AMILEC, OU LA GRAINE D'HOMMES. PAR MONSIEUR TIPHAIGNE, Médecin de la Faculté de Caën M. DCC. LIV. AUX SÇAVANS. Messieurs, Vous sçavez que j'ai toujours eu pour vous tout le respect possible: c'est dire, trop peu; mes sentimens à votre égard ont été jusqu'à la plus haute admiration. Toute mon ambition étoit de pouvoir un jour avoir un rang parmi vous; je ne voyois rien au - delà de cet honneur. Que n'ai - je pas fait pour y atteindre? Que de jours ensevelis dans l'ombre du Cabinet, que de nuits consumées à la lueur d'une lampe, que de Volumes parcourus, que de Systèmes mis sur le métier! Vains efforts: mès yeux ne s'ouvroient point, ou s'ils s'ouvroient, ce n'étoit que pour voir des obstacles qui s'opposoient invinciblement à mes progrès, ou des lointains où la vûe la plus perçante se seroit égarée. Enfin pour fruit de tous ces travaux, il m'étoit resté dans l'esprit, que vous & moi nous tendions à des connoissances, auxquelles il n'est pas donné à l'homme de parvenir. Je vous demande pardon, Messieurs, je m'étois trompé par réflexion, je me suis désabusé par hazard. Mon erreur est excusable; vous ne m'aviez pas initié dans vos mystères, vous ne m'aviez pas dit votre secret, vous ne m'aviez pas indiqué la route qui conduit au sanctuaire de la Nature.Autrefois je lisois, je réflechissois. je combinois, je mettois mon esprit à une torture qui en fatiguoit les ressorts, & je n'apprenois rien. Aujourd'hui je me tranquilise, je dors, je rêve & je deviens sçavant. Que ne l'ai - je sçu plutôt, que pour faire des Systèmes & des Découvertes, il ne s'agissoit que de rêver philosophiquement! Pourquoi, Messieurs, m'avez - vous caché cet important mystère? La République des Lettres y perd, pour le moins, une demidouzaine d'Hypothèses, & je ne doute nullement que je n'eusse déja fait mon petit Monde, comme Epicure, Descartes & quelques autres, ont fait chacun le leur. Mais tout n'est pas encore perdu; je suis jeune & j'ai tout le tems de dormir. J'espére qu'en observant le régime que je me suis imposé, je rêverai souvent, & que par ce moyen j'enrichirai le genre humain des connoissances les plus curieuses. En attendant, vous voudrez bien, Messieurs, que j'aye l'honneur de vous exposer le premier songe philosophique que j'aye fait. J'espére que vous daignerez l'accueillir favorablement, & le mettre au rang des vôtres. Qu'il est doux, qu'il est beau de rêver, quand nos songes peuvent éclairer l'Univers & immortaliser notre nom! AMILEC, OU LA GRAINE D'HOMMES. IL y avoit sept heures que j'étois enferme dans mon Cabinet. J'y étois opiniàtrement colé sur un Volume assez ample, où il est parlé de la génération. Je le parcourus avec toute l'avidité dont est capable un homme qui ne sçait rien, & qui brule d'apprendre. Que me resta-t-il de cette étude? ce qui reste de toutes celles de ce genre: des doutes. Rebuté de ce pénible exercice, aussi ignorant que je l'étois auparavant, je jettai là le volume, & me voilà à invectiver contre tout ce qui s'appelle Physicien, Naturaliste, Médecin, Philosophe, &c. O homme, m'écriai - je, que ta raison est défectueuse, que ta pénétration est peu active, que ta science est-bornée! Tu entres par une voie obscure dans la vie, & tu n'en sors que pour te plonger dans une nuit encore plus profonde. Tu te trouves sur la terre, sans sçavoir comment on t'y a placé; tu y restes, sans sçavoir quand tu la quitteras; tu la quittes, sans sçavoir où tu vas. Dans toi tu ne connois rien, hors de toi tu ne connois pas davantage. Tu te léves pourtant quelque - fois au milieu de nous, comme un Pédant au milieu d'une troupe d'enfansia: "Qu'on se taise, dis-tu, & qu'on m'écoute: je vais prendre la chaîne des Etres & la parcourir d'un bout à l'autre; je vais dévoiler la Nature, & vous faire voir quelle est la fabrique des plantes, des animaux, des hommes, du monde entier". Hé-bien, parle, nous t'écoutons. Mais à peine as-tu fait un pas, que tu te trouves environné de ténébres; tu te donnes pour guide, & tu t'égares à chaque instant; tu prétends nous faire voir la vérité, & tu ne nous montres que des chimeres. La barriére étoit ouverte, le champ étoit vaste, j'aurois sans dou-te porté fort loin ces réflexions. Mais au milieu de ma boutade philosophique, un sentiment de lassitude se répandit fubitement sur toutes les parties de mon corps, mes paupiéres affoiblies se fermerent, ma tête appesantie tomba sur un tas de volumes in-folio qui étoit à côté de moi, je m'endormis; je fis plus, je rêvai. Je crus voir venir à moi un jeune homme d'une taille extrêmement avantageuse, & qui avoit dans la physionomie quelque chose au-dessus de l'humanité. Je m'appelle Amilec, me dit-il, je suis le Génie qui préside à la multiplication de l'espéce humaine. J'ai remarqué les embarras où tu viens de te trouver au sujet de la génération; j'ai eu pitié de ta peine, & j'offre de te donner sur ce point tous les éclaircissemens que tu peux souhaiter. Je voulus lui marquer toute la reconnoissance que je devois à tant de bonté. Soit étonnement ou maladresse, je m'embarquai dans un assez mauvais compliment, qu'heusement il ne me donna pas le tems d'achever. Tréve de cérémonie, reprit - il, puisque tu veux t'instruire, prête seulement ton attention. Il est dans la Nature des Phénomènes uniques, continua Amilec, & il en est d'autres qui se ressemblent en beaucoup de choses. Les premiers ont des ressorts particuliers, les seconds ont des causes communes, & s'opèrent à peu près de la même manière. De tous les Etres qui t'environnent l'homme seul réflechit; raisonne, agit conséquemment. Il y a donc dans lui un ressort, un principe particulier, qui pour être approfondi, doit être examiné dans lui-même, sans qu'on en puisse trouver aucun exemple ailleurs. Mais ainsi que l'homme, l'animal a du mouvement; il voit, il entend, il est sain & malade. Voilà autant de phénomènes qui se ressemblent dans l'homme & dans la brute. La cause est donc générale, le ressort commun; qui le connoîtra dans l'un, le connoîtra dans l'autre. De plus comme les hommes & les animaux, les plantes naissent, vivent, meurent; comme eux, elles croissent & multiplient; tout cela est commun aux uns & aux autres, tout cela doit donc suivre certaines régles générales, dont les variations ne sont pas un objet. Ainsi quand on sçaura comment s'exécute la génération des plantes, on sçaura à peu de choses près, comment s'opére celle des hommes & des animaux. En général les plantes viennent de graine, les hommes & les animaux doivent en venir aussi. Les graines des végétaux se font principalement remarquer dans deux sortes d'endroits. Dans les fleurs ou les parties de la fructification qui en sont comme le réservoir, & dans de petites cavités, de petits vuides qui se rencontrent entre le corps de la plante & son écorce. Celles qui se trouvent dans les fleurs y sont fécondées, y croissent, y mûrissent & tombent ensuite ou sont cueillies par les hommes. Celles qui se trouvent dans les petites cavités à la surface de la plante, font plus de progrès, elles s'y développent & donnent bientôt naissance a d'autres petites plantes écussonnées en quelque sorte sur la première & qu'on appelle rejettons. Autour de ces rejettons & par la même méchanique, il en naîtra plusieurs autres, & ainsi fuccessivement.On voit par-là que ce qu'on nomme un arbre, un chêne par exemple, n'est pas un chêne unique, mais un amas de plusieurs chênes entassés les uns sur les autres. Tel est le progrès de la végétation, telle est dans les plantes la destination des graines. Si les animaux étoient faits pour rester immobiles, comme les plantes, l'accroissement & la multiplication des uns & des autres s'exécuteroient précisément de la même manière. Mais les animaux doivent se mouvoir, doivent agir. Il ne faut donc pas que sur animal il s'implan-te plusieurs autres animaux, comme sur une branche il s'implante plusieurs autres branches: cela ne pour roit se çoncilier avec le mouvement que chacun d'eux doit avoir. Cependant par une juste conséquence de la régle générale, il se trouve des germes dans les animaux, comme il s'en trouve dans les végétaux. Ces germes se font principalement remarquer ou dans des réservoirs particuliers, qui sont aux animaux ce que les fleurs sont aux plantes, ou vers la peau qui pareillement est aux animaux ce que l'écoree est aux arbres. Les premiers se développent lorsqu'ils sont fécondés par l'approche des deux genres, il s'en forme d'autres animaux: au lieu que ceux qui se rencontrent à l'habitude du corps, bien loin de s'y développer, y prennent si peu de volume, que l'œil humain aidé du meilleur microscope peut à peine les appercevoir. Ils y restent quelque tems, tombent ensuite ou se répandent dans l'air. Ce que nous disons en général des animaux doit s'entendre en particulier de l'espéce humaine. Il se trouve dans le corps humain des germes, des graines, des rudimens d'hommes. Il y en a dans le réservoir qui leur est destiné dans les deux sexes: il y en a d'autres qui s'échappent par les pores de la peau. Mais ces germes, ces graines, ces rudimens échappés aux hommes & aux femmes, auroient - ils pareillement échappé à leur destination? Deviendroient - ils absolument inutiles, dès l'instant qu'ils se seroient portés à l'extérieur du corps? La Nature est trop œconome pour souffrir une perte de cette conséquence. Nous sommes une troupe de Génies dont l'emploi est de sauver la plus grande partie de ces sortes de graines. On m'a confié en particulier celle des hommes & des femmes, & l'on m'a subordonné nombre de Génies qui, sous mes ordres, travaillent à la recueillir. Nous sommes à votre égard ce que vous êtes à l'égard des plantes. Vous autres hommes, vous semez, vous cultivez, vous recueillez des fruits; nous autres Génies, nous semons, nous cultivons, nous recueillons les graines d'hommes. Et comme un Jardinier ne réserve en graine que les meilleures & les plus belles plantes de son jardin; de même nous ne recueillons de graines humaines que celles qui nous sont fournies par les hommes & les femmes du méri-te le plus distingué. Au reste ne t'informe point de la nature de ces germes, non plus que de l'usage que nous en faisons; e ne tarderai pas à t'en instruire. Sortons seulement de ce cabinet, j'ai eu soin d'aiguiser ta vûe, tu vas voir travailler à la moisson des germes humains. A ces mots Amilec sortit, & je le suivis. A peine avions - nous fait deux pas, que je vis à peu de distance de nous, cinq ou six Génies occupés à recueillir la graine d'hommes. Imaginez - vous un Physicien, qui avec toute l'attention & la sagacité possible, s'occupe à sonder le duvet qu'il apperçoit sur l'aîle d'une mouche; telle étoit à peu près l'attitude de chacun de ces Génies moissonneurs. Il n'y avoit pas moyen de s'empêcher de rire; j'allois éclater: j'en fus détourné par Amilec. A ta gauche, me dit - il, tu vois un Génie qui recueille la graine d'un Officier, qui après un mûr examen, a cru enfin qu'il n'étoit pas indigne d'un Militaire de penser; & qui en conséquence emploie à l'étude ces tems de repos que les autres donnent à la dissipation, souvent à la débauche.Plus loin on recueille précieusement la graine. d'un homme qui ne va prendre part à la joie de ses amis, que quand il y est invité, & qui court de lui - même partager leur tristesse, & leur donner, sans les offrir, les secours dont ils ont besoin.A ta droite on recueille la graine du Gouverneur d'un grand Seigneur. Il s'applaudit de ses foins & des heureuses dispositions de son Eleve; il n'a employé que dix ans à lui apprendre à se taire. Vois-tu ces trois Génies occupés autour de cette jeune personne? devinerois - tu bien pourquoi j'en fais cueillir si soigneusement la graine? Cela me paroît simple, répondis-je, voilà une des plus belles femmes qu'on puisse voir, ce seroit dommage d'en perdre un seul germe. Si la beauté est un trésor, repliqua Amilec, c'en est un que la vertu seule apprécie. Ne t'imagine pas que ce soit précisément pour deux beaux yeux que j'occupe trois Génies autour de cette femme. Mais elle est mariée depuis cinq ans, elle a de l'esprit, de la beauté, de la jeunesse, enfin elle est de Paris, & elle a toujours été fidéle à un Mari qu'elle n'aime pas. En portant la vûe de côté & d'autre, j'apperçus un Génie moissonneur qui s'employoit à cueillir de la graine de Petit-Maître. Eh, quoi! Seigneur Amilec, dis-je avec étonnement, quel est votre but? quelle provision faites-vous là? où voulez-vous transplanter cette engeance? nulle part, répondit Amilec: ce n'est point dans cette vûe que je fais ramasser les graines de Petit - Maître. Mais quoique je me garde bien d'en réserver aucune, elles ne laissent pas de m'être utiles à quelque chose. J'ai trouvé un secret pour épurer la graine de femme. Je fais jetter dans une boëte pleine de graines féminines huit ou dix germes de PetitMaître: il s'excite aussi-tôt un mouvement intestin des plus violens. Quand il s'est appaisé, & que tout est en repos, on trouve dans la boëte, autant de gros pelotons, qu'on vavoit jetté de germes de PetitMaître. Chaque peloton s'est formé par une multitude de graines de femmes qui se sont jettées autour d'un germe de Petit-Maître, & qui s'y sont accrochées les unes aux autres. Je fais ôter ces pelotons; & je mets en réserve le peu de graine qui reste dans la boëte. Les graines humaines, continua Amilec, ont chacune suivant leur espéce, des propriétés singuliéres, dont toi-même tu auras bientôt lieu d'être surpris. Par exemple, la graine de gens de Robe est pourvûe d'une qualité corrosive extraordinaire. Si je n'avois le soin de faire jetter dans la boëte où elle est renfermée quelques germes de Plaideurs, pour amuser cette vertu famélique, je n'en pourrois conserver aucune; elles se rongeroient plûtôt les unes les autres, que de ne pas ronger. Entre autres la graine d'Avocat a encore cela de particulier, qu'étant une fois mise en mouvement, au lieu de se porter comme tous les autres corps naturels, à décrire une ligne droite, elle tend sans cesse à décrire des lignes courbes & paraboliques.Depuis long-tems j'avois observé que la graine de Chirurgien présentée à celle de Médecin prenoit un mouvement d'efferverscence des plus violens. Aussi a - t - il resulté de ce choc (suivant les régles de l'art) une graine amphibie , qui, comme tu sçais, tient & de celle de Médecin & de celle de Chirurgien, mais qui est pire que l'une & l'autre.Si j'entrois dans le détail de toutes les propriétés des germes humains, je ne finirois jamais. Je veux te faire voir mon magasin; partons, chemin faisant je t'instruirai de ma mission, de mes travaux, de l'usage que je fais de la graine d'hommes. En achevant ces mots, Amilec s'élança avec légéreté dans l'air; je me sentis, non sans étonnement, transporté à ses côtés; nous ne marchâmes pas, nous volâmes vers le magasin. Le croiras-tu, reprit Amilec, cet-te multitude innombrable de Tourbillons, de Soleils, de Terres habitables, qui composent ce vaste Univers, tout cela (non tu ne le croiras jamais) tout cela a été autrefois contenu dans un grain dont la grosseur égaloit à peine celle d'un pois. Le développement s'en est fait peu à peu, mais il n'est pas encore terminé. Il est bien des mondes que l'on peut comparer à de jeunes plantes qui ne commencent, pour ainsi dire, qu'à germer. Ces amas d'Etoiles, ces taches blanchâtres que vous autres habitans de la Terre appercevez dans la voute des Cieux, & que vous appellez voies de Lait, ne sont autre chose que des paquets de petits mondes, qui ne sont sortis de leur coque, que depuis soixante ou quatre-vingt siécles. Ils vous paroissent fort rapprochés les uns des autres, & ils le sont en effet, parce qu'ils n'ont pas encore pris beaucoup d'accroissement, & qu'en conséquence ils occupent assez peu d'espace. Bien plus, notre monde en particulier, notre tourbillon, quoiqu'entiérement développé, n'a pas encore atteint à sa dernière perfection. Les planettes sont, comme personne ne l'ignore, autant de terres habitables; mais il leur faut un certain degré de maturité, pour qu'elles puissent être peuplées, & toutes ne sont pas encore parvenues à ce degré. Ces différentes Terres sont comme autant de grosses pommes qui quoiqu'attachées au même arbre, ne mûrissent pas toutes à la fois. Mercure étant le plus proche du Soleil, a mûri le premier; ensuite Venus, puis la Terre. Dès que Mercure fut mûr, j'y fus député avec les germes primordiaux des hommes.ParParvenu à cette Planette, je semai, je cultivai, je recueillis de nouvelles graines d'hommes. Ensuite je passai dans Venus, quand j'eus appris par le moyen de quelques Couriers que j'y avois envoyé pour reconnoître le Pays, que sa maturité étoit parfaite. Je sémai de nouveau, je peuplai cette Planette, je fis une nouvelle provision de graines. Enfin je partis de Venus il y a environ sept à huit mille ans, & j'arrivai sur la Terre où j'ai continué de semer & de moissonner. Maintenant je suis sur le point de partir pour Mars, dont la maturité s'avance fort; de-là j'irai m'établir dans Jupiter; enfin je finirai ma carriére par Saturne, qui, d'ici à plus de douze mille ans, ne sera en état d'être habité... oui, je compte que pour le moins il lui faudra encore ce tems pour mûrir, car comme tu sçais, il est extrêmement éloigné du Soleil. Pour ces petites Terres qui tournent autour des autres, & que vous appellez Lunes ou Satellites, je ne me donne point la peine de m'y transporter moi-même pour les peupler; j'y envoie mes Lieutenans. Il y a quelques cinq cens ans que j'envoyai le Génie Zâmar à votre Lune avec bonne provision de graine d'hommes. Je ne doute pas qu'aujourd'hui la multiplication de l'Espece n'y soit sur un bon pied; je suis surpris de n'en pas recevoir de nouvelles, j'en attends de jour en jour. Tandis qu'Amilec parloit, nous traversions les airs avec une extrême rapidité. Notre voiture, de quel-que nature qu'elle fût, étoit trèsdouce; point de cahot, point de secousses; mais la volubilité d'un pareil Equipage porte toujours un peu à la tête. Enfin nous arrivâmes au magasin. Représentez-vous un appartement fort vaste; les murs revêtus de tablettes & de boëtes étiquetées; le milieu occupé par une grande table chargée de petits sacs, de paquets, de cornets de papier; de tous côtés, des Ouvriers actifs qui s'empressent à vanner, cribler, tamiser, embaler; c'est l'intérieur du magasin d'Amilec. Vous autres hommes, me dit - il, vous croyez que les Génies ne pensent qu'à se réjouir, & que leur vie doit être un tissu de délices. Juge des autres par mes Officiers & par moi, & rends plus de justice aux Puissances célestes. Tu viens de voir combien de discernement, d'attention, de patience il faut pour recueillir la graine d'hommes; tu vois par les mouvemens que se donnent des Génies ouvriers qui travaillent dans ce magasin, quel soin il faut apporter à séparer le bon grain, des mauvais germes qui ne manquent jamais de l'offusquer, malgré toute l'attention & la sagacité des Génies moissonneurs. Mais si l'on a beaucoup de peine à recueillir & à purifier ces graines, on n'en a pas moins à les conserver. La trop grande humidité les corrompt, la trop grande sécheresse les extenue, une chaleur trop violente dissipe l'esprit qui doit un jour les vivifier, un froid trop considérable les gêle & détruit leur organisation, le grand air les altère, le défaut d'air les suffoque; il faut donc les tenir dans un certain milieu, & ce milieu est difficile à saisir. Elles sont encore sujettes à un autre inconvénient, les cirons les attaquent. L'autre jour, je ne sçai par quel hazard, j'ouvris cette boëte qui porte pour étiquette, graine de Conquérans; quelle fut ma surprise, quand au lieu de trouver des graines en bon état, je ne trouvai presque que de la poussière! Les cirons avoient attaqué la source de la grandeur d'ame. Plus des deux tiers de mes Héros ou étoient réduits en poudre, ou avoient servi de pâture à ces petits insectes: c'étoit une désolation. Tel qui devoit un jour faire la terreur des Rois, n'avoit pu résister à la dent meurtrière d'un ciron. Que de lauriers moissonnés avant le tems, que de triomphes manqués, que de révolutions étouffés, quelle perte pour l'Ilistoire universelle de Mars! Les plus grands événemens qui devoient se succéder dans cette Planète, étoient enchaînés l'un à l'autre par des liens dont une graine de Conquérant étoit le nœud; un ciron à rongé ce nœud, & dans le même moment tout l'appareil s'est écroulé, tout a disparu, Lequel aimes-tu mieux de rire ou de pleurer de l'énorme petitesse, où se réduisent les plus grandes chofes, quand on les rapproche de leur origine. Quoiqu'il en soit, dans cette affaire entre les Cirons & les Conquérans, presque tous mes Alexandre, mes César, mes Charles XII. & beaucoup d'autres ont été détruits, Et en cela je ne sçai si j'ai perdu ou gagné, si je dois me plaindre ou m'applaudir. De quoi me plaindroisje en effet? de ce qu'il ne me reste peut-être pas de quoi détruire dix, Villes par an? de ce qu'il n'y aura peut-être dans Mars, que de ces hommes peu Héros, qui vivent en paix avec leurs voisins? de ce qu'il ne s'en trouvera peut - être pas un seul capable d'assembler les uns pour aller égorger les autres? En vérité je pense que quand on n'a à s'affliger que de pareilles choses, on ne doit pas être inconsolable. Je le veux, repris - je, mais il est toujours fâcheux que des Puissances célestes prennent tant de peine à amasser une nourriture délicate à de misérables cirons, & qu'un animal sl vil & si mince puisse se flatter de détruire en moins d'une semaine vingt Alexandres & autant de Césars, sans en être plus gras. Au surplus, Seigneur Amilec, il me paroît que vous pourriez vous épargner bien des travaux. Prenez sur la terre deux ou trois graines d'homme seulement, choisissez-en de prolifiques & de bon rapport, vous aurez avec le tems de quoi peupler Mars tout entier. Tu es admirable, repartit vivement Amilec; va dire au Laboureur qui seme: „Pourquoi vous mettre tant en dépense? remportez chez vous cette multitude de graines que vous prodiguez à la terre. Une seule vous suffira, avec le tems vous en couvrirez toutes vos terres". Combien de siécles ne me faudroit-il pas..... Amilec fut interrompu par un Génie moissonneur qui entra brusquement en disant: "S'en mêle qui voudra, pour moi j'y renonce. J'aimerois autant chercher la vérité parmi les Philosophes. Parce que vous me connoissez un peu de talent, vous m'accablez de tout ce qu'il y a de plus difficile. Quelle peine n'ai - je pas eue à vous pourvoir de graines de Juges irréprochables? Ne méritois-je pas bien de prendre un peu de repos, après avoir rempli une aussi pénible mission? Au contraire, il faut maintenant vous trouver de la graine d'Ecclésiastiques, qui foit de bon aloi. Où voulez-vous que j'en prenne? Il n'en est plus: ou s'il en est, elle se trouve confondue avec une multitude prodigieuse de faux germes, dont on ne peut la démêler. Vous croyez cueillir une bonne graine d'Ecclésiastique, & vous vous trouvez les mains pleines de graines de Moines. Il falloit me donner cette commission il y a dix ou douze siécles; je vous aurois pourvu abondamment. Mais alors vous ne vous imaginiez pas pouvoir en manquer, & vous vous amusiez à faire provision de graines de quelques filles modestes, de quelques femmes vertueuses, de quelques chastes veuves: vous ne pensiez pas pouvoir jamais en avoir assez. Cependant le tems de la moisson des germes Ecclésiastiques s'est passé; vous y avez pensé depuis, mais il n'étoit plus tems". Après avoir ainsi harangué, le Moissonneur Ecclésiastique présenta à Amilec une très-petite boëte qui n'étoit remplie qu'à moitié, c'étoit tout le fruit de sa moisson. Amilec la reçut, & lui dit: Allez, faites diligence & ne perdez pas courage. Si vous cherchez bien, vous trouverez encore de ces hommes pleins de Dieu, de ces Savans qui se sont toujours défiés de leur propre raifon, de ces riches Prélats qui ne reçoivent que pour donner, de ces Pasteurs zélés que la molesse n'endort point au milieu de leur troupeau. Les germes des Apôtres ne sont pas encore épuisés: vous en trouverez peu, mais vous en trouverez encore. Ayant ainsi congédié le Génie grondeur, Amilec jetta les graines Ecclésiastiques qu'il venoit de recevoir dans un tamis qui gardoit le bon & rejettoit le mauvais. Il agita le tamis, & en même tems je vis tomber pls de la moitié des germes qui y étoient contenus. Ceux-là étoient de différentes couleurs, il y en avoit de noirs, de blancs, de gris, de bigarés. Amilec continua de tamiser, jusqu'à ce qu'enfin il tombât comme une grêle de molécules sectaires, qui se repoussant l'une l'autre, sembloient se marquer l'aversion mutuelle & le dédain qui devoit un jour les animer. Amilec fit jetter au vent tout ce que le tamis avoit rejetté, & mît le reste en réserve. A peine la graine d'Ecclésiastiques fut-elle empaquetée, qu'il entra un autre Génie moissonneur. Celui - ci avoit l'air extrêmement las; il plioit sous le poids d'un fac énorme & rempli exactement. Quel est le genre d'homme qui pullule si extraordinairement? demandai - je à Amilec. Ce sac, me répondit - il, est rempli de graines d'Auteurs. Que leur quantité prodigieuse ne t'étonne pas; il y a peu de bons germes, beaucoup de mauvais; séparer les uns des autres, est un de nos plus pénibles emplois: tu vas être témoin. Il fit d'abord ouvrir une fenêtre qui donnoit du côté du Midi, & une autre qui répondoit au Nord Cependant quatre des plus vigoureux Génies qui se trouverent là, se saisirent du fond du sac, comme s'ils eussent voulu le vuider, & l'éleverent le plus haut qu'il leur fut possible. Alors Amilec s'approcha & lâcha le cordon qui tenoit le sac fermé. La graine en tomba tumultueusement; & je vis se former dans l'instant, comme un torrent de poussière, que le vent qui entroit par la fenêtre ouverte du côte du Midi emportoit au Nord. Ce nuage qu'entraîne le vent, me dit Amilec, est composé pour la plus grande partie de graines d'Auteurs de Romans, de Poëtes manqués, de Dissertateurs frivoles, de faiseurs de ces petits morceaux qu'on écrit sans y penser, qu'on publie avec confiance, & qui prennent on ne sçait pourquoi. Le vent, comme tu vois, a emporté presque tout ce qui étoit contenu dans le sac; à peine en est-il resté une milliéme partie, qui par son poids a résisté à l'impression de l'air. Mais de ce petit reste même, il y en a encore beaucoup à retrancher. En achevant ces mots, il reçut des mains d'un Génie qui étoit à côté de lui, une petite boule, qui me parut d'or. Il plaça cette boule au milieu des graines qui étoient restées sur l'aire; & j'en vis environ la moitié s'approcher fort rapidement du petit globe, & l'autre moitié s'en écarter avec autant de rapidité. J'appris qu'au centre de ce globe il y avoit un germe de Sage, qui par des raisons de simpathie & d'antipathie avoit la vertu d'attirer a lui la graine d'Auteurs sensés & d'écarter celle de ces Ecrivains téméraires, inquiets, séduisans, dont le dangereux talent est de rendre le vice aimable aux yeux des foibles, d'obscurcir ce qui paroissoit clair, & de porter les semences du trouble au sein même du repos. Après que les graines se furent ainsi partagées, un Génie ramassa celles qui s'étoient approchées du globe, un autre balaya celles qui s'en étoient écartées, un troisiéme apporta une boëte quarrée dont le couvercle étoit une lame de métal très-mince. Voici, dit Amilec, la dernière épreuve où nous mettons la graine d'Auteur. Lorsque la boëte fut placée sur une table, on répandit sur le couvercle le peu de graine qui avoit résisté aux épreuves précédentes. Quelle fut ma surprise, quand j'en vis tout-à-coup disparoître plus des trois quarts! Il ne vous en restera pas, dis-je d'un ton ému. Il en restera peu, reprit froidement Amilec, mais elle sera bien conditionnée. Cette boëte contient un germe de chaque Auteur original qui a paru depuis qu'on se mêle d'écrire. Celles des graines répandues sur le couvercle, qui s'évanouissent & disparoissent ont été tirées des Auteurs Plagiaires, Compilateurs, Commentateurs & autres Ecrivains de ce genre. Leur substance ne leur appartient pas en propre, mais aux germes originaux contenus dans la boëte; chacun attire la sienne, il n'en reste plus aux germes Plagiaires, ils s'anéantissent.Qu'il seroit à souhaiter, ajouta Amilec, que les hommes eussent le secret de resasser les Ouvrages des différens Auteurs, comme nous avons celui d'éplucher leurs graines! Que de peines épargnées aux studieux! Que ces vastes Bibliothéques dont l'étendue vous effraye, se trouveroient retrécies! Que les Sciences humaines se réduiroient à peu de choses! La mémoire la plus médiocre n'en seroit pas surchargée. Pendant qu'on empaquetoit la graine d'Auteurs qui avoit résisté à toutes les épreuves dont je viens de parler, il entra un Génie qui fixa toute mon attention. Je ne crus pas d'abord que ce fût un moissonneur, je ne le voyois pourvû d'aucun sac, ni d'aucune boëte. Il s'approcha d'Amilec, & lui présenta un très-petit cornet de papier. Nous „sommes fort heureux, dit - il, „d'être à peu près pourvus de ce „qu'il nous faut de graines d'A„mans; je vous avoue qu'il ne s'en „trouve presque plus sur la terre'. Rien ne me surprit tant que d'entendre parler ainsi ce moissonneur. Je l'interrompis, hé! d'où venezvous, mon bon Génie, où avez-vous vendangé? lui dis-je d'un air un peu moqueur (car je commençois à me familiariser avec les Puissances célestes.) "J'ai vendangé dans „ton Pays, me repliqua - t - il d'un „ton brusque, je t'y ai vu & je „ne me suis pas avisé de recueil„lir de ta graine''. A ces paroles, Amilec fit un éclat de rire, ses Officiers l'imiterent, je perdis contenance. Cela ne m'empêcha pourtant pas d'approcher le plus près que je pus d'Amilec, & de lui dire tout bas, vous avez là un mauvais Ouvrier, il vient du pays du monde où l'Amour regne le plus souverainement. Autant d'hommes que vous y rencontrez, c'est autant d'Amans. Qu'un Génie tende la main, la graine d'Amans va y tomber par milliers. Je ne sçai à quoi s'amusent vos moissonneurs quand ils perdent leur tems, mais je suis très-sûr que celui-ci s'est amusé. Encore une fois, vous avez là un très - mauvais Ouvrier. Pas tant que tu l'imagines, repartit Amilec. Il n'a pas trouvé dans ton pays un aussi grand nombre d'Amans, que tu le penses. C'est l'endroit du monde où l'on parle le mieux d'amour, & où l'on aime le moins. Connois-tu l'amour? Il en est de deux sortes. Il en est un empressé, pétillant, impétueux, qui parle beaucoup, & dit toujours au-delà de ce qu'il sent. C'est un feu qui tient de l'étincelle, il en a la vivacité, l'éclat & le peu de durée. Il en est un autre tendre, timide, réservé, moins brillant, mais plus solide, moins parleur, mais plus sincère, moins vif, mais plus durable. Il naît de la nature & non du caprice, croît avec mesure, s'engage avec choix, & une fois uni à son objet, rien ne peut l'en détacher. Le premier ne mérite guère le nom d'amour, c'est celui de ton pays; le second n'y est presque point connu. Ce Génie que tu accuses de paresse, n'est point entré ici depuis plus de cinquante ans. Il a employé ce tems au autour de tout ce qu'il y a d'Amans les plus tendres. Tu vois combien la graine en est rare; à peine a-t-il pû remplir ce cornet. Mais de ce petit nombre même, je ne doute pas que je ne sois encore obligé d'en mettre beaucoup à l'écart. Tandis qu'Amilec parloit, on lui présenta un vase de cristal, rempli d'une liqueur très-limpide & qui répandoit une odeur des plus suaves: Il ouvrit le cornet qu'il avoit entre les mains, & répandit dans le vase les graines d'Amans, qui d'abord surnagerent toutes. Cette liqueur, reprit-il, est l'Eau probatique des Amans. Quoique extrêmement volatile, elle conserve sa vertu fort long - tems; & je ne la renouvelle que de trois mille ans en trois mille ans. Pour composer celle - ci, j'ai pris de la Matière éthérée, quatre onces; de l'influence de la planette appellée Vénus, quatre gros; de la Matière sympathique ou transpirante de Léandre & de celle de Héro, de chacune une demilivre. J'ai rapproché les principes de ces trois fluides, & il en a resulté cette Eau probatique. Vois - tu ces germes qui tombent les uns après les autres au fond du vase? ce sont les graines des vrais Amans. Elles ont beaucoup de rapport avec l'Eau probatique, elles s'en imbibent & ensuite se précipitent; semblables à des feuilles de Thé, qui se portent au fond de la théyere, quand elles ont été imbibées de l'eau dans laquelle on les infuse. Pour les autres, elles resteroient éternellement sur la surface de l'Eau probatique, sans s'en impregner, fans se précipiter. Dans un quartd'heure on ôtera & on mettra au rebut celles qui surnageront, il y en aura plus de la moitié; on fera sécher les autres, & on les mettra enréserve.J'étois tout étonné de ce que j'entendois & de ce que je voyois. J'aurois juré que mon pays auroit fourni, en graine d'Amans, vingt magasins tels que celui d'Amilec. J'étois bien dans l'erreur. Ce qui se passoit sous mes yeux m'engagea à faire une petite supputation, & tout bien combiné je trouvai que fur mille Soupirans de ma chere Patrie, il y en auroit à-peu-près cinq ou six, dont la graine pourroit se précipiter dans l'Eau probatique; le reste surnageroit. Tandis que je faisois mon calcul, j'apperçus un Génie qui agitoit & sécouoit avec violence des graines renfermées dans un bocal de verre. Je m'approchai, & lui demandai à quel dessein il les ballotoit ainsi. Il nous vient quelquefois, me répondit-il, des germes pourvus d'une qualité qui les distingue des autres, mais qui sont si extenués, que nous craignons avec raison qu'ils ne puissent pas se conserver. Pour obvier à cet inconvénient, nous les amalgamons, comme tu vois, avec de la graine de Financier. Celle-ci à la vérité manque de qualité distinctive, mais elle est bien nourrie & regorge de suc. Dans l'amalgame, les germes s'entre - communiquent ce qui leur manque. Le malheur est que la graine distinguée perd de sa qualité en prenant de la consistence, & que la graine de Financier perd de sa consistence en prenant de la qualité.A peine le Génie Amalgameur avoit achevé, qu'Amilec, qui avoit mis la tête à la fenêtre, s'écria toutàcoup: Enfin nous aurons des nouvelles de la Lune. Je vois venir un Courier que mon Lieutenant Zamar a sans doute député vers moi. Un éclair ne fend pas les airs avec plus de rapidité: en un instant le Génie Courier fut aux pieds d'Amilec, & lui remît une Lettre de la part de Zamar. A peine la Lettre fut-elle rendue, que les Génies qui se trouverent alors dans le magasin entourerent le Courier; & chacun s'intéressant pour le travail auquel il s'étoit occupé, ils lui firent tout à la fois mille questions plus singulières les unes que les autres. Quelles nouvelles des Logiciens Lunaires? Que j'ai eu de peine à en recueillir la graine dans ce pays - ci: je trouvois assez de Logiciens subtils, je n'en trouvois presque point de raisonnables.... La Physique, comment va-t-elle à la Lune; ce doit être un charmant pays, pour faire des Systêmes à per-te de vûe.... Et les protecteurs des gens de Lettres, les Mecénes ont-ils bien pris; j'en ai recueilli tant de graines sur la terre, que l'espéce en a manqué.... Ils parloient tous en même tems, on ne s'entendoit pas. Amilec les appella, ils s'approcherent & firent un cercle autour de lui. Alors il ouvrit la Lettre qu'il venoit de recevoir, & lut tout haut ce qui suit. ZAMAR à AMILEC, Grand- Maître de la Manufacture des Hommes, SALUT. ILUSTRE AMILEC, „IL y a, comme vous fçavez, cinq cens ans, que par votre ordre je partis de la Terre, pour aller peupler la Lune. Le trajet fut de courte durée & des plus heureux. J'avois fait embaler avec tant de soin les graines d'homme que vous aviez bien voulu me confier, que sur toute la route je n'en perdis pas une seule. „Mais quel fut mon étonnement, quand à mon arrivée dans la Lune, je trouvai cette Plahette beaucoup plus peuplée à proportion, que ne l'étoit la Terre d'où je partois! Surpris d'un évenement si singulier, je m'appliquai très-sérieusement à en reconnoître la cause. Après bien des recherches je pense l'avoir trouvée; je vous en fais part. „Vous avez remarqué sur la Terre, que la graine d'Etourdi a peu de consistence, qu'elle est volatile & plus légère qu'un égal volume d'air. Dès qu'un grain se détache du corps d'un homme de çette espéce, au lieu de tomber à terre comme les autres, ou de rester suspendu à peu de distance, il s'éleve dans l'air, semblable à ces exhalaisons que la chaleur volatilise & emporte dans l'Atmosphère. A mesure que la graine d'Etourdi s'éleve, à mesure elle se desséche; & plus elle se desséche, plus son poids diminue, plus elle a de disposition à continuer de monter; enfin quand elle est parvenue à la plus haute région de l'air, elle entre dans la matière subtile, où elle reste & est emportée, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, par les différens courans de ce fluide. „Outre cela vous sçaurez, Illustre Amilec, que l'air qui environne la Lune est fort tenu, fort léger, fort vif, & qu'il a beaucoup de rapport avec la graine d'Etourdi. En roulant autour de la Terre, la Lune a rencontré sur sa route quelques-unes de ces-graines dispersées çà & là dans la matière subtile; ces graines par leur analogie avec l'air de la Lune, s'y sont fécondées, s'y sont unies, s'y sont accumulées & ont formé différens amas sur la surface de cette Planette. Un coup de soleil favorable à l'incubation, est sans doute survenu, & voilà des germes qui s'ouvrent, des hommes qui se développent, des habitans qui se répandent de toute part, & les régions Lunaires qui se peuplent. “Vous êtes trop bon Physicien, Ilustre Amilec, pour ne pas être satisfait de ces raisons. “Les graines d'hommes ne paroissent pas être les seules qui parviennent à la Lune; il s'y en éleve de toute sorte de plantes & d'animaux, de façon qu'on ne voit rien sur la terre, dont on ne retrouve une image à la Lune. „Toutes ces graines se sont fort épuisées par le desséchement qu'elles ont souffert dans le trajet: „aussi leurs produits ont peu de consistence & subsistent peu de tems. „La vie des hommes, entre autres, est ici de très - courte durée; on est à la fleur de l'âge à dix ans, on commence à vieillir à vingt, à trente on est au dernier période de la décrépitude. Mais cela n'est pas surprenant: rien, dit-on, n'est aujourd'hui plus commun sur la Terre que des vieillards de trente ans. „Il y a plus, & ceci vous surprendra sans doute, Illustre Amilec, il se trouve dans l'air de la Lune certains corpuscules contagieux qui attaquant les végétaux & les animaux, étouffent en eux toute vertu prolifique. De sorte que dans ce pays-ci, plantes, animaux, hommes, femmes, tout est stérile, aucun être ne se reproduit par soi-même. „Ne croyez pas pour cela que rien puisse manquer à la Lune; la Terre y pourvoit & fourniroit en graines de toute espéce, surtout en graine d'Etourdi, dix Lunes & plus, si elle les avoit dans sa sphère. Au reste les enfans éclosent de côté & d'autre sur la surface de la Lune; & on va les chercher & les cueillir dans certaines saisons, comme sur la terre on va dans les champs chercher & cueillir des champignons. „On distribue ces enfans trouvés à différens Particuliers, aux uns plus, aux autres moins, suivant leurs facultés & l'abondance de la recolte. Il est singulier de voir le tendre attachement que ces peres de famille ont pour des enfans qui ne sont pas à eux, & qui leur viennent ils ne sçavent d'où. Mais c'est un trait de la Providence, dont vous avez assez d'exemples sur la Terre. „Sitôt que je me crus suffisamment instruit sur la manière dont la Lune s'étoit peuplée & continuoit de l'être, je fus curieux de connoître le génie & les mœurs de ses habitans. Avec un peu de réflexion j'aurois pû le deviner, sans en faire aucune autre recherche. „Ces peuples tirent leur origine des graines d'Etourdi, & pareille origine doit beaucoup influer sur eux. “Outre cela ils habitent une Planet te qui tourne sur son centre, qui tourne autour de la Terre, qui tourne autour du Soleil; il n'est pas possible que cette multiplicité de tournoyemens n'affecte le cerveau, il n'est point de têtes qui tiennent, il faut qu'elles tournent comme tout le reste: aussi s'en acquittentelles bien. Rien de moins sage que les habitans de la Lune. “Ils poussent l'extravagance jusqu'à croire qu'on ne peut être heureux sans être fou; & ils regardent l'étourderie comme la plus utile qualité dont un homme puisse être pourvû. En conséquence on a établi dans la Lune des Ecoles de Folie ou d'Etourderie, où l'on profite beaucoup; comme on a établi sur la Terre des Ecoles de Philosophie & de Sagesse, où l'on ne profite guères. „Où vous êtes, IlLustre Amilec, on trouve l'esprit humain trop borné, & l'on s'efforce de l'étendre: ici on le trouve trop étendu, & l'on tâche de le rétrecir. Les habitans de la Terre se plaignent & disent: Le plus grand génie n'a qu'une petite sphère; s'il s'y renferme, il reste dans l'ignorance, s'il en sort, il extravague. Les Lunaires se plaignent aussi, & disent: L'esprit le plus mousse est encore trop pénétrant, il voit trop de choses, cela le distrait l'inquiéte; nous ne sommes pas faits pour connoître, nous sommes faits pour jouir. „Sur la Terre on exhorte les hommes à mépriser tout, & à ne se plaire à rien de ce qui les environne: à la Lune on les exhorte à estimer tout, & à s'amuser de tout. „Mais on a beau exhorter, il y a bien des choses sur la Terre qu'on méprise & qui plaisent; à la Lune il y en a beaucoup qu'on estime & qui n'amusent pas. „On s'égare sur la Terre, parce qu'on veut trop approfondir les choses; on s'égare à la Lune, parce qu'on ne les approfondit pas assez. On est malheureux sur la Terre, parce qu'on n'est pas assez sage: on est malheureux à la Lune, (car la félicité ne se trouve nulle part) parce qu'on n'est pas assez fou. On l'est beaucoup, mais il reste encore un peu de réflexion, & un peu de réflexion n'est propre qu'à tourmenter. Pour être heureux, il en faut beaucoup, ou il n'en faut point du tout. „Cependant les Lunaires courent après la félicité, aufsi-bien que les habitans de la Terre, mais par d'autres routes. Leurs maximes tendent à émousser la sensibilité pour les peines & à aiguiser le goût pour les plaisirs: au lieu que la Philosophie des habitans de la Terre n'essaye de les rendre heureux, qu'en tâchant de les engourdir au point qu'ils deviennent insensibles aux peines, aux plaisirs, à toute chose. „Ici comme sur la Terre on crie contre l'Amour, mais pour des raisons bien différentes. Sur la Terre on dit que l'Amour est l'écueil de la sagesse: à la Lune on dit que c'est l'écueil de l'étourderie. En effet dès qu'un Etourdi aime, son imagination se fixe, & il commence à penser, peut-être pour la première fois. A peine, disent les Lunaires, est-il donné aux Dieux d'être amoureux & étourdis en même tems. „Au reste on vieillit beaucoup moins ici, que sur la Terre, quoiqu'il n'y ait point de Médecins; la justice s'y rend assez mal, comme ailleurs, quoiqu'il n'y ait ni Avocats ni Commentaires sur les Loix; on y voit peu de gens chastes, quoique personne ne fasse vœu de l'être. „Les Sciences n'y sont ni fort estimées, ni fort cultivées. Il s'y rencontre pourtant un assez grand nombre de Physiciens; mais ils n'osent se donner pour gens de Lettres, ils s'affichent comme Commerçans, & s'appellent Marchands de Physique. Or de ces Marchands, les uns le sont en gros, les autres en détail. Les Marchands de Physique en gros sont des faiseurs de systêmes. Ils partent de quelques principes simples, mais féconds, & de raisonnement en raisonnement ils vous conduisent à des connoissances qu'ils donnent pour merveilleuses. Je vous dirai a leur sujet, Illustre Amilec, qu'ils poussent extrêmement loin l'idée de la pluralité des Mondes. „Ils sçavent que Mercure, Venus, toutes les autres Planettes & leurs Satellites, sont autant de Terres habitées ou habitables. Ils sçavent encore que chaque Etoile fixe est un Soleil qui éclaire ses Terres, comme le nôtre éclaire les siennes. Mais outre cela ils prétendent que chaque globule d'eau ayant, comme personne n'en doute, un mouvement de tourbillon, doit être un petit monde, au centre duquel il se trouve un fort petit soleil, qui éclaire des terres encore plus petites, placées à sa circonférence; de manière que quand un Philosophe Lunaire avale un verre d'eau, il se regarde comme un animal monstrueux qui engloutit une multitude prodigieuse de Soleils, de Terres, de Lunes,nes, de Mondes. Bien plus, ce qu'un globule d'eau, ce qu'un monde aqueux, disent-ils, est à l'égard du nôtre, le nôtre peut l'être à l'égard d'un troisième. Il se peut faire que notre Soleil, nos Etoiles fixes, nos Tourbillons, ne fassent tous ensemble qu'une goûte de liqueur, que quelqu'animal énorme & habitant d'une Planette beaucoup plus immense que nous ne pouvons l'imaginer avalera peut-être au premier jour. „Les Marchands de Physique en détail quittent, comme on dit, le tronc de l'arbre pour s'attacher aux branches. Ils négligent le général, & donnent toute leur attention aux particularités. Une pierre, un sel, un insecte, un rien, c'est de quoi les occuper toute leur vie. Donnez à quelqu'un d'entre eux un moucheron & un microscope, voilà mon homme à lorgner, à décrire, à faire nombre d'observations. Trois volumes seront bientôt le fruit de son travail: le premier traitera de la tête du moucheron; le second, du tronc; le troisiéme, des pates & des aîles. Il pourra même, pour ne rien laisser à desirer au Public, donner un Supplément où il dissertera fort au long sur la manière de distinguer le mâle d'avec la femelle. “En deux mots voici l'histoire de la Physique Lunaire. On a commencé par raisonner, & l'on ne s'en est pas bien trouvé; on a ensuite fait des Expériences, & l'on ne s'en est pas trouvé mieux. „Quelques-uns ont voulu & raisoner & faire des Expériences en même tems, mais ils ont été bientôt dégoutés par la lenteur de leurs succès. „Ces gens qui assurent que le tout est plus grand que sa partie, & que trois, moins un, égalent deux, se sont présentés aux Physiciens, & leur ont dit, vous ne ferez jamais que de fausses marches, si vous ne nous prenez pour guides; voilà un compas & des jettons, mesurez & calculez, sans quoi point de succès. On les a cru, on a bâti sur leurs fondemens, on a imaginé des régles fort claires, fort exactes, fort sûres; mais quand on est venu à en faire usage, on s'est apperçû qu'à-peuprès elles n'étoient applicables à rien. Les Physiciens Lunaires ont tenté une autre voie. L'ouvrage du Créateur leur paroissant trop étendu, ils l'ont divisé, comme une troupe d'héritiers divisent l'héritage qui leur est échû. Les lots faits ont été distribués entre eux; on s'est retiré, on a travaillé. Mais quand ils se sont rassemblés, ils ont vû avec surprise, que chacun parloit un langage particulier, & qu'on ne s'entendoit pas. „Outre cela ils n'ont rien gagné à diviser & subdiviser l'appanage de la Physique. Chaque partie, quelque retrécie qu'elle parût, devint imense sous les yeux de celui qui s'en étoit chargé. La Nature est l'Hydre de la Fable, on lui coupe une tête, & il en renaît sept autres. „Un autre inconvénient, c'est que tous les Phénomènes imaginables sont liés & forment une chaîne qu'on ne peut partager sans la détruire. Un Physicien qui n'étudie que sa partie, ne peut l'approfondir. Elle tient à tout le reste, & il ignore ces rapports. „Pour faire un vrai progrès, il faut être universel. „Au milieu de toutes ces difficultés, la derniere résolution des Physiciens Lunaires a été de continuer à faire des Expériences. Assemblons, ont-ils dit, des matériaux, quelqu'un viendra qui les mettra en œuvre, & bâtira le grand systême de la Nature. On a donc préparé les voies à cet homme, mais il n'a point encore paru. Cependant les fastes grossissent, les faits se multiplient, les expériences s'accumulent, l'esprit s'en étonne & s'y perd, tout est désespéré, à moins qu'il ne survienne quelqu'Amphion qui au son de sa lyre anime ces assemblages informes de matériaux, & construise, par enchantement cet édifice tant attendu. „On trouve encore ici, SeigneuR Amilec, des Littérateurs en différens genres; & actuellement il court par la Lune trois Ouvrages qui font beaucoup de bruit. „Le premier a pour titre: Le Théatre de la vie humaine, ou Recueil de riens. L'Ouvrage est d'un Auteur badin qui décompose en riant les choses dont les hommes ont la plus haute opinion, & les réduit à rien. A peine ce Livre eut-il vu le jour, qu'il parut suspect & fut mis à l'index. On assembla les Fous les plus renommés, (c'est comme qui diroit sur la terre, les Philosophes les plus célébres.) L'Ouvrage fut examiné étourdîment & jugé de même. On enferma l'Auteur, & le Livre fut condamné comme pernicieux, diamétralement opposé à la saine doctrine, & totalement contraire au bien de l'humanité. „La censure porte en tête ces belles maximes: Nous connoissons assez la caducité de ce qui ast le mieux affermi, la petitesse des plus grands bommes, le néant de toutes choses. „Ces sortes de réflexions qui naissent malgré nous dans nous-mêmes, ne nous dégoûtent que trop de vie. „Nous en fournir de nouvelles, c'est achever de nous perdre, c'est rompre les foibles liens qui nous attachent à la société, c'est avilir à nos yeux nos amis, nos femmes, nos enfans, nos concitoyens, le monde entier, c'est nous rendre lnsupportables à nousmêmes. Heureux qui ne voit que le bon des choses! Il a la douceur de s'attacher aux bommes, sans que leur méchanceté l'effraye, il adore dans sa femme une vertu dont la fragilité ne l'inquiéte point, il jouit des biens sans que leur peu de solidité l'e dégoute, &c. „Le second des Ouvrages Lunaires qui actuellement font le plus de bruit, est le grand Dictionnaire Univsersel, oû l'on apprend à parler de tout & à ne raisonner sur rien; Ouvrage très-utile aux fainéans, & dont aucun demi-sçavant ne fe peut passer. „Le troisiéme est intitusé: Coup d'oeil sur l'Univers & tout ce qu'il contient, où l'on démontre l'imbécillité de la Nature; par la bizarrerie; la défectuosité & le peu de consisténee de ses Ouvrages: par Ataman, Marchand de Physique en gros & en détail. “Cet Ataman est un home célébre à la Lune. Il a un cabinet de curiosités naturelles oû se trouvent mille choses singusièrès, & entr'autres, Le corps d'un homme manque & pétrifié dès l'origine du concours des atômes. „Un fragment assez considérable de matière pensante. “Une petite cage faite avec des fibres cervicales, où sont encloses une douzaine & demi d'idées innées. „Une phiole de crystal qu'Ataman assure être pleine d'Esprits animaux. On ne les voit pas; mais il vaut autant les croire là, que dans le cerveau & les nerfs... „Sept pintes de Monades, mesure d'Allemagne. „Une Esclaboussure du Soleil, qui en saillit dans le tems qu'une Comête vint mal-adroitement fondre sur cet Astre. „Cinq Masques composés de Natures plastiques. „Une Verge de fer très-pointue, qu'on oppose aux orages & qui preserve du Tonnerre. „Le précieux Beaume. C'est une liqueur extraordinairement-subtile, quoique très fixe. On prétend qu'elle a de l'analogie avec l'ame par sa subtilité, & avec le corps par sa fixité; & qu'elle peut, en servant de lien à l'un & à l'autre, empêcher leur désunion, c'est-à-dire, rendre l'homme immortel. „Une petite Boëte très-jolie & très-riche, qui renferme les Principes des trois Regnes & la Pierre Philosophale. Cette boëte n'est visible que de loin: plus on s'en approche, plus elle devient diaphane, & enfin elle disparoît entiérement, dans l'instant même qu'on se croit à portée de la saisir. „Un piége où l'on à surpris & arrêté des Esprits élémentaires, des Gas, des Archées, des Ames végétatives sensitives.. „Une Bougie magique au moyen de laquelle on voit clair dans tout ce qu'il y a de plus inintelligible, même dans le plein l'Atraction, les Affinités des Chymistes, les Qualités occultes de la matière, les Controverses des Méthaphysiciens, &c. „Je n'en finirois pas, si j'entreprenois de détailler toutes les raretés qul se trouvent dans le Cabinet d'Ataman. J'en reviens à ce qui concerne ma mission. J'ai été long-tems, Illustre Amilec, à me résoudre sur un point, sçavoir si je m'employerois à augmenter le nombre des habitans d'un Pays aussi peuplé que celuici. Tout bien réfléchi, je résolus de montrer à ces têtes légères des hommes de poids & de toute autre espéce que la leur. „Dans cette idée, me voilà à répandre de côté & d'autre des germes de différente nature. Plusieurs siécles se sont écoulés dans ce travail, & j'ai remarqué qu'en général la graine de femmes prend dans ce pays-ci tout au mieux. „La graine d'hommes n'y fait pas si bien à beaucoup près; cependant celle de la plûpart des Poëtes s'y soutient. Pour ma graine de Sages, autant valoit-il la jetter au feu, il ne m'est pas venu un seul homme qui pense; en sorte que les choses sont à peu-près aujourd'hui sur le même pied où elles étoient, quand je suis arrivé. „Par tout ce que je viens de vous dire, Illustre Amilec, vous voyez que ma présence n'est pas fort nécessaire à la Lune. Dès qu'il vous plaira me donner vos ordres, je me rendrai auprès de vous; & je remettrai au magasin le peu de graines qui me reste, & que je n'ose plus confier à un terroir aussi ingrat. Je suis avec un entier dévouement, ILLUSTRE AMILEC, Votre très-zélé premier quartier de Lieutenant Lune de Mars, l'an Zamar. A la pointe gauche du cinq cens un de ma transmigration dans les Terres Lunaires. PEndant qu'on lisoit la Lettre de Zamar, j'avois remarqué que le Courier Lunaire me fixoit de tems en tems avec une attention qui à la fin m'inquiéta. La Lettre lue, il se tourna du côté des Génies qui étoient à côté de lui; Quel est cet homme, leur dit - il, que je retrouveparmi vous, & que j'ai vu il n'y a pas long-tems à la Lune? C'est un habitant de la Terre, lui réponditon, & vous ne l'avez assurement point vu là - haut. J'entends, repartit le Courier, apparemment qu'il est du nombre de ces gens dont la graine légère s'éleve & va se développer à la Lune. J'y ai connu un de ses enfans qui lui ressemble si fort, qu'en voyant le pere, j'ai cru voir le fils. Jusqu'alors j'avois ignoré quelle espéce de graine je fournissois, Amilec ne m'en avoit rien dit; je l'appris en ce moment & je fus humilié. Mais j'apprenois en même tems que j'avois un fils, cela me toucha, & la tendresse paternelle l'emportant sur l'amour propre, je m'approchai du Génie Lunaire; Seigneur Courier, lui dis - je, de grace dites - moi quelques nouvelles de cet enfant dont vous assurez que je suis le pere. Quel est son âge? Quelles sont ses occupations? Quelle est sa fortune?Il est à la fleur de l'âge des Lunaires, répondit-il, mais il en jouit peu: il s'est toujours appliqué à l'étude de la Nature, & il commence à en sçavoir assez pour être convaincu qu'il- ne sçait rien: la fortune ne lui est pas favorable, mais il est assez étourdi pour ne pas s'en mettre beaucoup en peine. En vérité, reprisje, voilà un fils qui ressemble bien à son pere. Le pauvre enfant! Je souhaiterois pourtant bien, Seigneur Courier, que son étourderie fût au moins quelquefois tempérée par un grain de prudence. De la prudence, repliqua-t-il, de la prudence... Le Courier de Zamar rioit si fort, qu'il ne pouvoit s'expliquer. Voilà, disois-je en moi-même, un Génie dont la tête a sans doute un peu souffert à la Lune; il faut que la folie soit bien contagieuse dans ce pays-là. Enfin après avoir ri tout à son aise, il reprit; à quoi bon de la prudence à la Lune, crois-tu qu'en réglant la conduite de ton fils, elle le meneroit fort loin parmi les Lunaires? tu te trompes. La prudence porte sur cette supposition, que les hommes se comportent suivant les régles du bon sens. Un esprit prudent & clairvoyant combine ces régles avec les différentes circonstances des choses, examine quelle doit être la détermination des hommes, prévoit les événemens & se met en état d'en profiter. A la Lune on se conduit le plus irréguliérement du monde, le bon sens n'y a aucun lieu, on auroit beau méditer, on ne prévoiroit rien. Voilà pourquoi la prudence seroit inutile à la Lune & l'est si souvent sur la Terre. Puisque la sagesse n'est bonne à rien, repris-je, que mon fils soit fou comme les autres; mais puisse son genre de folie, le rendre heureux. Tandis que je m'entretenois avec le Courier de Zamar, Amilec s'étoit retiré un peu à l'écart, apparemment pour réfléchir sur ce qu'il avoit à faire. Il ne tarda pas à prendre son parti: il donna ses ordres pour le retour de son Lieutenant. Ensuite il entama des réflexions physiques fur l'idée de Zamar au sujet de la manière dont la Lune s'étoit peuplée: il y ajouta des réflexions morales sur le génie, les maximes, les mœurs des hommes Lunaires, & des observations politiques sur le mauvais Gouvernement qui devoit se trouver dans un pareil Pays. Je l'écoutai, je m'ennuyai, je bâillai.Si la Lune est si mal pourvûe en habitans, dis-je, dans le dessein de détourner la conversation, en récompense Mars sera habité par des hommes uniques. Vous y porterez des graines cueillies avec tant de discernement, épluchées avec tant d'attention, conservées avec tant de soin, en un mot des graines d'une si bonne nature, que je ne doute nullement que la Fable du Siécle d'Or ne se réalise dans cette Planette. On le diroit, reprit Amilec, mais des meilleures souches il sort souvent de mauvais rejettons. Tu ne peux croire, par exemple, combien la graine de femmes est sujette à dégénérer & à faire dégénérer celle d'hommes. Je fis cette remarque dans Venus. Dès-lors je donnai les ordres les plus exprès à ce qu'il ne me fût apporté de graine feminine, que celle qui auroit été recueillie sur les femmes les plus vertueuses. Pour plus grande sûreté, je recommandai à ceux de mes Officiers que je destinois à cette partie de ma moisson, d'en recueillir peu dans les grandes Villes, & de s'occuper rarement autour des femmes de Qualité, mais de se répandre dans les campagnes & & de moissonner parmi les femmes d'un état médiocre. Mes ordres furent éxécutés de point en point; de manière que quand je passai sur la Terre, j'étois pourvu de la meilleure graine de femmes qui fût au monde. Tu vois le peu de succès qu'ont eu mes soins. J'ai semé de la tendresse, & il -m'est venu de la galanterie; j'ai semé de la constance, & il m'est venu de l'opiniâtreté; j'ai semé de l'économie, & il m'est venu de l'avarice; j'ai semé du bon sens, & il m'est venu de l'esprit, souvent quelque chose de pire. Il ne faut compter sur rien, encore moins sur la graine humaine, que sur toute autre chose. Actuellement que je te parle, j'ai du Philosophe parfait, du Métaphysicien admirable, du Théologien à l'épreuve, de l'Orateur assez pour peupler des régions entières; je semerai tout cela, & il ne me viendra peut-être que des gens à Systêmes, des Esprits forts, des Sectaires & de beaux Diseurs. On diroit que la Nature s'épuise: s'il sort encore quelque grand homme de ses mains, c'est une fleur que le hazard fait naître, malgré la rigueur des hyvers.Il en sera des habitans de Mars, comme de ceux de la Terre; il s'y trouvera du mauvais en abondance, du passable en assez petite quantité, du bon presque point. D'ailleurs ne te persuade pas que les graines que nous y devons porter, soient d'une telle nature qu'on n'ait rien à y desirer. Les personnes sur lesquelles on les a cueillies, pouvoient, pour une bonne qualité, en avoir trois ou quatre mauvaises. Je vais t'en donner une preuve sensible. Un Génie qui par le discours d'Amilec prévoyoit ce qu'il avoit intention de faire, ouvrit une caisse qui étoit sous la grande table du magasin, en tira une basse de viole, la mit d'accord, & la présenta au GrandMaître. Ensuite il plaça sur la table plusieurs boëtes remplies de germes, & dont il avoit ôté le couvercle. Cet instrument, reprit Amilec, est monté sur le ton des passions, chaque ton répond à chaque passion; de manière que si quelque principe de passion met un germe a l'unisson d'un de ces tons, ce germe, par une nécessité physique, trémoussera quand ce ton se fera entendre.Voici, continua - t - il, en pinçant une corde, le ton de l'avarice. A peine un son obscur eut-il frappé mes oreilles, que je vis trémousser des graines que je n'aurois jamais cru à cet unisson; c'étoit les germes de gens qui par leur état sembloient avoir renoncé à toutes les choses de la Terre. Voici, continua encore Amilec, le ton de la jalousie. Le son en étoit encore plus bas & plus obscur que le précédent; & en même tems, le diraije, je vis trémousser la plus grande partie des graines de gens de Lettres.Un troisiéme ton se fit entendre, c'étoit celui dé l'orgueil. Beaucoup dé graines du nombre de celles qui étoient dans les boëtes se trémousserent; mais ce qui m'amusa le plus, ce fut les sauts merveilleux que je vis faire à quelques autres mises au rebut, & qui se trouverent dans les balayures au coin du magasin: je reconnus en même tems que c'étoit de ces germes blancs, noirs, & bigarés, dont j'ai déja parle. Enfin Amilec parcourut deux octaves & demie, tant en vices qu'en vertus; il n'y eut pas une graine qui n'entrât au jeu; & si chacune sautoit une fois pour quelque vertu, elle sautoit trois fois pour certains vices. Je joue un peu de la basse de viole, dis-je à Amilec, voulez-vous bien me permettre de faire trémousser en mesure tous ces petits sauteurs? Amilec y consentit, je pris l'instrument, je jouai une contredanse. La basse étoit toujours montée sur le ton des passions, de manière que suivant que je parcourois les différens tons de l'air que je jouois, différentes graines entroient en danse & bondissoient, chaque classe à son tour; le tout en mesure & sans confusion. Ainsi je donnai le bal aux habitans futurs de Mars. Rois & Bergers, Philosophes & Ignorans, Grands & Petits, tout dansoit, tout voltigeoit, c'étoit une merveille. Ce spectacle me réjouissoit infiniment; & je ne puis vous dire avec quel plaisir je voyois que d'un coup d'archet, je mettois en branle des Nations entières. Cependant Amilec qui voyoit tout cela comme moi, voyoit encore quelque chose de plus. Tu as sous les yeux, me dit-il, une image de la société humaine. L'harmonie de l'air que tu joues, se soutient par les rapports des tons qui le composent: de même la societé qui est représentée par la danse méthodique des graines, se soutient par les différentes passions qui agitent les hommes. Las de faire danser les germes humains, je remis la basse de viole entre les mains d'un Génie qui étoit à côté de moi; on ferma les boëtes, on les remit à leur place. Je me levai, je fis un tour dans le magasin, & jettant les yeux de côté & d'autre, je considérois les provisions du Grand-Maître de la Manufacture des hommes. Voîlà donc, disois-je en moi-même, le résultat de toutes les générations qui nous ont précédé, voilà le principe de tous les peuples destinés à habiter-les nouveaux Mondes. Précieux dépôt de la Nature, j'ai l'avantage de vous contempler. Le voile est déchiré, j'ai remonté à la source des Etres, & je les vois dans leur essence. Générations passées que vous vous êtes terminées à peu de chose! Races futures, que vous tirerez votre origine d'un principe léger! Microscôme, abrégé des merveilles de l'Univers, ô homme, que tu es petit à mes yeux! Un germe échappé du néant entre des millions d'autres qui y retombent, se développe & tu prends naissance. Qu'il s'en est peu fallu que tu n'ayes jamais existé! Mais à peiné as-tu paru sur la surface de la Terre, que tu en es effacé. Naître par hazard, souffrir par état, mourir par nécessité, voilà la carrière brillante que le plus superbe des Etres doit parcourir.Amilec interrompit mes réflexions; sortons, me dit-il, allons nous asséoir sur ce nuage qui semble former un canapé du côté du Nord; là nous prendrons le frais, & je te ferai part des éclaircissemens qui me restent à te donner sur la nature des germes humains & sur la manière dont ils se multiplient. Amilec sortit, je le suivis, nous allâmes du Nord, nous nous assîmes sur le nuage; jamais je ne fus plus à mon aise. Je gardois un profond silence: Amilec après s'être un peu recueilli, jetta les yeux sur moi: „On va assez souvent; „me dit-il, chercher fort loin, ce qui est fort près, & plus que personne, le Philosophe tombe dans cet inconvénient. Pour l'ordinaire la vérité est sous ses yeux, il n'auroit qu'à se baisser & la saisir. Mais l'imagineroit-il là? Non sans doute, il la croit bien plus éloignée, son génie actif s'éleve & sa Philosophie s'égare. „Combien d'écarts de cette espéce n'a-t-on pas fait au sujet du fystême de la propagation? Que d'opinions, que d'écrits, que d'erreurs entassées les unes fur les autres! Rien n'est pourtant plus simple que la marche de la Nature dans la régénération des êtres vivans: je vais en un moment t'en donner l'idée la plus claire. „Figure-toi d'abord une espéce de cylindre creux, un très-petit tuyau dont la partie supérieure est latéralement percée en quelques endroits. Imagine que ce cylindre est un moule dans lequel il s'en forme successivement plusieurs autres de la même figure & percés de la même manière. Imagine de plus que chacun de ceux-ci enfile chaque ouverture latérale du moule, & y demeure attaché par son extrémité inférieure. Imagine enfin qu'ils deviennent eux-mêmes autant de moules, où il se forme de nouveaux cylindres qui se glissent à l'ordinaire par les ouvertures latérales & s'y fixent. „Tu vois déja que le premier cylindre doit être en quelque sorte aux seconds, comme le tronc d'un arbre est aux branches, & que les seconds sont aux troisiémes, comme les branches sont aux rameaux. „Supposons encore que de nouveaux cylindres continuent de se mouler, de s'engrainer les uns dans les autres, & de se fixer au moyen d'une petite éminence qui se trouvant à la partie inférieure de chaque cylindre, s'engage dans une échancrure pratiquée à certain point de la circonférence de chaque ouverture latérale. Suis aussi loin qu'il te sera possible, la formation, le développement, l'arrangement successif & continuel de ces cylindres: que penses-tu qu'il doive arriver dans le progrès? De deux choses l'une, répondis-je, ou les cylindres en sortant les uns des autres s'ajusteront entre eux de manière que dans la progression ils ne se forment jamais d'obstacles, & pour lors l'accroissement continuera toujours de se faire & n'aura point de bornes; ou bien ces mêmes cylindres se rencontreront & se formeront des obstacles mutuels; pour lors leur jeu & l'accroissement finiront, quand la résistance sera égale à la force qui les pousse & les emboëte les uns dans les autres; & de ces cylindres ainsi embarrassés & arrêtés dans leur progression, il résultera des masses de différentes formes, suivant les différentes manières dont ils se seront rencontrés. Mais de grace, Seigneur Amilec, où en voulez-vous venir avec ces moules cylindriques? „Le voici, reprit-il; les germes des plantes, des arbres, des animaux, des hommes même, ne font ou n'ont d'abord été chacun-autre chose qu'un petit cylindre tel que ceux dont je viens de te parler. Les Philosophes les ont vûs, mais ils n'ont reconnu ni leur configuration, ni la manière dont ils se développent quand le principe de la fécondation vient à s'y appliquer. Tu as déja une idée de l'une & de l'autre. „Tantôt on a pris ces cylindres pour des rudimens de plantes & d'animaux, tantôt pour des vers, tout récemment on les a pris pour des molécules organiques. Mais au vrai ce ne sont que des tubules végétables, & c'est le seul nom que je leur donnerai dans la suite, soit que nous les considérions dans les plantes, foit que nous les considérions dans les animaux. “Les tubules végétables différent principalement par leur figure, par le nombre des ouvertures latérales, par les distances proportionnelles qui se trouvent entre ces ouvertures. Cette figure, ces ouvertures, ces distances proportionnelles sont tellement disposées dans les tubules des plantes, qu'il ne s'offre nulle part aucun obstacle capable d'empêcher le développement & l'accroissement continuel. S'il ne survenoit point de corruption interne, un germe placé sur un point quelconque de votre globe, pourroit se développer, s'élever, s'étendre, & enfin former un arbre capable de mettre à l'ombre la moitié de la terre. Mais cela n'arrive point, parce que tandis que de nouveaux tubules se forment & s'arrangent, les tubules primitifs vieillissent, se gâtent, se corrompent, le transport des liqueurs est intercepté, l'arbre périt. A peine a-t-il eu le tems de pousser languissamment quelques rameaux. „Si l'on séparoit les nouveaux produits de la végétation des anciens, & qu'on fournît à ceux-là un suc convenable, l'accroissement continueroit & fourniroit de nouveaux arbres, qui eux-mêmes, & de la même manière, pourroient en produire une multitude d'autres, & ainsi à l'infini. C'est ce qui arrive dans les greffes, les entes, les boutures, &c. „Il n'en est pas ainsi des tubules végétables des animaux. Leur figure, les ouvertures latérales, les distances proportionnelles sont tellement disposées, que dans le progrès du développement, les produits se forment des obstacles mutuels, qui augmentant de plus en plus, mettent enfin des bornes à l'accroissement. Une preuve de cela, c'est que si ces obstacles cessent dans quelque partié, (comme il arrive dans les plaies) le jeu des tubules se rétablit, l'accroissement se renouvelle, les chairs se régénerent; & tout cela se termine, quand la plaie se desséche, c'est-à-dire, quand les tubules se rapprochent, & s'opposent à leurs progrès réciproques. „Mais si l'on coupe un membre entier, une main, par exemple, à un homme, il renaîtra de nouvelles chairs, mais il ne renaîtra pas une nouvelle main. Cela vient de ce que les tubules végétables, sans soutien, tombent les uns sur les autres, & par-là se formant des obstacles irréguliers, donneront lieu à la génération d'une masse charnue pareillement irréguliere & informe. Si au contraire ces tubules se soutenoient par quelque cause que ce fût, & gardoient dans leur progression un ordre régulier, la partie se régénéreroit en entier, par les mêmes causes & de la même manière qu'elle s'étoit engendrée dans la premiere conformation: c'est ce qui arrive dans beaucoup d'animaux. Qu'on prive, par exemple, une Ecrevisse de l'une de ses pates, il ne tardera pas à en reparoître une autre. La coquille dont cet animal est revêtu, maintient l'ordre dans les tubules végétables, & empêche leur affaissement. „Bien plus, si dans pareille circonstance la partie tronquée (la pate d'Ecrevisse par exemple) conservoit le principe de vie, elle se fourniroit à elle-même & par la même raison tout ce qui lui manqueroit pour faire un animal complet. La régénération des polypes découpés est une preuve manifeste de ce que j'avance. „Je vous entends, repris-je; on m'assuroit il y a quelques jours, que dans le polype, le cerveau & le cœur s'étendent tout le long du corps de cet animal. Si l'on coupe le polype en deux, chaque portion ayant partie du cœur & du cerveau, conserve le principe de vie. L'eau soutient les tubules végétables dans un ordre régulier; chacune de ces portions doit donc se completer; le polype se régénere, au lieu d'un on en a deux. „Quoique les tubules végétables des plantes, poursuivit Amilec, ne se fassent jamais d'obstacles capables d'arrêter le progrès de la végétation & de l'accroissement, ils s'en forment pourtant d'assez considérables pour s'obliger les uns les autres à s'étendre à droite ou à gauche, à s'avancer en haut ou en bas, en un mot à s'arranger de telle façon qu'il en résulte certaine forme dans la plante & chacune de ses parties. La même chose arrive dans les tubules végétables des animaux, mais les obstaclescles vont plus loin, ils vont jusqu'à mettre des bornes à l'accroissement.„La figure des tubules végétables, le nombre & la situation de leurs ouvertures latérales font varier les obstacles; les obstacles font varier les formes; quelle source de variétés! Suivons-les de degré en degré, commençons par les principales, & déduisons nos idées avec le plus de méthode qu'il sera possible. “Premiérement les tubules végétables se ressemblent, assez pour produire chacun un être vivant; mais ils different assez pour produire, les uns des plantes, les autres des animaux. “Secondement les tubules dont chacun doit donner l'être à un végétal, se ressemblent assez pour produire tous des plantes; mais ils different assez pour produire, les uns des plantes de telle famille, les autres des plantes de telle autre. „Troisiémement les tubules dont chacun doit donner l'être a un animal, se ressemblent assez pour produire tous des animaux; mais ils different assez pour produire, les uns des animaux de telle espéce, les autres des animaux de telle autre. „Enfin parmi les tubules des animaux, ceux qi fourmssent la même espéce, pourront encore différer assez pour causer de légeres variations dans leurs produits. De-là dans les hommes, par exemple, la diversité des tailles, des traits, des physionomies, des tempéramens, des inclinations, &c. “C'est apparémment, repris-je, de quelqu'autre légère différence qui se trouve encore entre les tubules végétables de chaque éspéce d'animal, que vient la différence des genres & des sexes. „Sans doute, repartit Amilec; & tu rémarqueras à cet égard que l'individu mâle fournit seul des tubules ou des germes mâles, & que l'individu femelle fournit seul les tubules femelles. Mais ni les uns ni les autres de ces germes ne se développeront jamais, que la communication des deux genres, de quelque nature qu'elle soit, n'ait précédé. La raison en est claire, mais pour te l'offrir dans un plus grand jour, je reprendrai les choses de plus loin..... Amilec fut interrompu par trois ou quatre Génies qui étoient venus vers lui avec beaucoup d'empressement. Seigneur, dit l'un d'entre eux, Ismel le Moissonneur Royal vient d'arriver au magasin; il est pourvu de tout ce qui est nécessaire pour l'Election des Rois, & il nous a envoyé vers vous pour apprendre quel jour il vous plaira qu'on fasse l'épreuve de la graine de Souverain. Dès aujourd'hui, repondit Amilec: voyez-vous ces nuages qui s'avancent du côté de l'Orient, qu'on fixe leur mouvement, & qu'on les prépare à l'ordinaire, je m'y rendrai dans un moment: partez. Je suis charmé, continua-t-il, en m'adressant la parole, qu'il se présente une occasion aussi favorable de te faire voir ce qui se passe de plus curieux & de plus intéressant, mais en même tems de plus long & de plus pénible dans la récol-te des graines d'homme; c'est l'Election des Rois & l'épreuve où nous mettons la graine de Souverain. Les Génies qu'Amilec venoit de congédier, ne tarderent pas à porter ses ordres. Bientôt tous ceux qui se trouverent dans le magasin, se rendirent aux nuages, arrêterent leur cours & mirent la main à l'œuvre. La distance étoit grande, je ne pouvois discerner ce qui se passoit, mais je n'ai jamais vu travailler avec tant d'activité. Les uns rouloient à force de bras des amas de nuages qui me paroissoient aussi gros que de petites colines. Les autres paroissoient s'employer à les applanir. J'en voyois sortir tout-à-coup du sein d'une nuée entr'ouverte, & s'y replonger aussitôt. Quelques - uns alloient & venoient de côté & d'autre, avec une célérité que je ne puis vous exprimer; tout étoit en mouvement. Et comme la nouvelle s'étoit répandue qu'on alloit procéder à l'Election des Rois, il arrivoit par pelotons de toutes les parties du monde, une quantité prodigieuse de Génies que leurs fonctions y appelloient, ou que la curiosité attiroit. Les abeilles ne viennent pas en si grand nombre se réfugier dans leurs ruches, quand le soleil obscurci leur annonce une pluie prochaine. Cependant Amilec avoit repris le fil de son discours.„Dans le progrès de la végétation, disoit-il, il se trouve des tubules qui se détachent des autres, & sont entraînés par le courant des humeurs qui circulent dans tous les corps organisés. Là par des pressions reïtérées, par des frottemens successifs, par des lavages continuels, ils sont amincis, assouplis, perfectionnés & ensuite déposés dans des réservoirs particuliers, pour donner l'être à de nouveaux germes, & pour servir un jour à de nouvelles végétations. „Il ne faut donc pas t'étonner si les Observateurs ont apperçû des corpuscules mouvans, dans un si grand nombre de matières différentes. Ils en ont remarqué dans des infusions de plantes, de feuilles, de fleurs, de semences, aussi-bien que dans celles des matières animales; c'est que ces différens corps sont composés de tubules dont une partie a passé dans la liqueur de l'infusion. Ils en ont vu dans l'humeur seminale des femelles, aussi-bien que dans celle des mâles; la femelle fournit des cubules de son genre, comme le mâle en fournit du sien. Ils en ont trouvé dans le chyle; aussi-bien que dans la semence; le chyle n'est autre chose qu'un débris de végétaux & d'animaux. Ils en ont découvent qui ressembloient à des filamens arrangés en forme de ramifications; il s'étoit détaché du végétal ou de l'animal, des branches entières de tubules encore emboëtés les uns dans les autres. Ils ont observé que ces rameaux fourniffoient dans la suite une multitude de petits corps mouvans; ces branches se décomposoient & les tubules se séparoient & s'éparpilloient sous leurs yeux. „Peut-on avoir vu tout cela, & n'avoir pas reconnu les tubules végétables? “Mais il ne suffit pas d'un tubule pour opérer une végétation, il faut une matière propre à se jetter en moule & à en former de nouveaux. Les plantes reçoivent cette matière de la terre, & les sucs qu'elle leur fournit étant par eux. „mêmes trop grossiérs, il faut qu'ils soient préparés par une especé de fermentation qu'il ne faut pas confondre avec celles des Chymistes. „Ils la subissent à l'approche d'un certain levain prolifique contenu dans les tubules végétables. „Beaucoup de raisons prouvent l'existence de ces levains, une seule peut en convaincre. Les saveurs, les odeurs, les émanations, principes qu'on retire des plantes qui ont été cultivées dans le même terroir, annoncent par leurs différences, qu'il s'est fait dans chaque espéce de végétal, une élaboration particulière qui a diversifié les sucs qui ont été pompés; & l'on ne conçoit pas que cette élaboration ait pû se faire autrement qu'au moyen d'un principe, d'un ferment, d'un levain particulier à chaque plante, & qui varie comme les plantes mêmes. „Considérons ce ferment dans une plante quelconque. Le germe en a d'abord été pourvû, mais dans le progrès de la végétation, à force de s'étendre dans la séve & dans la plante, il change de nature & varie par nuances, à mesure que la quantité des sucs augmente, & que les tubules se multiplient. De-là vient que l'élaboration varie aussi dans les différentes parties de la plante qui fournissent chacune des saveurs, des odeurs, des principes particuliers. „Par-là il est aisé de concevoir que le levain prolifique du germe s'altérant de tubule en tubule, n'est plus reconnoissable dans ceux qui à la suite d'une longue progression & d'une végétation complette, se détachent des autres, pour former de nouveaux germes. Cependant il est nécessaire qu'il s'y en trouve un précisément de la même nature, sans quoi leurs futures productions ne pourroient être exactement semblables à la plante mere. „Ainsi tandis que d'un côté la Nature prépare les tubules qui doivent devenir germes, il faut que d'un autre côté elle prépare un levain prolifique nouveau. C'est ce qu'elle fait par le moyen de la chaleur, du mouvement intestin, de la filtration de certaines liqueurs, de leurs séjours dans certains organes. C'est ainsi que dans les rudimens de chaque bourgeon, il se trouve toujours un couloir particulier qui sournit le principe végétatif au germe qui s'y développe, & donne naissance à la nouvelle plante ou au rejetton. Mais il n'est ici question que du levain dont les graines doivent être pourvûes. „Les tubules végétables étant suffisamment travaillés, le ferment étant tout préparé, il ne reste plus qu'à unir l'un à l'autre, & c'est ce qui se passe dans la fécondation: mais il faut un lieu favorable, & ce lieu, de quelque nature qu'il soit, nous le nommerons en général matrice. Tubule, levain, matrice, trois choses nécessaires au grand œuvre de la progation. „La Nature se joue, à son ordinaire, dans leur distribution. Tantôt elle les rapproche comme dans la tulipe. La colonne qui s'éleve au milieu de cette fleur, contient & les tubules & les matrices; les filets dont cette colonne est entourée sont les filtres qui ont préparé le levain prolifique. Quand le tems est venu, les filets dispersent leur levain sous la forme d'une poussière, le principe végétatif s'insére dans la colonne, les tubules en sont pénêtrés, la fécondation se consomme. Quelquefois la Nature a placé sur le même individu, mais fur différentes fleurs, les instrumens de la fructification, comme dans le melon & sa famille; d'autrefois elle les a placés sur différens individus, comme dans le chanvre; pour lors il y a plante mâle & plante femelle. „Tout ce que nous venons de dire des végétaux doit pareillement s'entendre des animaux. Pour que leur génération s'opére, il faut des tubules, des levains, des matrices; & toutes ces choses sont distribuées dans le régne animal, avec autant de variété que dans le végétal. Tantôt cet appareil se trouve dans le même individu, & l'arrangement est tel que le jeu de la fécondation peut avoir lieu: pour lors cet animal a l'avantage de se réproduire lui seul, tel est le polype, peut-être le puceron & sa famille. Tantôt ces instrumens se trouvent sur le même individu, mais hors de portée d'agir les uns sur les autres; il faut à cet animal une communication avec un autre tout semblable à lui; chacun d'eux donne & reçoit, féconde & est fécondé; tel est le limaçon. Ces sortes d'animaux & les précédens n'ont point de sexe; ils ne sont ni mâles ni femelles, ou plutôt ils sont l'un & l'autre. „Pour l'ordinaire la Nature a transposé les matériaux de la génération, & cela arrive dans toutes les espéces qui ont deux sexes. „Le mâle fournit des tubules mâles, mais le levain qui doit les féconder, ne se trouve que dans la femelle. Réciproquement la femelle fournit les tubules femelles, mais le levain qui doit les vivifier est contenu dans le mâle. Pour la matrice, de quelque nature qu'elle soit, elle ne se trouve jamais que dans la femelle. De-là vient que la fécondation ne peut avoir lieu, que par l'approche des deux sexes, & que la femelle reste toujours dépositaire des germes. „Tu vois par-là qu'un homme n'est pere de sa fille, qu'en tant qu'il lui a communiqué le principe du mouvement végétatif. Une femme n'est mere de son fils, qu'en tant qu'elle lui a transféré le même principe. Mais un fils est une vraie production de son pere, une fille est une vraie production de sa mere, comme une branche d'arbre est une vraie production du tronc. „Tes yeux sont-ils ouverts, continua Amilec, reconnois-tu la Nature? Admires-tu cette noble simplicité, cette variété sans bornes, ces richesses immenses? „Est-il un appareil plus simple & qui annonce moins que celui des tubules végétables? En est-il un dont il résulte de plus grandes choses? Ils se moulent, s'avancent, se rencontrent, s'arrêtent, la main de la Nature les guide, & il en procéde ces vaisseaux distribués avec une si belle œconomie, ces viscères fabriqués avec tant d'intelligence, ces muscles dont le jeu étonne le Médecin & échappe à sa pénétration. Ce sont eux qui s'arrangeant sur un plan fortement dessiné, donnent la majesté à l'homme, & qui se prêtant & se pliant avec douceur, forment les graçes & la beauté de la femme. Le Lion leur doit sa force, le Cers sa légéreté, & ils composent également les anneaux de l'insecte qui rampe sur la terre, & l'aîle du moucheron qui s'éleve dans l'air. „Qui pourroit suivre leurs différences nuancées presque imperceptiblement & les variations qu'elles opérent dans les êtres vivans, à les prendre depuis le Ciron jusqu'à l'Eléphant, depuis la mousse la plus humble jusqu'au chêne le- plus élevé? „Qui osera nombrer ces instrumens de la propagation, & porter le calcul sur les thrésors de la Nature? Une plante, un arbre, un anîmal, un homme n'est autre chose qu'un amas immense de tubules, dont chacun peut reproduire un végétal ou un animal complet. „O simplicité, ô variété, ô richesses de la Nature! ô sagesse éternelle du Créateur! Je finis, ce petit éclaircissement doit te suffire. J'ai tiré la vérité du nuage qui l'enveloppoit, je l'ai exposée à ton aise. Médite, examine, approfondis, s'il te survient quelque doute, tu m'en feras part & je l'éclaircirai. Allons; tout doit être prêt pour l'Election des Rois, sans doute on ne fait que nous attendre. Nous partîmens, & nous arrivâmes bientôt. Les Génies avoient construit avec les nuages qui leur avoient été assignés, une espéce d'amphithéâtre. L'aire en étoit fort unie, fort vaste & de figure circulaire. Tout autour elle se terminoit par de grosses nuès qui formoient comme une chaîne de colines. Sur ces colines on avoit distribué par groupes de côté & d'autre une multitude innombrable de Génies de toute espéce. Jamais coup d'œil ne fut plus beau; je crus voir les Cieux ouverts & tous les Dieux de l'Antiquité rassembles.Sur le penchant de l'une des colines, j'apperçus quinze ou vingt grands grands sacs qu'on me dît être pleins de graine de peuple. Auprès de chacun des sacs étoit un Génie, & le Moissonneur Royal paroissoit au milieu d'eux, tenant en main une boëte d'or enrichie de diamans & qui étoit de la grandeur d'une assez petite tabatiere. A quelques pas de-là on avoit préparé pour Amilec un fauteuil élevé sur trois gradins, auprès duquel étoit un tabouret. Le tout étoit composé de vapeurs fines rapprochées & condensées avec beaucoup d'art. Le Grand-Maître de la Manufacture des hommes prit séance, & me fit signe de me placer à côté de lui sur le tabouret.En même tems Ismel vint à Amilec, & lui présenta la boëte qu'il avoit entre les mains. Amilec la prit & l'ouvrit: je vis leurs Altesses, leurs Hautesses, leurs Majestés, toutes les Grandeurs du Monde réunies & retrécies au point de ne pouvoir remplir tout - à - fait une très - petite tabatière. Cependant (il faut que je sois bien foible, ou que le caractère de Souveraineté soit bien imposant) je me sentis frappé de respect à la vûe de cette pincée de corpuscules presque imperceptibles. Je vous félicite, dit Amilec, en remettant la boëte au Moissonneur Royal, vous avez fait là une très-abondante recolte, elle suffira sans doute pour completter notre provision de graines de Souverains. Satisfait de cet éloge, Ismel se retira, & fit place à un autre Génie qui vint présenter à Amilec environ un demi - boisseau de graine de peuple. Amilec la regarda, le peuple est toujours peuple, dit-il, change quelque-fois en pire, mais jamais en mieux. Jette un coup d'œil sur ce tas de graines, continua-t-il, en m'adressant la parole, tu jouiras d'un spectacle aussi varié que si tu voyois d'un coup d'œil une Nation entière. Discernes-tu la graine d'incredule, qui n'a ni couleur marquée, ni figure distincte, ni poids fixe? Elle n'est susceptible que d'un genre de mouvement, c'est celui de vacillation. Elle ne vise à rien, ne tient à rien, ne porte sur rien. As-tu remarqué la secousse qui vient de se faire sentir dans l'intérieur & à la surface de ces molécules? Elle a été causée par un germe de Fanatique. Cet-te sorte de graine est toujours dans un état violent, elle a sans cesse un mouvement successif & rapide de contraction & de dilatation. Cela va quelquefois au point qu'elle s'électrise, & pour lors la commotion se communique à la ronde à toute la menue graine qui se trouve à sa portée. Apperçois-tu la graine de Religieuse dont l'enveloppe est lisse, douce & polie? L'extérieur en paroît paisible, mais intérieurement elle renferme un principe de feu qui la mine sourdement; en sorte qu'après un certain tems on la trouve consumée en dedans & hors d'état de se reproduire. Et cette graine de couleur changeante, devinerois-tu quelle elle est? Ce sont des germes de Coquetes: ceux-ci ont des coulours vives & paroissent scintiller, ils nous viennent des spectacles; ceux-là ont des couleurs plus douces & l'air moins animé, ils ont été cueillis sur les Co quetes qui se réservent à jouer les beaux sentimens: les uns & les autres prennent de l'embonpoint à proportion que les graines de Dupes que tu vois à côté, perdent du leur. Tu peux encore voir la graine d'Ambitieux qui s'éleve avec lenteur & retombe avec précipitation, la graine d'Orgueilleux qui placée sous le recipient de la machine pneumatique a la vertu d'empêcher le vuide, la graine d'Hypocrites qui jette de l'éclat en plein jour, celle d'hommes pieux qui ne brille que dans les ténébres, celle de Medisans qui est aigue & tranchante, celle d'Envieux qui se créve d'elle - même. Voilà aussi de la graine pesante d'Importans, de la graine légère de Courtisans, de la graine precieuse de petits Abbés, enfin voilà des graines de toute espéce. Mais ne perdons pas de tems, ajouta Amilec; nous devrions avoir déja commencé l'épreuve des germes de Souverains. Le signal donné, le Moissonneur Royal plongea la main dans un sac qui étoit à côté de lui, & en retira une poignée de graine populaire au milieu de laquelle il plaça un germe de Souverain. Ensuite il s'avança vers le centre de l'Amphithéatre, suivi de plusieurs autres Génies qui tous portoient dans leurs mains de la graine de peuple, mais dans laquelle il n'y avoit aucun germe Royal. Parvenu au milieu de l'Ampithéatre, Ismel jetta en l'air de toute sa force la poignée de graine qu'il portoit. Il se forma d'abord comme un jet de poussière, les germes les plus pesans s'étant portés fort haut, & les plus légers ne s'étant élevés que trèspeu. Mais bientôt après les deux extrémités du jet se rapprocherent, & je vis avec surprise que les graines formoient un petit tourbillon, circuloient autour d'un centre commun & restoient ainsi suspendues dans l'air. Tels on voit quelquefois voltiger dans un assez petit espace, une multitude innombrable d'atômes, lorsque les rayons du soleil les éclairent assez pour les rendre sensibles. Toute graine de Souverain qui n'a pas dégénéré, me dit Amilec, attire & fait circuler autour d'elle la graine de peuple. Mais les germes Royaux ont plus ou moins de cette vertu. Ceux qui en sont le mieux pourvus, forment des tourbillons plus étendus. Il s'en trouve tel qui emporte autour de lui plus de cinquante poignées de graine populaire. Nous les éprouvons de la façon que tu vois, quand tous les tourbillons sont formés, on les laisse circuler les uns avec les autres. Il s'en trouve quelquefois qui se détruisent & disparoissent, & d'autres qui s'aggrandissent & prennent de l'étendue, suivant que la graine dont l'influence les soutient, augmente ou diminue en vertu. Quelque tems après, quand l'équilibre est bien établi, nous cueillons au centre de chaque sphére les germes de Souverain qui ont soutenu ces épreuves, & nous les conservons avec soin. Tandis qu'Amilec parloit, on continuoit de jetter de la graine de peuple au germe Royal dont la vertu travailloit dans l'air. Il en retint huit poignées, la moitié de la neuviéme retomba, le principe dominant étoit épuisé. On passa à un second germe de Souverain, qu'on lança en l'air comme le premier. Mais celui-ci ne forma point de tourbillon; la force attractive lui manquoit, il retomba sur l'aire de l'Amphithéatre. Le troisiéme se soutint mieux; à peine vingt-cinq poignées de graine de peuple suffirent pour le porter au point de saturation. On contiua ainsi de jetter en l'air des germes de Souverain. Le nombre des tourbillons devint bientôt considérable. A peine l'étendue de l'Amphithéatre suffisoit-elle pour les contenir. Vois-tu, me dit Amilec, ces graines qui se détachent, quittent les autres & tombent comme une pluie menue? Ce sont des germes Républicains. On diroit qu'ils voudroient s'affranchir de la nécessité de circuler, mais il n'y a pas moyen: ils s'arrangent bientôt entre eux & forment des sphères qui ne paroissent pas différer des autres, & qui en effet n'en différent qu'en ce que les autres n'ont à leur centre qu'un germe unique; celles-ci en ont plusieurs. Reconnoistu le tourbillon d'Espagne, à la marche grave & ferme des germes Espagnols; celui d'Angleterre, à la marche oblique & inquiéte des Anglois; celui de France, à la marche légère, mais assurée des François?Fixons un peu nos yeux sur ce dernier. Les germes des Princes se sont arrangés, comme tu vois, à la file les uns des autres sur l'axe du tourbillon; les germes de Ministres se sont réunis vers l'un des poles; ceux de Sénateurs se sont réunis vers l'autre pole; ceux de Guerriers se sont portés à la surface de la sphère; la graine de peuple circule intérieurement au milieu. Heureuse distribution qui enchaîne les graines entre elles, tempere leur influence réciproque, maintient l'ordre dans la circulation, & affermit inébranlablement le germe Royal au centre du tourbillon. Voici un genre de mouvement tout différent. Vois-tu cette multitude de petites sphères qui tournent toutes avec lenteur sur un centre commun? C'est le tourbillon de l'Empire. Les graines qui le composent, ont, comme tu le remarques, deux mouvemens, un particulier qui les emporte autour du centre de chaque petite sphère, l'autre général qui emporte les petites sphères autour d'un centre commun. Ces deux mouvemens s'affoiblissent réciproquement, de là vient la lenteur de la circulation générale. Sans cela ce vaste tourbillon seroit à craindre, mais loin de rien envahir sur les autres, à peine se soutient-il lui-même. Mais quelle est, repris-je, cette lumière qui perce au Nord de toutes ces sphères mouvantes, & qui a l'éclat & la douceur des rayons qui précédent le lever du Soleil dans les plus beaux jours du Printems? Cette lumière, répondit Amilec, vient du tourbillon de Prusse. Tu la compares avec justesse à l'Aurore, elle croît de moment en moment, bientôt tu la verras jaillir au loin & se communiquer aux tourbillons les plus reculés. Considére maintenant, poursuivit Amilec, les mouvemens respectifs de ces différens corps. Remarques - tu à droite le tourbillon des Perses qui se délabre? Il tombe en lambeaux sur la surface du tourbillon Ottoman, & ce qu'il y a de singulier, celui - ci n'en absorbe aucune portion. Regarde plus haut & à gauche le tourbillon de l'ancienne République d'Hollande, qui maintenant a pour centre une graine unique. Il semble chanceler, on diroit qu'il va se plonger dans le tourbillon voisin & prendre un nouveau mouvement qui l'emportera autour d'un germe étranger. Vois-tu un peu plus loin la sphère Apostolique, admires un peu comment, toute petite qu'elle est, elle donne le branle aux vastes tourbillons qui l'environnent. J'écoutois, je regardois, je donnois toute mon attention à ce qui se passoit; lorsque tout - à - coup je fus pris d'un éternûment aussi violent que si j'avois respiré le plus fort Ellebore, & qui ne cessa qu'après m'avoir agité sans interruption, l'espace de cinq à six minutes. Cela s'accordoit peu avec le respect que je devois à la majestueuse assemblée où Je me trouvois alors. Mais ce qui me fâchoit le plus, c'est que la commotion que j'occasionnois dans l'air, alloit porter le trouble dans le mouvement des tourbillons. Tantôt un Duché heurtoit contre un Electorat, & tantôt une République contre un Royaume. Peu s'en fallut même que mon dernier éternûment ne culbutât totalement l'Empire de la Sublime Porte, qui par lui - même avoit déja un mouvement trèsralenti & très-irrégulier. Que l'accident qui t'est survenu, ne t'étonne pas, me dit Amilec en souriant: l'impétuosité du cours des tourbillons a lancé hors leurs sphères d'activité, différentes sortes de germes qui errent de toute part autour de nous: une graine de Flateur voltigeoit à peu de distance de toi, tu l'as attirée avec l'air que tu respires, elle t'a causé l'agitation que tu viens d'éprouver. Hé, quoi! repliquaije, la graine de Flateur est-elle pourvûe d'une qualité si irritante? Cela dépend des circonstances, répondit Amilec: sur un organe peu délicat, elle ne produira qu'un sentiment voluptueux de titillation; mais sur un organe sensible, elle produira une irritation des plus fortes. Les germes humains peuvent faire & du bien & du mal, suivant le naturel des personnes dont ils sont échappés, & la disposition de celles sur lesquelles ils se trouvent à portée d'agir. D'où vient, par exemple, la plûpart de ces maladies singulières dont les gens de l'Art sentent tous les jours (sans toutefois en convenir) qu'ils ignorent la cause? De graines d'hommes. D'où vient la plûpart de ces guérisons inattendues dont le Médecin a soin de se faire honneur, sans y avoir en rien contribué? De graines d'hommes. Que ne s'applique-t-on à faire des microscopes assez bons pour les appercevoir à la surface des corps, & des outils assez déliés pour les y recueillir. On y trouveroit des ressources sûres contre les maladies les plus opiniâtres. Il est des germes de toute vertu; il en est de calmans, comme la graine d'Ami; d'adoucissans, comme la graine d'Epouse vertueuse; d'agaçans, comme la graine de Critique; de sudorifiques, comme la graine de Petit - Maître manqué.....Amilec alloit poursuivre, il en fut empêché par un bruit confus qui s'étoit élevé dans l'assemblée. Tous les Génies me parurent dans un étonnement qui tenoit de l'extase. Ils étoient immobiles & avoient les yeux fixés sur les tourbillons. Il étoit survenu dans les graines circulantes un mouvement tumultueux, qui d'abord y avoit porté la confusion au point qu'on ne pouvoit plus distinguer les tourbillons les uns des autres. Mais ce mouvement s'étant calmé peu - à - peu, les sphères commencerent à reparoître plus distinctes; & en même tems on en apperçut une qu'on n'avoit point encore vûe, ou plutôt qu'on ne reconnoissoit pas. Elle avoit plus d'étendue qu'aucune autre, & son cours étoit beaucoup plus rapide. D'instant en instant elle s'aggrandissoit, & les tourbillons qui l'environnoient, diminuoient à proportion, & quelquefois disparoissoient entiérement. Tout cédoit, tout étoit entraîné autour du germe dont la vertu se développoit avec majesté au centre de cette sphère. Le Moissonneur Royal ne tarda pas à venir trouver Amilec: Seigneur, lui dit-il, je ne sçai quel est le germe dont la grandeur se caractérise avec tant d'énergie, mais si on l'abandonne encore quelque tems à lui-même, son tourbillon ne manquera pas de détruire & d'absorber tout ce qui l'environne: les autres germes de Rois se trouveront confondus avec la graine de peuple autour de celui-ci, nous ne pourrons en reconnoître aucun, nous les perdrons tous. Quel principe de domination, s'écria Amilec! Ne seroit-ce point quelque germe d'Auguste que vous auriez oublié, & qui jusqu'à présent auroit resté par inadvertence dans votre boëte? Ne différons pas davantage, cueillons un germe si précieux; mais ne perdons pas les autres. En disant ces paroles, Amilec courut aux tourbillons, & se plongea au milieu. Cependant les clameurs cesserent, un silence profond succéda; tous les Génies étoient en suspens, tous attendoient avec impatience qu'Amilec revînt & leur annonçât quelle étoit l'origine du germe qui faisoit leur admiration. Il ne tarda pas à paroître, il sortit du sein des tourbillons aussi légérement qu'un habile Plongeur sort du sein des eaux. Cet auguste germe, dit - il, nous vient de l'illustre Famille des Bourbons. Priverons-nous les Habitans de la Terre d'un trésor si rare? Rendons aux Francois ce germe précieux, que leurs vœux soient accomplis, qu'il naisse un Duc de Bourgogne. A ces mots mille applaudissemens se firent entendre de toutes parts, & en mon particulier je ressentis une joie si vive, que je m'éveillai.Mais quel chagrin succéda à cet-te joie, quand je me retrouvai seul dans mon cabinet au milieu de mes tristes volumes, & privé peut - être pour toujours de la compagnie d'Amilec! Une jeune Femme que d'impitoyables Corsaires enlevent d'entre les bras d'un Epoux chéri, n'est pas atteinte d'une plus vive douleur. Amilec, m'écriai-je, sçavant Génie, généreux Amilec, pourquoi m'abandonnezvous? Mais je l'appellois en en vain; les Génies Moissonneurs, les Génies Eplucheurs, le Grand-Maître Amilec, tout avoit disparu, tout étoit perdu pour moi. FIN. Notes * Chirurgiens lettrés.