ceux qui ont besoin de toi; je voudrois te voir, te parler; je ne puis pas écrire beaucoup sans fatigue, je suis encore foible, & surtout par la tête. Je l'ai vue de très-près, cette mort qui finit tout, qui arrange tout; ce changement d'existence qui excite notre curiosité, & qui nous cause de l'effroi; il faut que tout meure pour que tout vive, & pendant un jour entier, j'ai cru que j'allois donner ma substance pour contribuer à celle des autres: il y avoit quelque tems que j'étois triste, chagrin, & souffrant; le jour j'étois sans activité, & la nuit sans sommeil; j'ai été assailli tout d'un coup d'un mal de gorge très-violent, il y avoit de l'inflammation, j'étois près d'étouffer; on est venu au secours de la nature avec une lancette; j'ai été soulagé, & bientôt en convalescence; ma sœur est venue auprès de moi, & il y a eu de l'allarme dans la maison. Depuis notre racommodement avec Henri, il a été très-exact à m'informer de tout ce qu'il sait, & de tout ce qui se passe; tous les messages m'ont été fidèlement rendus, même au plus fort de ma maladie; il n'a voulu écouter làdessus ni ménagement, ni défense. Les Germosan ont envoyé deux fois; on a toujours dit que c'étoit de la part de Monsieur & de Madame; Henri a rencontré Monsieur une fois, il croit qu'il venoit ici; il fit beaucoup de questions, & entra dans de grands détails sur mon état: Henri n'a pas pu me dire si c'étoit curiosité, ou intérêt, certainement c'est intérêt. Je n'ai pas entendu parler de Mlle. de Germosan, seulement ma sœur me disoit quelquefois qu'elle ne se marieroit jamais, parce qu'elle avoit trop de prétentions. Je n'ai pas voulu agiter cette question, ni avec elle, ni avec moi: j'avoue que ce silence de la part de Mlle. de Germosan m'a affecté douloureusement; j'en ai eu une tristesse dans l'ame, qui a surement retardé ma guérison. Hélas! mon cher ami, je dépends d'elle bien plus que je ne pense. Hier, Henri vint me dire d'assez bonne heure, que toute la famille étoit venue à la campagne; dès ce moment, je ne cessai de faire des conjectures, sur l'espérance & sur les moyens de voir Mlle. de Germosan, ou au moins ses parens; je ne savois comment y parvenir, parce que hier j'étois un peu plus malade; j'avois fait cependant seller un cheval, je m'étois habillé, dans l'intention d'aller du côté de Valeire, près du bois; enfin, je voulois au moins diminuer l'intervalle immense qui me sépare depuis si longtems de toute la terre; j'étois très-foible, j'avois peu d'espérance, je combattois mon sentiment & ma foiblesse; il étoit quatre heures de l'après-midi, j'avois renoncé à mon projet, lorsqu'Henri vint en courant me dire que l'on appercevoit de loin le carosse de Mr. de Germosan, qu'il l'avoit bien reconnu, que les dames y étoient.. Les dames y sont, Henri? ... Oui, Monsieur, Madame & Mademoiselle. Mlle. de Germosan, Henri?.. Oui, Monsieur, Mlle. Laure de Germosan, je l'ai vue comme je vois Monsieur... Et qu'est ce que cela vous fait Henri? que Mademoiselle y soit ou n'y soit pas?.. Mais Monsieur... Vous vous serez trompé, comme vous faites toujours; allez le voir encore, & si elle y est, venez me le dire; je serai à la fenêtre de ma chambre sur la cour; allez, courez, coupez par la prairie: de très-loin en revenant, Henri me fit des signes qu'elle n'y étoit pas; je retrouvai toutes mes forces, & je n'eus plus rien à combattre; je passai auprès de ma sœur, je lui dis que j'allois monter à cheval pour ma santé, que je reviendrois dans une demiheure, que s'il venoit quelqu'un, il falloit les retenir: pendant que le carosse entroit dans la cour, je sortis par derrière, je franchis des haies? les éperons ne quittèrent le ventre de mon cheval, que lorsque j'aperçus le toit de la maison de Mr. de Germosan; alors je ralentis ma course. Dans le moment je vois entrer dans une maison de paysan qui n'en étoit éloignée que d'une portée de fusil, une femme marchant légérement, très-bien mise; j'eus un peu d'émotion; mais je voulus aussi entrer dans cette maison de paysan, je n'avois point été apperçu; j'ouvre en tremblant la porte d'une chambre où j'entendois la voix de Mlle. de Germosan; elle étoit assise auprès d'une vieille paysanne, qui paroissoit malade; je n'osois entrer toutàfait: je crois qu'elle ne me reconnut pas, elle resta comme immobile, & en silence, sur sa chaise; je voulus avancer, la foiblesse & l'émotion m'arrêtèrent, je m'appuyai contre le mur pour ne pas tomber, je vis pâlir & rougir Mlle. de Germosan, elle se leva, elle articula quelques paroles; alors je fus auprès d'elle, je lui dis que dans l'impatience de la revoir, j'avois profité du premier retour de mes forces pour venir à sa campagne, & me présenter à Mr. & Mme. de Germosan, que je l'avois vue entrer dans cette maison, & que j'avois osé la suivre, dans l'espérance qu'elle voudroit bien me permettre de la voir un moment, que si je lui étois importun ou incommode, j'allois me retirer & m'en retourner, dussaije en mourir; elle dit quelque chose sur ma santé, elle se rassit. Comme je crus m'appercevoir que ses yeux cherchoient une autre chaise, j'en pris une, & je m'assis auprès d'elle: la pauvre paysanne, qui nous regardoit avec des yeux étonnés, dit que j'avois surement besoin de prendre quelque chose, que j'étois malade, & qu'elle vouloit aller chercher du vin, je ne l'en empêchai point; elle ste traîna sur son bâton, & elle sortit.. Je pris ce moment pour dire à Mlle. de Germosan tout ce que je pensois, tout ce que sentois; je fus très-long-tems sans lui laisser prononcer une parole, & je vis le moment où je tomberois à ses pieds mourant d'émotion & de fatigue; je crois que je lui inspirai de la pitié, ses beaux yeux étoient mouillés de larmes; Dieu? qu'elle étoit belle! son ame douce & compatissante se peignoit dans tous ses traits, elie en eut imposé à l'homme le plus impétueux, à l'ame la plus atroce: ce qu'elle me faisoit éprouver me fit véritablement verser des larmes, en lui jurant la sincèrité de mes sentimens; elle en fut touchée: j'entendis sa bouche adorable prononcer qu'elle ne me haïssoit pas, qu'elle m'aimeroit si... ce n'étoit pas précisément qu'elle m'aimoit; mais c'étoit tout ce qui me le faisoit entendre; j'y répondis par des transports de sensibilité & de passion; alors la fierté succéda chez elle à l'attendrissement, & tout fut perdu pour moi; elle s'éloigna, elle voulut sortir: la vieille femme entra dans ce moment; j'étois resté anéanti sur ma chaise, la bonne paysanne s'empressa de venir à mon secours, avec l'eau & le vin qu'elle portoit; Mlle. de Germosan ne put s'empêcher de jeter les yeux sur moi; elle parla à la femme depuis la porte, la réponse demanda une autre réponse; Mlle. de Germosan fut obligée de rentrer pour suivre à la conversation; je lui demandai la grâce de m'écouter encore, je lui parlai de manière que notre témoin put tout entendre, je la condire; la discussion fut engagée, son jurai de me dire sincèrement ce qu'elle pensoit de tout ce que je venois de cœur ne sut pas tout me cacher: la conversation devenoit heureuse pour moi, lorsque nous entendîmes le bruit d'un carosse qui passoit au chemin, dans l'instant Mlle. de Germosan s'échappa; je la suivis & je la vis traverser la prairie, par un sentier qui aboutit sans-doute à leur maison; il me sembloit voir un ange qui revoloit aux cieux, après m'avoir donné quelques espérances; j'aurois voulu la suivre, & qu'il m'en eut coûté la vie; j'étois encore très-foible & souffrant, la course que j'avois faite m'avoit horriblement fatigué, l'émotion, & tout ce que mon ame venoit d'éprouver, avoit achevé de m'anéantir; je sus très-longtems avant que de retrouver assez de force pour remonter à cheval; jusqu'à ce moment, j'entendis la bonne paysanne faire les éloges de Mlle. de Germosan; elle la peignoit avec une naïveté & une énergie vraiment touchante, c'étoit une mélodie qui flattoit mon cœur; j'y ajoutois les paroles, elle m'aime; il en résultoit une douceur, un contentement calme & tranquille, qui m'étoient inconnus; mais le désir de revoir Mlle. de Germosan est bientôt venu altérer cette jouïssance, il faut absolument que je la revoye; si ce pouvoit être aujourd'hui! demain! après demain ce sera trop tard; l'impression sera effacée, l'agitation du sentiment sera calmée; elle aura oublié ce qu'elle m'a fait entendre, ce qu'elle m'a dit; je l'ai fait répéter comme j'ai pu; mais la réflexion aura tout désavoué; elle aura mis à la place une défiance cruelle; je n'aurai rien gagné sur son cœur, il naîtra de nouveaux obstacles; nous resterons encore séparés, je serai des siècles sans la revoir; je passerai ma vie dans le trouble, dans les peines dans les désirs inutiles; & les sentimens qu'il y aura entre nous n'auront fait que deux malheureux: & toi! qui veux que Mlle. de Germosan soit heureuse, seras-tu content? ne profiterastu pas des droits & de la confiance que te donne son indifférence pour toi? ne lui diras-tu pas qu'il n'y a de bonheur dans la vie qu'entre deux cœurs qui s'aiment? qu'il n'y a point de vertu à se fuir, & qu'il y a une lâcheté humiliante à se défier trop de soi-même; fais-lui comprendre qu'il y a une vraie douceur, une vraie felicité, dans la réciprocité des sentimens, dans le plaisir d'être avec ce qu'on aime: dis-lui bien tout l'empire qu'elle a sur moi, & exhorte-la d'en jouïr avec sécurité; car je le remarque fort bien, jamais elle n'a laissé entrevoir les dispositions de son cœur, qu'elle n'ait élévé entre nous de nouvelles barrières, qu'elle n'ait fui les occasions de me revoir, de m'entendre; mes lettres, je ne sais ce qu'elles deviennent, ou elle ne veut pas les recevoir: enfin, plus nous pourrions être heureux & plus elle s'y oppose; je ne connois rien à sa manière d'aimer: aujourd'hui j'ai quelqu'espérance qu'elle aura plus de sécurité, qu'elle cherchera moins à me fuir; ce qui s'est passé n'est qu'une rencontre due au hasard il est vrai, & elle sera ignorée de toute la terre; mais c'est précisément ce secret qu'il y aura entre nous, que nous nous garderons, qui formera un lien, & qui nous rapprochera. Je revins avec cette espérance chez moi, je vis un moment ma sœur, qui étoit en peine de moi & de ma longue promenade, elle raconta la visite qu'elle avoit reçue. Je ne pus pas l'écouter longtems, il falloit que je m'occupasse de Mlle. de Germosan, il falloit que je lui écrivisse, je ne pouvois rester sur ce moment interrompu; j'avois mille choses à dire, & qui m'oppressoient; un instant de plus, & nous nous serions entendus; les regrets me donnoient le besoin d'écrire; il me sembloit que j'en avois le droit, que je le devois même; je ne puis prévoir ce que deviendra ma lettre, ni me flatter qu'elle parvienne; je ne sais où l'envoyer: cette bête d'Henri va bien à la ville, il en sera chargé; mais jamais il ne saura la faire entrer dans la maison des Germosan, ni profiter d'une rencontre, ni saisir une occasion: je lui dis, que s'il ne trouve point de domestique qui veuille la prendre confidemment, il la pose comme étant très-pressé, chez une marchande de mode où Mlle. de Germosan va quelquefois elle-même, ou chez un marchand où elle envoye tous les jours pour les besoins de la maison; enfin, j'ai confié ma lettre au hasard; quelquefois il sert si bien! elle est partie, & j'avois besoin qu'elle partit; j'aurai de l'inquiétude sur son sort, je retournerai à la ville pour l'apprendre; je passerai quelques jours chez ma sœur pour achever ma convalescence; mon air défait, abattu, languissant inspirera de la pitié, on parlera du danger où j'ai été, je serai menacé d'une rechûte; Mlle. de Germosan l'entendra, son cœur sera-t-il assez dur, assez cruel, pour ne pas lire ma lettre? pour ne pas y répondre quelques mots de compassion? toi-même, ne lui feras-tu pas entendre clair comme le jour, que c'est tout ce qu'elle m'a fait souffrir par sa retraite, par sa manière de me fuir, qui m'a mis aux bords du tombeau; je t'assure que je le crois. J'ai éprouvé une colère très-vive en voyant que ce qui devoit être une occasion de nous rapprocher, une facilité de nous voir, étoit devenu pour elle une raison de m'éviter; j'ai été plusieurs nuits sans dormir, je les passois à méditer un projet de vengeance; le jour j'étois fatigué par le chagrin & l'inquiétude. Le soleil auquel je me suis exposé sans aucune préaution a déterminé la maladie, voilà une vérité que tu peux lui dire. Tu peux tout lui dire, mon cher ami, je ne crains pas même les parens de Mlle. de Germosan, qu'ils sachent tout, qu'ils ayent même de moi une mauvaise opinion; ils laissent trop de liberté à leur fille, elle est trop heureuse; leur tendresse pour elle se repose sur son caractère & sur ses vertus, & elle n'en est que plus sévère; si elle étoit bien malheureuse, elle trouveroit plus de douceur à être aimée, elle s'y livreroit avec plus de facilité, elle sentiroit mieux le prix d'une passion qui la consoleroit de tout ce qu'elle auroit à souffrir. Mal, heureusement elle n'a besoin d'aucune consolation: les obstacles ne donnent point de ressort à ses sentimens; j'ai trop à faire à l'entraîner seul dans le foible penchant qu'elle peut avoir: je compte un peu sur toi, mon cher ami, bien loin de craindre la confiance que tu exiges de ma part, j'y suis très-disposé, je la souhaite: les confidences ne sont jamais que des encouragemens à l'amour, & ce n'est pas en parlant de l'objet aimé qu'on le détruit; je cherche des secours, j'en ai besoin; la raison de Mlle. de Germosan est dans toute sa force, son cœur n'aime que foiblement, & encore il semble que c'est un tourment pour elle que de le laisser entrevoir; ce que ses yeux paroissent dire, sa bouche le dément. Sans le bruit de ce carosse, j'aurois été mieux instruit; mais sa crainte, mais sa fuite ne disent elles pas beaucoup? Si elle vouloit y revenir quelquefois, dans cette maison? elle se trouve si naturellement au bout de la prairie, un très-joli sentier y conduit; c'est une promenade toute simple, il y demeure de pauvres paysans auxquels on pourroit faire du bien. Julie en auroit fait un chalet, & il eut été le temple du bonheur; mais je crois qu'elle n'a pas lu Julie; elle ne lit point, Mlle. de Germosan; au moins je ne l'entends jamais parler de roman, jamais je n'ai eu occasion de lui envoyer des livres, j'en ai cependant de trèsbons, ils sont tout prêts. Je suis bien malheureux, rien ne me favorise, il faut tout attendre du sort, du hasard, des circonstances; dans ce moment avec plus d'espérance je ne sais ce que je deviendrai; je retournerai à la ville sans aucune certitude de voir Mlle. de Germosan, d'être avec elle un instant. En vérité c'est une folie à moi... Si je raisonnois longtems .... mais non, je ne veux pas ébranler l'empire de Mlle. de Germosan, je l'aime, & une force invincible m'y attache: n'y seras-tu pas à la ville? je souhaite de t'y trouver; avec toi j'aurai plus de courage, tu me couvriras de ta belle réputation d'homme essentiel, je m'enorgueillirai de l'amitié de mon ami vertueux; c'est dans deux jours, dans trois au plus tard que je te reverrai, je m'en sais un vrai plaisir: je voudrois avant que de quitter ma campagne, retourner encore une fois dans cette maison, dans ce bois, près de ce ruisseau; ils ont un attrait pour moi auquel je ne résiste pas. Adieu, mon cher ami; si tu peux me faire dire quelque chose, n'y manque pas. Ma sœur retourne à la ville demain matin, la voiture reviendra dans le jour. LETTRE LII. M. de St. Ange à Mlle. de Germosan. JE ne sais, Mademoiselle, quel sera le sort de ce que je vais vous écrire; sans-doute vous le dédaignerez, sans-doute vous ne le laisserez pas parvenir jusquesqu'à vous, la hardiesse de vous écrire, sera pour vous un sujet de plainte & de mécontentement; je n'aurai su que vous déplaire, lorsque je donnerois ma vie pour me saire pardonner; mais dussai-je en mourir mille fois, je veux mettre sous vos yeux ce que je viens de dire à vos pieds; je ne puis pas peindre, dans toute sa vérité, ce que vous inspirez; je ne puis que vous répéter ce que j'ai dit, ce que je voudrois vous rappeler à tous les instans de ma vie; c'est trop peu que des paroles, vous les oublierez, votre mémoire n'est pas assez fidèle, je me défie de ce qu'elle vous retracera, je n'ai rien dit, je n'ai rien exprimé, vous n'avez rien entendu; qu'est ce que c'est que des mots quand je voudrois vous montrer mon ame toute entière? quand je voudrois vous faire comprendre tous les sentimens dont vous l'avez pénétrée: écoutez mes soibles expressions Mademoiselle, je vous conjure; que peuvent-elles avoir d'effrayant pour vous? pourquoi les craindriezvous? pourquoi vous déplairoientelles? j'ai osé vous dire que je vous aimois, je n'ai point d'autre serment à faire, je n'ai plus qu'à vous demander de décider de mon sort; mon bonheur s'est placé près de vous, j'irai l'y chercher, & si c'est encore pour vous une raison de me tenir éloigné, si vous voulez encore me fuir, votre cœur cruel & barbare ne jouïra pas tranquillement du plaisir de me faire souffrir; je viens d'éprouver que vous disposez de ma vie, je vais vous regarder comme une ennemie à qui je la vendrai bien cher; mais pourquoi seriez-vous une ennemie? parce que vous êtes parfaitement aimable, parce que vous répandez le bonheur & l'agrément partout où vous êtes, parce que vous vous faites adoer par tout ce qui vous voit, & vous entend, il faudra empoisonner la vie, mettre de la gêne & de l'embaras dans la société; il faudra craindre, fuir & rendre malheureux, celui qui sait, & qui sent le plus tout ce que vous êtes. De qui vous défiez-vous, Mademoiselle, est-ce de vous? est-ce de moi? que votre cœur ait plus de justice, & il repoussera cette idée, & si vous êtes effrayée du vain bruit que pourroient faire mes sentimens pour vous, qu'estce donc qu'ils ont de condamnables & qui mérite d'être désavoué? vous êtes sure de ce que vous pensez, que vous importe ce que l'on dit? Oui, Mademoiselle, je vous aime avec une passion à laquelle ma vie est attachée, j'en fais gloire, & bien loin de le cacher, je le dirai à toute la terre, à moins que vous ne me le défendiez, à moins que vous ne rendiez au bonheur de vous voir, la liberté & la facilité qu'il doit y avoir naturellement; ils étoient si doux, si heureux, ces momens passés auprès de vous, avec vos parens, avec vos amis, & s'il y avoit quelques instans d'expressions apperçus de vous seule, étoit-ce un crime haïssable? rendez donc à ma vie & j'ose dire à la vôtre, toute la douceur qu'elle peut avoir, bannissez-en la crainte & la défiance: j'ai entendu vos amies se plaindre du refroidissement, de la négligence, des difficultés, que vous mettiez avec elles dans votre société; c'est vous qui en faisiez tout l'agrément, & en vous regrettant, elles vont se consoler bien vîte de votre absence; je ne sais ce qui peut avoir influé sur votre changement, mais quoique ce soit, ne voyez rien avec effroi, pas même le malheur d'être aimée avec passion, pas même la pitié que vous pouvez avoir pour ceux qui souffrent, & auxquels vous rendez la vie; mais, Mademoiselle, il y a un moyen d'ôter toute gêne, & je vous demande la grâce de me permettre de l'employer, j'irai à vos parens, je leur dirai tous les sentimens que vous m'avez inspiré, je jurerai à leurs pieds qu'il n'y pour moi, ni vie, ni bonheur sans vous; je leur avouerai, que j'ai osé le dire à vous mêmes dans cette maison de paysan, où je vous ai rencontrée par un hasard heureux, je leur dirai que depuis ce moment, c'est en eux que je mets toutes mes espérances, & que je leur demande qu'il me soit permis de vous offrir tous mes vœux; c'est ce que je ferai si vous y consentez Mademoiselle, mon sort sera décidé & je saurai si je dois rester attaché à la vie; cette démarche décisive & importante ne ne se fera point sans votre expresse permission, j'attendrai votre réponse; votre silence seroit un consentement; & refuser de me répondre, de me voir, de m'entendre, ce seroit m'autoriser au parti que je propose: j'attendrai votre réponse, Mademoiselle; je suis, cependant, très empressé de rendre à Mr. & à Mme. de Germosan la visite qu'ils ont eu la bonté de faire ici à ma sœur, & dont je n'ai pas profité; dans peu de jours je serai à la ville, je ne sais le tems que j'y resterai, aujourd'hui, ma vie ne dépend plus de moi. Ah! Mademoiselle, que je vous plains de n'être pas à la campagne dans ce moment; la vôtre est charmante, on n'a point gâté encore le champêtre qui en fait l'agrément; il m'est impossible de ne pas aller quelquefois dans ce bois qui est près de votre maison; je vous y ai vu, Mademoiselle, & j'y retourne, je vous en fais l'aveu, je ne veux plus rien sans votre permission, l'idée de gêner votre liberté, de mettre dans votre vie de la peine & de l'embarras, m'est insupportable; disposez de mes actions & de ma conduite; ma vie vous est soumise; il n'y a que mes sentimens que je ne peux soumettre à rien; ils seront ce que vous les avez fait, toujours les mêmes. P. S. Le messager qui porte les lettres à Orbe, pose près d'ici toutes les lettres que je reçois & que l'on m'écrit par la poste, on les envoye tout simplement au bureau. LETTRE LIII. Laure à Sophie. NE croyez vous pas, ma chère amie, qu'il y ait dans ce monde un ordre de choses contre lequel les pauvre humains ne peuvent rien du tout, ils ont beau faire des projets, prendre un parti, le hasard se joue des intentions, il va son train en dépit de ce qu'on a résolu & décidé, & l'on se trouve à cent lieues du but que l'on s'étoit proposé, & alors que faut-il faire? quel moral faut-il rassembler pour combattre ce qui est plus fort que l'humanité: j'étois bien sûre de ne pas revoir Mr. de St. Ange de très-longtems; il y avoit plusieurs jours que je ne l'avois vu; cette absence passée & à venir me laissoit dans une grande tranquillité, j'étois dans la sécurité sur ce qui pourroit arriver, je n'y pensois même pas; cette maladie, la convalescence, devoient mettre entre nous un très-grand intervalle de tems; tout pouvoit changer & finir, & parce que j'ai un peu d'impatience & que je vais au-devant de mes parens, qui étoient allé faire la visite qu'ils avoient projetée & dont je vous ai parlé, je me rencontre avec Mr. de St. Ange dans une maison de paysan, je suis obligée de l'écouter, de lui répondre; il m'a été impossible de ne pas me laisser aller à un sentiment de compassion; il avoit l'air mourant, & son émotion ajoutoit encore à la pitié qu'il inspiroit; je vis le moment où il tomberoit expirant, il ne pouvoit se soutenir, il se plaignit de ce que je le faisois souffrir, il me dit que je répondois de sa vie, & sa paleur, & la foiblesse de sa voix m'effrayèrent, il me demanda quelles raisons j'avois de le fuir, & de me defier de lui; il m'offrit de reformer tout ce qui pouvoit me déplaire, il me pria de lui dire avec franchise si réellement il avoit le malheur de me déplaire, qu'alors il étoit capable de renoncer à la vie même; enfin, par la considération de l'état où il se trouvoit, je convins que je le reverrois sans peine, par-tout où je le rencontrerois dans le monde ainsi que chez mes parens, cette conversation qui dura quelques momens fut interrompue par le bruit d'un carosse; j'étois venue dans l'intention de joindre mes parens sur le chemin, ce carosse n'étoit pas le leur, & je retournai à notre maison par le sentier de la prairie, je laisai Mr. de St. Ange, qui eut la discrétion de ne pas me suivre: en réfléchissant sur ce qui s'étoit passé, je ne vis rien qui dut altérer ma tranquillité; je jugeai même, qu'il ne valoit pas la peine d'en parler à personne; c'est une rencontre qui n'étoit due qu'au hasard, & à laquelle on pourroit mettre plus d'importance qu'elle ne mérite; Mr. de St. Ange demande qu'il y ait de notre part plus de liberté, plus de facilité dans nos relations avec lui; il dit, qu'il mérite l'amitié de mon père: tout ce qu'il ajoute là-dessus, me donne de la confiance; & en effet, que devonsnous craindre? quels que soient les sentimens n'est-on pas toujours maître des actions? pourquoi mettre plus de gêne, plus d'embarras dans la vie qu'il n'est nécessaire? j'ai pesé toutes ces raisons, j'y ai réfléchi mûrement, & elles m'ont donné plus de tranquillité, plus de liberté dans l'esprit: hier, en revenant de chez mes parens, & en rentrant dans ma chambre, j'ai trouvé sur ma table avec des papiers, des comptes, & d'autres choses que l'on m'avoit apporté, une lettre de Mr. de St. Ange, je la pris, je l'ouvris, je la lus, avec la confiance que je devois avoir naturellement; je trouve, ma chère amie, qu'après ce qu'il a fait pour nous, après les services qu'il nous a rendus, & l'amitié qu'il a témoignée à mon père, & à toute notre famille, il est injuste de ne pas suivre avec lui ce que prescrit l'amitié la reconnoissance; je comprends très-bien comment l'ingratitude, l'indifférence, les procèdés durs, & la méfiance de ceux auxquels on est attaché par l'amitié, peuvent affecter assez vivement pour altérer la santé; en vérité, on ne pense pas assez à la vie de ceux qui nous intéressent, j'ai bien remarqué que mon père dans le fond de son cœur pense comme moi, je crois qu'il s'est reproché son indifférence, ou plutôt il n'en a jamais eu, je l'ai vu affligé & inquiet sur le danger où a été Mr. de St. Ange, & il a témoigné beaucoup de regrets, beaucoup de chagrins de ne l'avoir point vu dans la visite qu'il lui a faite: à l'âge de mon père, on ne témoigne pas tout ce qu'on pense, & tout ce qu'on sent; & en effet, je ne comprends pas pourquoi Mr. de St. Ange nous inspireroit de la crainte, & de la désiance, pourquoi il ne seroit pas au nombre de nos amis; il a été reçu à ce titre dans notre maison, ma mère l'aime beaucoup; il est aimé de tout le monde, il est trèsaimable: on l'accuse cependant, & je ne sais pourquoi, d'être un homme dangereux, je crois même l'avoir entendu dire une fois à mon père, je ne lui demandai pas ce que signifioit cette injure; il y a certaine question que l'on ne peut pas faire sans laisser croire que l'on y a quelqu'intérêt; mais vous, ma chère amie, dites-moi ce que c'est qu'un homme dangereux, je ne le conçois pas bien, est-ce un homme aimable, qui a des vertus, que tout le monde aime & estime? un homme qui trahiroit les femmes, qui se joueroit de leur réputation, qui employeroit l'art & la fausseté pour les séduire, & qui les abandonneroit, ne seroit pas un homme estimé dans le monde, il n'auroit pas des amis, il ne seroit pas généreux, charitable, il ne sacrifieroit pas tout pour sa famille; ce contraste ne doit pas être dans l'humanité, & s'il existe Mr. de St. Ange n'en est pas un exemple, j'en suis bien assurée; il consent à tout, il se soumet à tout, il n'exige rien, il est dans la dépendance la plus parfaite; on pourroit le faire mourir, en le traitant injustement, & voilà que dans sa lettre, il me propose de parler à mes parens, de leur déclarer ses sentimens, ses intentions, il veut même qu'ils soient informés de cette dernière rencontre; enfin, tout dépend de moi, je suis maîtresse de tout; qu'est ce que je puis avoir à craindre? diteslemoi, ma chère amie? Dans cette situation est-ce qu'il y auroit de la générosité, de l'honnêteté, de la justice, si on abusoit de son pouvoir, si on affectoit de la méchanceté? ma fierté à moi est d'avoir de la confiance en moi-même. Je juge très-bien de l'état des choses, & je vois ce qui convient à mes parens & à moi, je je me conduirai en conséquence, il ne leur convient point par exemple, que Mr. de St. Ange leur parle de ce qui regarde lui & moi, ni qu'il leur confie rien de ce qui s'est passé; mon père ne s'y attend point, il interprêteroit mal cette dernière entrevue; il auroit peut-être l'injustice de douter du hasard qui en a été la cause; il en prendroit du chagrin, il n'en seroit que moins bien disposé pour Mr. de St. Ange, & ce seroit injustement: j'ai donc répondu tout simplement, que j'étois persuadée que l'on avoit de l'amitié pour lui, que je ne croyois pas qu'il eût à se plaindre de mes parens, que je ne doutois pas qu'ils ne fussent bien aises de le revoir, quand il reviendroit à la ville; mais que dans ce moment, il étoit inutile de leur parler, & de les instruire, qu'il falloit avoir égard à leurs dispositions, & à leurs convenances; que je respectois leur bonheur, & leur tranquillité, que je ne voulois rien dire qui put l'altérer, que je me reposois entièrement sur leur tendresse, & que je n'aurois jamais d'autres sentimens, & d'autres intérêts que les leurs. J'envoye ma réponse à la poste sans aucun mistère, & sans demander le secret, je ne leur cacherai point ce qu'ils pourront apprendre, & lorsqu'ils ont marqué de l'étonnement, de n'avoir pas trouvé Mr. de St. Ange chez lui, qu'ils ont paru fâchés de ne l'avoir pas vu, & avoir envie de le voir, & de le recevoir à la ville, je n'ai pas cru qu'il fut nécessaire de changer leurs idées là dessus, on parla de lui hier au soir bien naturellement avec Mr. de Marville, qui est revenu, il en avoit reçu des nouvelles, & il l'attendoit aujourd'hui, il doit passer quelque tems chez sa sœur. Comme je me l'étois proposé, j'ai fait confidence à Monsieur de Marville de mon projet sur ma petite fille, il en parut extrêmement surpris, il me fit répéter plusieurs fois le nom des paysans, & de l'endroit où ils demeurent, il me demanda si j'y avois été, & tous les détails que je savois d'eux; alternativement il rioit & il réfléchissoit: ma mère qui crut qu'il n'approuvoit pas le choix de cet enfant, lui demanda ce qu'il en pensoit, & s'il ne trouvoit pas qu'il y eut beaucoup d'inconvéniens à s'en charger, il répondit fort vivement qu'au contraire, il trouvoit mon intention fort bonne & fort charitable, il dit avec une espèce d'embarras, que je ne compris point, qu'il ne connoissoit point ces paysans, je le chargeai d'en prendre toutes les informations possibles; je le priai d'en parler au ministre de leur village, & enfin, de savoir tout ce qui concerne cette samille, je lui fis promettre de me garder le secret, & de ne point en faire une histoire dans le public: il doit y aller demain matin, & il viendra m'en rendre compte à son retour; nous irons peut-être l'après midi avec ma tante, ou avec ma mère, & s'il n'y a point de difficulté comme je l'espère, elle fera ici dans trois jours; c'est là le plaisir & l'intérêt qui m'occupent, & m'intéressent véritablement, & vous aussi, ma chère amie, vous avez votre projet, une fois peut-être vous me consulterez sur l'éducation des jeunes filles, je serai bien fière d'avoir plus d'expérience que vous làdessus, & je vous promets d'avoir en moi la confiance & la bonne opinion qu'ont toujours d'eux-mêmes, ceux qui donnent des avis & des conseils. Adieu, ma chère amie. LETTRE LIV. Monsieur de St. Ange, à Mr. de Marville. JE vous prie, Monsieur, de me dire quelles sont les affaires que vous avez avec la famille de Germosan, & particulièrement avec Mlle. Laure, depuis que je suis ici je n'ai pu la voir qu'un moment, & vous même j'ai cru remarquer que vous m'évitiez; lorsque nous nous sommes rencontrés, vous vous êtes contenté de me parler de ma santé, vous vous en êtes informé très-en détail, sans qu'il ait été question d'autre chose; vous aviez un air occupé & distrait, vous êtes venu chez moi à l'heure où vous pouviez savoir que je n'y étois pas: hier matin je fus chez vous; on me dit que vous étiez sorti de la ville en voiture de très-bonne heure, & vous n'aviez point dit où vous alliez; j'ai su qu'au retour vous avez été tout de-suite chez Mr. de Germosan; vous avez eu une très-grande conversation avec sa fille, l'aprèsmidi vous avez été en voiture avec elle & Mme. Bonval, & je n'ai pu savoir où, seulement il a été question d'un ministre; vous êtes revenu très-tard, vous êtes resté chez elle toute la soirée, & vous y avez soupé, on s'est entretenu de quelque chose qui l'intéresse, qui lui fait plaisir, & qui est un secret, vous êtes sorti très-tard de chez elle, vous avez pris des informations & vous avez aussi parlé à un notaire: Mr. de Germofan a mis dans ses manières avec moi une certaine affectation d'amitié; il m'a dit qu'il espéroit que l'on me verroit chez lui; j'y ai été, je n'ai pas été content, je m'attendois à plus de cordialité, j'ai cru remarquer de l'embarras chez Mlle. de Germosan, elle avoit une tranquillité qui n'étoit pas naturelle, & qui étoit plutôt de la contrainte; elle a affecté de parler beaucoup de ma santé, du danger où j'ai été, mais ce n'est pas avec l'intérêt d'une ame tendre; elle n'a dit que ce qu'elle vouloit bien dire; je n'ai rien retrouvé de ce que j'avois espèré dans notre dernier entretien, sa réponse à ma lettre étoit déjà différente; j'ai appris encore, que demain vous devez aller avec elle & avec sa mère, pour terminer une affaire importante, qui doit faire un changement dans leur maison; on a dit que la chambre de Mlle. de Germosan étoit trop petite, on a parlé d'un second lit; enfin, je sais tout ce qu'il faut savoir pour comprendre qu'enfin, on s'est déterminé à un évènement, qui fait l'objet de vos désirs, & de votre ambition; il a été fort bien ménagé; mais pourquoi m'en faire un secret? craignez-vous ma jâlousie? non, Monsieur, je ne suis point jaloux; je ne le serai point, Mlle. de Germosan est une femme, elle en a la légéreté, je devois m'y attendre, il a suffi à son amourpropre d'avoir inspiré une passion; elle savoure même le plaisir de la perfidie; elle trouve dans ses vertus les meilleures raisons pour la justifier, & ses sentimens s'arrangent avec les grandes convenances; elle a vu tout le pouvoir de ses charmes, elle a connu son empire, elle sait, la cruelle, que c'est lui qui m'a mis au bord du tombeau, elle jouit de son triomphe, en méprisant un bonheur qui eut été fondé sur une passion vraie, sur la tendresse & sur des sentimens réciproques, les sacrifices eussent été des jouissances délicieuses; l'accord & l'abandon auroient été la félicité même: & n'auroisje pas été tout ce qu'elle auroit voulu? vos grandes vertus l'ont éblouïe; cette brillante réputation que vous avez acquise depuis quelque tems, l'a flattée, ces sentimens généreux, témoignés si adroitement l'ont touchée, & vous, dans la passion qui vous anime, vous ne vous êtes point fait de scrupule de supplanter un ami; c'est le train ordinaire des choses, & de la vie; tout s'est si bien arrangé, vous avez si bien profité des circonstances, que vous avez obtenu une décision conforme à vos désirs; votre constance généreuse a fait sentir le prix des avantages, & des convenances que vous réunissez, & les vœux désintéressés pour le bonheur de Mlle. de Germosan, ont été courronnés: & vous aussi vous êtes un homme, l'intérêt personnel l'a emporté, l'amour-propre n'a pas combattu longtems contre les sentimens de l'amitié; aujourd'hui vos sublimes vertus se réduisent à trouver les meilleures raisons pour les sacrifier; non, je le répéte, je ne serai point jaloux, je ne vous ferai point de reproche, je pourrois voir votre triomphe d'un œil tranquille; mais je ne veux pas en être le témoin; il n'est pas sûr que je vous laissasse jouïr en paix des premiers momens de votre bonheur; mon imagination est trop vive là-dessus; je croyois y avoir quelques droits, & votre vie & la mienne seroient trop peu de chose à mes yeux; je vous abandonnerai à votre ivresse; je m'en irai; mais je reviendrai, lorsqu'elle sera passée; je verrai si vous n'avez rien hasardé en vous liant à une femme, dont le premier penchant n'a pas été pour vous: je ne quitterai point cependant, Mlle. de Germosan sans l'avoir vue, sans lui avoir parlé à elle seule, j'épierai le moment, je forcerai tous les obstacles, pour avoir une conversation avec elle; si vous vous y opposiez, c'est alors que vous seriez mon ennemi déclaré; je ne dis rien de plus. Adieu, Monsieur. LETTRE LVI. Monsieur de Marville à Mr. de St. Ange. Mon cher ami, je reçois ta lettre trop tard, & dans ce moment je suis obligé de partir avec Mme. & Mle. de Germosan; je n'ai eu que le tems de parcourir ce que tu me dis, & il me seroit impossible d'y répondre dans cet instant; je crois que ce soir nous reviendrons trop tard pour que je puisse ou t'écrire, ou te voir, demain je n'y manquerai pas; ces dames me font dire qu'elles m'attendent. Adieu, mon cher ami. LETTRE LVII. Laure à Sophie. Enfin, ma chère amie, j'ai un plaisir, je jouïs d'un bonheur, j'ai ma chère petite Henriette; mon père paroissoit ne m'accorder la permission de la prendre que par une extrême bonté & par complaisance pour moi seule, il y mettoit des renvois & des difficultés, j'ai vu le moment où je serois obligée d'y renoncer, la promesse de la renvoyer au premier inconvénient qu'elle occasionneroit dans la maison a levé tous les obstacles; pour les prévenir, j'ai pris toutes les précautions que j'ai pu imaginer; Mr. de Marville m'a aidé dans les informaions que j'ai fait prendre; j'ai été avec lui & ma tante Bonval, chez le grand-père d'Henriette, nous sommes convenus de toutes les conditions que j'ai demandées, j'ai eu le bonheur que par mes soins & mes raisonnemens, ma mère a pris les mêmes idées, & le même sentiment que moi, elle s'est fait à la fin un plaisir d'avoir cet enfant dans notre maison; c'est avec elle que j'ai été la chercher avanthier, Mr. de Marville nous accomgagna encore: nous partîmes de bonne heure, parce que nous voulûmes passer à Fies, chez notre bon ministre Mr. Sainton: je voulois lui porter les livres que je lui avois promis; c'étoient ceux qui avoient paru depuis quelque tems, dont on avoit dit du bien, & dont on ne parloit plus: il me semble que les livres sont comme les vagues de notre lac, qui font un peu de bruit en arrivant sur le rivage, & qui se confondent bientôt dans l'immensité des eaux; ils se reproduisent avec la même facilité & la même abondance, il en surnage quelques-uns qui sont instructifs; on les consulte à peine, on les lit peu, & on se plaint de ce qu'il n'en paroît pas de nouveaux. Nous passâmes quelques heures à la cure, c'est la demeure de la paix, de la tranquillité, & la réflexion y plaçoit le bonheur; j'aurois cru que les habitans en jouïssoient, si je n'avois entendu dire à Madame la ministre qu'elle espéroit d'avoir bientôt une meilleure place, & qu'il devoit se faire une vacance dont ils profiteroient. Mr. Sainton reprit bien vîte sa femme, en disant qu'ils ne désiroient rien, & en effet, il nous fit une peinture de sa vie qui étoit vraiment heureuse & intéressante; mais ce désir d'être mieux, qu'avoit témoigné sa femme, dérangeoit les idées du bonheur que l'on avoit pu avoir d'abord, il laissoit une peine au lieu du contentement que l'on avoit éprouvé, c'étoit l'humanité qui montroit le bout de l'oreille. Au village comme à la ville & à la cour, occuper une place c'est en attendre une meilleure, & la vie des autres n'est plus qu'un obstacle: je parlai à Mr. Sainton du sujet qui nous avoit mis en chemin; je lui demandai s'il connoissoit Jaques Despras & sa famille; il en est éloigné de près d'une lieue, il les connoît peu; il sait seulement que ce sont des paysans de * qui sont venus s'établir dans un petit domaine qu'ils avoient acquis, il ne savoit comment; la fille devoit se marier à un paysan de sa paroisse, il avoit entendu parler de la petite-fille, mais il n'en savoit rien de positif; je lui dis le dessein que j'avois de la prendre pour l'élever auprès de moi; il approuva mon intention, & il loua la charité de mes parens: pendant notre entretien, Madame la ministre avoit préparé une très-bonne collation; elle avoit sorti quelques belles porcelaiporcelaines dépareillées, & du beau linge, elle avoit étalé ses vieilles & bonnes provisions, qu'elle avoit fait venir depuis longtems de la ville, elle se donnoit beaucoup de peine pour l'ordre & l'arrangement; je vis que le désir d'une meilleure cure tenoit à la vanité de paroître; Mr. Sainton parloit de simplicité, & laissoit faire sa femme; elle parla de Mr. de la Hausse qui étoit si riche, qui les voyoit fort-peu parce qu'il étoit opulent, qui ne venoit jamais les voir, qui n'aimoit pas la campagne; pour répondre aux honnetetés que l'on nous faisoit, nous admirâmes le luxe que l'on avoit étalé pour nous, il nous fut impossible de ne pas rire un peu du parent qui étoit si riche, & pour lequel on paroissoit avoir une grande vénération: nous nous occupâmes avec plus de plaisir des deux petites filles, qui étoient charmantes, mais la mère les tourmenta pour les faire tenir droites, & pour leur faire faire la révèrence; Mr. Sainton nous parloit du plaisir qu'il avoit de les élever, & n'exigeoit rien d'elles; nous comprîmes que le bon ministre ne pouvoit pas trop suivre ses idées sans souffrir beaucoup de celles de sa femme, avec laquelle cependant il paroissoit être heureux, & vivre en paix; je lui fis promettre de m'aider dans l'éducation de ma petite fille, & de venir nous voir souvent pour me donner ses avis & ses conseils, & nous nous rendîmes chez elle; Jaques Despras & sa fille étoient avertis que nous devions aller la prendre; ils nous attendoient, la tante paroissoit assez triste; le grand-père assez content de nous remettre sa petite-fille, lui faisoit ses exhortations; l'enfant étoit occupée du carosse, & du plaisir d'aller dedans; elle embrassa son grand-père & sa tante qui avoient les larmes aux yeux, elle leur dit qu'elle reviendroit les voir, & elle fut dans la voiture long-tems avant nous; Mr. de Marville l'observoit beaucoup, & rioit quelquefois des caresses que je lui faisois; je ne sais pourquoi il me demanda deux ou trois fois si je croyois que rien ne put m'en détacher, & m'ôter l'affection que je paroissois avoir pris pour elle; je lui répondis que j'étois sûre au contraire de m'y attacher tous les jours plus; je m'amusai de l'effet que produisoit sur elle tous les objets nouveaux qui s'offroient à sa vue; ses naïvetés, sa curiosité, son langage moitié françois moitié patois étoient véritablement amusans & intéressans, j'ai le plaisir de voir que mon père s'en occupe comme nous, il lui est échappé de dire qu'il craignoit de s'y attacher trop fortement; pour moi, il me semble déjà qu'il me seroit impossible de m'en séparer; c'est ma petite compagne de tous les momens, elle me rend mille petits services, elle est sensible à mes caresses, elle a tant de grâces en me faisant les siennes; je vais m'occuper à former & à développer ses idées, j'apprendrai peut être à quoi je dois les miennes, & elles en deviendront meilleures; l'enfant me distraira j'espère de celles qui m'occupent trop, elle m'aidera dans les soins que j'ai à rendre à mes parens, & elle sera entre nous un objet d'intérêt & d'occupation; enfin, ma chère amie, cet enfant fera l'agrément de ma vie, je crois que j'avois besoin de cette espèce d'attachement; j'étois étonnée qu'elle eut si vîte oublié ses parens qu'elle avoit quittés, elle n'en parla point jusqu'au lendemain; l'après midi nous étions avec M.de Marville & ma mère qui passa un moment dans sa chambre; l'ensant me demanda quand est ce qu'elle reverroit son grand père, & sa tante: je lui dis que ce ne seroit pas de longtems, & qu'elle ne devoit plus penser qu'à nous; les larmes lui vinrent aux yeux, & bientôt elle pleura abondamment, en demandant qui est-ce qui donneroit à son grand-père son bâton lorsqu'il voudroit sortir, & son bonnet lorsqu'il rentreroit? & qui est-ce qui aideroit à sa tante? j'étois occupée à la consoler, je la serrois dans mes bras, je lui promettois qu'elle reverroit ses parens; Mr. de Marville admiroit sa sensibilité, & la consoloit aussi; je lui demandai pour la distraire, si elle ne se rappeloit pas d'avoir vu son père: dans le bruit que nous faisions je n'avois pas fait attention que la porte s'étoit ouverte, & dans l'instant en me retournant je vis Mr. de St. Ange, il avoit l'air extrêmement embarrassé, il étoit comme une statue, il portoit les regards sur l'enfant, sur Mr. de Marville, sur moi, il restoit immnobile & ne pouvoit parler; l'enfant avoit suspendu ses pleurs & le regardoit avec l'air de l'étonnement; Mr. de Marville emmena la petite fille auprès de la fenêtre, & lui parla tout bas; je n'étois pas sans un peu d'émotion, ce ne fut qu'en balbutiant, & qu'en faisant des complimens fort mal articulés, qu'au bout d'un moment nous pûmes tous reprendre une contenance un peu moins embarrassée; Mr. de St. Ange paroissoit avoir beaucoup de peine à se remettre de sa surprise, il regardoit Mr. de Marville d'une manière singulière, Henriette avoit aussi l'air de l'occuper, il ne prononçoit que des mots sans suite, & ne répondoit point à son ami qui lui adressoit la parole; enfin, ma mère rentra, & l'ordre se rétablit un peu entre nous; il fut question de l'enfant qui fixoit toujours ses regards sur Mr. de St. Ange: on dit que c'étoit une fantaisie que j'avois eue d'élever cette petite fille, Mr. de Marville ajouta quelque chose, & sortit. Mr. de St. Ange le suivit avec des yeux qui marquoient je crois de la colère; c'étoit peut être de la jalousie, au moins je le présumai à la manière dont il parla de la confiance que l'on avoit, & que l'on devoit avoir sans doute en Mr. de Marville. Quest-ce que c'est que cette jalousie? n'est ce pas un vice affreux? quel droit a-t-il d'en avoir? elle est offensante, injurieuse; les hommes jaloux doivent être haïssables; mais cependant s'il croit que j'ai de la confiance pour quelqu'un d'autre; si on me rend des services, si j'ai de la reconnoissance, si je témoigne de l'amitié & s'il attache quelque prix à ces préférences, les verra-t-il d'un œil indifférent? je ne puis convenir que je le souhaite, alors je ne comprends rien à cette jalousie que l'on condamne, & que l'on pardonne, & là dessus comment jugeriez vous mon cœur Ma chère amie, je ne veux pas écouter votre réponse, je puis la prévoir sur ce que vous m'avez déjà fait entendre; il me semble cependant que vous êtes un peu dans l'erreur; si je pouvois vous parler, j'aurois peut-être la force de vous instruire; mais l'écrire c'est impossible: quoiqu'il en soit, je vois peu Mr. de St. Ange, j'ai peu d'occasion de le voir, il met la plus grande délicatesse dans sa manière de se conduire avec moi; en vérité, il seroit bien difficile de le haïr, de le traiter avec mépris, de fuir sa société avec dureté; le tems s'écoule, & je ne prévois rien; je passerai des momens heureux avec ma chère petite Henriette, j'en passe d'agréables avec ma tante Bonval, elle ne dit rien, elle ne questionne point, elle attend la confiance, & ne l'exige point, elle parle quelquefois de Mr. de St. Ange, mais c'est sans intention; l'autre jour elle me demanda comment il étoit avec mes parens; je lui dis qu'il étoit notre ami à tous, peut-être que je rougis un peu, elle ne le vit point; nos conversations sentimentales ne sont pas des dissertations romanesques; elle a aimé, elle n'a pas été heureuse, & elle me parle beaucoup d'elle; je ne la quitte jamais sans être plus d'accord avec moi-même: il est vrai que ce n'est pas toujours de la même manière, & que je ne suis pas longtems sans revenir aux doutes & à l'indécision: hier après quelques visites que nous avions reçues, je fus chez elle avec ma mère, elle nous dit entr'autres choses, que Mr. de St. Ange, qu'elle avoit vu la veille, lui avoit parlé d'une partie qui doit se faire à la campagne dans deux jours; c'est avec les femmes les plus élégantes, & les hommes les plus agréables, on doit aller dans un village de la montagne, & y vivre un jour entier de la nourriture des paysans; dans l'endroit que l'on a choisi il n'y a que des gens pauvres, & l'on n'y trouve que du pain d'avoine, & quelques laitages; ce sont des gourmands qui veulent prouver qu'ils ne le sont pas, elle nous dit encore que Mr. de St. Ange se divertissoit d'avance de ce qu'ils souffriront, il rira de leurs plaintes, il n'en aura aucune pitié, il vouloit même pousser la cruauté jusqu'à empècher soigneusement que l'on y portât aucune provision. De chez ma tante, nous allâmes chez les Clissi, je leur parlai de ma petite fille, ils en furent jaloux, je leur demandai des directions sur l'instruction des enfans, Mr. de Clissi me défendit les livres; il prétend que ce sont eux qui donnent toutes les idées fausses, il veut que ce soit les choses & les actions qui instruisent; cependant, il avoit remarqué que la manière dont il élevoit ses enfans leur avoit donné de la vanité, ils prenoient de l'importance & de l'orgueil; depuis quelques jours il les envoye aux écoles publiques, & là ils sont confondus avec les enfans de toutes les classes & de toutes les conditions; le petit garçon a d'abord été bien battu par ses camarades, on n'a pas écouté ses plaintes; sans qu'on le lui ait dit, il a compris qu'il falloit se faire aimer; comme il est d'un très-bon naturel, il y réussit fort bien, & pour lui faire sentir ce que c'est que la pauvreté, on a soin qu'il soit traité souvent comme les enfans les plus pauvres; je n'aurai pas besoin de cette expérience pour Henriette, mais j'aurai à me défendre de la gâter. Il est affreux qu'il faille craindre de rendre trop heureux les enfans, & je crois aussi les hommes. Est il bien vrai que les vices naissent dans le bonheur? cette idée m'afflige, je ne veux pas croire que ce soit une vérité: voilà Henriette qui tourne autour de mon bureau, j'ai quitté souvent ma lettre pour lui faire des caresses, elle craint cependant de m'interrompre, elle demande tout bas ce que j'écris, elle veut apprendre à écrire, elle a pris mes plumes & du papier, ses mains & ses bras sont tachés d'encre, elle est bien en peine, je vais à son secours. Adieu, ma chère amie. LETTRE LVIII. Monsieur de St. Ange, à Mr. de Marville. JE t'ai cherché par-tout, mon cher ami, en sortant de chez Mr. de Germosan; on n'a pu me dire chez toi où tu étois, & on m'a fait craindre de ne pas te trouver demain matin; dans ma peine & dans mon inquiétude, je ne puis renvoyer plus loin de t'entretenir de ce qui s'est passé aujourd'hui; j'espère que tu rentreras chez toi d'assez bonne heure pour me faire une réponse encore ce soir, je ne puis ni dormir, ni reposer, je t'attendrai: comment est-il possible que la fille de Pauline soit entre les mains de Mlle. de Germosan? est-ce toi qui as trâmé ce complot? es-tu mon ennemi? veux-tu me détruire dans son esprit? je n'en reviens point: la fille de Pauline, Henriette chez Mlle. de Germosan est un problême pour moi inconcevable, & je ne l'ai point su! & les informations que j'avois prises avec tant de soin ne m'en ont point instruit! c'étoit donc là l'objet de ces conférences secrètes, de ces courses à la campagne, de ce mistère qui a été si bien observé; tu m'as trompé, oses-tu en triompher? cruel ami! n'as-tu pas tremblé de te jouer de ma vie? je le vois, tu t'es fait un plaisir barbare de mettre auprès de Mlle. de Germosan ce qui fait l'objet de mes remords, & tu n'as pas craint de me détruire dans son esprit, dans celui de ses parens; comment l'état d'Henriette échappera-t-il à leurs informations? à leurs recherches? à la curiosité de ceux qui ne savent s'occuper que des affaires des autres? déjà cet enfant est le sujet des conversations; déja toutes les conjectures sont épuisées, sa généalogie est faite, ses parens sont connus, on trouve des ressemblances dans ses traits, elle appartient à mille personnes, à tous ceux dont l'âge & les circonstances peuvent s'accorder avec les siennes; & tu veux que j'échappe à tant d'ennemis? espères tu avoir rendu un grand service à Mlle. de Germosan? toi-même ne perdras-tu pas son amitié? & n'aura-t-elle pas encore plus mauvaise opinion de toi que de ton ami? imprudent! auprès d'elle tu n'auras point de justification, son esprit grossira le scandale, il retombera sur toi, & alors tes regrets ne me rendront rien, & nous serons malheureux tous les deux: j'avoue que j'ai été aveuglé par un moment de jalousie, non que dans la vérité j'accusasse de légéreté le cœur de Mlle. de Germosan; mais cette confiance que tu paroissois avoir obtenue, cette facilité de la voir, de lui parler longtems, d'aller avec elle, je n'ai voulu l'expliquer que par des soupçons, & m'en venger que par des conjectures injustes, inconsidérées, & que je ne me serois pas donné le tems de faire, si j'avois cru qu'elles fussent fondées sur ce que l'on m'avoit dit à mon arrivée ici; j'ai épié vos demarches, je t'ai suivi, & la dernière fois que j'ai su que tu étois entré dans la maison de Germosan, je m'y suis présenté avec assurance; l'on me dit que tu étois avec Mlle. de Germosan; animé de colère, je n'ai pas attendu que l'on m'annonçât, je dévançai le domestique, je comptois de te surprendre, & de juger par ce que je verrois, de l'objet de vos conférences, je m'exposois sans-doute, mais je ne pouvois plus supporter ce mystère, & je comptois sur ma présence d'esprit pour réparer une indiscrétion que je croyois avoir le droit de commettre; pouvois-je m'attendre à ce que j'ai vu? je ne reconnoissois pas l'enfant, il y avoit plus de deux ans que je ne l'avois vu; le nom d'Henriette que j'entendis prononcer, certains traits que je crus retrouver, l'air avec lequel tu lui parlas en secret, m'instruisirent bientôt; confus, embarrassé, je ne sais ce que j'aurois dit, ni ce que je serois devenu, si Mlle. de Germosan n'eut eu elle-même trop d'émotion pour remarquer la mienne; sa mère qui parut dans ce moment trop bonne pour rien voir, pour rien apperçevoir, fit une diversion dans notre situation embarrassante; mais l'inquiétude & la curiosité, sur la manière dont cet enfant est entré chez eux, étoient extrêmes, je n'osai la témoigner; lorsque tu fus sorti, je restai aussi longtems qu'il me fut possible dans l'espérance de découvrir quelque chose: on dit que c'étoit une pauvre orpheline que l'on avoit recueillie par charité, & c'est tout ce que j'appris; je te cherchai, je fus chez Mme. Bonval, je me défiai de ce que mes questions pouvoient faire soupçonner, & je suis encore dans la peine: je te somme de m'en tirer pour que je puisse avoir quelque repos cette nuit; je ne puis croire que tu aies exposé ton ami à perdre toutes ses espérances, la trahison ne peut entrer dans ton cœur, je le sais; plus tu aimes Mlle. de Germosan, moins tu employeras pour réussir auprès d'elle des actions qu'elle n'estimeroit pas; je suis tranquille sur tes intentions; mais tu auras été imprudent, ton imagination t'aura trompé, & mon sort tient peut-être à un fil; rassure-moi si tu le peux, je t'en conjure, tu le dois; tu dois te faire des reproches sur les tourmens que tu me causes: j'attends ta réponse; je n'irai chercher du repos qu'après l'avoir reçue. Adieu. LETTRE LIX. Monsieur de Marville à Mr.de St. Ange. Mon cher ami, je t'ai cherché par-tout ce soir; jusqu'à présent, je t'avois évité, mais aujourd'hui j'avois la plus grande impatience de te voir; j'ai été chez toi, Mme. Durtan m'a assuré que tu soupois en ville, elle croyoit même que c'étoit chez Mme. de Germosan; elle m'a laissé entre-voir qu'elle savoit que tu as une violente passion pour leur fille; & comme elle n'imagine pas que personne puisse résister à son frère, elle te voit déjà une nombreuse postèrité, ce qui n'est pas tout-à-fait suivant les espérances qu'elle a conçues; sans être de son avis sur ses idées, je n'ai pas voulu la rassurer, j'ai trouvé qu'elle méritoit au moins son inquiétude; je t'aurois attendu chez elle, si je n'avois espèré qu'elle ne se trompoit pas sur ce souper, dont je ne voyois pas absolument l'impossibilité; j'en ai été plus tranquille, parce que je comptois que tu aurois de quoi l'être aussi, & que demain, sans jalousie, sans colère, je finirois de te donner tous les éclaircissemens que tu pouvois désirer; je ne t'en dirai qu'un mot ce soir, tu sauras le reste au premier moment que je pourrai te voir, il est vrai que des affaires m'occupent demain dès le grand matin: je ne puis t'exprimer, mon cher ami, combien combien je fus surpris lorsque Mlle. de Germosan me confia qu'elle vouloit prendre auprès d'elle, & par charité, une petite paysanne; sur ce qu'elle me dit, je reconnus que c'étoit la fille de Pauline, je ne pus le croire d'abord, je n'en fus convaincu que lorsque je la vis elle-même; j'avoue que je craignis pour toi ce qui pouvoit en arriver, & je résolus de détourner les intentions de Mlle. de Germosan: cependant, je parlai au grand-père de l'enfant, je vis que le secret pouvoit être gardé, & que toutes les circonstances étoient arrangées de manière à laisser la vérité entièrement cachée, j'y ai contribué encore par toutes les précautions que j'ai prises; tu peux être sur que rien ne sera découvert, j'y ai intéressé le sort & la vie de Pauline, & c'est là-dessus qu'elle se marie; il est bien établi qu'Henriette a perdu sa mère, & que son père l'a abandonnée, qu'elle est une pauvre petite créature digne de compassion, & qu'elle est heureuse d'être l'objet de celle de Mlle. de Germosan; l'empêcher auroit été une cruauté, toi-même tu n'en aurois pas été capable; je ne puis t'exprimer le sentiment que j'éprouve lorsque je lui vois prodiguer ses caresses à cet enfant, mon amitié pour toi n'y gagne pas, & je sens au fond de l'ame un combat que je ne puis définir; avec qu'elle confiance Mlle. de Germosan se livre à la tendresse qu'elle a pour cette petite créature, il semble que son cœur se soulage, je l'ai vue deux ou trois fois la regarder avec des yeux fixes, & se laisser absorber par le sentiment & par la réflexion, & toi, qu'as-tu éprouvé, homme méchant? car je ne te vois pas assez touché de ce qu'il y a de singulier & d'intéressant dans cet évènement; tu crains pour toi, & tu ne sens pas le bonheur d'un être dont tu dois répondre, & ce bonheur fait le charme & l'occupation d'une personne que tu rendras peut être malheureuse! je le confesse, c'est l'idée que j'ai eue en plaçant Henriette auprès de Laure; tu les verras toujours ensemble, tu n'approcheras plus Mlle. de Germosan sans un remord, & ce remord viendra t'assaillir au milieu de tes idées cruelles; c'est une barrière que j'ai élevée entr'elle & toi, je veux te forcer à être vraiment heureux; aujourd'hui tu es ingrat, je m'y attends; un jour peut-être tu reconnoîtras le cœur d'un ami; c'est ainsi que je réponds à la lettre que tu m'as écrite de ta campagne, il m'auroit été impossible de te dire tout ce que je pensois lorsque je l'ai reçue; tu es en possession de me révolter contre toi, & de captiver mon amitié; tu indisposes mon esprit, & tu subjugues mon cœur. Je n'ai su le danger où tu as été dans ta maladie qu'en apprenant ta convalescence, l'occupation que m'a donnée Mlle. de Germosan m'a empêché de te chercher aujourd'hui; tu peux être tranquille, si tu as des regrets, si tu te plains de l'arrangement des choses, je ne crois pas que je puisse compatir à tes peines, & cependant, je t'aime. Adieu, & que le sommeil te soit rendu. LETTRE LX. Madame Dubour à Laure. MA chère amie, j'ai été malade, je n'ai pu vous écrire, on me l'avoit défendu; mais j'aurois été trop malheureuse si je n'avois pas eu vos lettres, je les ouvrois toujours dans l'attente de voir vérifier mes conjectures, j'en suis bien éloignée, & vous m'apprenez précisément l'événement que je souhaitois n'apprendre jamais; cette petite fille qui vous fait tant de plaisir me fait un vrai chagrin, je suis fâchée que vous ayez cette distraction, & votre attachement pour elle ne sera qu'une erreur: je voudrois que vous n'eussiez qu'un objet; vous aimez passionnément Mr. de St. Ange; c'est une vérité bien clairement établie chez moi, & je vois très-bien aussi que vous ne doutez pas de ses sentimens pour vous; j'avoue que je voudrois que ce qui peut en résulter ne fut pas confié au hasard des circonstances; je suis sure de la force de votre ame, jamais femme n'eut des principes plus solidement établis que vous, ni une raison plus ferme que la vôtre; mais, mon Dieu, qu'est-ce que c'est que les principes & la raison d'une femme qui aime, & que ne peut pas l'adresse d'un homme qui désire avec passion? Sans-doûte Mr. de St. Ange a de l'honneur, de la délicatesse, il doit souhaiter d'être uni à une femme comme vous; c'est ce que tout le monde doit penser & croire, eh bien, c'est précisément ce qui n'est peut-être pas; l'orgueil de triompher de votre fierté, de cette indépendance que vous avez affectée avec tant de hauteur, l'emportera sur le bonheur d'une vie entière; je voudrois vous effrayer, dussai-je me faire haîr; mais qu'est-ce que peut la voix de l'amitié lorsque l'amour se fait entendre; oui, ma chère amie, c'est lui seul qui parle dans tout ce que vous me dites; c'est lui qui invente ces obstacles que vous trouvez si bien, & qui paroissent le contrarier; cette lettre de Mr. de St. Ange, il falloit ou la montrer à Mr. de Germosan, ou répondre que vous acceptiez que l'on parlât à vos parens; vous les ménagez trop aussi; ils sont riches, ils ont une fille charmante, ils doivent s'attendre à la voir rechercher par tous ceux qui peuvent y prétendre: pourquoi craindre si fort les oppositions de votre père, pourquoi ce combat avec vous-même? Mr. de St. Ange vous propose de faire des démarches, & vous n'osez convenir avec lui que vous y consentez, & que par conséquent vous l'aimez; vous craignez d'en faire l'aveu à ceux de qui vous dépendez, & vous restez en bute aux assiduités & aux poursuites d'un homme qui est peut-être charmé des difficultés que vous faites; ayez plus de franchise avec vous-même, soyez d'accord sur ce que vous voulez, & sans aucun respect pour vos idées passées, rendez vous à celles que vous dicte aujourd'hui votre cœur: quel plus bel usage pouvez-vous faire de vos richesses, que celui de faire la fortune d'un homme que vous aimez; je ne crains qu'une chose, c'est que Mr. de St. Ange ne vous obéisse que trop, qu'il ne parle plus à vos parens; à vos yeux il a consacré ses intentions, il vous a donné de la confiance, il ne lui en faut pas davantage: & vous, ma chère amie, vous n'irez pas croire qu'il puisse en abuser; je tranche le mot, vous perdez votre tems, & votre esprit n'est qu'une bête, croyez-moi là-essus: si vous n'aimiez rien je n'irois peut-être pas vous dire d'aimer quelque chose; mais aujourd'hui je vous dis il faut être la femme de Mr. de St. Ange: je ne saurois donner une autre forme aux vœux de mon amitié pour vous. Je languis que vous ayez cette conformité avec moi, sans doute vous serez plus heureuse, vous avez inspiré une passion, vous serez unie à celui que votre cœur a choisi; je ne serai point jalouse de cet avantage, je suis contente de mon bonheur, quoique je ne l'obtienne pas sans peine; mais la jouïssance en est plus délicieuse pour moi; je ne puis pas me flatter que la tendresse de Mr. Dubour ne s'éteigne jamais, je le vois sensible aux charmes & aux agrémens des autres femmes, elles ont un pouvoir que je ne puis employer que trop foiblement, celui de la coquetterie; cet art qui est mis en usage avec tous les hommes, & dont chaque homme croit être le seul objet, cette erreur de l'amour-propre les flatte, ils s'y livrent, ils s'attachent, l'espérance commence & l'obstination la suit; heureusement la coquetterie use bien vîte le sentiment qu'elle inspire, elle le réduit au désir, & l'idée d'en partager l'objet doit l'éteindre; il me semble que le but seul de la galanterie ne peut pas faire naître un bien long attachement, & alors je crains peu le pouvoir des autres femmes, je n'irai pas surtout témoigner de la jalousie, & encore moins chercher à en donner, c'est le vrai poison d'un sentiment qui ne peut exister qu'avec une pureté que l'imagination & le soupçon même doivent respecter; toujours sensible à la tendresse de mon mari, je fais comme les autres femmes; j'ai de la coquetterie, mais avec lui seul, il voit toujours mon envie de plaire, jamais ma négligence ne marque ou de l'indifférence, ou trop de sécurité là-dessus; j'évite tout ce qui peut affecter désagréablement, ou faire souffrir de quelque manière, j'ai là dessus la plus grande attention, & j'ai su aussi la lui inspirer: la nature ne s'est pas embarrassée de la délicatesse de nos sens, c'est à nos soins d'y pourvoir; ce physique de tous les momens influe sur le moral, l'attention de plaire aux sens ajoute aux vertus & fait pardonner les défauts; on ne s'imagine point assez combien notre bonheur est souvent attaché à peu de chose; ce qui revient à chaque instant a une force qui ne peut être mesurée, & il est dangereux d'attendre de la vertu qu'elle prenne l'habitude de souffrir; je suis donc, ma chère amie, en pleine coquetterie avec Mr. Dubour, nos yeux se rencontrent, nos idées se cherchent, notre amour-propre s'émeut, l'envie de plaire se réveille, & quand il en résulte la certitude de nous aimer, ce n'est jamais sans qu'il reste encore une légère crainte qu'elle ne durera pas; nos déjeûners sont quelquefois très-plaisans: quand Mr. Dubour y vient avec une nonchalance qui annonce ou l'indifférence, ou l'ennui de l'habitude, je lui fais un bon chagrin, dont je ménage la consolation suivant sa sensibilité; ils ne finissent jamais sans une bouderie, ou sans une marque de tendresse, & le reste du jour amène ou le raccommodement, ou l'envie de nous retrouver ensemble; le besoin de la société ne nous est jamais nécessaire, cependant nous la cherchons avec plaisir; nous y jouïssons l'un de l'autre, encore plus que de ceux qui la composent. Mr. Dubour voit que j'ai des amies, & que les hommes ne me fuient pas, il est bien aise d'être mon mari; moi, j'ai le plaisir de le voir considéré, écouté; les femmes aiment sa conversation, il a de la gaieté avec elles, & lorsque j'entends parler de lui, je suis flattée d'être sa femme; il y a une petite Mme. de Trémine, aux yeux vifs, à la physionomie fine & piquante, aux dents blanches, au rire bruyant, à l'humeur gaie & animée, à l'esprit sémillant, qui paroît plaire particulièrement à Mr. Dubour; il la recherche; il rit avec elle, ils jouent souvent ensemble; je pourrois peut-être m'appercevoir d'un peu de manège de la part de cette femme, j'en ris: je serois bien fâchée que Mr. Dubour y fut insensible, je serois encore plus fâchée qu'il ne plût pas à quelques femmes, je n'irai pas imiter Mme. de Trémine pour lui disputer mon mari, ni la haïr, ni la mépriser parce qu'il lui plaît; j'ai au-contraire cherché à me lier avec elle, j'ai trouvé des prétextes pour l'inviter chez moi; elle n'est pas ma rivale, au contraire, elle occupe Mr. Dubour lorsque je suis obligée de l'abandonner, elle entretient sa sensibilité & son envie de plaire, & je me persuade que j'y trouve mon compte; quand vous serez mariée, je vous dirai encore mieux jusqu'où je pousse la coquetterie & le manège: ce qui nous est naturel à nous autres femmes, & qui réussit assez bien avec les autres hommes, je l'exerce avec mon mari, & je trouve qu'il en vaut la peine: ne soyez point étonnée, ma chère amie, de l'expérience que j'ai acquise dans le court espace de tems, qui s'est écoulé depuis mon mariage; on en prend bien vîte sur cet objet, sur-tout quand on est animé d'un sentiment un peu vif. Je vous avouerai cependant que je ne dois pas toutes mes réflexions à moi seule, c'est à mylord Craffort; c'est à lui à qui je les ai entendu faire en grande partie, il parle peu, mais quand il est réveillé par un sujet intéressant, son esprit a beaucoup une force qui persuade: je l'ai prié de me faire le portrait de la femme qu'il souhaitoit d'avoir, je lui ai demandé s'il croyoit pouvoir l'aimer longtems, & ce qu'il faudroit qu'elle fit pour cela, ses réponses étoient toujours fort courtes; mais je l'obligeois de me donner des éclaircissement. Il m'a peint avec franchise les hommes, leur amour-propre, leurs prétentions, l'effet de l'habitude & du bonheur qu'ils désirent si vivement: il m'a dit ce qui éteignoit le sentiment, & j'ai compris ce qui le faisoit durer; ces objets de conversation étoient un secret pour mon mari. Il s'appercevoit bien que sa présence en faisoit changer le sujet; il m'a demandé une fois si je le croyois incapable, ou indigne, de se meler de nos entretiens; je lui ai dit que mylord me disoit des choses que je souhaitois que personne n'entendît que moi, & je l'ai regardé avec l'air de la sécurité & de la confiance; il a bien vu que je le croyois incapable de soupçonner sa femme. Il a voulu parier que je lui dirois une fois de quoi nous parlions; il s'agissoit de ma discrétion, & de l'art de garder un secret, j'ai bien vîte parié; je suis sure de perdre, mais ce ne sera pas sitôt, la confidence pourroit aujourd'hui me faire manquer mon but; mon mari voit mes sentimens pour lui, je ne veux pas qu'il s'apperçoive de ce qu'ils me font faire pour conserver les siens; j'ai le bonheur de réussir, je les assure tous les jours davantage, & je suis heureuse: dépêchez vous de l'être aussi, je vous en conjure, ma chère amie, nous nous entendrons bien mieux; je ne dis donc plus rien de mes conjectures, puisque je me trompe toujours & que je n'ai pas l'esprit de prévoir ce qui arrivera: continuez donc de me l'apprendre, je m'y attends. Adieu, ma chère amie. Milord a reçu des nouvelles de la pauvre abandonnée, son état étoit devenu si triste & si facheux qu'on a été obligé de la mettre dans une maison de charité à Bristol. Lisfeld, dont la femme est morte, est venu chercher Stella, mais il est arrivé trop tard; elle étoit au lit de la mort. Il a su tout ce qu'elle avoit souffert, & sa punition a été assez grande; elle a été deux jours sans le reconnoître; le désespoir de ce malheureux homme étoit à son comble, la cause en étoit bien naturelle: trouver dans cet état, dans cette maison, une femme qu'il avoit aimée, qui avoit tout sacrifié pour lui, étoit un vrai supplice, & il en méritoit un plus cruel encore; il n'a voulu ni boire ni manger, il n'a pas quitté un instant la chambre de cette femme mourante; il n'a cessé d'arroser ses mains de ses larmes. Elle ne l'a reconnu que deux heures avant sa mort; ces derniers momens ont été extrêmement touchans, elle a pu entendre le récit de son amant; il lui a raconté comment il avoit été abandonné dans le pays des ennemis, blessé, malade, sans aucun secours, exposé à la cruauté des Sauvages; une veuve avoit tout sacrifié pour le sauver: cet officier, logé chez elle & soigné avec tant de zèle & d'attention, avoit fait regarder sa bienfaitrice comme étant du parti royaliste, & ses biens avoient été pillés; il n'avoit pu reconnoître tant de sacrifices qu'en l'épousant & en promettant de la conduire en Europe; à son arrivée à Portsmouth, son état de foiblesse, l'empire & la violence de sa femme lui avoient ôté tous les moyens de voir & de parler à Stella, il seroit revenu auprès d'elle si sa convalescence n'avoit pas été suivie de la maladie de sa femme; dès qu'il a été libre, il est venu la chercher & mourir à ses pieds; elle lui a pardonné, & elle est expirée en serrant contre son cœur la main de son amant. Elle a été enterrée honorablement: on a gravé sur sa tombe; ICI REPOSENT LES VERTUS ACCABLEES PAR LES MALHEURS. Lisfeld a acheté le hangard où Stella a demeuré, il a fait bâtir autour les murs d'une maison, il en fera un appartement qu'il veut habiter, on n'y changera rien, & l'endroit où reposoit Stella sera son lit; il veut y finir ses jours. Sans doute il doit être inconsolable, si les hommes peuvent l'être. LETTRE LVI. Saint Ange à Marville. EH bien, mon ami, je te pardonne ce que tu as fait pour la petite Henriette; mais c'est d'aujourd'hui seulement. Jusqu'à présent j'ai été très-mécontent de ce témoin que tu as placé auprès de Mlle. de Germosan: c'est toi qui en es responsable par la méchanceté & le plaisir avec lequel tu y as contribué: ce n'est pas sans crainte & sans émotion que je suis retourné chez ses parens, deux fois j'ai vu Mlle. de Germosan; & deux fois cette enfant a été l'objet unique de son attention: ses yeux ne l'ont point quittée, il sembloit que, contens d'avoir un objet à fixer, ils ne pussent plus se lever sur aucun autre, je n'ai pu les rencontrer un seul instant: en vérité, si cela étoit possible, je haïrois quelquefois cette petite fille, comme on haït les obstacles, les barrières, les objets de distraction; elle s'accoutume fort peu à me voir, elle a un certain air de crainte avec moi qu'elle n'a point avec d'autres personnes; une seule fois j'ai pu lui donner un baiser à la même place où Mlle. de Germosan venoit de lui en donner un. Je ne sais si elle s'est apperçue de mon intention, mais elle a rappelé Henriette, comme si elle eut commis une faute: je te l'avouerai, mon cher ami, j'ai trouvé une volupté douce à cueillir sur la joue de ma fille un baiser de Mlle. de Germosan; je crois qu'elle le devina, au moins dans ce moment, en me regardant, une légère rougeur a coloré son visage, peut-être étoit-ce une marque de son désaveu & de son mécontentement; si une fois il peut y avoir de l'intelligence entre nous, tu t'applaudiras bien mieux de ce que tu as fait; dans l'excès de ma passion pour Mlle. de Germosan, mon bonheur est dans ce que je puis obtenir d'elle, je m'attache aux plus foibles lueurs d'espérance; & encore je me reproche d'avoir prononcé ce mot devant toi. Jacques Despras est venu m'apprendre qu'il marioit sa fille, j'ai dit que je donnois deux cent écus en saveur de ce mariage; mais que si jamais il se découvroit quelque chose sur la naissance d'Henriette, je les exterminerois tous les uns après les autres; il m'a protesté que tout étoit parfaitement ignoré, & dans le plus profond secret, que sa petite fille, qui ne m'avoit pas vu depuis près de deux ans, ne me connoissoit pas, & ne se souvenoit pas de moi; que l'on s'étoit assuré de toutes les circonstances qui auroient pu donner le moindre soupçon, & en effet toute la famille de Germosan, tous ceux qui approuvent ou condamnent qu'ils aient pris cet enfant, ignorent entiérement qui elle est, je m'en suis bien convaincu, & je n'ai aucune inquiétude à ce sujet, Mlle. de Germosan s'est cependant bien apperçue de l'émotion & de la surprise que j'eus, lorsque je vis Henriette chez elle la première fois; elle en dit quelque chose en riant le lendemain chez Mme. Bonval, je répondis que je trouvois Mr. de Marville bien heureux d'avoir sa confiance & d'être si bien informé, de ce qu'elle faisoit avec tant de secret; elle reprit trèsvivement qu'elle aimoit beaucoup, Mr. de Marville, & qu'elle avoit pour lui, la plus grande estime; & elle s'en alla dans ce moment d'un air irrité. Je pense qu'elle crut appercevoir un peu de jalousie chez moi, elle en fut révoltée, je crois; j'en eus peur, mais je n'en fus pas fâché, je ne crains que son indifférence sur tout ce qui vient de moi: hélas! je n'étois pas jaloux, elle disoit qu'elle t'aimoit, elle prononçoit ce mot si librement, & avec tant d'assurance, qu'il n'y avoit rien à craindre, mais j'envie cependant cette amitié qu'elle te témoigne, pourquoi la mérites-tu? est-il sûr que tu n'en abuseras pas? n'es-tu pas un homme! elle sait tes sentimens pour elle, & elle se confie en toi, tu peux la voir sans peine, tu peux lui parler sans crainte; & moi qui cherches tout ce qui peut m'approcher d'elle, je tremble à chaque pas; je frémis que tout ne m'en éloigne, même les circonstances les plus heureuses, je n'ose en profiter; ma vie est une gêne continuelle, & cependant ce n'est pas ton sort que j'envie; dans ce moment, surtout, je jouis d'un peu de bonheur, cette fois-ici un malheur m'a été favorable: depuis mon retour, je suis plus content de Monsieur & de Madame de Germosan, ils me traitent avec plus de franchise, ils me témoignent plus d'amitié; j'ai été reçu chez eux sans froideur & sans trop de cérémonie: il est vrai que pour entretenir cette disposition, je fais tout ce qui me coûte le plus, j'affecte devant eux la plus grande indifférence pour leur fille; comme cette fausseté est dangereuse, je m'y expose le moins qu'il m'est possible: deux visites d'honnêteté est tout ce j'ai cru devoir faire depuis plusieurs jours, une seule fois j'ai pu dire à Mlle. de Germosan que je faisois des sacrifices qui me rendent malheureux, & qu'elle devoit me tenir compte de ce que je souffrois; la réponse étoit dans ses yeux mais je ne l'ai pas assez bien entendue: l'autre jour, chez Mme. d'Arsilli j'accompagnai de la basse un air qu'elle chantoit, elle étoit obligée d'être très-près de moi, je pus appercevoir seul que c'étoit sans répugnance; je ne jouai pas fort juste, l'on me reprit plusieurs fois, je fis manquer l'air, & on me dit que je ne savois plus la musique; en sortant ma main rencontra la sienne, & elle ne la retira pas bien brusquement; le lendemain je l'a vis un instant chez les Clissi, elle étoit d'une gaieté charmante, son esprit anima la conversation, mille traits lui échappèrent sans qu'elle eut la prétention d'en dire aucun, c'étoit le naturel & la simplicité des grâces, elle étoit adorable & jamais je ne l'avois vue si belle; j'espèrois pouvoir dire quel-que chose de ce que je pensois; il règne chez les Clissi une liberté, une absence de gêne & de cérémonie qui sont l'agrément de la société; c'est la familiarité décente de l'amitié & de la bonne compagnie: mais Mlle. de Germosan ne voulut pas s'y livrer, elle s'apperçut je crois de mon intention, & elle s'enfuit; je restai en proie à une ardeur dévorante. Rien ne peut exprimer ce que j'éprouve dans ces momens trompeurs d'espérance; je voudrois parler, je voudrois écrire, je donnerois ma vie pour dire un instant tout ce qu'elle inspire, j'épuise mon imagination pour en trouver les moyens, je me tourmente pour en faire naître l'occasion, j'épie les plus petites circonstances, mon attention est continuellement tendue à les saisir, & cependant, il faut dissimuler, se cacher, s'envelopper; je souffre, & tout le reste me paroît indifférent. Ma vie devenoit assez triste, je ne faisois plus rien, je ne pensois plus à rien, tu aurois eu pitié de moi. Mlle. de Germosan avoit refusé absolument d'être de cette partie projetée pour aller passer un jour dans un village, je n'avois rien fait pour la faire réussir; mais ceux avec qui elle avoit été proposée s'y sont obstinés, elle s'est faite hier; le village que j'avois indiqué n'étoit pas encore assez pauvre, j'ai eu de la peine à trouver un hameau qui ne laissât pas quelques consolations & quelques ressources contre la faim de gens délicats: par-tout dans notre pays on auroit trouvé d'assez bons alimens; il a fallu passer les limites, & aller bien loin; les chemins étoient mauvais, nous avons pris des relais, enfin, nous sommes parvenus auprès de quelques chaumières rassemblées dans un coin de la montagne, & où il n'habite que de pauvres journaliers; la course avoit été fatigante, on se reposa d'abord sous quelques arbres dans une espèce de verger, on invita les paysans à nous apporter ce qu'ils avoient de bon à manger, ils le firent avec empressement; quand on vit le pain & ce qui l'accompagnoit, on crut qu'en allant chercher dans les maisons même, on trouveroit de meilleurs mets, dans quelques-unes, les dames n'osèrent pas entrer à cause de la mal-propreté; dans les meilleures demeures on ne vit que les traces de la plus grande misère, des enfans presque nuds, des chambres basses à peine séparées des étables, & où tous les meubles & les ustenciles étoient rassemblés pêle-mêle, une odeur dégoûtante faisoit repousser ce qu'on nous offroit avec cordialité, la faim força bien d'essayer de manger quelque chose: Madame de Taninge & les autres femmes vouloient absolument ne pas paroître délicates, tu aurois ri en voyant les grimaces que cette hypocrisie occasionnoit: Mr. *** témoigna son grand courage en mangeant du pain, qui à la vérité étoit très-sec & très-noir, & un morceau de fromage blanc bien mauvais & bien puant; à la fin, il se mit en colère contre les paysans de ce qu'ils ne savoient pas se procurer de meilleure nourriture, c'étoit suivant lui bêtise & méchanceté, & ils méritoient d'être punis, l'eau étoit chaude, le vin étoit aigre; enfin, on pria la maîtresse de la chaumière qui avoit la meilleure apparence, d'aprêter ce qu'elle auroit de mangeable, & de nous donner les œufs qu'elle pouvoit avoir: nous allâmes attendre ce repas sous les arbres où nous nous étions arrêtés en arrivant; je proposai une lecture, & je lus le Mondain de Voltaire, & quelques articles des Dons de Comus, dont par méchanceté j'avois pris un volume; on commençe par rire du contraste, & on finit par disputer sérieusement sur les ragoûts dont je lisois les recettes: au milieu de la dispute, les bons paysans nous apportèrent la chère excellente qu'ils nous avoient préparée, les œufs n'étoient pas frais, le lard étoit rance, le légume nâgeoit dans une graisse dont l'odeur ôtoit l'envie de manger, on ne rioit plus, on pensa à s'en retourner au plus vîte, & on tâchoit de trouver des consolations dans un très-bon souper qui nous attendoit chez Mme. de Taninge; j'eus la satisfaction que notre visite, fort incommode pour les habitans de ce hameau, leur fut utile; le diné fut très-bien payé, & dans toutes les maisons on laissa quelques marques de charité. Le retour ne fut pas aussi gai que le voyage l'avoit été le matin: on emportoit des idées tristes & des estomacs très-mal satisfaits: nous approchions de la ville avec assez d'impatience; les cochers qui avoient autant d'envie que nous d'arriver faisoient claquer leurs fouets, & animoient leurs chevaux: à un quart de lieue de la ville, une voiture alloit devant nous, on veut qu'elle se range, les chevaux s'effrayent & s'emportent, je vois que ce carosse alloit être renversé dans le fossé, je le reconnus bien vîte pour être celui de Mr. de Germosan, je saute par la portière, je vole au devant des chevaux, & je les arrête en les saisissant par la bride, dans ce moment Mme. Bonval veut sortir de la voiture & tombe dans le chemin; Mlle. de Germosan descend après elle, nos voitures s'étoient arrêtées, & tout le monde vient au secours: Mme. Bonval s'étoit foulé le pied, il faut plusieurs personnes pour la relever & pour la remettre à sa place, je suis le premier à y travailler, Mlle. de Germosan veut aussi employer ses forces, & nos mains se serrent pour s'aider à porter sa tante. Mes yeux étoient fixés sur Mademoiselle de Germosan, mais elle n'étoit occupée que de l'accident, & Madame Bonval souffroit beaucoup: je ne voulus pas la quitter, je l'accompagnai jusques chez elle & je me mis dans leur voiture; il fallut bien plus de peine pour en descendre que l'on n'en avoit eu à l'y monter, les domestiques ne suffirent pas, & met mains trouvèrent encore celles de Mlle. de Germosan: je crois que je les serrai plus fort que la première fois; je cherchois toujours sa sensibilité & je ne trouvois que son attention pour sa tante: il fallut un chirurgien; pendant le pansement, je fus un moment seul avec Mlle. de Germosan, je crus avoir des droits sur ces mains dont j'avois partagé les peines, & il y avoit bien longtems que je n'avois eu aucune occasion de parler, j'en profitai dans ce moment; Mlle. de Germosan étoit émue & fatiguée de tout ce qui s'étoit passé; dans son abattement elle ne pouvoit m'imposer silence, elle eut la dureté de me dire, je suis bien malheureuse, vous êtes de tous les malheurs qui nous arrivent; je lui demandai avec ardeur si je les aggravois; dans cet instant elle fut rappelée auprès de sa tante, je ne pus voir la réponse dans ses yeux, ni l'entendre de sa bouche; mais ce silence étoit quelque chose: je passai ensuite aussi chez Mme. Bonval. Après des remerciemens sur ce que j'avois fait, elle dit à sa nièce, je vous charge, ma chère Laure, de ma reconnoissance pour Mr. de St. Ange; mon Dieu, Madame, lui dis je, ne chargez pas Mademoiselle de ce sentiment, elle n'y entend rien, elle le feroit haïr, elle est persuadée que l'ingratitude est une vertu; j'allois continuer, mais Mlle. de Germosan m'interrompit & changea de conversation. Il étoit tard, je fus au souper de Mme. de Taninge, il étoit à peu-près fini; on rit de mes soins empressés pour la tante Bonval, qui m'avoient fait oublier la faim que je devois avoir; les autres avoient appaisé la leur, & il fut décidé que les paysans étoient si bêtes, qu'ils ne méritoient pas d'avoir une meilleure nourriture que celle qu'ils avoient dans le village où nous avions été, & on assura que le travail leur donnoit toujours assez d'appetit pour trouver bon ce qu'ils mangeoient, que c'est la misère & la pauvreté qui forcent les paysans au travail & à l'industrie. Mr. *** dit, en se versant un coup de vin de Champagne, qu'il ne leur falloit point d'autre jouissance que le nécessaire, & on se mocqua de moi, & de tout ce que j'avois dit à cette occasion: j'étois distrait sur l'objet de la dispute, j'étois plus occupé de ce qui venoit de se passer, je ne pus joindre ma gaieté à celle des autres, un moment passé avec Mlle. de Germosan affoiblit tous les autres plaisirs. Cette bonne dame Bonval inspire une vraie confiance, je voudrois ne lui rien cacher de mes sentimens pour sa nièce, elle a de la bonté, de la douceur, & une certaine facilité sur les affaires de la vie, qui la rend aimable; elle est sans pruderie & sa décence n'a rien de farouche, elle n'annonce point par une sévérité mal placée & un scandale mal pris, que son imagination va aussi loin qu'elle peut aller; elle a aimé une fois, & l'on m'a dit qu'elle avoit connu tous les malheurs de l'amour, elle paroît les regretter; je présume qu'elle n'ira pas en femme méchante & jalouse traverser & condamner l'inclination de sa nièce qui l'aime, ni s'opposer durement aux sentimens que l'on aura pour elle; elle a de l'amitié pour moi, & elle ne me fera pas un crime d'aimer cette nièce, qui mérite si fort de l'être. Mme. Bonval est la confidente qu'il me faut, & je veux l'intéresser par tout ce qui en sera capable; je n'ai pu encore lui parler assez confidemment, j'avois cette intention en allant aujourd'hui chez elle, j'ai pris le moment où j'étois sûr d'y trouver Mlle. de Germosan: Mme. Bonval m'a reçu avec plus d'amitié que jamais, elle m'a dit qu'elle me devoit la vie, qu'elle s'en souviendroit dans toutes les occasions, & beaucoup d'autres choses flatteuses & amicales: nous commencions à parler de sa nièce lorsqu'elle est entrée, elle a paru avoir quelqu'embarras en me voyant, elle a été sérieuse, cérémonieuse, elle parloit fort peu, sa tante lui a dit qu'ele souffroit beaucoup moins, mais qu'elle seroit retenue plusieurs jours dans sa maison, & qu'elle l'invitoit à venir lui tenir compagnie: Mlle. de Germosan n'a pas paru y consentir, ensuite nous avons été obligés de passer tous les deux dans la chambre voisine, la porte est restée ouverte; Madame Bonval pouvoit nous entendre, mais j'ai si bien ménagé ma voix qu'elle n'a pu distinguer les paroles, d'ailleurs on faisoit du bruit autour d'elle: Mlle. de Germosan étoit un peu triste, je fus plus triste qu'elle, je me plaignis de ce qu'elle m'avoit dit la veille, je déplorai le malheur que j'avois, de voir tourner contre moi ce qui devoit naturellement me fournir les occasions de la voir, j'ajoutai avec l'accent du désespoir que sans doute j'allois être obligé de fuir la maison de sa tante parce qu'elle m'y verroit avec peine, que le tourment & la gène dans lesquels je vivois devenoient insupportables; que je voulois employer tous les moyens possibles pour en sortir, que je ne pouvois plus écouter aucune considération; je jouïs de son embarras, de sa rougeur, de ses craintes, du combat de sa fierté, & aussi d'un sentiment trop foible encore; elle dit par mots entrecoupés, qu'elle n'avoit aucun droit chez sa tante, & qu'elle n'en chasseroit personne: mon Dieu qu'elle est belle dans ces momens de douceur, elle occupe alors mon ame toute entière, & l'impression qu'elle y laisse est un seu ardent, il reste un besoin pressant de la voir encore & ce désir ne me quitte plus: nous repassâmes auprès de Mme. Bonval, il est venu du monde, & je n'ai pu lui parler: demain surement je serai encore plus heureux; Mlle. de Germosan ira beaucoup auprès de sa tante; elle ne l'abandonnera pas à la suite d'un accident aussi facheux, & dans l'état où elle est, il ne seroit pas honnête que je laissasse passer un jour sans aller chez elle, je dois répondre à l'amitié qu'elle me témoigne; Mlle. de Germosan prendra toujours plus de confiance, nous nous verrons avec plus de liberté sous les auspices de cette bonne & respectable parente, il y aura des momens délicieux: viens y aussi, mon cher ami, je t'y invite, ton amitié pour nous sera une jouïssance de plus. Cette bête d'Henri, qui vient ici exprès pour m'avertir que l'on va faire les foins, il demande des ordres, on commence demain, il croit que j'y serai surement parce j'aime tant cette récolte; non Henri, je n'y serai pas, je ne puis pas y être, tu feras comme tu voudras: je ne peux pas pour du malheureux foin quitter ici une pauvre femme qui s'est presque cassé la jambe, une femme respectable qui est mon amie -- non Henri, je ne la quitterai pas, il faut que j'y aille tous les jours: je jouïrai assez de la campagne cet automne; ma sœur veut absolument y aller avec ses enfans précisément pendant cette saison des foins, eh bien je l'accompagnerai un jour, je reviendrai le soir; les Germosan ne peuvent pas aller à leur campagne, je puis bien abandonner la mienne pendant ce tems là. Henri est un excellent domestique, je me confie en lui. On n'est point sans ressource à la ville, on y entend les nouvelles beaucoup plutôt, on lit les gazettes & les journaux à leur arrivée, il y toujours quelques livres nouveaux, quelques romans, on les parcourt le matin, le soir on va prendre le frais au bord du lac; on y rencontre toujours quelque compagnie de femmes qui s'y promène. Ma sœur a deux petits enfans qu'elle élève fort mal; je m'en occupe quelquefois, je lui donne mes avis: il se trouve que j'ai beaucoup à faire & que je n'ai pas du tems de reste. J'ai fait connoissance chez ma sœur avec une fort jolie femme, & c'est avec elle que nous allons promener le soir après souper: à la campagne je ne saurois que faire dans ces momens la. Mme. de Taninge va incessament à la terre, Mme. d'Arsilli ira bientôt à ***. quelques personnes vont aux eaux, la ville commence à se dépeupler, mais il y aura toujours assez de monde. Adieu, mon cher ami, il est en vérité deux heures après minuit, mais je ne regrette pas le sommeil quand je parle de Laure à mon ami. LETTRE LXII. Laure à Sophie. JE n'ose penser, ma chère amie, au temps qui s'est écoulé depuis que je vous ai écrit; je n'ose compter les jours, aujourd'hui j'ai reçu votre lettre, & la date m'a donné des remords & des regrets; mon amitié n'a rien à se reprocher, elle est toujours la même, mais je retombe dans cette inaction que je ne sais à quoi attribuer, & malgré moi la distance entre mes lettres devient toujours plus grande. Je ois en vérité que je vous crains; je ne puis plus écrire avec la même facilité; mon papier, ma plume me font peur, & je n'approche plus mon bureau qu'avec une certaine crainte; une des raisons c'est que je suis fâchée que vous jugiez si mal de ce qui doit arriver; ce que je vous dis vous fait porter de moi un jugement que je n'aime pas: je suis bien éloignée de souhaiter ce que vous prévoyez, & vos erreurs m'affligent; elles me font présumer que ce qui est n'est pas ce qui devroit être: en condamnant votre pénétration, je me sens humiliée: je n'ai jamais eu votre approbation, & dans vos idées je n'ai jamais pu la mériter; vous me rendez trop responsable des évènemens, & j'ai cessé de vous les dire: on est lié par une chaîne invisible, & souvent ce qu'on fait pour y résister la serre davantage: mais je compte avoir plus de succès dans le nouveau parti que j'ai pris, j'ai des forces que je veux employer: sans suivre vos idées, je vous ferai prendre une opinion plus juste de moi & de ce qui existe; je n'ai pas assez pensé à celle que vous pouvez avoir, je veux la rectifier entiérement, & vous prouver que l'on peut tout vaincre, & qu'avec une volonté bien décidée on peut maîtriser les évènemens de sa vie; je ne sais ce que je vous disois dans ma dernière lettre, je voudrois vous dire tout ce qui s'est passé depuis: je relis la vôtre, je vois que vous exigez que je vous le raconte, je me reproche de ne l'avoir pas fait, c'est une foiblesse que j'ai eue, & que je veux réparer: ma lettre sera un peu longue, vous aurez beaucoup à lire, vous prendrez le temps où Mr. Dubour est auprès de sa petite brune, j'espère que je vous distrairai un peu, je rendrai service à deux ou trois personnes, & alors je ne crains plus d'être trop longue & de vous envoyer un volume. Demain j'aurai le temps de le finir; mes parens vont à la campagne, je reste ici pour quelques arrangemens domestiques, dans les intervalles, je serai avec vous, les peines & les ennuis ne seront rien pour moi. Je vois, ma chère amie, que vous êtes toujours attachée à votre idée essentielle: votre cœur veut mon bonheur & votre esprit l'arrange, malheureusement les dispositions, les possibilités, les volontés ne s'y accordent point, vous ne voulez pas seulement me laisser jouïr en paix du plaisir que me cause ma petite fille, cependant il est bien complet, je vous assure: elle est au milieu de nous un objet intéressant qui nous amuse, qui nous occupe, j'en ai plus de liberté quand nous sommes ensemble, & plus de distraction quand je suis seule; ceux qui viennent nous voir sont obligés d'en parler, & ce n'est pas un petit avantage que d'être sûr du sujet de la conversation; déjà plusieurs fois elle m'a servi à détourner ceux qui me déplaisoient, je vous avouerai même que depuis que cet enfant est avec moi, j'ai encore moins de goût pour la société & pour le monde, j'aime toujours mes amies, mais je m'en passe mieux: cet intérêt que j'ai chez moi, affoiblit le plaisir que j'ai chez les autres, j'essuie quelques critiques, mais je n'en suis que plus attachée à ma petite fille. Mr. de Marville est le seul qui y prenne un intérêt dont je ne le croyois pas capable; il dit qu'il est bien aise de voir le plaisir que je prends à faire le bonheur de tous les momens d'un être sensible; il rit quelquefois des chagrins que j'ai à cette occasion, par exemple, lorsqu'il faut que je corrige, que j'ordonne des privations; il prévoit que je ferai de cet enfant un excellent sujet; il a bien du mérite ce pauvre Marville; il est intéressant par ses vertus & par ses sentimens, il est impossible de ne pas souhaiter son bonheur; on le voit fort peu, il est toujours occupé pour les autres & pour leurs intérêts. Mr. de St. Ange sait bien mieux se distraire, je l'ai rencontré à peu près partout où j'ai été: je n'avois pas voulu être de cette partie pour laquelle j'avois été sollicitée par Mme. de Taninge & par toutes mes connoissances, j'avois préféré une promenade avec ma tante, mais je ne croyois pas que nous deviendrions les victimes de ce que j'avois refusé; tout s'est si bien arrangé que j'ai vu le moment où il en coûteroit la vie à deux ou trois personnes; nous avons rencontré les voitures qui revenoient de cette partie, elles faisoient beaucoup de bruit, nos chevaux en ont été effrayés, ils se sont emportés, & je ne sais ce que nous serions devenues, si ce Mr. de St. Ange ne se fut jeté au-devant d'eux, & ne les eut retenus au péril de sa vie: dans son effroi, ma tante a voulu sauter hors du carosse, & elle s'est foulée le pied, l'accident est devenu pénible & facheux; on nous a donné quelques secours, tout le monde a continué la route, & nous sommes restées seules avec Mr. de St. Ange: il a eu beaucoup de peine avec ma tante, il nous a accompagnées jusques à sa maison; elle dit que nous lui devons la vie, il est vrai que son action étoit courageuse, & qu'il auroit pu être entraîné & écrasé par les chevaux, j'en ai eu une véritable émotion; cependant nous ne nous sommes occupés que de ma tante: heureusement la foulure au pied a été peu de chose; elle a été quelque tems sans marcher, j'ai été tous les jours auprès d'elle: Monsieur de Saint Ange lui a témoigné aussi beaucoup d'intérêt, elle a de l'amitié pour lui, & il est venu assez régulièrement chez elle, il a trouvé les occasions de me parler quelquefois; & j'avoue qu'il ne me cache pas ses sentimens. Je ne sais ce que vous en conclurez: j'aime mieux convenir que j'ai du plaisir à voir & à entendre Monsieur de Saint Ange, à être avec lui; sa conversation me plaît, son approbation me flatte, ses plaintes m'intéressent; sa raison & son esprit s'accordent avec ce que je pense, & cet accord je ne le trouve qu'avec lui; je n'ai pas vu qu'il y eut du danger à en jouir: au contraire, il me semble que mon caractère y gagne, j'en suis meilleure, plus disposée à souffrir, à supporter, & je voudrois avoir encore beaucoup plus à souffrir; je serois capable des plus grands sacrifices: quand je revenois de chez ma tante j'avois de la gaieté, j'allois au-devant des caresses de mon père & de ma mère, les marques de leur amitié m'étoient infiniment plus précieuses; Mr. de la Hausse me trouvoit bien plus aimable, toute la maison se ressentoit de la disposition de mon ame, elle n'étoit point animée par un sentiment violent; j'aurois voulu vous peindre celui que j'avois, j'aurois voulu vous demander s'il recéloit quelque poison; vous m'auriez expliqué ce que je ne comprenois pas, vous m'auriez aidée à sortir d'un labyrinthe où je me plaisois, & qui cependant devenoit pénible & cruel pour moi, par la crainte que me donnent vos idées. Je les crains encore, mais vous serez bien obligée d'y renoncer: rapprochez-vous un peu des miennes: je vous en conjure, & dites-moi quel est le pouvoir d'un sentiment que je veux détruire, puisqu'il a tant d'ennemis? mais je m'apperçois qu'il est bien tard; il sonne deux heures après minuit: ma petite Henriette dort tranquillement, je veux la voir dormir .... c'est le sommeil de la paix & de la tranquillité, & le mien. -- A demain, ma chère amie. Mes parens viennent de partir, j'ai donné des ordres pour ce qui doit se faire, je reviens à vous: -- je voyois donc quelquefois Mr. de St. Ange chez ma tante; un jour qu'elle alloit passer dans son sallon de compagnie, & que nous l'avions précédée de quelques momens, mon père est entré & nous a trouvé seuls, il fit beaucoup d'amitié à Mr. de St. Ange; ma tante nous joignit dans le même instant, & nous restâmes ensemble assez longtems; Mr. de St. Ange fit tout ce qu'il put pour plaire à mon père, & je vis toutes les ressources de son esprit pour parvenir à son but, mon père s'y prêta très-bien & ces momens furent très-agréables. Je sortis avec lui; il me dit que Mr. de St. Ange étoit très-aimable, je n'ajoutai rien & il répéta plusieurs fois, Mr. de St. Ange est bien aimable. Nous allâmes à une assemblée chez Mme. de Cléri, il y avoit beaucoup de monde, je me trouvai à la suite de plusieurs personnes qui entroient en même-tems que moi; le hasard me plaça derriere Mme. Durtan qui ne me voyoit pas, j'entendis qu'elle disoit à quelqu'un qui la précèdoit: oh je ne le vois plus, depuis que Mme. Bonval s'est cassé la jambe, il est toujours avec cette dlle. de Germosan; en disant cela, elle se retourne, & s'apperçoit que je suis très-près d'elle; jugeant bien que je l'ai entendue, elle me fait un grand compliment & elle me dit, je ne savois pas Mlle. que vous fussiez aussi près de moi: au reste, je n'ai pas voulu dire que vous donnassiez des rendez-vous à mon frère chez Mme. votre tante, je sais bien que vous n'en êtes pas capable, & si quelqu'un le disoit, je leur soutiendrois que c'est une méchanceté & une médisance, comme s'il n'étoit pas naturel que vous allassiez chez une bonne tante comme Mme. Bonval; Mme., lui dis-je, je ne demande point ce que je dois faire, je voudrois seulement ne pas entendre ce que l'on dit; elle s'apperçut que j'étois mécontente & elle crut m'avoir blessée: dans sa peine, elle me débita une quantité de choses insupportables; vous jugez sûrement, ma chère amie, du sentiment pénible qui me tourmentoit, il fut aggravé par la réflexion; je me disois -- parce que j'ai été chez ma tante, parce que Mr. de St. Ange s'y est trouvé, parce que je me suis acquittée d'un devoir indispensable, des êtres malfaisans s'en seront donc occupés, ils y auront répandu leur poison: les discours de Mme. Durtan furent pour moi un trait de lumière qui me rendit malheureuse, au milieu de l'assemblée où j'étois; je croyois voir tous les yeux attachés sur moi, je croyois être l'objet de tout ce qui se disoit, j'étois dans un vrai tourment; cependant il falloit le cacher & avoir même l'air gai & point occupé ni distrait, il m'étoit impossible de n'avoir pas l'oreille attentive à tout ce qui se disoit autour de moi, j'examinois tous ceux dont je craignois les intentions; j'en trouvois de mauvaises dans les discours les plus indifférens; cette assemblée ou j'avois compté m'amuser & trouver des amis, ne fut plus pour moi qu'une source de peine & de chagrins, un mot de cette femme cruelle avoit tout empoisonné, & me jeta dans une anxiété qui ne me quitta plus; pour la cacher, je m'éloignai autant que je pus des personnes que je connoissois, ils auroient pu s'appercevoir de ma peine, & se plaindre de mes distractions, j'avois plus de liberté avec les inconnus, ils exigeoient moins de moi. Je ne pus cependant éviter de jouer avec Mr. de la Hausse & Mr. du Terrier le fils: ils me demandèrent des nouvelles de ma tante, d'une manière qui me déplût; ils dirent des choses indifférentes pour eux, qui me firent rougir; jamais le tems ne me parut si long, & le peu d'heures que dura cette assemblée fut un siécle pour moi. Mr. de St. Ange n'y fut point, j'en étois bien aise, & cependant c'étoit aussi un sujet d'inquiétude, je craignois les questions & l'étonnement de ceux qui remarqueroient son absence: enfin, ma chère amie, je craignois tout; je languissois d'être chez moi, mais je n'y sus pas plus heureuse, tout ce qui s'étoit passé, tout ce que j'avois entendu, se présentoit à mon esprit, & me causoit une peine, comme si j'eusse commis une suite de mauvaises actions; cependant qu'ai je fait? de quoi suis-je coupable? ne puis-je donc suivre aucun de mes sentimens? ne puis-je pas seulement me livrer à l'amitié, à la confiance que m'inspire ma tante? une femme respectable qui mérite mon attachement; faut-il fuir tous ceux que je trouverai chez elle? il faut donc craindre tous les agrémens de la société & n'en connoître que l'ennui. Je me suis aussi rappelé l'air de mon père, lorsqu'il a trouvé Mr. de St. Ange chez ma tante; il n'y avoit chez lui ni étonnement, ni surprise, je ne démêlai point son sentiment & j'aurois voulu pouvoir le deviner; cette incertitude me donna une gêne avec lui, dont je ne pus m'affranchir dans le reste du jour: toutes ces inquiétudes ne m'ont point abandonnée pendant la nuit, le mot de rendez-vous prononcé avec la voix forte de Mme. Durtan étoit encore dans mes oreilles; lorsque je commençois à sommeiller, je me réveillois en sur-saut en criant, moi! donner un rendez-vous! & je réfléchissois qu'elle n'étoit peut-être pas la seule qui m'en accusât, c'est peut-être tout le public & le tourment étoit à son comble: ces idées me suivirent jusqu'au matin; pour me distraire, je m'occupai de ma petite Henriette; je ne sais comment dans ce que je lui fis lire, il se trouva le mot de rendez-vous, elle eut de la peine à le lire, ensuite elle m'en demanda l'explication; je crois que j'en eus de l'humeur, & l'enfant se mit à pleurer, il fallut faire une longue explication; il ne s'agissoit pas du mot de rendez-vous, raison, c'est la première fois que je trouvai la leçon pénible: j'allai joindre mes parens pour déjeûner avec eux, je trouvai ma mère qui grondoit sa femme de chambre, & qui lui disoit, qu'elle ne vouloit pas qu'il v eut des rendez-vous dans sa maison; je crus que ce mot me poursuivroit éternellement, & j'en eus les larmes aux yeux de détresse; je sentis battre mon cœur en embrassant mon père, il me fit cependant les mêmes caresses qu'à l'ordinaire, il eut toujours le même air, il fut impénétrable pour moi; je n'ai point l'art de lire sur les physionomies & de pénétrer les cœurs, & il me semble que l'on voit tout ce qu'il y a dans le mien: je retournai dans ma chambre sans être plus rassurée, un moment après je vis entrer mon père; comme ce n'est point son usage à ces heures, j'en eus de l'émotion; il me dit d'envoyer Henriette auprès de ma mère; quand nous fûmes seuls, & après m'avoir entretenue un moment de choses indifférentes pour me rassurer, il me dit en s'asseyant près de moi; je suis fort embarrassé ma chère fille, je voudrois vous parler, & je crains de vous dire ce que je pense; il y a des sujets si délicats qu'il est dangereux de les entamer, mais, mon enfant, tu sais ma tendresse pour toi, tu sais si je t'aime, tu ne te défieras pas de ton père: déjà j'avois le cœur serré, je voulus lui parler, lui baiser les mains, il m'arrêta en me disant -- je vous prie de m'écouter jusques à la fin, je n'ai pas besoin même que vous me répondiez, vous savez que toujours je me suis reposé sur vos sentimens, sur votre caractère; je n'ai point changé, & c'est bien moins un père qu'un ami qui vient vous entretenir de ce qui vous intéresse; vous vous êtes trompée si vous avez cru que le nombre des affaires qui m'occupent depuis quelque tems, ait pu me distraire de l'objet qui m'est le plus cher; je vous ai suivie, ma chère fille, dans le détail de toutes vos actions, rien ne m'a échappé; c'est vous dire, je crois, que je connois bien les sentimens de votre cœur, il me vit rougir: ne vous effrayez point, continua-t-il, quoique je vous parle de Mr. de St. Ange; j'ai vu tous les progrès qu'il a faits dans votre ame, il est très-aimable, il a fait tout ce qu'il falloit pour vous plaire, il étoit bien difficile que vous fussiez insensible; votre fierté, votre goût pour l'indépendance n'ont fait illusion qu'à vous seule, vous ne consultiez pas votre cœur & il vous a démentie; j'avoue que dans la situation où je suis, j'avois l'ambition de vous voir faire un mariage distingué: dans notre pays toutes les fortunes s'anéantissent, les richesses ne se conservent point dans les familles; il me sembloit que vous méritiez mieux qu'un gentilhomme pauvre, dont les vertus & les qualités de l'esprit ne mènent à rien, elles se perdent dans l'inaction & avec l'âge, & il ne reste que la perspective d'une postérité qui se replonge dans le néant & dans la pauvreté d'où elle est sortie un instant; je crois qu'une héritière comme toi auroit pu choisir par-tout un époux digne d'elle; je suis cependant bien éloigné de vouloir sacrifier ton bonheur à cette ambition: je t'ai dit une fois ce que je pensois de Mr. de St. Ange, je t'ai fait entrevoir mes idées sur ton sort, & j'ai laissé faire ton cœur: aujourd'hui je présume que je dois renoncer à mes projets & à ce qui étoit l'objet de mes desirs, je ne veux ni te prier, ni t'ordonner d'y concourir, je n'ai point d'autorité sur ma fille lorsque je veux qu'elle soit heureuse; mais c'est précisément par cette raison que je demande, si ton penchant pour Mr. de St. Ange n'est soumis à aucune considération, si l'amour-propre n'y influe point du tout, s'il ne dépend point des sentimens que Mr. de St. Ange a pour toi; enfin, si la certitude d'être aimée n'en est pas la base; je te l'avouerai, ma chère Laure, je crois que Mr. de St. Ange ne t'aime pas. -- Je me levai pour interrompre mon père, il m'arrêta en me faisant r'asseoir, & il continua sans vouloir m'écouter. -- Non, ma fille, il ne t'aime pas; il te trouve charmante, ta figure le séduit, ta fraîcheur, ta jeunesse l'enchante & l'anime, ton esprit lui plaît, il admire tes qualités & tes vertus, mais il ne t'aime pas; je te dis une chose incroyable sansdoute, je vais te donner de la défiance contre ton père, tu vas m'accuser d'une injuste prévention, & soupçonner que je cherche un pretexte pour combattre ton inclination & te ramener par force à ma volonté; tu voudrois me crier que je me trompe, qu'il n'est que trop sûr que Mr. de St. Ange a pour toi la passion la plus sincère, & la plus vraie: voyons, qu'a-t-il donc fait pour le prouver? Il vous a dit qu'il vous aimoit; croyez- vous que les hommes ayent tant de peine à le dire, qu'ils ne trompent jamais? il vous l'a écrit peut-être, il le signeroit de son sang, & le vent n'emportera pas son papier aussi-bien que ses paroles? il a cherché avec ardeur les occasions de vous voir, d'être avec vous, & savez-vous quelles espérances le conduisoient? à la premiere lueur son imagination lui aura-t-elle refusé quelque chose? Mr. de St. Ange a commencé par adorer les femmes comme des divinités parfaites, & il est venu à être persuadé qu'il peut en faire les victimes de sa légéreté & de son art de les séduire; il a été trompé dans ses sentimens, & dans l'opinion qu'il avoit prise, il s'en venge en les confondant toutes dans l'opinion que quelques-unes lui ont donné: vous n'êtes à les yeux qu'une femme qui, dans ce moment, méritez mieux qu'une autre ses attentions & ses préférences; si vous en êtes flattée, si vous y attachez un prix, il y mettra celui de tous les sacrifices que vous pouvez faire, il n'aura d'égard ni pour votre bonheur, ni pour le nôtre, & une fois vous direz comme moi, qu'il ne vous aime pas; s'il a pour vous les sentimens que vous devez souhaiter, s'il vous aime véritablement, il aura bien plus cherché à toucher votre cœur qu'à flatter votre amour-propre; il aura été aussi sensible à vos vertus qu'à vos agrémens; il aura exprimé ses sentimens bien plus avec la naiveté du cœur qu'avec la tournure de l'esprit, il aura cherché à vous voir bien plus au milieu de votre famille, qu'à vous surprendre seule, il n'aura point fait un secret de ses intentions; il les aura fait connoître malgré vous: enfin, vous serez l'objet unique de ses vœux; je ne sais, ma chère fille, si j'ai fait le portrait de Mr. de St. Ange; mais il me semble que depuis quelque tems il paroit avoir moins de plaisir d'être avec nous, il a l'air d'y éprouver de la gène & de l'embarras, & l'autre jour que l'on parloit de lui, on dit qu'il restoit à la ville parce qu'il s'étoit attaché à Mme. Bruant, qui est l'amie de Mme. Durtan, & chez qui elle va très fréquemment depuis quelque tems; tous les soirs ils vont se promener au bord du lac, & les têtes-à-têtes s'arrangent: je vous laisse juger de ce qui doit vous éclairer dans vos conjectures, mais je dois vous convaincre des faits que j'avance; je veux que ce soir nous allions ensemble nous promener, nous trouverons sûrement Mr. de St. Ange avec les femmes dont je vous parle, vous entendrez, vous verrez, vous jugerez par vous même de la vérité de ce qu'on vous a dit. Mme. Durtan a été quelques jours à la campagne de son frère, où il l'a laissée seule; à son retour les rendez-vous & les têtes-à-têtes auront recommencé, & dès ce soir vous en serez le témoin, je ne veux pas que vous me répondiez avant que d'avoir vu & réfléchi: pensez à ce que je viens de vous dire; je vous ai parlé suivant mon cœur, & suivant ce que je crois être la vérité; vous avez de la raison, vous devez connoître vos intérêts, aujourd'hui que vous êtes instruite, & quel que soit le prestige de votre cœur, il ne doit pas vous aveugler entièrement: hier chez Mme. Bonval vous me parûtes un peu embarrassée, le mystère doit être une peine pour vous, je ne veux pas que vous craignez votre père, & quelles que soient mes idées, vous êtes la maîtresse de votre conduite, je serai toujours animé du désir de vous voir heureuse, & je demande seulement que ni vous, ni moi ne soyons pas trompés sur cet objet: c'est dans ce sentiment que je ne vous ai point dit les propositions qui m'ont été faites sur vous par Mr. de la Hausse. Il m'a offert de vous donner la moitié de son bien si vous consentiez à être sa femme, Mr. Du Terrier a voulu aussi me parler encore de son fils, je n'étois porté à les écouter, ni par vos dispositions, ni par les miennes, & je n'ai pas pensé seulement à vous faire part de leurs demandes; les affaires de la vie sont telles que ce sont précisément celles que l'on désire le plus, qui sont les moins faciles à arranger: quoiqu'il en soit, ma chère fille, mon bonheur est attaché au vôtre; dans la fortune dont je jouïs aujourd'hui, j'ai cru pouvoir y comprendre un peu d'ambition: j'aurois souhaité que la vôtre répondît à la mienne, mais je ne devois pas m'en flatter; qu'il n'y ait au moins point d'erreur dans vos prétentions & dans vos espèrances; c'est à vous en assurer que nous travaillerons dès ce soir, & ensuite vous me direz le résultat de vos réflexions, ou plutôt j'en jugerai par votre conduite bien mieux que par vos discours, qui ne seroient peut-être pas parfaitement d'accord avec votre cœur. Votre mère ne fait ni notre conversation, ni rien de ce qui en est le sujet, elle a pour vous les mêmes sentimens que moi, il est inutile de l'informer de ce qui s'est passé; vous êtes bien sûre de nos cœurs, ma chère fille; vous pourriez en abuser qu'ils seroient encore à vous: je ne vous dis rien de plus, ce soir nous verrons. Alors, mon pêre se lève, il m'embrasse, il dit encore; pauvre Laure, je le savois bien que ces belles idées d'indifférence, de liberté, ne tiendroient pas longtems, & que l'âge & la sensibilité.... Il ne me donne pas le tems de parler, & il s'en va. -- Je ne puis vous dire, ma chère amie, toutes les pensées qui se présenterent à mon esprit dans ce moment; je ne voulois certainement pas défendre Mr. de St. Ange, je l'aurois plutôt abandonné mille fois, que de le mettre en opposition avec mon père, j'étois bien décidée à me faire une loi de ses intentions; il me paroissoit, cependant, que Mr. de St. Ange étoit traité avec dureté, on tiroit un parti rigoureux de toutes les apparences; on cherchoit à le rendre odieux sur de légères présomptions; mon père oublioit que lui-même l'avoit forcé à se conduire avec moins de franchise, & qu'après lui avoir témoigné de la confiance, & demandé des conseils, il avoit paru en être mécontent, & que peut-on conclure de mon embarras chez ma tante? est-il sûr que j'en aie eu même? on se trompe si souvent, & sur les apparences, & sur ce qui en est la cause; cependant, ce n'est point avec mon père que je discuterai toutes ces considérations, je les fais dans ce moment avec vous, parce qu'elles me paroissent fondées sur la justice: depuis le moment que j'eus quitté mon père, je ne pensai plus qu'au parti que j'avois pris, même en l'écoutant, de ne plus voir Mr. de St. Ange: il étoit trop aisé de n'avoir plus aucune relation avec lui pour ne pas les interrompre toutàfait, je n'ai pas besoin pour cela de Mme. Bruant; je sais que c'est une très-jolie, femme mariée à un homme âgé, elle n'est point de notre société, ses liaisons avec Mme. Durtan sont sûrement fondées sur la complaisance, & il est très-naturel qu'elle soit flattée d'en avoir avec son frère: j'avoue que je ne comprends pas que Mr. de St. Ange s'attache .... mais c'est de quoi je ne veux prendre aucun souci; je fis dire à ma tante que je n'irois pas ce jour-là chez elle, je ne revis mon père qu'un moment le soir, il étoit fort gai, il parla de la promenade qu'il vouloit faire avec moi après souper pour prendre le frais au bord du lac; en effet, nous y allâmes vers les onze heures, la nuit étoit fort noire, nous eûmes assez de peine à reconnoître les différentes compagnies qui se promenoient, nous commencions à croire que nous ne trouverions pas celle que nous cherchions, lorsque nous reconnûmes la voix glapissante de madame Durtan: mon père enfonça son chapeau sur ses yeux, il me fit mettre la coëffe de mon manteau par-dessus ma tête, & nous approchâmes autant qu'il nous fut possible; nous remarquâmes trois femmes & un homme, je fis observer à mon père que ce n'étoit pas un tête-à-tête; il faut bien, dit-il, quelqu'un pour tenir compagnie à Mme. Durtan; en effet, cette compagnie se sépara un peu, & alla s'asseoir; nous en fîmes autant sur un banc qui étoit derrière; nous prêtions une oreille fort attentive, nous n'avions entendu encore que quelques mots indifférens, lorsque Mr. de St. Ange élevant un peu plus la voix, dit: Je vous assûre que l'on fait beaucoup de tort à Mr. de Germosan, ce n'est point par une vanité condamnable qu'il veut s'enrichir, il voudroit que sa fille fut assez riche pour ne suivre que son inclination en se mariant, & s'il paroit dans ce moment aimer le luxe, c'est qu'il sait bien que sa fortune le comporte, peut-être se livre-t-il un peu trop aveuglément à Mr. de la Hausse; mais il le connoît, il ne se laissera pas emporter par une trop grande ambition; c'est la jalousie, c'est l'envie qui le condamnent; ils seront heureux, personne ne mérite plus de l'être que Mlle. de Germosan, il n'est point de femme plus aimable, plus intéressante, c'est une personne vraiment ,.... Mon père se leva avec un mouvement de colère, & m'empèchant d'entendre la suite: „cet indiscret, dit-il, de quoi se mêle-t-il? certainement ma fortune doit lui être indifférente„: nous nous en allâmes en doublant le pas, & sans rien dire de plus jusques à la maison: je fus très-affligée de ce que nous avions entendu, je vis que le discours de Mr. de St. Ange avoit fait une impression fâcheuse sur mon père, & dont il ne seroit pas facile de le faire revenir, je ne voulois pas seulement le tenter; le lendemain il eut l'air chagrin, nous ne le vîmes presque point, & il ne dit que quelques mots: il fut tout le jour très occupé. Je fis dire à ma tante, en faisant demander de ses nouvelles, que je ne la verrois point encore; elle en parut fâchée, & me répondit que cependant elle avoit compté sur moi, & qu'elle ne savoit pourquoi je l'abandonnois, que je ne pouvois en avoir aucune raison. Je cherchai plusieurs fois l'occasion de parler à mon père, je voulois le rassurer sur tout ce qui pouvoit lui donner de l'inquiétude; le soir j'entrai dans sa chambre, je l'embrassai avec tendresse, mais il ne voulut pas m'entendre sous prétexte de ses occupations: le lendemain matin, je reçus ce billet. „Mademoiselle,„ Seroit-il possible que je fusse la cause de ce que vous n'allez plus chez Mme. votre tante? serois-je assez malheureux pour avoir donné à Mr. votre père quelque présomption fâcheuse contre moi? son air amical & ses politesses m'avoient rassuré sur mes craintes, que pourrois-je faire pour détruire les siennes? Mademoiselle, laissez moi lui dire tout ce que je pense; Il décidera de ma vie, & la liberté sera rendue à tout le monde. Je commence par m'éloigner, afin que vous ayez toute la vôtre, & que Mme. Bonval ne soit pas privée du bonheur de vous voir; c'est avec un vrai désespoir que je me vois obligé de vous fuir, il me seroit impossible de le supporter longtems: dites-moi quelque chose là-dessus, Mademoiselle, je vous conjure, ou je regarderai votre silence comme une permission, ou plutôt comme un ordre de m'adresser à Mr. votre père; c'est le vœu de mon cœur, il me semble que vous n'avez aucune raison de vous y opposer, vous saurez bien disposer sa volonté suivant la vôtre; c'est donc mon sort que je vous remets: dans mon éloignement ce sera une consolation pour moi, d'aller porter mes regrets & mon malheur dans ce bois que vous aimez, au bord de ce ruisseau où je vous ai vue penser: je croirai vous y voir encore, & j'y répéterai ce que je jure ici, de vous adorer toujours. J'ai envoyé à la poste cette réponse. Monsieur, Il est vrai que j'ai été obligée de garder la maison pendant quelques jours, je vous prie de n'en point chercher une cause extraordinaire, il est très-naturel que je reste auprès de mes parens; rien ne pourra affoiblir le sentiment qui m'attache à eux tout les jours davantage, ce que vous pourriez leur dire, Monsieur, seroit bien inutile, il est plus aisé de renoncer à des idées qui ne sont fondées que sur l'imagination, & que toutes les circonstances doivent détruire, vous devez le comprendre aussi bien que moi; c'est ce que la raison me dicte & ce dont je vous prie d'être persuadé parce que je ne changerai pas là-dessus, Le jour suivant je fus le matin chez ma tante: après des reproches sur ce que j'avois été trois jours sans la voir, elle me parla de Mr. de St. Ange: nous nous en étions entretenues quelquefois, mais c'étoit d'une manière vague qui n'indiquoit point nos façons de penser, ce jour-là nous étions plus disposées à la confiance: Je crains, me dit ma tante, que tu ne sois pas revenue chez moi parce que ton père t'a trouvée ici avec Mr. de St. Ange, il aura vu qu'il t'aimoit. -- Non ma tante, ce n'est point ce qu'il a vu. -- Comment, continua-t-elle avec un air de joie, cela lui auroit échappé? rien cependant n'est plus visible. -- Et à quoi, je vous prie, peut-on s'en appercevoir à quoi? Mais, à tout; il n'y a pas un de ses regards, pas un de ses gestes, pas un de ses mouvemens qui ne le dise, qui ne fasse voir qu'il a pour toi la passion la plus violente; je crois que jamais femme n'a été aimée comme tu l'es par lui, & tu le sais bien mieux que moi. -- Je n'ai pas cherché à le voir aussi positivement que vous le dites, d'ailleurs vous savez combien on est sujet à se tromper là-dessus; plus on y est intéressée, plus l'erreur est facile, & vous-même, ma chère tante, vous devez vous défier de ce que vous croyez appercevoir. -- Me défier? moi, me défier? non, ma chère nièce, je ne me défierai pas de ce que je vois aussi clair que le jour; quand tu parois il a une émotion & une timidité charmante; quand tu n'y es pas, c'est une inquiétude & un ennui qui peignent son malheur, il semble qu'il ne vaut la peine ni de parler ni d'écouter personne; dès qu'il te voit la vie lui est rendue, ses yeux ne te quittent plus, il ne perd pas un mot de ce que tu dis, il dépend de l'air que tu as, de la mine que tu faisAh! méchante, tu le sais bien, & tu es bien aise de me l'entendre dire. Je vous proteste, ma tante, que je ne veux rien savoir, il y a des gens qui sont bien éloignés de penser comme vous; mais quoiqu'il en soit, il n'en arrivera jamais rien, c'est ce qui est bien décidé; dès que vous avez ces idées, d'autres peuvent les avoir & je ne veux pas y donner lieu: ie ne verrai plus Mr. de St. Ange. Oui, voilà ce que j'ai pensé, ton père avec sa fortune a pris de l'ambition, il veut un gendre qui flatte son amour-propre, & ces premiers sentimens de ton cœur seront perdus, les seuls moyens d'être heureux seront inutiles; c'est toujours ce qui arrive: hélas! qui le sait mieux que moi? une fois j'ai été aimée, une fois j'avois inspiré une vraie tendresse, & à force de précaution & de défiance le bonheur m'est échappé, je n'ai plus aimé personne comme la première fois, & les consolations que j'ai cherchées ne m'ont laissé que des regrets: je ne te dis rien, je ne te conseille rien, ma chère nièce, mais je te plains; il est cruel que ces premiers mouvemens de notre cœur, excités par la sympathie, dictés par la nature, ne soient jamais écoutés, qu'il faille presque toujours les repousser, les étouffer, & se soumettre à des circonstances qui ne font jamais le bonheur, & qui à peine étourdissent pendant quelques momens; j'avoue que Mr. de St. Ange me paroît un homme véritablement digne d'être aimé; il réunit tout, le caractère, l'esprit, les sentimens, la figure; tu lui as inspiré une passion, & vous serez malheureux tous les deux avec ce qui pourroit faire le plus grand de tous les bonheurs. -- Mais, ma chère tante, vous supposez bien des choses; cette passion dont vous parlez n'existe point; Mr. de St. Ange est attaché à Mme. Bruant. -- A Mme. Bruant? cela ne se peut pas, je la connois cette dame Bruant; elle ne se conduit pas trop bien, elle a un vieux mari & elle cherche des consolations: oui, elle ne seroit pas fâchée d'avoir Mr. de St. Ange, mais lui est incapable de l'aimer un instant; elle m'a des obligations cette femme, j'ai des droits sur elle; c'est une causeuse indiscrête qui ne sait rien cacher, elle se vantera même d'avoir Mr. de St. Ange pour son amant; je saurai tout ce qui se passe, je veux le savoir, même pour te prouver que je ne me trompe pas, & que j'ai un peu de pénétration sur ce qui regarde les hommes. Ma tante me témoigna encore un intérêt & une amitié vraiment consolante; elle a de l'esprit, de la raison, & son cœur est excellent: elle me donna plusieurs conseils, je ne les suivrai pas, jamais je n'irai contre les idées & les intentions de mon père, il m'a parlé avec confiance & avec tendresse, je n'en abuserai pas, il veut mon bonheur & je me reposerai sur ses intentions: d'ailleurs, des que Mr. de St. Ange a des liaisons avec Mme. Bruant, il n'a pas besoin d'en avoir d'autres, & les promenades nocturnes doivent lui tenir lieu de tout: je ne changerai rien au parti que j'ai pris de ne pas le revoir, je crois en avoir pris l'engagement avec mon père, sur-tout aujourd'hui, qu'il est surement mécontent de ce qu'il lui a entendu dire; Mr. de St. Ange a bien tort de parler de nos affaires avec des femmes comme celles-là, j'en suis très-choquée, j'ai toutes les raisons de croire que mon père ne se trompe pas, & dès que vous pensez aussi comme lui, je dois être convaincue; soyez donc tranquille, ma chère amie, je vous quitte là-dessus & je vous embrasse. LETTRE LXIII. De la même. MA chère amie, mes parens sont retournés à leur campagne, je suis encore seule aujourd'hui à la ville, & je serai avec vous autant que je le pourrai: ce que j'ai à vous dire ne laisse plus aucune doute sur ce que je vous marquois dans ma dernière lettre, & a bien affermi les dispositions où j'étois en vous écrivant; j'aurois dû vous le raconter plutôt, je ne sais pourquoi je ne l'ai pas fait; je devois me hâter de vous apprendre que vos conjectures sur les sentimens de Mr. de St. Ange devenoient tout-à-fait vraisemblables. Je ne sus pas m'en faire un plaisir dans le premier moment, & je me le reproche: il est vrai qu'alors j'aurois eu assez de peine à vous dire toutes les idées qui m'occupèrent, il y a des choses que l'on ne voudroit ni savoir, ni ignorer; on se défend de penser & les pensées viennent en foule, on craint, on désire, on se défie, & les événemens ne s'arrêtent pas. Je souhaitois que mon père me parlât encore, & je craignois de reprendre notre conversation; il a suivi le parti qu'il s'étoit proposé, il ne dit plus rien, & il se repose sur ma conduite: je n'en suis que plus obligée de suivre sa volonté, & ce qu'il attend de moi: j'espère qu'il sera content; écoutez-moi, ma chère amie.... Mme. de Taninge & Mme. Darsilli qui étoient encore à la ville, & qui n'y sont plus aujourd'hui étoient venues me voir un jour: elles parlèrent beaucoup de notre campagne, elles témoignèrent la plus grande envie d'y aller; je proposai de les y conduire le lendemain avec quelques personnes que nous inviterions pour y passer le jour, & nous nous en fîmes un très grand plaisir; en y allant nous essuyâmes une grosse pluie, il fit une de ces averses qui tombent dans cette saison, le tems se remit bientôt, il n'en fut que plus beau & plus frais; la campagne étoit de la plus grande beauté, la nôtre étoit charmante, on ne craignit point de se mouiller, on se promena beaucoup, je fis porter la collation dans le bois, & tout le monde fut assez gai. Je pensois que Mr. de St. Ange qui est quelquefois dans ce bois auroit bien pu y être ce jour-là; le soir on se promena encore, je ne sais par quel hasard je me trouvai seule, allant après les autres, je suivois lentement, & avec distraction; je mis le pied dans un petit tas de feuilles sêches que le vent venoit de rassembler, je sentis quelque chose de dur & de mobile qui faillit à me faire tomber, & j'apperçus au travers des feuilles une couleur rouge, c'étoit un porte feuille de maroquin anglois; je le ramassai, il en tomba un crayon & un papier sur lequel il y avoit un dessin commencé: c'étoient les premiers traits de la vue du ruisseau, & de quelques arbres qui sont auprès de l'endroit que j'aime; je jugeai que quelqu'un avoit été surpris par la pluie, & l'avoit oublié ou laissé tomber; je fus un moment embarrassée de ce que je devois en faire; j'étois seule, personne n'avoit vu ce que j'avois ramassé: qui sait, pensai-je, ce qu'il contient! n'est-il pas de la discrétion de le cacher aux yeux des autres? & je le mis dans ma poche. Dès ce moment il fut pour moi un sujet de peine & d'inquiétude; il me sembloit que je recelois ce qui ne m'appartenoit pas, & que j'étois responsable de tous les secrets que ce porte-feuille pouvoit contenir. Il y en a sans-doute des secrets, me disois- je? & alors il faut le rendre; il faut savoir à qui il appartient; je pourrois peut-être bien le présumer, mais cependant il convient d'en être parfaitement sûre; & comment m'en assurer sans savoir ce qu'il contient? j'y serai peut être intéressée, ou d'autres personnes. A qui oserai-je le confier? oserai-je même le rendre? & croira-t-on que je n'aie rien lu, rien vu? chaque pensée étoit pour moi un embarras de plus. Dès que je fus chez moi, je le sortis de ma poche; je le jetai sur une table; j'aurois voulu m'en défaire comme d'un poids incommode: des papiers étoient prêts d'en sortir; il est possible même qu'il y en ait d'égarés, & j'en serai responsable; j'étois inquiête & malheureuse vis-à-vis de ce porte-feuille: j'avoue aussi que j'avois de la curiosité. Qu'est-ce que c'est que ces papiers que je vois? ils pouroient m'apprendre bien des choses .... cependant je n'y toucherai pas; j'en suis bien éloignée, je ne veux rien savoir; que ferai-je donc? Dans mon indécision, je pris le parti de consulter ma tante: j'allai chez elle le lendemain, c'est-à-dire, hier matin; je lui portai ma trouvaille: je n'avois pas encore fini de lui raconter comment je l'avois faite, qu'elle tenoit déjà tous les papiers; elle les parcouroit, elle les lisoit, les uns en riant, les autres avec un air plus sérieux; je la regardois, & je m'affligeois de ce qu'elle faisoit: cependant j'avois aussi quelqu'envie de lire; je jetois les yeux sur ce que ma tante avoit déjà lu; elle trouva la découpure d'une tête de femme, nous en cherchâmes la ressemblance; ma tante assuroit que c'étoit mon profil, elle le comparoit: moi, je voulois y trouver les traits de Mme. Bruant. Les papiers étoient épars sur la table; plusieurs avoient l'air d'être d'ancienne date; insensiblement la lecture s'établit, & nous lûmes tout sans aucune discrétion. Il y avoit des vers, des lettres de femme, des lettres d'affaire. Je ne puis m'empêcher de vous transcrire quelque chose de cela; il faut que vous soyez de moitié de mon indiscrétion: je voudrois de même vous faire partager tous mes défauts, toutes mes fautes; & n'avez-vous pas aussi un peu de curiosité, ma chère amie? au moins, je le suppose; & alors comment voulez-vous que je vous cache quelque chose; & tout n'est-il pas caché quand il est entre vous & moi? PREMIER BILLET, Avec le timbre de la petite poste de Paris. "JE ne sais ce que vous aviez hier, Monsieur, vous étiez d'une distraction insupportable; vous n'avez cefsé de tourner la tête du côté de Mme. de Tain; eh bien, qu'est ce? elle est jeune; elle est blonde; elle a une fraîcheur de province & un embonpoint de bourgeoise; enfin, c'est une nouveauté qui arrive, & il n'en faut pas davantage pour vous distraire. Etes-vous déjà las d'être heureux? homme que vous êtes! vous ne sentez pas le prix d'un attachement véritable; je veux vous le faire connoître malgré vous; aujourd'hui, j'ai prêté ma petite loge aux françois; je serai seule chez moi jusqu'à neuf heures du soir; je vous parlerai de Mme. de Tain, ou je ne vous en parlerai pas, comme vous voudrez. Second Billet. JE ne suis pas encore contente de vous, Monsieur, & votre idée qu'il est plus doux & plus glorieux de ramener son amant, que de n'en être jamais en peine, est une subtilité qui ne me convient point. Je vous déclare que je ne veux pas d'un homme ramené; c'est une peine que je ne prétends pas me donner; & je ne trouve pas qu'un triomphe sur Mme. de Tain en vaille aucune: l'amourpropre & la petite gloire n'entrent point dans mes sentimens; je n'écoute que la sensibilité de mon ame, & elle auroit trop à souffrir de votre légèreté. Ainsi, mon cher St. Ange, renoncez à votre nouvelle connoissance & à vos nouvelles assiduités, ou vous n'aurez plus de droits sur mon cœur, qui vous aime encore. Je ne vous verrai aujourd'hui qu'a l'opéra; j'ai ma place dans la loge de Mme. de Durfé, où vous allez ordinairement; de-là j'irai faire des visites, & ensuite souper chez la marquise d'Ambour: je crois que vous me direz quel-que chose ce matin.“ Troisième Billet. „NE pouvez-vous pas, mon cher St. Ange, mettre un peu moins d'esprit dans ce que vous écrivez, un peu plus de simplicité dans ce que vous dites, une franchise entière dans ce que vous faites; vous me donnez trop de peine, & le plus souvent je ne vous comprends pas: ce sont les mouvemens naturels de votre cœur que j'attends, & je voudrois qu'il ne fallut pas de la pénétration pour les deviner. Venez-donc m'expliquer tout ce que je n'ai pas compris: je veux que vous m'accompagniez ce matin chez le peintre où je vais faire ma dernière séance: si le portrait n'a pas l'air riant, ce sera votre faute. Nous irons ensuite dans la rue St. Honoré, où j'ai une emplette à faire, & delà au palais royal où nous nous promènerons jusques à l'heure que je vous ramènerai pour dîner chez moi ensuite, pendant que je ferai ma toilette, vous me lirez ce proverbe que vous avez fait, & que vous auriez dû lire à moi la première: il me semble que j'ai autant de droit sur votre esprit que sur votre cœur: après cela nous irons aux Italiens, dans la petite loge que j'ai aujourd'hui; nous trouverons une compagnie qui soupe chez moi, & qui y vient d'abord après le spectacle. J'espère que dans tout cela il n'y aura point de sacrifice pour vous; si je m'en appercevois, il ne seroit pas recompensé: je ne veux point de réponse, c'est vous que je veux. Quatrième Billet. "TU es un homme singulier, mon cher St. Ange; tu t'en vas au moment où nous allons nous mettre à table; on ne peut donc pas se lier avec toi, & le plaisir est sans attrait pour ton ame. Tu as beaucoup perdu en nous quittant: la Dupare & la Ledoux furent d'une gaieté charmante; la Fleuri nous chanta des chansons bien folles & bien plaisantes; j'en ris encore quand j'y pense. Fais-moi le plaisir, mon cher ami, de me prêter 20 louis ce matin, remets-les à mon domestique, ce sera 50 que je te devrai. Tu sais que bien-tôt j'aurai à ma disposition une assez grosse somme d'argent; ainsi j'espère que je ne fais pas une bien grande indiscrétion en empruntant de toi ce que je te demande. Je ne sais pas comment tu fais; tu n'es pas riche, tu es à Paris, & tu as toujours de l'argent & du crédit. Nous allons nous promener & souper à Sceaux avec des femmes charmantes & honnêtes: quoique tu ne les connoisses pas, tu pourrois en être si tu voulois; réponds-moi un mot là-dessus, & reçois d'avance mes remerciemens pour l'argent que tu m'enverras, &c. &c... Cinquième Billet. Monsieur, j'ai parlé encore hier à notre amie de cette retraite que vous sollicitez pour cet ancien officier: elle est sûre de l'obtenir, parce qu'elle va promener demain au bois de Boulogne avec une personne qui assistera au travail. Continuez encore vos assiduités; il ne faut pas que la retraite que vous demandez fasse craindre la vôtre; votre mémoire est très-bien fait; la solliciteuse est très-bien disposée; l'affaire ne peut manquer de réussir; c'est vous qui aurez tout fait. Vous aurez le plaisir d'avoir rendu service à votre ami, & d'avoir fait une bonne amie: il faudra peut-être ajouter quelqu'argent; on assure que c'est ce qui dédommage cette personne, d'être à celui de qui elle obtiendra ce que vous sollicitez. Cependant tâchons encore de ne rien débourser; nous en parlerons plus au long, &c. &c. Sur un morceau de papier déchiré, écrit au crayon, avec des ratures. AIR de la Romance de Léandre & de Hére. Je veux aimer sans rien prétendre, A ce tourment souscrit mon cœur; Je veux la voir, je veux l'entendre, Et fixer là tout mon bonheur. L'aimer, hélas! est un délire, Elle chérit sa liberté; Elle sait peu ce qu'elle inspire, Et ne sait rien de sa beauté. C'est bien en vain que l'on s'arrange A conserver son cœur en paix: Laure paroit, l'amour se .... Il ne faut point braver ses... A Mr. *** H..... de D..... & de H.....; réponse à des vers sur le jour de Ste. R.*** Tout vous est bon pour aller à la gloire Crayon divin pour écrire l'histoire, Esprit profond pour parler au Conseil. Vers enchanteurs que Lise à son reveil Lit en riant, en admirant la muse Qui, tour à tour, éclaire, enchante, amuse. Chantez les saints pour les désennuyer; Le Paradis est de vous écouter; Sainte du jour y va perdre ses fêtes; Car il n'est plus de saintes où vous êtes. A Mr. de S... Réponse à des couplets sur les jours de la semaine; sur l'ai des simples jeux de son enfance. Il est bien peu dans la semaine De jours passés heureusement; Fort peu d'amour, beaucoup de peine, Et l'on remplit fort mal son tems. Il est des jours que l'on regrette, Il est des jours que l'on attend; Mais il n'est point de jour de féte Que ceux passés avec S***. C'est tous les jours chanson nouvelle, Autour de lui plaisirs nouveaux, Pour lui Phébus toujours fidèle Ne fit jamais jour du repos. Sa muse, ici, simple & naïve, Vient nous chanter l'égalité, Le traitre alors, en Roi, captive Les cœurs, l'esprit & la beauté. De le chanter l'envie extrême, Nous fit rimer la vérité; Mais il faudroit son esprit même, Pour que très-bien il fut chanté. Ah! ce n'est point en Helvétie Qu'on voit briller le bel esprit; Nos cœurs sont vrais, sans poésie, On dit qu'on aime, & tout est dit Autre billet. Savez-vous, mon cher St. Ange, que je suis très en peine de vous: depuis votre accident vous êtes tout-à-fait changé; je crains que votre tête ne s'en ressente un peu: vous n'avez plus cette gaieté douce & suivie qui rendoit votre société si agréable, & cette amitié tendre qui faisoit, comme vous le disiez, le charme de votre vie, vous ne savez plus en jouir; deux fois je vous ai vu bailler au coin de mon feu; vous êtes distrait, sérieux; vous avez l'air quelquefois de penser profondément, ce qui ne vous arrivoit jamais, & d'autres fois vous êtes d'une gaieté folle. Qu'est ce qu'il s'est donc passé? Dites-le moi bien naturellement: vous savez que j'ai des droits sur votre confiance; je veux vous prouver que la tendresse peut souffrir sans faire tort à l'amitié; c'est de celle-ci dont je serai jalouse. Eh bien, voyons, seroit-ce Mlle. de Mirfor; je ne saurois le croire, vous avez trop de goût. Pour Mlle. de Germosan, cela ne se peut pas non plus; il faudroit trop de peine: cependant elles vous ont témoigné tant de sensibilité, tant de compassion; elles ont eu des soins; votre cher amour-propre aura été flatté; votre imagination aura trotté; qui sait tout ce qui sera passé par cette tête cassée. Mon cher ami, n'allez pas vous livrer aux illusions; comptez mieux vos momens, & ne les exposez pas. Vous ne voulez pas vous marier; vous êtes trop effrayé des chaînes éternelles, & il suffiroit qu'une femme fût à vous, pour qu'elle vous fit mourir d'ennui. Venez souper ce soir chez moi; nous causerons lorsque tout le monde sera retiré; je vous attends, mon mari se plaint aussi que l'on ne vous voit plus. Autre billet. Monsieur, ce que vous avez fait auprès de mon mari a très-bien réussi; il s'est rendu à vos raisons & à vos sollicitations; enfin il a consenti à m'assurer un sort honnête, & je dois vous en remercier. Vous avez fait ce que Mr. Durtan, qui est l'ami de mon mari, n'osoit faire, de crainte de s'exposer. Je suis bien sensible à l'intérêt que vous avez mis à cette affaire-là. Depuis qu'elle est à-peu-près finie, vous ne venez plus nous voir; Mr. Bruant étant plus malade qu'il n'étoit, je ne puis aller aussi souvent que je le voudrois chez Mme. votre sœur, quoiqu'elle m'en prie beaucoup. Si vous craignez l'ennui que mon mari pourroit vous donner, je vous dirai que je suis souvent seule; & j'aurois encore à vous parler de beaucoup de choses: votre très-humble servante. Bruant. Pour des Bustes faits par Mr. Vernet le jeune. Pour le Buste du Prince Henri de Prusse. Il sut être un grand homme à côté d'un grand Roi; A la guerre un héros: la bonté fut sa loi; L'humanité, la gloire, ont formé sa couronne; Son empire est bien grand, la vertu le lui donne. Pour Mr. Philosophe immortel, toujours sage & prudent; Le feu de son génie éclaire sa pensée; La nature surprise en sa marche cachée, Pour briller à nos yeux, l'a pris pour confident. Pour Mr. *** Ministre des autels, il en est le soutien, La Religion en fit le modèle des sages, La vérité partout brille dans ses ouvrages: Incrédule, lisez, & vous serez chrétien. A Mr. à.... ans. Il chérit les beaux arts, il servit sa patrie; Heureux par la sagesse, il en est le portrait: Des lauriers des neufs sœurs, il embellit sa vie; Ses ans, par ses vertus, sont pour tous un bienfait A Mr. En faisant des heureux il mérita de l'être, Il n'eut que des amis, & n'eut point d'envieux: Par son cœur il fit voir à qui put le connoître Qu'une fois, en son choix, la fortune eut des yeux. Ma chère amie, je vous fais grâce des lettres d'affaires, & de beaucoup d'autres que nous avons laissées sans y faire attention. A chaque lecture, nous nous faisions des reproches sur notre indiscrétion, & nous lisions encore. Nous n'avons point été d'accord dans nos réflexions. Ma tant voyoit partout Monsieur de St. Ange comme un homme intéressant, qui, ne trouvant point auprès des femmes le sentiment qui rend heureux, ne s'y attachoit pas, & qui employoit son esprit à rendre hommage & justice aux hommes qui le méritoient: il me paroissoit à moi que Mr. de St. Ange, avec beaucoup d'égoïsme & de légèreté, tiroit parti de ses avantages & de la foiblesse de quelques femmes, & qu'il cherchoit tout simplement les occasions de faire briller son esprit, en parlant de ceux qui ont du génie. Toutes ces lectures firent une impression sur moi qui asfoiblit mon sentiment. Cet homme, occupé de tant d'intérêts divers, diminuoit celui que je pouvois avoir. Nous disputâmes assez long-tems; mais il falloit prendre un parti avec Mr. de St. Ange & avec son portefeuille. Je dis à ma tante les idées de mon père, & ce qui s'étoit passé entre lui & moi: c'étoit particulièrement d'après ses insinuations que je voulois me conduire: elle trouvoit divers expédiens; tous tendoient au but qu'elle se proposoit de rapprocher Mr. de St. Ange, & de le faire décider. Bien éloignée de cette intention, je voulois le laisser entièrement à la multitude des femmes & des affaires qui l'occupoit, & ne plus en entendre parler. Elle s'y opposa long-tems: plus elle m'assuroit que j'agissois contre mon sentiment, plus je m'affermissois dans le parti que j'avois pris. Quand elle vit que ma volonté étoit décidée, elle me proposa de voir encore une fois Mr. de St. Ange, de lui rendre moi-même le porte-feuille que j'avois trouvé; de lui avouer que ne sachant à qui il appartenoit, j'avois lu tous les papiers qui y étoient renfermés; mais que je promettois un profond secret; elle ajouta qu'alors j'aurois une occasion de dire ma volonté & la vérité de ce que je pense. Ma tante me parloit avec un ton de défiance qui faisoit voir qu'elle doutoit que je fusse sincère dans ce moment, & qu'elle ne croyoit pas que j'eusse la force de parler avec fermeté à Mr. de St. Ange, & de le renvoyer pour toujours. Il ne me paroissoit pas cependant que cela fût fort difficile. Pourquoi ne parlerois-je pas à Mr. de St. Ange? Pourquoi ne lui dirois-je pas que je le prie de renoncer pour toujours à ce qu'il m'a témoigné jusqu'à ce moment? Pourquoi ne lui articuleroisje pas que je ne veux plus rien entendre, rien recevoir? que même je ne le verrai plus; que la nature de mes dispositions & des circonstances exige que nous restions séparés, éloignés, & sans autre relation que celle de la société la plus indifférente. C'est ce que je veux, c'est ce qui convient, c'est ce qui conviendra à tout le monde; c'est ce qui me rendra le calme & la tranquillité. Je le dois à mon père, & j'aurai la douceur de le voir content: raison ou intérêt, tout m'invite à prendre ce parti-là. Les réflexions que je fais encore en vous écrivant m'y décident absolument, & je le suivrai sans retour. J'en assurai ma tante bien positivement. Je lui dis que je préférois d'écrire à Mr. de St. Ange, en lui renvoyant son porte-feuille; que je lui articulerois bien mieux ma volonté. Elle m'objecta, ou que je ne saurois pas la réception & l'effet de ma lettre, ou que je recevrois une réponse, ce qui occasionneroit une correspondance. Elle trouvoit qu'une entrevue seroit plus efficace, & rempliroit beaucoup mieux mon but, parce qu'après avoir moi-même exprimé ce que je voulois, il n'y auroit plus ni raison, ni moyen d'en revenir, & que tout finiroit là. Elle ajouta que d'ailleurs la discrétion demandoit que je remisse moi-même le porte-feuille. Mais, ma chère nièce, continua-t-elle, tu n'auras jamais le courage de parler & d'écouter Mr. de St. Ange; ta timidité, & peut-être ton cœur s'y opposeront; tu ne soutiendras pas les expressions de ses regrets, de son désespoir: tu l'aimes plus que tu ne penses, & tu craindrois de prendre un parti aussi décisif. Je l'assurai que je n'avois aucune crainte; qu'il convenoit trop à ma tranquilité & à tous mes sentimens de ne plus revoir Mr. de St. Ange, & de faire finir ses poursuites, pour ne pas le souhaiter vivement; & j'ajoutai, avec fermeté, que si elle croyoit qu'une entrevue fût un moyen sûr d'y parvenir, j'y consentois, quoique j'y eusse beaucoup de répugnance; que j'aurois preféré de tout dire à mon père, & de me conduire entièrement suivant sa volonté. Mme. Bonval me représenta que ce seroit jeter mon père dans l'embarras; que j'aurois l'air de vouloir lui sacrifier l'inclination que j'avois pour Mr. de St. Ange; que d'ailleurs ce seroit une indiscrétion que de lui confier le porte-feuille; qu'après que je l'aurois rendu, je pourrois recourir à lui, si de nouvelles circonstances l'exigeoient; & qu'il seroit mieux de tout finir par moi-même, ou au moins de le tenter. Nous débattîmes encore long-tems toutes les raisons & tous les moyens de rendre ce malheureux porte-feuille, & de faire entendre à Mr. de St. Ange le parti que j'avois pris. Nous eûmes bien de la peine à prendre une résolution; ma tante insistoit pour que je visse & que je parlasse encore une fois à Mr. de St. Ange: la difficulté étoit d'en trouver & d'en arranger le moment: il fut question d'en parler à Mr. de Marville, comme étant l'ami intime de Mr. de St. Ange. Cette idée ne me déplaisoit pas, parce que dans l'opinion qu'il avoit de Mr. de St. Ange, & peut-être de moi, j'étois bien aise qu'il connût ma façon de penser. Enfin, la matinée s'écoula, & nous ne décidâmes rien. Je laissai à ma tante le porte feuille; elle me dit qu'elle verroit Mr. de Marville, qu'elle le sonderoit; que, suivant ce qu'elle jugeroit de ses dispositions & de ses idées, elle lui parleroit plus ou moins confidemment. Je revins chez moi avec un peu plus d'embarras & d'inquiétude que je n'en avois en allant chez Mme. Bonval: ce porte-feuille est un incident malheureux qui augmente encore ma peine. Je me suis reprochée mon indiscrétion de l'avoir porté chez ma tante, & d'avoir consenti à en lire les papiers. J'aurois dû attendre que Mr. de St-Ange l'eût réclamé: il eût été aisé de le faire rendre par quelque domestique; & aujourd'hui, s'il le redemande, il faudra avouer une indiscrétion: il la jugera beaucoup plus considérable, s'il découvre qu'il est dans les mains de ma tante, il croira qu'il a passé dans celles de toute la famille; il aura des raisons de se plaindre, & il nous traitera de femmes indiscrêtes. Je languis que ce porte-feuille lui soit rendu: il est vrai quesi je le lui rends moi-même, je pourrai me justifier & le rassurer sur ses craintes. Mais comment le voir pour lui parler en liberté. Faudra t-il un rendez-vous? faudra-t-il le faire venir de sa campagne? Je ne sais point comment ma tante arrangera cet événement important & décisif; & il l'est dans ce moment pour mon repos, car je ne cesse d'y penser. Quand il sera passé, je serai tranquille; ma vie reprendra son train naturel, & je serai long-temps sans revoir Mr. de St. Ange, au moins le reste de la saison & même de l'année. Je m'entendrai avec mon père là-dessus; je m'enfermerai plutôt, si je ne pouvois pas y réussir autrement. Je veux absolument me retrouver dans la situation & à la place où j'étois avant que de quitter la campagne, Je me rappelle ce moment, & il me donne les plus grands regrets: j'étois heureuse; j'avois bien raison de craindre mon séjour à la ville: nous ne pouvons donc pas répondre un seul instant de notre repos; & quelles que soient nos résolutions, il est attaché à je ne sais quels objets; ce sont des circonstances qui nous sont étrangères, qui en décident; mais enfin j'y reviendrai; les idées & les intentions de mon père, dans sa nouvelle fortune, ne seront pas un obstacle à mon dessein: je saurai me concentrer dans mes occupations, & dans celles que me donne ma petite Henriette; c'est une aimable enfant; elle a beaucoup d'intelligence, & elle commence à m'être très-utile: elle porte mes ordres; elle me rend de petits services; sans elle je n'aurois pas pu vous écrire aujourd'hui le volume que je vous envoie. On m'annonce Mr. de la Hausse; je fais dire que mon père n'est pas chez lui; qu'il ne reviendra que ce soir, & que je suis seule; -- il insiste; il demande à me voir; il m'incommode beaucoup; la maison est en désordre, cependant il faut bien le recevoir; c'est pour cela que je vous quitte.... Autre désagrément, ma chère amie; Mr. de la Hausse m'a dit, d'un ton vraiment affectueux & galant, qu'il cherchoit depuis long-temps à m'entretenir seule; que j'avois toujours ri de ce qu'il m'avoit dit; mais qu'une fois il vouloit me parler sérieusement: ensuite il a été question de sa maison, de sa fortune; après cela de lui-même, de son caractère, de sa personne: il m'est échappé des éclats de rire, des plaisanteries, & plus souvent des marques d'ennui. Enfin, il s'est levé, il s'est approché; j'ai cru qu'il alloit se jeter à genoux; il tenoit son chapeau d'une main, sa canne de l'autre; il a ouvert les bras, & il a dit d'un air attendri, & en faisant une exclamation: Eh bien, Mademoiselle, tout cela est à vous, si vous voulez; je vous l'offre avec mon cœur, qui est à vous depuis long-temps. Je me suis levée aussi, & je lui ai dit d'un air sérieux & fâché: Monsieur, tout cela est si beau, si bien arrangé, qu'il faut le laisser comme il est; j'aimerois mieux mourir mille fois que d'y toucher: j'ai ajouté que tout ce qu'il m'avoit dit jusqu'à présent m'avoit ennuyée, & que je le priois de ne plus m'y exposer. Il a voulu continuer en me parlant de la fortune de mon père, qui n'étoit peut-être pas si sûre que je croyois. Je l'ai pris par la main, je l'ai conduit auprès de la porte; je lui ai dit que c'étoit une raison de plus pour qu'il conservât la sienne pour lui seul, & que je voulois lui témoigner ma reconnoissance en n'acceptant pas les offres qu'il me faisoit; que sûrement je le ferois mourir de chagrin & de regrets, & que je le priois de ne pas me faire mourir d'ennui. La porte s'est trouvée ouverte; nous nous sommes séparés très-honnêtement; il a un peu secoué la tête; je ne sais ce qu'il a murmuré, que je saurois peut être une fois ce que je refusois. J'ai fermé la porte avec plaisir, & je suis venue vous conter cette belle visite. Ne suis-je pas malheureuse, ma chère amie, d'être exposée à ces folies? Mr. de la Hausse me feroit prendre la fortune en haine: son avidité, ses calculs continuels, ses petites jouissances d'ostentation, sa manière d'être, si mefurée, si composée; son amour propre si personnel inspirent le dégoût: j'espère que bientôt mon père n'aura plus rien à faire avec lui, & que nous ne le verrons plus. Je suis étonnée de n'avoir rien reçu encore de ma tante: peut-elle me laisser aussi long-temps dans le trouble, dans l'indécision où je suis; je croyois qu'elle me feroit dire quelque chose le lendemain; elle sait bien que je ne suis pas sans inquiétude. Je n'en aurois point si je ne craignois pas que l'on fit des perquisitions sur le porte feuille: si l'on apprenoit dans le public qu'il est entre mes mains, on en parleroit, on en tireroit des conjectures, & j'aurois encore des désagrémens. Je ne demanderai cependant rien à ma tante; elle fera ce qu'elle voudra, & je resterai en proie à ma peine & à mon tourment. Mes parens, ma chère, sont revenus de leur campagne; ils en sont très contens; il est bien décidé que nous y serons établis avant quinze jours. Mon père a reçu des lettres qui lui apprennent que les portraits ont été remis à M. Oldcomb: Mr. Alwell lui avoit bien fait parvenir une relation de ce qu'il avoit fait, mais il n'y a point eu de réponse, & il ne sait rien de plus, c'est-à-dire, que notre cher parent est extrêmement bizarre dans sa manière. -- Ma tante me fait dire qu'elle se porte fort bien, que son pied est guéri, qu'elle peut marcher, -- mais rien de plus. -- Vous voyez mon impatience & mon inquiétude: je doit craindre de vous la communiquer. Adieu, ma chère amie; ne comptez pas être long-temps sans recevoir de mes lettres; je ne veux plus avoir autant à écrire. LETTRE LXIV. De la même. Comprenez-vous quelque chose à ma tante, ma chère amie; voilà, je ne sais combien de jours écoulés depuis qu'elle a le portefeuille, & elle ne me sait rien dire encore; je ne lui fais rien demander non plus: je me confie en elle, & je ne suis pas empressée de cette entrevue qu'elle a projetée; je n'entends rien non plus de Mr. de St. Ange: il est possible que tout finisse naturellement; je ne le reverrai plus; je suirai toutes les occasions de le voir: ma tante renverra le portefeuille, & il n'y aura plus rien entre nous. Que je serois contente si tout s'arrangeoit ainsi! Cependant Mr. de St. Ange peut faire des recherches; il sait bien où il a perdu ce que j'ai trouvé: s'il vient s'en informer auprès de nous, il faudra lui dire tout ce qui s'est passé; j'aurai beaucoup de torts; il peut en résulter des longueurs, des explications, des choses désagréables: j'ai tout à craindre, & tout le jour j'en ai eu une véritable inquiétude, & elle a été augmentée par l'air sérieux de mon père; nous ne l'avons presque point vu aujourd'hui; il a reçu des lettres de la poste, & des papiers de Mr. de la Hausse, qui l'ont occupé dès le matin: il n'a point déjeûné avec nous; j'ai voulu le voir chez lui, il m'a renvoyée, il a demandé qu'on le laissât tranquille. Est-ce qu'il sauroit quelque chose de Mr. de St. Ange? auroit-il fait quelque démarche auprès de mon père, qui seroit peut-être embarrassé de lui répondre? Je voudrois que mon père me permît de le rassurer; ce soir, il a fait des efforts pour paroître calme; il étoit distrait; il n'a dit que quelques paroles, & n'a pris aucune part à la conversation. Nous avons été en peine de sa santé; j'aurois voulu lui parler, j'ai respecté son silence & ses occupations: deux fois je l'ai embrassé avec tendresse en le quittant, il n'y a pas pris garde; notre soirée a été fort triste. Je me suis retirée chez moi avec du chagrin; je viens chercher ma consolation ordinaire auprès de vous. Quand je vous ai dit mes tourmens, il me semble que je suis un peu soulagée. Dites-moi, je vous prie, ce qui affecte mon père; ne croyez-vous pas qu'il s'est passé quelque chose entre lui, ma tante & Mr. de St. Ange? ma tante, avec ses idées, l'aura inquietté, elle aura combattu les siennes: qui sait ce qu'elle aura voulu arranger? Mon père va me haïr; il croira que je veux résister à ses intentions, il me regardera comme une fille rebelle; il n'y aura plus de douceur, plus de paix entre nous: il est donc bien difficile de passer sa vie sans trouble, sans chagrin, & c'est moi qui en donnerai à mon père! Non, certainement, cela n'arrivera pas; je suis prête à faire tous les sacrifices, & je n'en ai point d'assez grand à faire: ces réflexions m'attristent, elles m'affligent, & la nuit se passe. Je vous quitte, ma chère amie, pour aller chercher un repos que je ne trouverai pas: j'ai l'impatience de voir mon père demain matin, de savoir quelque chose de ma tante: ce sont peut-être des malheurs qui m'attendent; je vous en dirai quelque chose dès que je le saurai. Bon soir, ma chère amie.... Mon père est encore plus occupé qu'hier; il a reçu de très-bonne heure un message & des papiers de Mr de la Hausse; cependant il paroît moins affecté; il m'a fait des amitiés & des caresses ce matin: ma tante vient de me faire dire d'aller chez elle, j'y vais... Je reviens, ma chère amie, de chez Mme. Bonval, je me hâte de vous dire ce qui s'est passé, j'en ai encore le temps ce matin. J'avois bien raison de craindre ma tante; elle s'est obstinée à cette entrevue; elle l'a ménagée, arrangée comme elle a voulu; elle a mis Mr. de Marville dans la confidence: je ne sais d'où elle l'a fait venir; c'est avec lui qu'elle a pris toutes les mesures. Au premier mot qu'elle m'en a dit, je m'en suis vivement affligée; je voulois ne plus rien entendre, & me refuser à tout ce qu'elle vouloit proposer; elle m'a forcé enfin de l'écouter: elle m'a dit qu'elle regardoit comme très-essentiel de prendre un parti avec Mr. de St. Ange; qu'il falloit faire finir ses poursuites & ses assiduités, ou que malgré moi je tomberois dans une espèce d'intrigue qui seroit apperçue & remarquée de tout le monde, & que, quels que fussent mes sentimens, on arrangeroit les conjectures de manière à me faire un tort infini; que c'étoit précisément en tolérant de certaines choses qui paroissent indifférentes & sans valeur, que l'on autorise les bruits: qu'elle craignoit même que l'on ne l'en rendît responsable, parce que j'avois trouvé deux ou trois fois Mr. de St. Ange chez elle. Elle a dit encore qu'elle avoit voulu s'assurer de sa façon de penser, & qu'elle n'avoit point trouvé d'autre moyen que d'en parler à Mr. de Marville, qui étoit son ami intime; qu'elle l'avoit instruit sans m'exposer; qu'en l'entretenant vaguement de Mr. de St. Ange, il en étoit venu de lui-même à lui dire ce qu'il croyoit, & il ne doutoit pas que le mariage ne se fît incessamment: il avoit ajouté plusieurs choses qu'il présumoit, & qui cependant n'avoient aucun fondement: elle avoit voulu le désabuser, mais il s'étoit si fort obstiné dans ses idées, qu'elle lui avoit dit qu'elle vouloit qu'il fût témoin d'une entrevue qui pourroit le détromper; qu'il s'agissoit d'un porte-feuille que l'on avoit trouvé, & que l'on vouloit rendre, & qu'à cette occasion on diroit des choses & on prendroit un parti qui termineroit toute espèce de relation & de liaison: qu'il falloit absolument qu'elles finissent, & qu'elles ne continuassent pas d'une manière à faire du tort à toute une famille; mais que la difficulté étoit de rencontrer Mr. de St. Ange, qui étoit à la campagne, & auquel on ne vouloit pas cependant donner un rendez-vous. Mr. de Marville étoit bien entré dans ces dispositions; il y avoit mis l'intérêt & la délicatesse d'un bon ami. Après avoir beaucoup cherché ce qu'on pourroit arranger, on étoit convenu que ma tante, Mr. de Marville & moi, nous irions demain dans l'aprèsmidi à Klindi; je ne sais si vous vous rappelez que c'est une campagne qui est au bord du lac; elle est habitée par une dame du Torrent, qui est âgée & infirme; elle ne sort point; elle est un peu parente de Mme. Bonval, & sous prétexte de lui faire une visite ma tante nous mènera avec elle, Mr. de Marville & moi. Lui, fera dire à Mr. de St. Ange qu'il souhaite de le voir, & qu'il le prie de se rendre à Klindi; que pour éviter de traverser la ville, il doit aller depuis sa campagne à la Thuilerie qui est au bord du lac; il y trouvera un bateau qui le transportera à l'autre bord; le trajet est d'une petite demi-heure. Quand nous aurons été quelque temps à Klindi, nous irons dans la soirée nous promener tous les quatre: ma tante & Mr. de Marville insensiblement nous dévanceront, sans cependant nous perdre de vue. Je prendrai le moment pour rendre le porte-feuille, & pour dire à Mr. de St. Ange ce que je croirai convenable, & suivant le tour que prendra la conversation, ou ils auront l'air de tout ignorer, ou je les joindrai pour qu'ils soient témoins de ce que je dirai; ils me soutiendront & exhorteront Mr. de St. Ange à se ranger à ce que je demande. Le cœur me battoit déjà en écoutant ma tante; je l'interrompis plusieurs fois pour lui dire, que je ne pouvois consentir à cet arrangement, qui me paroissoit être une espèce d'intrigue & de comédie qui me déplaisoit: je lui répétai qu'il étoit plus simple que Mr. de Marville, étant instruit, se chargeât de rendre le porte-feuille, & que je n'avois pas besoin d'y rien ajouter, parce qu'en fuyant Mr. de St. Ange, & ne le revoyant pas, il faudroit bien que tout finît. Ma tante m'a répondu, qu'elle l'avoit bien proposé à Mr. de Marville, mais qu'il n'avoit pas voulu accepter cette commission; que d'ailleurs je me trompois si je croyois qu'en fuyant Mr. de St. Ange, je le ferois renoncer à ses prétentions; qu'au contraire, il chercheroit avec plus d'ardeur les moyens de me voir; que sûrement il les trouveroit, & que je passerois ma vie dans la gène: qu'il étoit bien plus sûr de lui parler avec fermeté, & de lui faire entendre ce que je voulois qu'il sût, qu'il auroit des espérances aussi long-temps que je ne lui ferois pas connoître moi-même, & d'une manière bien positive, ma façon de penser. Elle ajouta, qu'il étoit bien vrai qu'après cela je ne pourrois plus revenir de ce que j'aurois prononcé, ni du parti que j'aurois pris; que c'étoit peut-être ce qui m'arrêtoit, & ce que je craignois; qu'alors, je n'avois tout simplement qu'à renvoyer le porte-feuille par un domestique, & laisser Mr. de St. Ange se conduire comme il le jugeroit à propos. Mr. de Marville est entré dans ce moment; j'ai pali, j'ai rougi dans le même instant: j'étois bien malheureuse, & j'allois fuir lorsqu'insensiblement ma tante & Mr. de Marville m'ont rassurée: lui m'a parlé avec une délicatesse & un intérêt qui m'a véritablement touchée; il n'étoit ni gai, ni sérieux; il avoit une douceur dans ses paroles & un calme dans l'esprit, qu'il m'a communiqué. Nous sommes venus à parler de ce que nous devions faire, & de ce qui étoit projeté, comme d'une démarche toute simple qui ne devoit me faire aucune peine, & qui ne pouvoit avoir aucune suite fâcheuse. Il m'a été impossible de ne pas témoigner beaucoup d'amitié à Mr. de Marville; ma tante a fait ses éloges, & nous avons parlé de ses belles qualités: on seroit heureux de vivre avec lui, s'est écriée ma tante: hélas! ce n'est pas de moi qu'on le pense, a. t-il répondu en soupirant: je ne sais ce que j'ai dit, mais certainement il a pu voir qu'il étoit l'homme que j'estimois le plus; & si j'étois forcée à quelque parti extraordinaire.... Mais je ne serai forcée à rien, & je serois fâchée qu'il se fût trompé dans les marques d'amitié que je lui ai données: il a voulu dire quelque chose du porte-feuille, & plaisanter de ce qu'il pouvoit contenir; j'ai vu qu'il l'ignoroit, & qu'on ne lui en avoit rien dit; il ne sait pas si nous l'avons ouvert: tout a été si bien discuté, si bien raisonné & arrangé chez ma tante, que je l'ai quittée avec assez de tranquillité dans l'esprit. Nous avons ri même en parlant de notre visite à Mme. du Torrent; nous y avons trouvé quelque chose de comique qui nous a égayé. En vous écrivant, l'inquiétude m'est revenue. Je voudrois savoir ce que vous pensez de cette entrevue, de ce porte-feuille rendu, de cette conversation qui sera décisive, & après laquelle ma vie redeviendra ce qu'elle étoit. Que je regrette ce tems heureux! où les momens se succédoient sans que j'eusse besoin de les prévoir, ni la peine d'y penser. C'est demain après-midi que nous allons à Klindi; ma tante aura une voiture; mes parens pourroient avoir besoin de la leur, & il ne faut point d'obstacles. Je voudrois n'y point penser jusqu'à demain au soir; mais enfin, demain au soir tout sera dit, tout sera fini; je vous écrirai gaiement pour le jour suivant. Je vais laisser ma lettre jusqu'à ce tems-là; je n'aurai que quelquelques mots à ajouter pour la finir. Je ne veux pas vous laisser ignorer ce petit événement. Mon père entre pour dîner. Adieu donc, ma chère amie, jusqu'à demain au soir ... Ce soir, en rentrant dans ma chambre, je retrouve ma lettre sur mon bureau; je ne peux pas aller jusqu'à demain au soir sans vous dire encore quelque chose. J'ai assez bien réussi à me distraire sur ce jour de demain que je crains; j'ai trouvé de l'occupation dans la maison; j'ai fait plusieurs visites; j'ai été chez les Clissi; ils ont parlé de Mr. de St. Ange; ils se sont plaints de ce qu'ils ne le voient point; ils disent qu'il passe trop de tems à la campagne; que c'est une perte pour la société: ils voudroient le marier, parce qu'il feroit le bonheur d'une femme & d'une famille; ils lui en ont parlé, mais il s'y refuse; il ne croit pas même qu'une femme puisse être long-tems heureuse avec un mari. J'ai trouvé qu'ils s'occupoient trop de lui; je n'ai pris aucune part à la conversation: mon père n'a presque point été au logis de tout le jour; nous ne l'avons vu qu'un moment: ce soir il avoit un air inquiet & absorbé qui m'a fait de la peine; j'espère que cet état ne durera pas; c'est un nuage qui passe. Bon soir, ma chère amie. Qu'estce que j'aurai à vous dire dans vingt-quatre heures? Je ne puis pas attendre les vingt-quatre heures; il faut que je vous dise quelque chose avant que de partir. Ce matin mon père étoit tout-à-fait triste. Quand je lui ai dit que j'allois me promener cet après-midi avec ma tante, qui vouloit essayer de monter en voiture, il ne m'a presque pas écoutée; il m'a dit que je n'avois qu'a faire ce que je voulois: il est venu un message de Mr. de la Hausse, & il m'a renvoyée. Ma tante m'a écrit un billet pour me dire que tout étoit arrangé pour notre visite à Mlindi; que comme notre maison étoit sur le chemin, elle me prendroit en passant: il est midi, & je ne suis pas encore coëffée; je n'ai pas trop de tems pour ma toilette, je languis de me retrouver ce soir avec vous. A ce soir donc, ma chère amie. Hélas! je ne puis pas vous écrire; languissante, abattue, malheureuse, je n'en ai pas la force; à peine ai je la faculté de penser; j'ai un trouble dans l'esprit & une anxiété dans l'ame qui ne me laissent que le pouvoir de souffrir: il faut que je laisse effacer les traces de l'effroi. Vous auriez pitié de moi, ma tendre amie: Ah! que j'en aurois besoin, de votre pitié! je trouverois des consolations, des conseils, ne me les refusez pas: je vous dis ce que je voudrois me cacher à moi-même; est-ce vous aimer assez? Ma tante a eu bien tort de s'attacher si fortement à son idée: il est vrai qu'elle ne pouvoit pas prévoir .... Je succombe sous la peine de ce que j'ai souffert, j'ai encore du tremblement: je ne laisserai pas cependant partir ma lettre, sans finir de vous instruire: je ne puis pas me flatter de trouver du repos; mais demain, je serai plus à moi-même. Il faut que je fasse un effort pour rassurer mes parens, qui ont été en peine de moi ce soir; je n'ai pas besoin d'en faire pour vous dire que je vous aime. Adieu, ma chère amie; vous seriez touchée jusqu'aux larmes en voyant les soins que la petite Henriette a de moi; ses petites mains serroient les miennes, ses yeux se sont remplis de larmes quand je lui ai dit que c'étoit du chagrin que j'avois; elle ne pouvoit s'endormir, il a fallu lui promettre que demain je n'aurois point de chagrin; & déjà j'afflige cette pauvre petite créature! & si j'allois être malheureuse! il ne faut pas l'être pour associer quelqu'un à son sort. Je reprendrai ma lettre quand je pourrai, quand j'en aurai la force..... Je n'ai pas voulu vous écrire ce matin, ma chère amie; mon père m'a donné de l'inquiétude: je n'avois pas encore assez de liberté dans l'esprit, & j'aurois été interrompue. J'avois aussi à penser à la journée d'aujourd'hui; il falloit arranger ce qu'il falloit dire, ce qu'il falloit cacher: je devois étudier ce que je devois paroître; il faut donc que je m'applique à la fausseté, à la dissimulation, je ne pourrois pas le soutenir; & ce combat continuel, avec les apparences, est au-dessus de mes forces. Dans ce moment toute la maison repose dans le silence de la nuit: seule avec vous, je vais vous dire ce qui s'est passé hier. Ma tante est donc venue me prendre comme elle me l'avoit fait dire; elle étoit avec Mr. de Marville: je montai en voiture avec une agitation & une crainte que je ne pourrois définir. Je faisois des caresses à ma tante, & en même tems j'aurois voulu la repousser: mon agitation étoit visible, & à tous momens j'avois des distractions qui me détournoient du sujet de la conversation; ma tante m'en faisoit la guerre; Mr. de Marville faisoit semblant de ne pas s'en appercevoir; on ne parloit point de notre visite: on dit cependant une fois que Mr. de St. Ange traverseroit le lac bien facilement, parce qu'il ne faisoit point de vent. L'idée de le voir bientôt, & de ce qui devoit se passer à notre entrevue, me donna un frémissement dont je ne fus pas la maîtresse: ma tante en rit; Mr. de Marville fit l'éloge de son ami; il dit combien il méritoit d'être heureux. Si quelqu'un est digne de l'être, lui dis-je vivement, c'est un homme qui sait aimer ses amis comme vous. Promettezmoi, mademoiselle, me dit-il en me serrant la main & du ton le plus touchant, d'avoir toujours de l'amitié pour moi. Je crois qu'il put voir mes regrets de n'avoir que cela à lui promettre. Il est digne de tous les sentimens qui peuvent le rendre heureux, ce pauvre Marville! il justifie bien l'idée que vous aviez de lui. Nous fûmes très bien reçus par Mme. du Torrent; ses infirmités l'empêchent de quitter sa chaise; mais elle est d'une société aimable: notre visite parut lui faire plaisir: elle vit avec un fils & une belle-fille, qui dans ce moment étoient absens: il faisoit une chaleur extrême hier: enfermés dans la voiture & dans la maison, nous n'avions pas pris garde qu'il se formoit un orage sur la montagne: le tems se couvrit; nous entendîmes un bruit sourd, & au milieu de notre conversation nous apperçûmes un éclair très-vif; nous nous levâmes tous les trois en même tems pour approcher de la senêtre, & pour regarder sur le lac. Nous vîmes un bateau qui n'étoit pas fort éloigné des bords opposés, & qui commençoit à être poussé par le vent au large du lac. Sans aucune honnêteté, nous ne pensâmes plus à Mme. du Torrent, & nous ne nous occupâmes que du bateau. Nous jugions qu'il auroit le temps d'éviter la tempête, & de gagner notre rivage à force de rames. Le vent devint plus fort, & l'orage eut bientôt atteint le lac. Une colonne noire, & d'où sortoient des éclairs & des tonnerres avançoit rapidement; nous vîmes le bateau s'arrêter tout d'un coup, & nous comprîmes qu'il avoit donné dans un banc de sable qui se trouve dans cet endroit, & que les batteliers évitent quand ils en sont les maîtres. Nous remarquâmes long-temps les efforts inutiles qu'ils faisoient pour se dégager. Déjà il pleuvoit trèsfort, & le bruit devenoit effrayant. Mr. de Marville nous quitte, il va au bord du lac, il cherche un bateau & des batteliers; par de l'argent qu'il leur donne & qu'il leur promet, il les force à aller avec lui au secours du bateau qui étoit en danger de périr, & qui déjà étoit horriblement battu par le vent & par les vagues. Nous étions dans les plus vives alarmes: nous voulûmes crier à Mr. de Marville de ne pas s'exposer; nous n'en eûmes pas la force, & nous le vîmes avec effroi affronter les vents & la tempête pour aller au secours de son ami: & c'est moi, disois-je, qui suis cause que deux hommes s'exposent à périr, & ils périront peut-être! Dans ce moment l'orage étoit affreux; le bateau de Mr. de Marville avoit une peine infinie à avancer; les éclats déchirans de la foudre, des sillons éblouissans de lumière se succédoient rapidement; la violente impétuosité du vent, le jour qui s'étoit obscurci, tout donnoit l'idée de la destruction & du malheur. La maison étoit ébranlée; nous étions pâles & tremblantes, & nous ne pouvions quitter la fenêtre qui nous offroit ce spectacle. Nous suivions les deux bateaux; nous avions de la peine à les distinguer, & nous les appercevions seulement de temps en temps, ils étoient au plus fort de l'orage, la nuée les enveloppoit; il sembloit qu'ils alloient être abimés par les vents & la grêle, ou engloutis par les vagues: dans le moment de notre plus grand effroi, un coup de tonnerre terrible, dont l'éclair nous éblouit, & dont le bruit éclatant nous étourdit, paroît frapper les deux bateaux, qui dans cet instant étoient près l'un de l'autre; l'éclair & la foudre étoient partis en même temps & nous remplirent de terreur: nous ne vîmes plus rien, ma tante s'écria, Dieux! ils sont perdus! -- Je sentis mes jambes s'affoiblir sous moi; je m'appuyai sur ma tante, & je tombai dans le plus profond évanouissement. -- Lorsque je revins à moi, je me trouvai sur un lit de repos entre deux femmes qui me saisoient respirer des eaux spiritueuses; ma tante me donnoit aussi des secours, je ne sais ce que je dis, j'entr'ouvris les yeux, j'apperçus Mr. de St. Ange & Mr. de Marville qui étoient à côté de moi, une vive émotion me fit refermer les yeux, & ma tante fut encore en peine de l'état où elle me vit; cependant mes forces revinrent, je commençois à me reconnoître, Mr. de St. Ange se jette à mes genoux, & saisit une de mes mains, Mr. de Marville me crie en même temps, le voilà Mademoiselle, -- il est sauvé! -- Par un mouvement qui fut involontaire chez moi, je me levai & j'allai à Mr. de Marville; je voulus parler, mais la foiblesse & un torrent de larmes m'ôtoient l'usage de la parole, ma tante me consoloit, me rassuroit, j'avois des retours de frémissement; elle me fit prendre quelque chose qui rappela mes forces: insensiblement, on devint plus calme & plus tranquille, on s'assit autour de moi; on ne s'occupa d'abord que des soins que ma tante avoit de nous, & je rencontrois toujours les yeux de Mr. de St. Ange; il raconta ensuite comment dans l'instant où son bateau avoit été brisé par les vagues, & où lui & les bateliers alloient périr; Mr. de Marville s'étoit jeté à la nage, & lui avoit aidé à entrer dans son bateau. Oui, s'écrie-t-il avec attendrissement, je dois la vie à mon ami! il a exposé la sienne pour moi -- nous devons tous quelque chose à ce malheur, interrompit ma tante, & j'espère qu'il servira à nous rendre plus heureux! & en même temps elle porta ses regards sur Mr. de St. Ange & sur moi! mais reprit-elle tout de suite, il faut penser à ce que nous avons souffert, ces Messieurs ont trouvé d'abord d'autres habits, mais ils ont besoin d'autres secours encore, & il faut qu'ils aillent à la ville. Mr. de Marville s'en alla en disant qu'il alloit chercher une voiture, & qu'il étoit sûr d'en avoir une dans le moment. Mes chers enfans, reprit ma tante, lorsqu'il fut sorti, il est inutile de vouloir cacher les sentimens que vous avez l'un pour l'autre? Comme je rougis! comme je souffrois? ma tante s'en apperçut bien, mais elle continua. -- Vous vous aimez, après l'état où a été ma nièce, après les paroles qui lui sont échappées, il n'est plus possible d'en faire un mystère. L'embarras de Mr. de St. Ange étoit visible; je conjurai ma tante de ne plus rien dire, elle voulut continuer en disant qu'il étoit très-naturel que deux personnes aimables qui étoient faites pour s'aimer. -- Je mis la main sur sa bouche, mais je ne pus pas empêcher Mr. de St. Ange de dire bien des choses; heureusement qu'il entra quelqu'un de la part de Made. du Torrent; j'avois été transportée dans une chambre voisine, elle-même avoit été incommodée de l'orage, & dans le trouble qu'il y avoit eu dans la maison, on n'avoit pas trop su ce que nous faisions; on ne s'étoit même pas apperçu de Monsieur de St. Ange. Dans ce moment Mr. de Marville revint; nous passâmes tous chez Mme. du Torrent; nous étions tous malades & abattus de l'orage: on parla du mal qu'il avoit fait à la campagne, du bateau qui avoit été brisé, des gens qui avoient été sauvés, & nous ne l'en instruisimes pas bien dont elle ignoroit les circonstances: positivement; Mr. de Marville, qui avoit trouvé un carrosse, emmena Mr. de St. Ange; je crus remarquer qu'il avoit l'air content: j'étois bien éloignée de l'être. En vérité, j'étois la seule qui eût souffert de tout ce qui venoit de se passer; j'étois vraiment malheureuse, & je craignois encore ma tante. Lorsque la pluie eut entièrement cessé, nous remontâmes en voiture. En passant au bord du lac, dont les vagues écumoient encore, nous vîmes des débris du bateau brisé; &, sans nous le dire, nous fîmes des réflexions qui nous occupèrent entièrement. Ma tante rompit ce silence, en me disant: nous ne pouvions pas nous attendre, ma chère nièce, à tout ce qui vient de se passer; mais j'avoue que je doutois que cette entrevue se terminat comme tu te le proposois; je me défiois un peu de ce que tu avois si bien décidé, j'ai voulu savoir les obstacles & les possibilités de ce qui pouvoit en résulter: j'ai consulté ton père, sans lui dire précisément mes intentions, j'ai tâché de savoir sa façon de penser sur Mr. de St. Ange; je lui en ai parlé hier & avant-hier d'une manière indirecte, mais assez positivement cependant pour être assurée qu'il avoit une vraie estime pour lui, il le regarde comme un homme auquel il n'auroit aucun regret d'appartenir, & dont les vertus & les qualités pourroient rendre une famille heureuse. Il m'a paru, il est vrai, que mon cousin avoit de la tristesse, de l'inquiétude, & l'esprit fort occupé; il ne me parloit pas librement & avec confiance comme à l'ordinaire; son humeur étoit changée; j'ai eu de la peine à le retenir auprès de moi; ses réponses étoient courtes & vagues; il n'avoit pas l'air d'y penser: quoiqu'il en soit, je n'ai vu chez lui rien qui doive faire craindre qu'il s'oppose à ton inclination, & il auroit tort. Mr. de St. Ange, est, à tous égards, un parti très-sortable; ton père est fort riche; que peut-il faire de mieux que d'unir sa fille à l'homme qu'elle aime? Ta mère, bien loin de le désapprouver, y donnera son consentement avec plaisir; elle n'a d'autre désir que de voir sa fille mariée: ainsi, ma chère amie, tout concourt à amener un événement qui sera heureux pour tout le monde. Ce qui s'est passé aujourd'hui pourroit faire de l'éclat; ta sensibilité n'a rien laissé à deviner à ceux qui en ont été les témoins. Mais, ma tante, ai-je repris, qu'ai-je donc dit, qu'ai-je donc fait? -- Mon enfant, ton évanouissement a été très-long; j'ai été vraiment en peine de toi, & lorsque tu as commencé à reprendre la connoissance, tu t'es écriée: mon Dieu! est-il péri? ah, mon cher St. Ange! & tu tendois les mains comme si tu eusses voulu le sauver; c'est alors qu'il les a prises, & qu'il s'est jeté à tes pieds; ensuite, tu as embrassé Mr. de Marville; ce n'étoit pas par tendresse pour lui; ceux qui t'environnoient ont été frappés de ce qu'ils ont vu. Il faut prévenir la méchanceté, elle ne manqueroit pas de tomber sur moi, pour avoir été l'occasion de quelques rencontres dans ma maison, avec Mr. de St. Ange: mais, ma chère nièce, je comprends tout ce que ta situation a de pénible, tu as laissé espérer à ton père que tu entrerois dans ses vues, tu le lui as promis, même; il suppose qu'il t'est facile de renoncer à un commencement d'inclination; tu l'as crus toimême, & vous vous êtes trompés tous les deux; il en coûtera peu à son ambition & à son amour-propre d'en revenir; il faut ménager l'un & l'autre pour ne pas faire naître des obstacles; & c'est ce dont je me chargerai: il t'aime, il a de la tendresse pour toi, ce sont les moyens dont je me servirai: je lui apprendrai la vérité avec tant de ménagement, qu'il ne pourra pas s'y opposer, repose-toi sur moi, laisse-moi agir seule avec lui, & aussi avec Mr. de St. Ange; je promets de t'éviter toutes les contradictions désagréables, tous les aveux pénibles, toutes les démarches difficiles; j'aurai le plaisir de te voir jouir d'un bonheur que j'ai laissé échapper pour moi-même, & qui est le premier de tous, celui d'épouser l'homme que ton cœur a choisi; tu verras qu'il vaut mieux que cette folie d'indépendance, que cette liberté, que ce mépris de toute espèce d'engagement dont tu as amusé ton esprit & ton imagination; tes déclamations si vives, si plaisantes contre ce joug, contre les chaines, contre la soumission qu'entraine le mariage, m'ont amusée, elles m'ont d'autant plus divertie que je voyois bien que ton cœur ne consentoit pas à ton systême; tout ce qu'il en est arrivé, c'est que ta fierté a dirigé ton inclination vers un objet qui en est digne; je n'ai jamais connu d'homme plus aimable & qui mérite plus d'être aimé que Mr. de St. Ange; son esprit a toutes les ressources, son ame toutes les qualités, son cœur toute la délicatesse que l'on peut desirer pour faire espérer un bonheur long & durable; il a de plus cette douceur intéressante, ces graces dans les manieres, ce piquant dans l'expression, qui attachent dans tous les momens: la nature l'a fait pour plaire aux femmes; & si on peut lui reprocher de les traiter avec un peu de légereté, ce n'est peut-être pas sa faute, nous ne devons jamais nous en prendre qu'à nous des sentimens que nous inspirons, & nous nous vengeons bien mal & bien injustement, en accusant de tout ceux qui ne sont coupables de rien. Nous mettons trop de petites prétentions dans notre envie de plaire, nous exigeons un aveuglement trop entier, notre amour propre se fait des jouissances injustes; nous voulons être trompées sur tout ce qui nous flatte, & nous passons tout d'un coup de l'empire le plus absolu & le plus ridicule, à la soumission la moins raisonnée. J'aurois souhaité, ma chère nièce, que ton esprit se fût porté plutôt sur ces observations & sur ces raisonnemens que sur des projets & des idées chimériques, qui sont loin de la nature & de la vérité; mais tes erreurs se dissiperont, & ton esprit restera; tu l'employeras plus utilement à ce qui doit te rendre véritablement heureuse; c'est dans cette persuasion que je vais travailler à ton mariage avec Mr. de St. Ange; je ne veux pas que tu viennes me dire aucune de tes mauvaises raisons, je ne veux pas même que tu me parles, je ne t'écouterai pas; dès demain je verrai Mr. de St. Ange; j'ai bien cru remarquer quelqu'indécision dans son esprit & dans ses expressions; il craint la situation où il se trouve; tu es une héritière, il n'est pas riche, & la délicatesse le rend timide & retenu; il n'en est que plus intéressant, je veux venir à votre secours à tous les deux; quand je lui aurai parlé, je m'adresserai à ton Pere, je le ménagerai, je lui ferai comprendre que dans la situation où il est aujourd'hui, il ne doit avoir d'autre objet d'ambition que le bonheur de sa fille. Ma tante parla avec tant de volubilité, & d'une manière si positive, que dans l'état de foiblesse où j'étois, je n'eus la force, ni de l'interrompre, ni de lui répondre; nous arrivâmes à la maison qu'elle parloit encore, & je fus occupée de la manière dont je devois paroître devant mes parens, pour qu'ils ne remarquassent chez moi rien d'extraordinaire. Ma tante me quitta en m'exhortant à prendre du courage, & en me disant qu'incessamment elle me donneroit de ses nouvelles, & qu'elle auroit des miennes. Ma mère me trouva pâle & abattue, je lui dis que l'orage m'avoit extrêmement éprouvée; elle étoit plus en peine de mon Père, qui avoit été enfermé tout le jour dans sa chambre, qui n'avoit presque rien mangé, & qu'elle n'avoit pu voir qu'un instant; il y avoit eu plusieurs messages entre lui & Mr. de la Hausse, il ne parut qu'un moment au souper. J'étois fatiguée, je me suis retirée de bonne heure, je n'ai pas trouvé beaucoup de sommeil, mais le repos m'a rendu des forces, j'ai pu mieux soutenir toutes mes inquiétudes d'aujourd'hui. Mon Père est sorti de bonne heure, j'ai trouvé qu'il étoit plus occupé, & qu'il mettoit plus d'activité dans son travail que les jours précédens: autant que j'ai pu le juger, il a été consulter des gens de loix & des gens d'affaire, il n'étoit pas disposé à penser à moi, & je n'ai pas voulu le distraire; je craignois bien plus ma tante & ce qu'elle se proposoit de faire; je m'attendois à tous momens ou à la voir, ou à recevoir quelque chose d'elle. Je n'ai rien reçu ni entendu de tout le jour, un moment avant le souper j'ai reçu cette lettre. J'ai pensé, ma chère nièce, qu'aujourd'hui tu aurois besoin de repos, je n'ai pas voulu le troubler, & j'espère que ce soir tu es tout-à fait remise de tous les accidens d'hier, je te prie de reprendre ton air doux & serein, qui devient si piquant, si séduisant lorsque tout va bien. J'ai passé la journée d'abord avec Marville, & ensuite avec Mr. de St. Ange, je suis assez contente, je ne m'embarrasse pas de ce que tu seras. Demain matin à onze heures j'aurai une conférence avec ton Père, il ne faut pas t'en effrayer, il ne sera peut-être question de rien. Au nom de Dieu, ma chère amie, sois tranquille, & ne va pas dépenser ta sensibilité inutilement. Adieu, fais-moi dire seulement que tu te portes bien. Hélas! on ne se met jamais à la place de ceux qui ont de la sensibilité; on diroit que l'on peut la captiver, la maîtriser; ce billet qui m'exhorte si bien à la tranquillité m'a & elle ne me quittera pas de toute la donné du tourment & de l'agitation, nuit; je tremblerai lorsqu'il faudra revoir mon Père, lorsque j'entendrai venir ma tante, lorsqu'elle parlera; qu'est-ce qu'elle aura dit avec Mr. de Marville & avec Mr. de St. Ange? elle m'aura fait dire & penser, elle aura disposé de moi, il faudra peut-être tout contredire, tout désavouer devant mon Père; je suis bien malheureuse, je ne me suis pas assez opposée à ma tante, je ne sais rien faire à propos, je n'ai de la force que pour me donner du tourment; il me semble qu'il y a un voile sur mon sort que je crains de pénétrer; n'y a-t-il pas encore une distance immense entre Mr. de St. Ange & moi? & comment s'anéantiroit-elle tout d'un coup? Ma tante est bien vive aussi, comment ne craint-elle pas une contradiction, & que je ne me refusé à tout ce qu'elle aura pensé, projeté, arrangé? Dans ce moment je suis disposée à m'opposer à tout, & je n'y manquerai pas; c'est ce que je vous apprendrai incessamment. Aujourd'hui je vous dirai encore que je vous aime. LETTRE LXV. De la même. JE veux vous écrire, ma chère amie, & mes yeux se remplissent de larmes, elles tombent sur mon papier, vous en voyez les traces, ma vue est obscurcie, à chaque mot je suis interrompue par des pleurs que je voudrois retenir & qui me suffoquent, je me débats pour sortir de l'étourdissement où je suis, & je tombe dans le désespoir, mon sort est affreux: votre cœur sera déchiré, mais je ne veux pas votre pitié, je ne demande celle de personne; tout sentiment étranger est inutile; mon tourment est sans consolation comme il est sans ressource; je suis une victime dénouée, il ne s'agit plus de mes forces, j'aurois celle de mourir; mais la mort même m'est interdite.... Je quitte & je reprends ma plume, & je ne puis tracer que des plaintes, & vous n'entendez pas les accens de mon désespoir; voilà donc ce qui m'étoit réservé. -- Je ne puis l'envisager qu'avec un frémissement mortel. -- Je veux vous le dire, j'espère que j'en aurai la force, je laisse écouler du temps. -- Je reviens, & je ne puis tracer que l'expression du chagrin qui me dévore. -- Ma mère me fait appeler, peut-être qu'au retour je pourrai mieux vous dire... Hélas! nous avons pleuré ensemble, & nous n'avons pu proférer une parole! Je l'ai embrassée, & je l'ai inondée de pleurs, elle m'a serré contre son sein, & nos larmes se sont mêlées: le trouble est complet dans la maison, les domestiques ne savent ce qu'ils doivent faire, ils ne savent ce qu'ils entendent, ils veulent nous servir, ils nous pressent de manger, on ne leur répond point; ils vont d'un appartement à l'autre; on n'entend que des exclamations de pitié, & toi, pauvre Henriette, chere enfant, l'effroi est peint sur ton visage, tu te pends à ma robe, tu m'entoures de tes bras, tu n'oses ni pleurer ni te plaindre, je suis près de toi, & tu m'appelles avec un accent si touchant, que mon ame en est affreusement déchirée. Ma chère amie, laissez moi donner un libre cours au torrent de mes larmes.... Mais qu'ai-je fait? Je n'ai su encore que vous effrayer, je devrois recommencer ma lettre. Ce matin je me suis levée avec l'inquiétude de ce que feroit ma tante, de cette vérité qu'elle vouloit dire à mon Père à onze heures, je craignois cette conférence, fatiguée, souffrante de tout ce qui étoit arrivé avant hier, j'avois l'ame aussi abattue que le corps: contre son ordinaire mon Pere n'étoit point encore sorti de chez lui à huit heures, je me suis traînée à sa porte, elle étoit fermée, je l'ai appelé, il m'a répondu avec l'accent de la douleur, qu'il ne pouvoit pas me voir, qu'il ne pouvoit voir personne dans ce moment. J'ai été chez ma mère, elle m'a dit qu'elle avoit remarqué que depuis quelques jours mon père étoit triste, qu'il parloit peu, que hier & avant hier il avoit paru occupé de choses fâcheuses & pénibles, nous nous sommes rappelées ce qu'il avoit dit, ce qu'il avoit fait: il y avoit eu plusieurs messages, plusieurs lettres de Mr. de la Hausse, & notre inquiétude alloit en augmentant; nous faisons des questions à un domestique qui entroit dans cet instant, il nous dit qu'il y avoit là un valet de Mr. de la Hausse, & que la chambre de mon père étoit ouverte, j'ai couru auprès de lui, je l'ai trouvé qu'il se promenait à grands pas en tenant une lettre dans la main: son agitation paroissoit extrême, il donnoit des marques de désespoir; je suis allée à lui les bras ouverts, il s'est jeté dans son fauteuil en criant qu'il étoit le plus malheureux des hommes, & qu'il alloit se casser la tête; il se lève avec un mouvement de fureur, je l'arrête, je le serre encore dans mes bras, je le supplie d'être plus tranquille, je lui dis que nous chercherons tous les moyens de consolation, & que le plus grand des malheurs sont les maux que le chagrin peut lui faire; ma mère paroît, il va à elle en lui disant qu'il est perdu, qu'il est ruiné, qu'il n'y a plus de ressource, pas même dans la mort. Nous sommes long-temps dans cette agitation du désespoir; enfin il nous dit que ses espérances sont renversées, que ses dernières spéculations avoient été malheureuses, que la Hausse l'avoit entraîné dans des affaires si considérables, que sa fortune étoit non-seulement tout-à-fait perdue, mais qu'il restoit devoir beaucoup, & qu'il étoit dans la crainte de se voir livré à la honte & à la misère. Nous croyons ne pas bien entendre, nous supposons qu'il y a de l'exagération; nous faisons répéter, nous demandons des détails; dans le trouble & dans la confusion nous avons de la peine à nous entendre. Mon père, toujours plus agité, & ne pouvant se calmer pour nous parler de suite, prononce seulement de temps en temps, & ce cruel voudroit aussi sacrifier ma fille? Je vais au-devant de lui, je l'arrête dans mes bras, je lui dis que s'il ne s'agit que de moi, il doit être plus tranquille, qu'il n'y a aucun sacrifice que je ne puisse faire, & que je suis heureuse s'il en est qui puisse le consoler. Il crie qu'il mourra plutot mille fois, mais que la mort même ne sera pas une consolation; nous le supplions de s'expliquer; ma tante arrive, elle nous trouve dans le trouble & dans le désordre; elle croit qu'il s'agit de Mr. de St. Ange, elle commence à faire des exhortations à mon père, elle l'assure que je ne suis coupable de rien, que c'est elle qui a tout fait, qui est cause que tout s'est déclaré, & que dans la situation où je suis, il m'est bien permis de suivre mon inclination. Mon père ne la voit pas, ne l'écoute pas; nous avons de la peine à faire comprendre à ma tante que c'est Mr. de la Hausse qui est cause du trouble où elle nous voit; elle dit qu'il n'y a qu'à le renvoyer, qu'elle avoit toujours cru que ce vieux fou pensoit à moi; nous sommes à peine instruites, & nous sommes obligées de lui expliquer qu'il est question de notre fortune & des spéculations que mon père a faites avec lui; pendant ce temps-là, mon père parcourt des lettres, des papiers, il vient à nous en criant; il n'est pas content cet homme abominable de m'avoir précipité dans la misère! il veut encore que je sacrifie ma fille! & mon Père nous donne les papiers qu'il tient, il s'adresse à moi, il m'a dit: oh ma fille! ton père est le plus malheureux & le plus imprudent des hommes, il ne mérite pas que tu le sauves. -- Je vous envoie la copie de ces lettres, ma chère amie, lisez, & que votre cœur ne soit pas déchiré, s'il est possible, votre colère seroit aussi inutile que la nôtre. Première Lettre de Mr. de la Hausse. Je suis bien fâché, Monsieur, que contre mon avis vous ayez fixé la liquidation des actions de la Compagnie des Indes à ce 15 juillet, elles ont haussé au delà de toute espérance, & il y a plus de 300 livres à perdre par action, ce qui fait un objet de 30 mille livres, cela joint aux 40 mille que nous avons perdu sur l'emprunt des 125 millions fait 70 milles livres sans les fraix: par contre les St. Charles ont baissé, à ce qu'on me marque par la lettre d'aujourd'hui: il faut espérer qu'elles se relèveront, & nous avons encore huit jours pour les fournir au prix dont nous sommes convenus, il faudra tâcher de faire les fonds de la somme ci-dessus, vous savez que je ne suis pas en argent, & les engagemens que vous avez pris portent à la fin du mois. Si vous venez chez moi ce matin nous verrons de prendre des arrangemens; il suffira de donner des lettres de change à trois mois, d'autant que le change n'est pas mauvais dans ce moment, je suis bien, &c. Seconde Lettre. Je reçois la réponse à l'ordre que j'ai donné de votre part, pour l'achat d'une partie d'action de St. Charles; elles sont aussi basses que l'on croit qu'elles peuvent aller: on est persuadé que le dividende sera beaucoup plus fort que l'on ne pense, & qu'alors elles remonteront considérablement; le profit est à peu près sûr, & vous pouvez hardiment conclure l'engagement que je vous ai proposé pour les différens emprunts nécessaires à paier les premières pertes; c'est ce que nous devons faire aujourd'hui chez le Notaire, où se trouvera Mr. Pillard, mon ami, que j'ai chargé de trouver l'argent, vous promettant comme je vous l'ai déjà dit, de prendre pour mon compte les sommes qu'il y aura au-delà pour l'achat des dites actions, ensorte que c'est avec moi seul que vous serez engagé pour cet objet, ci-joint la note de la partie de ces actions de St. Charles avec les fraix & commission, ainsi que le cours des fonds actuels étant bien votre très-humble, &c. Troisieme Lettre. Monsieur, depuis que je vous ai vu, j'ai reçu mes lettres de Paris; les St. Charles continuent à baisser, il faudroit vendre avant qu'elles baissassent davantage; la perte est déjà considérable, nous en parlerons aujourd'hui, & nous prendrons le parti convenable. Quatrieme Lettre. Je vous ai dit mon dernier mot, Monsieur, je ne puis pas laisser mon bien en l'air, il faut des hypothèques ou des cautions, & cela le plus tôt possible; vous avez été malheureux, j'en conviens, tout le monde en auroit fait autant à votre place; vous avez beaucoup gagné d'abord; il étoit assez naturel que vous tachassiez de gagner encore pour completter votre fortune; par les différens comptes que nous avons arrêtés, en déduisant tout ce qui peut se vendre, c'est 267 mille livres 15 sols 9 deniers que vous restez devoir à moi & à mon associé; je serois assez coulant pour attendre quinze jours ou trois semaines, mais lui a besoin de son argent, par ce qu'il le fait travailler; & comme hier vous avez paru indécis dans ce que vous voulez faire, ce matin il s'est pourvu en justice pour vous forcer de payer, & obtenir une saisie provisionnelle en cas de refus; quoiqu'il soit muni de l'exploit, je l'ai engagé à ne pas se presser, & à attendre encore deux jours, ce qu'il a accordé à ma sollicitation, ensorte que je suis presque engagé tout seul pour la somme entière pendant ces deux jours; vous savez que dans le compte que nous fîmes avant hier, nous trouvâmes à vue de pays que vous seriez hors d'état de payer, vous fûtes si renversé de chagrin, que vous ne voulûtes pas m'écouter sur les difsérentes propositions que je vous faisois; j'en suis sâché, parce que dès lors les circonstances ont encore changé en mal; aujourd'hui je n'en ai plus qu'une à vous faire, & je crois que vous la trouverez raisonnable; j'ai toujours eu beaucoup d'amitié & d'attachement pour votre famille; je propose donc que vous me donniez Mlle. votre fille en mariage; en l'épousant je me chargerai de toutes vos dettes & spéculations, je reconnoîtrai avoir reçu tout ce que vous me devez, vous n'aurez rien à faire qu'à votre gendre, & vous resterez comme vous êtes; Mlle. de Germosan est fille unique, il y aura ce qu'il y aura, seulement vous vendrez votre campagne pour payer les réparations que vous y avez faites: il y a long-temps que je vous ai laissé connoître qu'il ne tiendroit qu'à Mlle. votre fille de partager ma fortune, aujourd'hui c'est moi qui partagerai votre décadence; je vous en ai dit quelque chose il y a deux jours, mais vous ne voulûtes pas m'entendre; au reste, je ne veux point vous gêner, je ne sais peut-être pas toutes vos affaires, & vous ne m'avez sans-doute pas tout dit, ainsi vous vous conduirez comme vous jugerez convenable, vous êtes un bon père de famille; seulement nous procéderons incessamment à la discussion de vos biens, & s'il n'y a pas de quoi payer, vous penserez aux suites; je suis bien fâché que les circonstances soient tombées aussi malheureusement; mais il y a remède à tout comme vous voyez; je vous assure que c'est avec bien de la cordialité que j'ai l'honneur d'être, &c. Si vous acceptez, & Mlle. votre fille aussi comme je puis m'en persuader, nous pourons avoir une entrevue chez vous, & vous verrez alors encore d'autres preuves de mon désintéressement.Je n'en puis plus, ma chère amie, je retourne chez ma mère, que j'ai laissée trop long-temps; je ne vous dirai rien de plus, & que vous dirois-je? je n'ai pas la force de penser: hélas! vous ne sentirez nos maux que trop vivement! J'aurois dû me taire, mais non, mon amie, je ne puis pas vous ménager, je vous aime trop. FIN du cinquième volume. LETTRE LXV. Laure de Germosan à Mme Dubour. Ma chère amie, ne me faites pas trop de reproches d'avoir laissé passer un courier sans vous parler de nos peines, vous devez comprendre celle où j'ai été, aujourd'hui elles sont extrêmes; je ne sais si je résisterai au tourment qui m'accable; il n'est plus de repos pour moi; à chaque instant les maux augmentent; tout s'arrange pour me rendre malheureuse; je vous plains d'être mon amie, j'ai hésité si je ne cesserois pas de vous écrire; dans mon désespoir je voudrois n'être aimée de personne, je crains jusqu'à votre amitié même; cependant je me suis reprochée mon injustice, je n'ai pas voulu en être plus long-temps coupable; le sommeil me fuit, & je vais employer le temps qu'il me laisse à être avec mon amie: dites-moi que vous voulez toujours m'entendre; j'affligerai votre ame, mais la mienne a besoin de faire souffrir la vôtre, c'est là mon amitié: vous jugez de l'étourdissement que notre chûte a dû nous causer, nous n'en sommes pas encore revenus, & nous nous laissons aller comme des êtres précipités dans un abîme; à la veille de voir notre malheur à son comble, nous ne savons ni ce que nous devons penser, ni ce que nous devons croire, le passé paroît un songe, & l'avenir une mort, je ne peux y voir que cela, & cependant je vivrai peut-être. Grand Dieu qui es le maître des possibilités, aie pitié de moi!.... Nous serions heureux de n'être que pauvres, mais rester dans la chaîne des dettes insolvables est une humiliation qui est le pire de tous les maux, ce n'est rien que d'être appelé à gagner sa vie; je serois heureuse d'employer la mienne à soutenir mes parens; ma chère amie, cet horrible la Hausse!..... L'alternative est affreuse, n'en frémissezvous pas vous-même? .... Deux jours se sont écoulés, sans que nous ayons pu savoir ce que nous avions à craindre ou à espérer, & aujourd'hui encore je ne puis me persuader qu'il y ait rien de décidé; ces lettres que nous lûmes, dans le premier moment, nous ne les comprîmes pas, c'étoit l'éclat de la foudre qui nous renversoit & qui nous laissoit à peine la force de nous reconnoître; je fis un effort pour vous raconter ce qui se passoit pour me le retracer à moi-même; il me sembloit que je rêvois; mon père fut dans un état cruel, il eut de la fièvre & des maux violens; dans les intervalles il prenoit des papiers, il examinoit des comptes, il faisoit des calculs, ma mère étoit occupée à le soigner, elle répandoit des larmes, moi j'aidois à tous les deux, & je trouvois de la force dans l'espoir que nous ne serions que pauvres. La seule apparence des richesses avoit déjà troublé notre vie, notre vanité en étoit réveillée, elle alloit en augmentant, chaque jour nous voyons plus de monde & nous avions moins d'amis; nous avions plus de besoins, & les jouissances n'étoient pas sans peines; aujourd'hui, si l'avenir nous offroit le retour de notre vie passée, nous serions heureux; mais mon Dieu! qu'est-ce qu'il sera pour nous, cet avenir que je n'ose envisager! ... Nous passames tout le jour sans nous quitter, la nuit ne put nous séparer, & nous restames ensemble jusques à la pointe du jour; ma tante ne se retira que lorsque la fatigue du chagrin l'obligea d'aller chercher du repos, notre porte fut fermée, nous défendimes qu'on laissat entrer personne; on nous a dit, depuis que Monsieur de St. Ange étoit venu, nous ne voulions rien savoir; nous ne pûmes pas être séparés long-temps, nous nous rejoignîmes dès le matin de très bonne heure, nous ne parlames point de ce que nous avions souffert, nous étions occupés de ce que nous devions souffrir encore; mon père n'étoit pas plus tranquille, mais il pouvoit mieux travailler: plus il examinoit, mieux il voyoit son malheur: plusieurs événemens y avoient contribué; d'abord il a réalisé des fonds qui avoient prospéré, mais l'argent a été confié à des personnes qui l'ont entraîné dans des affaires qui ont été sans succès; ce qu'il avoit voulu conserver, a de même essuyé des accidens; enfin, de l'un à l'autre, & par une suite de circonstances impossibles à prévoir, la fortune dont il se croyoit le possesseur assuré s'étoit évanouie, il reste avec les engagemens qu'il a pris avec Mr. de la Hausse sans pouvoir y satisfaire & en étant entièrement insolvable; il cherchoit les moyens d'y pourvoir, il vérifioit les calculs, lorsqu'il reçut encore cette lettre de Mr. de la Hausse. Monsieur, vous n'avez point répondu à la dernière lettre que je vous ai écrite hier, je comprends que vous avez un peu de peine à vous décider, & peut-être que le dérangement total de votre fortune vous jette dans un tel chagrin que vous ne savez quel parti prendre, je vous assure que je suis très fâché de ce qui vous est arrivé, d'autant que j'y perds aussi beaucoup; mais enfin tout peut s'arranger, & ne tiendra qu'à vous que tout se passe en douceur; je vous le répéte, j'ai toujours aimé Mlle. votre fille, elle le sait, je suis sûr qu'elle ne trouvera pas un mari plus doux, plus honnête & plus complaisant que moi; une femme sera véritablement j'aurai fini & arrangé toutes mes affaires, il me restera encore de quoi vivre très-agréablement, malgré les pertes que je viens de faire ainsi que vous; vous avez voulu trop pousser la fortune, & si vous aviez suivi mes conseils, vous n'auriez pas autant hazardé dans cette dernière affaire, ce n'est que malgré moi que je me suis prêté à prendre sur mon crédit un risque aussi considérable; j'ai encore revu les comptes & examiné l'état des choses actuelles, elles sont comme je vous l'ai marqué, & conformes au compte que je vous ai envoyé; il faut remplir l'engagement que vous avez pris, & vous décider promptement, parce qu'il faudra travailler à la liquidation, si vous restiez à découvert, il s'en suivroit une banqueroute qui seroit facheuse, on procéderoit à une saisie, & je serois au désespoir que vous fussiez poussé à cette extrémité, il me semble que Mlle. votre fille ne fera pas une mauvaise affaire en sauvant toute sa famille; c'est ce que je remets à votre considération, vous priant de me faire réponse d'ici à demain matin, j'irai la chercher moi-même si vous le-préférez, souhaitant beaucoup de témoigner à Mlle. de Germosan tous les sentimens où je suis pour elle, ce dont elle peut juger, par le sacrifice que je suis capable de faire, vous assurant en attendant sa favorable décision que je suis votre très humble, &c. Cette lettre passa successivement dans nos mains, nous fûmes obligés ma mère & moi de la lire plusieurs fois pour en avoir une idée un peu claire; mon père se promenoit dans sa chambre en gardant un profond silence; son air étoit effrayant, il marquoit le plus violent désespoir. Ma mère interrompit notre silence en disant, mais mon ami, banqueroute! ce Mr. de la Hausse se trompe, c'est un brutal; j'ajoutai, il me paroît impossible qu'il ose..... Tout est vrai, tout est possible, s'écria mon père je suis le plus malheureux des hommes, mon désespoir est au comble, ma mort même seroit inutile, & les sanglots arrêtèrent ses paroles; l'étourdissement, la crainte, nous empêchoient de parler, il sembloit qu'un abîme fût ouvert devant nous, & nous étions saisies d'effroi, on n'entendoit que nos sanglots & nos soupirs, je n'osois faire une question, j'avois une horrible frayeur de la réponse, ma mère cherchoit à dire des choses consolantes à mon père, elle ne pouvoit articuler que des paroles interrompues, lui ne répondoit que par des gémissemens, il sembloit qu'à chaque instant nous fussions plus malheureux, & nous n'avions pas le courage d'approfondir encore en quoi consistoit tout notre malheur; notre situation étoit cruelle, & nous tremblions de la connoître tout-à fait, je passai dans ma chambre, j'y reçus ce billet. Mademoiselle, j'espérois avoir l'honneur de vous voir hier, je ne fus pas reçu chez vous; Mme. Bonval n'étoit point non plus chez elle, j'ai été trèsmalheureux de ne rien apprendre de vous, Mlle.: le jour d'avant hier m'alaissé de vives inquiétudes, aux discours de vos domestiques j'ai cru remarquer qu'il y avoit du trouble dans votre maison, & mes inquiétudes ont redoublé; daignez me rassurer par un mot de votre main, ou permettez que j'aille chez vous m'informer de vous-même de ce que je dois craindre ou espérer, mon bonheur ou mon malheur extrême dépendent absolument de vous; veuillez y penser en recevant mes hommages & mes respects. J'ai répondu tout de suite. Nous ne pouvons ni voir ni recevoir personne, Monsieur; nous devons nous cacher aux yeux de toute la terre: quelle que soit notre situation, je vous prie de respecter mon silence & notre retraite, c'est là la seule & la dernière marque que j'attends de vos sentimens, soyez heureux, Monsieur, & que le sort vous rende une justice que nous n'avons pas méritée; vous devez nous oublier, c'est la dernière parole que puisse vous dire. L. de Germosan. Lorsque ce billet fut parti, je restai comme anéantie. Je pleurois, mes idées se succédoient sans suite, ce que j'avois entendu dire à mon père, cette lettre qui contenoit des choses si extraordinaires, revenoient à mon esprit, je ne pouvois y ajouter une foi entière, elle me causoit un effroi inexprimable. Banqueroute! Epouser Mr. de la Hausse! étoient des mots qui me faisoient horreur, je les regardois comme des bruits effrayans, qui ne pouvoient avoir de réalité. Henriette, qui s'occupoit dans un coin de la chambre s'apperçut de mes pleurs, elle vint à moi avec ses bras ouverts, elle se mit sur mes genoux, elle m'embrassoit, & ses yeux se remplirent aussi de larmes, je la consolai, je la rassurai, & bientôt elle retourna à son occupation. Heureux enfant! tu n'es pas encore en peine de ta vie! J'espère cependant qu'elle ne me quittera jamais; je suis restée long-temps dans ma chambre, j'ai cru devoir laisser mes parens ensemble, afin qu'ils eussent plus de liberté sur les partis qu'ils auroient à prendre, & sur ce qu'ils auroient à se dire. L'heure du diner nous a réunis, mais ce n'a été que pour un instant, il sembloit déjà que nous craignions de vivre de ce qui appartient aux autres, & nous nous sommes enfuis à peu près sans manger: ma tante est revenue dans l'aprèsmidi; après avoir été quelque temps avec mes parens, elle est passée chez moi; elle étoit abattue, pâle, languissante, elle inspiroit la pitié, elle n'a cessé de s'occuper de nous, elle ne comprend pas encore notre malheur, elle fait des questions, elle demande des explications; dans le tourment du désespoir, on lui répond mal; d'abord nous avons pleuré sans rien dire, chaque fois que nous voulions parler, nos larmes s'y opposoient; enfin j'ai pu lui dire, ma tante, au nom de Dieu, dites-moi à quoi nous en sommes? mon père a perdu sa fortune, nous sommes ruinés? n'estce que cela? Elle ne m'a rien répondu, & elle essuyoit ses larmes; je vous conjure, ma chère tante, ai-je repris vivement, dites-moi tout ce que je dois craindre? montrez-moi toute l'horreur de notre situation? pouvons-nous être plus que ruinés? .... Hélas! ma chère enfant, vous pouvez être horriblement malheureux! & toi, ma chère nièce!..... Eh bien moi, ma tante!... Tu peux, je crois, sauver tes parens, & mettre à couvert l'honneur de ton père! Eh mon Dieu, l'honneur! Il s'agira peut-être de la prison & de toutes les horreurs que l'on exerce contre les débiteurs insolvables & de mauvaise foi.... Je ne vous comprends pas, dis-je à ma tante en frémissant! ... Ma chère enfant, je suis si étourdie, si consternée, que je ne sais moi-même si j'ai bien entendu; j'ai peut-être mal compris, mais autant qu'il m'a paru, Mr. de la Hausse offre de tout réparer en t'épousant. L'épouser ma tante! il n'y a point de poison qui ne fût une douceur, & je ne crains pas la mort!... Oui, mais tes parens! laisseras-tu traîner ton père dans les prisons & mourir dans l'opprobre? Je te le répéte, j'espère que je me trompe, j'ai mal entendu, ils se trompent eux-mêmes peut-être, mais enfin il me semble que c'étoit l'état des choses, & aujourd'hui j'ai voulu prendre des informations, j'ai fait des perquisitions sous mains sur Mr. de la Hausse, sur les affaires de ton père; on ne sait rien encore, tout le monde est persuadé que ton père a fait une grande fortune. Mr. de Marville est absent, Mr. de St. Ange est retourné à sa campagne; il est venu chez moi pendant mon absence, il n'aura rien su, rien appris, & je ne sais ce qu'il sera devenu; il paroit que la Hausse observe encore le plus grand secret, qu'il a pris des mesures pour qu'il fût bien gardé, il doit même avoir répondu à des créanciers de ton père, qu'il avoit de l'argent à lui, & qu'il les paieroit bientôt; enfin, ma chère enfant, tâchons d'espérer encore; peut être que ton père s'est effrayé trop vite, je voudrois qu'il confiât ses affaires à quelqu'un qui pût traiter avec la Hausse, je le soupçonnerois d'avoir fait quelques pratiques pour enlasser mon cousin & le forcer de disposer de toi; c'est peut-être aussi Mr. de Germosan qui s'est trop livré au desir de la fortune; les premiers succès l'auront éblouis, il se sera laissé entraîner par les appas de l'opulence, il a voulu jouir trop promptement de ses espérances, il s'est engagé dans des réparations, dans des embellissemens à sa campagne, il a fait des dépenses de luxe; aujourd'hui, je crois que tout concourt à le jeter dans le malheur affreux où il se trouve, & sa conduite imprudente, & le sort, & la mauvaise tournure des affaires, tout contribue à le mettre absolument dans la dépendance de la Hausse: ce que je te dis ici, ma chère nièce, n'est pas une certitude, ce sont seulement mes conjectures; mais examine cependant le parti que tu auras à prendre si elles se trouvoient justes: il s'agit peut être d'épouser la Hausse pour éviter à ton père l'horreur d'une banqueroute, de la prison, de la misère: il peut tout devoir à son gendre sans scrupule, l'honneur sera sauvé, & la fin de ses jours ne se passera pas dans la honte & dans la pauvreté, & ta mère malheureuse, qui n'est coupable de rien, quel sort affreux que celui qui l'attend! Je n'envisage point tous ces maux sans frémir, & tu frémis aussi à l'idée d'épouser la Hausse! Dans ce moment sur-tout il te paroît bien odieux; cependant c'est un homme qui a de la raison, qui n'a qu'une vingtaine d'années de plus que toi, qui dans son économie, & dans son arrangement n'exclut point tout-à-fait les plaisirs de la vie, qui t'aime enfin, puisqu'il est capable de te sacrifier ce qu'il a de plus cher, son argent. Ce que je te dis ici te paroît bien cruel; je le trouve comme toi; mais dans la triste situation où vous êtes, il faut bien chercher tout ce qui peut être une ressource, vous n'en êtes capables ni les uns ni les autres, vous vous livrez tous au désespoir sans réfléchir que vous allez être soumis à la force, sans penser dans vos malheurs quel est celui qu'il faut préférer. Tes parens sont aussi foibles que toi, ils s'abandonnent à la désolation, ils se précipitent dans l'abîme qui se présente, sans chercher les moyens de prévenir ou d'adoucir la chûte, ils ne veulent rien, ils n'entendent rien; & après leur avoir arraché quelques éclaircissemens sur leur situation actuelle, lorsque je leur ai demandé ce qu'ils comptoient faire, ils ne m'ont répondu que par des larmes & des gémissemens: je n'obtiendrai sans doute rien de plus de toi, & je ne ferai qu'ajouter mon désespoir au vôtre. Il me fut impossible, ma chère amie, de faire aucune réponse à ma tante, je trouvai même que son amitié avoit quelque chose de cruel & de barbare; après être restée assez long-temps sans rien dire, ma tante m'a embrassée, nous avons répandu encore des larmes, & elle m'a laissée seule: je tombai dans un tourment & une agitation extrême; je me promenois dans ma chambre, je répétois de temps en temps, épouser la Hausse! Henriette, qui ne comprenoit rien à ce que je faisois, & qui étoit étonnée de ce que je ne m'occupois plus d'elle, m'arrêtoit, cherchoit à me distraire, & me forçoit à lui répondre quelques mots. A l'heure du souper, il nous a été impossible de nous rassembler, les domestiques nous ont pressé de manger, je me suis jointe à eux pour engager mes parens à prendre quelque nourriture, nous avons déploré notre sort en commun; ma mère s'est trouvée incommodée, & je suis restée très tard dans sa chambre, mon père s'est encore occupé de ses affaires, je ne sais comment la nuit s'est passée, & je me suis retrouvée le matin auprès de mes parens avec le tourment dans l'ame, & sans savoir encore ce que nous deviendrions: nous n'avions rien entendu dire de personne, ni d'aucun de nos amis, pendant ces deux jours, le bruit de notre malheur n'étoit pas encore devenu public, nous nous consultions sur la manière de le communiquer; mais il nous étoit impossible de prendre aucune résolution, & nous attendions Mme. Bonval pour nous aider à nous décider: dans ce moment on nous annonce Mr. Pillard de la part de r. de la Hausse, on le fait entrer, il nous remet des papiers, c'étoit la minute d'un exploit ou d'un mandat, & une lettre; l'exploit portoit une assignation à mon père pour paroître en justice, & y donner des sûretés ou des cautions pour ce qu'il devoit, ou pour voir procéder contre lui par voie de saisie, &c. Voici la lettre. Monsieur, je ne puis laisser écouler plus de temps sans exiger les sûretés nécessaires pour ce que vous restez devoir par le compte que je vous ai envoyé, & suivant les engagemens que vous avez pris avec moi, il faut satisfaire à ceux que j'ai avec mon commissionaire de Paris, qui incessamment tirera sur vous & sur moi; car je vous ai fait nommer dans cette dernière commission, conformément à la promesse passée entre nous; comme vous ne me faites point de réponse, & que le mauvais état de vos affaires va se divulguer, il faut bien que je fasse mes diligences afin que tout ne tombe pas sur moi; je vous envoye donc la minute du mandat ou exploit que je vous ferai signifier juridiquement, afin que vous en ayez connoissance, & puissiez vous arranger en conséquence; je vous le répéte, Monsieur, il ne tient qu'à vous & à Mlle. votre fille de tout arranger à l'amiable, je supporterai toutes les pertes, je tiendrai pour reçu & donnerai quittance de tout ce que vous me devez, je demanderai seulement que par contrat de mariage la propriété ou succession de tout ce que vous possédez me soit assuré après votre mort. Mlle. votre fille est sage & économe, je l'ai reconnu dans toutes les occasions, elle se rangera à l'économie qui sera nécessaire après les pertes que j'aurai essuyées, & quand elle considérera les sommes que j'abandonne pour épargner à son père les désagrémens d'une banqueroute & les suites fâcheuses qu'elle occasionneroit, je suis persuadé qu'elle aura une vraie amitié pour moi, qui d'ailleurs ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour qu'elle soit contente & heureuse: après un aussi triste accident que celui qu'elle évitera, elle sentira bien qu'il nous convient de mener une vie tranquille & retirée; Mlle. de Germosan a de la sagesse & des vertus, elles me dédommageront des sacrifices que je fais & ferai de bon cœur si elle y consent avec complaisance & honnêteté; je pourrois lui dire encore bien des choses qui lui feroient voir qu'elle ne prendra pas un mauvais parti en acceptant ma proposition, je me réserve de les lui communiquer lorsque je saurai ses dispositions favorables; je vous prie, Monsieur, de me les faire savoir incessamment, & de ne pas renvoyer plus long-temps à me faire une réponse. L'état des choses est encore dans le secret, j'ai pris des mesures pour qu'il ne devint public qu'après votre décision, parce qu'une fois les affaires connues, il ne seroit peut-être plus possible de choisir l'alternative; je ne pourrai pas l'attendre plus long-temps qu'aujourd'hui, & vous pourrez conférer avec mon ami Mr. Pillard sur les suites des procédures qui s'ensuivront; c'est un homme de toute confiance, il a ordre de ne pas revenir sans une réponse de votre part, je prendrai votre silence pour un refus absolu, & j'irai en avant: ainsi, Monsieur, rappelez notre ancienne amitié de même que celle avec laquelle je vous ai admis dans mes affaires & spéculations, & puisqu'elles ont mal tourné, ne les rendez pas plus sâcheuses qu'elles ne peuvent l'être, je remets tout entre vos mains, c'est vous donner une assez grande preuve de mes sentimens, vous assurant que c'est avec un véritable dévouement que j'ai l'honneur d'être, &c. Nous avons lu cette lettre, elle nous a consternés & notre étonnement seroit difficile à dépeindre; le désespoir de mon père étoit effrayant... j'avoue que l'idée d'épouser Mr. de la Hausse, ne pouvoit entrer dans mon esprit: je n'entendois rien, je ne concevois rien; j'étois dans un état de stupidité inexprimable, j'aurois voulu en sortir pour consoler mon père, & je ne pouvois proférer une parole; ma mère avoit plus de force & de courage que nous; elle tâchoit d'en donner à mon père: ensuite elle demanda à Mr. Pilliard si nous n'avions pas quelques jours pour réfléchir, il dit qu'il avoit ordre de porter une réponse, ou de mettre tout de suite l'exploît en exécution; ma mère dit, que nous avions des fonds qui pouvoient être donnés en sûreté: après une assez grande discussion, il fut convenu que mon père écriroit à Mr. de la Hausse, pour offrir de lui remettre par engagement tout ce que nous avions; afin qu'il nous donnât du tems, on lui faisoit observer que notre campagne & notre maison de la ville, avoient des prix qui pourroient augmenter, suivant le moment où elles seroient vendues, & qu'il ne risquoit rien de ne pas nous presser: Mr. Pilliard ne vouloit pas se charger de cette lettre, il disoit qu'il falloit de l'argent comtant, que les échéances étoient finies: que Mr. de la Hausse vouloit être payé, & qu'il ne doutoit pas qu'après l'avis qu'il étoit venu nous donner de sa part, il ne laissât agir la justice, cependant il s'en alla & dit qu'il remettroit la lettre: quand il fut parti, ma mère exhorta mon père à examiner l'état précis de ses affaires, & à mettre une valeur à tout ce qu'il possédoit. Mon père avoua qu'il l'avoit déjà fait, & que par la nature des engagemens qu'il avoit pris, & par la malheureuse chûte des fonds sur lesquels il avoit fait des spéculations, il étoit dans l'entière dépendance de la Hausse: on pouvoit tout au plus disputer sur de certains effets qui avoient été pris en nature & en commun, mais c'étoit la Hausse qui avoit fait les fonds; & quelque parti que l'on prit il n'y avoit plus qu'à perdre: nous déplorâmes notre malheur; nous cherchions inutilement des ressources, nous ne pouvions prévoir quel seroit notre sort. Mr. de Marville entre, il avoit forcé les domestiques de le laisser passer; il nous témoigne avec émotion sa surprise, son chagrin, sur ce qu'il venoit d'apprendre; il ne pouvoit rien croire: Mme. de Bonval l'avoit fait venir, & avoit cru devoir l'instruire comme un ami qui pouvoit venir à notre secours; il nous fait mille questions, il n'imagine pas qu'il puisse être indiscret, il ne peut se persuader un évènement qui l'effraye, & dont il ignore les détails; ma mère regarde mon père comme pour lui demander son consentement de tout confier à Mr. de Marville, & elle lui remet toutes les lettres, tous les papiers; il lit, il parcourt avec agitation, il s'étonne, il s'écrie, ses yeux même se remplissent de larmes, enfin il tombe sur une chaise comme anéanti en disant, eh mon Dieu, quel malheur! bientôt il demande de nouvelles instructions, & ensuite il sort en disant, je vais lui parler: un peu revenue de ma consternation, je commence à parler avec mes parens; je reviens sur les prétentions de la Hausse sur ce qu'on lui doit, sur ce qu'il peut faire; ce n'étoient pas les revers de la fortune, ou la crainte de n'être pas riche qui m'avoient abattue, c'étoient les mots de banqueroute, de prison, de mariage, qui m'avoient donné de l'effroi, je ne pouvois ni examiner, ni approfondir & encore moins croire, je fis tout répéter plusieurs fois à mon pere, je lui fis expliquer que l'alternative étoit d'être traité comme un créancier insolvable, poursuivi par la justice, enfin traîné en prison, ou moi épouser Mr. de la Hausse. Il y avoit plus de trois heures que nous agitions entre nous cet horrible sujet, lorsqu'on nous apporte un billet de Mr. de Marville; il m'étoit adressé, il n'y avoit que ces mots: Mlle. j'ai vu Mr. de la Hausse, je suis au désespoir.... ces paroles ajoutèrent encore à notre angoisse & achevèrent de nous consterner, il sembloit que nous fussions condamnés à la mort; peu de tems après on nous annonce un huissier qui veut absolument parler à mon père, il avoit même suivi le domestique avec insolence, il paroît tout d'un coup au milieu de la chambre; il va à mon père, la vue de cet homme me fit frémir; il étoit grand, noir, maigre, il avoit l'air dur & méchant; dans mon effroi je me jette à ses pieds; je le prie d'arrêter, de ne toucher personne, je le conjure d'aller dire à Mr. de la Hausse que je suis prête de souscrire à tout ce qu'il voudra, l'huissier me regarde avec un air d'étonnement, & je crois aussi de pitié: il me dit qu'il n'a pas l'ordre de rien écouter, mais que si je veux proposer quelque chose à Mr. de la Hausse, je dois l'écrire & qu'il le lui portera, je me traîne au bureau de mon père; j'écris avec précipitation, & en tremblant; Mr. au nom de Dieu suspendez vos poursuites, je consens à tout ce que vous pouvez exiger ... & je signe L. de Germosan: l'huissier emporte mon billet & nous laisse dans la consternation & dans le silence de l'étourdissement. J'en sortis en répandant un torrent de larmes, mon père vint m'embrasser & me serroit dans ses bras, & il s'ecrioit dans le désespoir; non, ma fille, je ne puis consentir à cet horrible sacrifice: pourquoi ma mort ne peut-elle pas tout appaiser; peu de momens après on nous dit que Mr. de la Hausse est là, & qu'il demande à nous voir: notre trouble, notre embarras fut à son comble; j'obtins qu'on lui diroit que nous étions dans un tel état de souffrance que nous ne pouvions voir personne; je voulois que l'on ajoutât que nous le supplions de renvoyer de quelques jours: mes parens dirent que ce seroit l'offenser, que nous aurions l'air de lui avoir donné une mauvaise défaite & de le tromper, qu'il ne falloit le renvoyer qu'au lendemain; nous disputames encore sur l'heure, on fixa celle de midi pour le recevoir, & il se retira: insensiblement mes parens se mirent à parler de lui; il remarquèrent qu'il mettoit de l'honnêteté dans ses procédés, qu'il auroit pu en agir avec beaucoup plus de rigueur, que dans le fond il avoit un bon caractère, que l'on pouvoit encore être heureux avec lui; il me fut impossible de soutenir cet éloge plus long-tems, je me retirai en les embrassant, & en fondant en larmes de désespoir; j'allai m'enfermer dans ma chambre en souhaitant mille fois la mort: il y avoit une heure que j'étois seule lorsque l'on m'apportât ce billet, je le pris sans peine, dans notre situation tout est égal, je ne craignois pas d'être plus malheureuse. Mademoiselle, le peu de mots que vous avez eu la bonté de m'écrire m'ont causé un vrai tourment: au nom de Dieu, de quoi s'agit il, j'ai voulu aller auprès de Mr. & de Mme. de Germosan, vos domestiques n'ont jamais voulu me permettre d'aller jusques à eux, ils m'ont assuré que je vous ferois une peine extrême; j'ai été chez Mme. Bonval, je n'ai pu la trouver, j'ai cherché Marville sans pouvoir le rencontrer, je suis retourné encore à votre porte, j'y ai vu la même résistance: & vos domestiques m'ont paru avoir du trouble & de l'effroi; j'ai cru que c'étoit moi que tout le monde fuyoit, dans cette idée je suis retourné à ma campagne, persuadé que mon absence étoit un bien: je n'ai pu y rester; le suis revenu & tout augmente mon tourment; je ne fais rien, je ne peux rien apprendre; & cependant Mlle. vous avez de la peine, de l'embarras, je me mets à vos pieds pour vous conjurer de me tirer du tourment où je suis, ne puis-je rien? suis-je inutile? je serois bien malheureux; ce n'est pas dans ce moment que je parlerai de mes sentimens, ma vie entière vous prouvera ce qu'ils sont. P. S. Dans cet instant. mon frère Durtan vient me parler des bruits vagues qui se répandent: mon Dieu, Mlle. laissez moi aller mettre à vos pieds ma vie & tout ce qui peut dépendre de moi. Je n'ai pas voulu faire de réponse à ce billet, il eut fallu dire trop de chose, je ne veux de secours de personne; j'ai seulement fait dire que je répondrois dans quelques jours. J'avoue, ma chère amie, que depuis que je connois notre malheur, j'ai pensé souvent à Mr. de St. Ange: sans doute que son idée augmente ma peine & mon désespoir, il faut l'éloigner, il faut l'effacer, & tacher de ne pas succomber sous les regrets; ce billet a donné trop de force à ma sensibilité; une tristesse noire & proj'ai frémi encore plus vivement sur fonde s'est emparée de mon ame: l'horreur de mon sort; grand Dieu! que déviendrai-je! il est donc des arrangemens pour le désespoir de ceux qui sont innocens; le tourment ne me quitte plus, mes parens sont venus me voir dans ma chambre; ils m'aiment, ils m'ont fait les caresses les plus tendres, ils avoient l'air plus calme .... La nuit a été affreuse pour moi; j'ai tâché d'avoir honte de ma foiblesse, j'ai fait des efforts pour m'élever au-dessus moi-même, l'idée de cet horrible la Hausse anéantissoit tout; je disois, je saurai être malheureuse, je saurai vivre dans le désespoir, qu'est-ce que c'est que ma vie pour que je la compte pour quelque chose? ne suis je pas trop heureuse de sauver des parens auxquels je dois tout? que j'aime avec la plus vive tendresse: je me prescrivois de la force, je me proposois de montrer un front calme & tranquille, & alors il me sembloit qu'une chaîne horrible pesoit sur mon ame, & enlaçoit ma vie. Voilà donc à quoi elle sera réduite, cette vie que je voulois consacrer à l'indépendance, à la liberté? Foibles mortels que nous sommes, comme le sort se joue de nos volontés! comme les événemens s'arrangent contre nos vœux! & nous faisons des projets! & nous nous proposons des vertus! Hélas! c'est le moment de les avoir toutes, il s'agit d'immoler son cœur, de sacrifier son amour propre, de renoncer à son ambition, de n'avoir d'autre intérêt, d'autre bonheur que celui des autres. Venez, mon amie, venez, ma tendre amie, que je me jette dans vos bras! Ah! si je pouvois y expirer! Mais non, il faut que je vive! il faut que je connoisse l'amertume & le malheur jusqu'à la lie! Que deviendroient mes parens! Le dernier de mes soupirs seroit accompagné du désespoir de les laisser en butte à l'avidité & aux rigueurs d'un homme intéressé; voilà les idées qui m'ont poursuivie toute la nuit, & qui ne me quittent point encore: je me suis couchée par inquiétude, mais le repos a été loin de moi. Penser à vous, n'a pas même été une consolation. Oui, mon amie, vous me faites trembler, je vous crains comme un consolateur barbare, qui veut adoucir une opération cruelle, Non, ne me donnez point de conseil, ne cherchez point de consolation, je pourrois peut-être vous haïr! Arrêtez votre amitié officieuse si elle ne peut pas se contenter de verser des larmes sur mes maux, ne m'aimez plus. Mon Dieu! que personne ne m'aime, tout le monde ne voit-il pas que je ne mérite que de la haine? Vaines paroles, le temps s'écoule, le malheur s'apprête, la victime subira l'horrible sentence; c'est en vain qu'elle se débat dans les angoisses de son désespoir. Le soleil est à peine levé, j'ai déjà écrit cette énorme lettre. Je n'ai pu être long-tems dans l'obscurité de la nuit, je me suis levée, j'ai été chercher de la lumière, tout le monde étoit tranquille, tout le monde dormoit en paix; j'ai été jalouse du repos qui règnoit dans la maison, je suis revenue, & j'ai eu la foiblesse de pleurer fur moi-même: alors seulement j'ai pensé à vous avec quelque douceur; l'espérance d'avoir encore une amie tendre & compatissante est venue luire dans mon ame: j'ai voulu être avec elle, j'ai rappelé mes forces, je me suis retracé tout ce qui s'étoit passé dans ces trois jours, je vous l'ai raconté au travers de mes larmes, qui m'ont bien souvent interrompue. Ma chère amie, c'est aujourd'hui à midi que je verrai Mr. de la Hausse. Vous frémissez, je ne puis plus écrire, je vous quitte & je vous tends les bras.Ma lettre doit partir ce matin, je ne sais si je dois vous prier de m'écrire. LETTRE LXIV. De la même. Mardi matin à 8 heures. Ma chère amie, ma lettre vient de partir, & je vous écris encore: c'est l'agitation de la fièvre qui me conduit, je ne puis pas être tranquille un instant. J'ai été ce matin chez mes parens, ils ont un peu reposé, je n'ai pu rester long-temps avec eux, je suis revenue chez moi, j'ai voulu m'occuper d'Henriette; il n'a pas été en mon pouvoir, pour la première fois je l'ai confiée à un domestique; je crains tous les êtres sensibles, je voudrois les fuir; dans mon agitation j'ai rencontré mon bureau ouvert, j'ai pensé à vous, je vous écris, mais que vous dirai-je? Cette heure de midi, l'entendez-vous sonner? Je ne puis plus écrire, je vous quitte.... Mes parens sont venus dans ma chambre, ils m'ont fait des amitiés, je me suis jetée dans les bras de ma mère, j'y ai versé un torrent de larmes, car je ne sais que pleurer; ils m'ont entraînée pour déjeûner avec eux, je n'ai pu y rester, je suis revenue, j'ai fermé ma porte à double tour, je voudrois fuir & courir devant moi, jusqu'à ce que je ne visse plus personne. On a frappé à ma porte, j'ai tressailli d'effroi: j'ai entendu la voix de ma tante, j'ai été à elle avec empressement; elle avoit l'air malade; j'aurois eu de la pitié si j'étois susceptible de quelque sentiment, je ne sais ce que nous avons dit, je ne m'en souviens pas, elle a prononcé sans frémir le nom de Mr. de la Hausse, j'ai mis la main sur sa bouche. Il y avoit une heure qu'elle disoit des choses que sa raison lui dictoit, & que mon cœur repoussoit; j'ai entendu sonner cette heure de midi, j'ai éprouvé un affreux saisissement, mais comme si le désespoir m'eût donné des forces, je me suis jetée à genoux devant Mme. Bonval, je lui ai dit; au nom de Dieu, ma tante, dites-moi ce qui m'attend, dites-moi toute l'horreur de mon sort: votre amitié peut-elle l'envisager de sang-froid! Elle m'a serré contre son sein en me disant; il y a une heure que je te dis que tout est arrangé, de manière qu'il faut nécessairement, que toi & tes parens soyez plongés dans l'opprobre & dans la misere, ou que tu épouses Mr. de la Hausse. Heureux encore que cet homme veuille renoncer à ses droits à ce prix! N'as-tu donc pas assez de sorce pour envisager cet événement avec fermeté? La vertu n'a-t-elle point d'empire sur ton ame? Ne sauveras-tu pas l'honneur & la vie de tes parens, en sacrifiant un sentiment, qui, dans le fond, tient à des idées qui s'effacent toujours tôt ou tard.... Je l'ai regardée avec des yeux étonnés, -- elle a repris, oui, mon enfant, qui s'effacent dans peu de tems: dans un an, dans deux ans tu seras plus heureuse avec Mr. de la Hausse qu'avec un autre; il te sera plus sacile de faire son bonheur. Je me suis jetée dans son sein en criant, ma tante, je ne veux pas être heureuse, je suis sûre de mourir; je me suis éloignée avec précipitation, j'ai levé les yeux & les mains au ciel, & dans l'horreur de mes idées j'ai dit, non jamais cet homme.... Ma tante m'a arrêtée, elle m'a serrée dans ses bras, elle m'a ramenée auprès d'elle; ne fais point de vœu, m'a-t-elle dit? Ne prononce point de serment, où tu n'es qu'une fille sans vertu? Oui sans vertu, a-t-elle répété en voyant que j'étois indignée de ce qu'elle disoit? Je considère peu cette vertu qui ne consiste que dans une résistance, sans laquelle nous perdrions l'estime de celui que nous aimons; c'est un trop petit effort, pour mériter le contentement de soi-même & l'admiration des autres; la nature a placé dans nos ames ce premier mouvement de résistance, & nous ne suivons qu'elle dans les prétendus sacrifices que nous faisons avec un objet aimé. La vraie vertu est de remplir ses engagemens aux dépends même de son cœur; s'immoler toute entiere, voilà le vrai héroïsme. Il t'en coûteroit peu, je le sais, de mourir pour tes parens; ce n'est pas assez, il faut vivre pour eux. Je comprends mieux que personne toute l'horreur de ton sort; mais il est d'une ame véritablement grande de le subir tout entier, & la Hausse est un homme qui t'aime, qui te confie sa vie, qui se met sous ton empire: c'est ta générosité, ce sont tes vertus qui le soumettront à toi: tu auras la force de sauver tes parens, ton cœur aura celle de se taire, & la grandeur du sacrifice ne t'arrêtera pas. Malheureuse Laure! Je te plains comme une victime de la fortune & de l'ambition, & nous sommes tombées dans les bras l'une de l'autre! J'en suis sortie avec effroi en entendant ouvrir la porte, c'étoit ma mere, elle tâchoit d'avoir l'air serein & tranquille, on voyoit qu'elle avoit pleuré, elle est venue à nous, elle nous a dit quelque chose, elle a voulu prononcer le nom de Mr. de la Hausse, il est resté sur ses lèvres; mon père la suivoit, & ensuite lui-même venoit après; par un mouvement involontaire, j'ai caché mon visage dans mon mouchoir & dans mes mains. Je ne sais ce que l'on a balbutié, on s'est assis, & j'ai entendu Mr. de la Hausse qui disoit -- Mlle., je n'ai point cru abuser des circonstances en proposant à Mr. votre pére de me donner sa fille, & de terminer ainsi toutes les affaires que nous avons ensemble, vous savez, Mademoiselle, qu'il y a long-tems que je vous aime, & je vous aime parce que j'ai vu votre simplicité, votre ordre, votre économie, sans compter tous vos agrémens, aussi je ne parlerai point du sacrifice que je fais, je compte sur vos vertus, & je suis bien disposé à faire tout ce qui sera convenable pour vous rendre heureuse. Mr. votre père & Madame votre mère seront toujours contens, je le leur ai promis,& je vous le promets aussi, Mademoiselle. Il s'est levé comme en tremblant, il s'est approché de moi, il m'a dit; je vous demande, Mademoiselle, que vous me donniez la main en signe de votre consentement, & pour marque que vous n'avez ni aversion, ni répugnance à m'épouser, & à être ma femme; mon père & ma mère se sont approchés de moi, ils m'ont flattée, je ne sais ce qu'ils ont dit, je ne sais ce qu'ils ont fait de mes mains, je ne pouvois revenir du saisissement où j'étois, j'aurois voulu n'en revenir jamais, la mort m'auroit paru douce. J'ai cependant entendu encore qu'ils disoient entr'eux, que le moment du mariage donnoit toujours de l'émotion aux jeunes filles, ensuite on a parlé du contrat, du jour de le passer, je me suis levée, j'ai été avec ma tante auprès de la fenêtre, je ne pleurois point, je respirois à peine, je me tordois les mains, une douleur violente auroit été une douceur pour moi, le cœur déchiré, l'ame oppressée; je ne pouvois respirer: je ne sais ce qui s'est passé, ce que l'on m'a dit, je me suis trouvée seule avec ma tante, & cependant on a fixé le jour pour cet horrible contrat, c'est après demain, dans deux jours, dans trois jours, je ne sais quand, & je n'ose souhaiter la mort! Ma tante a eu de moi tous les soins que lui a dicté sa compassion, au bout de quelques heures ma mère est revenue nous joindre; mes parens ménagent la victime, & mon sentiment n'en est que plus douloureux, il me semble que je ne suis plus environnée que d'êtres insensibles, & je sens que je le deviens pour eux. Henriette, ma chère Henriette! je ne l'aime plus, je ne m'en occupe plus, je me passe de ses caresses, elles ne me font plus rien, je les repousse même, je suis dans un état de vrai anéantissement, je m'y abandonne tout-à-fait lorsque je suis seule; hélas! je voudrois n'être qu'avec vous; cependant je suis fatiguée d'avoir écrit, quoique je me sois souvent interrompue..... Ce soir, je pourrai reprendre ma lettre. A dix heures du soir. Toute la soirée je suis restée dans ma chambre avec l'intention d'être seule, il y avoit quelques heures que j'y étois, & il en étoit près de neuf lorsqu'on est venu me dire que Mr. de Marville & Mr. de St. Ange demandoient à me voir, je ne pensois plus à eux, il y avoit long-temps que je n'y avois pensé. J'ai tressailli en les entendant nommer, j'ai dit bien vîte que je ne voulois pas les voir, que je ne voulois voir personne, que j'étois malade, très-malade, que j'allois me mettre au lit, & en effet, dans l'agitation qui m'a saisie je me suis couchée; comme cette idée de Mr. de St. Ange est venue se réveiller dans mon esprit! mille autres se sont succédées avec une rapidité dont je n'ai pas été la maîtresse, je me suis levée sans savoir ce que je faisois, il me semble que j'ai toujours quelque chose à fuir; ma mère est venue auprès de moi, elle m'a forcée de prendre quelque nourriture; sans doute j'ai paru calme à ses yeux, car elle m'a parlé de Mr. de la Hausse que je dois voir & recevoir demain, & que sûrement je recevrai à ce qu'elle m'a dit, avec honnêteté & avec amitié, il me fera de très beaux présens, ensuite on a parlé de Monsieur de Marville & de Monsieur de St. Ange: on m'a dit que j'avois très bien fait de ne pas les recevoir, ils avoient l'air si extraordinaires! ils ont fait fort indiscrètement beaucoup de questions auxquelles mon père n'a répondu que fort vaguement, il étoit inutile qu'ils fussent instruits, il est vrai qu'ils témoignoient beaucoup de zele & d'intérêt, ils avoient forcé mon père à leur parler de Mr. de la Hausse, & sur ce qu'il leur avoit dit, ils avoient demandé la permission d'aller prendre des informations auprès de lui, ma mère m'a quittée en m'exhortant au repos & au sommeil. Je suis revenue à vous, ma chère amie. Dans ce moment je reçois cette lettre, il y a dans notre maison un abandon & un désordre qui permet tout, les domestiques font ce qu'ils veulent; c'est ce soir que le bruit de tous nos malheurs a éclaté, il est venu plusieurs personnes de nos amis & de nos parens auprès de mon père, je ne sais si demain je pourrai être aussi sans voir quelqu'un. Mon Dieu, ma chère amie, que mes jours vont devenir affreux! je vois par cette lettre que je vous envoie, qu'il n'y a plus de ressource. Mr. de St. Ange à Laure. Mademoiselle, je ne vous peindrai pas la situation de mon ame, ni l'excès de mon étonnement, de mon désespoir: mais vous, Mademoiselle, êtes-vous heureuse? Je n'ai pu communiquer à Mr. de Germosan tout ce que je pense de cet horrible la Hausse: nous avons obtenu à peine la permission de lui parler, comme étant des amis de votre famille: ce n'est qu'avec beaucoup de difficultés que nous sommes parvenus jusques à lui; il ne vouloit pas nous recevoir; il est vrai qu'il étoit tard. Il nous a dit fort peu de choses; il a prétexté qu'il étoit malade, & en effet il avoit l'air de l'être: jusques à présent il nous paroît par tout ce que nous avons entendu, qu'il n'y a aucun moyen de faire changer l'état des choses, & que le parti que l'on a pris est bien décidé: tout ce qu'on feroit, à ce qu'on nous assure, augmenteroit le mal, le rendroit plus sûr: cependant demain matin Marville travaillera encore; nous tâcherons d'avoir une seconde conférence avec Mr. votre père: mais, Mademoiselle, à quoi nous autorisez vous? si tout pouvoit dépendre encore de votre volonté libre? Si vous redeveniez absolument maîtresse des événemens?.... Il ne faut rien prévoir; l'espérance même est défendue: est-ce qu'il sera impossible de vous voir? est-ce que des amis seront sans accès auprès de vous? n'avez-vous besoin d'aucune consolation? vos domestiques nous rendent fort mal l'état où vous êtes; je n'ose en dire davantage dans ce moment; j'ignore même si ce que je dis ici vous parviendra. Je suis bien malheureux, Mademoiselle.......Je ne puis plus vous rien dire, ma chère amîe; la nuit est presqu'écoulée; je ne sais ce que j'ai pensé; je vous quitte; je reprendrai ma lettre dès que je le pourrai. Mercredi au soir à 10 heures. Je ne vous dirai qu'un mot ce soir; j'ai dîné avec Mr. de la Hausse. Mon Dieu! ma chère amie!... Jeudi matin. J'ai plus de force ce matin, j'ai beaucoup de force; je n'ai plus d'abattement dans l'ame; je ne craindrois pas les choses les plus effrayantes; je voudrois même affronter les plus grands dangers, je voudrois les chercher; j'ai honte de ma foiblesse: je ne veux pas me laisser abattre par un événement de ma vie; j'aurai le courage d'être malheureuse; je saurai m'élever au-dessus du sort qui me persécute: je veux montrer un front serein, & ne pas mandier l'intérêt & la compassion. Eh bien, je serai une femme comme tant d'autres; je n'aurai point de sentiment à moi; je me traînerai sous un joug pesant, qui m'asservira; j'attendrai la mort dans la sujettion & dans les peines; je ne saurai pas seulement si j'ai des vertus. Mais, mon Dieu, si c'est avec la Hausse! & mon courage s'évanouit; aidez moi à le rappeler; j'en ai besoin; tâchez de m'en inspirer encore; il en faudroit bien moins s'il ne falloit que mourir, je ne suis pas assez heureuse pour avoir le choix; je sens que ma lâcheté augmente mes maux; hier fut un jour de supplice; je me laissai aller à tous les tourmens du désespoir; je cherchois les souffrances, j'aurois voulu déchirer mon cœur; le tems s'est écoulé, & je souffre encore, & mon existence se prolonge sans soulagement, sans espérance, & ma vie soutient tous mes maux. Hier donc je m'y livrai entièrement, il me sut impossible de voir personne que Mr. de la Hausse, je ne pouvois étre qu'avec mon bourreau, & il a bien su prolonger mon supplice: on avoit communiqué l'affreux mariage à mes parens les plus proches: ils vinrent; je ne pus les voir, pas seulement ma tante Bonval. J'ai horreur des consolations; & si c'étoient des félicitations, je pourrois maudire la bouche qui les prononceroit. Je reçus plusieurs lettres, plusieurs billets; je ne voulus pas les ouvrir: je me levai pour cet horrible diner; je ne vous le dirai pas, laissez-moi l'oublier. Je revins dans ma chambre; je m'enfermai, je me mis au lit; je dis que j'étois malade; je ne consentis à revoir mon pere & ma mere qu'à dix heures du soir. L'épuisement, la fatigue du chagrin m'ont procuré plusieurs heures de sommeil; je me suis réveillée avec un sentiment absolument différent de celui que j'avois hier; je n'ai vu dans ma cruelle situation que la nécessité de sauver mes parens, & la possibilité de les arracher à la honte & à la misère: j'ai rougi de ma lâcheté; je me suis reprochée d'avilir mon action par les apparences du désespoir, & de remplir mon devoir en faisant souffrir ceux qui en étoient les objets. Si mon père eût été heureux dans ses entreprises, c'est moi qui aurois jouï de sa fortune; si je reste seule malheureuse, ce doit être une douceur pour un cœur généreux, & je veux montrer que le mien peut l'être. Je me suis levée avec ces idées; j'ai eu des regrets d'avoir fui hier tout le monde: je me suis habillée & coëffée mieux que je ne l'ai été depuis long-tems: j'ai cherché à cacher ma paleur: je me suis occupée d'Henriette; je lui ai fait des caresses que je ne lui avois pas faites depuis long-tems, & que cet enfant a si bien senties ensuite j'ai regardé toutes les cartes de visites que l'on m'a apportées; jai lu tous les billets que j'avois reçus; il y en a à-peu-près de toutes nos amies; je ne sais pas trop ce qu'elles disent: les Clissi sont venus le matin & le soir, & ils m'ont écrit; ce sont les seuls qui disent quelque chose: il y a aussi une lettre de Mr. de Marville, & une de Mr. de St. Ange, pour celles-là, je vous les envoie; elles m'ont fait réfléchir un moment; mais à quoi servent les réflexions lorsque les faits existent. Il est bien décidé que mon père doit à Mr. de la Hausse une somme immense, au-delà de ce qu'il possede, & qu'il n'y a aucun moyen de l'acquitter. Qu'estce que pourroit l'habileté & l'intelligence de Mr. de St. Ange? d'ailleurs, je ne veux pas qu'il l'emploie, je voudrois même qu'il ne m'écrivîte plus; je ne sais comment le lui dire; je ne puis pas me plaindre ni de son zèle, ni de l'intérêt qu'il témoigne; mais je ne veux plus penser à rien; il faut tout oublier. J'avoue dans ce moment, ma chère amie, que j'aurois trouvé de la douceur à être aimée par lui; son ame sensible & délicate auroit senti tous les sacrifices que l'on auroit pu faire pour lui; il n'auroit pas consenti à être seul heureux. Mais où vais-je porter mes idées? elles se ressentent de la situation où je me trouve; vous le comprendrez. J'ai été interrompue par mes parens, qui sont venus auprès de moi de fort bon matin: ils ont été surpris de me trouver levée, habillée & coeffée; ils me croyoient malade: je leur ai montré un visage serein & tranquille; ils m'ont fait des amitiés tendres; je leur ai fait des caresses, & j'ai arrêté quelques larmes qui venoient dans les yeux de ma mère; ils m'ont entraînée pour déjeûner avec eux: tout a été communiqué hier. Il viendra beaucoup de monde aujourd'hui: je verrai tout le monde, mes amis, mes connoissances. Ma chère amie, je me sens une force & un courage de lion; je n'aurai point l'air malheureuse; je serai calme, indifférente; on verra, on parlera, on raisonnera comme on voudra. Mon père est obligé d'aller à notre campagne; il a des papiers importans à prendre dans son bureau; ma mère veut aussi avoir des choses qu'il faut que je lui rapporte; j'irai ce soir avec mon père: je sens quelque répugnance à monter dans ce carosse; il me semble qu'il appartient à quelqu'un d'autre, & qu'il est le fruit de la vanité: mais enfin il faut bien s'en servir; on fermera les stors, on ne me verra pas, & aujourd'hui j'ai du courage. Voilà ma tante; dans quelques heures je viendrai fermer ma lettre. Je vous laisse avec celles que je vous envoie aujourd'hui; j'en attends une de vous. Marville à Mlle. de Germosan. Vous refusez de voir vos amis, mademoiselle; craignez-vous leur sensibilité; ou croyez-vous qu'ils en manquent. Je ne parlerai pas de la mienne; je dirai seulement que dès que j'eus appris l'événement qui nous désespère, je courus auprès de Mr. votre Père; je le conjurai de m'instruire de l'état réel des choses, il s'y refusa & ce ne fut qu'avec beaucoup de peine, que j'obtins la permission d'en parler à Mr. de la Hausse; auprès de lui j'en avois le droit, à cause de certains services que je lui ai rendus; il ne voulut d'abord, ni m'écouter, ni me parler: il me dit que tout étoit arrangé avec Mr. de Germosan, que les engagemens étoient pris, qu'il ne demandoit rien à personne, & qu'il n'avoit rien à dire, ni à confier; ce nefut qu'après des sollicitations un peu pressantes, qu'il me dit que Mr. de Germosan avoit voulu faire une spéculation très-considérable, sur un objet dont il avoit la plus grande opinion; que lui s'étoit chargé de la commission, & que par la nature des arrangemens, & les succès ayant été contraires, Mr. votre Père perdoit & lui restoit de voir une somme immense, & à laquelle sa fortune ne pouvoit suffire, mais que tout pouvoit se réparer & se répareroit, que personne n'avoit que faire de s'en mêler. Je lui demandai s'il avoit fait réellement la commission de Mr. de Germosan, s'il avoit acheté pour lui & en son nom, l'objet de la spéculation; il m'a dit que les objets étoient en dépôt chez les commissionnaires à Paris, qu'il en avoit les reconnoissances sous le nom de Mr. de Germosan; il ajouta qu'il les remettroit contre le prix de en ce qu'ils avoient coûté: j'en ai parlé avec Mr. de St. Ange; il connoît ces sortes de choses, il les a vues de près à Paris, il s'en est occupé comme beaucoup de ses connoissances, mais il n'a jamais rien voulu prendre sur son crédit: sur le compte que je lui ai rendu de ce qu'avoit dit Mr. de la Hausse, il a entrevu quelqu'espérance de rétablir les affaires de Mr. votre Père, & de reparer les pertes: pour cela il faudroit deux choses; premièrement trouver des sûretés, dont la Hausse se contentât pour le moment, & ensuite que Mr. de Germosan allât à Paris, ou que quelqu'un d'entendu y fut avec sa procuration: Mr. de St. Ange a dit tout de suite qu'il se chargeroit de cette commission sans peine, & que même il pouvoit promettre, sinon d'effacer le mal, au moins de le diminuer beaucoup: il s'agiroit seulement, avec les efsets qui sont sous le nom de Mr. de Germosan, & avec le crédit qu'ils donneront, de faire la spéculation contraire; par une opération bien entendue & différente de celle qui a été faite, on pourroit regagner une partie & peut être tout ce qui a été perdu: mais mademoiselle, cette parole donnée, qui doit se consacrer solemnellement, & être signée après demain, ôte toute espèce de possibilité; est-ce donc votre volonté? quoi? vous signeriez! je ne puis le croire. Mme. votre mère, à qui j'ai osé en parler librement, m'a dit que c'étoit un huissier qui avoit paru au milieu de vous, qui vous avoit effrayée, & qui vous avoit fait donner votre consentement; je me suis informé de cet huissier, il n'étoit chargé d'aucune exécution, il alloit simplement communiquer un titre à Mr. de Germosan & il n'étoit employé que par le procureur de Mr. de la Hausse: peut-être le procureur avoit-il l'intention de vous effrayer, mais Mr. de la Hausse avoit regardé votre billet comme venant de votre libre volonté, & comme un parti pris sans peine par toute votre famille; il ne s'attendoit même point à une si prompte décision: c'est ce que j'ai su de l'huissier & du procureur; ils croyent que c'est vous qui choisissez Mr. de la Hausse pour votre époux, & ils le lui ont persuadé: nous avons bien vu que cette persuasion le rendoit plus doux & plus tranquille. Nous avons cru, mademoiselle, devoir conférer sur tous ces objets avec Mr. de Clissi votre parent & votre ami; il est venu tout de suite avec nous chez Mr. de la Hausse, il lui a promis toutes les sûretés qu'il pouvoit désirer; nous avons offert de lui donner toutes celles qu'il voudroit; il nous a dit qu'il ne demandoit aucune sûreté, qu'il avoit celle qu'il souhaitoit; il comptoit que les choses iroient comme elles avoient été arrangées. Nous avons modéré notre colère, dans la crainte de rendre les choses plus difficiles: nous sommes venus chez Mr. votre Père, nous l'avons conjuré de nous regarder comme des amis qui méritoient sa confiance. Mr. de Clissi a dit les choses les plus touchantes pour l'engager à nous instruire du fond de ses affaires, & à nous révéler tout ce qui regardoit un mariage impossible à croire. Mr. votre Père paroît se soumettre paisiblement à la nécessité de sortir d'embarras, & de s'affranchir de la sujettion où il se trouve; le chagrin, les regrets, le désespoir l'ont abattu, il attend avec la plus vive impatience le moment qui doit le libérer, il n'a pas la force de prendre une autre résolution; nous n'avons rien obtenu de lui, & vous, mademoiselle, vous ne dites rien, vous ne répondez rien: cependant il n'y a pas cinq jours... rappelez-vous ce moment, vous avez de la force dans l'esprit, & votre ame sentoit vivement: tout cela ne peut être perdu, j'espère encore quelque changement d'ici à cette terrible signature, nous avons deux jours, & peut-être d'autres, jusqu'à la dernière fatalité; ceux qui vous aiment ne seront pas tranquilles pendant ce tems, mes sentimens & mon respect seront toujours inaltérables. St. Ange à Mlle. de Germosan. C'est en vain, mademoiselle, que je veux captiver mon désespoir, chaque instant ajoute au tourment que je souffre; vous ne dites rien, vous ne répondez point, vous vous cachez à tout le monde excepté à ..... je ne peux écrire cet horrible nom. Vous paroissez être d'accord avec votre famille pour terminer un événement incroyable, & cela peu de jours après ..... non, mademoiselle, cela ne se peut pas; cet homme a beau assurer sa vie, en tenant vos parens dans la dépendance de ce qu'ils lui doivent; il est des moyens de le repousser & de rompre les engagemens que l'on a pris avec lui; mais j'en reviens toujours à vous, mademoiselle; cette parole que vous avez donnée, on dit même que vous l'avez signée, & que vous la signerez encore dans deux de jours: quoi! vous auriez cette force? & votre cœur n'a pas arrêté votre main! il ne l'arrêtera pas encore! & jusqu'au bout, vous serez la victime d'une erreur malheureuse? & il faudra que j'immole ma vie & les sentimens que vous m'avez inspirés, & la seule lueur d'espérance & de bonheur qu'il fut pour moi. Marville, le respectable Marville employe son habileté, ses lumières, à chercher des moyens d'éloigner une aussi cruelle catastrophe; elle seroit affreuse pour vous, mademoiselle; laissez-moi le croire, au moins ne vous opposez pas aux travaux de vos amis, on ne veut que vous rendre votre liberté; vous choisirez alors les maux que votre cœur voudra faire, & il faut vivre sans vous voir! sans vous approcher? sans rien recevoir de vous? Je ne pourrois pas soutenir long-tems cet état douloureux; je respecterai vos défenses, vos ordres, autant que je pourrai; mon respect est bien grand, mais je ne promets pas qu'il puisse aller jusqu'à suivre long-tems votre volonté sur mon éloignement; pourquoi n'oserois-je pas encore parler de mes sentimens? ils ne finiront jamais. Ma chère amie, j'ai lu ces deux lettres avec ma tante; je ne puis repéter tout ce qu'elle m'a dit, elle ne voit plus qu'une possibilité, & c'est la plus affreuse. J'ai voulu m'en assurer davantage; j'ai supplié mon père de me dire encore positivement l'état précis de nos affaires; il m'a montré des comptes, des papiers, les engagemens avec Mr. de la Hausse; l'erreur sur les spéculations a été prodigieuse; elle a entraîné tout ce que nous possédons, tout le bien que nous avions, & mon père reste devoir à Mr. de la Hausse plus de deux cent mille livres. Je n'ai plus rien dit; je suis revenue auprès de ma tante, je ne pouvois parler, le désespoir m'étouffoit: le soir mon père est venu me dire que Mr. de la Hausse demandoit, exigeoit que la signature du contract fut accélérée d'un jour, qu'elle se fit demain; & c'est ce contract qui doit nous sauver: la plume me tombe des mains...... J'ai vu dans le jour quelques personnes. Quelques unes de mes amies se sont empressées de venir me voir, je les ai reçues: il est survenu à mon père des affaires importantes, il ne peut aller à la campagne, & il a un besoin pressant de ses papiers; je vais partir dans le moment avec une femme de chambre pour les aller chercher, je n'ai que le tems de fermer ma lettre. Je r'ouvre ma lettre pour vous dire que dans cet instant je reçois la vôtre: mon cœur l'attendoit avec impatience, elle me peint votre ame; non, ma chère amie, il n'y a aucune ressource, vos consolations ajoutent à mon désespoir, je relirai encore votre lettre en allant à la campagne; je n'y verrai que vos sentimens, ils seroient une douceur pour moi, si mon ame étoit capable de sentir autre chose que mon tourment; adieu ma chère amie, soyez heureuse & moi demain..... grand Dieu! LETTRE LXVII. Mme. Dubour à Laure. MA chère amie, j'ai frémi aux premiers mots de votre lettre, ensuite j'ai pleuré amèrement; le même coup de foudre nous a frappées toutes les deux; non, vous n'êtes pas plus malheureuse que moi, je sens votre malheur comme vous; j'étois seule lorsque j'ai reçu votre lettre, Mr. Dubour est rentré, il a été effrayé de l'état où il me voyoit, il a voulu venir à mon secour, je lui ai dit, lisez & laissez-moi mon chagrin; non mon amie, cela ne se peut pas, cela ne se pourra jamais: quoi! ma tendre amie, ma chère Laure ruinée & la femme de Mr. de la ..... cela est impossible, il ne sera pas si aisé de faire le malheur d'une pauvre femme, vos amis, vos parens viendront à votre secours, ils forceront cet homme d'attendre, de se contenter de suretés; il est vrai que des dettes, qu'une si grosse somme d'argent .... les créanciers ont des droits que l'on ne peut pas gêner, mon Dieu! que vous êtes à plaindre! je voudrois voler auprès de vous, des maux attachés à mon état m'en empêchent; je veux vous envoyer Mr. Dubour, il ira, s'il y a la plus petite apparence qu'il puisse vous être de quelqu'utilité; il vous portera tout ce que nous avons; disposez en, ma chère amie. Que je souffre d'être si éloignée de vous! venez auprès de moi; ensemble, nous serons encore heureuses: je ne sais ce que je vous dis, je ne veux faire aucune réflexion, j'attendrai votre seconde lettre: je voudrois mieux connoître ce Mr. de la Hausse, il calcule toujours & il a calculé mon amie: il croit faire un sacrifice, comme si le bonheur de la posséder pouvoit s'estimer; je ne le hais pas de savoir le sentir, & de renoncer à ce qu'il a de plus cher pour l'obtenir, c'est un sentiment dont je ne l'aurois pas cru capable; mais je le hais de n'avoir pas de quoi se faire aimer, il déplaira toujours & toujours mon amie sera malheureuse: je crois qu'il a 4 ou 5 ans de plus que Mr. Dubour, si ce n'étoit que cela ..... sa figure est peut-être bien désagréable, & encore c'est peu de chose que la figure, on ne compte guère celle des maris, s'il étoit bien raisonnable; mais sûrement il sera bien exigeant, bien despotique, & il y a beaucoup à souffrir à faire la volonté d'un homme qui n'est pas aimable; s'il étoit assez bon, s'il aimoit assez sa femme pour chercher à se faire aimer, mais c'est ce qu'il ne saura pas faire, toutes ces réslexions me mettent au désespoir; ma chère amie, je ne puis croire que ce mariage se sasse; si cela arrive, quittez votre ville & venez auprès de nous, ici on aura de la considération pour votre mari; nous dirons du bien de lui, je prendrai votre parti, nous lui ferons faire tout ce que nous voudrons, Mr. Dubour lui servira d'exemple, & la comparaison sera toute en votre faveur, nous vivrons ensemble & avec vos vertus & vos qualités, nous trouverons encore bien des momens de douceur; ce projet n'est point impossible; si vous êtes capable d'en faire, mettez le au nombre des choses qui peuvent amener quelque distraction, faites en parler dès à présent à monsieur de la Hausse, il va avoir peut-être des ennemis, & il ne sera pas fâché, je pense, de s'en éloigner: je vous dis, ma chère amie, tout ce qui me vient dans l'esprit; si vous voyiez tout ce qu'il y a dans mon cœur, vous verriez combien je partage vos malheurs, je ne puis y penser sans répandre des larmes, & je ne puis rien faire, rien vous dire, qui vous soit utile! J'attends votre seconde lettre avec la plus vive impatience, je veux aller auprès de vous dès que je le pourrai, je voudrois vous arracher, vous enlever, à tout ce qui vous tourmente; je ne vous quitte pas un instant, ma tendre amie: je vous tends les bras & je vous serre contre mon sein. LETTRE LXVIII. Laure à Mme. Dubour. J'AI lu & relu votre lettre, ma chère amie, à chaque fois je me suis promise d'en suivre les insinuations & les conseils; je l'ai lue d'abord dans la voiture en allant à notre campagne. Un seul objet me guide & me dirige; il faut sauver mes parens, empêcher que la fin de leurs jours ne soit cruelle & malheureuse; & plus que tout cela encore il faut sauver notre honneur, & alors je me sens la force de souffrir tous les maux, d'endurer toutes les peines; je me représente tous les tourmens que je pourrois supporter. J'avoue que Mr. de la Hausse me paroît le plus grand de tous, c'est celui qui demande le plus de force, & je crains qu'elles ne m'abandonnent. Dès que je fus arrivée à notre compagne, comme je vous le disois l'autre jour, je fis les différentes commissions que mon père & ma mère m'avoient données, j'envoyai la femme de chambre en exécuter quelques unes dans le voisinage, j'emploiai le fermier & sa femme à faire des arrangemens dans la maison: ce ne fut qu'au bout de quelques heures que je me retirai dans ma chambre; j'éprouvai un vrai serrement de cœur & je m'abandonnai aux réflexions les plus tristes dans ce fauteuil & à cette place que vous aimiez: je me rappelai notre vie heureuse & tranquille, les momens que j'ai passés avec vous; pour me défendre du désespoir que je sentois dans l'ame, j'eus recours à votre lettre; j'en pesai tous les mots, je voulois en saisir toutes les idées: je voulois me rendre à vos raisons, mes efforts furent vains, & mon désespoir n'en fut que plus violent; je pleurois amèrement, le visage caché dans mes mains & dans mon mouchoir; j'entendis ouvrir la porte, je crus que c'étoit la femme de chambre, je ne voulois pas lui montrer mes larmes, he ne changeai pas d'attitude: bientôt on tombe à mes genoux; dans ma surprise, je reconnois à peine celui que j'entends, qui déplore mon malheur, qui dit les choses les plus touchantes, ses pleurs tombent sur mes mains; il exprime les sentimens les plus tendres, il jure que cet horrible événement qui nous menace ne s'accomplira pas; qu'il sacrifiera plutôt mille vies pour l'empêcher; dans mon saisissement je ne pouvois l'interrompre, je voulus me récrier sur la cruauté avec laquelle on me poursuivoit jusques dans ma retraite, jusques dans ma chambre, mille protestations respectueuses arrêtèrent mes plaintes; je marquai cependant ma surprise, mon étonnement, ma colère, de ce qu'on n'avoit pas respecté le moment où j'étois seule, & mon ame étoit cruellement oppressée, je crois qu'il en eut pitié; il me dit avec l'accent de la douleur & du désespoir; oui, mademoiselle, je suis coupable de vous avoir suivie jusqu'ici, mais dans ce moment je ne puis rien ménager, il y va de ma vie, & dans la violence de mes sentimens, je pourrois même ne pas respecter la vôtre: est-il possible que vous soyez si près du plus affreux des malheurs & que vous y consentiez? que vous ne me disiez rien, que vous refusiez de me voir? & cependant Laure, adorable Laure, le jour de cet orage..... votre cœur l'a-t-il ou blié? -- Je voudrois vous entendre, & je frémis de ce que vous me direz: je n'ai su vous inspirer qu'un sentiment trop foible, il en coûte peu aux vôtres d'y renoncer, vous êtes heureuse, vous êtes légère & je ne mérite pas que .... la douleur étouffoit ses paroles. Je voulois me lever & le prier de s'éloigner, il m'arrêta vivement; non, mademoiselle, continua-t-il avec vivacité, la nature entière ne m'empêchera pas de vous adorer toute ma vie, vous m'en avez donné le droit, & je mourrai plutôt mille fois que d'être pour toujours séparé de vous, que de supporter qu'un autre homme..... alors je l'interrompais, je lui dis qu'il n'avoit aucun droit; qu'il n'avoit pas celui de s'opposer à ce que je faisois de ma pure volonté, que j'exigeois qu'il la respecta & qu'il s'agissoit de sauver a vie de mes parens; qu'il devoit me laisser toute entière au sort auquel je me voyois soumise; que personne ne pouvoit y rien changer, que je lui demandois de m'abandonner, & que je lui défendois de me revoir jamais. Quoi! ne plus vous revoir, s'écria-t-il: être loin de vous, renoncer à votre cœur, à votre esprit, à vos vertus; oublier vos attraits, votre beauté; est-il quelque bonheur loin de vous? j'aurois plutôt renoncé mille fois à la vie: quoi! vous n'avez vu aucune douceur dans les sentimens que vous avez inspirés? mon ame remplie de la passion la plus sincère n'a rien à attendre de la vôtre; mon absence, ma mort, vous seront indifférentes? seroit-il possible, adorable Laure, dites-le moi, & je mourrai plus tranquille! .... J'avoue, ma chère amie, que cette voix qui pénêtroit mon cœur, me laissoit un sentiment que je n'avois point connu encore; il me sembloit dans ce moment que tout eut disparu à mes yeux, & qu'il n'existât plus qu'un seul objet dans l'univers; j'aurois voulu fuïr, & j'aurois été heureuse d'être seule abandonnée dans un désert; je ne sais quel attrait auroit pu m'entraîner loin de tout ce qui m'environne, & c'étoit dans quelques accompli; c'étoit le lendemain que cet horrible contract devoit être signé... Je ne sais si dans mes regards il apperçut tout ce qui se passoit dans mon ame; je me débattis; je m'arrachai de ses bras en poussant des cris, je me précipitai auprès de la porte; il se jeta à genoux au milieu de la chambre, il s'écria, les yeux mouillés de larmes, & en tendant les bras; Laure, adorable Laure, arrachez-moi la vie si vous renoncez à mon cœur, si vous méprisez des sentimens qui ne finiront qu'avec ma vie: oui, je mourrai si vous m'abandonnez.... Dans l'émotion dont j'étois agitée, & près de la porte, que je tenois ouverte, je lui dis: oui, St. Ange, je vous aime, vous êtes le seul homme que je puisse aimer jamais; mais demain je serai à Mr. de la Hausse, & jamais je ne vous reverrai. Dans le mouvement du désespoir, je m'enfuis, & j'allai m'enfermer dans la chambre où travailloient les fermiers. Ma femme-de chambre revint bientôt; je fis mettre les chevaux, & je quittai notre campagne le cœur déchiré. J'étois dans une situation cruelle & douloureuse; je ne réfléchissois qu'avec amertume; je passois de l'abattement de la mort, à l'agitation du désespoir; un torrent de larmes succédoit au calme stupide: je ne verrai plus, disois-je en m'éloignant de notre campagne, cette demeure tranquille, je n'y serai plus heureuse; je n'irai plus dans ce bois que j'aimois; il n'y a plus pour moi de sentimens doux & tranquilles; tout le monde trouvera des consolations, & pour moi seule sera le désespoir. Mr. de St. Ange, lui, pourra être heureux!.... Tant d'autres objets!..... Votre cœur, ma chère amie, ne m'accordera-t-il pas quel-que compassion? calculerez-vous encore l'âge, la fortune, les probabilités du bonheur? Mais non, je ne veux point de pitié; que la terre entière m'abandonne; je serois fâchée qu'il manquât quelque chose à mon malheur. Un frémissement mortel s'emparoit de moi à mesure que nous approchions de la ville & de notre maison: cependant vous auriez été contente de moi, si vous aviez été témoin de la tranquillité & du sang-froid avec lequel j'ai rendu compte à mes parens de ce dont ils m'avoient chargée. J'ai remis à mon père tous les papiers qu'il souhaitoit d'avoir; j'ai fait exactement tout ce que ma mère m'avoit prescrit: ils ont reçu beaucoup de monde pendant mon absence; ls m'ont dit toutes les personnes qu'ils ont vues; ils trouvent des distractions; & moi, ma chère Sophie, & moi!..... Mon Dieu.... n'exigez pas que je vous dise tout ce que j'ai entendu dire sur les apprêts du jour de demain: on sait déjà tous les arrangemens qui se font dans la maison de Mr. de la Hausse, ses plans sur la manière de vivre sont déjà tracés; on ne m'épargne rien; j'ai tout soutenu avec constance & résignation. C'est dans ma chambre, seule avec ma chère Henriette, que je me suis livrée à tous les sentimens qui me tourmentent; j'étois soulagée de répandre des larmes devant elle. Je n'ai pas ménagé cet enfant; c'est avec une espèce de plaisir que j'ai eu la cruauté d'émouvoir sa sensibilité; c'étoit une douceur pour moi de la voir pleurer; ses larmes se sont melées avec les miennes; je lui ai dit, je lui ai répété que j'étois malheureuse, que j'en mourrois, & ses bras m'ont serré avec une tendresse si expressive, que mes maux en auroient été adoucis, s'ils pouvoient l'être. Mais, heureux enfant! elle s'est endormie sur mes genoux, au milieu de son affliction. J'avois aussi besoin de sommeil & de repos; je le cherche en vain: ce n'est qu'en écrivant à mon amie, que je parviens à calmer mon agitation, & la nuit est bientôt écoulée: je crois, ma chère amie, que je ne vous écrirai plus: demain aurois-je la force de vous dire ce qui se sera passé? je ne le crois pas: cependant comme aujourd'hui ce n'est pas un jour de courier; je ne fermerai ma lettre que demain ou après-demain; je la daterai, je vous dirai adieu, & vous en conclurez que votre amie est perdue pour toujours. Adieu, jusques à demain au soir: aimez encore votre malheureuse amie jusqu'à ce moment.Dieu soit béni! Ce soir je puis vous dire quelque chose, ma chère amie, avant que de fermer ma lettre. Il est quelquesois des repis pour les malheureux. Ce matin, Mr. de Clissi, Mr. de Marville & Mr. de St. Ange ont tant travaillé avec Mr. de la Hausse, qu'il a été obligé de consentir à un renvoi de quatre semaines: on a donné des sûretés pour tout ce qui pourroit arriver pendant ce tems-là: les intérêts, les retards seront payés: cet excellent Marville a prodigieusement travaillé. Ma mère est venue d'abord me dire quelque chose; ensuite lui-même m'a appris & m'a expliqué ce qui s'étoit fait. Quand il a paru à la porte de ma chambre, j'ai été à lui avec empressement: j'aurois voulu lui témoigner toute l'amitié que je sentois pour lui. Nous nous sommes assis; il vouloit parler, & nous avons pleuré ensemble sans rien dire: il m'a dit, quand nous avons été plus tranquilles, que d'abord on avoit espéré de trouver la bonne foi de Mr. de la Hausse un peu en défaut dans ses pratiques avec mon père; mais il avoit tout si bien arrangé, qu'il étoit parfaitement à couvert de toute accusation: on pouvoit seulement lui reprocher une certaine adresse pour parvenir à ses fins. Il avoit tous les ordres de mon père par écrit; il y avoit-même pris une portion d'intérêt; mais on soupçonnoit que pour être sûr de ne rien perdre, & pour que mon père fût seul engagé, il avoit fait la spéculation contraire pour son compte seul: il avoit accepté les engagemens de mon père, persuadé que sa fortune pourroit à-peu-près y suffire, & que tout seroit compensé en épousant sa fille. C'étoit mon père qui, excité par ses premiers succès & par l'exemple de quelques personnes, avoit prodigieusement hasardé dans un fond qui étoit tombé tout d'un coup & contre toute espérance. Aujourd'hui il s'agit, avec les effets qui sont sous le nom de mon père, d'entreprendre quelque chose qui répare les pertes: il faudroit faire une spéculation différente de celle qui a si mal réussi, & au moyen de laquelle on pourroit acquitter ce qui étoit dû à Mr. de la Hausse. Je ne vous expliquerai pas bien tout cela; j'ai bien écouté, mais j'étois plus occupée à bénir mes sauveurs, qu'à chercher à comprendre: je sais seulement que pour faire les opérations nécessaires, il faut que quelqu'un se rende à Paris. Dans la situation des choses, mon père ne le peut pas, il auroit l'air de fuir, les autres créanciers s'y opposeroient. Monsieur de Marville a des affaires qui l'attachent ici, & il n'entend rien à celles-là. Mr. de St. Ange les connoît parfaitement; il en a même pour son compte, dans ce moment, qui exigent sa présence. Il est décidé d'aller à Paris. Quoiqu'il arrive, il demande avec instance d'être chargé des affaires de mon père; il n'a pas été possible de refuser: on a pris toutes les mesures nécessaires, & il part demain. C'est demain que Mr. de St. Ange s'éloigne, qu'il nous quitte; mais il me semble qu'il se rapproche de nous. Je ne veux pas me permettre une seule idée sur l'avenir, pas le plus petit mouvement à mon imagination; je serai sourde & aveugle à toute espèce de pénétration. C'est un mois que Mr. de la Hausse accorde à ses débiteurs insolvables; c'est pendant un mois qu'il suspend ses prétentions: je respirerai quelques momens, & voilà tout. J'ai le chagrin que mes parens ne témoignent pas une grande satisfaction de ce changement: ils prévoient une diminution dans leur sortune, & ils s'étoient déjà accoutumés au moyen de conserver celle dont ils jouissent. Je ne puis pas les condamner: ils n'ont pas mon sentiment; ils ne le connoissent pas. La répugnance que j'ai témoignée ne mérite pas à leurs yeux une bien grande considération; ils ont raison sans doute: aujourd'hui le bonheur des mariages est si fort soumis à la fortune! & Mr. de la Hausse est à leurs yeux comme tant d'autres maris choisis par convenance: il est raisonnable, il ne fait point souffrir leur amour propre, il est flatté d'épouser leur fille, il en a même de l'orgueil; il ne leur en faut pas davantage: ils peuvent croire que je serai heureuse. Les revers de la fortune rendent facile sur les moyens. Il est venu cet après-midi, Monsieur de la Hausse; je l'ai vu, je crois que je lui ai parlé: en vérité, je l'aimois d'avoir accordé ce renvoi: je pense qu'il a cherché à voir si j'en étois bien aise; il n'aura pas été content; j'en ai jugé par certains regrets qu'il a témoignés à mon père. -- Enfin, ma chère amie, ces quatre semaines dont ma vie est prolongée, je ne sais comment j'en jouirai; mon ame a été si tourmentée de ce qui s'est passé, que je ne sais de quelle jouissance elle est susceptible: la seule chose que je désire en ce moment c'est la plus profonde retraite. Je voudrois pouvoir oublier l'univers entier & attendre. Mes amies demandent à me voir; elles m'écrivent; mais tous les objets ordinaires de la société se sont si fort éloignés de moi, que je ne les apperçois plus. Qu'est-ce que j'entendrois? rien de ce qui conviendroit à mon cœur; des conjectures, des flatteries, des raisonnemens: je verrois l'amitié que l'on a pour moi; mais la manière dont elle seroit exprimée me feroit souffrir: je verrois que l'on s'occupe beaucoup trop de moi. En vérité, je ne puis encore être que malheureuse! comme ma vie s'est cruellement arrangée! & je croyois que j'en serois la maîtresse. Empêchez-moi de penser, je vous en conjure, ma chère amie. Mr. de St. Ange part demain dans l'aprèsmidi, je ne le reverrai pas; cependant mon sort est entre ses mains. Ne trouvez-vous pas cette circonstance bien singulière? il employera pour nous ses lumières, son habileté; il faudra aussi qu'il ait du bonheur. Enfin, il faut bien des circonstances différentes pour qu'il y en ait d'heureuses! & après cela quelle sera notre reconnoissance? Encore un coup, il ne faut pas y penser; laissons écouler ces quatre semaines; c'est un tems bien court; je le laisserai passer je crois, sans vous écrire; qu'est-ce que je vous dirois? il me semble qu'il ne peut plus rien m'arriver; les grands maux auxquels on échappe rendent insensible à ceux qui les suivent. Cet excellent Clissi est un ami & un parent bien respectable, bien généreux: avec quelle chaleur il s'est employé pour nous; il vouloit donner tout son bien pour que la liberté nous fût rendue: il tâchoit de faire croire à la Hausse qu'il devoit chercher mon consentement, plutôt que de m'obliger par la force; il lui conseilloit de commencer par donner à mon père du tems & des facilités pour s'acquitter, & ensuite seulement de lui demander sa fille: c'est lui qui a déterminé le renvoi: il est des hommes vertueux qui font que l'on se r'accommode avec l'humanité. Cette nuit je pourrai goûter quelque repos: je puis espèrer un peu de sommeil, & vous aussi, ma chère amie, soyez plus tranquille: il y a long-temps que je suis avec vous, & je vous quitte avec peine: adieu, ma chère amie. LETTRE LXIX. De la même. COMMENT pourrois-je cesser de vous écrire, ma chère amie: j'ai toujours besoin de vous parler, de vous dire tout ce que je pense, tout ce qui se passe autour de moi; je ne pourrois pas y renoncer sans souffrir. Je me défie toujours de l'idée que vous laisse ma dernière lettre, & je voudrois la justifier par une autre. Je voudrois ménager votre amitié, & je la mets à l'épreuve par tout ce que je souffre, & par tout ce que je vous écris. Je voulois, y renoncer & cesser de vous entretenir de mon triste sort. Je l'ai essayé pendant dix jours, & je ne peux pas laisser passer le onzième sans être avec mon amie. Vous voudriez peut- être que je vous transportasse tout de suite au bout de ces quatre semaines, & moi, je crains d'y être: mais enfin elles s'écouleront, il faut soutenir ce tems pénible; c'est une longue souffrance que je dois supporter: nos malheurs & notre situation sont connus du public, on s'en est occupé, on s'en occupe encore, on a fait des conjectures, on a dit des circonstances, on a jugé, condamné: ce qui nous en est revenu n'étoit jamais une suite de la vérité & de la justice, & étoit presque toujours affligeant. Je me suis absolument refusée à en parler confidemment à mes amies & à mes connoissances: je n'ai point voulu les voir en particulier; je les ai toujours reçues devant mes parens; elles m'ont donné des marques d'amitié & d'intérêt: j'ai pleuré avec Madame de Clissi, avec Madame d'Arsilly; j'ai écouté Madame de Taninge; toutes m'ont donné des conseils, m'ont fait des offres, ont cherché à me consoler, comme le cœur & l'esprit le leur dictoit: j'ai vu leurs intentions & elles ont vu ma sensibilité: j'ai redouté Mademoiselle de Mirfor; heureusement j'ai pu ne l'entendre qu'une fois; j'ai témoigné l'envie & le besoin d'être seule; j'y ai même intéressé ma santé, & insensiblement on me laisse la liberté de suivre cette disposition. Mes parens voyent aussi tous les jours moins de monde; l'empressement de les consoler, d'être avec eux, se rallentit. Nous commençons à être seuls le soir, & j'avoue que c'est le moment où je suis le moins malheureuse, où je goûte quelque tranquillité. Le malheur nous a rapprochés, nous sommes cependant ensemble sans être encore bien à notre aise: il y a entre nous de longs silences; mon père a des momens de peine & d'affliction très-cruels; nous tâchons de l'appaiser, mais nous ne trouvons pas des moyens bien efficaces. Mr. de St Ange est parti le jour que je vous l'avois dit; il passa une partie de la matinée avec mes parens, & surtout avec mon père: j'avois envie d'être avec eux: il me sembloit que je devois témoigner quelque chose: plusieurs fois je fus jusques à la porte de la chambre; je ne sais quelle crainte m'empêcha toujours d'entrer: je craignois, je pense, d'être indiscrète: il me sembloit aussi que c'étoit pour la derniére fois de ma vie que j'avois vu Mr. de St. Ange la veille à notre campagne, & je voulois m'en tenir à ce parti. J'entendis lorsqu'il sortit, je crus même entendre la voiture qui l'emmenoit, ce ne fut pas sans émotion. Dans ce moment ma semme de-chambre m'annonce Mr. de St. Ange; il la suit, & il paroît en même-tems qu'elle. Je lui dis tout de suite que je ne pouvois pas le recevoir chez moi, & que j'allois le conduire chez ma mère, & nous y passâmes. Il trouva le moment, en y allant, de me dire. -- J'espère, Mademoiselle que je pourrai au moins vous écrire: je répondis que ce seroit mon père qui ouvriroit ses lettres. La visite se passa en complimens & en remercimens; elle fut très-courte: il partit; il avoit l'air extrêmement ému, & je fus m'enfermer dans ma chambre. Je remarquai que ma mère nous regarda beaucoup; nous avons parlé de lui depuis son départ quelques fois, mais seulement comme d'un ami chargé d'une commission importante pour nous. Je m'en suis entretenue avec Mr. de Marville; il a toujours la même discretion; lorsque nous sommes tous ensemble il ne parle jamais de notre situation qu'avec un attendrissement vraiment touchant; il a l'air d'en souffrir autant que nous; il a aidé à mon père pour tout ce qui regarde la commission de Mr. de St. Ange; il espère que l'on parviendra à se dégager de Mr. de la Hausse, & il ne se permet ni réflexion, ni conjecture; c'est un ami vraiment généreux: on dit qu'ils sont si rares; ne sommes-nous pas heureux d'en avoir un qui le soit autant que lui. Mr. de St. Ange, je crois, ne peut pas lui être comparé. Mr. de Clissi est notre parent: nous recevons les preuves d'amitié & d'intérêt que l'on nous donne avec les sentimens qu'elles méritent, sans chercher les motifs auxquels nous les devons. Je ne sais jusqu'à quel point notre situation sera sauvée, mais au moins nous aurons trouvé des amis sensibles qui sont venus à notre secours, & qui, sans faire de grands sacrifices, nous ont fait voir ceux dont ils sont capables. Sur ce que mon père nous laisse entrevoir, il paroît que notre fortune éprouvera une très-grande diminution, même en espérant beaucoup des opérations de Mr. de St. Ange: si nous ne sommes que pauvres, nous pouvons encore être heureux. Je plaindrai mon père qui s'étoit livré à l'espérance, & qui verra évanouir des projets dont il croyoit être sûr; il s'étoit conduit en conséquence, & l'erreur lui paroîtra cruelle. On a parlé de vendre notre campagne, je crois même que l'on est venu en faire la proposition à mon père; je ne sais point le parti que la nécessité le forcera de prendre; il voudroit au moins vendre une maison de paysan, que nous avons dans le fauxbourg de la ville, & à laquelle sont attachés un petit jardin & quelques vignes. Ce qui se passera dans les fonds de France décidera de notre état. Il faut attendre que le tems, où nous serons forcés de réaliser & de tirer parti de ce que nous avons, soit révolu.J'éloigne l'idée de Mr. de la Hausse, tous les jours elle s'affoiblit; mes parens le ménagent encore: je ne puis plus croire que nous dépendions de lui. Ma tante me fait toujours des exhortations là-dessus, je ne l'écoute pas; elle m'oblige à des égards aux-quels j'ai beaucoup de peine à consentir: elle est très-souvent avec nous, ma bonne tante; ily a long-tems que je n'ai pas été seule avec elle: dans ce moment je vous quitte pour la recevoir. Adieu, ma chère amie. LETTRE LXX. St. Ange à Marville. De Dijon le 10 Aoust Mon cher ami, je suis obligé de m'arrêter ici quelques heures, & je les emploie à t'écrire. Je ne sais si tu t'es apperçu que dans le nombre des affaires dont nous nous sommes occupés jusqu'au moment de mon départ, il n'a pas été question de celle qui est pour moi la plus importante. Nous n'avons rien dit de Mlle. de Germosan; nous n'avons pensé qu'à la fortune de ses parens; & cependant depuis cet orage;...... depuis que tu as été témoin de ce qui se passa alors, nous aurions pu en dire quelque chose. Quoique nous ne nous soyons pas communiqué nos pensées, je vois qu'elles se sont rencontrées; c'est le privilège de l'amitié, de s'entendre sans se dire tout. Il est certaines idées fondamentales qui, sans être articulées, sont admises par les caractères qui ont entr'eux de la conformité: ce sont leurs résultats qui forment les liaisons. C'est ainsi qu'entre deux personnes il nait une intelligence qui n'eût jamais existé, s'il eût fallu avouer ses principes & toutes ses pensées, & des relations commencées avec la chaleur de l'amitié; se rompent bientôt, si l'on est forcé de revenir de l'opinion & de l'estime que l'on avoit accordées d'abord: on est séduit par une écorce qui plaît, on suppose les qualités & les sentimens que l'on désire & que l'on posséde soi-même, & l'on est rejeté bien loin par une expérience qui ne laisse que l'indifférence & le mépris: cette erreur est toujours cruelle. Heureux les êtres dont la sensibilité du caractère se prête à tout, s'accommode à tout, & ne s'attache à rien! Légèreté & amour de soi-même, sont peut-être les vrais ingrédiens du bonheur. C'est une vérité contre laquelle le cœur se révolte d'abord, & qu'il parvient ensuite à pratiquer sans se l'être proposée. Ce n'est pas ainsi que je veux qu'il en aille entre nous. Je me suis attaché essentiellement à toi; je n'ai pas voulu qu'une erreur dérangeât notre amitié: je t'ai dit ma façon de penser; je t'ai fait connoître mes principes, & tu m'aimes encore; moi qui suis le témoin & l'objet de tes vertus, je t'aime, je te vénère; mais qu'est-ce que nos principes? avec l'ame la plus forte, peut-on se flatter de r s'en écarter jamais: ils tiennent aux circonstances, à notre tempérament, à notre bile; & la sublime raison humaine croit avoir assez fait si elle trouve des motifs qui justifient ce que la passion ou l'intérêt personnel lui ont fait faire. Je croyois bien dans mes premières années avoir rangé ma vie sur la sensibilité de mon cœur; ensuite j'ai cru que pour être heureux, je n'avois qu'à suivre une inclination à la bienfaisance, & une facilité sur les affaires de la vie à laquelle j'étois disposée. J'avois réduit toute ma morale à faire le bien partout où je pouvois, & à prendre le plaisir où je le trouvois. Ce systême m'a assez bien réussi, surtout pendant que j'ai été à Paris: il y a trois mois que j'étois encore persuadé que ce seroit celui de toute ma vie: ton amitié étoit venue achever ce qui pouvoit y manquer. J'avois vu Mlle. de Germosan, & rien n'étoit changé; je l'ai vue encore, & ma vie n'a plus été la même. J'y ai trouvé un vuide pénible, douloureux, que je n'ai pu remplir qu'avec son idée; le plaisir n'a plus satisfait mon ame; il s'est formé une solitude autour de moi, que je n'avois point remarquée encore: il me sembloit toujours que j'avois quelqu'un à chercher, & je ne trouvois que Mlle. de Germosan; je la plaçois partout, je la supposois dans tout ce qui m'environnoit; là, j'aurois vu ses beaux yeux se fixer sur les miens; ici j'aurois entendu sa voix, ou approuver, ou me donner un conseil, ou en demander; ailleurs, j'aurois vu sa main arranger quelque chose pour le bien-être, pour le plaisir; son esprit auroit aidé le mien, mon cœur auroit senti le sien: transporté de l'idée d'être entièrement l'un à l'autre, je ne voyois plus qu'une félicité pure & parfaite, qui remplissoit mon ame de désirs & d'ardeurs, & tout le reste de l'univers s'est évanoui à mes yeux: j'ai combattu long-tems, j'ai vu son amesensible, & j'ai espéré d'être heureux sans rien changer à ma vie: mon esprit & mon imagination avoient même tout arrangé avec beaucoup de facilité! il me paroissoit que je pouvois jouir du plus grand des bonheurs, & que tout le monde pouvoit être content: je sentois bien au fond de l'ame quelques sentimens qui s'élevoient contre moi, ils furent bien forts le jour de l'orage: la tendre sensibilité de Mlle. de Germosan excita mes remords; ils l'emportèrent tout-à-fait la veille de mon départ: je sus que Mlle. de Germosan alloit à sa campagne, je la suivis, j'entrai dans sa chambre au moment où elle étoit seule; il y eut un moment où je vis ses yeux remplis du feu le plus doux & le plus pénétrant: j'étois à ses pieds, mes bras étoient autour d'elle; elle m'échappe, elle s'élance auprès de la porte, elle me dit: St. Ange, je vous aime, je vous aimerai toujours; mais demain je serai à Mr. de la Hausse! Je crus entendre la voix d'un ange qui m'annonçoit la punition terrible de mes espérances: à genoux au milieu de sa chambre, je jurai de n'aimer qu'elle, de n'être qu'à elle le reste de mes jours: elle ne m'entendit pas, mais le serment est resté au fond de mon cœur. Il est décidé que nous serons l'un à l'autre, & que la mort seule s'y opposera. Je t'avouerai que le jour de mon départ j'ai eu une conférence secrette avec la Hausse; je lui dis l'état des choses; je l'assurai que s'il abusoit des engagemens que Mr. de Germosan avoit avec lui, je lui déclarois une guerre implacable, & que je serois capable d'employer le fer & le feu contre sa vie & contre ses biens: il me dit que la force étoit pour les créanciers, & qu'il ne craignoit rien. Cependant il voulut bien me faire voir que certains soupçons que j'avois manifestés étoient injustes: il m'a montré tous les papiers, & en effet on ne peut tout au plus lui reprocher que son adresse d'avoir enlâcé Mr. de Germosan par ses propres idées, auxquelles il s'est trop livré: la Hausse auroit pu l'éclairer & le retenir, & autant que j'ai pu le comprendre, je crois qu'il a fait pour son compte la spéculation contraire à celle qu'il a fait faire à Mr. de Germosan, ensorte qu'il a à-peu près gagné d'un côté ce qui s'est perdu de l'autre; & peut-être croïoit-il acquitter sa conscience en épousant Mlle. de Germosan, & en renonçant à ce qui lui étoit dû: je suis presque persuadé qu'il renoncera à ses projets, & au moins Mlle. de Germosan sera tranquille jusqu'à la décision de ce qui se fera à Paris. Mon intention en arrivant est de m'adresser à un agent de change que je connois, qui est treshabile, qui ne se mêle autant qu'il le peut, que de ce qu'il croit être de bonnes affaires, pour ceux qui l'emploient. J'irai ensuite à Mrs. qui sont les commissionnaires de Mr. de Germosan, & qui paroissent être ses amis; ils sont aussi les commissionnaires de la Hausse. Mr. de Clissi m'a donné des lettres de crédit: j'espère qu'avec tout cela il sera possible de réparer les pertes qui ont été faites; au moins je n'épargnerai aucune mesure & aucune démarche pour y parvenir. Je ne sais si elles suffiront pour sauver la fortune de Mr. de Germosan: il a essuyé des banqueroutes: on m'a dit qu'il avoit fait d'un autre côté des spéculations qui n'ont pas mieux réussi. Je crains qu'il ne soit entièrement ruiné: il lui reste sa fille, il est assez riche; elle sera peut-être encore sacrifiée à la fortune de ses parens; elle s'en fera une vertu: ce qu'elle faisoit pour sauver leur honneur, elle le fera pour leur éviter la pauvreté. Et moi, mon cher ami, avec les sentimens que j'ai dans l'ame, je serai malheureux toute ma vie. Tu comprends avec quelle ardeur, avec quel soin je vais travailler pour prévenir ce sort. Je dois t'avouer deux choses, que je n'ai pas eu la force de te confier encore, car il en coûte toujours d'avouer ses foiblesses, surtout quand elles tiennent à des erreurs que l'on voudroit se cacher à soi-même. Il y a plus de quatre mois que j'aurois du nécessairement me rendre à Paris, pour des affaires assez importantes qui me regardent personnellement. Dans la succession de ma mère, je me suis chargé de certains contrats qui, par négligence, ont été constitués sous des noms mal indiqués, & qui ont été stipulés plus mal encore: ensorte que tout sera perdu, si la faute n'est promptement redressée. J'avois tout arrangé pour aller à Paris, dans ce temps-là, comme il est nécessaire de le faire: je comptois partir d'un jour à l'autre, & puis j'ai vu Mlle. de Germosan, & puis j'ai espéré, & puis je suis resté. Je voulois au moins emporter la certitude d'être aimé: tu mépriseras ton ami, si tu le veux; mais il osera te faire l'aveu qu'il s'attendoit à de plus grandes certitudes encore. Tu vois, mon cher ami, combien j'avois de motifs de demander avec instance de faire ce voyage de Paris. J'ai dit, j'ai répété que j'y étois appelé pour mes propres intérêts, & que ma présence y étoit absolument nécessaire; on n'a pas voulu me croire; on a voulu me regarder comme un ami capable de faire beaucoup pour les siens, & cependant c'est moi qui suis heureux d'avoir à faire quelque chose pour les autres, d'influer en quel-que manière sur le sort de Mlle. de Germosan: peut-être il est vrai que sans cela j'eus abandonné ce qui me regarde. Veuille donc le leur dire, & qu'is se dispensent de la reconnoissance; c'est moi qui leur en dois. Crois-tu qu'un jour nous puissions nous acquitter réciproquement? hélas! il est impossible d'y penser dans ce moment, & ce que j'ai à t'avouer encore t'en convaincra. Cette belle disposition à la bienfaisance s'est trouvée n'être qu'une paresseuse facilité, qui n'a point compté les moyens de la satisfaire, qui n'a point calculé les foibles ressources d'une très-petite fortune: en réduisant mon nécessaire dans les bornes les plus étroites, je me suis toujours cru assez riche, & je ne me suis refusé à rien de ce qu'on m'a proposé pour l'arrangement & le soulagement de ceux qui en avoient besoin. Je regardois comme impossible l'extrémité de satisfaire moi même aux sûretés que j'avois données pour les autres; j'étois foible & facile, & j'ai passé pour généreux. Jo perdrai cette réputation lorsqu'on saura qu'elle m'a coûté le peu de bien que j'avois. Enfin, mon cher ami, je vois le terme très-prochain où je serai pauvre & condamné. J'ai confié mes affaires à mon beau-frère; il a une exactitude rigoureuse qui mérite toute ma confiance: je lui ai laissé le soin de vendre ma campagne, en tout ou en partie: je lui ai recommandé seulement de me conserver la maison, si cela étoit possible. Après mes affaires arrangées à Paris, il doit me rester quelques petites rentes; j'aurai un toît & du pain, & c'est tout ce qu'il me faut. Voilà donc quel est mon sort actuel, mon cher ami, pauvre & amoureux, & allant travailler à la fortune de celle que j'aime. Je serois heureux de réussir, mais je n'irai pas profiter des droits que pourroit me donner mon travail, j'en suis bien éloigné. J'adore Mademoiselle de Germosan, mon ame est remplie pour elle des sentimens les plus passionnés, je ne vois point de bonheur loin d'elle; il seroit cependant impossible d'entraver la situation pénible où elle se trouve par celle où je suis, je renoncerai plutôt à tout espoir. C'est ce que je voulois lui dire quelques momens avant mon départ; elle ne voulut pas m'écouter, & l'avenir est resté couvert d'un voile impénétrable pour nous: tout ce que je puis prévoir de plus vraisemblable, c'est que le tems & l'absence affoibliront, anéantiront même chez Mademoiselle de Germosan, un sentiment contre lequel elle s'est toujours défendue, qu'elle se reproche d'avoir avoué, & qui s'opposera foiblement au sacrifice que ses parens exigeront d'elle pour rétablir leur fortune, non pas avec la Hausse, mais avec quelqu'autre homme riche qui sentira le mérite de leur fille; sans doute il s'en trouvera plusieurs: & toi, mon ami, qui sais joindre l'économie, l'habileté à la générosité, dont les sentimens tendres, délicats, généreux devroient te valoir un cœur digne du tien, pourquoi ne profiterois-tu pas des circonstances qui te sont favorables? mais ce n'est pas dans ce moment que tu sauras penser à toi, tu as sauvé ton ami d'un péril éminent; tu sauveras encore sa vie du seul malheur qu'il ne pourroit soutenir: c'est à toi que je confie les moyens de le prévenir, c'est sur toi que je me repose pour mes intérêts les plus chers; abandonne-moi cependant, dès que tu verras que je puis être seul malheureux, je m'étois voué au plaisir, je ne mérite pas de connoître le bonheur: souviens-toi seulement qu'il n'en est point, qu'il n'y en aura jamais pour moi, sans le cœur de Laure; elle a refusé de recevoir mes lettres, il semble qu'elle veuille me rendre plus malheureux, parce qu'elle a avoué ses sentimens pour moi, je n'irai point contre sa volonté là-dessus; je pourrois faire soupçonner que je crois avoir des droits à sa reconnoissance & que je veux en abuser; fais bien entendre je t'en prie que je n'en mérite aucune. J'écrirai directement à Mr. de Germosan, je ne lui parlerai que de ses affaires; avec lui je ne serai occupé que de ses intérêts, & je laisserai faire le cœur de sa fille: je ne puis pas prévoir quand je reviendrai, le séjour de Paris sera peu agréable pour moi, toutes mes idées, tous mes goûts vont être enveloppés d'un voile de tristesse, & le retour ne sera peut-être pas une consolation; c'est le succès dans ce que je vais entreprendre qui en décidera, & je puis n'en avoir aucun; je compte prendre au moins de si bonnes mesures que je ne rendrai pas les affaires pires qu'elles ne sont. J'entends le bruit des postillons qui ont préparé les chevaux, je vais partir; je t'écrirai à mon arrivée; aime moi toujours, mon cher ami, je t'embrasse. LETTRE LXXI. St. Ange à Marville. De Paris. MON cher ami, depuis que je suis ici, je n'ai cessé de m'occuper des affaires qui m'y ont amené, j'ai travaillé d'abord avec les commissionnaires de Mr. de Germosan & de la Hausse; sur la procuration que je leur ai montré, ils m'ont fait voir les affaires du premier, tout est bien en règle, les commissions données, les objets qui lui appartiennent, & ceux où la Hausse est intéressé avec lui; il n'y arien à dire contre la Hausse, ils n'ont point voulu m'informer de ce qui le regarde particulièrement: comme je l'avois prévu, il a arrangé les spéculations de manière que les grands risques de la perte & du gain étoient tous pour Mr. de Germosan; & lui la Hausse a ménagé les moyens de se mettre à couvert par des spéculations contraires qu'il faisoit pour lui seul, ensorte qu'il devoit perdre peu de choses avec celles qu'il faisoit avec Monsieur de Germosan; c'est de l'adresse ou plutôt de la ruse qui n'est pas de la friponnerie, par la raison que M. de Germosan a été très-absolu dans ses volontés; animé par quelques exemples, & par des succès dont il entendoit parler, il s'est livré à l'attrait & à la possibilité de faire une grande fortune, ses espérances ont été trompées, & comme les termes sont fixes, la perte est sans retour, seulement on peut encore pendant quelque tems disposer des effets qui sont en nature; c'est de quoi je me suis occupé avec l'agent de change dont je t'ai parlé; & comme je lui ai été encore recommandé, il m'a témoigné beaucoup de zéle & de bonne volonté. Au moyen de ces effets appartenans à Mr. de Germosan, & de la lettre de crédit des Clissi, nous pouvons faire une entreprise sur un objet qui a beaucoup de mobilité & de faveur; l'opération est commencée, elle sera faite & suivie de manière que la perte qui seroit possible, n'ira pas au-delà d'une certaine somme, & pourra se compenser en partie par des arrérages & des changes avantageux. Ce qui me regarde est plus embarrassant; ces contrats mal stipulés sont fort difficiles à changer, les noms qu'ils portent ne s'accordent ni avec les extraits baptistaires, ni avec les testamens. Avec tous les actes & les certificats que j'ai, j'aurai encore besoin de l'autorité directe du ContrôleurGénéral. Il faudra que j'obtienne une audience; je dois produire des titres, des mémoires au chef du bureau: il faut que je cherche des protections, des recommandations; ce sont des affaires lentes, difficiles, ennuyeuses; elles donnent de la tristesse & de l'humeur. Tout me déplaît, les modes, les spectacles; le bruit m'étourdit, le mouvement perpétuel de tout le monde me donne de l'inquiétude, de l'impatience; tout est pénible; on trouve des obstacles par-tout, le tems se perd à courir, à chercher; on entrevoit des jouissances, & elles échappent: enfin, mon cher ami, le séjour délicieux de Paris, que j'ai trouvé tel une fois, me paroît aujourd'hui désagréable. Je ne sais si c'est la nature des affaires qui m'occupent, ou si mon esprit a changé, mais je ne trouve ici ni plaisirs, ni distractions; les femmes même me paroissent moins jolies, moins aimables. Je cherche Mlle. de Germosan, je ne la trouve point: cependant je vois des femmes bien plus belles qu'elle; je passe ma vie à me plaindre, à condamner, à faire des critiques: j'ai beau me dire que je n'en ai pas le droit; & que je ne suis qu'un Suisse, eh bien! je me condamne aussi, je n'en suis pas plus heureux, & mon humeur va son train. Je l'exerce contre tout; les modes d'aujourd'hui, je les hais; ces chapeaux si grands, qui empêchent qu'une tête n'approche d'une autre tête; ces robes qui cachent, qui enveloppent si bien, inspirent la tristesse & la froideur: certainement les modes ne sont pas inventées par l'amour; si c'est par la vertu, ordinairement elle n'est pas si ingénieuse. Je ne te dirai pas non plus du bien des spectacles; ils sont charmans, cependant l'ensemble est parfait, le jeu des acteurs est excellent, ils y mettent infiniment d'esprit & beaucoup de grâces; mais ce n'est pas le génie de le Kain, de Clairon, de Dumesnil, de Dangeville. Or, suivant moi, l'esprit fatigue, son effet n'est qu'en superficie. Le génie réveille l'ame, il l'occupe profondément & long-tems. Si tu veux que je t'exprime comme je l'entends, la différence que je mets entre le génie & l'esprit, je te dirai que le premier suit l'indication vraie de la nature, il peint d'un seul trait l'objet entier: il présente la vérité dans toute son étendue, il la grave au fond de l'ame, elle ne peut plus le quitter, & elle le retrouve dans tous les détails. Il me semble que le grand Corneille est le premier des auteurs dramatiques qui ait donné l'idée du génie: ses mots sublimes sont des tableaux entiers; ils excitent une foule d'idées; c'est une vérité présentée dans tout son éclat, & à laquelle on donne son consentement avec transport: par exemple, dans le, qu'il mourût, du père des Horaces, on voit une peinture entière, non seulement d'un père qui préfére l'honneur de ses enfans à leur existence; mais encore un trait marqué du caractère du peuple Romain, un tableau de ce qu'il étoit déjà alors, de ce qu'il a été depuis, de ce peuple qui dès le commencement jusqu'à la fin, conserva constamment la passion ou plutôt la fureur de dominer, qui y soumit toujours toutes les affections, tous les sentimens de la nature, & c'est ce qui lui valut à la fin l'empire du monde entier. Dans une situation qui paroit opposée, la première scène de Mérope est sublime, & caractérise le vrai génie: ce sont quelques mots qui peignent une mère oubliant son trône, son empire pour ne penser qu'à son fils: toute la pièce est dans le peu de paroles qui sortent de sa bouche: l'ame s'attache nécessairement aux expressions de la nature; elle en suit le développement avec un intérêt qui la maîtrise, & le dénouement la soulage à peine. Le pouvoir du génie est de faire des tableaux d'un seul trait, & de les graver dans l'ame en caractères de feu; il est comme la foudre, qui embrâse en n'employant qu'un raion de lumière: comme elle il vient du ciel, & ne s'acquiert point; l'esprit emploie les figures, multiplie les couleurs; il plaît, il brille, il éblouit, il séduit, mais il attache peu, & c'est ce qui cause la fatigue dont je l'accuse: l'admiration n'est un vrai plaisir que lorsque l'ame y est intéressée par une imitation parfaite. Le génie n'exclut aucun genre, tous les arts en sont susceptibles, & peuvent servir à le développer. Les spectacles tiennent aujourd'hui une si grande place dans la vie humaine, qu'il est juste que les acteurs qui ont véritablement du génie, jouissent de la gloire qu'ils méritent à ce titre. Le génie d'un acteur ajoute à celui de l'auteur: dans les représentations théâtrales, le sublime de l'expression fait souvent sentir le sublime de la pensée. Voltaire en voyant jouer dans Oreste, Electre par Clairon, s'écrioit quelquefois: mais ai-je dit tout cela? En effet, le génie de l'actrice ajoutoit à la beauté des vers, des idées que l'auteur n'avoit peut-être pas eues; lorsqu'Electre dit à sa mére: Eh bien, s'il étoit vrai si le ciel l'eût permis! L'actrice peignoit si bien une sœur qui aime tendrement son frère, qui est en peine de son sort, qui va au-devant des sentimens d'une mère, qui veut les obtenir, les arracher, que le spectateur auroit voulu avoir du tems pour penser tout ce qui étoit exprimé par ce peu de mots; & cette expression étoit simple, sans jeu, sans geste, sans pantomime; c'étoit la vérité qui s'imprimoit dans l'ame avec la simplicité qui la caractérise; cette simplicité, c'est le génie, c'est le sublime de l'art, & Clairon avoit développé son génie par une étude approfondie de l'effet de la déclamation. On ne pense point au sublime de l'expression sans regretter Préville, & celui-là avoit aussi du génie; son jeu étoit rempli de ces traits qui font penser, qui forment un tableau, & dont le sublime est dans une simplicité qui ne peut se décrire ni être imitée, & qui souvent se trouve placée dans les endroits qui en paroissent le moins susceptibles. A la fin du second acte du Philosophe sans le savoir, Antoine dit: Allons nous coucher, de ces trois mots Préville faisoit un tableau entier: il peignoit un domestique de confiance sur qui repose tout l'ordre de la maison, qui entre dans tous les intérêts de ses maitres, qui a pensé à tout, & pour le moment & pour le lendemain, dont les soins recommenceront dès le grand matin, & qui va prendre du repos pour y vaquer plus librement: un sourd, dont l'ame auroit été un peu sensible, eût entendu ces trois mots, & cette expression: ce n'est pas l'esprit qui l'a étudiée, c'est le génié qui l'a dictée, qui y conforme les gestes, la voix, les traits & toute l'habitude du corps; c'est l'indication de la nature, & non pas celle du mot. Pour te faire encore mieux comprendre ma pensée, je te donnerai pour exemple un vers d'une tragédie que j'ai vu jouer à Paris & en Province, c'est dans les Illinois: un chef des Sauvages dit: Pourquoi l'assassiner lorsqu'on peut le combattre. Le Kain, sans gestes, sans jeu d'acteur, peignoit un sauvage généreux, courageux, indigné de la lacheté d'un assassinat, & avide de la gloire du combat; il donnoit l'idée de toutes les passions nobles; il en imprimoit le tableau dans l'ame; on en jouissoit long tems par le souvenir & par la réflexion. En Province, l'acteur réputé pour avoir beaucoup de talent, mit des nuances & de l'esprit dans tous les mots: il peignit du geste & de la voix la cruauté de l'action d'assassiner; il la fit contraster avec le courage de combattre; il peignit si bien, qu'on vit le vers, & point le sentiment, & cependant il fut prodigieusement applaudi; c'est qu'il est très-vrai que l'esprit trompe sur le sentiment; il fait prendre les bluettes pour des traits de caractère, la gaieté d'un mot pour du vrai comique, & quand le génie manque, il faut bien se contenter de l'esprit. Il me semble que l'esprit est la folie du jour; on en veut partout, on en met partout. J'entends dire d'un arrêt sur les finances, qu'il v a bien de l'esprit dans le préambule: on ne parle plus du caractère; l'homme est peint quand on a dit, c'est un homme d'esprit; c'est la réputation qu'il faut avoir, c'est celle qui séduit les femmes; l'esprit fait tout pardonner, tout recevoir. Je ne te dirai pas ce que l'on entend par ce mot, mais je vois que l'on regarde comme chef-d'œuvre ce qui caractérise particulièrement l'espèce d'esprit que l'on aime aujourd'hui; ce sont des mots, des épigrammes du moment, des plaisanteries, des allusions du jour; on y sacrifie la vérité, & on les préfère au vrai comique, aux traits de caractère. C'est ainsi que j'explique le succès étonnant qu'a eu une pièce de théâtre où il n'y a ni vérité ni intérêt, un drame où l'on voit un Grand d'Espagne, un ambassadeur amoureux de sa servante comme un procureur, jaloux de sa femme comme un cordonnier, familier avec ses valets comme un parvenu; la femme d'un grand d'Espagne amoureuse de son page, & le faire déshabiller devant elle, où le principal rôle n'est pas & ne peut être dans la nature, & tout le monde, après le spectacle, s'écrie: il y a bien de l'esprit dans cette comédie. J'ai cependant encore beaucoup de peine à comprendre comment ce même public, qui un jour a vu & senti les chefs d'œuvre de Racine & de Voltaire, peut le lendemain applaudir avec transport à l'indécente cruche qui va à l'eau: je l'ai vue jouer pour la quatre . vingt-dixième fois, cette pièce extraordinaire. J'ai entendu les applaudissemens redoublés de ce parterre qui donne la loi à tous les parterres de l'Europe, qui décide du sort des pièces de théâtre & des auteurs; & j'ai soupçonné qu'on pouvoit faire la loi & se tromper. Il est vrai que l'ensemble des acteurs tient de la magie; ils mettent dans leurs rôles tout l'esprit & toutes les grâces possibles. Cette pièce, dont je parle, a été jouée en province & dans les pays étrangers, & elle v a eu le même succès. Certainement l'auteur a du génie, mais ce n'est pas dans sa pièce que je le vois, c'est dans l'art d'avoir su disposer en sa faveur le parterre & le public, d'avoir su profiter de l'esprit du moment, & pour le présent ce génie en vaut bien un autre. Demande à Racine, lorsqu'il fit Athalie, qui fut d'abord si peu connue & si mal jugée. Je veux y retourner encore, à la représentation de ce Drame étonnant. Je veux forcer mon goût à avoir le même plaisir que tout le monde. Nous autres étrangers nous jugeons trop d'après les livres, d'après les chefs-d'œuvres reconnus. Dans nos sociétés rétrécies, nous sommes trop rapprochés de la nature; nous vivons presqu'en famille, & nous nous accoutumons à une certaine naïveté de sentiment, à une simplicité d'expression, à une énergie de caractère qui prétend soumettre l'esprit à une exacte vérité: notre raison se forme, mais notre goût reste brut: nous devons avoir la justice & la modestie de le soumettre à celui du grand monde, à celui qui est généralement reçu, à celui de Paris, enfin; ce sont mes dispositions, quand je pense & que je raisonne avec toi; c'est plus difficile dans la pratique. L'idée de Laure se joint à celles que j'ai sur tout ce que je rencontre; je cherche par-tout sa simplicité, ses grâces naturelles, cette fraîcheur qui caractérise si bien l'innocence; je la désire par-tout, je voudrois l'entendre penser, raisonner; son esprit juste & délicat sauroit juger; son ame sensible sauroit sentir les beautés de tous les genres que l'on rencontre ici; j'imagine que nous les verrions ensemble, je verrois son goût se déveopper, se former encore en s'exerçant sur mille objets différens: le goût, ce tact de l'esprit sans lequel il est presqu'un défaut, demande à être exercé par le spectacle des vraies beautés, des chefs-d'œuvres du génie; il est un don de la nature, mais il ne devient juste que par l'habitude de juger & de comparer les objets dont le but est de plaire & de joindre l'agréable à l'utile. Dans nos villes éloignées du luxe & des beaux arts, nous ne connoissons que les beautés de sentiment, le goût ne se forme point, l'envie de plaire fait rechercher la variété & le changement; on croit toujours que le bon goût est dans la nouveauté; on l'adopte avec fureur, & souvent elle gâte ce que la nature avoit si bien fait. Nous ne connoissons les modes que par leur excès; nous les suivons avec une soumission que le goût & l'esprit ne dirigent pas assez. L'envie de plaire, dans son ardeur, manque son but, & souvent une imitation de mauvais goût est le seul résultat de ses peines. Je crois que le plus grand ennemi de l'amour c'est le mauvais goût, & comment cela ne suffit-il pas pour le faire craindre? pour le faire éviter? on y parviendroit toujours en s'attachant à la simplicité, en fuyant l'excès & la bizarrerie: la simplicité est la vraie parure de la beauté; elle relève les attraits, elle fait pardonner la laideur. Ce qui contribueroit infiniment à former le goût, ce seroit la contemplation de la nature; elle est toujours de bon goût, ses formes répondent toujours au but qu'elle se propose, toujours ses couleurs sont bien assorties & d'un effet charmant; ce n'est pas la pâle reine des prés, ni le jaune souci qui joignent leurs couleurs au jaune doré des moissons; c'est le barbeau qui y mêle son bleu azuré, & le pavot son incarnat: la nature n'a pas permis à la rose de s'associer aucune autre couleur que celle qui la pare; c'est la pureté de ses teintes, c'est la simplicité de sa forme qui fait sa beauté, qui la place au premier rang des fleurs, & qui la fait choisir pour être l'emblême du printems & de l'âge des amours. Les femmes devroient toujours prendre les fleurs pour modèle; elles ont la même vocation, celle d'animer & d'embellir la nature. Mlle. de Germosan posséde particulièrement le sentiment du bon goût & l'art de la simplicité: ce n'est pas elle qui va chercher les modes, ce sont les modes qui viennent s'ajuster sur elle, & elle les soumet à cette simplicité qui sied toujours si bien, qui est le costume des grâces; on diroit que les modes ont été inventées pour relever quelques uns de ses agrémens, ou pour animer ses charmes. Je n'oserois pas te dire, mon cher ami, quelle est la femme qui dans cette immense capitale m'a paru la mieux mise, celle qui met le plus de goût, le plus d'esprit, le plus d'élégance dans sa parure: le sort & la nature se sont réunis pour la faire régner sur le plus beau royaume & sur le cœur des mortels; elle donneroit des loix au monde entier, & elle est le modèle du goût & des grâces: elle sait être belle, comme si le sort & la nature n'eussent rien fait pour elle, & la nature s'applaudit de son ouvrage. Quand la majesté du pouvoir suprême est jointe à l'éclat de la beauté & à la douceur des grâces, l'univers est soumis; c'est en la voyant que l'on comprend le bonheur d'un monarque, & c'est alors qu'on sent la vérité de dire: Heureux comme un Roi. Adieu, mon cher ami. LETTRE LXXII. St. Ange à Marville. J'ai été si mécontent de ta dernière lettre, mon cher ami, que je ne t'ai pas répondu, quoiqu'il y ait près de six semaines que je l'ai reçue: tu me parles si vaguement, si négligemment de Mlle. de Germosan, que je ne comprends rien, que je ne sais rien de ce qui se passe: il me semble cependant que je dois y être pour quel-que chose: ton amitié, ton intérêt pour moi sont-ils refroidis? te joinstu à ce qui cause ma peine & mon tourment? Mon beau-frère Durtan me dit en quatre mots que Mr. de Germosan est sûrement ruiné, & que sa fille épousera la Hausse. Tu m'écris que tu lui as lu ce qui pouvoit se lire de mes lettres, & qu'elles ont paru lui faire plaisir. Mr. de Germosan remplit les siennes de remercîmens, & ne me dit rien de sa fille. Dans tout cela il n'y a pas un mot de consolation ni d'espérance; il me semble que tout le monde ignore que j'aime Mlle. de Germosan, ou croit que je suis incapable d'un sentiment constant & désintéressé; toi-même, mon ami, me ferois-tu cette injustice? ne vois-tu pas toutes tes prophéties accomplies? Tu les as vus, les progrès de ce sentiment qui me maîtrise? il est dans toute sa force, l'éloignement, l'absence ne l'affoiblissent point: tu triomphes, & je sens que Mlle. de Germosan seule disposera de ma vie. J'ai horreur de la légèreté, & je ne vois plus le plaisir qu'avec le bonheur d'un attachement éternel. J'avoue mon crime: dans l'idée que j'avois prise des femmes, j'avois jugé Mlle. de Germosan susceptible de ce penchant qui entraîne, de cette tendresse qui enivre, de cette passion qui oublie tout: j'ai cru que le feu de son âge subjugueroit son cœur; j'espérois tout du moment où elle diroit qu'elle aime: je l'ai entendu de sa bouche, & c'est moi que cet aveu enchaîne & captive; c'est moi qui adore ses vertus encore plus que ses charmes: non, mon ami, il n'y a plus de bonheur qu'auprès d'elle; ma raison le repête, & mon cœur le sent dans tous les instans de ma vie: mais me promets-tu que mon absence ne me sera pas funeste, qu'elle n'affoiblira pas un sentiment déjà trop foible? elle n'a eu de force que pour me fuir, que pour refuser de m'entendre; elle a même prononcé l'horrible nom de la Hausse, & depuis, je ne sais rien, je n'entends rien; on ne s'embarrasse point de ce que je souffre; on ne demande pas que j'en dise un mot, personne n'est chargé de me dire une parole; ou s'accommode du silence, de l'absence; tout ce que je reçois porte le caractère de l'indifférence. Hélas! c'est peut-être Mlle de Germosan qui a la légèreté dont je me félicitois une fois; elle se soumettra aux obstacles, les difficultés lui feront la loi; les convenances décideront encore une fois de son cœur. Mon ami, ne me l'apprends pas si cela arrive; je ne répondrois pas de l'excès de mon désespoir; & tu ne me rassures point! tu me laisses en proie à la crainte, aux soupçons, aux conjectures! Je m'attendois à chaque instant à recevoir encore une lettre de toi; eh bien, jouis de ma foiblesse; mes idées me tourmentent, tout me fatigue, tout m'ennuie; je sors dans l'intention de me distraire, je rentre long-tems avant la fin du jour, tout ne m'a paru que bruit & mouvement inutile; je préfère le repos & le silence, & j'aime mieux penser à ce qui est loin de moi, que de m'occuper de ce qui est sous mes yeux: je me rappelle ce regard si doux que je sens encore au fond de l'ame, ces traits charmans, cet air de douceur qui faisoit espérer un sentiment qui je crois n'existe plus; & on voudra peut-être me témoigner de la reconnoissance: c'est bien alors que je serois sûr de l'indifférence. Prends garde, je t'en conjure, que l'on n'en parle jamais; fais plutôt que tous les Germosan soient ingrats. Comme je trouve depuis quelque tems que tout va mal! que tout est mal arrangé! je me plains de l'humanité entière; je vois les hommes si attachés à leur intérêt personnel; ils soumettent si bien leurs affections à leurs convenances; le mobile de leurs vertus est toujours si bien l'amour-propre; les loix simples de la nature sont si gênées, si entravées, si combinées, que je me sens au fond de l'ame un vrai éloignement pour la société. Mon beau-frère n'est attaché qu'à ses affaires & à ses scrupules; ma sœur voudroit tout sacrifier aux intérêts de sa famille; les amis, les connoissances ne tiennent qu'aux plaisirs; Mr. de Germosan se livre à des erreurs inutiles; sa fille place sa vertu à être malheureuse; toi-même, mon ami, qui es le seul être qui ait une vraie amitié pour moi, tu la soumets à je ne sais quel systême, tu ne me l'accordes qu'à certaines conditions; enfin, tous les êtres dont l'existence réfléchit sur la mienne, contribuent à la rendre malheureuse. Je m'accuse de mélancolie: je combats cette disposition, je m'agite pour m'en défendre, & je ne trouve que de la satigue. J'en reviens à croire qu'il est plus heureux de ne s'attacher à rien, & de végéter en ne cherchant que le plaisir du moment; & lorsque je fais ce raisonnement, je me sens vivement attaché à un seul objet; les charmes de la société, le plaisir du cœur & de l'esprit, le bonheur de la vie est pour moi auprès d'une seule personne. C'est en vain que je veux me révolter contre ce sentiment, je ne me comprends pas moi-même, je ne puis m'écarter de ce qui m'occupe, tout m'y ramène, & c'est toujours auprès de Mlle de Germosan que je trouve les seuls moyens d'être heureux; c'est avec elle que je voudrois penser; c'est son esprit que je desire d'entendre, c'est sa raison que je souhaite de consulter, c'est son goût que je voudrois faire décider, c'est de sa tendresse dont je voudrois jouir: je ne l'ai jamais vue sans ces grâces, sans ces attraits piquans qui séduisent & qui animent; & jusqu'à elle je n'avois point vu de femme qui quelquefois ne laissât reposer le sentiment qu'elle avoit inspiré: dans le nombre des distractions que j'ai cherché bien inutilement, j'ai voulu revoir une ancienne connoissance, c'est une femme à laquelle j'avois été attaché assez intimément; je pouvois croire avoir été aimé; j'ai été à sa porte; ne l'ayant pas trouvée, je lui ai écrit pour demander à la voir; elle m'a fait répondre de bouche, qu'elle étoit fort rarement chez elle, que peut-être cependant elle y seroit avant le spectacle: je m'empressai d'y aller; je la trouvai en compagnie d'hommes & de femmes: je fus reçu avec une froideur extrême, à-peu-près comme si nous ne nous fussions jamais vus: bientôt un grand beau jeune homme lui donna la main, & l'emmena avec toute la compagnie, qui alloit au spectacle. Je fus piqué de cette réception, je me promis d'en faire des reproches; j'y retournai plusieurs fois; enfin je fus reçu, & je la trouvai seule: on me témoigna la même froideur, la même indifférence; je m'en plaignis, on feignit de ne se ressouvenir de rien, & j'étois traité comme un inconnu. Quoi! madame, lui dis-je, vous m'avez oublié? ces momens si doux, si délicieux que nous avons passés ensemble seroient effacés de votre mémoire? Elle me répondit d'un air dédaigneux: vous appelez çà des momens délicieux? Non, madame, lui dis-je froidement en me levant, je me trompe, ils étoient affreux, j'en suis surtout convaincu en voyant Monsieur qui jouit d'une si bonne santé, & dans ce moment entroit ce grand beau jeune homme. Je m'en allai en riant. Ce n'est pas des droits que je voulois faire valoir, j'en étois bien éloigné; j'étois sûr d'être remplacé; je désirois seulement de trouver un peu de cette société aisée & facile dont j'avois besoin dans ces momens d'ennui; mais il est des femmes qui ne connoissent de relations que celles que donnent l'intrigue & l'amour. Une fois je trouvois qu'elles avoient raison, je ne les condamne pas encore beaucoup. Tu vois, mon cher ami, qu'au milieu de cette ville immense, je suis assez isolé, & que tout s'accorde fort bien pour me laisser ma tristesse & ma mélancolie: je trouve plus de douceur à m'y livrer qu'à m'en défendre; ma curiosité sur les spectacles est satisfaite; j'y vais moins; je suis plus souvent aux promenades, dont j'admire la beauté & la magnificence; j'y cherche la solitude, & je la trouve le matin dans les endroits abandonnés: je la trouve aussi le soir au milieu de la foule: j'examine les physionomies, je ne vois de gaieté que sur celles qui sont très-jolies; en général, j'apperçois peu l'expression du contentement; & il me semble que l'on est plutôt sérieux; cependant l'activité, le bruit, le mouvement font croire que l'on est pressé de jouir, & que l'on ne s'en donne pas le tems. Lorsque depuis le pont tournant, je vois la superbe place de Louis XV, je cherche où sera celle de Louis V; c'est un embellissement que le cœur demande, & que celui des François ne pourra se refuser. Par une suite des affaires qui m'occupent, j'ai eu la curiosité d'aller quelquefois à la bourse; c'est là où j'ai trouvé véritablement de l'expression sur les phisionomies; l'avidité, la défiance, la crainte, la dissimulation s'y peignent tour à tour; l'actionnaire s'enfle de son crédit: le spéculateur s'agite sur tout ce qu'il entend; un observateur peut s'amuser là du jeu des passions qui tiennent à l'intérêt de l'argent, & c'est bien celui qui donne le plus d'énergie aux traits & à l'expression; dans ce lieu d'affaires, où chacun est absorbé par les siennes, & où on peut en avoir avec tout le monde: personne n'y est indifférent, mais on n'y est point ami; on est associé le matin & étranger le soir: la première fois que j'y fus, j'étois inconnu à tout le monde; je passois gaiement au travers de ceux dont les spéculations devoient faire ou la fortune, ou le désespoir; je cherchois à démêler ceux dont un heureux succès avoit rempli l'espérance; à l'air sérieux & occupé de chacun, il sembloit que personne n'eut réussi, n'eut fait le moindre profit, que l'on n'eut que des regrets: je rencontrai mon agent de change, j'eus avec lui une assez longue conférence sur les affaires de Mr. de Germosan: alors j'acquis un peu de considération, on voulut savoir qui j'étois, il s'amusa à me faire passer pour un étranger qui venoit placer beaucoup d'argent dans les fonds publics: il ajouta que j'avois des lettres de crédit sur Mr. le ***: le bruit en fut bientôt répandu, je vis les yeux se tourner sur moi; on me fit entendre les détails d'une quantité de très-bonnes affaires, auxquels je pouvois m'intéresser; il sembloit que je n'eusse qu'à dire un mot pour m'enrichir: un homme qui me parut avoir pris beaucoup d'amitié pour moi, me fit un très-grand éloge de la nouvelle compagnie des Indes, je dis que l'on seroit heureux d'avoir de ses actions, il m'offrit tout de suite de me remettre toutes celles qu'il avoit, à très-peu de chose au-dessus du cours; ce que je remportai ce jour-là, ce furent de grandes espérances que ce qui avoit été fait pour Mr. de Germosan reussiroit jusqu'à un certain point: la dernière fois que j'ai été à la bourse j'abordai en me retirant un Mr. que j'avois vu quelquefois chez Mr.. il paroissoit plongé dans le plus profond chagrin, il gémissoit, il se frappoit le front avec le poing, je crus devoir lui témoigner ma sensibilité sur ce qui l'affectoit; il répêta plusieurs fois qu'il étoit le plus malheureux des hommes; il attendoit son fiacre, qui avoit beaucoup de peine à avancer; je lui proposai de monter dans mon carosse: comme il continuoit ses gémissemens, je lui offris ce que je pouvois avoir d'argent; je sortis ma bourse, où il y avoit un peu plus de 50 louis: quoi! me dit-il, vous auriez 50 louis de trop? Dans ce moment, je n'ai que des lettres de change; il faut toujours les escompter, c'est autant que l'on perd, mais puisque vous avez de l'argent comptant, je vous le rendrai dans huit jours & il comptoit les 50 louis. J'étois véritablement touché de l'état de cet homme, que l'on m'avoit dit être très-riche, & que je voyois dans ce moment sans argent avec un mauvais fiacre, & désolé des pertes qu'il avoit faites: je ne doutai pas qu'il ne fut ruiné, & comme je lui témoignois ma surprise de ce qu'il s'étoit exposé à ce hasard: -- oui, me dit-il, j'ai perdu aujourd'hui 50 mille écus: je suis la plus grande bête, la plus grande dupe! il y a 15 jours que je vendis des effets sur lesquels je ne gagnai que 2 cent mille francs: si j'avois attendu seulement jusqu'aujourd'hui, j'en aurois gagné 350 mille; vous voyez, me dit-il avec l'accent des regrets, que c'est 150 mille francs de perdus, de jetés par les fenêtres, je ne m'en consolerai jamais; je lui fis répêter que c'étoit bien 2 cent mille francs qu'il avoit gagnés, il m'en produisit le compte, il m'en montra les lettres de change, qu'il avoit dans sa poche, il finit par me dire, que si je n'avois pas besoin de mon carosse dans l'après midi, il s'en serviroit pour aller négocier quelques lettres de change, sur lesquelles il y avoit quelque chose à gagner; ensuite, pour me témoigner sa reconnoissance, il me dit qu'il vouloit me faire souper avec une femme charmante, car vous savez, continua-t-il d'un air déridé, que dans ce pays-ci il faut toujours être un peu galant; c'est une connoissance que K** & moi avons faite l'autre jour au boulevard, je veux que vous soupiez avec elle: non pas aujourd'hui, dit-il, en réfléchissant, ce n'est pas mon tour, nous nous sommes arrangés, nous avons nos jours, & un prix fait pour le souper, nous ne nous embarrassons pas du reste de la journée, je vous y mènerai demain; ou plutôt vous n'avez qu'à vous y rendre après la comédie françoise, c'est près de la halle au bled, rue *** No. ***, nous nous divertirons, j'y ferai trouver compagnie: il me quitte & s'empare de mon carosse, que je ne revis que plusieurs heures après; savoir profiter de tout ce qui se rencontre, sans s'embarrasser de ce qui convient aux autres, est un art très utile dans ce pays-ci, je n'en ai pas encore pris l'habitude, je ne sais si j'y parviendrai; j'aurois au moins besoin de plus d'activité pour les affaires d'intérêt qui me regardent particulièrement; je ne reussis point à obtenir le redressement de ces contrats qui sont un objet essentiel pour moi, & doivent servir à satisfaire aux engagemens que j'ai pris; mon beau-frère m'a déjà écrit plusieurs fois à ce sujet, il craint toujours de s'exposer, il ne veut rien prendre sur lui, il me presse de pourvoir d'avance à ce qu'on exigera dans quelque tems; j'avoue que j'aurois dû mettre plus de chaleur dans la poursuite de cette affaire, j'ai cédé à tous les obstacles que j'ai rencontré; je me suis arrêté à toutes les difficultés que l'on m'a faites: tous ceux qui pourroient me servir sont si occupés, si pressés, que je crains de prendre leur tems & de les solliciter. J'ai peur d'être importun, je veux attendre leur moment, & il ne revient point. J'ai fait des mémoires, j'ai recueilli des titres, je n'ai pas trouvé encore l'instant de les présenter, je laisse toujours passer devant moi ceux qui ont plus d'ardeur, & dont par conséquent les intérêts sont plus prefsans: j'abandonne tout au tems, sans prévoir rien de favorable. Je ne sais quelles espérances je dois avoir, ni quel projet je dois former, je souhaite mon retour chez moi, & je le crains: je hais ce qui me retient ici, & je ne puis l'abandonner; tout est si loin de ce que je désire, que je ne puis former que des vœux inutiles; je n'en fais plus même, je vis & je laisse ma vie livrée à l'ennui & aux privations: après avoir été si près de Mlle. de Germosan, je me vois eloigné d'elle, sans savoir si jamais je pourrai en être rapproché; je n'apperçois que des obstacles invincibles, & ma passion s'en irrite; je m'étois fait un systême de plaisir & de jouissances, & tout m'échappe: le monde est devenu un désert où il n'existe plus qu'un seul objet qui maîtrise toutes mes facultés: en vérité, mon cher Marville, je ne sais ce que deviendra ton ami; & cependant tu n'as aucune pitié de moi, tu trouves que je n'en mérite aucune, peut-être même tu envies mon sort, on m'a dit que j'étois aimé? mais quel sera l'effet de ces paroles, il peut être cruel par les espérances qu'elles m'ont données. Je ne puis te dire encore, ni quand je partirai, ni quand je serai auprès de toi: je vis d'un moment à l'autre craignant l'avenir, & souhaitant d'en abréger l'intervalle. Aujourd'hui, suivant l'état des choses, il est à peu près sûr que les affaires de Mr. de Germosan tourneront heureusement; on peut espérer que les grandes pertes seront réparées, ou au moins à peu près; on pourra bientôt satisfaire la Hausse; s'il demandoit à l'être incessamment, on peut tirer des lettres de change à; mois, elles seront acceptées; j'ai pris des mesures pour cela. Mr. de Germosan doit en être instruit, les commissionnaires attendront ses ordres; & s'il se trouvoit un moment très-favorable pour réaliser on en profiteroit. Les Germosan peuvent donc être tranquilles, la Hausse n'aura plus le droit de contraindre personne; on pourra suivre ses dispositions, il n'y aura plus de sacrifice à faire; quel usage fera-t-on de ce bonheur? dis-moi quelque chose là dessus je t'en conjure. Adieu, mon cher ami. LETTRE LXXIII. Du même. MON cher ami, ce que j'avois annoncé dans ma dernière lettre sur les affaires de Mr. de Germosan est arrivé, il s'est présenté un moment très avantageux pour réaliser les fonds, & c'est ce que nous avons sait, on s'est assuré d'un profit considérable, & autant que j'ai pu le calculer, il doit balancer les pertes qui avoient été faites. Mr. de Germosan doit en recevoir les comptes par ce courier, & il doit être affranchi de tout engagement. Je comprends cependant que leur fortune doit être considérablement diminuée, ils seront plus pauvres, & ils seront sensibles à ce malheur; ce n'est rien que de n'être pas riche, mais il est douloureux de tomber dans la pauvreté, les retranchemens rendent les privations plus pénibles, l'amour propre en souffre: une fois je craignois les richesses de Mlle. de Germosan, je m'asfligeois de la différence qu'il y avoit dans nos fortunes; aujourd'hui je suis au désespoir de la conformité de nos situations, je sens vivement tout l'avantage de la fortune, le mépris des richesses est une philosophie bien vaine, bien injuste; il n'y a pas une de mes idées qui ne change, & dont je ne reconnoisse l'erreur; & je croyois avoir bien raisonné! Mlle. de Germosan sera encore forcée à quelque mariage de convenance pour la fortune, & une reconnoissance bien inutile sera le seul sentiment que l'on aura pour moi; un mois d'absence & des considérations de fortune détruiront tout elle avoit le courage de se sacrifier, elle l'aura encore: & c'est moi qui serai la victime. Tu appuies peut être les bons raisonnemens que l'on fait là-dessus, tous les hommes ne sont pas la Hausse, & il s'en présentera sûrement contre lesquels il n'y aura pas la moindre des choses à dire; en vérité, je suis bien aise de ne rien recevoir, ni de toi, ni de Mlle. de Germosan, ni de personne, après ce qu'elle m'a dit, je n'ai plus rien à en attendre; elle-même voudroit l'affoiblir; je ne pourrois supporter les raisonnemens de l'indifférence, & je préfère que vous me laissiez tous les deux en proie aux conjectures, à la crainte, à la défiance. Mais quoi! cependant, Mlle. de Germosan pourroitelle. ....; ne cherchons point ce que peut une femme qui aime trop foiblement. Voilà, mon ami, les idées qui me poursuivent alternativement, surtout dans ce moment, que les affaires vont être terminées, & que mon retour ne peut être très-éloigné. J'ai encore essayé de revoir quelques-unes de mes anciennes connoissances; c'est un effort que j'ai fait sur moi dans les bons momens de ma raison. J'ai été chez Madame Monrose, j'avois été reçu autrefois chez elle avec amitié; j'y avois trouvé une société agréable; il y régnoit un ton simple & sans prétention; on y jouoit par esprit de société, la conversation y étoit presque toujours intéressante; on s'occupoit sans prévention des ouvrages qui paroissoient, on les jugeoit sans partialite, on louoit sans jalousie, on s'amusoit sans déchirer, on s'aimoit sans rivalité; Mde. Monrose ne protégeoit point, ne couroit après aucune réputation, elle ne cherchoit qu'à se faire aimer de ses amis, & elle les aimoit sans inégalité: le premier mérite pour elle étoit la douceur, la raison, la modestie: un homme sot & sans esprit se seroit trouvé déplacé chez elle, sans avoir à se plaindre de personne: il n'y avoit de proscrit que le mauvais goût, & on ne le toléroit sur aucun objet. Cette petite inquisition occasionnoit quelquefois des disputes, qui apprenoient à le connoître, & qui le formoient chez ceux qui en manquoient. Le souvenir qui m'étoit resté de cette société m'a fait souhaiter de la revoir encore: j'ai été reçu avec la même bonté qu'autrefois; j'y ai retrouvé à-peu-près les mêmes personnes que j'y avois vues; mais je ne suis pas en état d'être souvent avec ce monde, qui est gai, qui est content, qui paroît heureux; je suis trop souvent insupportable à moi-même, & j'y vais peu. J'aurois peut être dû te dire plutôt, que pour les affaires qui me regardent particulièrement, je suis aussi parvenu à faire quelques démarches; j'ai écrit des mémoires, j'ai rassemblé des titres, demandé des directions: sur ce que l'on m'a dit, je me suis déterminé à me présenter à l'audience du Ministre des Finances; je t'avouerai que ce n'est pas sans crainte & sans timidité que j'y ai été: l'objet qui est si intéressant pour moi, est si peu de chose par lui- même, qu'il me paroissoit devoir se perdre dans l'immensité des affaires, & qu'il falloit plus que de l'assurance pour oser en occuper le ministre, qui seul cependant peut en ordonner. Etranger, inconnu, à-peu-près sans recommandation, je fus à cette audience, bien persuadé qu'il n'y en avoit point à espérer pour moi. Lorsque je parus dans l'antichambre, où il y avoit beaucoup de monde, quelques regards tombèrent sur moi; les uns marquoient la plus grande indifférence, d'autres sembloient me dire, viens-tu ici solliciter ce que nous voulons obtenir: j'aurois voulu leur dire; non, Messieurs, je ne veux rien de ce que vous demandez: nous avons prêté notre argent au Roi, &, soit erreur ou mauvaise foi, les contrats ont été si mal faits, qu'ils ne peuvent nous servir. Le Ministre est affable & humain, il me rendra justice au nom du Roi. Je me mêlai dans la foule, sans y connoître personne: j'entendis parler d'un nouvel emprunt: un homme qui étoit près de moi, & qui paroissoit isolé, leva les épaules d'un air de pitié, & s'écria: est-il possible que l'on pense toujours à faire de nouveaux emprunts, tandis qu'avec mon projet on parviendroit à payer les dettes du Royaume. Comme il jugea que j'étois disposé à la résignation, il m'entreprit d'une conversation longue & détaillée sur son projet, qu'il demandoit depuis long-tems à présenter au ministre. Il répétoit souvent qu'il étoit sûr du succès; il falloit seulement, entr'autres moyens, augmenter le numéraire de la moitié, ce qui étoit facile par une nouvelle maniére d'exploiter les mines qu'il avoit découverte, & une paix de trente ans, ce qui étoit aisé avec un Ministre comme Mr. le Conte de V***. Je m'informai qui étoit ce faiseur de projet, qui parloit avec une volubilité que rien ne pouvoit arrêter: on me dit que c'étoit un homme de beaucoup d'esprit, qui étoit poursuivi par ses créanciers, & qui risquoit tous les jours d'être arrêté pour dettes. Un moment après je me trouvai auprès d'une femme qui me plut extrêmement: elle étoit en grand deuil, elle étoit jeune, elle avoit un air doux & timide qui intéressoit: nous regardions ouvrir & fermer la porte du cabinet, & nous n'en approchions pas; nous envions le bonheur de ceux qui entroient & qui sortoient, en cherchant à deviner leurs succès par leurs physionomies. Cette conformité nous fit entamer la conversation; nous nous confiâmes nos craintes sur l'impossibilité d'être admis à l'audience. Bientôt l'heure pour en obtenir fut passée; on vint inviter quelques personnes à dîner de la part du ministre, & la foule s'écoula; j'accompagnai ma nouvelle connoissance jusqu'à son carosse. Dans le peu de conversation que nous eûmes ensemble, elle me parut très-aimable; je déplorai avec elle le tems que nous avions perdu dans l'anti-chambre, & que nous perdrions encore en y revenant tout aussi inutilement; je lui dis qu'elle ne savoit peut-être pas faire valoir ses avantages, & que dans ce pays où les femmes avoient autant de pouvoir, elles devoient toujours être écoutées les premières: elle me répondit avec le ton de la simplicité & de la raison, que dans les affaires d'intérêt, c'étoient toujours les plus adroits & les plus habiles qui avoient du succès, & qu'elle n'étoit ni l'un ni l'autre. J'avoue que je ne la quittai qu'avec l'envie de la connoître plus particulièrement; j'eus le bonheur de la rencontrer le lendemain matin aux Thuileries; elle se promenoit dans une allée retirée, seule avec une jeune fille de 5 ou 6 ans. Je l'abordai, elle me reçut avec cet air de bonté naturel qui dispose à l'amitié, & qui la fait espérer; j'en prenois pour elle en voyant dans ses manières l'honnêteté, la simplicité & l'absence de toute espèce de coquetterie: sa physionomie très-jolie annonçoit la douceur, & portoit les traces de la tristesse & du chagrin; de très-beaux yeux laissoient présumer une ame sensible. J'appris dans cette promenade qu'elle s'appeloit Mde. de Sême, qu'elle étoit veuve d'un Receveur des finances, mort il y avoit six mois, & qui avoit laissé sa fortune en désordre: le but de ses sollicitations auprès du ministre étoit d'obtenir un délai de reddition de compte, & de restitution d'argent: son mari avoit engagé de très-grosses sommes dans des entreprises; il étoit mort presque subitement, & ses afsaires demandoient du tems pour être liquidées & mises en règle: si elle peut obtenir ce qu'elle sollicite, une fois elle aura huit ou dix mille livres de rente, avec lesquelles elle ira vivre en province avec sa fille, qui étoit la jeune enfant qu'elle avoit avec elle. Dans ce moment elle est retirée dans un couvent; mais pour être plus à portée des gens d'affaires dont elle a besoin, elle doit aller demeurer dans un hôtel avec des personnes de sa famille. Je lui dis que sûrement elle avoit des amis, des parens, des protecteurs; elle me répondit qu'à Paris tout le monde étoit si occupé de ses propres affaires, que personne n'avoit le tems de penser à celles des autres, qu'elle passoit sa vie à solliciter & les protections & les objets de sa demande, & que personne ne s'intéressoit bien particulièrement à elle. Ces confidences furent faites d'une manière si naturelle, qu'elles m'inspirèrent aussi la confiance, & à mon tour je racontai mon histoire, sur laquelle Mde de Sême me témoigna quelque curiosité. J'avois bien envie de parler de Mlle. de Germosan; je dis seulement qu'outre les affaires qui me regardoient personnellement, je m'intéressois beaucoup à celles d'une famille à laquelle j'étois fort attaché; elle me fit plusieurs questions sur cette famille; je crois que ce furent ces questions même qui m'empêchèrent de nommer Mlle. de Germosan; cependant j'eus occasion de juger de la bonté de son cœur par l'intérêt avec lequel elle écoutoit mes reponses. Je demandai la permission de la voir dans son couvent, & nous nous promîmes de nous retrouver à la première audience, en nous flattant d'avoir plus de bonheur. Mde. de Sême m'avoit parlé de ses affaires avec une clarté & une intelligence qui me surprirent singulièrement; elle connoissoit les difficultés, les obstacles, & les moyens qu'elle devoit employer pour les lever; elle jugeoit d'après le caractère de ceux avec lesquels elle avoit affaire, de ce qu'elle avoit à espérer & à craindre. Je reconnus que réellement elle avoit beaucoup d'esprit & d'habileté. J'ai déjà remarqué que dans ce pays, où l'éducation des femmes a bien plus pour objet les instructions d'agrément que les connoissances essentielles, il en est un grand nombre qui ont beaucoup de force dans l'esprit, & d'énergie dans le caractère. J'en ai vu plusieurs entendre très-bien les affaires, les suivre avec intelligence, les solliciter avec courage, obtenir pour leurs maris, pour leur famille une justice que les difficultés paroissoient rendre impossible: les grâces & l'art de plaire ont toujours une force victorieuse, lorsqu'ils sont employés par la justice & par la raison. Dans ce pays où les femmes connoissent tout leur pouvoir, où la beauté jouit de son empire, pays de frivolité, où le plaisir est le premier nécessaire, il est aussi un très-grand nombre de femmes essentielles, qui prisent le mérite & l'instruction; ce n'est pas précisément toutes celles qui ont des cabinets d'histoire naturelle, & qui vont au Lycée, mais encore cellès-ci peuvent-elles écouter en silence & pendant quelques heures des choses sérieuses & instructives: la plupart ne sont étrangères à aucun sujet de conversation, & on ne les voit point comme dans d'autres pays s'ennuyer de ce qui occupe les hommes. Il est deux nations bien distinctes à Paris, celle qui est composée de ceux qui y vivent sans avoir d'autre patrie, & qui y sont attachés par leurs emplois, & celle qui comprend la foule immense d'étrangers & de gens de la province qui viennent jouir de la capitale: c'est dans celle-ci qu'est le mouvement & l'inquiétude de la curiosité, le goût, l'ardeur & l'excès des modes, la fréquentation moutonnière des spectacles, l'idolâtrie des hommes qui ont quelque célébrité: dans l'autre se trouve la société tranquille, les vraies relations de l'amitié, l'intérêt qui fait le charme des liaisons & des habitudes journalières, le goût des choses qui ont véritablement du mérite; l'esprit y est réduit à sa juste valeur, il est toujours mis après le caractère. Il y a un troisième peuple qui n'est pas celui qui frappe le moins la vue, peuple charmant qui est toujours à son printems, de chez lequel l'automne & l'hiver sont proscrits, qui remplit, qui colore, qui égaye les promenades & les petits spectacles; le sourire est toujours dans sa bouche, & la gaieté toujours sur sa physionomie; l'intérêt est son premier mobile, mais il est si bien déguisé sous le masque du plaisir, que l'on ne voit que lui: on dit que ce peuple est si nécessaire dans cette capitale immense, que s'il venoit à manquer, la police seroit obligée d'y pourvoir. Je ne sais auquel des deux sexes cette nécessité fait le plus d'honneur; quoiqu'il en soit, le besoin ne s'est pas encore fait sentir, & de toutes les peuplades c'est celle qui se soutient le mieux: il est vrai que l'émulation y est animée par de grands exemples & par des succès brillans . Combien d'étrangers croyent connoître Paris, & n'y ont vu que cette classe de personnes, & ont à peine approché des autres: au reste, rien ne donne moins l'idée de cette ville immense, que le livre destiné à en faire le tableau; il est fait à coups de pinceaux hachés, & on n'y a presque mis que les ombres peintes avec les couleurs les plus rembrunies; elles auroient pu être mieux mêlangées. En vérité, il me semble qu'il n'y a ici que moi de triste, que moi qui ne sache pas jouir des objets qui se présentent en foule: à cent lieues de la seule personne que je voudrois ne quitter jamais, je ne puis jouir de rien; je n'ai pas seulement la consolation d'écrire, de recevoir quelque chose, pas même d'en entendre parler. Mde. de Sême, que je vis au parloir de son couvent le lendemain de notre rencontre aux Thuileries, a très bien su remarquer que j'étois affecté d'un sentiment triste & profond. Je m'en suis apperçu à la manière dont elle est revenue sur cette famille dont je lui avois parlé, & qui m'intéressoit si fort: elle m'a demandé quelle espèce de lien m'attachoit à elle, & j'ai cru m'appercevoir qu'elle le comprenoit. J'avoue que j'aurois du plaisir à m'entretenir avec elle de Mlle. de Germosan; je la crois capable de cette amitié, elle comprendroit ma façon de penser, & ce seroit une douceur pour moi, dans l'abandon où je vis aujourd'hui. Ce n'est pas Mlle. de Germosan qui auroit une rivale; elle n'en aura jamais; mais c'est toi, mon ami, c'est ton amitié que je voudrois retrouver ici, & tu me permettras d'en sentir le prix, si elle se trouvoit chez une femme charmante. Depuis que les affaires de Mr. de Germosan sont à-peu-près finies, il me semble que rien ne m'intéresse, je néglige, je renvoie les miennes; cependant je reçois des lettres pressantes de mon beaufrère, il m'avertit qu'il faut prendre des mesures, qu'il n'y a plus de tems à perdre pour satisfaire à certains engagemens que j'ai pris pour d'autres je ferai de nouvelles démarches; je retournerai à l'audience; j'ai au moins l'espérance d'y retrouver Madame de Sême. Aujourd'hui je vais dîner chez Mr. F**. Je le rencontrai l'autre jour chez Mr. le ***.; nous avons été un peu liés autrefois; c'est un garçon fort riche, épicurien voluptueux: il a une bonne maison, & il donne des diners excellens; je n'ai pu me défendre d'y aller; je te quitte jusques a ce soir, je fermerai ma lettre pour le courier de demain, peut-être qu'après le dîner je verrai Mde. de Sême. Il s'est trouvé à ce dîner précisément l'homme de qui dépend à-peu-près le succès de ce que je demande; je l'avois cherché long-tems, & je n'avois pu l'approcher qu'un instant; c'est lui qui peut faire terminer ce que je sollicite. Le dîner a été trèsgay, & dans un de ces momens de bonté & de bienveillance qu'amène la gaieté, l'homme dont je parle m'a fait des offres de service, j'ai eu la présence d'esprit d'en profiter; j'ai obtenu des conseils, des directions, & surtout la promesse d'être écouté, & que mes papiers seroient examinés. J'ai offert de me rendre à son bureau: non, m'a-t-il dit, ne venez jamais à mon bureau, j'y oublierois peut-être ce que je vous promets ici, & vous n'obtiendriez rien; mais tâchons de dîner quelquefois ensemble; je sais que vous allez chez Mde. Monrose, venez y souper demain, & après-demain vos affaires seront très-avancées; vous paroîtrez ensuite à la première audience, & vous serez expédié. Il ajouta à ce discours des promesses d'amitié & de service & on a fait une partie de jeu où la fortune m'a traité favorablement. J'ai vu après cela Mde. de Sême, ses espérances sur le succès de ses affaires ont encore diminué; elle en étoit affligée; je me propose d'en parler à mon protecteur. Mde. de Sême sera à la première audience: je serois fâché d'être plus heureux qu'elle. Demain elle quitte son couvent, & elle va demeurer avec ses parens; elle est vraiment intéressante cette femme: dans ce moment elle n'est pas heureuse & les malheureux sont naturellement disposés à se lier, nous prenons de l'amitié l'un pour l'autre, de l'amitié, entends-tu, mon ami, de l'amitié, nous en sommes capables, & ne secoue pas ta tête méchante. Je suis rentré pour recevoir une de tes lettres, & pour fermer celle-ci; je n'en ai trouvé qu'une de Mr. de Germosan; il me dit que sur ce que lui ont écrit ses commissionnaires il avoit pris des mesures pour payer la Hausse; qu'il croyoit pouvoir s'acquitter avec lui; que d'ailleurs il a pris le parti de vendre sa campagne & sa maison de la ville. Je ne comprends pas bien cet arrangement; j'espère que ta première lettre me l'expliquera: Mlle. de Germosan seroit-elle réduite...? J'arrête mes craintes & mon imagination. Je réponds à son père, & alors je renvoie à un autre courier de faire partir celle-ci. J'attendrai peut-être même que mes affaires soient terminées, afin que tu en sache en même-tems le dénouement: il ne peut être bien éloigné, mon départ suivra de près: ce qui en décidera est la première audience que j'obtiendrai; je calcule que ce doit être dans quatre jours; je renvoie à ce tems-là de finir & de fermer ma lettre: je prie Mr. de Germosan de te donner de mes nouvelles.Mon cher ami, je suis bien loin des quatre jours au bout desquels je comptois t'envoyer cette lettre. Ici, il ne faut pas les compter, les jours; dans ce pays le tems vole & les affaires traînent: je ne veux pas calculer combien il y a de tems que je t'ai laissé, je vais seulement te dire ce qui m'est arrivé depuis que j'ai interrompu ma lettre. Le souper chez Mde Monrose, où j'avois été invité par mon amiprotecteur, (tu veux bien que je ne l'appelle pas autrement), fut encore plus gai que le dîner que j'avois fait avec lui: j'eus le bonheur ou peut-être l'adresse de faire valoir son esprit; il a la prétention d'en avoir beaucoup; il a des connoissances & de la mémoire, & il lui manque le tact & le goût de savoir placer à propos ce qu'il sait & ce dont il se ressouvient; ce qu'il dit est presque toujours piquant & intéressant; mais l'envie d'avoir l'esprit qu'il n'a pas, gâte celui qu'il a. Mde. Monrose a particulièrement l'art de tirer parti de celui des autres, & chez elle le mérite n'est jamais perdu. Je ne pus avoir qu'un moment de conférence, mais il suffit pour me donner l'espoir du succès, & les directions pour ne pas manquer la première audience du ministre, qui devoit être le surlendemain. La veille je vis Mde. de Sême dans son nouveau logement; je passai la soirée avec elle. Dans la longue conversation que nous eûmes sur tout ce qui pouvoit nous intéresser, je me vis forcé par ses questions multipliées de lui parler de Mlle. de Germosan; il est vrai que je n'eus pas de peine à lui confier ce que je pensois, & la situation où je me trouvois; elle voulut en savoir tous les détails, je fus surtout obligé de lui faire le portrait de Mlle. de Germosan; il fallut lui dire tout ce qu'elle étoit, & lui peindre ses traits, son esprit, ses vertus les unes après les autres: il sembloit qu'elle y prenoit un intérêt particulier, & qu'elle eût envie de la connoître. A certaines paroles qui lui échappèrent, je crus m'appercevoir que son cœur n'étoit pas libre; je la pressai d'avoir pour moi la même confiance que j'avois eu pour elle; elle m'assura qu'elle n'avoit aucune confidence à me faire, & que je conoissois toute son histoire; elle ajouta qu'elle se sentoit très-disposée à s'intéresser à tout ce qui me regarde, & que je ne devois pas craindre de le lui confier. J'avoue que cette possibilité de parler librement de Mlle. de Germosan est une douceur pour moi; mon existence en est changée, & à présent il est ici quelque plaisir pour moi. Le lendemain nous nous trouvâmes dans l'antichambre du ministre; je suivis les directions qui m'avoient été données pour être introduit auprès de lui, mais au lieu d'en profiter au moment nécessaire, je pris Mde. Sême par la main, & je la fis entrer dans le cabinet: je crus que j'aurois le tems de paroître après elle; mais l'heure s'écoula, & l'audience fut manquée pour moi. Je craignois que tout ne fût perdu, que mon ami-protecteur ne fût indisposé contre moi, que son travail ne fût inutile, & que mes affaires ne fussent renvoyées bien loin. Je cherchai à le voir chez lui; il me fut impossible de l'approcher. Je fus confier ma peine à Mde. Monrose; elle me gronda de mon sacrifice pour Mde. de Sême; elle me dit que cela ne se faisoit jamais, & que les affaires alloient toujours avant les femmes; elle me donna cependant un billet pour un de ses amis que j'avois vu chez elle, je le lui portai tout de suite; il me questionna sur mes relations avec Mr.***; je lui dis comment j'avois fait sa connoissance: après avoir réfléchi un moment, il me dit que le lendemain il me mèneroit souper dans une maison où nous le verrions, & il me donna rendez vous au foyer de la comédie françoise, après le spectacle. Je sus le même jour de Mde. de Sême que son audience avoit eu très-peu de succès; qu'elle avoit perdu l'espérance d'obtenir ce qu'elle demandoit: de plus elle a été trompée dans les comptes qui ont été faits de sa fortune; il s'est trouvé un vuide dans la caisse; il faut faire de grandes restitutions; ses revenus iront à peine au tiers de ce qu'elle avoit espéré d'abord; elle sera obligée de chercher une retraite où elle puisse vivre avec la plus grande économie. Ce malheur ne paroit l'affecter que pour sa fille, qu'elle aime avec la plus grande tendresse, & qui est l'objet unique de toutes ses affections. Nous déplorâmes notre pauvreté respective, & cette conformité resserra encore nos liaisons & notre amitié. Je ne manquai pas au rendez-vous qui m'avoit été donné; je fus conduit dans une maison où le luxe & l'élégance me frappèrent dès l'antichambre: nous vîmes d'abord de grands & beaux laquais couverts d'une livrée brillante; nous traversâmes ensuite trois sallons illuminés, parfumés & garnis des meubles les plus recherchés & les plus agréables. Dans la pièce du milieu, qui étoit la plus grande, il y avoit une collection de tableaux des meilleurs maîtres; ils représentoient Léda, Vénus, Apollon, Hercule, &c. &c. de-là nous entrâmes dans un cabinet de compagnie vraiment délicieux; il étoit peint en arabesque, & meublé en bleu & argent; une lumière douce repandoit un jour qui n'éblouissoit point, & qui cependant ne laissoit rien perdre des ornemens. Dans une niche garnie de glace, & sur un sofa à la sultane, étoit une femme qui me parut extrêmement jolie; elle étoit parée avec tout le goût possible, & cependant d'une manière simple & négligée; ce qui me frappa particulièrement chez elle, ce fut un pied d'une petitesse & d'une figure charmante; la main n'étoit pas aussi bien, je fus étonné de cette différence; tout le reste de sa personne étoit trèsagréable; elle avoit de la gaieté & de la douceur dans la physionomie: nous fûmes reçus avec beaucoup de grâces & de politesse; on me dit des choses honnêtes; on parla d'abord de quelques histoires qui m'étoient inconnues, mais bientôt je pus me mêler de la conversation. Peu de tems après il arriva deux autres femmes & quelques hommes: au bout d'un quartd'heure je ne fus plus un inconnu ni un étranger, je me trouvai dans cette société comme si j'y eusse passé ma vie: des manières faciles, un ton honnête & amical, une gaieté charmante dans la conversation, rendoient cette compagnie extrêmement agréable. On attendoit mon amiprotecteur, il vint un peu tard; des qu'il me vit il vint à moi, il me demanda pourquoi je n'avois pas suivi ce qu'il m'avoit prescrit; je lui dis ce qui s'étoit passé avec Mde. de Seme, qui étoit plus intéressante que moi: je comprends, me répondit-il, il faut servir vous & votre amie: je lui dis que je n'avois plus d'amie à Paris; que Mde. de Seme méritoit un ami comme lui: tout fut arrangé dans cette conversation, & il me promit que tout seroit fini & terminé à la première audience. On fit ensuite deux parties de berlan; elles étoient interrompues par des contes, par des histoires qui entretenoient la gaieté: on jouoit gros jeu sans s'en occuper beaucoup: on se mit à table à minuit; le souper qui étoit servi dans la salle des tableaux, répondit à tout le reste; les mêts étoient exquis, & les vins délicieux; tout le monde paroissoit animé par le plaisir & par la gaieté: il n'y eut point de longues dissertations sur les affaires du tems, ni de disputes sur les spectacles: on ne dit rien des spéculations, on ne parla de quelques absens que pour les regretter; on cita des traits de leurs caractères qui étoient plaisans sans être méchans; on ne parla du théâtre que pour chanter les airs qui réussissent dans ce moment: les chansons étoient un peu gaies, & c'étoit peut-être le ton de cette compagnie; on sentoit bien que les bornes de la décence n'étoient pas fixées par une sévérité bien austère; mais elles ne furent jamais poussées au delà de ce qu'il falloit pour sentir le prix d'une certaine liberté. La gaieté des contes, le sel des épigrammes, se piquant des plaisanteries étoient toujours enveloppés de cette gaze qui excite à rire, & qui ajoute au plaisir, & tel est son effet, qu'il sembloit que nous sussions tous amis depuis long-tems; cependant j'eus occasion de m'appercevoir que quelques-uns des convives se connoissoient fort peu. Je me retirai le premier, sans m'embarrasser comment le reste de la nuit finiroit. Si je n'eus pas beaucoup de plaisir, je pus juger au moins de ce qu'il pouvoit être pour ceux qui y étoient plus disposés que moi. Le lendemain en me réveillant je crus avoir fait un rêve; je me rappelois les personnes avec lesquelles j'avois passé des momens agréables, que j'aimois & que je ne connoissois point. Il sembloit que nous eussions de l'amitié les uns pour les autres, & je me ressouvenois à peine des noms. Quelques jours après je crus devoir faire une visite à cette femme qui m'avoit si bien reçu chez elle; je fus très étonné de trouver sur la porte un écriteau qui annonçoit que l'appartement étoit à louer. Deux jours après je reçus ce billet. „Mon “cher St. Ange, je fus charmée de vous “voir chez moi l'autre jour; j'espère “que vous n'avez pas oublié le souper “que vous y avez fait; vous m'avez “donné envie de vous connoître plus „particulièrement, & je souhaite de „vous revoir; mais n'allez pas me “chercher dans l'hôtel où vous m'avez “vue, j'ai été obligé de le quitter: Mr. “de *** m'avoit donné 24 mille liv. „pour habiter une maison où il vou“loit venir souper deux fois par se“maine en bonne compagnie. J'y ai „employé à-peu-près le double de cette “somme, & les soupers d'un mois, “avec quelques autres dépenses, ne lui “sont pas revenus à 50 mille liv. Il a “trouvé que je n'avois point d'écono„mie, & il a rompu tous les engage„mens; je ne voudrois pas que vous „soupçonnassiez quelqu'autre raison: „il a fallu tout quitter, & je me suis “trouvée tout d'un coup sans occupa„tion. Vous me feriez plaisir si vous „pouviez me prêter ou m'avancer dix „louis. Vous vous rappelez sans doute “que vous perdîtes fort peu d'argent „à la partie du berlan. Je demeure à “présent hôtel d'Italie, près de Saint “Eustache; vous y trouverez celle qui „sera bien aise de vous voir, Aurore Dusicour.“ Tu comprends que je ne me suis pas beaucoup occupé de ce petit incident. J'ai vu souvent Madame de Seme; je me suis affligé avec elle de la mauvaise tournure que ses affaires ont prise: elle cherche un endroit où elle puisse se retirer & vivre avec le peu de rentes qui lui restent. Rarement nous nous sommes quittés sans parler de Mlle. de Germosan; elle voudroit la connoître; il est vrai qu'il me semble qu'elles sont faites pour être amies; leur société réunie seroit infiniment agréable; mais je ne crois pas qu'elles se rencontrent jamais. Autant que j'en puis juger, il me paroît que Mde. de Seme est occupée d'un sentiment profond; je crois qu'elle aime, & qu'elle n'est pas heureuse; je l'entends quelquefois soupirer; elle a des momens où elle paroît rêver: elle me fait des questions sur mon attachement pour Mlle. de Germosan, & je crois m'appercevoir qu'elle fait des comparaisons. Lorsque je lui dis que je n'ai aucune raison de croire que l'on ait pour moi un sentiment bien tendre, & que l'on a été sur le point de faire un mariage de convenance, elle paroît encore plus persuadée que moi que l'on ne m'aime pas & que l'on ne m'aimera jamais: elle en paroit tout-à-fait convaincue lorsque je l'assure que je n'écris point, & que je ne reçois aucune lettre; elle revient souvent sur ces détails, & quand elle en parle, c'est avec une affection & un intérêt qui inspire la confiance, & qui m'attache infiniment à elle. Je veux aussi qu'elle me dise ce qui se passe dans son cœur; je lui repête souvent que je crois entrevoir qu'il y a un être assez heureux pour être aimé d'elle; elle le nie, ensuite elle dit que la confiance est défendue aux femmes, que l'on suppose toujours que chez elle un sentiment trop tendre est accompagné de trop de foiblesse; que les hommes ne séparoient jamais l'idée d'aimer & d'être foible; qu'elle croyoit cependant que les femmes pouvoient aimer, malgré l'absence, malgré les obstacles, même malgré la certitude de ne pas être aimées, & qu'elle étoit sûre d'en être capable: je lui ai fait remarquer qu'une façon de penser aussi délicate annonçoit une ame tendre, dont les sentimens n'étoient pas sans objet. Je me plaignis de ce qu'elle me cachoit le fond de son cœur, tandis que je n'avois pu lui dissimuler ce qui se passoit dans le mien. Elle me répondit en soupirant, qu'un jour peut-être elle me diroit ce qu'elle ne vouloit pas avouer aujourd'hui; que dans ce moment elle étoit malheureuse par l'état de ses affaires & de sa fortune, & que dans sa situation elle seroit heureuse de trouver des amis dans la société desquels elle pût avoir quelques consolations; cette semme intéressante seroit digne d'un meilleur sort. J'ai été plus heureux qu'elle, j'ai obtenu ce que je demandois; on m'a écouté avec bonté, on a été affable en me rendant justice. En vérité, je ne sais où j'ai trouvé le plus de politesse, ou dans les affaires, ou dans les plaisirs. Je vais donc penser à mon départ; il me reste encore quelques objets à mettre en règle, il faut réaliser ces contrats, & en faire passer le montant à mon beau-frère, & sur les arrérages des rentes prendre la dépense de mon voyage; c'est une opération qui me fera sentir ma pauvreté, après avoir passé ici près de trois mois comme si je n'eusse pas eu à la craindre. Je compte que je puis recevoir encore une fois de tes lettres, écris moi un peu plus en détail, je t'en conjure. Ce n'est rien que de partir d'ici, mais arriver auprès de la famille de Germosan est un événement que je ne puis envisager de sang-froid. Dis moi ce qu'on y pense, & si on ne regardoit pas mon absence comme un bien. Je n'ose porter mes regards sur l'avenir, je ne puis découvrir rien d'heureux; dis moi qu'il me restera toujours un ami. Adieu. LETTRE LXXIV. Marville à St. Ange. JE savois très-bien, mon cher ami, que tu ne serois pas content de mes lettres, & qu'elles ne te satisferoient pas. Mais qu'est-ce que j'aurois pu te dire de consolant? sur tes affaires, rien du tout. Je savois qu'elles étoient en mauvais état avant que tu me le disses; j'en ai entendu parler à l'occasion des engagements que tu as pris pour les Després; alors on faisoit ton compte: il se trouve toujours des calculateurs des affaires des autres; on calculoit donc qu'après ton premier voyage à Paris, après les sacrifices que tu as faits pour ta sœur, après les cautionnemens imprudens que tu avois faits; tu ne devois pas être riche; on disoit sur-tout qu'avec ta générosité journalière, ta fortune devoit être réduite à très-peu de chose, & même je ne dirai pas ce que j'ai fait pour que tu n'eusses pas le chagrin de voir refuser tes offres généreuses. Je savois d'ailleurs qu'il n'y avoit rien à perdre avec cette famille Després, & qu'il ne lui falloit que du tems. J'avoue que j'espérois que tu profiterois de ton voyage à Paris, pour toi-même & pour réparer ta fortune: tu avois du crédit, des fonds en contrats & toute l'intelligence nécessaire; tu as employé tout cela pour les Germosan; je l'ai présumé, précisément parce que tu n'en parlois pas. Ensuite les commissionnaires ont écrit à Mr. de Clissi que tu avois pris sur toi les opérations, que tu les avois réglées, arrangées, & tout cela de manière à faire courir peu de risque aux Germosan. & à leur faire gagner beaucoup. Mr. de Germosan sent très-bien les obligations qu'il te doit; je le vois aux éloges qu'il fait de ton caractère; il ne sait pas aussi bien que moi, cependant, que tu n'as pensé qu'à lui; qu'en le sauvant tu as négligé ta fortune, & hasardé le peu qu'il te reste. Ce n'est qu'à la dernière extrémité que l'on croit l'oubli de soi-même & l'entier désintéressement chez les autres. Tu n'as pas été sans jouissances; tu as senti le bonheur d'arracher Mlle. de Germosan à un mariage forcé & odieux; ce n'est que de hier que la rupture en est tout-à-fait décidée. Avant que de te dire ce qui s'est passé à cette occasion, & l'événement qui en résulte, je dois revenir sur les détails que j'ai omis dans mes précédentes lettres; jusques à ce moment je n'ai pas eu des choses consolantes à t'écrire, & j'ai mieux aimé me taire que de t'entretenir de conjectures. Je ne disois pas de Mademoiselle de Germosan tout ce que tu voulois savoir, mais je ne devois pas parler plus qu'elle. Depuis ton départ, elle est restée renfermée avec sa famille; ils n'ont voulu voir personne de la ville, ils n'ont admis auprès d'eux que les Clissi & Mde. Bonval: j'ai été quelquefois en conférence avec Mr. de Clissi & Mr. de Germosan; je n'ai vu sa fille que quelques momens, & à peine ai-je pu lui communiquer tes lettres: elle soutenoit sa situation avec une douceur, une résignation qui arrachoient des larmes: l'intérêt qu'elle m'inspiroit, les sentimens que j'ai pour elle, ne me laissoient pas la liberté de m'exprimer, les termes me manquoient sur ce que j'aurois voulu dire, & je respectois son silence: le peu de paroles qui lui échappoient, marquoit sa peine sur la situation de ses parens. Je lui ai lu quelques mots de tes observations sur Paris; elle m'a dit en soupirant: Mr. de St. Ange a bien de l'esprit! Comme ce n'étoit pas cette louange que j'aurois voulu obtenir pour toi dans ce moment, je n'ai pas continué la conversation. Tu comprends que l'histoire de ce qui est arrivé à toute cette famille, a prodigieusement occupé le public; on a voulu tout savoir, & on a dit tout ce qu'il a été possible de deviner & de conjecturer: à la vérité on a ajouté des faussetés, des exagérations, & on a voulu tout croire; ce sujet des conversations n'a pas varié pendant plusieurs jours; les femmes ne se sont pas refusé le plaisir d'avoir de la compassion pour Mlle. de Germosan; elle a été l'objet chéri de leur pitié, & cela est bien naturel, elle avoit été celui de leur envie. Les hommes qui étoient empressés à lui faire leur cour, disent que c'est bien dommage! Les points qui sont restés fermement établis dans les têtes, c'est 1. que Mr. de Germosan est absolument ruiné; 2. que Mr. de la Hausse, pour se payer de ce qu'il avoit perdu en société avec Mr. de Germosan, vouloit d'abord épouser sa fille, & qu'ensuite il avoit changé d'idée à cause de certains soupçons: 3. que Mlle. de Germosan a une passion pour Mr. de St. Ange; qu'ils s'écrivoient, qu'il y avoit eu des entrevues, des rendez-vous; on a su la rencontre dans la maison de paysan, & la dernière entrevue à la campagne, que l'on qualifioit d'un vrai rendezvous; on prétend que c'est sur les avis que Mr. de la Hausse en a eu, qu'il a renoncé à son dessein: c'est là l'effet de tes poursuites & de tes imprudences; on ajoute ensuite que tu es aussi ruiné, & que tu es allé à Paris pour rompre toute espèce de commerce & d'engagement avec Mlle. de Germosan: on s'attend que tu n'en reviendras pas. Voilà l'opinion du public sur ce qui s'est passé; je l'ai combattue autant que je l'ai pu; j'ai arrêté vivement l'indiscrétion de ces hommes causeurs, qui se permettent tout sur le compte des femmes; j'en ai forcé quelques-uns à convenir qu'ils ne croyoient pas ce qu'ils rapportoient d'après les autres; mais le mal a été plus fort que moi & il subsiste. Je ne sais si tu seras sans remords, ta conscience doit te faire des reproches: cependant la réputation de Mlle. de Germosan, ternie injustement, est un attentat criminel; il est la suite de la méchanceté, mais n'est-on pas coupable de l'exciter? jusqu'à ce moment, je t'ai caché mon désespoir la-dessus, pour ne pas trop affliger ton ame, pendant que tu travaillois pour la fortune & l'honneur de la famille de Mlle. de Germosan: le mystère dans tes poursuites, le secret dans tes démarches avec elle n'ont pu être absolument gardés, toujours quelques petites circonstances les décèlent: il y a tant d'êtres dont les yeux sont fixés sur les autres, & l'esprit des méchans & des curieux va si vite en conjectures! il ne repose jamais; & on donne bien vite les vraisemblances pour des vérités! Ce que tu as fait n'expie point encore tes fautes là-dessus, & tu dois en gémir: je ne saurois plus te ménager aujourd'hui que je t'en parle; je sais que l'innocence triomphe toujours, & qu'elle conserve ses droits sur les cœurs généreux, & sur ceux qui savent croire à la vertu; mais en attendant elle souffre, & des soupçons sur la conduite & les sentimens de Mlle. de Germosan sont une barbarie criante! Comment feras tu pour la réparer? En vérité, ce n'est pas assez de ta vie pour y parvenir: tu t'es laissé aller au seu qui t'animoit, & tu ne t'es pas assez défié des circonstances qui pouvoient t'empêcher d'effacer le mal que tu faisois, ou plutôt tu n'as pas assez ménagé cette fille adorable; tu as cherché à l'enlaçer, en profitant de tout ce qui pouvoit t'être favorable; ce que tu as fait pour sauver l'honneur de ses parens est le moins de ce que tu lui devois: avoir fait du tort à la réputation d'une femme que l'on aime, doit causer les plus grands remords; le mal peut être irréparable, tu le sens; j'en suis assuré, ou je ne pourrois plus t'aimer; & aujourd'hui, dans la situation où vous êtes tous les deux, quelle possibilité te reste-t-il pour expier ce crime? comment feras-tu pour effacer les impressions qu'ont laissées tes assiduités, ton adresse? cette attention, cette avidité avec laquelle tu as profité sans ménagement de tous les instans où tu as pu surprendre Mlle. de Germosan seule: ces lettres que tu as hasardées & que tu as cherché à faire parvenir en secret, sont autant de fautes contre la délicatesse: la passion ne ménage rien, elle ne voit jamais que son but, elle sait rarement se sacrifier elle-meme pour ménager la personne qui en est l'objet. Je me laisse aller à te témoigner toute la vivacité de mon sentiment là dessus, à cause d'une lettre que j'ai reçue hier; elle est de cette amie de Mlle. de Germosan, dont tu as sûrement entendu parler, Mde. Dubour; l'année passée elle demeuroit à la campagne avec elle, elle s'appeloit Mlle. Sophie de St. Aubin; je l'ai vue alors quelquefois; je transcrirai ici le corps de sa lettre. Monsieur, je m'adresse à vous dans le chagrin & l'affliction que me cause une lettre que l'on a reçue ici d'Yverdon sur la famille de Germosan; vous savez mes liaisons avec elle, & combien je suis attachée à mon aimable amie; j'ai entendu lire hier cette lettre, & j'en ai eu le cœur déchiré; on disoit positivement que la famille Germosan étoit ruinée, qu'elle restoit insolvable, & qu'après tous les arrangemens & les procédures de la justice elle sera dans la pauvreté; que Mr. de la Hausse avoit voulu épouser Mlle. de Germosan, & réparer toutes les les affaires; que l'on étoit convenu de toutes les conditions, & que les paroles avoient été données pour le mariage; mais que Mr. de la Hausse avoit découvert que Mlle. de Germosan avoit une passion pour Mr. de St. Ange; qu'ils étoient en intrigues; qu'il y avoit eu entr'eux un rendez-vous à la campagne, la veille de la signature du contrat, après lequel Mr. de St. Ange étoit parti pour détruire les soupçons, mais que Mr. de la Hausse ayant tout découvert, il avoit renoncé au mariage, & les Germosan, pour assoupir les bruits, avoient tout sacrifié; qu'ils s'étoient renfermés chez eux, & n'avoient voulu voir personne, ensorte qu'ils étoient abandonnés de tous leurs amis. Je ne puis croire que ces bruits se soient répandus, ni que les choses se soient passées ainsi. Cette lettre a été écrite par quelqu'homme méchant, qui se plaît à la calomnie. Je vois l'innocence & le malheur de Mlle. de Germosan dans tout ce qu'elle m'écrit, & elle m'instruit de tout ce qui se passe autour d'elle, mais on dépend encore plus des fausses apparences, des conjectures & des mauvais esprits que de sa vertu; & mon amie, qui a autant d'esprit, manqueroitelle de l'esprit de conduite? je ne puis le croire. Je vous confie mon chagrin, Monsieur, parce que sans doute vous pourriez arrêter & réparer le mal. Il me semble que Mr. de St. Ange ne devroit pas revenir, & qu'il feroit mieux de rester à Paris; ce pays là est fait pour lui. Je vous prie, Monsieur, de m'instruire de la vérité, & de tout ce qui regarde le sort & la famille de mon amie; il y a déjà quelque tems que je n'ai point de lettre, &c. &c. Tu comprends, mon cher ami, comment j'ai répondu à cette lettre; j'ai fait des perquisitions sur l'auteur de celle dont parle Mde. Dubour; j'ai des soupçons que je veux approfondir; il y a un homme chez lequel j'ai remarqué plusieurs fois de la jalousie contre Mr. de Germosan, il s'y sera livré dans ce moment, où il croit pouvoir le faire impunément, & où sa passion triomphe: il se décèlera encore, & il sera possible de le découvrir. Mais il faut que je te dise tout ce qui s'est passé depuis ton départ; je ne t'en ai pas instruit plutôt, parce que, dans l'incertitude de l'événement, il valoit mieux que tu fusses dans une ignorance totale. Il est très-vrai que peu de tems après ton départ, Mr. de la Hausse a paru se désister de ses prétentions sur Mlle. de Germosan; il alloit chez eux quelquefois, il voyoit bien le désespoir qu'il causoit, mais il s'y accoutumoit, il comptoit que sa gaieté & son argent consoleroient de tout; ensuite il a discontinué ses visites, il n'a plus rien dit, il a cessé tout commerce, il est vraisemblable que les bruits ou les calomnies qu'on lui aura fait parvenir, joint à ce que tu lui as insinué, l'auront décidé à prendre ce parti: on l'a laissé, & on ne lui a rien dit non plus. Nous avions souvent des conférences avec Mr. de Germosan & avec Mr. de Clissi; toujours il s'agissoit d'attendre le résultat des opérations de Paris: mais en calculant le possible, il falloit encore que Mr. de Germosan vendît sa campagne & sa maison de la ville. Il s'est trouvé des acheteurs, & les marchés seront conclus pour satisfaire les créanciers; après cela, par le compte que l'on a fait, il paroît que la Hausse pourra être payé. Mde. de Germosan n'a pas voulu entendre que son bien fût séparé de celui de son mari; tout payer est le premier sentiment de toute la famille: ils n'ont jamais voulu examiner ce qui resteroit pour vivre; cette résolution fut particulièrement prise dans la dernière conférence. Mlle. de Germosan, qui n'avoit jamais été présente aux autres, fut appelée à celle-la; elle avoit l'air d'un ange & d'une victime dévouée: les larmes nous vinrent aux yeux en la voyant paroître. Ses parens n'avoient plus pensé au mariage, ils n'en avoient plus parlé depuis le silence & la retraite de la Hausse, ils ont cru que des regrets sur des affaires d'intérêt l'avoient fait changer d'idée; & ils en ont été offensés; ils se font pressés de faire croire que c'étoient eux qui vouloient rompre, & ils le lui faisoient entendre à chaque fois qu'ils pouvoient lui annoncer qu'ils avoient l'espérance de s'acquitter avec lui. Les regrets peut-être d'avoir consenti trop facilement à ce mariage, étoient cause que ce sujet étoit resté entr'eux dans le silence, & Mr. & Mde. de Germosan n'en avoient point parlé à leur fille depuis la dernière visite de la Hausse, dont ils avoient dejà alors été mécontens; elle espéroit aussi que tout étoit rompu, mais elle n'en avoit aucune certitude. J'aurois voulu aller la lui annoncer, je soumis mon zèle à la volonté de ses parens: lorsqu'elle fut au milieu de nous, elle nous inspira une émotion qui nous empêchoit de parler: Mr. & Mde. de Germosan articuloient mal des mots de tendresse; Mr. de Clissi & moi nous avions le cœur serré, & on entendoit nos soupirs. Mlle. de Germosan, effrayée, & croyant qu'on alloit lui annoncer des choses funestes, se jette aux genoux de son père, elle lui tend les bras, & le prie de ne pas la faire languir, & de lui dire son arrêt de mort; alors nos pleurs couloient abondamment. Mr. de Germosan serroit sa fille dans ses bras, & ne pouvoit encore lui parler; il put à peine lui dire, non, ma fille, non pas la mort, ne crains rien; le silence succéda à ces paroles, on ne pouvoit que verser des larmes. Lorsque le calme fut un peu rétabli, on dit à Mlle. de Germosan que tout pouvoit être payé, & qu'on seroit libre de tout engagement; mais, ajouta Mr. de Germosan, notre campagne & notre maison seront vendues, & je ne sais s'il restera du pain. Mlle. de Germosan, presqu'avec un air de joie & de contentement, se relève & se jette dans les bras de son père, en criant, quoi mon père! nous ne serons que pauvres, nous serons heureux; l'éducation que vous m'avez donnée me fournira les moyens de gagner votre vie & la mienne, & vous, ma mère, je vous servirai tous les momens de ma vie; elle ne put en dire davantage: insensiblement la tranquillité se remit parmi nous: nous pûmes à la fin parler de sang-froid & raisonnablement du sujet intéressant qui nous occupoit: j'admirois comment Mr. de Clissi arrangeoit tout sans vouloir être généreux, sans blesser l'amour-propre par la pitié, sans condamner ce qui auroit pu l'être, sans faire de réflexion sur le passé, même sans faire aucune exclamation de regrets; il sembloit qu'il y eût de l'honneur à devenir pauvre, & que la vertu de soutenir la pauvreté sans honte eût des jouissances dont il étoit jaloux; il n'entra dans aucun détail sur la vie future de ses parens; il ne témoigna aucune inquiétude sur les moyens de vivre qui leur resteroient. J'avoue que j'y pensois beaucoup, & que j'aurois voulu faire des questions pour me rassurer; mais je suivis le sentiment de Mr. de Clissi. Par l'examen des affaires, nous trouvâmes que, suivant les dernières lettres des commissionnaires, les fonds de Paris pourroient à-peu-près satisfaire la Hausse; que la vente de la maison, de la campagne & de quelques vignes près de la ville y suppléeroit & acquitteroit les autres dettes: il reste une petite maison de paysan dans le fauxbourg, qui ne peut être occupée que par quelque vigneron ou journalier, & qu'il ne sera peut-être pas possible de vendre: il y a une petite grange & un petit jardin, il faudra tâcher de la louer. Je fus chargé d'aller dire à Mr. de la Hausse le résultat de notre conférence: j'eus encore beaucoup de peine à être admis auprès de lui, il fallut articuler plusieurs fois à sa servante, que je venois pour les affaires de la famille de Germosan: je fus assez mal reçu; lorsque je lui eus dit que je venois lui apprendre qu'il seroit payé de tout ce qui lui étoit dû, il répéta plusieurs fois, de tout? de tout? je lui répétai, de tout, & j'ajoutai que même on lui payeroit l'intérêt jusqu'au dernier moment, & que je venois le prier de m'en donner le compte: il secoua la tête, & se mit à son bureau, en disant, de tout! Tous les comptes étoient déjà faits & aditionnés jusqu'au premier du mois courant: nous les parcourûmes encore, nous y ajoûtames l'intérêt jusqu'au jour nommé, & lorsqu'il m'eut montré la somme, il dit encore: vous croyez que je serai payé de tout? Oui, Monsieur, lui criai-je aux oreilles, de tout, & s'il falloit vous donner ce qui vous revient encore, ajoutai-je en faisant un certain geste, je m'en chargerois volontiers. Il devint extrêmement poli, & tira son bonnet jusqu'à terre, il m'accompagna jusqu'à la porte de sa maison, il la referma avec plaisir, parce que je ne lui avois pas rendu bien exactement ses politesses. Je portai les comptes chez Mr. de Clissi, & il a arrangé avec Mr. de Germosan la traite de l'argent qu'il avoit chez Mr. ***; ils arrangeront de même ensemble le reste des affaires. Je ne m'en suis point mêlé, j'ai cru qu'il y avoit de la discrétion à être persuadé que mes services étoient inutiles; je sais seulement que la vente des maisons doit se consommer dans peu de tems, il ne leur restera que la petite maison du faubourg; on tâchera d'en tirer quelque parti. Ce qui m'a vivement assligé, & dont je suis inconsolable, ce sont ces bruits méchans qui ont été répandus sur Mlle. de Germosan, & qui n'ont point été détruits; ils sont ignorés d'elle, il est vrai, mais tôt ou tard ils lui parviendront; l'on ne cache guères aux malheureux ce qui peut les accabler. Je n'ai point entendu précisément les choses horribles qui sont dans la lettre de Mde Dubourg, mais je puis comprendre qu'elles ont été dites. Ces hommes qui faisoient la cour à Mlle. de Germosan, & dont sans doute l'amourpropre n'a pas été extrêmement flatté, ce sont eux qui ont parlé avec le plus de complaisance de ses malheurs. Je leur ai entendu faire parade de leur fausse pitié; les uns avoient donné des avis à Mlle. de Germosan, les autres on fait des offres, tous la plaignent infiniment; ils ne doutent pas qu'elle ne fasse quelque grand mariage, & ils nomment les hommes riches qui devroient y penser, depuis que la Hausse n'y pense plus. Je ne puis te dire tout ce que ces discours m'ont fait souffrir, & combien ils on excité ma colère. Je t'assure que je l'ai témoigné trèssouvent; mais on n'arrête pas plus les discours indiscrets & méchans, que le cours d'une rivière. J'ai été me plaindre de ce fléau avec Mde. Bonval; elle a été véritablement malade du malheur de sa nièce; c'est par elle que j'ai eu souvent des nouvelles de Mlle. de Germosan; elle a refusé très-souvent de voir sa tante; depuis ton départ, elle a cherché autant qu'il lui a été possible de ne voir personne; elle s'est refusée à toutes ses amies, qui n'ont cessé pendant long tems d'assiéger sa porte; elle leur a écrit à-peu-près à toutes, pour prendre congé d'elles, & pour leur dire que dans ce moment elle ne pouvoit quitter ses parens, qui avoient besoin de solitude; qu'elle étoit obligée de renoncer au plaisir de voir ses amies, mais qu'elle compteroit toujours sur perce jusques a elle; j'ai été témoin leur amitié; Mde. d'Arsilly & Mde. de Taninge ont pu une seule fois de la sensibilité de ces dames: dans le premier moment elles ne cessoient de s'occuper de Mlle de Germosan: aujourd'hui je n'entends pas que l'on en parle beaucoup, & on ne se plaint plus de sa retraite; la plus vive sensibilité se tranquillise toujours au bout de quelque tems: voilà l'état des choses tel que je puis t'en rendre compte, mon cher ami; je ne sais point ce qui restera aux Germosan de leur fortune: j'ignore quels seront leurs moyens de vivre, & les arrangemens qu'ils prendront, je crois qu'ils ne sont pas sans quelque ressource. En condamnant Mr. de Germosan sur son ambition de fortune, on rend justice à ses vertus, à son caractère; il est estimé & considéré, & on le plaint généralement: on s'accorde à le désigner pour remplir un emploi qui doit bientôt être vacant par la mort prochaine de celui qui l'occupe; ses amis sollicitent déjà pour lui: mais le moment d'obtenir cet emploi peut être très-éloigné, & il ne seroit encore qu'un secours bien foible; tu sais que dans ce pays les charges sont une occasion d'exercer son patriotisme, mais point un moyen de vivre: au milieu de tous ces événemens, je cherche ta place ici & je ne puis la trouver; comment seras-tu avec la famille de Germosan? quelles seront tes relations avec elle? comment reverras-tu mademoiselle de Germosan? que vous direz-vous? que vous témoignerez-vous? il me semble qu'il ne peut y avoir que de la gêne & de l'embarras pour tous deux: cependant tu ne peux pas rester à Paris, ta situation ne le permet pas, ton séjour naturel est dans ton pays, & ta demeure dans la maison de tes pères: j'ai voulu parler plusieurs fois de tes affaires avec Mr. Durtan, mais il est si discret, si circonspect, il craint si fort de s'exposer, que je n'ai rien pu savoir de lui; j'ai appris par d'autres personnes qu'il avoit vendu une partie de ton domaine, & qu'il comptoit se charger du reste à un certain prix; il me paroît que ta campagne te seroit plus utile & plus nécessaire que jamais: il est toujours honorable de vivre dans son domaine, dans ses terres; on y est toujours plus à l'abri des fausses dépenses qu'exigent la vanité, & avec Henri & son économie tu seras assez riche pour vivre avec tes amis: je veux donc espérer de te revoir; mon cœur le désire: mais madame de Seme, cette amie intéressante, prolongeratelle ton séjour à Paris? je ne le voudrois pas pour l'opinion que j'ai de toi, je ne veux pas te parler d'elle, on juge trop mal de loin: je souhaite que tu reviennes, je voudrois que ta première lettre m'annonçât ton retour, je crains aussi ta présence ici: est-ce que je ne verrai donc personne d'heureux? personne content de se revoir & d'être ensemble? adieu, mon cher ami. Au moment où je ferme ma lettre, je reçois celle-ci; je te l'envoye, je n'ai pas le tems de t'exprimer ma colère & mon indignation, le courier va partir. Mlle. de Mirsor à Mr. de Marville. Je sais, monsieur, que vous voyez quelquefois Mlle. de Germosan, mon amie; je me suis présentée chez elle, lorsque le bruit de la ruine de ses parens éclata, elle ne voulut pas me recevoir; & elle m'a renvoyée deux fois en me faisant dire beaucoup d'amitiés; je suis très fâchée de n'avoir pu la voir: j'aurois cherché à la consoler, & j'aurois eu l'attention de ne pas faire souffrir son amour propre; elle ne se seroit jamais apperçue de la différence de nos situations, j'aurois oublié la mienne pour ne m'occuper que de celle où elle se trouve; elle n'auroit vu que mon amitié & la juste pitié que me cause ses malheurs: je suis bien fâchée que les bruits qui ont courus m'aient empêchée d'insister sur le plaisir de la voir; des personnes très-respectables m'ont assuré qu'il n'étoit point convenable que je continuasse mes relations avec elle; il est vrai qu'il y a certaines choses qu'il ne faut pas avoir l'air d'approuver; je vous assure que j'ai une vraie affliction qu'elle se soit mise dans ce cas-là, & je suis étonnée qu'elle n'ait pas mis plus de prudence dans son intrigue avec Mr. de St. Ange, elle m'a bien trompée; si elle m'avoit consultée, je lui aurois donné mes avis, & j'aurois pu l'instruire des véritables intentions de Mr. de St. Ange, je n'ai jamais cru qu'elles fussent bien sincères: quoiqu'il en soit, on me feroit beaucoup de tort si on me croyoit insensible au malheur de mon amie; j'espère surtout, monsieur, que vous me rendrez plus de justice, & que dans l'occasion vous le direz à Mlle. de Germosan, je vous en prie bien instamment. Je voulois lui écrire directement; dans l'incertitude si ma lettre lui feroit plaisir, & si elle seroit reçue convenablement, j'ai préféré de m'adresser à vous pour me justifier, & pour lui faire parvenir les expressions de mon chagrin sur le malheur de sa situation, j'en suis véritablement touchée; & je ne me console point de ce que les convenances & les égards que l'on se doit à soi-même vis-à-vis du public m'empêchent de continuer des relations qui m'étoient infiniment agréables: ce n'est pas, je vous assure, le changement de sa fortune qui en est la cause; je voudrois, au contraire, lui offrir le peu que je posséde, & c'est ce que je vous prie de lui dire encore de ma part: si elle vouloit me recevoir une fois en secret, & sans que personne en fut instruit, je lui exprimerois bien mieux mon sentiment à cet égard: je sais que quelques unes de ses amies ont été la voir hier, & je ne voudrois pas être la dernière à lui témoigner la part que je prends à sa triste situation; je sens tout ce que son sort a de cruel, & je la plains de tout mon cœur: c'est trop, de perdre tout à la fois sa fortune & sa réputation: dites-lui bien, monsieur, tous mes regrets & toute mon affliction; je vous en charge, parce que je sais toute la confiance qu'elle a en vous, & les services que vous lui rendez dans ce moment; si jamais je puis lui être de quelque secours, je m'y porterois avec bien de l'empressement: je crois être assez connue de vous, Mr., pour que vous en soyez persuadé; c'est bien sincèrement que j'ai l'honneur d'être, &c. (On supprime ici plusieurs lettres de Laure & de Sophie, qui ne contiennent que des regrets sur la situation de la première, & des détails peu importans). FIN du sixième volume. LETTRE LXXV. Laure de Germosan à Mme Dubour. ENFIN, ma chère amie, notre sort est éclairci; nous sommes pauvres, le parti est bien décidé; je vous le dis sans désespoir; vous avez vu mes craintes; je vous ai marqué mes conjectures; tout ce que je vous ai dit n'a aucune valeur; notre fortune est dissipée, mais il me semble que nous pouvons encore être heureux. Après le danger que j'ai évité, toutes les situations me paroissent bonnes; il n'en est pas ainsi de mes parens, qui avoient vu le moyen de ne rien changer à leur situation; ils avoient cru même y voir un sort heureux pour moi; ils n'étoient cependant pas insensibles à ce que mon sentiment pouvoit me faire souffrir. Mon pere, sans me dire tous ses regrets, m'a bien laissé appercevoir sa peine & son chagrin; très-souvent j'ai rencontré ses yeux remplis de larmes, j'ai entendu ses sanglots lorsqu'il m'embrassoit, & il n'a pas caché sa joie à mesure que les espérances de satisfaire la Hausse & de l'éloigner se fortifioient; ce n'est que depuis quelques jours que l'on en est bien assuré. Les lettres de Paris en ont indiqué les moyens; Mr. de Clissi & Mr. de Marville ont eu là-dessus des conférences avec mon Père; ils ont réglé des comptes, ils ont fait des ventes & des opérations d'argent; il s'est trouvé de quoi payer toutes les dettes. Je n'ai pas suivi les calculs & les détails qu'ils ont faits là-dessus; mon ame & ma vie ont été en suspens, jusques à ce que j'aie été assurée que nous ne resterions pas insolvables; alors, je l'avoue, j'ai ressenti un peu de joie. Vous avez vu par ce que je vous ai dit, que tout ce qui s'est passé avec Mr. de la Hausse étoit insensiblement tombé dans l'anéantissement; il a cessé de nous voir; nous n'avons rien entendu de lui, & nous avons compris que sa retraite & son silence étoient une manière de nous dire qu'il changeoit d'intention & de façon de penser. Tous les instans qui confirmoient mes espérances à cet égard, étoient une jouissance pour moi. Je n'ai plus entendu parler de lui à mes parens; & je crois que celui de nous qui auroit prononcé son nom, auroit fait rougir les deux autres. Dès que les lettrés de Paris ont pu donner quelque certitude que l'on pourroit s'acquitter envers lui, on s'est hâté de le lui apprendre, c'est toujours Mr. de Marville qui s'est chargé de cette commission. Ce bon, cet excellent Marville, comme je l'aime! je le respecte infiniment. Je l'ai vu hier verser des larmes à la conférence où je fus appelée avec mes parens; je vis aussi la sensibilité de Mr. de Clissi. Je ne puis vous dire, ma chère amie, combien ces Messieurs me parurent bons, humains, vraiment charitables; ils n'étoient point généreux, ils. ne nous plaignoient point; nous ne voyions point leur pitié, mais ils étoient touchés de notre force, de notre résignation: il sembloit que nous eussions des jouissances qu'ils nous envioient, & que notre pauvreté nous rendît plus respectables à leurs yeux. Ce mêlange de sentimens étoit touchant & consolant: ils n'en parlèrent pas positivement, de notre pauvreté; ils ne s'occupèrent précisément que des moyens de satisfaire aux engagemens & aux dettes de mon père. Mr. de Marville fut chez Mr. de la Hausse, pour régler les comptes avec lui; Mr. de Clissi alla procéder à la conclusion de la vente de notre campagne & de notre maison de la ville, car, ma chère amie, il faut tout cela pour nous libérer. Lorsque nous fûmes seuls, nous n'osions pas nous informer de ce qui nous resteroit pour vivre; cependant nous avions bien envie de le savoir; ma mère en tremblant hasarda une question à mon père, il ne répondit que par un profond soupir, & nous restâmes dans le silence. Après quelques momens, il prit une plume & fit un assez long calcul; ma mère & moi nous avions les yeux fixés sur lui, nous osions à peine respirer: enfin il s'écria, nous sommes bien malheureux, nous allons mourir de faim. Ma mère reste consternée, je vais à mon père, je le serre dans mes bras, je lui répête ce que j'avois déja dit, que je travaillerois pour gagner leur vie & la mienne, que l'éducation qu'ils m'avoient donnée m'en fourniroit les moyens. Je détaillai tout de suite ce que je pouvois entreprendre. Je demandai encore si réellement il ne nous restoit rien du tout; mon père me répondit: il nous reste à peine une rente de 40 louis: comment, lui dis-je avec étonnement, 40 louis de rente! & il répéta, oui, 40 louis àpeuprès, & outre cela la maison de nos vignerons, qui est dans le fauxbourg, qui n'a pu se vendre encore, & qui est un objet tout au plus de 50 ou 60 louis. -- Quoi, lui dis-je, mon père! nous avons une rente de 40 louis & une maison! nous ne sommes pas pauvres: -- je le vis sourire de désespoir, & les yeux de ma mère étoient baignés de larmes; je les embrassai tous les deux; je leur répétai encore que nous n'étions pas pauvres, que nous pouvions vivre très-heureux. Je commençai à faire des calculs sur notre dépense nécessaire, mon père releva mes erreurs sur plusieurs objets, mais enfin, à force d'examiner, de réfléchir & de calculer, nous trouvâmes qu'il étoit possible de vivre avec les 40 louis, mais il falloit aller habiter la maison de nos vignerons: & pourquoi n'y demeurerions-nous pas? m'écriai-je; nous habiterons notre maison, nous serons chez nous, nous ne dépendrons point d'un propriétaire avide de faire valoir ce qui lui appartient; une famille honnête a demeuré dans cette maison, & a pu y être heureuse, pourquoi n'aurions-nous pas la même faculté; ne pouvonsnous pas avoir la même simplicité, les mêmes vertus? Oui, mon père, continuai-je, quittons cette demeure où notre vanité a eu trop d'essor; ayons l'orgueil de savoir être pauvres; nous demeurerons dans nos foyers, que voulons-nous de plus! je laissai un moment à mon père pour faire ses réflexions; il se promenoit à grands pas dans la chambre, & répétoit quelquefois, 40 louis & une maison de paysan; je lui dis à la fin; oui, mon pere, 40 louis de rente & une maison de paysan, & nous pourrons vivre fans honte; oublions une ambition qui a été malheureuse; ployons nos esprits à la nécessité; ne cherchons pas des expédiens extraordinaires & qui nous séparent, rendons notre malheur supportable en vivant ensemble; jouissons de nos sentimens, & nous serons assez riches. Nos bras s'étendirent, nous nous joignîmes tous trois, & nos larmes se mêlèrent: ensuite nous nous occupâmes de cette maison de paysan; nous fîmes le détail du logement qu'elle contient; c'est premièrement une très-grande cuisine, ensuite une assez grande chambre & à côté un petit cabinet, pratiqué sous l'escalier qui va au grenier; tout cela avec des portes & des fenêtres à la paysanne: à côté de ce logement il v a une petite grange & une écurie pour des vaches, derrière la maison est un petit jardin entouré d'une haie, je trouvai que nous pouvions être très-bien logés; mon père & ma mère occuperont la grande chambre, ils auront chacun leur lit; j'habiterai le petit cabinet à côté avec un lit de repos, & comme la cuisine est très-grande nous y mangerons: il faut sans doute faire des réparations pour nous défendre contre les froids de l'hiver; pour cela nous vendrons nos meubles de luxe & les habits qui vont nous être inutiles; du produit nous rendrons notre logement aussi bon & aussi commode qu'il convient à notre situation, nous ferons un encan de nos voitures, de nos chevaux, & généralement de tout ce qui nous devient superflu; l'argent sera employé à payer toutes les dettes domestiques que nous pouvons avoir, & le surplus à former notre établissement & à nous pourvoir de ce qui nous est nécessaire pour l'hiver prochain: voilà, ma chère amie, le plan qui fut tracé successivement; non pas sans quelques débats & beaucoup de réflexions, mais j'avois saisi cette idée avec tant de chaleur, que je suis parvenue à faire prendre ce parti à mes parens, & j'ai senti la joie s'introduire dans mon ame; c'est la première fois depuis longtems que nous avons dîné ensemble avec un peu de sérénité; je bénissois mon père & ma mère d'avoir su prendre cette résolution j'aurois voulu leur en témoigner ma reconnoissance à genoux, & toutes mes paroles portoient l'expression de ce sentiment. Depuis cet instant je ne cesse de faire des calculs fur la dépense nécessaire à trois personnes, & je trouve toujours quelque chose à retrancher: je veux tâcher cependant que ma mère ne souffre d'aucune privation essentielle, c'est mon premier but, & la première dépense sera arrangée là-dessus; mon père est moins sensible aux privations, & pour moi elles seront des jouissances: ma mère aura tous les bons meubles dont elle jouit à présent, mon père aura les siens, il y aura un coin arrangé pour son bureau, pour ses livres; moi, je serai heureuse dans mon petit cabinet, il y aura une table à écrire; & j'espère que j'aurai toujours du papier: dans les premiers momens je n'ai pas osé parler d'Henriette; mais il étoit bien décidé dans mon cœur qu'elle ne me quitteroit pas, mon lit sera toujours assez grand pour nous deux; & il me coûtera bien peu pour la nourrir, de me priver d'un de mes repas; avec moi elle apprendra à gagner sa vie, & c'est l'éducation qui lui convient: il n'y a rien encore d'arrangé sur les domestiques, je ne crois pas que nous ayons de quoi garder une servante: eh bien! Henriette & moi nous ferons tout le service de la maison: nous n'avons pas cessé un moment de nous occuper de notre projet, il nous venoit toujours quelqu'idée nouvelle; Mr. de Clissi revint le soir rendre raison à mon père de ce qu'il avoit fait; je m'empressai de lui raconter le parti que nous avions pris, il l'approuva infiniment: il partit tout de suite pour examiner la maison, pour voir les réparations qui sont nécessaires, il en fera un devis; il le balancera avec l'argent que nous retirerons de l'encan, il y fera travailler incessamment; il se charge de prendre soin des ouvrages: dès aujourd'hui il doit y faire mettre la main, je crois que ce matin nous ferons une note de tout ce que nous voulons vendre; & si je suis mon activité & mon impatience, dans 15 jours nous serons arrangés dans notre nouvelle demeure; je presserai Mr. de Clissi de ne rien négliger pour y parvenir. Je me suis hâtée de vous dire tout cela ce matin, ma chère amie, il me semble que mes parens dorment aujourd'hui plus longtems que les autres jours, je vais cependant préparer leur déjeûner; j'ai une vive impatience de me retrouver avec eux: oui, je crois que c'est dans la maison de nos vignerons que nous trouverons le bonheur, que nous n'avons fait qu'entrevoir jusqu'à présent, & qui nous a toujours échappé; j'ai un vrai plaisir de renoncer à tout ce que je possédois, à tout ce qui faisoit l'objet de mes désirs, tout s'est éloigné de moi, je n'apperçois plus rien, à peine puis-je découvrir mes anciennes connoissances, le monde, les plaisirs, la société; je ne vois plus que la vie de mes parens; je ne désire plus que leur consolation, leur bien être, que ce qui peut contribuer à leur rendre la vie supportable; il y a encore à souffrir jusqu'au moment de notre entier établissement, je me transporte au-delà & je trouve des forces pour tout endurer, pour tout entreprendre, tout arranger: je n'ose pas vous dire que je crains mes amies, mes amis; on voudra me consoler & me plaindre; ils s'empresseront de venir à mon secours, ils auront pitié de moi; & je n'ai besoin de rien, pas même de consolation; je crains aussi ma bonne tante, il y a deux jours que je ne l'ai point vue, elle a été souvent malade; elle ne voudra pas entendre parler de notre arrangement; ses parens, réduits à habiter une maison de paysan, feront souffrir sa vanité; elle nous pressera d'aller demeurer chez elle, elle voudra faire des sacrifices; j'espère que mes parens auront la force de ne rien accepter: quand on a 40 louis de rente & une maison, on n'a besoin de personne; j'estime & j'admire le sentiment de Mr. de Clissi, qui a toujours travaillé pour nous; qui ne nous offre rien, & qui nous fait sentir que nous pourrions disposer de tout ce qu'il a, il ne fait que seconder nos intentions & il les attend: lui & Marville sont les seuls hommes qui m'ont donné l'idée de vrais amis, d'hommes vraiment vertueux, & vous aussi, ma chère amie, vous soutiendrez mon ame, vous aimerez vos amis pauvres; vos sentimens seront ceux que demande mon cœur: vous viendrez nous voir dans notre humble demeure: c'est une espérance que je joins à toutes les autres, il y aura encore place pour vous dans mon petit cabinet; je ne vous entretiendrai plus que de notre nouvel établissement, il me semble qu'il n'y a plus que cela dans le monde. Adieu, ma chère amie. LETTRE LXXVI. De la même, à la même. MA chère amie, tout va bien, je me fais un plaisir de vous le dire; tout succède à mes vœux; depuis ma dernière lettre, ils n'ont pas rencontré le moindre obstacle; tout s'est arrangé comme je vous l'avois annoncé: j'ai le bonheur que mes parens n'ont pas changé un instant de façon de penser, quelques petites circonstances même leur ont fait sentir la nécessité de suivre le parti que nous avons pris; l'indépendance est le bien précieux qu'il nous reste, & nous en jouirons en dépit de la fausse pitié: je serois ingrate, cependant, si je ne rendois pas justice aux sentimens que l'on m'a témoignés, j'ai vu couler des larmes sur mon infortune, & elles sont les marques de l'intérêt sincère; je vous ai dit comment toutes mes amies se sont empressées, dès le commencement, à me montrer leur sensibilité, j'aurois pu en jouir, & si je m'y suis refusée, ce n'est pas que ma vanité en souffrît: notre pauvreté ne m'a pas encore humiliée un instant. J'ai bien vu, cependant, l'effet qu'elle faisoit sur l'opinion de plusieurs personnes; leur son de voix, qui marque si bien la pitié, leurs paroles discrêtes, leurs regrets larmoyans sur le passé, marquoient notre condamnation, & leur considération pour nous est sûrement au niveau de notre fortune: j'ai remarqué avec plus de chagrin que quelques-unes de mes amies, dans le peu de momens que nous avons été ensemble, se conduisoient avec moi comme si j'avois eu quelques torts, comme si je méritois à peine ce qu'elles me témoignoient; celles-là ne sont pas revenues chez moi; comme je suis sensible à tout ce qui vient de la part des autres, j'ai d'abord cherché si j'avois quel-que chose à me reprocher: ma conduite est pure vis-à-vis de la terre entière, elle défie l'ardeur de la critique la plus rigoureuse: j'ai confondu ces petits incidens avec les inconvéniens & les inconséquences de l'humanité, & c'est moi qui ai de la pitié: Mlle de Mirfor a eu particulièrement avec moi une conduite singulière; elle a d'abord fait demander à me voir, j'ai toujours fait répondre à ses messages que je ne pouvois pas la recevoir il y a très-longtems que je n'ai pas entendu parler d'elle; hier elle m'a fait dire qu'elle viendroit chez moi à 8 heures du soir, & qu'elle souhaitoit de n'y trouver personne; je n'ai pas compris son message, & j'ai refusé sa bonne visite; j'ai mis au nombre de mes consolations de ne pas revoir cette bonne amie: dans ce moment je souhaite plus que jamais de ne voir personne; je crains les offres de secours, les consolations, même le sacrifice du tems que l'on passeroit avec moi; je pense uniquement à l'exécution du parti que nous avons pris, & je ne puis m'en distraire un instant: les réparations de notre nouvelle demeure avancent; on met des doubles fenetres de papier du côté de la bise; les portes, les autres fenêtres seront bien garnies contre le froid; Mr. de Clissi veille à tout avec un intérêt & une activité charmante; il dirige, il presse les ouvriers; mon père y va le matin & le soir, quelquefois il revient fort triste; je le caresse, je le console, il arrête mes pleurs, & nous rapporte un ait serein & content;-je reprenons des forces & des espérances pour l'avenir; d'autres fois il juge qu'il a apperçu que nous ne souffririons pas, que nous serions heureux; alors j'ai une véritable joie, je la lui communique, & nous ressentons un soulagement qui nous fait oublier nos peines. Ma mère est plus tranquille, & son caractère facile la laisse penser à ses arrangemens personnels; elle prépare ses petites commodités, elle se fait de petites jouissances, & elle pourvoit au bien-être que comporte notre situation; c'est-là l'effet de son bon esprit. La chambre de mes parens sera très bonne, il y a une petite cheminée, & aussi un très-bon fourneau avec une cavette. Vous avez peut-être oublié, ma chère amie, tout l'agrément des cavettes, comment on y ressent une chaleur douce, comment on s'y livre à la confiance, comment les pieds y sont au chaud, & le cœur à son aise; c'est le siége de la franchise, & l'amitié y est sans défiance; c'est là où je place tous mes plaisirs de l'hiver prochain, nous y serons souvent en famille, & mes parens me raconteront les premières années de leur vie: je cherche ensuite qui est-ce qui pourroit y être admis; je vous tends les bras, & vous êtes si loin! Venez, ma chère amie, j'ai tant de choses à vous dire, nous avons à causer pour tout l'hiver; mais ce bonheur n'est pas possible, & je m'en désespère. Mr. de Clissi, Mr. de Marville pourroient être reçus quelquefois à la cavette, je ne connois qu'eux qui puissent avoir ce privilège. Je n'ai point d'amie qui ne dédaigne cette place, & je ne les mettrai pas à cette épreuve. Il est toujours décidé que nous ferons un encan de tout ce qui nous devient inutile: je voulois y mettre mes dentelles, mes gazes, mes chapeaux, mes plumes, mes considérations, mes robes de soie; un reste de vanité & de mauvaise honte m'en a détourné; j'ai fait venir une marchande de modes & j'ai pris l'argent qu'elle a voulu me donner; il sera employé à saire des habits d'hiver à Henriette, à arranger mon cabinet, & à me procurer les meubles qui me sont nécessaires; ce cabinet étoit la chambre de décharge & de provisions des vignerons, & à cause de cela les fenêtres se trouvent garnies de barreaux de fer; c'est une défense contre la possibilité d'entrer depuis le jardin qui est de plain-pied. Mr. de Clissi vouloit faire faire une cheminée dans ce cabinet, je m'y suis opposée; je serai souvent à la cuisine, & toujours avec mes parens, je ne veux rien qui me sépare d'eux: le besoin d'un domestique a été discuté, & n'a pas été le plus aisé à arranger: nous avons bien calculé, & nous avons trouvé qu'il étoit impossible d'avoir une servante: nous avons averti tous nos domestiques que bientôt nous serions obligés de les renvoyer; tous vouloient rester sans gages, & veulent nous servir jusqu'au dernier moment. Cependant nous avons renvoyé le laquais & la fille de cuisine. La veuve d'un de nos anciens vignerons, qui a entendu parler de nos malheurs, est venue nous offrir ses services & tout ce qu'elle possede; elle demeure avec ses enfans près de la maison que nous allons habiter: nous nous sommes arrangés avec elle, elle fera tout le service pénible de la maison, on lui donnera quelqu'argent, & pour achever de la satisfaire, j'apprendrai à lire & à écrire à ses enfans, ce sera une occupation utile & agréable. Il n'y a pas un de nos arrangemens ou je ne voie un plaisir pour moi. Je n'ai pas encore été dans notre maison; j'ai la plus grande répugnance à sortir: tout le monde s'est occupé de nos malheurs, & dans la rue je verrois les yeux se tourner sur moi; je ne veux pas attirer les regards, je ne les soutiendrois qu'en souffrant, j'ai encore cette foiblesse; j'ai aussi peur de vous, ma chère amie: vous vous opposerez à notre établissement de pauvres gens; vous écrirez, vous voudrez agir & travailler pour nous, & employer les personnes que vous croirez avoir le pouvoir de nous faire changer de parti.... En vérité, je pense que je ne veux pas vous envoyer ma lettre que nous ne soyions établis dans notre maison, j'aurai du plaisir à la datter de-là. Il m'en coûtera cependant de vous laisser si long-tems sans vous parler de nous: je voudrois vous dire de n'être point en peine; vous souffrirez un peu, mais dans notre situation, nous ne pouvons que faire souffrir nos amis, & alors je ne dois pas vous ménager. Je vous quitte donc, ma chère amie, pour 10 jours, peut-être pour douze; les ouvriers sont si lents! Mr. de Clissi les presse cependant, il s'est fait une vraie occupation de nos réparations; nous les payons avec l'argent de notre vaisselle, qui a été vendue il y a quelques jours; l'encan se fera lorsque nous aurons quitté cette maison; nous arrangeons tout pour cela, je fais l'inventaire, j'accommode les meubles pour qu'ils se vendent bien. Je n'avois jamais pensé à l'argent; aujourd'hui je voudrois en faire de de tout ce que je rencontre; je mets des prix à tout, je calcule tout, j'estime la moindre jouissance, & je trouve presque toujours que l'argent vaut mieux; ma grande ambition, ma chère amie, est que mes parens ne souffrent que le moins possible, & c'est là-dessus que je mesure tout ce qui se fait. Adieu donc, ma chère Sophie, jusques à ce que je sois dans la demeure que le bon Dieu nous laisse, & dont je le bénis. De notre humble demeure... Entendezvous, ma chère amie, c'est d'aujourd'hui que nous y sommes, & il y a quinze jours que j'ai quitté cette lettre; ce qui nous a retardé, c'est un tambour en ménuiserie qu'il a fallu faire à l'entrée de la cuisine, il nous garantit du froid, & il nous éloigne de la rue, il étoit nécessaire. Vous comprenez que j'ai eu bien à faire, & que notre établissement m'a donné quelque peine: c'est de ce jour que nous y sommes; nous n'avons pas quitté notre maison sans répandre des larmes; j'en ai versé abondamment en voyant mon père & ma mère quitter leur demeure; à leur âge, se placer dans un domicile étroit, resserré, incommode, est un malheur que j'ai senti jusqu'au fond de l'ame. Ils devoient se flatter de finir leurs jours plus heureusement; je n'y pense point sans avoir le cœur serré, & ce sera souvent le sujet de mes regrets; cependant ils ne souffrent point, ils ne souffriront point, je puis l'espérer. Nous sommes venus de nuit dans la voiture des Clissi; tout étoit arrangé pour que mes parens fussent bien en arrivant; ils ont trouvé tout ce qu'il falloit pour leurs commodités. Jeanne qui est la femme qui nous sert, nous avoit préparé un petit souper que je lui avois ordonné; elle n'est pas bonne cuisinière, mais nos repas seront meilleurs à l'avenir: nous avons été extrêmement émus, attendris, en prenant congé de nos domestiques; ils ne vouloient point de gages, ils avoient été heureux, il n'avoit rien manqué à leur bien-être, ils le disoient, en ajoutant qu'ils ne vouloient point d'argent, & qu'ils avoient assez gagné d'être chez nous. La femme-de chambre de ma mère vouloit absolument rester auprès d'elle, & la servir pour rien; l'année entière de leurs gages leur a été payée, & nous avons tous pleuré en nous séparant: l'attachement & le désintéressement de ces pauvres gens m'a touchée vivement; je les ai embrassé de tout mon cœur: en vérité, il ne faut mépriser aucun mortel, la vertu & la sensibilité peuvent se trouver partout. Cette scène touchante nous a laissé de la tristesse, & elle ne nous a pas quittés de tout le soir. Mon père & ma mère se sont placés dans leurs fauteuils ordinaires, qu'ils ont trouvé dans leur chambre près de la cheminée, où il y avoit du feu: j'étois au milieu d'eux; nous avons été très-long-tems sans rien dire; je crois que nous cherchions à nous montrer réciproquement une fermeté que nous n'avions pas. Ma mère a jeté les yeux sur la chambre, elle a vu tous les meubles qui étoient ordinairement dans la sienne. Jeanne est venue nous dire que le souper étoit servi, j'ai donné le bras à ma mère, nous sommes passés à la cuisine, & tous les trois nous avons affecté une contenance qui vouloit marquer du contentement: comme la cuisine est assez grande, on a fait un plancher dans un des bouts, & ce sera notre chambre à manger: nous sommes restés très-peu de tems à table: après le souper nous avons pu faire la conversation beaucoup plus librement; nous nous sommes occupés de notre arrangement actuel. En examinant, nous avons trouvé que nos souffrances ne tenoient qu'à des habitudes que nous pouvions changer sans beaucoup de peine: nous avons mesuré notre dépense sur notre rente, dont nous avons dans ce moment les 6 mois, & qu'il ne faut pas excéder: d'abord il a été décidé que ma mère auroit tous les matins son café à la crême, aussi bon qu'il sera possible, mon père & moi nous dejeûnerons du pain & du lait, suivant notre faim; c'est beaucoup la faim qui dirigera notre cuisine; nous dinerons tard, ce sera notre repas, le goûter sera supprimé, peut-être aussi le souper; on mangera quelque chose sans se mettre à table; nous verrons ce que nous pourrons faire là-dessus; nous trouvons déjà que les quatre repas que l'on fait ici sont une manière de vivre bien animale; nous avons veillé très-tard, en nous entretenant sur tous ces objets. Nous n'avons pas oublié les amis que nous verrions, & qui nous resteroient attachés: nous n'en avons pas vu une grande foule, & c'est ce qu'il nous faut. J'ai aidé ma mère à se coucher, & j'ai cherché à lui faire oublier sa femme-de-chambre. Je me suis retirée dans mon cabinet. Henriette, que j'avois fait coucher de bonne heure, dormoit profondément; les enfans sont bientôt distraits par la diversité des objets, le mouvement les amuse: Henriette a pleuré quelquefois, sur-tout en prenant congé des domestiques; mais bientôt elle s'est consolée en s'occupant des petits services qu'elle peut nous rendre. J'ai trouvé dans mon cabinet ma table à écrire de sapin, je n'ai pas voulu prendre mon bureau qui tenoit trop de place, & qui ne sert qu'à un seul usage. J'avois rangé mes papiers dans le tiroir de la table, j'y ai trouvé cette lettre que j'avois commencée il y a environ quinze jours: je me suis fait un plaisir de la continuer, &de vous dire les commencemens de notre nouvelle vie. Il me semble que mes parens reposent tranquillement; c'est une douceur pour moi de pouvoir en juger, & d'être si près d'eux. Je vais aussi me coucher dans mon lit de repos; je suis sûre qu'il sera très-bon: j'ai trouvé de la place pour celui d'Henriette, celle qui me reste suffit précisément pour une chaise, & pour m'habiller. Demain matin je fermerai ma lettre; j'ai une petite provision de papier, je pourrai toujours vous écrire, c'est le besoin de ma vie. Bon soir, ma chère amie. La nuit n'a pas été aussi bonne que je l'avois espéré d'abord; je n'ai point dormi, j'ai entendu souvent les plaintes de mes parens, j'ai été une fois vers eux, mais ils n'avoient point de mal. Je me suis levée de bon matin; j'entends déjà la bonne Jeanne dans la cuisine, je vais vîte faire le café de ma mère. Adieu, ma chere amie; ne voulez-vous pas que je vous écrive toujours. LETTRE LXXVII. De la même. JE vois, par votre lettre, ma chère amie, que vous êtes en peine de nous; vos allarmes, votre sensibilité sur notre sort m'ont touchée; j'ai bien reconnu l'expression de vos sentimens; je ne me suis point laissée abattre; au contraire, votre tendre compassion m'a donné des forces. En vérité, ma chère amie, il me semble que les revers de la fortune ne sont pas si difficiles à supporter; l'amour-propre a aussi ses ressources dans la pauvreté; l'art de se contenter d'un étroit nécessaire vaut bien l'habitude d'employer un superflu. Je ne sais lequel donne le plus de peine: comme dans l'emploi du superflu il faut toujours y comprendre les autres, la difficulté de leur plaire & de les contenter, y attache toujours une peine que nous ne sentirons plus, & je m'en ressouviendrai toutes les fois que la vanité voudra m'affliger par des comparaisons. Je n'ai point encore eu besoin de cette ressource, je ne regrette rien, & j'ai le bonheur de voir que tous les jours mes parens prennent la même façon de penser que moi; elle n'est pas un effort pour ma raison; j'ai à tout moment de nouveaux plaisirs. Le lendemain de notre entrée dans la maison ma mère trouva son café excellent; jamais il ne lui avoit paru aussi bon: après le déjeûner elle a voulu s'habiller pour tout le jour; elle passa dans mon cabinet, je la coeffai, je l'habillai; pendant ce tems Jeanne rangea sa chambre, Henriette aida fort bien Jeanne; de tout le jour ma mère ne pensa point à son sallon de compagnie: dans le même matin nous entendîmes du bruit à la cuisine, c'étoit la voix de Mde. d'Arsilli, qui disoit très-fort, où sont-ils? où se tiennent-ils? est-ce ici leur maison! leur cuisine? & tout de suite elle entre, elle saute au cou de ma mère; elle embrasse mon père, elle me tient dans ses bras: en répètant mes amis! mes chers amis! est-il possible? elle regarde par-tout dans la chambre, elle passe dans mon cabinet; des larmes tombent de ses yeux: nous nous asseyons auprès d'elle, & elle fait des plaintes sur le secret que l'on a gardé; on lui avoit bien dit que nous allions loger au fauxbourg, elle avoit cru que c'étoit un logement que nous avions choisi de préférence, ou quelque grande maison que nous avions louée; enfin on s'étoit beaucoup occupé de nous, & on n'avoit jamais bien su ce que nous faisions, ni le parti que nous prendrions; on avoit tout dit, excepté la vérité: elle dit aussi fort rapidement que l'on avoit assuré que Mr. de St. Ange revenoit de Paris & arrangeoit tout; c'est la première fois que j'ai entendu prononcer son nom depuis longtems, & il est inconcevable que l'on puisse dire une chose aussi impossible à croire: nous dîmes à Mde. d'Arsilli, que c'étoit bien notre intention que notre résolution fut ignorée & restât dans le secret, que nous avions pris nos mesures en conséquence, que personne n'auroit pu nous faire changer d'avis, que nous comptions sur l'amitié de nos amis, mais que nous voulions être indépendans, que nous étions fachés d'être pauvres, mais que nous n'en avions point honte. -- Il est impossible reprit Mde. d'Arsilli, que vous restiez ici, vous êtes trop loin de tout le monde, & cette mauvaise petite maison ne vous convient pas, & tout de suite elle entre dans le détail de notre logement, elle veut le voir: je le lui montre, & les domestiques! s'écriatelle, quand elle eut tout vu: nous n'en avons point, lui dis je tranquillement; c'est impossible! c'est impossible! répèta-t elle plusieurs sois; elle sort un rouleau de sa poche, elle le pose sur la table, en disant; voilà ce que j'ai de trop dans ce moment, vous m'en ferez votre billet; vous le rendrez quand vous pourrez: elle ne nous donne pas le tems de répondre & elle s'échappe: mon père jugea qu'il y avoit cent louis dans le rouleau; j'écrivis tout de suite un billet plein de remerciemens & d'expression de reconnoissance; & Jeanne reporta le tout chez Mde. d'Arsilli. Je venois à peine d'expédier le message, que j'entends frapper à la porte, je fais ouvrir, c'est Mde. de Taninge: elle étoit en habit de cheval du matin très-élégant; elle m'embrasse, elle me fait des amitiés; elle reste plusieurs momens sans oser parler de notre situation; enfin elle me dit, ma chère amie; j'ai été très-longtems sans vouloir croire ce que l'on disoit de votre fortune: mais dites-moi donc ce que c'est que ce changement de demeure, dont on fait un si grand secret, & dont on parle beaucoup aujourd'hui: on disoit, il est vrai, que vous aviez vendu votre maison, & je sais qui l'a achetée; mais il y a tant de logemens dans la ville, & les affaires s'arrangent toujours: est-ce réellement pour tout de bon que vous êtes établis ici? c'est peut-être en attendant que vous alliez dans votre charmante campagne, où vous êtes si bien logés; ma chère amie, lui dis-je, nous n'avons point d'autre logement que celui-ci: -- mais cette chambre n'est pas mauvaise: le sallon de compagnie est sans doute à côté? -- Nous n'avons point de sallon de compagnie... mon Dieu! on peut très-bien, reprit Mde. de Taninge, recevoir le monde dans le sallon à manger, & même c'est assez commode en hiver; ..... nous n'avons point de sallon à manger: comment point de sallon à manger! vous mangerez dans l'anti-chambre, & les domestiques où, se tiendrontils? nous n'avons ni anti-chambre, ni domestiques, .... ma chère amie, me dit-elle d'un air scandalisé, c'est impossible, vous vous moquez de moi: dans la fortune la plus délabrée, il reste toujours quelque chose aux gens comme il faut, on ne se dépouille pas de tout; on s'arrange, on fait attendre,... vous voyez, lui dis-je ce qu'il nous reste, & nous sommes arrangés, .... mais au moins, ma chère amie, vous viendrez me voir très-souvent; il faut absolument que vous soupiez chez moi deux ou trois fois par semaine, il faut se distraire, & nous rirons: St. Ange ne revient il pas de Paris? nous avons fait des soupers si agréables ensemble: Mde., continua-t-elle en s'adressant à ma mère? je vous prie de permettre que Mlle. votre fille vienne souvent chez moi: elle nous fit ensuite beaucoup d'amitiés, elle nous dit beaucoup de politesses, & elle nous quitta en répètant que je devois aller la voir très-souvent; nous ne fîmes aucune réflexion sur cette visite: mon père alla examiner notre petit jardin, ma mère arrangea ses affaires, moi j'allai travailler au dîner avec Henriette & Jeanne; nous dînâmes très-tard, après3 heures; le dîner se trouva très-bon; & c'est encore un plaisir que j'eus: j'en jouissois en voyant mes parens manger de bon appétit. Nous étions encore à table, lorsque Mr. de Marville entra, il dit peu de chose, il n'arrêta ses yeux sur rien; il y avoit encore une chaise dans la cuisine, il la prit comme si toute sa vieil nous eût vu au même endroit: il se mit auprès de nous, cependant il avoit un peu de peine à parler, ses yeux ne se fixoient sur rien; on ne disoit que des phrases interrompues & sans suite: cependant nous étions plus disposés à la gaieté qu'à la tristesse. Je vois Mr. que vous êtes en peine de nous, lui dis-je: eh bien! nous ne souffrons point, seulement de tems en tems la vanité vient nous donner des regrets; nous les repoussons tant bien que mal, & nous pensons à notre premier nécessaire, nous n'avons plus la peine de nous occuper du superflu; nous mangeons quand nous avons faim; mais je crois que ce n'est pas une économie, car nous avons mangé tout notre dîné & je comptois qu'il resteroit quelque chose pour le souper, mais peut-être que nous n'aurons pas faim ce soir; il ne voulut point se prêter à ma gaieté; nous passames dans la chambre & il fut encore plus triste; cependant il alloit commencer une conversation avec mes parens, lorsque Jeanne vint nous dire qu'il y avoit là un monsieur conseiller, nous jugeâmes que c'étoit Mr. Duterrier, & mon père ne voulut pas le renvoyer; je ne vous dirai pas les exclamations, les questions qui n'attendoient point de réponse, les regrets sur le passé, les conseils sur le présent: je n'ai retenu qu'une réponse de mon père à un discours qui commençoit par; vous étiez si bien, & si vous aviez voulu ..... je voulois, interrompit mon père? que ma fille fut assez riche pour se marier suivant son goût, & que dans son choix elle n'eût pas besoin d'avoir égard à la fortune; je voulois qu'elle ne fut pas obligée d'épouser un sot pour sa fortune, ou être malheureuse avec un homme qui ne fut pas riche, c'étoit mon ambition, & cette ambition m'a rendu imprudent; j'ai la consolation que ma femme & ma fille ont un bon esprit; & nous pouvons encore être heureux en ne dêpendant de personne: vous pourriez, reprit Mr. Duterrier, d'un ton affable & amical, penser à la charge de L. Bl. M*** est vieux & très-malade, il n'ira pas loin & vos amis vous serviront; je ne saurois, répondit mon père, compter sur la vie ou sur la mort de personne pour m'arranger: mon intention est bien de chercher quelqu'occupation; j'ai remarqué que les paysans ont souvent besoin de lumières & de directions dans leurs affaires; ils sont toujours disposés à avoir des procès pour leurs partages, pour leurs possessions; je leur offrirai mes secours, je ne prendrai jamais d'argent; mais je ne refuserai pas ce qu'ils donneront du produit de leur terres & de leur travail: c'est un échange que nous ferons, & je les empêcherai d'être trop généreux; je veux des demain faire connoître mon intention dans les villages voisins, je sautai au cou de mon père, je l'embrassai les larmes aux yeux, & dans mon attendrissement je ne pus lui dire que mon père! mon tendre père! Mr. Duterrier, extrêmement étonné de ce qu'il voyoit & de ce qu'il avoit entendu, nous fit des complimens, nous dit des choses qui ne signifioient rien; mon père l'accompagna jusques à la rue, en lui faisant toutes sortes d'amitiés: toutes ces visites nous laisserent peu de satisfaction, & il me semble que nos chers amis ne nous ont fait encore que du mal, ce n'est pas leur faute, c'est une suite de notre position: quand ce premier moment de notre établissement sera passé, nous retrouverons leur amitié; ils s'accoutumeront à notre situation, & nous jouirons de leur société, autant que cela pourra s'accorder avec leurs convenances, c'est tout ce qu'il nous faut, & ne sommes-nous pas trop heureux d'avoir Mr. de Clissi & Mr. de Marville; des amis comme eux feroient oublier l'univers entier: dans nos réflexions sur ce sujet, il fut convenu que nous ne fuirions personne, qu'en nous tenant absolument séparés du train du monde, nous resterions en société avec tous ceux qui s'accommoderoient de la nôtre; nous refuserons toute espèce d'invitation, nous sortirons peu, & en hiver, à peu près point du tout; moi je n'en aurai jamais le tems, le soir nous serons heureux de rester ensemble dans notre chambre, qui sera très-chaude; Mr. & Mde. de Clissi, Mr. de Marville, ma tante Bonval viendront quelquefois; il ne nous en faut pas davantage: je ne vous ai rien dit de ma tante dans mes dernières lettres, parce que vous jugez parsaitement de son sentiment & de sa conduite avec nous; nous lui avons aussi fait un mystère de notre nouvel établissement: elle nous demandoit souvent comment nous nous arrangerions, elle nous faisoit des offres, elle nous pressoit de les accepter; nous lui laissions croire que nous serions fort bien logés & qu'il nous restoit de quoi vivre: comme elle a été malade pendant quelques jours, elle a ignoré notre changement de demeure jusqu'à aujourd'hui, qu'un message qu'elle avoit envoyé à notre maison est venu ici; je lui ai écrit pour lui rendre raison de tout ce qui nous regarde; si elle ne demeuroit pas si loin de nous, j'irois la voir; c'est cependant ce que je ferai, une fois que je serai assurée qu'elle est seule; je ne sais pourquoi dans ce moment je crains l'amitié & l'intérêt que l'on nous témoigne, j'ai peur que l'on ne nous dérange, & que pour nous faire du bien, on ne nous fasse souffrir, & à cette occasion, nous avons encore pris l'engagement de ne tien changer à notre vie, de ne rien accepter, & de conserver une indépendance dont notre pauvreté nous fait sentir tout le prix. Mr. & Mde. de Clissi sont venus passer hier la soirée avec nous; nous n'avons jamais été si heureux, ce n'étoit pas des amis riches qui venoient nous voir, c'étoient des gens qui nous aimoient, qui se trouvoient bien avec nous, qui avoient l'air content, & qui paroissoient n'avoir jamais été plus riches que nous; c'est le plaisir qu'ils nous donnèrent, & je crois en vérité que notre vanités sait en tirer parti: elle disoit tout bas, on peut encore être bien chez nous. Nous avons trouvé beaucoup de complaisance & de bonne volonté dans nos nouveaux voisins les paysans, & enparticulier un brave homme nommé Jean-Pierre Dabin nous a rendu plusieurs services; il demeure assez près de nous, il est vigneron de Mr. de Flamacour, & de plus frère de Henri domestique de campagne de Mr. de St. Ange: ces relations m'ont paru singulières, nous ne l'avons plus employé depuis que nous les connoissons, & il a été bien payé; sa maison ressemble beaucoup à la nôtre, parce que toutes les maisons de nos paysans se ressemblent: depuis que nous sommes dans ce quartier, nous n'avons éprouvé que des dispositions officieuses de nos voisins; ils ont une compassion qui ne blesse point l'amour propre, & une envie d'être utiles qui ne paroît pas intéressée; nous ferons comme eux, nous tâcherons aussi d'être utiles; il n'y a pas toujours besoin d'être riche pour cela: voilà, ma chère amie, comment se sont passés les quatre premiers jours de notre établissement; notre arrangement domestique a pris son pli il ne donne point de peine, & il ne fait souffrir personne; nos soupers étoient languissans, mon père & ma mère mangeoient peu ou rien, j'ai proposé de les supprimer; quand on aura faim on se fera apporter quel-que chose sur un cabaret: l'important est, d'avoir apperçu que notre rente suffira à notre dépense: ce soir je vous écris pendant que mes parens reposent, aujourd'hui ils ont été un peu tristes, nous n'avons vu personne dans la soirée, je crois que demain je leur lirai l'indigent; ce drame ranimera peut-être leur courage, il n'est pas étonnant que l'habitude reprenne ses droits, c'est à moi à chercher les moyens de la leur faire oublier: je ne cesse d'y travailler à tous les instans, je le dois, car fonciérement c'est moi qui suis la cause de tout, & c'est moi qui souffre le moins: ma lettre partira demain, peut-être vous dirai-je encore quelque chose avant de la fermer; bon soir, ma chère amie; il est bien tard..... Ce matin Mr. & Mlle. de Mirfor nous font demander de les recevoir; je fais répondre que nous sommes hors d'état d'avoir cet honneur-là, ce sera une autre fois: j'ai une répugnance bien décidée à revoir cette bonne amie. Adieu, ma chère Sophie; je vais ordonner, c'est-à-dire, faire le dîner. LETTRE LXXVIII. St. Ange à Marville. Oui, mon cher ami, ta lettre m'a mis au désespoir, je ne veux pas examiner si mes remords y entrent pour beaucoup; mais dis-moi, si je n'ai que des raisons pour avoir le plus profond respect pour Mlle. de Germosan, si les choses se sont arrangées de manière à ce qu'aucun homme n'ose lui adresser ses vœux & ses prétentions, si personne ne sent comme moi, le bonheur suprême de la posséder, si la fortune n'ose employer ses droits sur elle, si enfin je reste seul à l'adorer avec des intentions pures, est-ce un malheur dont je doive m'affliger bien sincèrement? J'aime Mlle. de Germosan, comme je l'ai toujours aimée à cause de ses charmes, à cause de sa beauté, parce qu'elle est une fille charmante; à cet attrait naturel s'est joint un sentiment profond qui m'a été inspiré par son esprit, par ses qualités, par son caractère, par ses vertus; mon cœur & mon imagination ont placé la félicité suprême dans le bonheur d'être auprès d'elle, de vivre avec elle, de ne voir, de n'aimer qu'elle, d'avoir les mêmes intérêts, enfin, de confondre ma vie avec la sienne. Ce sentiment ne me quitte plus, & jamais je ne l'ai éprouvé aussi vivement que depuis que je suis loin d'elle; que depuis que je suis à Paris, où la variété des objets a pu m'occuper un moment, mais jamais me distraire de cette idée, ni l'affoiblir: bien loin de là, j'ai éprouvé par-tout un vuide que le souvenir seul de Mlle. de Germosan a pu remplir. Je la vois toujours disant: oui, St. Ange, je vous aime; un feu céleste étoit dans ses yeux; il a pénétré dans mon ame, il ne s'éteindra jamais. Je l'avoue, ce n'est que depuis ce moment que je comprends que le plus grand bonheur est de vivre avec une femme que l'on aime, & qui mérite de l'être: l'ambition la plus satisfaite, les honneurs les plus flatteurs, les richesses les plus brillantes ne peuvent pas remplir aussi bien tous les momens de la vie qu'une femme charmante, dont l'esprit, les grâces, la douceur procurent à chaqu'instant une sensation nouvelle & agréable; l'ame toute entière jouit & ne demande rien au-delà; les objets de l'avidité, de l'orgueil, de la vanité exigent une multitude de choses qui ne satisfont jamais; toujours quel-que chose s'élève contre leurs jouissances, ou un désir nouveau, ou une imperfection dans ce que l'on attend: un doute formé par l'amour-propre, ou une inquiétude de la vanité, ou des obstacles que celle des autres sait si bien mettre à nos prétentions, arrêtent toujours la satisfaction de nos désirs. L'amour circonscrit le bonheur autour de celle qui en est l'objet, & si les vices de l'homme & de la société ont gâté ce que la nature avoit si bien arrangé, le sentiment & la raison peuvent l'y ramener. Voilà les idées que m'a donné Mlle. de Germolan, & je ne peux plus m'en écarter: jusques à présent j'avois fait comme le commun des hommes, j'avois placé le bonheur dans la multitude des jouissances, de la vanité, de l'amourpropre, de toutes les petites passions, enfin, qui empoisonnent le sort de l'humanité; que la nature n'avoit point prescrites, mais que la société a inventées: on peut y revenir à cette nature simple & heureuse: si c'est un effort de l'esprit, je crois en être capable, & cette force je la dois aux sentimens que m'a inspiré Mlle. de Germosan; mais à quoi me mèneratelle, cette force; en aurai-je assez pour détruire tous les obstacles qui m'environnent: n'importe, je ne puis aller chercher le bonheur où je ne le vois pas, & je reste attaché à l'objet qui l'a fixé; cependant ce n'est pas pour ce qui est rélatif à moi que ta lettre m'afflige; j'y vois au contraire des rayons d'espèrance; c'est la perte entière de la fortune des Germosan qui me consterne; je n'ai jamais cru que leur ruine pût être totale; ils ont des maisons, des fonds de terre, & beaucoup d'autres affaires encore, & après les pertes avec la Hausse réparées, il devoit rester quelque chose; comment tout est-il anéanti? il est vrai que lorsqu'on se laisse entraîner dans des projets, dans des spéculations, & qu'en même tems on se livre au luxe des maisons, des embellissemens, on est bien vite emporté loin du point où l'on vouloit s'arrêter; on espère, on se livre encore, & l'erreur sur un événement achève de vous précipiter dans une ruine totale. J'en ai vu ici quelques exemples; mais j'étois bien éloigné de croire que Mr. de Germosan en seroit un: mon premier mouvement a été d'aller me jeter à ses pieds, & de lui offrir ce que j'ai, ma vie, mes facultés & tout ce qui est en mon pouvoir. J'ai cherché quels seroient les moyens que l'on pourroit employer pour vivre sans trop de privations: dans l'éloignement où je suis dans ce moment, je ne puis établir aucun plan, aucune idée fixe; j'ai seulement pensé à examiner & à réaliser tout ce que je pouvois avoir; depuis que l'affaire de mes contrats a été mise en règle, je les ai abandonnés aux commissionnaires pour en tirer le parti qu'ils pourroient. J'ai écrit à Mr. Durtan que je satisferois à ses demandes, qu'il pouvoit prendre en conséquence telles mesures qu'il jugeroit convenables; je m'étois seulement arrangé pour ma dépense ici & pour mon retour chez moi: je n'avois fait sur tout cela aucun calcul bien précis. Depuis ta lettre j'ai réfléchi différemment, j'ai mieux calculé; d'abord j'ai écrit à Mr. Durtan que je ne voulois pas me presser de satisfaire à certains engagemens qui ne me regardoient pas directement, & que je le priois d'obtenir du tems & des renvois là-dessus; ensuite j'ai consulté mon agent de change sur l'argent que je pourois retirer de tout ce qui me reste en effets vendables sur la place; je n'ai pas balancé, & avec lui & les commissionnaires tout a été réalisé; j'ai même vendu quelques bijoux, & tout ce qui dans mon équipage pouvoit être inutile: pendant plusieurs jours j'ai été occupé à cette opération; c'est d'aujourd'hui qu'elle a été achevée, tout est là en argent comptant: j'ai voulu le convertir en lettres-de-change, elles sont fort rares & fort chères dans ce moment, je n'en trouverois même que sur Lyon, & depuis la il faudroit encore de la peine & des fraix pour le faire passer en Suisse. Mon agent de change m'a conseillé d'envoyer l'argent en nature par la diligence jusques à Besançon, de-là je pourrai le faire aller à Yverdun avec facilité; c'est le parti que j'ai pris; je viens de fermer & de cacheter les sacs; ils sont adressés à Mrs. Pellier & Pochet à Besançon; demain matin je les porterai au bureau moi-même en fiacre; il y a 55 mille & quelques cent liv. en or; comme il y a trois paquets, & qu'il y a aussi quelques écus, je vais mettre le tout dans une petite caisse, que je fermerai au bureau. Je crois que j'arriverai à Besançon à-peu-près en même tems que mon argent; peut-être que depuis là je le porterai moi-même; mon intention est d'aller supplier les Germosan de l'accepter; ils disposeront de ma vie, & je serois heureux d'être pauvre avec eux; j'y trouverai tous les bonheurs, & avec Laure il n'y aura pas besoin de richesses. Pourquoi ne pourrions-nous pas mener une vie tranquille, retirée, frugale, œconome dans ma campagne? nous travaillerions, nous viendrions au secours les uns des autres: en vivant de notre œconomie & de notre travail, nous ne serions pas sans plaisirs; les Germosan ont des vertus, ils ne connoissent pas les miennes: il me semble que notre vie pourroit être heureuse, quelles que fussent nos richesses. Je t'invite, mon cher ami, à en dire quelque chose, si tu vois des possibilités dans les sentimens & dans les arrangemens. Mais le bonheur ne s'arrange pas si facilement; il y aura des difficultés, des obstacles; on craindra, on refusera; l'ambition de Mr. de Germosan n'est pas éteinte, jamais il ne consentira à n'être que pauvre, & ses espérances reposent sur sa fille: quoiqu'il en soit, j'offrirai ce que je possède, je me jetterai à leurs pieds, & Mlle. de Germosan me rendra aussi malheureux qu'elle voudra, c'est le parti que je veux suivre. Demain je fais partir mon argent, le lendemain je le suivrai, & mon départ est déjà arrangé pour cela; je compte les jours, & je pense qu'avec le tems que je m'arrêterai à Besançon, je serai auprès de toi, & auprès de quelqu'un encore, dans onze ou douze jours au plus tard. Demain, en fermant ma lettre, je te dirai mieux mes mesures; je ne vois rien qui puisse m'arrêter: j'ai pris congé de Mde. de Seme; elle est triste, elle a des chagrins, sa fille est malade; je la quitte avec les plus grands regrets, il me semble que je pourrois lui être utile; ses parens s'intéressent peu à elle, & elle sera très-peu riche; elle est malheureuse; j'ai été très touché en la quittant, je veux tâcher de la voir encore demain; il me semble qu'elle pourroit être l'amie de Mlle. de Germosan, il y a quelques rapports dans leurs caractères: demain je fermerai ma lettre. Hélas! mon cher ami, je voulois jeter au feu cette lettre que je t'avois écrite il y a quatre jours, elle ne signifie plus rien: je suis bien malheureux, plus malheureux que jamais. Je te disois à demain, mais où est l'homme qui est sûr du lendemain! j'ai eu des momens d'un vrai désespoir, & je ne sais ce qui m'a arrêté pour ne pas m'y livrer. -- L'autre jour, donc, après que je t'eus écrit, je rangeai encore mon argent dans mon bureau, j'y joignis même celui que je destinois à mon voyage, & j'allai me coucher avec assez de tranquillité; je voyois dans la somme que j'emportois quelques ressources & des espérances, des rentes viagères, de petits arrangemens dans ma campagne, enfin la possibilité de soutenir une famille sans l'exposer aux souffrances de la pauvreté: je m'étois fatigué dans le jour, jamais je ne dormis si profondément, au moins il y avoit très-long-tems que je n'avois passé une aussi bonne nuit: j'avois recommandé que l'on entrât de bonne heure; cependant il étoit tard, on ne vient point, le domestique de louage que j'ai depuis que je suis ici, ne paroît point, je sonne, j'appelle inutilement; je me lève dans l'intention de le gronder de ce qu'il me sert si mal le dernier jour qu'il est avec moi; je passe dans le cabinet qui est à côté de ma chambre où est mon bureau, & où on ne peut aller qu'en passant par la chambre; le bureau est ouvert, la petite caisse où est l'argent n'y est plus; je m'approche avec précipitation, j'ouvre les layettes, je cherche, je m'agite, je vois la fenêtre du cabinet ouverte, je me rappelle que pendant que j'écrivois, le domestique étoit venu la fermer ou l'arranger; j'examine, & je vois qu'avec de l'adresse on peut y monter; je ne doute plus du vol; je cours au maître de l'hôtel, je fais venir tout le monde, je me plains, je crie, je sais des informations sur le domestique, on m'écoute, on me regarde, on me fait des questions, on a l'air de douter que réellement j'eusse eu l'argent que je disois m'avoir été volé; on fait venir un commissaire, il fait une longue procédure, & dans cette procédure il y a autant de choses qui peuvent faire douter que j'aye été volé, qu'il y en a pour le faire croire: je cours chez le Lieutenant de Police; il étoit occupé, on me fait attendre long-tems, enfin je fais ma plainte, on m'écoute avec bonté, on me promet de faire toutes les perquisitions possibles, on me fait espérer de retrouver mon argent. Je retourne chez moi, tout y est en désordre, & la confusion est dans la maison: on protégeoit le domestique de place, on devoit même en répondre, on prend son parti; on assure qu'il reviendra, qu'il ne peut échapper; on saura si réellement j'ai été volé. La plus grande partie du jour se passa dans ce trouble, & à faire ces démarches; cependant que puis-je espérer? ce domestique sera bientôt sorti du royaume avec mon argent, & tout sera entièrement perdu pour moi: je passe encore deux jours à faire toutes les recherches, & je ne puis rien découvrir; alors j'examine ce que j'ai, ce qu'il me reste, ce qu'il faut que je fasse; ma montre, quelques louis qui étoient encore dans ma poche, & une très petite malle de hardes suffisent à peine pour satisfaire ce que je dois dans l'hôtel où je demeure, c'est même beaucoup s'il me reste quelqu'argent pour mon voyage. Hier, je ne savois que devenir, je passai toute la nuit à méditer sur ce que j'avois à faire, & j'avoue que j'ai été au désespoir en voyant toutes mes espérances renversées & anéanties. Les commissionnaires de chez lesquels j'avois retiré les effets qui étoient chez eux en avoient paru mécontens, & j'avois pris congé comme étant bien aise de n'avoir plus à faire avec eux: j'aurois trop à souffrir d'aller leur demander des secours; d'ailleurs, si mon argent ne se retrouvoit pas, il ne seroit pas sûr que je pusse leur rendre celui qu'ils me preteroient. Ce matin j'ai calculé que tous les jours je devenois plus pauvre, j'ai pris le parti de vendre ma montre & mes habits; avec l'argent qu'ils m'ont produits, j'ai payé ce que je devois, il m'est resté justement 66 liv. 10 s., c'est-à-dire précisément ce qu'il me faut pour faire la route à pied; c'est l'idée que j'ai eue d'abord; ensuite j'ai encore cherché, calculé, examiné, & ce soir je vois que je n'ai point d'autre ressource: pourquoi n'irois-je pas à pied? en dépensant 3 ou 4 liv. par jour, je puis rester environ quinze jours, & c'est à-peu-près le tems qu'il me faut; je me porte bien, je marche aisément, je tâcherai que l'impatience d'arriver ne me fasse pas excéder de fatigue: le parti en est pris, je pars demain, & je me suis pourvu d'un bâton. J'ai la fausse honte de vouloir cacher ma manière de voyager; je fais croire que je change de quartier; aujourd'hui mon départ est plus sûr que l'autre jour, je n'ai pas peur que l'on m'en ôte les moyens; j'en suis si assuré que je te dis adieu, & je ferme ma lettre. P. S. Je ne sais si je t'écrirai dans la route, j'espère de n'avoir rien à te dire: je te prie que personne ne sache mon départ & mon voyage, j'arriverai à ma campagne, je veux être quelques jours chez moi sans que personne le sache, j'aurai besoin de repos, & surtout d'être instruit de bien des choses. Je pense à cette lettre dont te parle Mde. Dubour, il faudra en connoître l'auteur, je ne suis pas éloigné de le deviner. Ne sois point en peine de moi; j'ai pourvu à tous les besoins de mon voyage: je t'embrasse encore. LETTRE LXXIX. Mme. Dubour à Laure. VOUS êtes cruelle, ma chère amie, d'avoir retenu votre lettre, & d'être restée si long-tems sans me donner de vos nouvelles, sans me dire votre sort, sans m'instruire de ce parti que vous avez pris: j'espérois toujours que votre situation ne seroit pas sans ressource, que vos affaires ne seroient pas aussi malheureuses, que vos amis viendroient à votre secours, de manière à vous soutenir, & à prévenir le parti violent que vous avez pris. Si j'avois prévu votre dessein rien n'auroit pu me retenir, & je serois volée vers vous, je me serois mise aux pieds de vos parens, pour obtenir deux qu'ils vinssent chez moi, & qu'ils voulussent partager tout ce que j'ai. Nous pourrions vous loger; nous vous aurions arrangés d'une manière qui vous eût convenue: je voulois partir, mon mari m'a dit que je n'en étois pas la maîtresse dans ce moment; il est vrai que j'ai un rhume si violent qu'il eût peut-être été dangereux pour moi d'entreprendre un voyage. J'ai dû céder aux craintes que donne mon état, mais je vais me ménager, & dès que je serai rétablie, rien ne m'arrêtera; je veux aller habiter ce cabinet, partager ce lit de repos, il v aura une place pour moi, j'en suis sûre, je serai avec vos parens, je vivrai comme eux, je vous aiderai, je partagerai vos peines, & ce sera une douceur que je sentirai vivement: il me seroit bien impossible de vous dire ce que j'ai éprouvé en lisant votre lettre: je ne vous parlerai pas des larmes qu'elle m'a fait répandre, mais je voudrois vous exprimer l'admiration que vous m'avez donnée, votre courage, votre fermeté m'inspirent une vraie vénération pour vous: au milieu de votre malheur, vous m'avez donné l'idée du bonheur; cette indépendance, ces services mutuels, cette attention réciproque & soutenue, ce sentiment sur toutes les petites jouissances, cette occupation continuelle pour le bien-être de ceux que l'on aime, je vous assure que c'est là où est la vraie félicité; je veux en être le témoin pour me dégoûter du superflu & pour apprendre à jouir du nécessaire. Je me demande souvent; est-il bien vrai que mon amie, qui étoit dans le monde, qui y tenoit une place distinguée, qui y brilloit de plusieurs manières, qui avoit une campagne charmante, & qui y jouissoit de tous les agrémens, soit aujourd'hui réduite à habiter une maison de paysan, à être sans domestique, à n'avoir que le premier nécessaire? Je relis votre lettre, mon cœur en suit tous les détails, & il me vient l'envie extrême d'être auprès de vous. Je n'y résisterai pas, dans quelques jours je me porterai parfaitement bien; on dit qu'il n'y a rien à craindre dans le huitième mois; Mr. Dubour m'accompagnera jusqu'à moitié chemin, nous irons fort lentement; enfin, nous prendrons toutes les précautions, & j'irai passer quinze jours avec mon amie. Que j'aurai de plaisir! Il seroit bien plus dangereux que je n'eusse pas cette satisfaction, elle seroit renvoyée trop loin; comptez que je vous persécuterai pour venir tous les trois habiter chez moi; je vous promets de mettre votre délicatesse à son aise, vous verrez au moins que vous ne me causeriez pas la plus petite dépense. Je vous avoue que je ne puis être contente de vos amis; comment ont-ils ignoré ce que vous faisiez? comment vous ont-ils laissé faire? & n'ont-ils pas tous travaillé à vos arrangemens? à quoi sert l'amitié? où est leur intérêt pour vous? En vérité, ma chère amie, il me semble qu'ici cela ne se seroit pas passé ainsi; on n'auroit pas si bien respecté votre secret; on se seroit bien plus mêlé de vos affaires, on vous eut peut-être fait souffrir, mais on n'eût pas souffert cette tache à l'amitié. Je ne suis même pas contente de Mr. de Marville, il a trop respecté votre sentiment, & Monsieur de Clissi a trop fait pour le seconder: enfin, ma chère amie, j'ai honte pour l'amitié qu'elle n'ait pas su faire plus de chose pour votre bonheur & pour votre bien-être: il y a encore quelqu'un qui excite ma curiosité; j'ai toujours cherché dans vos lettres ce qui pourroit m'en apprendre quelque chose, vous ne m'en avez dit qu'un mot, & je ne sais rien de lui; il semble qu'il n'existe plus du tout; je ne vois sa place ni dans votre maison, ni dans votre esprit, ni dans votre cœur. Vous avez dit, & à lui même encore, que vous l'aimiez, & alors il me semble qu'il doit exister par-tout: dites-m'en quelque chose, je vous en prie, je ne puis vivre dans l'ignorance de ce qui vous occupe & de ce qui vous intéresse; reste-t-il à Paris? revient-il? que deviendra-t-il? je ne sais que conclure en voyant tous vos arrangemens aussi exclusifs pour lui, & je ne voudrois accuser personne. Mr. de Marville, à qui j'ai eu l'occasion d'écrire, ne m'en a parlé que d'une manière fort vague, j'espère que nous en parlerons mieux lorsque je serai auprès de vous; c'est un vrai sujet de cavette, & dans ce cabinet nous ne nous endormirons pas sans avoir dit quelque chose. Vous voyez, ma chère amie, que vous voir est un vrai besoin pour moi: je ne sais ce qui arriveroit si je n'avois pas la certitude de le satisfaire, & j'espère de ne pas attendre quinze jours; je recevrai encore quelquefois de vos lettres, mais l'envie de causer restera toujours: aujourd'hui je l'ai un peu satisfaite, je ne vous dirai plus rien, sinon que je vous aîme pour la vie. LETTRE LXXX. Laure de Germosan à Mme Dubour. OUI, ma chère amie, venez me voir, vous me comblez de joie en me le promettant; en vérité, je ne connois d'amitié que la vôtre; venez souffrir avec moi, venez avoir faim avec nous; mais non, vous ne souffrirez point, & je serai heureuse: je puis très bien coucher dans le lit d'Henriette, vous aurez le mien qui est très-bon, & j'en mettrai un autre pour la petite fille dans un passage qu'il y a de mon cabinet à la cuisite; nous serons fort bien arrangées. Mes parens s'en réjouissent presqu'autant que moi: venez, ma chère amie, venez, ne manquez pas à votre promesse, ou je serois trop malheureuse, après l'esperance que vous me donnez: sans doute qu'il n'y a pas le moindre danger pour vous, les chemins ne sont point mauvais, dans ce moment le froid n'est point rigoureux, & nous causerons; ma joie est extrême en pensant que vous serez là dans mon cabinet. Que j'aime Mr. Dubour, de ne point s'opposer à votre généreuse idée, il est charmant de ne point faire de difficulté; on dit cependant que c'est la grande vocation des maris: dites-lui bien qu'il seroit très dangereux que vous ne vinssiez pas; laissez-moi ne penser qu'à ce plaisir là; je ne croyois pas en goûter un aussi vif, & j'en ai besoin, car j'ai eu du chagrin; ma mère a été un peu malade; j'ai craint que nous n'eussions de la peine à avoir notre médecin; je l'ai fait demander, & pour le rassurer sur ses honoraires, je lui ai payé deux visites qu'il nous a faites beaucoup plus cher que lorsque nous étions riches, ensorte que j'espère qu'il reviendra; j'avois encore de l'argent de mes nippes que j'avois vendues, mais j'ai réfléchi qu'il pourroit me manquer dans la suite, & qu'en cas de maladie nous ne pourrions peut-être pas payer & le médecin & les remèdes. J'ai cherché un moyen de gagner quelqu'argent pour cet objet, j'ai fait parler à une couturière en linge, & j'aurai de l'ouvrage que je ferai le jour, la nuit je copierai de la musique, ce sera pour les concerts de Mde. de Taninge; tout cela est déjà arrangé, & il y a deux jours que je travaille; je gagne bien peu de chose, mais au bout d'un certain tems j'aurai une petite somme en réserve; c'est une tranquillité que je me procure. J'apprends en même tems à coudre à Henriette; pour les enfans de Jeanne, je ne sais encore comment je les arrangerai pour leur enseigner à lire & à écrire; ils feroient trop de bruit dans la maison; ils demeurent fort près de la nôtre, je veux essayer d'aller chez eux après le déjeûner de mes parens; je commencerai demain. Vous voyez, ma chère amie, que mon tems est bien rempli, & je n'ai pas à craindre l'ennui; tout l'aprèsmidi je travaille l'ouvrage de la lingère. Mes parens se couchent entre dix & onze heures, je copie de la musique jusqu'à minuit ou une heure; le matin à cinq heures je m'occupe avec Henriette, le soir mon père nous lit; les paysans commencent à venir le consulter; il a passé deux ou trois matins à s'occuper de leurs affaires, il dresse des projets d'accommodement pour leurs procès; il les éclaire sur leurs droits & sur les loix, il les empêche de plaider, il ne permet les marques de reconnoissance que lorsque les affaires ont été terminées avantageusement, & qu'il est parvenu à faire quelqu'arrangement utile: tout ce qui n'a point de succès est compté pour rien: quand les parties sont contentes, alors il consent d'accepter quelques denrées, & nous avons déjà reçu de l'huile, des œufs, du beurre frais, & nous trouvons du plaisir à vivre du bien que mon père a fait, ce sont nos gourmandises; venez les partager, ma chère amie, & nous les trouverons délicieuses. Mr. de Marville, Mr. de Clissi, ma tante Bonval viennent de tems en tems passer les soirées avec nous: vous comprenez que, les premières fois, il a été continuellement question de nous, de ce que nous pourrions faire; de ce que nous aurions dû prévenir; enfin le passé, le présent, l'avenir étoient discutés; on raisonnoit, on disputoit, & comme notre volonté étoit fixe, & que notre vie alloit son train, tout ce qu'on a dit a été inutile, & il n'y a rien eu de changé. Aujourd'hui on commence à ne plus s'occuper de nous, il est reçu que nous sommes pauvres & que nous vivons en conséquence. Mais pourquoi avez-vous écrit à Mr. de Marville? cette idée m'a inquiétée, il ne me l'a point dit; je n'aime pas qu'il y ait un secret entre vous deux, je veux qu'il me montre votre lettre, ou je croirai que vous avez fait quelqu'injure à l'amitié. Je vous en prie, ma chère amie, ne faites rien, ne dites rien, ne pensez à personne; pourquoi me ramener sur des idées qu'il faut effacer? qu'importe ce que j'ai dit, qu'importe ce qu'il peut y avoir dans mon ame; vous voyez que tout est arrangé d'une manière immuable, & qu'il ne peut plus y avoir de changement dans ma vie. Mr. de St. Ange est toujours à Paris, il doit revenir; je crois que Mr. de Marville me l'a dit; je ne sais ce qu'il a ajouté, qu'il étoit aussi pauvre à cause de certains cautionnemens qui l'obligent de payer les dettes des autres. Ma chère amie, je n'ai pas trop le tems de m'occuper de tout cela, & m'en distraire est un bien que me font mes occupations. Mais pendant que j'écris je ne copie pas ma musique, c'est de l'argent que je dépense; je me reproche le plaisir que j'ai de m'entretenir avec vous, je ne veux pas même avoir ce reproche à me faire. Adieu donc, ma chère amie. LETTRE LXXXI. St. Ange à Marville. De ma campagne, le 2o novembres JE suis bien malheureux, mon cher ami, tu n'ès jamais où je voudrois te trouver; j'espèrois me jeter dans tes bras en arrivant, j'espèrois trouver auprès de toi les délassemens & toutes les consolations dont j'ai besoin, après le voyage pénible que je viens de faire, & tu es à Berne pour des affaires importantes, auxquelles ton emploi t'oblige de vaquer: on me dit chez toi que l'on ne sait quand tu reviendras, & on m'a donné ta lettre qui ne m'a point consolé: je ne te parlerai point aujourd'hui de ma route à pied, c'est un voyage que je raconterai une fois à mon ase; les premiers jours je fis beaucoup de chemin, je me livrois à mon ardeur, & bientôt je fus obligé de ralentir ma marche; les derniers jours ont été pénibles: cependant j'étois pressé d'arriver, je me hâte de te dire ce qui s'est passé dans ce moment: le cœur me battoit bien fort en approchant d'Yverdun, & cependant je respirois plus librement; je ne prévoyois que des peines dans l'avenir, & cependant j'étois plus tranquille; dans les momens d'inquiétude, il vaut mieux être près de l'objet qui les cause, même lorsque l'on n'a qu'à souffrir: après 15 jours de marche j'entrois le soir dans Yverdun, occupé d'idées & de sentimens différens: comme si j'eusse cherché quelqu'obstacle au moment de mon arrivée, je me rappelai qu'Henri avoit un frère vigneron qui demeuroit dans le fauxbourg; je devois passer devant sa maison, je voulus m'informer de Henri & de ma campagne, où je comptois me rendre le lendemain de grand matin, je cherchai à me rappeler la maison, il faisoit nuit; je crus cependant l'avoir trouvée, j'ai ouvert une porte, ensuite une autre, qui étoit celle d'un tambour, & alors j'ai vu une femme ou plutôt un ange; elle avoit un tablier de cuisine autour d'elle, elle tenoit un linge d'une main & un ustensile de l'autre; de beaux cheveux bruns étoient rattachés autour de sa tête avec un ruban bleu, son habillement étoit d'une propreté & d'une blancheur éblouissante; une petite fille étoit à côté d'elle, une paysanne étoit auprès du feu, & y mettoit du bois; je suis resté immobile, je ne savois si j'avois une vision; Mlle. de Germosan a jeté un cri & elle est tombée sur une chaise qui étoit près d'elle, je me suis précipité à ses pieds, & je l'ai adorée avec une sincérité que je ne puis t'exprimer; je le lui ai dit, je l'ai répêté avec tout le feu dont j'étois animé: j'ai dit, j'ai juré que je l'aimois toujours, que je l'aimerois toute ma vie; que mes sentimens pour elle tenoient à mon existence: j'ai vu son émotion, elle a porté sa main sur ses yeux, j'ai cru voir quelques larmes; l'enfant s'est approché d'elle du côté opposé à celui où j'étois, & en lui mettant les deux mains sur le bras, elle lui a dit; ma chère maîtresse, est-ce que ce Mr. veut vous faire du mal? alors je n'ai pu retenir mes pleurs; elles me suffoquoient & j'en ai versé abondamment: Mr. de Germosan paroît dans cet instant à la porte de sa chambre; j'avois le visage caché, il ne me reconnoît pas, je lève les yeux sur lui, il s'écrie, quoi! c'est Mr. de St. Ange! & il me serre dans ses bras: jamais je n'ai éprouvé une émotion aussi vive; mon cœur étoit brisé, froissé; & cependant je sentois je ne sais quelle douceur s'introduire dans mon ame: Mr. de Germosan m'entraîne dans la chambre, il crie à Mde. de Germosan, Mr. de St. Ange! cette femme respectable me tend aussi les bras, en me disant; quoi c'est vous, mon ami! notre bon ami! nous fûmes assez longtems absolument livrés à notre sentiment: enfin, on peut parler de suite, on m'apprend tout ce qui est arrivé, & comment on s'est réduit dans cette maison; je dis à mon tour comment j'ai été volé & obligé de faire ma route à pied; il sembloit que la conformité de nos situations nous rapprochât, & que nos cœurs se réunissoient; nous avions une entière confiance, & je ne sais comment dans ce moment nous déplorâmes peu nos malheurs réciproques: Mlle. de Germosan est entrée, j'ai vu qu'elle étoit tremblante; je vais à elle, je lui demande pardon de l'avoir surprise, je dis ce qui en avoit été la cause; dans l'émotion, dans l'attendrissement de tout ce que j'entendois, de tout ce que je voyois; je ne pus cacher mes sentimens; & dans l'impossibilité de retenir l'effusion de mon cœur, j'adressai la parole à Mr. de Germosan. Mr. lui dis-je; il est inutile de vous cacher les sentimens que j'ai pour Mlle votre fille, vous ne les ignorez pas; & je vous prie de regarder l'aveu que je fais ici de ma passion pour elle, comme la confirmation de tout ce que vous avez pu présumer; je n'aimerai jamais que Mlle. de Germosan, & ma vie dépend d'elle, mais dans la situation où je suis, que puis-je prétendre? je voudrois vous consacrer mes bras, mon tems, & ma vie; mais puis-je me flatter de rendre la vôtre plus heureuse: quoiqu'il en soit, je me mets à vos pieds, & je n'aurai jamais de bonheur que celui que vous m'accorderez: Mlle., continuai-je, en m'adressant à Mlle. de Germosan, pardonnez moi, si sans votre aveu je sair connoître mes sentimens pour vous à vos respectables parens; il m'est impossible de les leur cacher plus longtems, votre cœur n'est point obligé de m'entendre; mais ma vie est à vous & vous en disposerez. Mr. de Germosan m'interrompit en me demandant d'être toujours leur ami, il voulut parler de reconnoissance; je l'arrêtai, je lui dis que je regarderois comme une injure, s'il vouloit en dire un mot; je lui prouvai que je n'avois rien fait pour lui, & que la seule chose que je m'étois proposée avoit été anéantie par le vol qui m'avoit été fait, je me retirai en disant que j'allois ce soir chez ma sœur; que le lendemain j'irois à ma campagne, que je demandois la permission de venir quelquefois auprès d'eux, & que j'aurois la plus grande attention à ne leur causer ni peine, ni embarras: en sortant, je serrai bien fort Henriette dans mes bras, jamais je n'avois senti aussi vivement les sentimens de la nature, je ne veux pas en voir la cause dans ma pauvreté: j'ai été reçu avec tendresse chez ma sœur; on ne savoit pas comment je revenois; on m'avoit attendu; on commençoit à ne plus m'attendre, & je te remercie du secret que tu m'as gardé là-dessus; mon beau frère m'a dit assez vite qu'il n'avoit pas pu suivre ce que j'avois demandé dans ma dernière lettre; que l'on n'avoit pas voulu donner du tems pour les payemens, mais qu'il avoit emprunté de l'argent sur ma campagne, ensorte que son produit sera à peu près tout employé à payer des intérêts; je crois qu'il ne me restera rien, ou au moins infiniment peu de chose; il faudra travailler avec Henri & redoubler d'économie, je n'ai pas encore examiné ce qu'il y aura à faire là-dessus. Ce matin, en venant à ma campagne, j'ai passé devant l'ancienne maison des Germosan; j'ai eu le cœur serré lorsque j'ai été sur la porte, des gens entroient & sortoient, on emportoit des meubles; je n'ai pu m'empêcher d'entrer, j'ai parcouru les appartemens, on alloit continuer l'encan; il restoit encore quelques meubles à vendre; j'ai été jusqu'à la chambre de Mlle. de Germosan, j'ai éprouvé un vrai saisissement en y entrant, il n'y avoit plus que les quatre murailles, quelques chaises que l'on emportoit, & un miroir pendu à la parois; j'ai jugé que c'étoit celui dont se servoit ordinairement Mlle. de Germosan à sa toilette. J'ai demandé à l'acheter, & j'ai donné pour l'avoir les douze francs qui me restoient. Je l'ai emporté avec un vrai plaisir. Dès que j'ai été à ma campagne je l'ai suspendu au-dessus de mon bureau; je le vois lorsque je lève les yeux: Henri savoit déjà mon arrivée, il n'a pas compris ce que c'étoit qu'un miroir que je rapportois de mes voyages; ce bon Henri a paru être bien aise de me revoir; il a trouvé que j'avois l'air malade, il a été en peine de ma santé; je l'ai rassuré, je lui ai dit qu'il ne me falloit que du repos: il m'a demandé où étoit mon équipage, je lui ai dit que je n'en avois point, & que je revenois plus pauvre que je n'étois parti, que je comptois même sur les économies qu'il auroit faites pendant mon absence: Mr. Durtan les a prises pour payer des intérêts, des Notaires. Henri n'avoit que ses gages, qu'on lui avoit payés, il me les a offert avec empressement; je lui ai dit que dans ce moment j'avois besoin de tout ce qu'il pourroit me prêter, & je lui ai demandé s'il pourroit servir quelqu'un d'aussi pauvre que moi: il s'est approché de moi comme s'il eût voulu m'embrasser: c'est moi, Monsieur, s'est il écrié; qui vous prie de me garder, je ne pourrois pas servir un autre maître; je lui ai serré la main, & je lui ai dit que je le regarderois toujours comme mon ami, & que tout ce que j'avois étoit à lui: il a voulu me rendre compte de ce qu'il avoit fait pendant mon absence, je l'ai assuré que je ne voulois pas de compte, & que je le laissois le maître de disposer de tout: je suis heureux d'avoir ce domestique sage & œconome, avec lui je ne saurois être en peine de ma vie, j'aurai du plaisir à travailler avec lui. La solitude où je me suis trouvé a amené la réflexion, & la réflexion a produit la tristesse; j'ai senti tout le malheur de ma situation, & ton absence y a ajouté encore; je ne vois que des malheureux autour de moi, & toi, qui pourrois me consoler, tu es loin d'ici; j'ai eu besoin de m'entretenir avec mon ami, avant que de penser à autre chose: reviens, je t'en conjure, c'est un ami malheureux qui t'en presse: adieu. LETTRE LXXXII. Laure à Mde. Dubour. Ma chère amie, voilà bientôt les quinze jours écoulés, je les compte, & j'espère que votre santé ne sera plus un obstacle au bonheur que vous m'avez fait espérer, mes parens s'en réjouissent comme moi, & tout est arrangé pour vous recevoir; je vous avertis que vous gagnerez votre vie avec nous, vous travaillerez aux ouvrages que je fais, vous m'aiderez par tout, vous verrez comment l'on peut être pauvre sans être bien malheureux: je craignois l'hiver, mais je vois que nous ne souffrirons point, s'il n'est pas trop rigoureux; mon cabinet se réchauffe aisement, & vous n'aurez point froid. Mes parens s'accoutument tous les jours mieux à leur situation; les regrets s'asfoiblissent, & ils n'ont pas trop d'ennui; ma mère travaille à mes ouvrages de tems en tems; je ne lui ai point dit mon intention, elle ne l'a point demandée, je comprends cependant qu'elle le devine; Henriette travaille aussi, elle est tous les jours plus aimable, elle nous est utile par ses petits services, & elle nous amuse par ses naïvetés & sa gaieté; nous sommes heureux d'avoir cette enfant avec nous. J'aurois dû vous dire plutôt que Mr. de St. Ange est arrivé; notre première entrevue ne s'est pas faite sans émotion. Je ne sais par quel hasard il parut hier au soir, tout d'un coup, à la porte de la cuisine, dans le moment que je préparois quelque chose pour le souper de mes parens: je fus vivement émue, & lui qui ne savoit pas que nous habitassions cette maison, ne pouvoit revenir de son étonnement; il me dit les choses les plus tendres; j'avoue qu'elles pénétrèrent mon cœur, je sentis bien vîte que je n'avois rien oublié, & que son absence n'avoit rien effacé: mes parens parurent le revoir avec plaisir: après quelques momens qui se passérent en éclaircissemens sur notre situation, il leur avoua ses sentimens pour moi, il leur dit qu'il leur consacroit sa vie. Je ne pourrois pas trop vous rendre compte de tout ce qui se dit; l'émotion, l'embarras, la surprise, le chagrin même de ce qui se passoit, m'ôtoit la possibilité de bien entendre; je vis seulement que mes parens n'en étoient point surpris; ils écoutèrent tout avec tranquillité, avec bonté, ils firent des réponses vagues, ils dirent des choses honnêtes; ce qui m'étonna, c'est qu'on ne s'embarrassa point de ma façon de penser, on ne s'adressa point à moi: on se quitta, on s'embrassa, on se fit des amitiés; je crois que l'on a promis de se revoir; je n'eus rien à dire, & en vérité je ne sais ce que j'aurois dit: il me resta dans l'ame un embarras, une anxiété que je n'avois pas éprouvée depuis long-tems: je craignois d'être seule avec mes parens, & sûrement ils en furent plus mal servis. Cependant on s'occupa de Mr. de St. Ange, du voyage qu'il venoit de faire à pied, de ses malheurs, de ce qu'il avoit sait pour nous; il avoit l'air fatigué, abattu, & il n'en paroissoit que plus intéressant. Il étoit tard, on ne disoit plus rien: mon père se promenoit dans la chambre; je croyois que toutes les conversations étoient finies: il disoit à demi-voix en se promenant, elle n'a pu éviter son sort; ma mère le pressa de répéter ce qu'il avoit dit tout bas, je disois, reprit mon père, que la pauvre Laure n'a pu éviter son sort, d'aimer un homme qui ne la rendra pas heureuse. Mais, mon père, m'écriai-je avec émotion, aimer un homme!... Oui, mon enfant, aimer un homme, ce n'est pas d'aujourd'hui que je le sais, que je le vois, que j'en suis convaincu; non, tu n'as pas pu te défendre d'aimer: tous tes projets ont été inutiles, & toutes ces belles idées de liberté, d'indépendance ont échoué contre un homme qui a eu l'art de te plaire, de te flatter, de te persuader qu'il t'aimoit uniquement, & que tu lui avois inspiré une vraie passion; j'avoue qu'il posséde tout ce qu'il faut pour se faire aimer, il réunit les qualités de l'ame aux agrémens de l'esprit; il a surtout dans l'esprit cette légèreté qui est presque toujours une suite de celle du cœur, mais qui plaît particulièrement aux femmes: mon enfant, continua-t-il en s'asseyant près de moi, aujourd'hui il ne s'agit plus de raisonnement, ni de réflexion; nous sommes livrés à la force des événemens, il faut s'y soumettre, je n'irai point te faire des questions, pour te donner une occasion de ne pas être sincère, ni te prescrire une conduite pour te donner envie de t'en écarter, ni te faire des défenses pour risquer de n'être pas obéi. Je me suis confié en toi, je me suis reposé sur toi; ce n'est pas dans ce moment que je changerai: il est bien assuré dans mon esprit que tu aimes Monsieur de Saint Ange; il t'aime certainement, & j'ai cru voir le caractère de la vérité dans l'aveu qu'il nous en a fait: mais que doit-il en résulter entre nous ? je n'en sais rien: je suis si éloigné de ce que je souhaitois, de ce qui faisoit l'objet de mon ambition; j'ai tant d'imprudence à me reprocher, nous avons été si près d'être bien plus malheureux que nous ne le sommes, toi-même, tu as été si près de sacrifier ta vie, que je n'ose plus rien diriger, ni rien ordonner, je crains même de faire des vœux & des souhaits, je reconnois qu'il est inutile de vouloir forcer le bonheur à être quelque part. Notre situation n'est pas heureuse, Mr. de St. Ange ne peut pas la rendre meilleure, mais il peut troubler la paix & la tranquillité dont nous jouissons; il peut rendre plus pénibles, plus difficiles les sacrifices que tu fais à chaque instant: jusques à présent tu ne nous as point fait sentir que notre situation fût pénible & malheureuse pour toi; je souffrirois trop si je voyois la tristesse dans ton ame, & l'humeur dans tes discours: tu vois, mon cher enfant, combien nous dépendons de toi. Je ne te dis rien de plus, je ne veux point savoir ce qu'il y a entre toi & Mr. de St. Ange, je pourrois me tromper & sur les apparences & sur la réalité; je ne sais point quelle sera la conduite de Mr. de St. Ange, c'est à toi de la diriger, je le verrai toujours avec plaisir & comme un ami aimable, & comme un homme auquel nous avons des obligations; je l'aimerai assez s'il ne rend pas le sort de ma fille pire qu'il n'est actuellement: je ne veux pas que tu me répondes, tu ne pourrois pas le faire avec assez de liberté pour me donner de la confiance: ce n'est pas d'une jeune fille qui aime qu'il faut exiger de la franchise: je me repose sur toi & je n'ai plus rien à te prescrire. Je ne pus pas répondre tout de suite à mon père, ma mère me dit quelque chose sur la reconnoissance que nous devions à Mr. de St. Ange, sur ce que dans ce moment il étoit comme nous pauvre & malheureux. Ensuite j'eus la force de représenter à mon père que j'étois dans une situation fort embarrassante; que, quelle que fût ma façon de penser pour Mr. de St. Ange, je me regardois comme entièrement séparée de lui, que je ne voulois ni rien défendre, ni rien exiger, parce que ce ser oit précisément me mettre dans une réciprocité de rélation que je voulois éviter; que puisque c'étoit à eux qu'il avoit dit ses sentimens pour moi, c'étoit aussi à eux à lui faire connoître s'ils les approuvoient ou les condamnoient; que pour moi je n'avois plus d'autre idée, plus d'autre perspective que de vivre avec eux, sans vouloir chercher jamais aucun changement à notre situation. Mon père réfléchit un moment, & il répéta en soupirant, jamais aucun changement à notre situation! j'en serois au désespoir, si je pouvois en être persuadé; mais enfin, quoiqu'il en soit, laissons les choses comme elles sont, je ne veux plus rien diriger, nous n'avons plus d'imprudence à craindre; c'est sans doute par délicatesse que Mr. de St. Ange nous a déclaré ses sentimens pour toi, la même délicatesse dirigera sa conduite avec nous. Quand nous aurons pris l'habitude d'être pauvres, nous aurons moins de crainte, & nous apprendrons à nous confier dans l'avenir: il ajouta, en m'embrassant avec tendresse; pauvre Laure! tu apprends à souffrir, cette école peut t'être utile, prends courage, & jouis des douceurs que tu répands sur la vie de tes parens; voyons Mr. de St. Ange comme un de nos amis, ne cherchons pas des peines & des entraves inutiles; vous vous aimez, vous mettrez vos vertus à l'épreuve, & la constance doit en être le prix. En déshabillant ma mère pour la coucher, on parla de la sortune de Mr. de St. Ange; mon père savoit qu'elle étoit fort dérangée, il jugeoit que le vol qui lui avoit été fait l'auroit réduite à très-peu de chose, & dans sa position on ne voyoit aucune ressource pour lut: je le plaignois sincèrement, je n'ai pas le cœur mauvais, mais, dites-moi, ma chère amie, pourquoi la pauvreté, j'allois presque dire la misère de Mr. de St. Ange, ne m'a pas prodigieusement affligée? j'avois même un secret plaisir de le savoir pauvre comme nous, & je ne regardois pas comme une circonstance bien fâcheuse qu'il eût été volé: il est libre, il a une campagne, il n'est pas malheureux, il peut cultiver la terre, il recueillira ce qu'il aura semé, il pourroit même le partager avec quelqu'un; & ne seroit ce pas un bonheur d'habiter une chaumière avec quelqu'un, de partager ses peines & de vivre de son travail? il me semble qu'alors il doit y avoir des douceurs dans la vie qui ne laissent rien à désirer; ce sont de ces idées romanesques qui ne se réalisent jamais. Cette conversation avec mes parens nous fit veiller hier au soir fort tard, & tout ce qui s'étoit passé occupoit trop mon esprit pour pouvoir vous écrire. Je me suis réveillée de très-grand matin, & il y a long-tems que ma lampe est allumée; toute la maison est dans le plus profond repos, & je cause avec mon amie, c'est une jouissance à laquelle je suis tous les jours plus sensible: aujourd'hui je suis à mon aise avec vous, je ne vous crains plus; que sera-ce lorsque vous serez là, lorsque je pourrai vous parler, vous entendre? je ne crois pas que nous ayons le tems de faire autre chose; j'espère que je ne vous écrirai plus, & qu'incessamment vous me direz que vous arrivez. Je vous ai annoncé à nos amis, à Mrs. de Clissi & de Marville; ils se réjouissent de vous voir; vous serez un événement heureux dans notre vie qui devient monotone, comme vous devez le comprendre: nous entendrons le bruit des plaisirs de l'hiver, & nous serons tranquilles. Je m'en réjouis avec transport: on a déjà dansé cet automne, & aussi depuis qu'on est rentré à la ville; ces plaisirs font pour moi l'effet d'un bruit que j'entends de loin, & qui m'est parfaitement indifférent; c'est votre présence qui sera une vraie douceur pour moi: je dois en jouir dans quatre ou cinq jours au plutard; n'attendez donc pas les grands froids de Janvier. Adieu, ma chère amie; je ne vous écris plus, je ne puis plus que vous parler; quel plaisir j'aurai de vous dire que je vous aime! LETTRE LXXXIII. Mde. Dubour à son mari. Mon cher ami, j'ai fini fort heureusement mon voyage, je n'ai eu de peine que celle de vous quitter à moitié chemin. J'ai eu une vive émotion en approchant de la maison des Germosan; j'ai cherché à la reconnoître de loin, mon cœur battoit bien fort en descendant de voiture à leur porte, & au même instant je me suis trouvée dans les bras de mon amie: j'ai vu l'expression du plaisir & de l'amitié la plus tendre. Mr. & Mde de Germosan m'ont reçue de même; ce n'est qu'après avoir été quelques momens au milieu d'eux que j'ai senti mes yeux se remplir de larmes. Laure s'en est apperçue, & m'a serré dans ses bras; son père s'est approché de moi, & m'a dit: madame, ne voyez que le plaisir que vous nous faites, l'amitié nous rend bien plus heureux que la possession de tout ce que nous avons perdu; nous ne sommes point malheureux, & la pauvreté a ses douceurs, ma fille nous le fait sentir dans tous les instans, vous nous aiderez à l'en récompenser. Je ne pus leur répondre tout de suite, nos cœurs étoient pénétrés du même sentiment, & nous nous entendîmes dans le silence: nous eûmes un très-bon souper, mais Laure nous avertit que c'étoit pour la fête de mon arrivée, & que dès le lendemain nous serions traités avec la frugalité ordinaire: le soir, dans le cabinet avec mon amie, nous parlâmes de tout, & vous comprenez que Mr. de St. Ange ne fut pas oublié; il sembloit qu'elle eût de la peine à en parler avec moi, & qu'elle voulût me faire un secret de ce qu'elle m'a écrit si souvent: il faut qu'il y ait plus de peine à parler de ce qui affecte, que d'en écrire; j'ai dû me ressouvenir que je ne pouvois pas être indiscrète, pour la forcer à la confiance; autant que j'ai pu le comprendre elle est contente de lui, il se conduit avec la plus grande délicatesse: il est venu deux fois depuis le premier moment de son arrivée, c'est-à-dire, depuis douze jours. Il a d'abord fait une visite très-courte, & ensuite il a passé une soirée avec Mrs. de Marville & de Clissi; il est toujours très-aimable, il paroît heureux lorsqu'il est avec la famille de Germosan; il ne voit qu'eux, il n'a rien changé à ses égards, à son empressement, il paroît animé des sentimens de l'amitié & de l'intérêt le plus tendre: c'est ce que m'a dit enfin mon amie. J'avoue, mon cher ami, que j'ai la plus grande impatience de voir & de connoître ce Mr. de St. Ange; j'en aurai peur peut-être, mais je ne le craindrai pas; je me réjouis de vous en parler. Je parle aussi de mon mari à mon amie, je ne crains point de lui faire envie de mon bonheur; au contraire, je veux qu'elle sache combien on peut être heureuse avec un mari doux, complaisant, raisonnable, & qui n'aime que sa femme. Vous voyez bien que je ne lui dis que des vérités; je ne parle point encore de mon séjour ici, je prévois seulement qu'il est bien difficile qu'il ne soit que de huit jours. LETTRE LXXXIV. De la même au même. JE l'ai vu, ce Mr. de St. Ange; deux fois il a été ici depuis que je vous ai écrit; je ne sais comment Mlle. de Germosan arrangea sa visite la première fois qu'il parut, ensorte que je ne fis pas trop d'attention à lui. Je crus que c'étoit quelqu'un qui venoit parler d'affaire avec Mr. de Germosan, je ne levai pas seulement les yeux, je n'eus aucune curiosité, je continuai ce que je faisois; bientôt j'entends un son de voix très-agréable, & une manière de parler qui n'est point commune; je regardai, & je vis un homme d'une figure charmante; un air noble & simple fixe mon attention, une politesse naturelle, qui a l'air de la vérité & de la fincérité, achève de m'intéresser: Laure qui remarquoit très-bien l'effet que faisoit sur moi Mr. de St. Ange, s'avance en souriant, & me le présente comme un ami de son père; Mde. de Germosan dit tout de suite, oui, Mr. de St. Ange est de nos amis, nous lui avons de grandes obligations, & vous aurez aussi de l'amitié pour lui; on dit de même que j'étois l'amie de la maison, & dans ce premier moment il fut fort question d'amitié; Mr. de St. Ange parla de celle de deux amies, que rien ne peut altérer, & qui se retrouve dans toutes les situations: Mr. de St. Ange fit l'éloge du sentiment qui nous avoit rapprochées sans autre considération que le plaisir de nous revoir & d'être ensemble; il dit des choses honnêtes sur ce qu'aucune crainte n'avoit pu m'empêcher de venir voir mon amie, & j'eus occasion de témoigner que j'étois venue avec une confiance entière sur le bonheur réciproque de nous voir, & de nous trouver réunies malgré tout ce qui paroissoit devoir nous séparer; j'ai tâché de découvrir si Mr. de St. Ange savoit à quel point nous étions liées, & s'il ne craignoit point une confidente comme moi; il m'a paru qu'il ne craignoit rien, & en vérité je crois qu'il aime de bonne foi. Notre connoissance s'est faite assez rapidement; il sembloit que nous eussions tous les deux envie de nous connoître, & que nous eussions réciproquement des droits sur notre amitié; je cherchois à le juger, lui cherchoit à me deviner & à démêler l'opinion que j'avois de lui: cette première entrevue se passa à peu près à nous examiner, nous fûmes plus affranchis à la seconde; j'avoue qu'alors il me parut extrêmement aimable; il a un air triste & intéressant qui marque une extrême sensibilité, & avec cela, cependant, il est d'une gaieté douce & naturelle, qui semble n'avoir aucune envie de plaire & qui pourtant y réussit fort bien; il nous parla beaucoup du voyage à pied qu'il a fait de Paris ici; il nous amusa en nous racontant des détails & plusieurs incidens qui lui étoient arrivés dans la route; il étoit souvent mal reçu à cause de son équipage, & il finssoit toujours par être bien traité à cause de son honnêteté: il nous fit l'histoire d'un pauvre couvert de guenilles, qui avoit une besace sur le dos, remplie de morceaux de pain, dont il mangeoit de tems en tems: il l'avoit joint sur le chemin, & il marcha avec lui près de deux heures, en faisant la conversation: au bout de ce tems-là, ils avoient rencontré la maréchaussée, qui avoit voulu se saisir du pauvre, comme d'un mendiant, & d'un vagabond; le pauvre malheureux fut au désespoir, il fondoit en larmes & supplioit qu'on le laissât aller: Mr. de St. Ange joignit ses supplcations aux siennes, il obtint sa liberté en donnant quelqu'argent. Ce prétendu mendiant lui confia qu'il étoit une religieuse qui avoit franchi les murs de son couvent, & qui alloit joindre à Dijon un parent avec lequel elle devoit sortir du royaume; elle craignoit d'entrer dans la ville à cause de son habillement, elle resta dans une maison de paysan, où Mr. de St. Ange lui fit avoir des habits de femme; ensuite il la remit à celui qu'elle alloit chercher, & leur aida à se cacher & à rester inconnus: ils soupèrent ensemble; il demanda pour prix de ses services de savoir leur histoire, le lendemain ils continuèrent leur route, & lui la sienne; nous eûmes une très-grande curiosité de savoir cette histoire, Mr. de St. Ange nous a promis de la raconter la première fois qu'il reviendroit; il nous dit qu'elle étoit très-curieuse & trèsintéressante, & qu'il y avoit même beaucoup de choses plaisantes; nous le pressâmes de l'écrire & d'en faire un roman (*). Il nous assura qu'il seroit au désespoir de faire un roman, & il ajouta qu'il les regardoit comme de fort mauvaises lectures; il les compare à de très-jolies comédiennes, qui jouent des drames où il y a de belles lecons de morale & de vertu; la figure, les grâces, les traits de l'actrice font bien plus d'effet que les beaux sentimens qu'elle débite: les romans, nous dit-il, sont toujours des leçons d'amour; elles viennent toujours ou trop-tôt ou trop-tard, & l'amour vrai n'en a jamais besoin: je fis quelques plaisanteries à Mr. de St. Ange sur la toilette de la religieuse, où il avoit assisté & à laquelle il avoit aidé; il me demanda si la confiance qu'il avoit inspirée à cette femme n'étoit pas une suite de la certitude qu'elle avoit d'être en sureté avec lui; je lui demandai à mon tour, si les hommes ne croyoient pas devoir profiter de tous les avantages qu'ils peuvent tirer des circonstances; s'ils n'ont même pas honte de les laisser échapper. Il parut affiigé de ma réponse; il me dit qu'il ne croyoit pas que j'eusse des raisons de le confondre avec tous les hommes: la conversation alloit tomber, & nous nous regardions en faisant chacun nos réflexions, lorsque Mde. de Germosan revint sur la religieuse, & fit promettre à Mr. de St. Ange de venir incessamment lui raconter son histoire: il s'en alla avec l'air un peu fâché contre moi; j'en eus des regrets: je crois que j'ai fait aussi de la peine à mon amie, elle est bien persuadée que Mr. de St. Ange n'est pas comme tous les hommes; elle seroit humiliée de cette opinion, elle l'aime avec une bien grande passion: on le voit dans tout ce qu'elle dit, & dans tout ce qui lui échappe sur lui-même, lorsqu'elle veut en détourner la conversation: elle est singulièrement changée par la présence de Mr. de St. Ange, tout ce qu'il fait, tout ce qu'il dit, réfléchit sur elle; quand il dit des choses agréables, quand il plaît à tout le monde, quand on a quelque raison de faire son éloge, on voit un doux contentement se répandre sur la physionomie de Mlle. de Germosan: après ses visites, elle a une gaieté si bonne, elle est si complaisante, si caressante; à mesure que le tems s'écoule, tout cela diminue, elle devient sérieuse, & puis occupée, & puis triste; le me. le me. jour, elle est malheureuse, & elle fait ses efforts pour le cacher. Je remarquai cette tristesse le lendemain de mon arrivée & le jour suivant, je l'attribuai à sa situation, ou peut-être à l'embarras que je lui causois: Mr. de St. Ange vint, & la tristesse disparut; la même chose est arrivée dans l'intervalle des deux visites: je juge bien plus de son penchant pour Mr. de St. Ange par ce que je vois, que par ce qu'elle me dit; malgré tout ce qu'elle m'a confié, elle en parle avec une réserve qui me fait voir qu'elle préfère que nous n'en parlions pas, & il y a déjà quelques jours que nous n'en avions rien dit: j'ai vu aussi Mr. de Marville; pour lui, il est ma vieille connoissance, je l'aimois avant de l'avoir vu, & je le lui ai témoigné dès le premier instant: il est d'un commerce doux & tranquille; sa raison est aimable, & les bonnes qualités que son extérieur annoncent le font chérir; il me paroît bien différent de ce qu'il étoit autrefois; aujourd'hui c'est un homme essentiel qui inspire la confiance & la considération; il est revenu de Berne, quelque jours avant mon arrivée, il vient assez fréquemment ici passer quelques heures le soir; on l'admet quelques fois aux causeries de la cavette, il nous parle des affaires de la ville, mon amie se sait conter les soupers, les bals où elle étoit autrefois, & dont elle entend parler sans aucun regret: en effet, sa vie est remplie d'une manière si intéressante, si fatisfaisante pour son cœur, qu'elle a peu à regretter; ses amies demandent beaucoup à la voir, c'est elle qui s'y refuse: j'ai vu cependant Mde. d'Arsilli & Mde. de Taninge; la première étoit trop occupée pour s'arrêter longtems, ce n'est ni sa maison, ni ses enfans qui prennent son tems; ce sont les affaires des autres, elle a toujours quelques conseils à donner, quelque chose à diriger; elle a fait de grandes plaintes sur le secret que Mlle. de Germosan lui a fait de son établissement, elle l'auroit bien mieux arrangé; Mde. de Taninge craint les chambres à fourneaux, & les rues sont si sales qu'elle ne peut plus sortir, elle a beaucoup pressé Mlle. de Germosan d'aller souper chez elle; ses soupers sont toujours très agréables, cet hiver elle est malheureuse au jeu; nous ne nous sommes point communiqué nos réflexions sur ces amies, nous n'en avons rien dit. Je jouis ici d'un vrai bien être, mon cher ami, & ma santé s'en trouve très-bien; j'admire l'habileté de Mlle. de Germosan, elle met par-tout un ordre & une activité dans les affaires, qui font que tout va parfaitement bien; je déjeune quelquefois avec Mde. de Germosan, d'autres fois, suivant mon appétit c'est avec le père de mon amie & avec elle: après le déjeuner, elle va donner des leçons de lecture & d'écriture aux enfans de Jeanne, qui est leur servante; pendant ce tems-là Mr. de Germosan a affaire avec des paysans, avec lesquels il travaille dans la chambre à manger, c'est-à-dire, à un des bouts de la cuisine: ce travail produit quelquefois de très bonnes choses; l'autre jour nous eûmes un agneau qui fit le régal de 3 ou 4 repas; moi, cependant, je travaille auprès de Mde. de Germosan aux ouvrages de mon amie, & comme elle l'a dit, je gagne ma vie; nous dînons tard, & nous avons faim comme des pauvres; je trouve la chère très-bonne, & quand nous avons de la pâtisserie, je la mange avec plaisir, en pensant que ce sont les belles mains de Laure qui l'ont faite; je voudrois en faire manger à Mr. de St. Ange: l'après-midi chacun s'occupe comme il peut de ses affaires particulières; le soir, nous sommes heureux, nous travaillons, nous causons: Mr. de Germosan nous lit quand la conversation lui en donne le tems, ce qui est assez rare; s'il vient quelqu'un, c'est une augmentation de société qui ne change rien à l'emploi du tems: l'évènement du goûté ou du soupé s'arrange toujours sur le moment, c'est la faim qui est consultée, & c'est d'après son avis que l'on se décide pour un de ces deux repas; après cela, retirées entre dix & onze heures dans notre cabinet, nous sommes encore heureuses, & il se trouve que nous n'avons pas tout dit dans la journée. Je ne vous parle point d'Henriette, & j'ai tort; elle est aimable, cette enfant, elle sert sa maîtresse avec zèle & intelligence, elle a des grâces, de la naïveté, elle dit si bien; ma chère maîtresse ai je bien fait, m'aimez-vous? cependant, je ne me sens pas beaucoup d'amitié pour elle, il me semble qu'elle n'a pas des droits à cette tendresse de Mlle. de Germosan; elle s'en occupe beaucoup & elle l'aime trop; je voudrois auprès d'elle quelqu'un qui lui fût plus utile, & dont elle ne répondit pas autant, mais je ne contrarie point son goût, & je respecte ses intentions. Je n'ai point vu encore Mde. Bonval, elle a des douleurs de rhumatisme qui l'empêchent de sortir. Mlle. de Germosan me l'avoit fait aimer, & j'avois envie de la connoître: j'ai cru remarquer un peu de refroidissement de la part de mon amie pour sa tante; j'en ai demandé la raison, on s'en est défendue, & enfin elle m'a avoué qu'elle avoit trouvé que Mde. Bonval ne s'étoit pas opposée assez fortement au mariage de la Hausse, & qu'elle l'avoit trop vîte & trop aisément conseillé, & à cette occasion je m'apperçois que ce ne sont pas ceux dont la bonté facile & complaisante se ploie à toutes les circonstances, qui inspirent l'amitié la plus forte. Ne soyez point en peine de la longueur de ma lettre, je l'ai écrite à plusieurs reprises; soyez assuré, mon cher ami, que je ne me fais point de mal; je suis ici parfaitement bien, & jamais ma santé n'a été aussi bonne. La vie douce, tranquille, & satisfaisante pour mon cœur que je mène, me convient, & l'inquiétude que j'avois sur le sort & la situation de mon amie, m'auroit fait beaucoup de mal, & auroit été en augmentant. Il est bien difficile que mon séjour ici ne soit pas un peu plus long que je ne l'avois compté: nous serions malheureuses toutes les deux de nous quitter sitôt; vous prendrez bien votre parti sur trois semaines de séparation; je vous prie cependant de ne pas trop vous y accoutumer; je vous assure qu'il ne me manque ici que vous, nous vous souhaitons beaucoup, vous aimeriez nos soirées, elles sont souvent très gaies; Mr. & Mde. de Germosan, qui sont assez disposés à être sérieux, rient quelquefois de très bon cœur: en vérité, Laure est un ange, son cœur n'est pas un instant sans faire quelque bien, & son esprit lui en fournit toujours les moyens. L'encan de leurs meubles a été fini ces jours passés; il leur reste quelqu'argent, il sera mis en réserve pour suppléer aux rentes, au cas qu'elles soient retardées: les ouvrages vont aussi fort bien, il y a déjà quelque chose dans la bourse de précaution pour les maladies; toutes ces petites circonstances sont des jouissances pour Mlle. de Germosan, & elles augmentent sa gaieté, & la rendent plus belle & plus aimable. Une fois nous avons parlé de Mr. de la Hausse, & nous nous sommes égayées à ses dépens; Laure m'en a dit les choses les plus plaisantes, & cependant elle en avoit pleuré lorsqu'elles se passoient; j'aurois bien envie de le voir, mais je ne compte pas avoir ce plaisir. Adieu, mon cher ami, je vous recommande à mes parens, recommandez-moi aux vôtres. Voilà bientôt quinze jours de passés, dans huit ou dix nous nous reverrons sûrement, j'aurai encore bien du tems devant moi, & j'aurai acquis beaucoup de tranquillité: je vous embrasse bien tendrement. LETTRE LXXVII. De la même au même. CE n'est pas encore pour vous parler de mon départ que je vous écris aujourd'hui, mon cher ami, il faut laisser passer encore quelques jours; soyez sûr que cette quatrième semaine ne se passera pas sans que je sois auprès de vous, je suis si bien, soyez tranquille. Je me fais un plaisir de vous raconter un événement qui nous a occupé pendant quatre ou cinq jours; je voulois vous l'écrire plutôt, mais quand on est si près les uns des autres, on n'est pas absolument maître de son tems, les momens s'écoulent, le tems passe à s'écouter, à être ensemble, & on laisse échapper l'instant d'écrire. Il y a doncoui, cinq jours, que le matin nous étions tous à travailler, moi avec Mde. de Germosan aux ouvrages de Laure, & tout le monde à ses occupations ordinaires, lorsqu'elle entre, tenant un billet à la main; elle avoit l'air animé par quelque chose d'intéressant: nous la regardons avec curiosité, elle a de la peine à parler, enfin elle nous dit: voilà un billet bien singulier, lisez. -- Je prends le billet, & je lis. -- Mde. de Seme, qui connoît beaucoup Mlle. de Germosan, sans l'avoir jamais vue, demande si elle pourroit avoir l'honneur de la voir & de l'entretenir pendant quelques momens, elle est logée au bout du fauxbourg, dans la maison de Mr. Dupont. Nous relûmes ce billet plusieurs fois; on se rappela successivement que Mr. de St. Ange avoit parlé de Mde. de Seme, il s'en étoit entretenu avec Mr. de Marville, il y avoit trois jours qu'ils en avoient parlé ensemble, on en avoit eu même de l'humeur, & on avoit regardé cette femme comme une connoissance de Mr. de St. Ange qui ne nous intéressoit point du tout, d'autant qu'il en faisoit de très-grands éloges: nous tînmes conseil, chacun dit son avis, celui de Mlle. de Germosan étoit de refuser la demande, & de ne point faire connoissance avec une étrangère; Mde. de Germosan & moi nous trouvions que dans ce refus il y avoit de la dureté & un manque de charité: nous appelâmes Mr. de Germosan, nous l'instruisîmes de tout ce que nous savions, il dit que dans la situation où ils étoient, il y auroit de la cruauté & même de la vanité, & une fausse pruderie à refuser de voir & d'entendre une femme étrangère, qui pouvoit avoir besoin de quelque secours, que l'on seroit toujours à même de se défendre & de s'opposer à ses recherches, lorsqu'on sauroit ce que c'est & de quoi il s'agit; que si sa fille ne vouloit pas y aller, il iroit, & qu'au moins il offroit de l'accompagner. Mlle. de Germosan se faisoit encore quelque peine de suivre l'avis de son père; je proposai de consulter Mr. de Marville, qui devoit connoître les connoissances de son ami; mon avis fut agréé, & on envoya chercher Mr. de Marville; jusques à ce qu'il vînt, nous nous occupâmes beaucoup de Mde. de Seme & de son billet; nous nous livrâmes à toutes les conjectures qui nous vinrent dans l'esprit: dans notre empressement à instruire Mr. de Marville, nous eûmes assez de peine à nous faire entendre. Lorsqu'il sut qu'il s'agissoit de Mde. de Seme, & qu'elle étoit ici, il en parut très-content, il nous dit & nous répéta plusieurs fois, que c'étoit une femme charmante, très-intéressante par des malheurs, qui l'obligeoient sûrement de chercher une retraite; qu'elle étoit femme de condition, & qu'elle méritoit des égards; il nous en parla avec beaucoup de chaleur, & il obtint de Mlle. de Germosan qu'elle lui répondroit favorablement, & que même elle iroit chez elle, parce qu'elle pourroit avoir telle chose à lui dire, qui demandoit à être écoutée sans témoin. Mlle. de Germosan résista long-tems aux sollicitations de Mr. de Marville, & elle ne consentit à aller chez Mde. de Seme, qu'autant qu'elle seroit accompagnée par son père: il sut décidé qu'ils iroient dans l'après-midi: la maison où il falloit aller n'est qu'à cent pas de celle que nous habitons; Mlle. de Germolan ne se soucioit point de faire cette nouvelle connoissance, elle craignoit cette femme de Paris, à qui Mr. de St. Ange avoit parlé d'elle, & avec lequel par conséquent elle devoit avoir des relations particulières. Mr. de Marville nous rassuroit, & intéressoit la bonté & la charité des Germosan pour elle: notre curiosité s'exerça jusqu'au moment de la visite. Nous les vîmes partir, mais Mr. de Germosan revint bientôt seul; il nous dit qu'il avoit vu une femme qui lui avoit paru d'un figure très-agréable, qu'elle étoit en grand deuil, mise fort simplement & avec de grandes coëffes; son maintien étoit trèshonnête, très-décent, & celui d'une femme de condition; elle avoit un air triste & malheureux qui interessoit en sa faveur. Après les premiers complimens sur ce qu'elle s'étoit adressée à Mlle. de Germosan, elle avoit dit en répandant quelques larmes, qu'elle avoit eu le malheur de perdre une fille qui faisoit toute la consolation de sa vie; que par une suite d'autres circonstances elle avoit souhaité de trouver une retraite où, avec le peu de fortune qui lui restoit, elle pût vivre tranquillement, sans dépendre de personne; qu'elle avoit entendu parler du séjour d'Yverdun, & qu'elle l'avoit préféré à tout autre, mais qu'elle demandoit d'avoir une conversation particulière avec Mlle. de Germosan: là-dessus Mr. de Germosan s'étoit retiré; il comptoit aller reprendre sa fille dans une heure. Sur ce qu'il avoit vu & entendu, il s'intéressoit déjà pour Mde. de Seme, il souhaitoit de la connoître, & il prévoyoit qu'elle seroit d'une société agréable si elle restoit ici, & si elle vouloit se lier avec eux. Au retour de Mlle. de Germosan nous avions le plus grand empressement de satisfaire notre curiosité, & de l'entendre: nous l'écoutions avec avidité; elle avoit l'air occupé & sérieux; elle nous dit que Mde. de Seme étoit la veuve d'un Receveur des finances, qui lui avoit laissé très-peu de sortune; que ses affaires s'étoient arrangées fort défavorablement pour elle; qu'avec cela elle avoit eu le malheur de perdre sa fille que la petite vérole lui avoit enlevée; que sa famille avoit voulu la marier avec un homme très-riche, mais fort âgé & infirme, ou l'obliger de vivre dans un château en province, où elle auroit été dans une dépendance absolue; que ne pouvant soutenir aucune de ces situations, elle avoit pris le parti de se retirer dans cette ville, dont elle avoit entendu parler avec éloge à Mr. de St. Ange, qui lui avoit donné particultèrement l'envie de connoître la famille de Germosan. Le portrait qu'il lui en avoit fait lui avoit fait souhaiter de vivre en société avec elle; elle étoit venue sans le communiquer à personne, avec une seule femme-de-chambre; en arrivant, sur les informations qu'elle avoit prises, elle avoit appris que la famille de Germosan avoit essuyé des malheurs, & qu'elle s'étoit retirée dans une maison au fauxbourg; elle avoit cherché un logement dans le voisinage, elle avoit eu le bonheur d'en trouver un très-convenable & en attendant un meilleur arrangement elle s'étoit mise en pension chez les maîtres de la maison, avec cela elle seroit contente si elle pouvoit trouver un peu de société; elle ajouta qu'elle n'aimoit ni la solitude, ni le grand monde, qu'elle cherchoit de la simplicité, de la facilité, de l'indulgence & des dispositions à l'amitié, & sur ce que lui avoit dit Mr. de St. Ange, elle avoit espéré de trouver tout cela avec ceux dont il lui avoit parlé avec tant d'intérêt: Mlle. de Germosan ajouta en finissant, elle est beaucoup plus riche que nous, car elle a plus de cent louis de rente, & comme j'ai jugé que vous auriez de la curiosité, je lui ai proposé de venir passer la soirée avec nous, ce qu'elle a accepté avec empressement & reconnoissance; ainsi, vous verrez Mde. de Seme; mon père & ma mère en jugeront, & ils décideront de la manière dont nous vivrons avec elle, car c'est avec nous qu'elle veut se lier, ou elle ira chercher une autre retraite. Mr. de St. Ange ne sait point encore qu'elle est ici. Mr. de Germosan fit remarquer à sa fille, que dans tout ce qu'elle avoit dit, il n'y avoit pas de quoi faire un secret, & qu'il auroit pu tout entendre. Mlle. de Germosan demanda la permission de ne pas dire tout ce qui lui avoit été confié, c'étoit le secret de Mde. de Seme & non le sien. Elle vint en effet le soir; elle soutint très-bien nos regards de curiosité, sa figure est très agréable, nous la trouvâmes très-aimable, d'un caractère doux & intéressant; elle parle bien sans avoir beaucoup d'esprit; elle a de la raison & de la simplicité; elle raconte ce qu'elle a vu sans y rien ajouter, & sans le faire valoir. Mr. de Marville vint pour voir le succès de la visite; on le présenta à Mde. de Seme, elle dit qu'elle le connoissoit, & qu'elle savoit qu'il étoit l'ami de Mr. de St. Ange: il a si bien fait les portraits de tout le monde, qu'elle n'est étrangère avec personne; j'étois la seule inconnue, elle me traita en conséquence, c'est-à-dire, qu'elle fit plus de complimens avec moi, & plus d'efforts pour me plaire, il m'a été impossible de ne pas prendre de l'amitié pour elle. Nous remarquâmes que Mr. de Marville la regardoit avec une attention & un intérêt particulier: nous lui en parlâmes lorsqu'elle se fut retirée, il n'en eut qu'un peu plus d'embarras; Mde. de Germosan prit le parti de Mr. de Marville, & nous reprocha d'être déjà jalouse de Mde. de Seme; Mlle. de Germosan baissa les yeux, & dans la suite elle insista pour que Mde. de Seme fût reçue & regardée comme une amie de la famille, à quoi Mr. & Mde. de Germosan consentirent très-volontiers. Nous voulûmes savoir de Marville si Mr. de St. Ange savoit l'arrivée de Madame de Seme; il nous protesta qu'il étoit persuadé qu'il n'en savoit rien, mais qu'il avoit cru devoir l'en avertir, & qu'il le lui avoit fait savoir tout de de suite: nous en fûmes fâchées, parce que nous aurions voulu ménager une surprise, & juger par là de la sincérité de l'un & de l'autre. Mde. de Seme fut l'objet de la conversation le reste de la soirée. Lorsque nous fûmes retirées dans notre cabinet, je n'en parlois pas à mon amie, mais elle me dit bientôt, je vois votre curiosité, elle brille dans vos yeux, mais ce secret de Mde. de Seme, dois-je le confier à quelqu'un d'autre; je crois cependant que le respect que l'on doit aux secrets doit être subordonné à l'intérêt de ceux qui les ont confiés; si ma discrétion altère l'opinion que mérite Mde. de Seme, si dans votre ignorance vous dites des choses qui la blessent, ou qui font soupçonner que vous êtes instruite & que vous avez des soupçons injurieux, le mal sera bien plus grand que celui que peut causer ma confiance en vous; & puis, est-ce que je peux vous cacher quelque chose? est-ce que mon ame pourroit garder quelque pensée qui qui ne fût pas dans la vôtre? Si Mde. de Seme m'a confié ses intérêts, ne sont-ils pas encore en meilleures mains dans les vôtres? Je vous dirai tout, au risque d'être accusée d'indiscrétion par vous-même; l'amitié & la réserve sont incompatibles chez moi; je vais vous répéter exactement tout ce que m'a dit Mde. de Seme, & c'est pour elle autant que pour moi, que j'ai besoin de vos conseils & de vos réflexions: dès que mon père fut sorti de chez Mde. de Seme, elle me dit: Mlle., vous devez trouver ma conduite bien étrange, & sans doute l'opinion qu'elle vous a donnée de moi n'est pas fort avantageuse; c'est pour vous empècher d'être injuste que je vous prie de m'écouter, mon histoire n'est ni longue, ni fort intéressante; je me suis mariée comme on se marie trop souvent en France; je suis sortie à 18 ans du couvent pour être mariée à un homme que je ne connoissois point, c'est à dire, qu'à l'âge où le cœur voudroit ne suivre qu'un sentiment de préférence, j'ai été livrée aux convenances de quelqu'un qui m'étoit parfaitement indifférent; je n'ai pas été heureuse; mon mari, très-respectable d'ailleurs, s'étoit marié parce qu'il lui convenoit de l'être; & dans notre association, il n'écouta jamais que ses goûts & ses intérêts, il gouvernoit tout impérieusement, & jamais il ne fut mis en question que je pusse avoir une façon de penser différente; je trouvai commode de me laisser conduire, c'eut été en vain que ma foiblesse eut voulu résister; il paroissoit heureux & tranquille de ma soumission, ce fut une raison pour réprimer tout ce qui auroit pu m'en faire sortir; la mort est venue l'enlever au milieu d'un train de vie animé par les plaisirs & les affaires; il a laissé sa fortune dans un très grand désordre, & tout s'est arrangé de manière que j'ai dû penser à l'économie la plus rigoureuse: une fille que j'avois eue au bout de deux ans de mariage étoit l'objet de toutes mes affections, & le seul intérêt que j'eusse dans ma vie; mon plan étoit de l'employer à son éducation, elle m'a été enlevée, ..... j'avois jugé tous les hommes sur l'idée que Mr. de Seme m'avoit donné d'eux, c'est-à dire, comme absolument attachés à leurs convenances, ne connoissant d'autres intérêts que les leurs, & asservissant tout à leur force; persuadée que leurs convenances ne seroient jamais les miennes, j'ai toujours cherché à les fuir, ils m'inspiroient une timidité & une crainte qui me faisoient éviter toute espèce de liaison avec eux; les affaires que j'eus à l'occasion de la succession de Mr. de Seme ne me firent pas changer d'opinion: je vis au contraire que l'avidité, ou si vous voulez la justice, agissoit avec une rigueur extrême; tous ceux auxquels j'avois recours trouvoient très-naturel, qu'après avoir sacrifié mon sort à celui d'un homme qui avoit vécu suivant son goût & son ambition, je restasse pauvre & malheureuse avec un enfant encore plus pauvre que moi, à entendre ceux que je consultois, il sembloit même que cela devoit être nécessairement ainsi: ce fut dans ce moment là que le hasard me fit faire connoissance avec Mr. de St. Ange; je fus étonnée de trouver quelqu'un qui fit attention à ce qui pouvoit m'intéresser; sans connoitre toutes ses qualités aimables, il me fut impossible d'être insensible à l'amitié qu'il me témoigna; il me fit des offres de service, je les acceptai, il m'en rendit plusieurs avec un désintéressement dont je fus touchée; notre connoissance devint bientôt plus intime; j'avoue, Mlle., que je trouvai Mr. de St. Ange extrêmement aimable; je ne sais pas (ici elle baissa les yeux) je ne sais pas, continua-t-elle d'une voix plus foible, ce qu'emporte cet éloge, ni qu'elle idée il vous donnera de l'espèce de sentiment que j'eus pour Mr. de St. Ange; il n'est pas sûr que vous la régliez sur ce que je vous dirois: votre esprit est trop juste pour ne pas mettre des bornes dans ses conjectures, & j'aime mieux m'en rapporter à votre jugement que d'entreprendre de le diriger, je m'en remets absolument à ce que vous pouvez croire: quoiqu'il en soit Mlle. Mr. de St. Ange me parla bientôt de vous; au plaisir, à l'effusion de cœur avec lesquels il m'en entretenoit, je jugeai bien vîte de ses sentimens pour vous; je le forçai à une confidence entière, & il ne m'a pas caché la violence de la passion que vous lui avez inspirée. Je ne vous dirai pas ce que cet aveu me fit éprouver, je vis que vous étiez aimée comme vous méritiez de l'être, mais je n'en ai pas moins souffert; je vous avouerai qu'en venant ici, je croyois qu'il seroit heureux, & que vous seriez unis; j'ai été fâchée de m'être trompée dans mes conjectures: Mr. de St. Ange est parti fort brusquement de Paris, & je n'ai plus entendu parler de lui: la peinture qu'il m'a faite de vous, Mlle., de votre caractère, ce qu'il m'a dit de votre famille, de votre manière de vivre, des agrémens & de la facilité qu'il y a dans la société de cette ville, enfin tous les détails que j'ai entendus sur ce pays, m'ont donné la plus grande envie de venir y vivre; je me faisois même un plaisir d'y élever ma fille & de lui inspirer une simplicité de mœurs & de sociabilité, nécessaire dans l'état de notre fortune; le malheur que j'ai eu de la perdre a augmenté le besoin de mon cœur, de vivre avec des êtres sensibles, de trouver des amis capables d'indulgence, d'intérêt, de compassion, & dont la vie simple & facile ne gènât point la mienne; j'ai cru les trouver ici, & j'y suis venue sur les espérances que j'ai conçues là-dessus; il y a 5 jours que je suis arrivée, & j'ai eu le bonheur de pouvoir m'arranger comme je souhaite de l'être: les bonnes gens à qui appartient cette maison m'ont loué un étage, qui fait pour moi un très-joli logement, & ils m'ont reçue chez eux & à leur table avec une bonté & une hospitalité qui m'est très-précieuse; il ne me reste plus, Mlle., qu'à obtenir de vous ce que je désire encore, c'est votre amitié, si je la mérite; c'est votre société, si j'en suis digne; ce sont des liaisons avec votre famille, avec vos amies, vos connoissances; j'ai su en arrivant les malheurs qui vous ont fixés dans la maison que vous habitez, & je n'en ai eu que plus d'envie de m'approcher de vous: c'est donc vous, Mlle., qui déciderez de mon sort; j'ai la franchise de vous ouvrir mon cœur, laissez l'agir le vôtre, & si j'y apporte le moindre trouble, si je fais naître dans votre esprit le moindre nuage, ayez la charité de me le dire, & demain je ne serai plus dans cette ville; je serai charmée de voir Mr. de St. Ange, & de le voir souvent, mais je souhaite que ce ne soit jamais que chez vous, & qu'avec vous: il me paroît impossible que sa vie ne soit pas bientôt unie à la vôtre; il le mérite, & je sais, mademoiselle, combien vous méritez d'être heureuse: votre bonheur est si juste qu'il sera pour moi une douce satisfaction: en finissant de parler, Mde. de Seme s'approcha de moi, elle m'a serré les mains; & par un mouvement involontaire, je l'ai embrassée sans pouvoir lui répondre tout de suite; j'étois touchée de sa candeur, de sa franchise, & cependant je ne pouvois l'imiter: elle parloit si bien, d'après tout ce que lui avoit dit Mr. de St. Ange, qu'il auroit été inutile de vouloir nier & cacher; il est aussi impossible d'avouer tout, de convenir de tout; je me suis contentée de lui exposer que nous ménions une vie très-retirée, que nous étions forcés à une extrême économie, qu'il seroit difficile qu'elle trouvât quelqu'agrément dans notre société; que cependant elle étoit la maîtresse d'en faire l'essai, que je la priois de venir dès ce même soir chez mes parens, en attendant qu'elle fit d'autres connoissances dans la ville: elle dit que dans la tristesse que lui laissoient ses malheurs, il ne lui falloit que la société de quelques personnes qu'elle put regarder comme ses amis, que même, quoiqu'elle se fit beaucoup de plaisir de voir Mr. de St. Ange, elle ne le verroit que dans notre maison, & que pour n'être pas obligée de le voir chez elle, elle ne vouloit recevoir personne, & qu'elle acceptoit d'être présentée chez nous ce même jour; mais, reprit-elle avec chaleur & avec un air de vérité, si je vois le moindre nuage sur cette physionomie qui m'a déjà inspiré une amitié tendre, vous n'entendrez plus parler de moi & je disparoîtrai pour toujours; vous ne savez pas, Mlle., continua-t-elle, combien nous avons parlé de vous, combien j'ai entendu faire l'éloge de votre cœur, de votre esprit, de vos grâces: Mr. de St. Ange en avoit quelquefois les larmes aux yeux, jamais femme n'a autant entendu parler d'une autre femme, par un homme qui peut-être avoit le droit de parler de lui-même: Mr. de St. Ange avoit l'ame remplie de votre idée, de votre image, il n'auroit pu parler d'autre chose; il a cru que j'étois digne de l'entendre & j'en ai été flattée: voilà mon cœur, Mlle.; je voudrois qu'il fut digne du vôtre, .... Mon père rentroit dans ce moment pour venir me reprendre, je lui dis; voilà Mde. de Seme que nous ne connoissons que depuis un moment, & qui est peut-être la meilleure de nos amies, elle nous connoît parfaitement; elle nous aime, elle veut vivre avec nous, vous sentirez comme moi le prix de sa société, & elle veut bien venir dès ce soir passer la soirée avec nous; mon père l'en a pressée & lui a dit des choses honnêtes: nous lui avons expliqué encore notre manière frugale, retirée & économique de vivre; elle a répèté qu'elle seroit heureuse de vivre avec nous, & comme nous. Mlle. de Germosan s'est arrêtée un moment, je réfléchissois à ce que je venois d'entendre; au bout d'un moment elle m'a dit, que pensez-vous de cette femme: je sens que je l'aime, elle m'intéresse, mais une femme de Paris, qui vient de Paris, & pour qui? qu'en pensez-vous? dites le moi? -- J'ai trouvé tout comme elle la chose extraordinaire; cependant je lui ai représenté, que s'il n'y avoit pas de la bonne foi de part & d'autre, Mde. de Seme ne se seroit pas conduite comme elle l'a fait, qu'elle auroit cherché à faire d'autres connoissances que la sienne; que tout ce qu'on pouvoit conclure, c'est que Mde. de Seme avoit l'ame vivement affectée par le malheur, & que son esprit étoit exalté par les discours de Mr. de St. Ange, qui lui avoit fait une peinture romanesque de son pays, de sa ville & de ses connoissances; & aussi de la personne qu'il aimoit, ai-je ajouté en souriant: j'ai dit encore à Mlle. de Germosan, que devant bientôt la quitter, j'étois charmée que Mde. de Seme me remplaçât; & que je croyois que cette femme bonne & aimable, pourroit être d'une grande ressource pour monsieur & madame de Germosan: ce sujet de conversation nous a un peu empêché de dormir; le lendemain nous avons fait demander des nouvelles de madame de Seme: elle nous a fait dire qu'elle étoit incommodée, & qu'elle ne sortiroit pas; j'ai été la voir le même matin, je l'ai trouvée occupée à écrire, bientôt elle m'a parlé de sa fille, & je l'ai vue pleurer abondamment; j'ai très-bien compris le sentiment qui la porte à chercher la retraite & aussi la société de quelques amis faciles, indulgens & charitables, & rien ne pouvoit mieux lui faire espérer de trouver ce bonheur, que tout ce que lui a dit Mr. de St. Ange; avanthier, elle vint encore passer la soirée avec nous; lui, vint bientôt après elle: nous fûmes témoins de la reconnoissance, il avoit été averti de l'arrivée de Mde. de Seme par Marville; il étoit venu le lendemain pour la voir, elle n'avoit pas voulu le recevoir; elle lui avoit fait même demander d'être quelques jours encore sans la chercher: dans cette entrevue, Mr. de St. Ange eut l'air de l'amitié & de la cordialité; Mde. de Seme parut avoir un peu d'émotion; par nos observations scrupuleuses, nous nous assurâmes bien encore qu'il n'y avoit de la part de St. Ange que de l'amitié la plus simple, & il n'est pas de l'amour propre d'un homme de n'en pas prendre beaucoup pour une femme qui laisse entrevoir qu'elle l'aime. Cette soirée fut très-agréeble, Mr. de St. Ange fut encore plus gai & plus aimable que les autres jours, la pauvreté étoit souvent l'objet des plaisanteries & le sujet de nos réflexions, qui étoient plus consolantes que tristes: j'étois la personne opulente de la compagnie, & l'on m'accusoit d'avoir les vices des riches, la peine & l'inquiétude sur l'avenir: on me reproche de ne pas rire de bon cœur; j'avoue, mon cher ami, que je ne croyois pas qu'un dérangement de fortune, qu'une situation aussi pénible put laisser des momens aussi remplis de gaieté & de plaifirs; ils sont dus à Mlle. de Germosan, qui rend tout facile, tout agréable; avec elle, il n'y a point de privation. Mr. de Marville vint aussi, & on resta très-tard ensemble; en vérité, Mme. de Seme a raison, elle sera heureuse dans cette société, & je ne la quitterai qu'avec les plus grands regrets: j'y pense cependant bien sérieusement, mon cher ami; je vais faire les préparatifs de mon départ, j'en ai déjà parlé à mon amie, & nos yeux se sont remplis de larmes; il m'en contera prodigieusement de me séparer d'elle, c'est auprès de vous que je trouverai des consolations. Adieu, mon cher ami. On supprime ici plusieurs lettres de Laure & de Sophie; elles ne contiennent que des regrets de s'être quittées & d'être séparées, des détails sur le plaisir qu'elles avoient d'être ensemble, sur les agrémens dont elles avoient jouï dans la société de Mme. de Seme, de Mi. de St. Ange & de Mr. de Marville; il y a des réflexions fort longues sur quelques conversations qu'il y avoit eu à la cavette; Mme. Dubour croit que malgré la pauvreté de Mr. de St. Ange & de Mlle. de Germosan, ils pourroient se marier; elle veut que les affaires s'arrangent au printems, & que l'on aille habiter la campagne de Mr. de St. Ange; elle prétend que lorsque l'on sait vivre pauvre séparés, on le peut encore mieux lorsque l'on est réunis: Laure ne pense qu'à ses parens, elle ne veut ni ne peut s'occuper d'une troisième personne, elle n'y voit pas leur bonheur, & elle veut mettre à une épreuve plus longue les sentimens que l'on a pour elle: il faut au moins être sûrs de s'aimer comme des pauvres, ce qui n'est pas encore assuré; d'ailleurs, Mr. de St. Ange a parlé deux ou trois fois d'aller chercher de l'emploi dans les pays étrangers, il espère d'en trouver dans ce moment, que l'on parle de la guerre. Que cette idée vienne d'humeur, de légéreté, d'impatience, même de désespoir, ce sont des défauts pour lesquels Mlle. de Germosan ne veut avoir aucun égard: tout cela est contenu dans environ quinze lettres fort longues, qu'aucun lecteur ne pourroit lire sans impatience, surtout après avoir déjà autant lu; c'est toujours la fin d'un livre qu'il faut, & il convient d'accélèrer celle de celui-ci. LETTRE LXXXVI. Laure à Sophie. DITES-moi, je vous prie, ma chère amie; quand un homme & une femme se disputent souvent, quand ils ne se passent réciproquement aucune de leurs idées, quand leur sensibilité est toujours prête à s'émouvoir, quand ils paroissent toujours en peine, & mécontens de l'opinion que l'un a de l'autre; qu'est-ce que l'on peut en conclure? se haissent-ils? s'aiment-ils? s'aimeront-ils une fois? Il y a quelque tems que j'agite cette question dans mon esprit à l'occasion de Mad. de Seme & de Mr. de Marville; ils se plaignent toujours l'un de l'autre, ils ont toujours quelque reproche àse faire de la veille, ils paroissent bien aises de se trouver, & bientôt ils sont en contestation; à les entendre il semble quelquefois qu'ils soient brouillés pour toujours; on diroit que Mr. de Marville a déclaré la guerre à toutes les femmes de Paris: il soutient à Mde. de Seme qu'elles ont de la coquetterie, de la légéreté; qu'elles n'aiment que le plaisir, qu'elles ne lisent que le journal de Paris & le journal des modes, & qu'elles sont incapables d'un attachement solide & essentiel; elle lui dit que les hommes de ce pays n'ont point de légèreté dans l'esprit, qu'ils sont sujets à la prétention, & qu'ils ont une raison qui doit chasser la gaieté; qu'ils doivent ennuier les femmes auxquelles ils s'attachent; enfin, ils en sont aux injures. Le lendemain, ils se revoyent avec plaisir, ils se recherchent, ils lient conversation: Marville adresse toutes les nouvelles qu'il sait à Mde. de Seme, quand même elle ne s'y intéresse point. J'espère qu'il y aura une trève entr'eux, je l'exige même souvent, mais je ne puis pas l'obtenir; il me semble cependant, que depuis quelque tems Marville est moins opiniâtre, & Mde. de Seme plus contente, dites-moi ce que vous pensez d'eux; croyez-vous que sous cette différence d'idées il y ait quelque rapport dans les sentimens; je le pense quelquefois, & en vérité je trouverois Mr. de Marville fort heureux: Mde. de Seme est une femme vraiment aimable, & d'un caractère fait pour rendre la vie heureuse, elle a de la délicatesse, & un cœur excellent; si vous ne m'aviez pas quittée, je vous aurois chargé de travailler à ce mariage; mais laissons aller les choses, le hasard est un grand maître. J'entends la voix de Mr. de Marville, il parle fort vivement avec mon père... je ne puis pas y tenir.... il faut que j'aille voir de quoi il s'agit... Mr. de Marville est venu nous apprendre que Mr. Biolans, qui étoit Lt Bl., est mort; il veut que mon père pense à cet emploi, mon père s'y refuse, ma mère s'est jointe à Mr. de Marville pour le presser de le demander; il veut aller à Berne pour le solliciter pour mon père, qui ne se défend que par modestie, & parce que, dans notre situation étroite, il ne pourroit pas faire honneur à cette charge; les honoraires sont si peu de chose qu'à peine fourniroient-ils de quoi avoir un autre logement que le nôtre: nous n'avons pas trouvé les raisons de mon père bonnes, & nous nous sommes réunis tous les trois pour les combattre; Mr. de Marville a ajouté que le public en seroit trèscontent, & que Mr. le Baillif le souhaitoit, parce que les lumières, la capacité & les vertus de mon père étoient connues de tout le monde, & que, dans ce moment, il n'y avoit personne qui ne s'intéressât à notre sort; il disoit encore qu'il y avoit bien quelques femmes jalouses de la vie douce & tranquille que nous menions, mais que l'on nous estimoit infiniment d'avoir su être pauvres, & d'avoir pu nous soumettre décemment aux revers de la fortune sans en être humiliés, & sans chercher des ressources extraordinaires. Mr. de Marville est sorti, disant qu'il alloit parler à tous les amis de mon père, que l'on solliciteroit Mr. le Baillif de lui accorder la nomination de cet emploi, & qu'il étoit persuadé qu'il lui seroit donné; il a ajouté qu'il iroit avec lui à Berne pour l'obtenir; j'avoue, ma chère amie, que je souhaite extrêmement que mon père obtienne cette satisfaction: il sera flatteur pour nous que cette décoration, & cet emploi honorable, vienne chercher mon père au milieu de notre pauvreté; c'est un des avantages de notre pays, que notre souverain ait plus d'égards pour les lumières & pour les vertus, que pour la fortune. Je languis de savoir l'effet du travail de Mr. de Marville; il viendra nous en informer ce soir, nous voilà occupés d'un intérêt nouveau, & notre vie peut encore être changée; notre bien-être ne sera pas augmenté de beaucoup, mais mon père sera occupé d'une manière plus satisfaisante, & plus honorable; tout est si incertain, que je ne fais encore aucun plan, & que j'arrête mon imagination; notre vie est peut-être dans ce moment aussi heureuse qu'elle peut l'être: est-il sûr qu'un changement augmentera nos jouïssances? quoiqu'il en soit, il ne faut pas s'opposer à ce que l'on veut faire pour nous, & cet excellent de Marville est bien respectable de conserver pour nous toujours le même intérêt, toujours le même attachement; en vérité il mérite d'être heureux, je veux le dire souvent à Mme. de Seme. Je ne veux pas fermer ma lettre que je ne puisse vous dire encore quelque chose, ce sera ce soir ou demain matin. Je reprends ma lettre ce matin, ma chère amie, sans savoir bien encore quand elle partira: notre soirée de hier fut très animée, cet emploi pour mon père excita les esprits; Mme. de Seme & Mr. de Marville disputèrent; elle veut toujours que le baillif soit l'intendant de la province, parce qu'en France il n'y a de Bailli que dans les villages, & le lieutenant baillival, elle l'appelle lieutenant de roi: Mr. de Marville s'est fâché, il lui a reproché que les François mesuroient tout sur les idées qui étoient reçues chez eux: Mde. de Seme a soutenu qu'il n'y avoit que celles là de bonnes, & elle s'est refusée à comprendre que les Bailliss dans notre pays étoient les représentans du souverain, & qu'en cette qualité, ils étoient tantôt juges, & tantôt administrateurs des revenus de l'état pour la province. Le pauvre Marville se désole, quand Mme. de Seme ne veut pas écouter & comprendre ses longues explications. Mr. de St. Ange étoit sérieux, occupé, triste, il disoit qu'il falloit absolument que mon père eut l'emploi en question, & qu'il ne connoissoit personne qui dût l'emporter sur lui: Mr. de Marville dit, qu'il y avoit un très-grand nombre de compétiteurs, mais que l'on pouvoit beaucoup espérer des bonnes dipositions de Mr. le Baillif; plusieurs personnes étoient persuadées qu'à Berne mon père seroit préféré; pour plus grande sûreté, il devroit peut-être y aller, mais nous n'avons pas l'argent nécessaire pour cela; enfin, ma chère amie, les espérances que l'on nous donne nous agitent, nous faisons déjà des projets, & cependant, nous ne changerons pas notre vie sans regrets. Si cet emploi étoit trop pénible pour mon père sur la fin de ses jours, il seroit facile de lui trouver un aide & un secours; Mr. de Marville ne s'arrête point aux difficultés que fait mon père; il nous a quitté en nous disant qu'il vouloit travailler, & solliciter jusqu'à-ce qu'il eut fait obtenir cette charge: il doit bientôt retourner à Berne pour les affaires du public, & il pourra dispenser mon père de ce voyage, ou au moins il tâchera qu'il ne le fasse pas infructueusement; il a si bien dit tout cela, que mon cœur en a été vivement touché; je le lui ai témoigné, & il a regardé Mme. de Seme: que je voudrois qu'ils fussent heureux! en vérité, j'espère que cela arrivera. Je crois, ma chère amie, que c'est bientôt Mr. Dubour qui m'écrira, j'y pense bien souvent, & cette idée m'occupe encore plus que toutes les autres: je vous prie que je sois bien vite instruite, je le demande instamment; le silence, les retards, me rendroient trèsmalheureuse: il me semble que je puis recevoir encore deux de vos lettres, au moins une, si cela est possible; n'y manquez pas, je vous en prie, ma chère amie; je vous embrasse bien tendrement. Henriette me demande ce que j'écris, elle veut que je dise quelque chose pour elle à la bonne Dame, comme elle vous appelle; elle me dit que vous ne l'aimez pas, qu'elle l'a bien remarqué, & là-dessus nous avons eu une conversation, pendant laquelle elle a toujours eu le cœur gros: pourquoi n'aimeriez-vous pas cet enfant? je vous assure qu'elle mérite de l'être. Adieu encore, ma chère amie. Aujourd'hui, on croit devoir supprimer toutes les lettres qui ne sont rien à l'histoire, & qui ne contiennent que des réflexions & des raisonnemens; elles ne seroient plus que des longueurs ennuyeuses; ainsi il importe fort peu de savoir que Mme. Dubour est devenue mère d'un fils, que Mr. Dubour en est bienaise, & elle bien fâchée, parce qu'elle souhaitoit une fille, que Mme. de Seme & Mr. de Marville commencent à avoir des conversations particulières sur les degrés du fourneau, que Mr. de St. Ange est tous les jours plus triste & plus mélancolique, que Mlle. de Germosan craint qu'il n'ait des idées funestes, qu'elle entreprend quelquefois de le distraire, & qu'il n'en est que plus sérieux: qu'après, il s'est comporté avec une grande discrétion, & il a été si aimable, si honnête, si délicat, que Mr. & Mme. de Germosan se sont accoutumés à le voir plus souvent. Il a une grande conversation avec Mr de Germosan; sa fille croit qu'il s'agissoit d'aller habiter la maison de campagne de Mr. de St. Ange, en prenant les mesures convenables pour cela: Mr. de Germosan a renvoyé la décision de cette affaire après celle de l'emploi qu'il doit obtenir; Mr. de St. Ange est malheureux de l'inégalité de Laure; quelquefois il croit n'être point aimé du tout, l'indécision de son père achève de le désoler, il prend souvent le parti de s'éloigner, il veut aller à Venise offrir ses services pour faire la guerre aux Algériens, il attend le printems; tout le monde attend cette saison comme devant amener des événemens décisifs; Mr. de Noirval a écrit une très-grande lettre, pour presser & engager Mr. de Germosan à aller avec toute sa famille passer l'été dans sa maison; ils s'établiront dans le premier étage, & ils feront ce qu'ils voudront pour leur ménage. Mme. de Germosan a été malade pendant quelques semaines; la bourse de précaution est épuisée, il est même à craindre que l'argent ne manque avant l'échéance de la rente; Laure redouble l'activité de son travail, trois mois se sont écoulés: Marville est à Berne pour des affaires, il travaille pour Mr. de Germosan; tout cela est détaillé dans plusieurs lettres trop longues pour être mises ici. LETTRE LXXXVII. Laure à Sophie. CE n'est plus un problême, ma chère amie, il n'y a plus de doute; Mde. de Seme & Mr. de Marville s'aiment, j'ai pu en juger la veille de son départ pour Berne: ils passèrent tous les deux la soirée avec nous, il n'y eut point de dispute entr'eux, ils avoient l'air si bon, & il y eut une longue conversation que l'on eut l'attention de ne point troubler; quand il fallut se séparer, cela alla fort bien avec mes parens & avec moi; lorsqu'il prit congé de Mde. de Seme, l'émotion & l'attendrissement furent visibles & ils paroissoient réciproques; nous ne fîmes pas semblant de nous en être apperçus: après le départ de Mr. de Marville, nous fîmes bien naturellement son éloge, nous parlâmes avec sincérité de ses qualités, de ses vertus, .... mais qu'est-ce que dit Jeanne à mes parens, avec tant d'émotion & de vivacité; il est arrivé quelque chose, ...je ne résiste pas à ma curiosité & je vais.... Jeanne a vu Mde. Durtan avec un médecin & un chirurgien, dans un carosse qui alloit extrêmement vîte; notre inquiétude a été extrême, nous avons envoyé Jeanne chez Mde. Durtan, ... elle est revenue; elle nous a dit avec effroi que Mr. de St. Ange avoit été assassiné, je ne vous exprimerai pas ce que nous avons éprouvé; ma mère est presque tombée évanouïe, & il a fallu aller à son secours, cependant nous n'avons pas voulu croire cette affreuse nouvelle, mais bientôt la ville en a été remplie; c'est une bataille au pistolet avec Mrs.***: mon père a fait demander la voiture des Clissi, on n'a pu la promettre que pour le soir, parce qu'elle étoit sortie; il a été impossible d'en trouver une autre, pendant ce tems-là les bruits & les détails ont toujours été plus affreux; mon père n'est parti que fort tard, & j'attends son retour dans une vraie angoisse; on fait cent histoires, & on ne dit pas positivement le danger où est Mr. de St. Ange... Mde. de Seme est venue, je suis tombée dans ses bras: elle a eu pitié de moi, nous sommes passées dans mon cabinet, & je n'ai pu retenir mes larmes; j'ai déploré le malheur affreux qui nous persécute, il est à son comble; que les hommes sont cruels & méchans! ils ne peuvent vivre en paix & sans se faire une guerre barbare ..... Mon père ne revient point, je ne puis vous exprimer l'anxiété & le tourment de mon ame ... Mde. de Seme est encore ici, elle est auprès de ma mère; je les ai quittées un instant pour reprendre la lettre que j'avois commencée ce matin... qu'est-ce que c'est que ce malheur affreux! comment est-il arrivé? je ne puis le comprendre: Mrs. *** n'ont aucune relation avec Mr. de St. Ange, ce sont des chasseurs, des hommes violens & libertins, qui ne vivent point dans le monde, .... oh, ma chère amie! ma vie est trop cruelle, je ne puis trouver la paix nulle part, & j'éprouve que les malheurs, que l'infortune, que la pauvreté ne font que donner plus de force à la sensibilité; je m'accoutumois si bien à cette douce habitude de vivre avec des personnes que l'on aime, de jouir de toutes les marques de leurs sentimens, & ceux de Mr. de St. Ange portoient le caractère de la sincérité & de la constance; il me sembloit que toujours nous aurions pu vivre comme nous vivions, il faut qu'un malheur cruel vienne troubler notre sort: oh ma chère amie! votre ame seule peut comprendre ce que souffre la mienne; vous compatissez à mon tourment, .... mais quelle peut être la cause de cet assassinat, de cette bataille; .... il est vrai que ceux qui en sont accusés sont des hommes méchans, qui déjà plusieurs fois ont exercé des violences; mais qu'avoient-ils à faire avec Mr. de St. Ange? mon père saura tout, il aura tout vu, il aura pu satisfaire son impatience; il reviendra bien tard je ne sais dans combien d'heures; il faut attendre, il faut dévorer son inquiétude: oh ma chère amie! ayez pitié de moi; j'entends le bruit d'une voiture..... Je n'ai pu continuer ma lettre hier au soir, mon père avoit vu Mr. de St. Ange; mais il ne nous a pas parlé avec franchise, il n'a pas voulu nous effrayer; la manière dont il nous a assuré que les blessures n'étoient pas mortelles, que la vie de Mr. de St. Ange n'étoit pas en danger, nous a laissé les plus vives inquiétudes: Mr. de St. Ange étoit tranquille, mon père n'est entré dans aucun détail, il étoit agité, il soupiroit, il avoit l'air tourmenté, il ne répondoit point à nos questions; enfin nous n'avons rien su, & le tourment est à son comble, ... il n'est pas encore jour, & j'entends mon père qui se lève, c'est sans doute pour y aller; je vais l'attendre à son passage, je le conjurerai de me dire ce qu'il sait,..... mon père a été faché de me voir, il m'a embrassée avec tendresse; il m'a répêté que la vie de Mr. de St. Ange n'étoit point en danger, les chirurgiens l'ont dit positivement: il retourne auprès de lui, il y restera tout le jour, il a promis de nous envoyer un exprès avec des nouvelles précises, il n'a rien voulu me dire de plus, mais mon père m'a paru dans un état extraordinaire d'affliction, d'agitation, de chagrin; j'ai eu de la peine à le laisser aller, & mon cœur a été déchiré en le voyant partir: est-ce que nous serions la cause de cet accident horrible? il me semble que cela est absolument impossible; je ne fermerai ma lettre qu'après avoir reçu les nouvelles que mon père nous a promises.Ma chère amie, je transcris ici les deux billets que nous avons reçus. Ma chère fille, l'état de Mr. de St. Ange est aussi bon qu'il peut être dans sa situation; il ne souffre pas toujours, il a fort peu de fièvre; il est très-sûr que les blessures sont sans aucun danger pour la vie, le chirurgien m'en a assuré positivement; ce soir on lèvera l'appareil & on sera encore mieux instruit: je ne quitte pas Mr. de St. Ange, & je ne retournerai auprès de vous qu'après que l'appareil aura été levé, je prie ma femme de ne pas trop s'affliger & ma fille d'etre tranquille. Mademoiselle, j'apprends par Henri que Mr. de Germosan envoye un exprès chez lui, j'employe la main & la force qui me restent pour le charger de quelques mots que je puis écrire, j'espère qu'ils vous rassureront entièrement sur ce qui est arrivé, votre cœur compatissant aura souffert de mes maux; c'est votre cœur qui peut me les faire oublier, n'aurois-je pas été heureux de mourir? dites le moi, mademoiselle, je vous en conjure; c'est vous seule qui disposez de ma vie, veuillez y penser. On raconte fort différemment l'assassinat de Mr. de St. Ange, les uns disent que c'est une affaire de chasse, d'autres prétendent qu'il s'agit d'une lettre que Mr. de St. Ange a vue entre les mains de Mr. Durtan, & dont il a voulu avoir raison. Il est tres-tard, mon père ne revient point; la nuit est fort obscure, il doit revenir à pied: ma chère amie, on ne meurt pas d'inquiétude. Enfin il est revenu, mon père! mon excellent père! avec quelle tendresse je l'ai serré dans mes bras! on est tout-à-fait rassuré sur l'état de Mr. de St. Ange; il n'y a point de danger, les blessures vont aussi bien qu'elles peuvent aller; il est à peu près certain qu'il ne sera pas estropié: cependant les blessures sont affreuses, il doit souffrir cruellement, & il a pu écrire! Ce que nous avions appris de ce qui est répandu dans le public a forcé mon père de nous dire l'histoire vraie de cet accident; c'est une lettre écrite contre lui, contre mon père, pour empêcher qu'il n'obtienne l'emploi dont je vous ai parlé. Mr. de St. Ange a eu cette lettre; il a obligé celui qui l'avoit écrite à la désavouer, & à mettre son désaveu au bas, il s'en est suivi un assassinat pour r'avoir cette lettre & ce désaveu; je n'ai pas la force de vous faire ce soir un plus long détail; je succombe d'angoisse & de fatigue. Adieu, ma chère amie. LETTRE LXXXVIII. St. Ange à Marville. MOn cher ami, tu ne reconnoîtras peut-être pas mon écriture, parce que j'écris de la main gauche; c'est un effort que je veux faire, quoiqu'il me fasse souffrir: quand je ne pourrai pas continuer, je remettrai la plume à Henri, je lui dicterai, il écrira comme il pourra, j'ai tout le jour pour faire ma lettre; elle sera longue, j'écritai à plusieurs reprises; depuis que l'on a mis un certain appareil à mon bras, & que j'ai trouvé une bonne attitude, je souffre beaucoup moins; mais je sens de la fatigue & il faut que je me repose.... je suis assez bien dans ce moment, je crois que je pourrai écrire assez longtems, ce ne seroit rien, s'il ne falloit pas écrire de la main gauche.... Depuis que je suis revenu de Paris, je n'ai cessé de faire des perquisitions sur cette lettre dont avoit parlé Mme. Dubour, & qu'elle avoit entendu lire à N****; je voulois absolument en découvrir l'auteur; je le soupçonnois bien à-peu-près; il y a une certaine famille qui est fachée d'être éloignée de la bonne compagnie, qui est jalouse de tout ce qui s'y fait, qui la critique, qui la tourne en ridicule, & qui ne manque aucune occasion de médire & de calomnier ceux qui ont quelqu'avantage sur eux; ils voudroient tout avilir, tout abaisser, ils haïssent la noblesse: tu connois surement ceux dont je veux parler: ce sont deux frères & un cousin que nous voyons à la campagne, & quelquefois dans notre grand cercle; ils ne voyent que mauvaise compagnie en femmes. J'ai écrit à N*** pour avoir des renseignemens sur cette lettre, on n'a pas pu m'en donner encore de bien positifs, mais nos soupçons se sont confirmés, & j'avois quelqu'espérance d'avoir la lettre en original. Tu sais que lorsque tu es parti pour Berne, il y avoit de très grandes raisons de croire que Mr. de Germosan obtiendroit la charge de Lt. Bl.; toutes les présomptions étoient en sa faveur; c'est ainsi que nous en parlions dans la famille, & nous ne doutions pas que ton travail & tes soins n'assurassent le succès de nos vœux.... C'est Henri qui va écrire.... je souffre un peu..... deux jours après ton départ, mon beau-frère, qui a l'espoir d'être Conseiller, s'il est servi par les amis de Mr. de Germosan, & dont l'emploi le met en rélation d'amitié & de confiance avec Mr. le Baillif, vint chez moi, il avoit l'air très-agité, trèsoccupé; il me dit qu'il venoit de chez Mr. le Baillif, qui lui avoit montré une lettre qui venoit d'ici, & qu'on lui avoit envoyée de Berne; cette lettre, dont la signature étoit enlevée, disoit que Mr. de Germosan n'avoit pas payé toutes ses dettes, qu'il étoit resté insolvable, qu'il s'étoit retiré dans une maison du fauxbourg, où il recevoit des avanturiers & des femmes de Paris; Mr. le Baillif avoit bien voulu confier cette lettre à Mr. Durtan, & avoit exigé que l'on fit des attestations qui prouvassent le contraire des faits qui y étoient allégués, afin qu'ils ne fussent pas un obstacle pour obtenir l'emploi pour Mr. de Germosan: je reconnus parfaitement l'écriture; elle est d'un de ces Messieurs dont je viens de te parler, & précisément de celui qui a échoué contre toi, pour la charge que tu occupes; je priai mon beau-frère de me confier cette lettre, je lui en fis prendre une copie, & je lui demandai d'en aller conférer avec Mr. de Clissi, qui ne manqueroit pas de faire faire l'attestation que demandoit Mr. le Baillif: je n'ai qu'un cheval, qui dans ce moment étoit à la charrue, je l'envoyai chercher, je ne pus l'avoir, je fus obligé de renvoyer au lendemain pour aller chez ces Messieurs en question, éclaircir & rectifier cette méchanceté; je partis donc hier, de très-grand matin, pour aller les chercher à la ville, ils n'y étoient pas, ils étoient tous trois à une espece de maison de chasse, qu'ils ont au pied de la montagne; j'y allai directement, je n'y trouvai que celui dont je croyois avoir reconnu l'écriture, les deux autres étoient à la chasse: il me reçut avec beaucoup de civilité; au bout d'un moment, je lui parlai de Mr. de Germosan, je lui dis que tout le monde souhaitoit qu'il eut l'emploi de Lt. Bl., & qu'il y avoit toutes les apparences qu'il l'obtiendroit; il convint de tout avec moi, il avoit l'air d'avoir le même intérêt; cependant, lui dis-je, il v a des gens assez méchans pour calomnier cette famille respectable, & voilà une lettre, continuai-je en la tirant de ma poche, qui a été écrite d'Y***. à Berne, elle a été renvoyée à Mr. le Baillif; ne trouvez-vous pas, lui dis-je, après la lui avoir lue, que ce sont des calomnies atroces & punissables; il balbutia, oh! je suis sûr, repris-je avec une vive assurance, que vous en convenez, vous êtes un honnête homme, & alors vous ne refuserez pas d'écrire au pied de cette lettre, que vous n'avez aucune raison de croire ce qui y est contenu, que méme vous savez que ce sont des mensonges; il tint des discours vagues, il voulut plaisanter, je le regardai de fort près, je lui dis, il faut que vous le fassiez, ou que nous sachions dans l'instant celui de nous deux qui arrachera la vie à l'autre; voilà votre épée sur cette chaise, & en même tems je me reculai en mettant la main sur la mienne; il commença des protestations d'innocence, il dit que certainement Mr. de Germosan étoit un honnête homme; alors je laissai mon épée, je repris mon fouet, & je lui dis que j'allois lui en donner cent coups, s'il n'écrivoit tout de suite ce que j'allois lui dicter; il prit une plume & il écrivit tout ce qu'il falloit pour certifier que le contenu de la lettre étoit une indigne calomnie. Je lui dis, vous êtes heureux que je ne veuille pas punir autrement votre infamie atroce; il y a une lettre à N***., si je puis l'avoir en ma possession, il faudra bien aussi que l'indigne calomniateur qui l'a écrite en fasse une réparation authentique; je sortis, je remontai à cheval, & j'allois chez mon beau-frère lui porter la lettre qu'il m'avoit confiée: j'étois à peine sorti d'un bois de sapin assez épais qui est sur la route, & qu'il faut traverser, que j'entendis le bruit de quelques chevaux, qui venoient au grand galop; je me retournai, & je vis les trois Messieurs qui me suivoient; lorsqu'ils furent à ma portée, ils me crièrent d'arrêter, & en me disant des injures, ils vinrent sur moi, ils m'entourèrent, & ils me dirent de leur rendre le papier que j'avois; j'eus le tems de m'écarter du chemin, de descendre de cheval, & de m'appuyer contre un arbre en mettant l'épée à la main; je leur dis qu'il leur seroit fort aisé d'avoir ce qu'ils me demandoient, qu'ils n'avoient qu'à m'assassiner; ils m'attaquèrent avec leurs chevaux, & me blessèrent sur la tête, je les repoussai avec mon épée; un des deux frères, dans sa fureur, prend un pistolet, le coup partit, & me fracassa l'épaule & le bras de deux bales, je tombai, ils se jetèrent sur moi pour me fouiller, & prendre le papier qu'ils avoient envie d'avoir; heureusement, je l'avois mis dans une poche qui est dans la doublure de mon frac, ils ne purent le trouver, ils le cherchoient encore, lorsque le hasard & le bruit amenèrent des paysans & une voiture qui passoient dans ce moment, effraia les assassins qui s'enfuirent, on vint à mon secours, on me mit dans la voiture, & je demandai à être conduit ici plutôt qu'à la ville; j'ai eu des chirurgiens, des médecins; j'ai été très-bien traité; ma sœur est auprès de moi, il est venu beaucoup de monde; depuis quelques heures je suis assez tranquille; il y a des momens où je souffre beaucoup: on ne sait point encore si je serai estropié, les chirurgiens croyent que les muscles ne sont point blessés, & s'il n'y a que les os de brisés, je serai beaucoup plus vîte guéri: ce qui me console infiniment, c'est que le papier a été sauvé; je le joins ici, il est un peu ensanglanté, parce que j'ai voulu l'avoir tout de suite; je préfére de te l'envoyer directement, afin que tu puisses en faire usage sans perdre de tems; la calomnie a un effet si prompt, que l'on ne sauroit l'arrêter trop-tôt: mon beau-frère s'est chargé d'arranger la justification de Mr. de Germosan avec Mr. le Baillif. On dit que les assassins se sont évadés; il y aura des procédures; on a reçu ma déposition fort en gros, pendant que l'on me pansoit; on doit en entendre encore une: sans-doute que ces Messieurs ne comptoient pas sur ma résistance, ils vouloient m'ôter le papier en employant la force: on a voulu m'empêcher de t'écrire, j'ai voulu être seul avec Henri, tu verras que je n'ai fait que de dicter, je serai plus tranquille après t'avoir informé, & surtout après avoir envoyé ce papier; c'est une nouvelle occasion pour toi de travailler pour Mr. de Germosan; redouble tes efforts pour réussir, je n'ai point eu encore de leurs nouvelles .... mais précisément j'entends la voix de Mr. de Germosan, je veux le recevoir: sois tranquille sur moi: les blessures se guérissent toujours. Adieu; ces taches que tu vois sur le papier, ce sont les larmes de Henri, j'écris ceci de la main gauche, je crois que je pourrai fort bien m'y accoutumer. Les lettres qui suivent n'apprendroient rien au lecteur, il connoît les cœurs, & les caractères; il peut parfaitement juger de ce qui se passe jusqu'au rétablissement de Mr. de St. Ange: pendant sa convalescence il écrit plusieurs lettres à Mr. de Marville; elles portent le caractère de la tristesse & de la mélancolie, il ne voit dans la vie que misere & infirmité, il est pauvre languissant, triste, misérable; il n'est plus digne de Mlle. de Germosan: Mr. de Marville répond suivant sa constante amitié pour Mr. de St. Ange: il est revenu & retourné à Berne, cette fois uniquement pour solliciter pour Mr. de Germosan, il est à peu près sûr qu'il obtiendra l'emploi: il est très-tendrement attaché à Mde. de Seme; mais avec des amis malheureux, il ne peut pas penser à son bonheur. Il y a aussi deux billets de Mlle de Germosan; elle exhorte Mr. de St. Ange à vivre, elle l'exhorte à avoir la force de résister à tous les maux de la vie & aux revers de la fortune; elle croit qu'il est encore quelque consolation, quand on peut partager les malheurs des autres, & leur aider à les supporter. LETTRE LXXXIX. St. Ange à Marville. JE la sens plus que jamais, mon cher ami, ta tendre & constante amitié: ton cœur ne se lasse point d'être généreux; ta sensibilité sur le sort & le bonheur de tes amis ne se repose jamais: jouis de tes vertus, tu les consoles, tu les soutiens, tu adoucis leurs maux, & personne ne le sent aussi bien que moi: oui, mon cher Marville, ton amitié est la seule douceur qu'il res-te à ma vie; tous les jours elle devient plus triste & plus malheureuse; il n'y a plus pour moi que des maux & de la misère, & il me semble que tout ce qui m'environne, demande la sin de mon existence; j'ai la lâcheté de la souhaiter, dans le tourment de mes désirs impuissans; j'ai vu la possibilité du bonheur, & mon sort n'en est devenu que plus cruel: une fois je disois, je serois le plus heureux des mortels si j'étois aimé; aujourd'hui on m'aime, & je suis le plus malheureux des hommes. Je ne vois autour de moi que des obstacles; je ne puis qu'aggraver la malheureuse situation de ceux que j'aime; je trouble ta vie, je ne t'offre plus qu'un objet de pitié; au lieu de jouir de nos relations, il faut déplorer ma misere, il faut fuir ceux avec lesquels je pourrois être heureux. Je suis à peu près guéri de mes blessures, & tu vois que je commence assez bien à faire usage de mon bras; mais je ne guéris point de mon désespoir, d'être depuis 3 mois séparé de Mlle. de Germosan, & d'être au bout de ce tems là plus éloigné d'elle que jamais: comorends-tu, mon cher ami? 3 mois sans l'avoir vue, sans avoir joui un seul instant de ses regards bienfaisans; ils m'aidoient à soutenir mon infortune & cependant je crains de la revoir; je ne serai pour elle qu'un objet de pitié, & dans son travail pour rendre la vie de ses parens heureuse, elle doit fuir, haïr même, un être qui ne peut qu'ajouter à ses peines: elle est heureuse, elle remplit une vocation qui satisfait son cœur, & rien ne peut satisfaire le mien;-je ne puis plus faire que du mal, je ne puis que la distraire du bien qu'elle fait. Je ne saurois t'exprimer, mon cher ami, combien toutes ces idées augmentent mes maux; elles altèrent visiblement ma santé, & je ne m'en plains pas, la fin des maux est toujours une consolation & je ne vois que la mort pour cela; un sentiment rongeur me dévore & me détruit; les principes de ma vie; s'affoiblissent sensiblement je n'ai plus de sommeil sans secours, & tous les jours je suis obligé de les augmenter: oui, mon ami, le sommeil, cette suspension de toutes les facultés, cette absence de toute idée, de tout sentiment, est une vraie douceur pour moi, c'est un soulagement que je regrette toujours: au réveil, je bénis la nature d'avoir fourni cette ressource à l'humanité; pendant cette heureuse insensibilité, le tems s'écoule, la vie avance, le tems détruit enfin les maux, & la mort vient terminer toutes les souffrances que le sommeil a suspendues; c'est là l'espérance qui me reste, & je les confie à l'amitié: tu ne viendras pas par une charité mal-entendue les troubler, les contrarier, tu augmenterois mes maux sans avoir la moindre ressource pour les soulager: Mlle. de Germosan est heureuse, sa vie est arrangée, celle de ses parens est tranquille, ce seroit un crime d'y toucher sans être sûr de la rendre meilleure, & tu voir combien j'en suis éloigné; laisse donc ton ami assoupir ses maux, & eteidre son existence: toi, mon ami, sois heureux, tu le mérites si bien! & voilà une femme qui est digne de toi; je les ai vus, les progrès de votre estime réciproque; vous vous convenez par la ressemblance de vos vertus; c'est là la vraie sympathie qui mène au bonheur, vous aurez toujours des raisons de vous estimer, & comment ne vous aimeriez vous pas? comment ne seriez-vous pas heureux? tous mes vœux après cela se bornent à rendre mon dernier soupir dans tes bras, en apprenant que le père de Laure a obtenu ce qu'il désire: je le vois assez souvent, Mr. de Germosan; il vient fréquemment auprès de moi, il me témoigne l'amitié d'un père; & je ne sais si j'ai assez expié les intentions que j'avois une fois sur sa fille. Qu'est ce que c'est que nos cœurs! qu'est-ce que c'est que notre vie! & l'homme croit pouvoir disposer de quelque chose; la nature & la vertu tracent des routes, les vices de l'humanité les empoisonnent, & la vie devient un tissu de souffrances; les miennes sont cruelles dans ce moment; laisse-moi amortir ma sensibilité & appesantir le physique de mes sens, .... ils font trop souffrir mon ame; ... les avant coureurs du sommeil sont si doux, .... avec eux les maux diminuent & s'éteignent:..... pourquoi laissent-ils la crainte du réveil? une fois il n'y en aura point. Adieu, mon cher ami. LETTRE XC. Laure à Mde. Dubour. MA chère amie, je crains aujourd'hui de vous écrire, vous ne croirez pas ce que j'ai à vous dire, vous crierez au roman, à la catastrophe, vous direz c'est un événement descendu du ciel; mais pourquoi le ciel ne viendroit il pas à notre secours? pourquoi les circonstances, les changemens qui arrivent nécessairement dans le monde, ne seroient-ils pas arrangés pour le soulagement des malheureux? pourquoi le sort, qui se joue si souvent de nos désirs, ne se rendroit-il pas quelquefois à nos vœux? hélas! ma chère amie, je n'ai pas murmuré de ce qui nous est arrivé de suneste, & je suis encore à genoux, parce que je viens de témoigner ma reconnoissance à l'Etre suprême qui nous rend heureux. Oui, ma chère amie, nous ne sommes plus malheureux, mais que dis je? plus malheureux! notre bonheur est extrême; préparez votre ame à le sentir, à le partager, écoutez donc ce que j'ai à vous dire: nous sommes heureux, sentez vous tout ce qu'emporte cette expression, & déjà ne comptez-vous pas toutes les personnes qu'elle regarde; je ne sais si j'aurai assez de tranquillité pour raconter cette histoire d'une manière suivie. Avant que de la commencer, il faut que j'aille embrasser mon père; le meilleur, le plus tendre des pères: il mérite votre vénération, & quand vous le verrez vous la lui témoignerez.... Je viens de les voir; mes parens, quelle douceur inexprimable de voir le contentement, la joie, la sérénité sur leurs physionomies: mon Dieu! ma chère amie, que nous sommes heureux je crains que l'ivresse ne nous empêche de jouïr de notre bonheur,.... jamais je ne pourrai vous faire tout ce détail, ne vous y attendez pas; je vais cependant faire mes efforts .... Depuis quelque tems mon père nous rapportoit d'assez bonnes nouvelles de l'état de Mr. de St. Ange; il étoit tranquille, il avoit de fort bons sommeils, il ne reprenoit pas beaucoup de sorce & d'appétit, mais le tems a été si froid & si contraire à la santé jusqu'à présent, que l'on attendoit son entière convalescence du retour de la chaleur & de la belle saison: avant-hier mon père se disposoit à aller auprès de lui, il alloit sortir, lorsque Jeanne vient nous dire que le porteur des lettres veut nous remettre en main propre un très gros paquet, une grosse lettre; on le fait entrer, on examine le paquet; il coutoit 11 liv. 10 s de port: hélas! nous n'avions pas dans la maison de quoi payer cette somme; le porteur, qui vit notre embarras, reprit le paquet fort brusquement; il s'en va, en disant que nous l'aurions lorsque nous donnerions de l'argent; nous le laissons aller sans rien dire; mais notre curiosité, notre étonnement ne nous laissèrent pas tranquilles; je pensai à toutes les ressources que nous pouvions avoir pour trouver la somme qu'il nous falloit; j'envoyai chez la lingère qui me fournit de l'ouvrage, je lui fis demander si elle n'en avoit pas à me donner & si elle pourroit m'avancer 12 liv.; elle n'avoit ni l'un l'autre & cependant nous avions demandé bien souvent, qu'est-ce que c'est que ce paquet? Mon père l'avoit examiné, le cachet nous étoit inconnu, l'adresse portoit le timbre d'Angleterre, nous crûmes que c'étoit quelqu'envoi de Mr. Allwel; il avoit parlé avec mon père de jardins Anglois, il avoit dit qu'il lui en enverroit des plans, c'étoit peut-être cela, & alors nous n'avions plus de curiosité. Nous nous applaudissions de n'avoir pas fait une fausse dépense, & il étoit décidé que le paquet resteroit à la poste. Je ne pus captiver aussi bien mon impatience & ma curiosité & pendant que mon père & ma mère exerçoient leur pénétration sur l'envoi de Mr. Allwel, je fus chez notre boulanger qui demeure fort près de nous, je lui dis que nous avions besoin de3 gros écus pour un moment & que je le priois de me les prêter; il me les remit fort honnêtement & avec bonté. Jeanne courut après le porteur, elle eut beaucoup de peine à le trouver; mais enfin elle revint avec le paquet, je l'attendois sur la porte, je le portai avec empressement à mes parens. On me gronde de ce que je n'ai pas su résister à ma curiosité, on m'accuse de précipitation; cependant ma mère rompt le cachet & il sort une quantité de grands papiers, les uns sont en anglois & portent des timbres & des sceaux, les autres sont à moitié imprimés & portent des signatures de notaires, il y a une lettre, mais tout est en anglois: mon père ne sait point assez bien cette langue, pour lire couramment; d'ailleurs il a lui-même de l'émotion, il lui faut son dictionnaire, il relit plusieurs fois, ma mère le presse de lui dire de quoi il s'agit: mon père lui impose silence & lui reproche qu'elle trouble son attention, tout ce qu'il peut dire c'est qu'il s'agit de Mr. Oldcomb... Bon, s'écrie ma mère, ce fou veut il encore nos portraits? .... non, répond mon père, il s'agit de mariage..... eh bien! reprit ma mère, il nous communique le sien, qu'estce que cela nous fait, .... non, au contraire, continue mon père, en s'efforcant de lire, il est mort; & il institue du régistre de la banque... Mais les conditions, lui dis-je, mon père, je vous prie! c'est ce que je lis, mon enfant, reprit-il fort tranquillement; il faut que je recommence; heureusement Mr. de Clissi arrive, nous lui parlons tous trois à la fois, nous lui expliquons, nous lui montrons les papiers, nous lui demandons de les lire, & tout cela avec une volubilité qui l'étourdit: mon père revenoit toujours à dire qu'il avoit très-bien compris, qu'il s'agissoit d'un héritage; enfin, Mr. de Clissi prend les papiers, il s'assied; nos yeux, nos oreilles sont tendus sur ce qu'il va dire, & il lit tout de suite en françois: Testament de George Harri Stephan Oldcomb. Je donne & légue ma campagne, telle qu'elle est, aux bêtes, & aux animaux domestiques qui l'habitent, c'est-à-dire, je veux que le produit de laditte campagne soit employé à l'entretien des bêtes qui y sont actuellement, sans qu'elles puissent être inquiétées, chassées, tuées ou tourmentées de quelque manière que ce soit; il sera pris sur mon bien de quoi payer les gages des domestiques qui en ont soin, & ils habiteront ma maison; tous vivront en paix & en liberté, sans qu'elle puisse être altérée en aucune manière. Je veux être enterré dans ma ditte campagne sans cérémonie, & dans le petit bosquet qui est au levant; on abattra les arbres de manière que les premiers rayons du soleil tombent sur l'endroit où l'on aura déposé mon corps. J'institue pour mon héritière Laure de Germosan ma parente, à condition qu'elle soit mariée avant l'âge de vingt deux ans, n'ayant pas bonne opinion d'une fille qui est aussi jolie que son portrait, & qui n'est pas mariée à vingt-deux ans: si cette condition n'est pas remplie, je donne mon bien à l'hopital de la ville de York, & j'en donne la jouïssance, des rentes seulement, à Mr. & à Mme. de Germosan mes parens, que j'estime infiniment, parce que je n'ai pas entendu parler d'eux depuis très-longtems. Le second papier est un extrait mortuaire, qui atteste que George Harri Stephan Oldcomb, a été enterré comme il l'a exigé dans son testament. Le troisième papier est un inventaire, qui prouve que la rente des biens qui sont légués, se monte à 1350 livres sterling, à-peu-près 20 mille francs de rente. Nous faisons relire Mr. de Clissi, nous lui demandons mille fois s'il ne se trompe pas; il reprend les papiers, il répéte ce qu'il vient de traduire: dans notre activité, nous avions oublié de lire le quatrième papier, qui étoit une lettre des négocians de Londres qui ont fait l'envoi, & qui l'expliquent; ils demandent des extraits batistaires, des procurations: plus on examine, plus on lit, plus il paroit très sur que nous sommes les héritiers de notre parent Oldcomb, & que les 20 mille francs de rente peuvent nous appartenir: insensiblement notre émotion devient plus vive, la joie de Mr. de Clissi éclate, il embrasse ma mère, qui repand quelques larmes; mon père cherche encore à s'assurer s'il n'y a point d'erreur, il a encore des doutes, il ne peut croire un événement aussi extraordinaire: Mr. de Clissi ne répond que par des transports de joie, il est parfaitement convaincu de notre bonheur, tout est suivant les formalités angloises, qu'il connoit; il répéte avec l'accent du contentement & du plaisir: oui mes amis, 20 mille francs de rente, nous allons être tous heureux; cependant je fais quelques réflexions; suivant la bizarrerie connue de notre parent Oidcomb, il est possible qu'il nous ait choisi pour ses héritiers, mais la condition?... elle n'est pas expliquée, j'aurois voulu qu'on en parlât, & on n'en disoit rien... Mr. de Clissi me reproche que je n'ai pas l'air assez gai, assez content; je ne savois que répondre. Ma mére se rappelle aussi de la condition, elle prie Mr. de Ciissi de relire l'article qui nomme les héritiers, on écoute avec plus d'attention, on se regarde un moment en silence, mon père dit: ce n'est que dans quatre mois qu'elle aura vingt-deux ans: ma mère s'écrie; oh bien! nous avons tout le tems; mon père & Mr. de Clissi se prennent à part, & parlent ensemble: dans ce moment on apporte une lettre qui vient de Lausanne, elle est de Mr. Allvell, il dit à mon père qu'il a vu dans un papier anglois qu'il reçoit, le london chronicl, le testament de Mr. Oldcomb, & outre cela, on lui écrit de Londres que nous sommes ses héritiers; il nous félicite, il nous offre ses services, & il donne des directions; enfin c'est une consirmation de tout ce que nous savons: mon père & Mr. de Clssi parlent encore ensemble, celui-ci sort sans rien dire, mon père nous dit qu'il va consulter Mr. qui a été longtems en Angleterre, de-là il ira chez un notaire pour faire faire les actes; il ajoute, que je dois m'habiller, parce que peut-être je serai obligée de voir quelques personnes, il dit un mot à l'oreille de ma mère, & il sort: ma mère a l'air pensif & réfléchi; elle ne dit rien; moi, j'ai de l'inquiétude, je me promène dans la chambre, je dis quelques mots auxquels on ne répond pas, on me dit seulement; ma fille, va donc t'habiller. Je veux m'informer, je fais des questions, on me dit toujours, va t'habiller; je ne sais quelle toilette faire, cependant j'en fais une, je ne comprends rien à ce silence, à ce secret que l'on paroit garder; ma mère vient m'aider à m'habiller, & nous ne disons que des choses qui ont l'air de la folie, des exclamations de joie, des phrases entrecoupées sur l'avenir, des réflexions commencées. On avoit déféndu à Henriette d'entrer pendant qu'on lisoit, mais elle vient dans mon cabinet, pendant que je m'habille; j'eus un mouvement de tendresse pour elle, je la serrai dans mes bras, je lui fis mille caresses, je lui fis des promesses auxquelles elle ne comprenoit rien, elle y répondoit avec une naïveté touchante; la pauvre Jeanne, je l'embrassai aussi, & dans ce moment ma mère & moi nous versâmes des larmes: Jeanne & Henriette ne concevoient rien à ce qui se passoit, nous dimes vaguement qu'il nous étoit arrivé un bonheur, & que nous le partagerions avec elles; jamais je n'eus autant de peine à m'habiller; je criai bien souvent Sophie, Sophie, quand tu sauras. ......... j'aurois voulu aussi me jeter dans vos bras; avec vous, mon cœur se seroit bien mieux soulagé, vous, ma tendre amie, qui en demeurant avec nous, nous avez fait croire que nous étions si riches .... Je regardai à peine si j'étois bien ou mal habillée, j'étois dans une émotion inexprimable, & nous étions dans un trouble qui tenoit de l'yvresse; mon père resta longtems absent, nous reprîmes un peu de tranquillité. J'espèrois que ma mère diroit quelque chose de la condition, qu'elle feroit quelques réflexions, je la regardois; enfin, je voulus en dire quelques mots, elle ne me répondit point, elle me fit remarquer qu'il manquoit quelque chose à ma coeffure, & elle m'exhorta à aller le rajuster; ensuite, j'avois oublié des gands, un évantail; j'eus beaucoup de peine à trouver tout cela, il y avoit si longtems que je n'en avois fait usage; enfin mon père arrive, il a l'air extrêmement occupé; les actes qui sont nécessaires exigent plusieurs formalités, qui lui donnent de l'inquiétude: nous voulons diner, mais nous ne pouvons parvenir à mettre un peu d'ordre dans ce que nous faisons, nous avons faim, & nous ne pouvons manger, le trouble est dans la maison: nous entendons une voiture, Mr. de Clissi paroit, il parle encore d'affaire avec mon père, à peine prennentils garde à moi; cependant ils s'avancent vers la porte, & ils vont vers la voiture, je reste en arrière, mon père me dit, viens donc Laure; je veux savoir où l'on veut aller, alors ils se mettent à rire, ils se rappellent qu'ils ne m'ont rien dit encore, Mr. de Clissi me prend par la main, il me dit; venez avec nous, ma chère cousine; mon père m'entraîne avec lui, il me dit aussi, viens avec nous, ma chère fille, je croyois que tu devinois mon cœur: on monte en voiture, on dit au cocher, chez Mr. de St. Ange, j'écoute, je regarde mon père & Mr. de Clissi, le cœur me bat avec violence, mon père me prend la main, il veut parler, il hésite. Mr. de Clissi l'interrompit; eh quoi, ma chère cousine, s'écrietil, vous ne nous devinez pas? vous ne trouvez pas naturel que nous allions?...... Mon père interrompt à son tour: n'avez-vous donc pas, ma chère fille, fait attention à la clause du testament, avant 22 ans? & crois-tu que je puisse résister au plaisir de t'aider à suivre le penchant de ton cœur? crois tu que je ne sache pas à quel point tu aimes Mr. de St. Ange? si tu connois un peu mon ame, tu dois juger du bonheur que je dois goûter, en faisant le vôtre à tous deux. Mr. de St. Ange m'a attaché à lui par ses vertus, il m'a lié à lui par tout ce qu'il a fait pour nous, il a exposé sa vie pour moi; j'aurois été malheureux, si je n'avois pas vu dans ses sentimens pour toi, dans ceux que tu as pour lui, un moyen de satisfaire ma reconnoissance: il y a si longtems que je vois tout ce qui se passe dans ton ame, que j'avoue que je n'ai pas cru qu'il fut nécessaire de te consulter dans ce moment; j'ai pensé qu'il étoit naturel, nécessaire même, d'aller à Mr. de St. Ange, de lui offrir notre fortune, de lui dire que tu l'aimes, & qu'il ne tiendra qu'à lui que nous soyons tous heureux; ne sais plus de réflexions, ne laisse élever dans ton esprit aucune difficulté, aucun scrupule; les raisonnemens aujourd'hui sont inutiles, laisse aller ton cœur, laisse nous te conduire: je t'avouerai que la dernière fois que j'ai été chez Mr. de St. Ange, son état m'a extrêmement affligé; il tombe dans un dépérissement & dans une foiblesse allarmante; on voit qu'il se laisse gagner par une mélancolie profonde, & je ne puis douter que sa situation & la nôtre n'en soient la première cause, certainement sa vie est en danger, & alors, ma chère fille, qu'avons-nous à faire? qu'à suivre la disposition du testament de Mr. Oldcomb: il est même important, qu'avec tous les actes que nous sommes obligés de renvoyer, nous puissions y joindre le contract de ton mariage; nous n'avons point de tems à perdre, le retard de quelques couriers pourroit nous jeter dans de grands embaras; des longueurs, des difficultés, troubleroient la jouissance de notre bonheur, il pourroit en arriver des procès infinis: j'attends donc de ta tendresse pour ....ici, il hésite, & je vis son air un peu ironique & méchant... & il continue, pour tes parens, que tu te rendras à ce qu'ils exigent de toi: je veux même que sans examiner ta position vis-à-vis de Mr. de St. Ange, tu ne t'opposes pas à ce que je dirai pour toi; eh bien oui, ma fille, c'est nous qui allons au-devant de lui, nous oublions les formalités ordinaires, & les usages que l'on exigeroit dans une situation différente; aujourd'hui je ne vois que Mr. de St. Ange dont la vie a été en danger pour moi, qu'il faut arracher à la mort, & j'ai des raisons de croire que seule tu en as le pouvoir; je n'ai donc pas hésité, ma chère enfant, à te faire faire la démarche que nous faisons dans ce moment; laisse-moi croire que ton cœur ne me dément pas: quels que soient tes sentimens, je te tiendrai compte du sacrifice, c'est toi qui m'acquitteras de tout ce que je dois à Mr. de St. Ange. Je ne puis vous dire, ma chère amie, tout ce qui se passoit dans mon ame, mon trouble étoit inexprimable; cependant nous arrivons dans la cour de Mr. de St. Ange, Henri vient au devant de nous avec un air triste & affligé, il avoit les larmes aux yeux, il nous dit que son maître est très mal, qu'il dort depuis longtems, & que son sommeil a été très-agité toute la nuit; il s'est levé ce matin, & depuis lors il a toujours été dans un grand assoupissement, Mr. de Clissi est déjà auprès de lui, mon père m'entraîne, ou me porte plutôt, nous arrivons jusqu'à la porte de la chambre; Mr. de Clissi vient au-devant de nous, il nous dit que Mr. de St. Ange est trèsfoible, qu'il faut attendre qu'il ait repris un peu de force, & qu'il soit bien réveillé; je tombe sur une chaise qui étoit dans l'antichambre, on me fait boire de l'eau, on me fait respirer des eaux spiritueuses; j'entends une voix mourante qui dit comme avec effort, quoi! Mlle. de Germosan! -- je retrouve mes forces, j'entre, je vais, ou plutôt je cours jusqu'à une chaise longue, je prends une main que l'on me tend, & je tombe sans connoissance; lorsque je reviens à moi, Mr. de St. Ange appuyoit sa tête sur mes deux mains, qu'il serroit dans les siennes; mon père & Mr. de Clissi étoient occupés à nous donner des secours...laissez-moi respirer, ma chère amie.... le souvenir de ce moment oppresse encore mon cœur, & des larmes échappent de mes yeux malgré moi... il m'est impossible de vous faire de plus longs détails les premiers regards de Mr. de St. Ange me causèrent un trouble, une émotion que rien ne peut exprimer ... pour la première fois mes yeux cherchèrent les siens .... son air mourant, pâle, défait, abattu, auroit touché l'ame la plus dure...... non, ma chère amie, je ne pus rien dire, ce furent mon père & Mr. de Clissi qui parlèrent, qui dirent, qui expliquèrent; ils eurent beaucoup de peine à faire comprendre à Mr. de St. Ange l'événement qui nous amenoit auprès de lui; il fallut beaucoup de tems pour expliquer, pour détailler le bonheur qui étoit arrivé; ils pesèrent longtems sur la condition du testament; je pus faire un effort, je pus dire; oui Monsieur, c'est moi qui vient vous dire que je vous aime, c'est moi qui vient vous demander; si ce que vous avez dit, si ce que vous avez répété si souvent, est encore dans votre cœur, si vous consentez à recevoir le mien & à accepter notre fortune: il reste étonné, il me regarde avec des yeux fixes, il s'écrie avec peine, & avec lenteur, quoi! adorable Laure, vous pourriez oublier ma pauvreté! vous pourriez vivre avec un infortuné! mon père & Mr. de Clissi l'interrompent, ils lui expliquent encore ce qui est arrivé, & qu'il semble n'avoir pas entendu; alors il tombe dans une espèce de délire, il tend les bras à mon père, à Mr. de Clissi; les expressions de nos sentimens se confondent, les larmes, la joie, les marques d'amitié & de tendresse se succèdent; je ne vous rendrai pas ce que l'on dit, & encore moins toute l'émotion que j'éprouvois, mon père qui poursuivoit son objet, fit articuler à Mr. de St. Ange, ce qu'il falloit pour les mesures à prendre, je n'entendis pas trop ce qui se dit là-dessus, tout fut arrangé & mon père paroissoit content; je sentis en m'en allant une vraie peine, de laisser Mr. de St. Ange seul, sans secours, abandonné & malade; pendant notre retour, mon père & Mr. de Clissi, ne s'occupèrent que des arrangemens nécessaires; depuis ce moment, je cherche à penser, à raisonner, je ne puis pas trop en venir à bout; rarement je peux fixer ma pensée à ce que je fais, cependant, il a été décidé que nous ne changerions encore rien à notre manière de vivre, que nous resterions comme nous sommes, que nous ne ferions aucune dépense, jusqu'à-ce que nous soyons en pleine possession des rentes de notre héritage; mais puisque le mariage est une des conditions nécessaires, mon père veut absolument y travailler, il a fait un projet de contrat: en réfléchissant sur ce qu'il disoit à ma mère, je dis que la première condition que j'exigeois, étoit que mes parens fussent reconnus propriétaires de la moitié du bien & des rentes qui nous étoient légués, j'ai insisté vivement là-dessus, mon père qui n'avoit point réfléchi sur la propriété qu'entraînoit après soi la condition du testament, & le mariage, en lut encore les termes; il parut content de ce que j'avois pu comprendre les suites que pouvoient avoir les dispositions de notre bon parent Mr. Oldcomb, il fit une note de la condition que je venois d'exiger, & il s'occupa à dresser une formule qu'il comptoit porter le lendemain chez un notaire; nous passâmes le reste du jour à réfléchir sur ce qui nous étoit arrivé depuis le matin; vous entendez sûrement, ma chère amie, nous demander de tems en tems les uns aux autres, si ce n'étoit pas un rêve, si nous étions bien sûrs de tout ce que nous avions vu & entendu: pour moi, j'avoue que j'éprouvois une espèce d'étourdissement, qui me laissoit à peine l'usage des sens, & de la raison, j'accablois mes parens de caresses, mon père rioit, & je le caressois encore; nous eûmes de la peine à nous quitter le soir, nous nous promîmes encore de ne rien changer de très-longtems à notre manière de vivre, & je suivis mon train ordinaire d'affaires de ménage: est-ce que vous ne voyez pas combien de fois, je vous ai tendu les bras? pourquoi n'êtes-vous plus auprès de moi? j'aurois jouï de votre joie, je me serois abandonnée à vous, vous auriez tout fait, tout dirigé; avec vous je me serois laissée aller à toutes mes pensées, il faut que j'en sorte pour mille choses qui me paroissent aujourd'hui de peu d'importance, il faut que je me captive pour les petits détails de notre ménage, & il y a deux jours que j'aurois souffert d'en être détournée; hier matin, je voulois vous écrire; je me levai de très-bonne heure; jamais je ne pus être assez tranquille, une activité involontaire m'ôta la possibilité de m'entretenir avec mon amie absente; j'avois de l'inquiétude sur ce qui devoit se passer dans le jour; j'aurois voulu savoir des nouvelles de Mr. de St. Ange; nous l'avions laissé si malade: j'aurois voulu qu'il vînt dans la pensée, à mon père, d'envoyer chez lui; enfin, ma chère amie, je ne vous dirai pas tout ce qui qui s'est passé jusques à quatre heures du soir que nous entendimes le bruit d'une voiture, & bientôt Mr. de St. Ange est dans les bras de ma mère; je n'ai pas besoin de vous peindre notre émotion, l'attendrissement, la joie, les sentimens qui nous animoient tour-à-tour, votre cœur le comprendra bien mieux que je ne puis l'exprimer. Mon père qui étoit sorti de très-bonne heure, rentra avec ma tant Bonval, & vous voyez encore l'expression de nos cœurs & les marques de notre joie; vous entendez la confusion de nos paroles, mêlées de tems en tems de larmes, au bout de quelques momens, mon père dit à Mr. de St. Ange; vous ne savez pas que ma fille veut absolument vous voler la moitié de votre bien, & tout de suite, il le conduit dans l'embrâsure de la fenêtre pour lui parler, il veut lui lire un papier qu'il sort de sa poche, Mr. de St. Ange proteste qu'il ne veut rien lire, rien entendre, que tout ce qu'il sait c'est qu'il signera de son sang, que toute sa vie, il adorera Mle. de Germosan: en même tems il s'approche de moi; & il me dit, Mlle. c'est à vous à dicter l'arret de mon sort; je ne veux d'autre bonheur que celui de vous être attaché par tous les liens qui ont pu être inventés; je ne sais rien, je ne veux rien & je prie le ciel d'inspirer Mr. de Germosan sur-tout ce qui peut assurer le sort & la fortune de sa fille; je vous prie Mlle. continua-t-il avec chaleur, obtenez que Mr. votre père ordonne tout suivant sa volonté, je suis sûr de vous aimer toute ma vie, il ne m'en faut pas davantage: mon père lui dit, qu'il alloit tout arranger chez un notaire, auquel il avoit déjà parlé, & quil reviendroit bientôt avec lui & Mr. de Clissi, quelques momens après nous vîmes entrer Mad. de Seme; elle avoit été instruite par ma mère la veille pendant notre absence, elle & Mr. de St. Ange sont dans les bras l'un de l'autre, & nos larmes coulent encore avec ses leurs; la joie de Mad. de Seme, l'intérêt qu'elle prend à notre situation, portent les caractères de la sincérité, tout nous dit qu'elle est une amie tendre, & que nos cœurs peuvent compter sur le sien; cette entrevue étoit une reconnoissance entre deux personnes qui ne s'étoient pas vues depuis près de trois mois. Mad. de Seme avoit écrit, Mr. de St. Ange avoit répondu quelques mots, mais elle n'avoit pas été informée bien exactement de tout ce qu'avoit souffert Mr. de St. Ange, elle voulut le savoir, il étoit pâle défait, abattu, elle étoit en peine de l'état où elle le voyoit, oui Mad. lui dit-il, j'ai beaucoup souffert, mais le poison étoit dans mon ame, & ce ne sont pas les maux du corps qui me tourmentoient; mon désespoir étoit, qu'en aimant avec passion Mlle. de Germosan, je n'étois pour elle qu'un objet de compassion & de pitié, je ne pouvois qu'ajouter à ses maux & à ses pemnes, j'étois sans espoir de porter jamais le moindre soulagement à sa vie, & la mienne étoit devenue dure & pesante; je ne pouvois a loi consacrer, elle me devenoit inutile, je vous avouerai Mad. que dans ce sentiment & avec le besoin d'assoupir mes souffrances, je me livrois à ce qui pouvoit me procurer cette espèce d'adoucissement, j'étois un lâche sans-doute, je préférois le sommeil & l'engourdissement au courage de supporter un tourment, dont je ne pouvois m'affranchir; mais que peut la raison contre une sensibilité trop vive, contre un sentiment profond que je ne pouvois plus dompter? la nature n'a pas secondé mes intentions, mes sentimens ne se sont point calmés & il semble que ma santé ait gagné à cette manière d'amortir mes douleurs; les premiers rayons d'espérance m'ont rendu la vie & les forces; le seul bien qu'il y eût au monde pour moi, celui de pouvoir aimer Mlle. de Germosan & d'être aimé d'elle, m'a fait renaître, j'ai été heureux d'exister, & je me suis livré à l'existence; depuis hier je n'ai plus de maux, ma vie est une vraie résurrection & chaqu'instant va la ranimer; les traces de ce que j'ai souffert ne doivent plus vous inspirer de la pitié, je suis trop heureux, mes souffrances ont été trop peu de chose; mais vous Mad., dites moi le bonheur dont vous jouissez dans ce pays, ces amis que vous avez choisis, répondent-ils à votre espérance? Mad. de Seme eut l'air de craindre cette question; elle s'approcha de ma mère, en disant qu'elle bénissoit le moment qui l'avoit rapprochée de nous: & pendant long-temps nous nous livrâmes aux témoignages de l'intérêt & de l'amitié la plus tendre: ces momens répandoient dans mon ame un calme & une douceur que je ne connoissois point encore: mon père arrive avec Mr. de Clissi, & un notaire, qui tenoit un grand papier à la main, tour-à-tour on rit, on plaisante, on est attendri; mon père veut qu'on lise & qu'on signe, nous ne voulons pas entendre lire, nous demandons seulement à voir l'article que j'ai demandé & que nous exigeons, je veux que Mr. de St. Ange le lise, il le comprend fort bien, & il me baise les mains, nous ne voulons point voir le reste, & cette signature se passe en débats de tendresse & de gaîeté & sans autre formalité: dites-moi ma chère amie, pourquoi depuis ce moment Mr. de St. Ange m'inspire une espèce de crainte, un être que l'on aime peut-il en inspirer? & cependant je crois en vérité que j'eus un peu de plaisir, lorsque je le vis partir. Le jour ne paroît pas encore, & il y a déjà bien long-temps que je me livre au plaisir de vous écrire, c'est bien sur mon visage que l'on doit voir les traces de la peine, de l'inquiétude de l'insomnie, mes anciennes amies ne doivent pas me reconnoître, je vais me rapprocher d'elles, nous reprendrons notre première vie, nous aurons passé un tems d'épreuve, je ne veux pas porter mes regards sur l'avenir; je veux vivre d'un moment à l'autre,.. ma lettre doit partir aujourd'hui; je la finis, adieu ma chère amie. Il y avoit déjà quelques jours que Mlle. de Germosan avoit reçu la lettre suivante; on en avoit ri, on y avoit répondu en fort peu de mots, par de très-grandes félicitations & on n'y avoit plus pensé. LETTRE XCI. Mlle. de Mirfor à Mlle. de Germosan. MADEMOISELLE & très-chere amie, la part considérable que j'ai toujours prise à ce qui vous regarde, me fait espèrer que vous prendrez quelqu'intéret à l'événement que je me fais un devoir de vous communiquer, j'espère que vous ne le désaprouverez pas, quels que soient les termes où vous en êtes restée avec Mr. de la Husse, & les sentimens que vous aviez conçus pour lui; il méritoit certainement votre estime & la préférence que vous lui aviez accordée, sans entrer dans les raisons qui ont pu le faire changer, je comprends bien le chagrin & les regrets que vous en avez eu, c'est en en parlant avec lui que j'ai eu occasion de faire plus particulièrement sa connoissance, & enfin il s'est décidé à demander ma main à mon père, c'est de hier que son consentement a été accordé & que les paroles ont été données, je me suis fait un plaisir de vous le comuniquer aussi-tôt, nous attendons de Berne la dispense des annonces, & le mariage se fera de lundi en huit, j'ai lieu de croire que ma maison ne sera pas désagréable, & j'espère bien que vous me ferez le plaisir d'y venir quelquefois en petite compagnie. Mr. de la Hausse veut faire danser mes amies la semaine prochaine, & il prépare tout pour cela, vous serez sûrement invitée; s'il vous manquoit quelque chose pour y venir, je me ferois un bien grand plaisir de vous l'envoyer; je vous prie d'agir avec moi sans façon, & comme avec votre amie; je vous prie de vous souvenir que je l'ai toujours été; & c'est avec beaucoup d'attachement que je suis encore aujourd'hui votre bonne amie, & très-humble servante M. de Mirsor. LETTRE CXII. Mlle. Germosan à M. Dubour. MA chère amie, nos jours se passent dans un mouvement continuel, il n'en est point où il n'y ait quelqu'événement extraordinaire, ils se succèdent sans cesse, à peine avons nous le tems de penser; pour celui d'écrire, c'est impossible; je commence bien dans ce moment, mais je ne sais quand je finirai. Ce prompt changement qui s'est fait dans notre vie me jette souvent dans un vrai étourdissement, je ne sais pas quelquefois ou je suis; j'ai souvent besoin de la réflexion pour me le rapeller: le monde qui entre & qui sort dans notre petite maison, augmente le trouble; -- voyons que je retrace dans ma mémoire tout ce qui s'est fait, tout ce qui est arrivé depuis 12 jours que je ne vous ai pas écrit; le lendemain de la signature, mon père fit expédier tous les actes, & il fut chez nos parens pour les inviter à signer le contract; ma tante Bonval y ajouta la donation de tout son bien, après elle & ses sœurs, & tous les actes, tous les papiers sont partis pour l'Angleterre, le meme jour le bruit de notre héritage, & de mon mariage s'étant répandus dans la ville, nous vimes accourir tous nos parens, tous nos anciens amis, toutes nos connoissances; ce fut une vraie fatigue, nous n'aurions pu la soutenir; les jours suivans nous avons fait fermer notre porte, sous prétexte que ma mère étoit malade, & nous n'avons vu que Mad. de Seme & Mr. de St. Ange, il est singulier comme sa santé se rétablit, il est gai, il a l'air content, il semble qu'il soit heureux; ma chère amie, il est plus aimable que jamais; j'ai un vrai transport de joie, lorsque je l'entends dire à mes parens, & que je vois les expressions de leur contentement; nous en avons tous, & tout est mêlé de gaieté d'esprit, & d'une amitié si douce, si intéressante, il n'y a pas un moment de vuide lorsque nous ne sommes que nous quatre, il dîne quelquefois avec nous, & comme nous avons toujours la même chambre à manger, elle est pour nous un sujet d'amusement: les naïvetés d'Henriette, les grands empressemens de Jeanne, les services que nous nous rendons, nous divertissent tour à-tour, tout devient des plaisirs & des sujets de gaieté. Ma mère surtout rit de si bon cœur; je ne sais si nous serons plus heureux dans un beau sallon, en attendant nous n'y pensons pas, & nous ne cherchons point à nous placer ailleurs: je crois ma chère amie, que les premiers momens de bonheur raniment les sentimens de tendresse & d'amitié: s'il plaît à Dieu l'habitude ne les réfroidira pas; aujourd'hui nous nous aimons tant, & nous ne voulons pas changer; Jeanne sera toujours une de nos amies, Henriette encore mieux l'objet de mes soins, le seul projet que nous ayons fait, c'est de venir au moins tous les ans une fois passer un jour entier dans notre maison telle qu'elle est aujourd'hui & comme nous y vivons dans ce moment; vous y viendrez, ma chère amie, je vous en prie; nous tâcherons d'y avoir les mêmes pensées, la même gaieté, la même amitié, la même tendresse, ne croyez vous pas que cela soit possible? Mr. de Clissi n'avoit pas manqué d'envoyer un exprès à Berne pour avoir la dispense des bans, & lui Mr. de St. Ange & mon père avoient écrit tous trois à Mr. de Marville, après cela notre occupation a été de nous mettre en grand deuil pour notre bon parent Oldcomb; je suis sûre qu'il nous pardonneroit de n'avoir pas l'air bien triste, mais il seroit content de notre reconnoissance. Un jour nous travaillions tous à nos ajustemens lugubres, lorsque nous entendons quelqu'un qui arrive avec bruit & fracas, je crois que le pauvre Marville étouffoit de joie & de plaisir: il ne pouvoit parler, il nous serre tour à tour dans ses bras, excepté Mad. de Seme qui étoit avec nous, & qu'il salua respectueusement, elle espéroit qu'au milieu du bruit son émotion ne seroit pas remarquée; je l'apperçus très-bien & je m'en réjouis; lorsque le tems eut amené un peu de tranquillité, Mr. de Marville nous dit que mon père auroit sûrement la charge de Lt. Bl.; qu'il en avoit obtenu la promesse positive, & lui même s'étoit chargé d'apporter la dispense des annonces: vous comprenez, ma chère amie, comment nous lui avons témoigné notre reconnoissance: cet emploi pour mon père est un bonheur de plus; il servira sa patrie & il pourra le faire avec la générosité que lui dicte son cœur: oh! nous sentîmes bien ce bonheur, & réellement le ciel nous comble de ses faveurs; mais pourrions-nous être heureux si nos plus tendres amis ne l'étoient pas? c'est un sentiment, c'est une idée qui nous sont venus à tous; Mr. de St. Ange s'est chargé de nous satisfaire là-dessus, dès le même soir il parla de Mde. de Seme, à Mr. de Marville; le lendemain il fut chez elle, il osa lui parler; il l'a pressée, sollicitée, il a obtenu le consentement de cette femme adorable & que Mr. de Marville aime passionnément; la religion a été un obstacle, mais il a eu le plaisir d'entendre dire qu'il est impossible d'avoir une autre religion que celle de son mari; enfin ma, chère amie, c'est hier que tout a été conclu & arrangé, je ne puis dire la joie, le contentement que ce bonheur a ajouté aux nôtres; ils ont l'air aussi heureux que nous, ils disent qu'ils le sont; nous soupâmes ensemble & jamais il n'y eut de félicité plus complette que la nôtre, mes parens la partageoient parfaitement & ne nous laissoient rien à désirer: j'ai oublié de vous dire que j'ai vu quelquefois Mr. & Mde. Durtan; je ne vous dirai rien sinon que nous nous sommes vus, nous nous aimerons sûrement une fois, & dès-à-présent la sœur de Mr. de St. Ange est la mienne; nous devons y aller souper avant le mariage, s'il nous est possible de sortir de notre maison. -- Henriette vient me dire que son grand père demande à me parler; je le fais entrer ..... le pauvre Jacques Despras est venu me dire en fondant en larmes, que sa fille est sur le point de mourir; depuis quelque tems elle étoit tombée dans une espèce de maladie de langueur, & il y a plusieurs jours que la fiévre est devenue très-violente, on n'a plus d'espérance; Pauline demande à me parler & à avoir Henriette; le pauvre homme se désole de l'état de sa fille, il est au désespoir; je sais chercher une voiture & demander un médecin, je veux y aller tout de suite, je vais me préparer, je reviendrai auprès de vous à mon retour: ma chère amie, que votre amitié ne se lasse point de m'accompagner. Je reviens de ma course, très-affectée, très-affligée, j'ai trouvé cette pauvre Pauline dans l'état le plus triste, elle est sans espérance, le médecin l'a décidé; avec quel transport de tendresse elle a revu Henriette, & cependant ce n'est que sa niéce, j'en ai été étonnée, en vérité je croirois.... je n'ai pas pu la lui ôter, il y auroit de la cruauté; je l'ai laissée auprès d'elle jusqu'à demain, que j'y retournerai encore; la petite a été aussi vivement émue, c'étoit un mêlange d'effroi, de tendresse & d'affliction, il est vrai que le spectacle étoit fait pour toucher & pour effrayer, on voyoit cette pauvre femme avec l'air de la mort, dans un assez mauvais lit & dans une petite chambre de paysan, le bon vieux Despras au désespoir de perdre sa fille, gémissoit, & pleuroit, le mari morne & en silence regardoit sa femme avec l'air de la tristesse, ensuite les mains jointes il levoit les yeux au ciel, des femmes tâchoient de secourir Pauline & lui faisoient avaler quelque chose; dès qu'elle a vu Henriette elle s'est ranimée, elle a tendu les bras, elle a prononcé des mots que l'on n'a pas entendu, elle l'a serrée dans ses bras avec une expression si touchante, pendant ce tems le médecin a examiné l'état de la malade, il est venu bientôt me dire qu'elle étoit dans le plus grand danger, & qu'il ne croyoit pas qu'elle eût encore plusieurs heures à vivre: j'ai pourvu à tout ce qui pouvoit lui être nécessaire: j'ai laissé Henriette & je suis revenue auprès de mes parens avec une vraie affliction dans le cœur: il étoit trèstard, mes parens commençoient à être en peine de notre voyage; je retournerai demain auprès de Pauline, je ne puis laisser long-tems Henriette, il est singulier comme cet enfant me manque, c'est un objet dont mon ame a besoin; je ne puis plus m'en passer, j'ai fait proposer à ma tante Bonval de m'accompagner; nous partirons à dix heures, j'aurai le tems de fermer ma lettre au retour .... Je croyois, ma chère amie, que je n'aurois plus à éprouver que des sentimens doux & tranquilles; hier j'ai eu le cœur déchiré, nous revînmes encore très-tard; & je n'aurois pas eu la force de vous écrire; toute la nuit j'ai été occupée du spectacle dont j'ai été le témoin, l'effroi s'est joint à toutes sortes de sentimens, mais ce n'est qu'une agitation momentanée, le calme a bien vîte succédé & la réflexion me fait voir à chaqu'instant que mon bonheur est assuré; oui, ma chère amie, il l'est, soyez-en aussi persuadée que moi, la nature & le caractère des hommes admettent tant de choses! tout de même leurs vertus, leurs sentimens, peuvent être constans & inaltérables; n'en avez-vous pas vu des exemples? mon cœur m'assure qu'au moins il en existera un, & je l'avoue c'est avec une vraie douceur que je me livre à cette confiance..... je languissois de retourner auprès d'Henriette & de la ramener; ma tante Bonval étoit venue me prendre, nous montions en voiture devant la porte de notre maison, lorsque Mr. de St. Ange y arrive, ma tante l'invite de monter avec nous, elle parle d'une bonne action que nous allons faire; & dès qu'il est avec nous & que nous sommes partis, elle nous entretient du bonheur de deux personnes qui s'aiment, elle en détaille les sentimens, elle rappelle ses regrets sur ce bonheur qu'elle a laissé échapper une fois, la conversation ne changea pas d'objet & Mr. de St. Ange ne sut point où nous le menions; cependant nous arrivons, Despras & son gendre n'étoient point à la maison, il n'y avoit que des femmes; dès que nous fûmes entrés, Henriette vint au devant de moi avec empressement: Mr. de St. Ange eut l'air extrêmement étonné; je le laissai dans la première chambre avec ma tante, je passai tout de suite auprès de la malade, dès qu'elle me vit elle me tendit les bras; elle étoit extrêmement foible, je fus touchée de son état, lorsqu'elle fut un peu remise de l'émotion qu'elle avoit eue en me voyant; elle me dit avec assez de peine, mademoiselle, je ne veux pas emporter en mourant, les regrets de vous avoir trompée, vous l'avez été jusques à présent, & je vous en demande pardon: Henriette! ma chère Henriette! .... dans ce moment elle ranime ses forces, elle la prend dans ses bras, elle la serre contre son sein, ... non, mon enfant, lui dit-elle en sanglottant; non, tu n'es pas ma nièce, tu es ma fille & ton père ..... elle s'interrompt, dans son état elle ne pouvoit pleurer, cependant quelques larmes sortent de ses yeux, Henriette pleure abondamment; elle embrasse Pauline, elle répête, ma mère! ma mère! tu as toujours été ma mère? je crains que cette scène attendrissante ne fasse du mal à la malade, je l'exhorte à se calmer; je pleure avec elles, je prends Henriette dans mes bras, je promets à sa mère qu'elle sera heureuse autant que je le pourrai; la pauvre femme étoit si foibie qu'elle n'avoit d'expression que dans ses yeux mourants; elle avoit dit, & ton père ... j'avoue que ce mot m'avoit donné de la curiosité, je n'osois la témoigner: dans le moment où je l'assurois qu'Henriette ne me quitteroit jamais, que je la regarderois comme ma fille, elle lui tendit encore une de ses mains en lui disant. Ton père non plus ne t'abandonnera pas; il ne sait pas que je meurs, & qu'il en est peut-être la cause. Ah Mr. de St. Ange! ... & elle reste comme anéantie: que dites-vous de Mr. de St. Ange? criai-je vivement; Mr. de St. Ange qui entend prononcer son nom, croit qu'on l'appelle; il entre, il est étonné de ce spectacle, il reste immobille; Pauline a la force de pousser un cri, elle porte sa main sur ses yeux, je vais auprès d'elle, j'appelle du secours, Mr. de St. Ange paroît dans une émotion & dans une agitation extrême: il veut me parler, il dit quelques mots à Pauline, il tient Henriette par la main; cependant, on a secouru la pauvre malade, elle paroît plus tranquille; nous nous retrouvons seules avec Mr. de St. Ange, son embarras est toujours extrême; il s'écrie, quoi Pauline, est-il possible! il exprime son anxiété par des sanglots & il couvre ses yeux de ses mains, -- oui, Monsieur, dit Pauline d'un ton de voix tranquille & plus assuré qu'il ne l'avoit encore été; je meurs .... pensez toujours à Henriette, & ne cessez jamais d'aimer Mlle. de Germosan; -- il veut aller à elle, elle détourne la tète, il vient se jeter à genoux devant moi, il dit avec l'accent du désespoir, Mademoiselle, je suis bien malheureux, ayez pitié de moi; je lui montre de la main Pauline qu'il doit ménager, oui Mademoiselle, continua-t-il avec une ardeur que je n'avois encore jamais remarquée, je jure de vous aimer toute ma vie sans cesser un instant, je sens que je pourrois mourir de désespoir, si vous en doutiez; il se lève, il va auprès de Pauline, il lui dit, chère Pauline, pardonnez-moi, obtenez mon pardon, toute ma vie le remords..... elle tourne ses yeux sur moi, elle veut proférer quelques paroles qui expirent sur ses lèvres, je crois entendre qu'elle dit, aimez Mr. de St.... ses yeux se ferment, sa tête tombe sur sa poitrine, ses yeux se r'ouvrent, se fixent sur Mr. de St. Ange, restent immobiles & nous sommes témoins de son dernier soupir, -- mon effroi me fait jeter des cris, on entre, ma tante me gronde de ce que je reste témoin de ce spectacle effrayant, cependant, je ne pouvois m'en arracher; Pauline en expirant avoit l'air tranquille & heureux, & dans ce moment j'enviois l'état où elle paroissoit être, Mr. de St. Ange pleuroit, il me serroit les mains, il vouloit m'entraîner, je suivois ma tante qui me pressoit de sortir; aussi longtems que je le pus mes yeux restèrent fixés sur Pauline, Henriette que j'avois perdu de vue depuis un moment, vint se jeter vers moi avec effroi, elle pleuroit abondamment, elle répétoit qu'elle n'avoit plus de mère, que c'étoit moi qui étoit sa mère, je la pris dans mes bras en regardant Mr. de St. Ange; je voulus lui dire -- que d'êtres malheureux, Monsieur! je n'en eus pas le courage, & je fus touchée de son air contrit & pénétré, je le plaignis même de tout ce qu'il devoit souffrir, & j'aurois voulu oser le consoler; je ne sais s'il s'en apperçut, mais il me dit: que deviendrois je, Mademoiselle, sans votre cœur excellent? oh! je mériterai toujours qu'il ait pitié de moi: en sortant nous rencontrâmes Jaques Dépras; nous le consolâmes autant que nous le pûmes, & jusques à la maison nous fûmes dans un état de trouble, qui ne nous permit aucun discours suivis, ma tante n'avoit pas trop compris ce qui s'étoit passé, elle exhortoit Henriette à sentir le bonheur qu'elle avoit d'être avec nous, elle lui disoit que sûrement elle ne seroit pas si heureuse, si elle étoit avec son père & sa mère; j'ai un sentiment nouveau pour cet enfant, que je ne pourrois définir; il m'est plus précieux, & il me semble que j'ai moins de tendresse pour elle, mais en vérité, je ne pourrois aujourd'hui définir aucun de mes sentimens: cet amour dont on parle tant, & que je pourrois avouer, aujourd'hui, je me demande s'il est dans mon cœur, je ne puis me répondre; mes idées cependant ne s'éloignent pas de Mr. de St. Ange, tout ce que je pense repose sur lui, aboutit à lui, sans lui, je le sais bien; je serois peu attachée à la vie, quoiqu'il en soit, l'événement est décidé, & je m'y livre.... Dans ce moment je reçois votre lettre de joie & de félicitation; ce que vous m'écrivez me fait sentir le besoin que j'aurois de votre présence, je voudrois que vous me dissiez tant de choses, vous me tireriez du trouble où je suis continuellement, est-ce donc ainsi que l'on devient heureuse? vous me dites que je le suis, je relis souvent cette phrase dans votre lettre, & je me le persuade, je ne vous en rend cependant pas responsable; souvenez-vous seulement que je ne pourrois pas l'être un instant sans votre amitié; chère amie, aimez moi toujours, je vous en conjure, adieu. LETTRE XCIII. De Mlle. de Germosan à Mde. Dubour. Ma chère amie, il s'est passé plusieurs jours depuis ma dernière lettre, & il me semble qu'ils n'ont été qu'un moment, le tems s'écoule quelquefois bien rapidement, c'est je pense la dernière fois que je viens m'entretenir avec vous en liberté: bientôt je n'en aurai plus, mon père, Mr. de St. Ange, Mr. de Marville, Mr. de Clissi n'ont cessé de presser, de travailler, d'arranger, je n'ai pas vu un instant de repos autour moi, c'est un vrai tourbillon, le mouvement, l'activité ont été continuels, les visites, les complimens que l'on ne pouvoit refuser, & les préparatifs que l'on faisoient, entretenoient un bruit qui n'a pas cessé; hier nous avons reçu encore une lettre des commissionnaires de Londres, ils répètent ce qu'ils ont dit dans leur lettre précédente, sur le testament, sur l'héritage; ils détaillent encore les principales circonstances, & ils disent de plus qu'ils ont reçu 35 livres sterlings de rentes échues, & dont mon père peut disposer; mon père s'y refuse, il préfère d'attendre que tout soit en règle & que la propriété soit constatée par tous les actes; Mr. de Clissi prend tout sur lui, & veut que l'on profite de cet argent, je ne sais comment ils ont fait entr'eux pour en avoir, enfin ma chere amie, le tems est expiré & tous les arrangemens sont faits, je vous le dis & le cœur me bat horriblement, demain, .... oui ma chère amie, demain, Mr. de St. Ange & moi, Mad. de Seme & Mr. de Marville nous irons aux autels jurer d'être heureux, demain mon sort sera décidé & ma vie ne sera plus à moi, dites-moi que le trouble que je sens dans mon ame est une marque sûre de bonheur, il me semble que je n'ai jamais moins aimé Mr. de St. Ange; cependant il est bien sûr qu'il m'aime! aura-t-il toujours les mêmes raisons de m'aimer? faites-le moi espérer, ma chère amie, je vous en conjure; c'est de l'amitié que je voudrois tenir toutes les sûretés de mon bonheur, ... demain nous ne nous quitterons pas, Mr. & Mad. de Clissi & ma tante Bonval seront avec nous, nous souperons tous ensemble, ils se divertissent que ce soit dans notre pauvre petite maison; pour moi j'en suis charmée, nous y avons été si heureux, il n'y aura rien de changé: nous passerons la soirée dans la chambre de mes parens, je crois avoir remarqué que Mad. de Seme & Mr. de Marville ont préparé quelque chose qu'ils doivent chanter. Mr. de St. Ange m'a donné des couplets que je dois adresser à mes parens, mais en vérité je ne crois pas que je puisse chanter. Nous souperons dans notre salle à manger, Jeanne nous servira, elle est habillée de neuf: & ce cabinet où j'ai été si heureuse avec vous; c'est demain que.... FIN du septième & dernier Volume. P. S. Voilà l'histoire, ou si l'on veut, le roman de Laure fini; il y a sept volumes d'écrits, & elle est mariée; il n'y a plus ni patience chez le lecteur, ni intérêt pour l'héroine, cependant l'histoire d'une femme sensible ne finit qu'avec sa vie. Les lettres de Laure & de Sophie dont il y auroit encore quelques volumes, portent toujours le caractère de la sensibilité qu'elles ont développée jusques à présent: ce sont des détails sur la rentrée de Laure dans le monde, sur le bonheur des deux mariages, & sur les deux maris St. Ange & Marville; mais une femme qui a épousé son amant n'est plus romanesque; qui est-ce qui liroit ce qu'elle écrit? cependant la vie de Laure est assez longue pour éprouver les malheurs auxquels la vie humaine est sujette: la correspondance dure quelques années; au bout de ce tems-là un am de Mr. de St. Ange, qui demeure à Paris, qu'il avoit connu chez Mad. Monrose, & avec lequel il avoit été en commerce de lettres pendant les premières années depuis son retour, vient à Yverdun, ils ne s'écrivoient plus depuis long-tems, & il y avoit près de dix-huit ans qu'ils ne s'étoient vus: cet ami qui fait un voyage pour voir la Suisse, veut surprendre St. Ange; il ne se fait point annoncer, il ne le nomme point, il se fait conduire à sa campagne dont il savoit le nom, il a assez de peine à y parvenir, il est étonné de voir une maison fort simple, qui est comme au milieu d'un pré, l'herbe croît partout, même dans les chemins qui y conduisent, il semble que personne n'aborde cette maison, il règne partout le plus grand silence, tous les contrevents sont fermés, ceux de deux seules fenêtres sont ouverts; il approche, il n'entend aucun bruit, il ne voit personne, cette tranquillité lui impose, il n'ose pénétrer dans la maison: il tourne autour, il remarque un sentier battu, qui conduit de la maison à un taillis, il suit ce sentier, il traverse le bois, il voit une autre maison où il paroit régner la même solitude; seulement on peut remarquer que l'on va souvent d'une maison à l'autre; la singularité de ces lieux excite sa curiosité, il s'arrête dans le bois, persuadé qu'il verra bientot quelqu'un venir par ce chemin battu; en effet au bout d'une heure, il voit un homme sortir de la maison qu'il a découvert la dernière, cet homme marche assez rapidement, il a une physionomie qui annonce la sensibilité & la sérénité, son air est triste & calme, c'est celui d'un homme qui a souffert & qui a combattu; celui qui l'attend, l'aborde & lui demande où est la maison de Mr. de St. Ange? on lui répond avec l'accent de l'affliction & de l'étonnement, & en portant la main sur ses yeux, ah monsieur.... Mr. de St. Ange! ... Et on continue son chemin.... Laure a donc près de 40 ans, Marville au moins 50. Qui est-ce qui voudroit lire leur histoire actuelle? [(*) La plupart des lettres de Mlle. de St. Aubin n'ont été jusqu'ici que des réponses fort simples à celles de Laure, & dont il auroit été nutile de grossir ce recueil.] (*) Madame Astings, morte à Lausanne en 1784. C'étoit l'esprit des loix de Moyse, il défendit l'adultère, après avoir permis de renvoyer la femme qui ne convenoit pas: il étoit ordonné de se marier, il étoit honteux de ne pas l'être, le mariage étoit facile & alors il défendit le libertinage: il donna à chacun une portion de terre; on rentroit dans son heritage au bout de cinquante ans, personne n'étoit sans propriété ou privé du nécessaire, & il dit; tu ne voleras point: on a gardé les loix prohibitives, ou a 1eformé les loix bienfaisantes. *J'ai entendu dire qu'il y avoit à Paris environ 20000 filles sans autre vocation que celle d'être fille; ce nombre est sans doute exagéré, on peut le réduire à la moitié, peut étre à moins encore; mais quel qu'il soit, on doit compter qu'il faut au moins par an le dixième du nombre existant pour l'entretenir. Les voyageurs qui vont à Paris peuvent observer qu'à vingt lieues aux environs de cette capitale, on ne voit pas une jolie paysanne dans la campagne, pas une jolie bourgeoise dans les petites villes. La même observation peut être faite aux environs des grandes villes, comme Bordeaux, Lion, Marseille: toutes les jeunes personnes recommandables par leurs figures & par leurs santés, sont accaparées par ces femmes du monde chargées de l'approvisionnement des plaisirs. Il est sur que ce commerce doit être infiniment nuisible à la population: & toutes ces femmes qui seroient de jolies épouses, de bonnes mères, enlevées à leur pays, doivent faire dégénérer le peuple dans son espèce: on s'en appercevra sans doute dans la suite des tems. On pourroit prévenir cet inconvénient, certainement essentiel pour une nation, en défendant l'entrée dans les villes à des filles qui n'y auroient pas leurs familles établies, & qui seroient au-dessous de 25 ou de 30 ans. Cependant, comme on assure qu'il en faut absolument dans ces villes immenses, on pourroit permettre l'entrée des filles étrangères; les approvisionneuses pourroient tirer leur denrée de l'Espagne, de l'Italie, de la Suisse, de l'Allemagne, de la Flandre, & même de l'Angleterre. Comme cet objet n'est point entré dans le dernier Traité de commerce, celui-là seroit libre, & se feroit avec facilité. l'abondance qui régne dans cette contrée rassureroit sur la disette: de plus on pourroit mettre un impot sur l'entrée de ces filles étrangères, & le produit seroit employé à doter celles dont la vocation seroit dérangée par les nouvelles défenses; les filles qui y contreviendroient & qui seroient prises en contrebande, seroient condamnées à servir un certain nombre d'années ou aux enfans trouvés, ou dans les hopitaux. On dit que la police est parfaitement instruite de tout ce qui regarde cette portion des habitans des villes, qu'elles sont toutes connues, enrégistrées: il lui seroit donc bien facile de veiller à l'exécution des ordonnances sur cet objet. Si on examine encore les causes des obstacles à une plus grande population, on doit trouver que les laquais, les déserteurs, les perruquiers, doivent en être une capitale: ces hommes sont pris dans une seule classe de la nation; ils en sont l'élite par leur taille, par leur figure & leur vigueur. Il est impossible de ne pas présumer ou une dépopulation, ou une dégénération, quand on voit autant d'hommes célibataires & vagabonds par état: on calcule pour le commerce les exportations & les importations, & pour les hommes on néglige de balancer l'entrée & la sortie. Le Francois aime son pays, & cependant il s'établit dans les autres avec la plus grande facilité. Il n'y a pas une ville en Europe où il n'y ait un certain nombre d'artisans d'établis, & surtout de perruquiers, & ces émigrations se soutiennent constamment, ensorte que le nombre d'hommes qui sort annuellement du royaume doit être immense. On ne peut pas gêner la liberté jusqu'à un certain point, ni captiver la légèreté & l'inquiétude humaine: mais ne pourroit-on pas balancer la sortie des hommes, en favorisant leur rentrée, en accordant des exemptions de maîtrise, de corvée, de milice, &c. Tout homme qui reviendroit dans sa patrie avec une femme & des enfans, tout étranger qui viendroit s'établir avec sa famille, jouiroit de ces exemptions pendant un tems prescrit; on faciliteroit aux étrangers les maîtrises dont les métiers font sortir les sujets du royaume. L'armée immense de laquais inutiles, qui n'est formée qu'aux dépends de l'agriculture, & dont l'émigration est aussi considérable, ne pourroit-elle pas être soumise à un régime qui diminuat le mal qu'elle sait au royaume. Le produit d'un impot progressif sur les laquais, depuis le second ou le troisième, & proportionné encore à l'age & à la taille, pourroit être employé à l'établissement des étrangers dans les terres à défricher, dans les villages ou la dépopulation seroit sensible. Les laquais étrangers pourroient être exempts de l'impot pendant les dix premières années de leur habitation dans le pays. Les amnisties ramènent beaucoup de déserteurs, mais elles seroient plus efficaces, si le tems de leur service après leur retour étoit limité, & qu'ils fussent surs d'avoir leur congé au bout de peu d'années. Au reste, la population d'un pays favorise-t-elle le bonheur de ceux qui l'habitent? augmenter la dernière classe des hommes, n'est-ce pas augmenter le nombre des malheureux, & avec eux le luxe & le despotisme des riches? Est-il utile à un royaume d'avoir des villes immensement peuplées? N'y a-t-il pas, proportion gardée, plus de malheureux dans une grande ville que dans une médiocre, &c. &c. (*) (*) Les cavettes ne sont connues qu'en Suisse, particulièrement dans la Suisse Francoise; c'est à cause de cela que l'on ne peut pas leur donner un autre nom que celui qu'elles portent, qui n'est pas françois. Les cavettes sont un retranchement fait à côté du fourneau, où sont pratiquées des marches d'escaliers, qui sont faites de la même fayance que le fourneau; ils s'échauffent de même, & on peut s'y asseoir: le soir il y fait une chaleur douce, & on s'y chauffe plus agréablement & plus décemment que devant une cheminée, c'est une faveur de l'amitié que d'être admis à la cavette; quelquefois l'amour en prosite; & toujours elle inspire la confiance: le luxe qui a détruit les fourneaux a aussi emporté les cavettes, c'est un des maux qu'il a fait à l'amitié, dont il est toujours l'ennemi. (*) On promet de ne pas donner cette histoire.