LA PARISIENNE EN PROVINCE. OUVRAGE NATIONAL. Par M..... Si vuole à punto Far de gli Amanti quel che de le vesti. Molti haverne, un goderne, e cangiar spesso. Guarini, Past. fd. A AMSTERDAM Et se trouve A PARIS, Chez la Veuve Duchesne, rue S. Jacques, au Temple du Goût. M. DCC. LXIX. On peut trouver encor quelque femme fidelle, Sans doute; & dans Paris, si je sçais bien compter, Il en est jusqu'à trois que je pourrois citer. Boil. Sat. X. AVANT-PROPOS. Convenez, Zélis, que les hommes sont bien haïssables; quel cœur glacé que celui de Dorante! Peut-on marquer moins d'ardeur pour un rendez-vous demandé si long-temps, accordé si difficilement? Depuis une heure entiére, livrée à votre impatience, négligemment couchée sur votre canapé, étudiant les attitudes les plus avantageuses à la volupté & à la coquetterie, méditant une scéne de reproches, vous l'attendez, ce volage Dorante, & peut-être, ô comble de la perfidie! vous l'attendez inutilement. Vous êtes outrée désespérée de son peu d'empressement; enfin pour tuer le temps, vous prenez avec dépit la brochure du jour: cette teinte d'humeur noire qui vous domine se répand sur tout mon Livre; le plan en est pitoyablement conçu; les caracteres manqués absolument, les épisodes mal amenés, à chaque instant des peintures qui ne finissent pas; toute la brochure, enfin, est à périr d'ennui; on n'a jamais rien vû d'aussi détestable. Aimable Daphné, quel beau jour vient d'éclorre pour vous! Vous sortez des bras de votre Amant: il vous a laissée plongée dans la plus délicieuse ivresse; les plaisirs les plus vifs & les plus variés doivent aujourd'hui remplir les instans qui vous restent: un bal charmant qui vous est préparé, un bal où vous retrouverez Phaon vous occupe plus que tout le reste: en attendant que votre toilette s'achéve, on vous présente la Parisienne en Province: vous la parcourez à la hâte: vous en effleurez rapidement les situations, ou plûtôt, vous ne lisez point; vos yeux se proménent vaguement sur les pages du Livre, tandis que votre imagination est occupée d'objets bien plus intéressans. Qu'importe: les détails en sont inimitables; tout y est merveilleux.... vous croyez y reconnoître le portrait peu flatté de quelque rivale: c'est elle; oh! c'est elle assurément! Mon Livre est unique, admirable, divin. Entre le mauvais & l'admirable, le terme moyen est le médiocre; je m'y tiens donc, & n'ai garde d'appeller d'une décision aussi équitable: en effet, toutes ces bagatelles sont votre bien: vous en disposez à votre gré: vous les couronnez; vous les anéantissez; & quelque soit leur sort, il est toujours assez beau si une femme aimable s'en est occupée pendant quelques instans. Au reste, vous vous doutez bien que cette brochure n'a jamais été destinée à voir le jour; que c'est bien malgré moi qu'elle paroît, qu'elle est l'ouvrage d'un moment; & que je suis désespéré du tour affreux qu'on me joue en me forçant de la faire imprimer. C'est une chose horrible en effet, que cette extrémité à laquelle nous sommes presque tous réduits: ou à donner nous-mêmes au public des ouvrages que nous n'en jugeons pas dignes, ou à les voir paroître défigurés par une impression à laquelle nous n'avons point de part. Je suis malheureusement dans ce cas: il y a quelques jours qu'un de mes amis vint chez moi dans un moment ou j'étois occupé d'affaires trèsimportantes: je lui dis de s'amuser à lire en attendant que j'eusse fini: on devine bien qu'ayant apperçû mon Manuscrit, encore imparfait, fur mon bureau, fur mon secrétaire ou sur ma cheminée, il s'en saifit sans me le dire; que l'ayant passé indiscretement à quelques connoifsances, elles le lurent avec avidité; qu'elles en firent tirer des copies, & qu'au bout de quel-que temps je trouvai mon Ouvrage sur quelqu'autre bureau, secrétaire, ou cheminée: j'avoue que mon désespoir égala ma surprise. Cependant, quand ce premier mouvement fut calmé, je vis bien que je n'avois point d'autre parti à prendre que celui d'abandonner la Parisienne à l'impression: c'est ce que je fais, quoiqu'avec toute la répugnance imaginable, & je supplie humblement les incrédules & les esprits forts de ne former aucun doute sur ce que je viens d'avancer; une seule chose diminue un peu mon chagrin: c'est qu'aujourd'hui on ne peut décemment se dispenser de faire au moins une brochure dans sa vie; & c'est par celle-ci que j'acquitte ce singulier tribut. A THÉMIRE. UN Serin du plus beau plumage Se prit aux lacets de Sylvain: Il étoit vif, léger, badin, Et par son aimable ramage Il enchantoit tout le bocage. Glicére à ses accens venoit, chaque matin, Unir les tendres sons d'un organe divin. Ah! disoit-elle un jour, si jamais je t'engage, Aimable oiseau, sous un doux esclavage, Que je rendrai de graces au Destin! Sylvain avoit entendu ce langage; Comblé de posséder un si précieux gage, Il le renferme dans son sein Et vole vers le pâturage, Où, dans un calme heureux, ses troupeaux l'ombrage, Paissoient les saules & le thym: Sous un chapeau de paille, à l'abri d'un feuillage,Il emprisonne le Serin. Et puis d'un petit bois voisin Le Berger amoureux, pour lui faire une cage, Légérement prend le chemin. Parmi l'osier le plus flexible, Il fait un choix en se disant: Aux feux du plus fidéle Amant Glicere est peut-être sensible: Dans sa cabane écartée & paisible, Je lui présenterai l'oiseau qu'elle aime tant: Elle est naïve; elle est sincère, Et ne sçait pas, pour un baiser, Etre mal-à-propos précieuse ou sévère; Pourroit-elle me refuser? Non, ce Serin à sçu lui plaire: Je veux l'instruire à caresser; A répéter le beau nom de Glicere. O douce pensée! une fois, Peut-être deux, peut-être trois, Je t'embrasserai, ma Bergère; Et si, par ma témérité, Je n'excite pas ta colère, Par mille baisers pris dans l'ombre du mystère,Tu feras ma félicité. Dans cette flatteuse espérance, Sylvain retourne à son troupeau. Mais tandis qu'il accourt rempli d'impatience,L'Aquilon furieux renversant le chapeau, Lui fait payer bien cher cette funeste absence. Le Berger désolé se précipite en vain: Il voit, malgré toute sa prévoyance, Les baisers s'envoler sur l'aîle du Serin. Mon sort ressemble assez au sort de ce Berger; Jadis tu m'ordonnas d'écrire, Et docile à tes loix, Thémire, Dans la carriere encor, j'osai me rengager. Le désir de te plaire excitant mon courage, De la frivolité j'empruntai le langage. J'essayai sur ce ton, qui m'étoit étranger, De peindre le papillotage Et le persifflage léger Des M... & des P.... Mais satisfait de ton suffrage, D'une orageuse mer je craignis le danger. J'ensevelis mon ouvrage Dans l'ombre du cabinet; Et regardant du Port se former les orages, Je m'applaudis en secret D'avoir sçu me tenir à l'abri des nauffrages. .. LA PARISIENNE EN PROVINCE. OUVRAGE NATIONAL. PREMIERE PARTIE. MONSIEUR DE Migneville s'étoit fait Marquis avec de l'or: accablé de titres, de richesses & d'années, il voulut encore se charger d'une femme. Mademoiselle d'Origny qui n'avoit qu'un beau nom, une jolie figure & vingt ans, fut l'épouse qu'il choisit. Elle trouvoit le nouveau Marquis fort sot, fort gauche & fort laid; mais il étoit riche, & en se rendant si facile sur le choix d'un époux, elle se proposoit en secret de l'être moins sur le choix d'un amant. Cependant tous sentimens honnêtes n'étoient pas entiérement effacés dans son ame; elle cherchoit le plaisir, mais elle fuyoit encore l'éclat. D'ailleurs, jusque là sa conduite avec le Marquis étoit telle, que la plus sévère exactitude n'auroit pu y trouver rien à reprendre. Un vieillard amoureux est presque toujours la dupe d'une femme coquette: quoiqu'un peu jaloux, le vieux Migneville ne doutoit pas que les démonstrations de la tendresse de la Marquise ne fussent sincères: mais il connoissoit les femmes & se sentoit tout disposé à concevoir quelques soupçons qu'il prenoit le plus grand soin de cacher: il n'ignoroit pas que la jalousie d'un époux ne sert qu'à donner l'éveil aux amans & fait présumer que si on le peut duper, on ne perdra pas son temps auprès de sa femme. Le Marquis, pour enchaîner Madame de Migneville par la reconnoissance, ne lui refusoit rien: attelages brillans, voitures nouvelles, parures, étoffes, diamans, tout lui étoit prodigué: mais tous ces objets ensemble ne pouvoient captiver une imagination ardente, un cœur qui ne soupiroit qu'après un bonheur plus réel, & que tout concouroit à séduire. Elle se contraignoit toujours, soit par un reste de reconnoissance & d'honnêteté, soit dans l'intention de mieux le tromper dans la suite: elle languissoit; le Marquis vivoit encore tranquille, si l'on peut trouver le repos dans des nœuds mal assortis. Madame de Migneville commençoit à prendre tous ces agrémens frivoles, tous ces brillans travers qui mettent une jolie femme à la mode: elle n'étoit pas régulierement belle; mais elle avoit le regard si voluptueux, la physionomie si expressive, qu'on ne pouvoit la regarder sans émotion. Quant à l'esprit, elle en avoit autant qu'on peut en avoir, sans jugement; je veux dire, beaucoup &, quoiqu'il fût noyé dans le jargon le plus futile, dans le persiflage le plus inepte, sa conversation ne laissoit pas d'avoir mille charmes. Le monde l'avoit déja rendu fausse & dissimulée. Elle croyoit ne rien saire & ne rien dire de bien que ce qui étoit apprêté; inconséquente par caractère, elle désiroit ardemment ce qu'elle n'avoit pas, & le négligeoit dès qu'elle l'avoit obtenu: elle étoit vive & gaie jusqu'à l'étourderie, plûtôt parce qu'elle croyoit qu'il est du bon air de l'être, que parce que cela lui fût naturel: on lui avoit dit si souvent qu'elle étoit étourdie, qu'on lui avoit persuadé qu'elle devoit l'être: d'ailleurs cela donne le droit de faire & de dire mille choses qui autrement tireroient à conséquence: elle avoit encore cette facilité à dire des riens; ce tour aisé qui leur donne tant de prix, & qui rend intéressantes les choses les plus minutieuses. Imaginez enfin un composé singulier d'agrémens & de défauts; mais de ces défauts que l'art & que le caprice de nos préjugés ont sçu rendre plus séduisans que les agrémens mêmes. Parmi tous les hommes que voyoit Madame de Migneville, elle n'en avoit encore distingué aucun: son cœur ne cherchoit qu'à se rendre; mais elle étoit si difficile sur le choix, elle exigeoit tant de perfections dans son vainqueur, qu'il étoit presque impossible qu'elle pût le rencontrer. Telle est la folie des jeunes personnes qui veulent aimer pour la premiere fois; elles croyent excuser leur foiblesse par les qualités de l'objet qui l'a causée. Il est rare qu'une femme choisisse pour amie une autre femme plus jeune, plus jolie & plus aimable qu'elle: cependant il regnoit entre Madame de Mélicourt & la Marquise, l'intimité la plus parfaite. Madame de Mélicourt étoit veuve d'un homme qui lui avoit laissé de grands biens: elle avoit été assez long-temps à la mode &, quoiqu'elle ne fut plus d'âge à avoir des prétentions, elle en conservoit cependant encore: c'étoit une de ces femmes qui ont toujours la fureur du monde, lors même que le monde veut les quitter, qui ne tenant plus à rien, ne peuvent cependant vivre sans intrigues, & qui n'étant plus dans la saison d'en avoir elles-mêmes s'occupent de celles des autres. Elle avoit environ cinquante ans; elle en diminuoit dix & ses bonnes amies lui en donnoient soixante. Le grand usage du monde lui avoit appris à le connoître: elle avoit ce qu'on appelle le meilleur ton, c'est-à-dire, qu'elle étoit très-polie & très-fausse, qu'elle avoit l'art de deviner les personnages & de les assortir sans qu'on y soupçonnât le moindre dessein; qu'elle sçavoit ignorer tout ce qu'il ne falloit pas qu'elle sçût; qu'elle possédoit au suprême dégré la science épineuse de la médisance; qu'elle la manioit avec une adresse singuliere; & enfin qu'elle entendoit à ravir toutes ces petites convenances qui paroissent si peu importantes, & qui font cependant tout le charme de certaines sociétés. L'avantage d'être reçue dans le monde sous une sauve-garde aimable, étoit le seul motif qui l'avoit liée avec la Marquise. Une foule d'agréables des deux sexes se rendoit encore chez elle, soit par habitude, soit par désœuvrement. Des jeunes gens d'une élégance, d'une fatuité, d'une indécence, d'une hardiesse à laquelle rien ne pouvoit résister: des femmes d'une liberté, d'une inconséquence, d'une frivolité à tout séduire; voilà les personnages dont sa société étoit composée. Des soirées & des nuits entieres remplies par des jeux ruineux, des soupers fort longs qui se passoient à calomnier les bonnes actions quand on étoit las de médire des mauvaises; des conversations où quelqu'important débitoit hardiment mille absurdités qu'il venoit démentir le lendemain; des petites intrigues, de petits manéges, des brouilleries, des raccommodemens, voilà les occupations de cette société. Dans ce siécle charmant où tout le monde philosophe, on n'avoit garde d'y manquer chez Madame de Mélicourt: les ridicules, l'affectation, les prétendus préjugés y étoient frondés continuellement, & toujours par ceux qui en avoient le plus: on y métaphysiquoit sans s'entendre, on y jugeoit les Auteurs, les Ouvrages, on y parloit Morale, Politique, Administration, & rien n'étoit plus comique que les décisions qui s'y rendoient sans appel sur toutes les matieres.On y remarquoit sur-tout le Chevalier de Belmur; jeune, vif, léger, beau comme on peint l'amour, il étoit fait pour l'inspirer: on se l'enlevoit, on se l'arrachoit: une partie n'étoit pas complette sans lui; aussi étoit-il d'une scelératesse reconnue. Vingt infidélités d'éclat & une indiscrétion soutenue lui assuroient désormais les plus brillans succès. Qui ne sçait, en effet, que vingt femmes publiquement affichées & déshonorées, sont plus qu'il n'en faut pour mettre le sceau à la réputation d'un joli homme? La Marquise ne tint pas contre un être si merveilleux: elle crût premierement n'avoir qu'un simple dessein de lui plaire & ne songeoit nullement à en faire une affaire sérieuse. Le Chevalier lui parla, lui dit de ces choses qu'on prodigue par habitude à toutes les femmes, & que chacune par une exception peu modeste, ne croit sincères que pour elle. La Marquise s'imagina l'avoir séduit; après un peu de réflexion, elle ne crut pas devoir chercher plus loin l'heureux mortel à qui elle réservoit son cœur: mais le premier pas coûte à franchir, & mille choses la retenoient encore. Belmur s'apperçût bientôt qu'on lui vouloit du bien; mais soit caprice, (car de tels hommes ne peuvent guere se dispenser d'en avoir aussi,) soit que pour lors il fût engagé ailleurs, soit plûtôt encore par un manége adroit, il négligea d'en profiter. La Marquise en fut désolée; dès cet instant, plus d'enjouement, plus de saillies; les spectacles, les promenades, le monde, tout augmentoit son dépit & son chagrin: cela n'échappa point au Chevalier; il venoit de rompre avec Rosalie; il étoit libre. Il sçavoit que la Marquise n'avoit encore eu personne, & un regard tendre d'une femme qui n'est point décidée galante, en dit autant que les plus fortes avances d'une autre. La Marquise devoit faire éprouver le plaisir le plus délicat à celui qui pourroit le premier lui inspirer de l'amour; mais les longueurs l'effrayoient: il sçavoit que ce qui auroit été terminé dans un instant avec une autre femme, l'arrêteroit long-temps avec celle-ci. Il eut recours à Madame de Mélicourt & sçut l'intéresser pour lui. Elle cherchoit depuis long-temps à pénétrer dans le cœur de son amie: elle connoissoit trop bien les femmes pour croire que celle-ci fût encore sans inclination. Dès le même jour elle se rendit chez elle. Madame de Migneville aimoit à jetter sur le papier les sentimens qui agitoient son cœur: c'est une espéce de confidence qui soulage; on croit n'être plus seul à sçavoir un secret qui coûte tant à garder, & l'illusion est d'autant plus satisfaisante, qu'on est sûr, avec un tel confident, de la discrétion la plus parfaite. La Marquise écrivoit lorsqu'à son ordinaire Madame de Mélicourt entra sans être annoncée; son amie voulut cacher précipitamment ce qu'elle venoit d'écrire; mais Madame de Mélicourt promit si sérieusement de se fâcher si on lui refusoit ce papier, qu'enfin la Marquise le lui remit en protestant bien que c'étoit une folie toute pure qui ne signifioit pas grand'chose, & que son cœur n'y étoit pour rien du tout. Madame de Mélicourt, bien sûre du contraire, lisoit sans l'écouter: les femmes sont bien au-dessus des hommes quand c'est le sentiment qui dicte ce qu'elles écrivent: il semble que la nature ait voulu les dédommager par une sensibilité excessive, de l'espéce de supériorité qu'elle nous a accordée dans tout le reste, & si c'est un bonheur que de sentir bien vivement, elles sont assurément plus favorisées que nous. L'amour étoit peint dans cet écrit avec toute la force & toute l'énergie imaginables. La Marquise s'y faisoit à elle-même l'aveu de la passion qu'elle ressentoit pour le Chevalier, & de l'impossibilité où elle étoit de contraindre son penchant. Elle vit bien qu'elle ne pouvoit dissimuler plus long-temps avec Madame de Mélicourt. Eh! bien, ma chere amie, lui dit-elle, lisez jusqu'au fond de mon cœur; voyez-y toute l'étendue de mon malheur: sans cesse obsédée par un homme que je déteste, en butte à ses fatiguantes attentions, forcée à les lui rendre, jugez de l'excès de mes peines. Que mon sort seroit différent si l'on m'avoit liée avec un homme que je pusse chérir: je dois beaucoup au Marquis, je le sçais, je le sçais trop... Et que lui devez-vous, interrompit Madame de Mélicourt, que les attentions, les complaisances & l'empressement que vous avez pour lui depuis si longtemps, n'ayent déja trop payé? Je suis comblée de la confidence que vous me faites de vos peines, & je vous conseille d'employer tout ce qui sera nécessaire pour les faire finir très-promptement. -- Cela dépend-il de moi, reprit la Marquise, & quand je ne serois pas obsédée par M. Migneville, croyez-vous qu'il me soit si facile d'oublier mes devoirs. Nos devoirs! vous êtes un enfant: vos devoirs, à votre âge, sont de vous livrer aux plaisirs: quant à votre jaloux, vous lui déroberez sans peine toutes vos démarches. D'ailleurs, un mari qui s'avise aujourd'hui de se formaliser de pareilles choses, ameute tout Paris contre lui. Combien n'en avons-nous pas vû qui, jaloux des plaisirs de la société, ont été les premiers punis de l'éclat qu'ils ont fait par les persifflages éternels dont ils ont été accablés, tandis qu'on a pris l'intérêt le plus sensible aux jeunes & malheureuses victimes de leur jalousie. Le monde ne doit pas vous embarrasser d'avantage, il est très-indulgent, ou plûtôt, il trouve qu'il n'y a rien de si naturel à une jolie femme que de faire un usage convenable de ses beaux jours: vous en avez mille exemples sous les yeux. Personne n'ignore que la dévote Belinde voile sous les apparences d'une piété sévere, la conduite la plus équivoque; que la prude Céphise se dédommage en secret de la fierté qu'elle affecte en public; que la jeune Céliméne, dès les premiers jours de son mariage, a signifié à son époux qu'elle vouloit vivre indépendante, & qu'une infinité d'autres ne s'occupent que du soin de faire leur bonheur en faisant des heureux: en sont-elles cependant moins considérées de tous les honnêtes gens qui ont le sens commun? Croyez-en mon expérience, ma chere Marquise, notre vertu n'est aujourd'hui que l'art de dérober nos actions à la satyre & à la méchanceté, & il est mille fois plus utile de persuader qu'on est honnête que de l'être en effet, ou plutôt, l'un & l'autre sont très-peu essentiels; car on est convenu tacitement de certaines bornes, & pourvû qu'on ne les passe pas, le monde ne voit rien & ne veut rien voir. Je veux vous tirer d'esclavage, & je ne souffrirai pas qu'un sexagénaire exige le sacrifice de vos plus beaux momens, parce qu'il vous a destiné un reste de vieillesse qu'il n'eût pu traîner seul. Jouissez de votre jeunesse; car je ne connois aucun état plus ridicule & plus triste que celui d'une femme qui commence à vieillir sans avoir mis à profit les plus doux instans de la vie. La Marquise avoit écouté jusque là sans rien répondre, & sans approuver ni rejetter ces excellens raisonnemens. Vous connoissez le Chevalier de Belmur, continua Madame de Mélicourt; tout-à-l'heure encore il me parloit de vous -- de moi! le Chevalier... quoi, que vous disoit-il? -- Bon ... & vous ne l'aimez pas; si j'étois méchante; mais non, je suis trop votre amie pour vous faire aucun mauvais tour. Belmur vous aime; je ne connois personne qui vous convienne mieux. Ni moi non plus, disoit tout bas la Marquise. -- Je veux vous voir heureuse; je le veux malgré vous; mais vous vous taisez; vous vous amusez à rougir. Je n'ai point aujourd'hui le temps de combattre vos petits scrupules: si demain il vous en reste encore, nous les détruirons: vous sçavez que je donne une fête à ma campagne; adieu, je compte sur vous. Cette campagne étoit délicieuse; rien n'avoit été épargné pour rendre magnifique la fête que Madame de Mélicourt y donnoit. La Marquise y arriva des premiéres: son amie lui proposa de se promener en attendant que tout son monde fut venu. Au moins, dit Madame de Migneville, je compte que vous n'aurez pas le Chevalier. --- Soyez tranquille, belle Marquise; je n'aurai personne qui puisse vous faire de la peine. -- C'est qu'il ne manqueroit pas d'imaginer que je suis venue ici pour lui, & j'en serois au désespoir. -- En effet, il est bien plus dans l'ordre que ce soit lui qui vienne ici pour vous; n'est-il pas vrai? -- Ni l'un ni l'autre ne peut me convenir: je vous ai ouvert mon cœur; vous sçavez l'impression que le Chevalier y a faite; mais je connois les hommes, & il l'ignorera à jamais. Sçavez-vous bien, ma chere Marquise, que vous m'impatientez horriblement: vous voyez les choses comme un enfant: j'ai voulu vous désabuser de tous ces préjugés de Couvent; je les excuse, parce que j'y ai passé autrefois tout comme vous: j'étois honteuse de paroître aimable, & je croyois qu'on me faisoit injure en me le disant: enfin on me fit voir le néant des chimères, dont jusques-là je m'étois bercée. On m'apprit que dans ce siécle heureux & philosophe, les mœurs n'étoient plus qu'un phantôme vain dont les principes avoient pris la place: je n'étois pas au bout de mes sottises; j'eus encore celle de demeurer fidéle au premier homme que j'avois aimé: cette folie ne dura pas; mais tout en me livrant à mes penchans, je me gardai de l'excès qui consiste à les suivre sans choix & sans délicatesse: l'amour, s'il n'est économisé, use le cœur, & le rend à la fin incapable d'éprouver aucun sentiment. Profitez de mes lumiéres, & je vous réponds du bonheur de votre vie; c'est au Chevalier qu'est réservé celui de vous apprendre à sentir. Ne le rebutez pas, assez d'autres cherchent à lui plaire pour qu'il ne soit embarrassé que sur le choix. En ce moment un carosse entra; on reconnut la livrée & l'équipage du Chevalier. La Marquise sentit son cœur palpiter avec la plus grande vivacité: elle eût voulu se cacher dans le sein de son amie. Belmur les joignit: elle ne put dissimuler long-temps la joie qu'elle avoit de le revoir: de son côté, il fut si empressé, il s'exprima avec tant de feu, tant de grace, qu'il obtint le pardon de ses froideurs avant de l'avoir demandé. Il fut charmant pendant tout le dîner: toutes ses attentions furent pour la Marquise: il n'aimoit pas assez pour être plus mystérieux, & la malignité curieuse n'eut pas de peine à les deviner.On alla bien-tôt se préparer à un bal aussi magnifique que galant: un peuple d'aimables fous & de folles charmantes s'y étoient rendus de tous les environs. La campagne ajoûtoit encore un nouvel agrément à cette partie. C'est un plaisir délicieux à mon gré que celui du bal quand on n'en jouit que rarement: c'est-là que triomphe la liberté, l'inconséquence & souvent le plaisir: on n'y connoît point les droits que donne le rang; quelquefois même on y oublie ceux de la beauté: à l'abri d'un masque trompeur, une vieille coquette étale hardiment ses beautés d'emprunt, & sous un domino blanc ou rose, elle écoute les jolis propos d'un agréable tandis qu'à côté d'elle une jeune beauté sourit de se voir prise pour une prude déja sur le retour. Tant que le visage conserve son masque, l'esprit jouit de ses droits: on suit une laide spirituelle; on abandonne une beauté stupide: le masque levé, l'ordre est rétabli. Les uns cherchent à contenter leurs regards, les autres à satisfaire leur imagination: heureuses alors celles qui réunissent les charmes si séduisans de l'esprit & ceux de la beauté. Le mélange agréable des deux sexes, les ris, le badinage, des indiscrétions fréquentes, des méprises involontaires ou préméditées, cent misères charmantes enfin y deviennent intéressantes, & semblent se réunir pour dérider le front du misantrope le plus austère. Le masque donne à l'esprit une aisance qui produit mille saillies plus vives les unes que les autres; on ne se ressemble plus à soi-même; on fait, on dit mille folies dont on s'applaudit en secret; la bruyante joie domine sur toute l'assemblée: Momus voltige parmi les rangs, & le seul aspect de sa marotte en écarte la raison. Une foule de beautés sembloient être venues dans ce séjour enchanté, de toutes les parties de l'Univers, sous les habits de leur contrée. Mde. de Mélicourt n'avoit pas laissé ignorer au Chevalier quel seroit le déguisement de la Marquise, il n'y en avoit point de plus élégant dans toute l'assemblée: le Chevalier l'eut bientôt démêlée parmi la foule des masques dont les salles étoient remplies. Il se fit connoître & ne manqua pas de dire qu'il l'avoit devinée aux seuls mouvemens de son cœur: la Marquise le crut bonnement & lui en sçut gré. Le bruit des instrumens, le tumulte de l'assemblée, l'éclat des lumiéres, l'émotion que la danse excite dans tous les sens, enfin ce badinage léger & animé que le masque & l'incognito semblent permettre, échauffent les désirs & enflamment l'imagination par une gradation insensible. L'allemande commençoit déja à être de mode: cette danse grossiérement gaie auparavant, & analogue en cela au caractere de la nation, dont elle tire son origine, avoit changé de nature aussi-tôt que nous l'avions adoptée. Une cadence vive & légère avoit remplacé les bonds germaniques & lourds qui la caractérisoient primitivement. Le liant, la mollesse & la flexibilité dans les mouvemens avoient succédé à la rudesse à la pesanteur & à la dureté. Elle imitoit toutes nos affections agréables: voluptueuse, passionnée; lente, précipitée; nonchalante, animée; douce & touchante, légère & folâtre; c'étoit un Protée charmant à l'aide duquel on se transformoit dans un instant sous mille formes séduisantes. Les attitudes en étoient si intéressantes, les bras s'entrelaçoient de tant de maniéres si heureuses, le corps, les mains pressées doucement, les regards vifs & languissans mêlés à tout cela, avoient quelque chose de si attrayant, que je ne serois pas surpris que bien des femmes eussent été amenées par ce moyen à une défaite dont auparavant elles ne se seroient jamais doutées. Belmur & Madame de Migneville danserent ensemble; il lui proposa de quitter la salle; la Marquise abîmée de lassitude, enivrée d'amour, oublia qu'elle pouvoit être remarquée & le suivit sans résistance. Ils descendirent dans le jardin & entrerent dans des bosquets où ils s'égarerent volontairement: ils se promenerent quelque temps comme pour chercher une issue qu'ils craignoient tous deux de rencontrer: le charme de la conversation du Chevalier fit trouver ce temps fort court à la Marquise: il l'engagea à se reposer sous un berceau écarté. La nuit étoit douce & un peu sombre; l'heure étoit critique; rien n'interrompoit le silence de ces beaux lieux: les fleurs exhaloient une odeur délicieuse: la Marquise étoit fatiguée: elle s'assit en s'appuyant sur le bras du Chevalier, qui se plaça près d'elle. Jamais elle ne s'étoit rencontrée dans une circonstance aussi agréablement dangereuse: le contraste du fracas qu'elle quittoit avec la solitude, le tête-à-tête & l'éloignement où elle se trouvoit lui donnoit une crainte timide, une tendre émotion qu'elle n'avoit jamais senties. Après quelques propos aussi galans que rebattus, le Chevalier qui tenoit sa main, y porta ses lévres & y imprima un baiser de flamme: il s'approcha encore davantage & la pressa tendrement dans ses bras: sa résistance fut si légère qu'il hasarda un baiser sur son sein. -- Oh! pour le coup, Chevalier, vous prenez trop de libertés, & je commence à m'appercevoir à quel point je suis imprudente d'être venue ici seule avec vous; il est temps de rentrer. Le Chevalier lui fit quelques tendres reproches: ils se turent; elle lui serra la main: il tomba à ses genoux... Ils ne tarderent pas à sortir du bocage. Cette soirée fut délicieuse pour la Marquise: le Chevalier l'aida à réparer le tendre désordre de sa parure. Ils rentrerent la satisfaction peinte dans leurs regards. Madame de Mélicourt sourit en les voyant reparoître; quelques autres femmes sourirent de même, & avec plus de fondement qu'elles ne croyoient peut-être. Ils eurent ensuite la facilité de se revoir autant qu'ils le désirerent; ils en profiterent sans ménagement, & le dégoût succéda bientôt à des souhaits si aisément satisfaits. Belmur fatigué d'une possession trop tranquille, eut la malhonnêteté de rompre le premier: il eut des successeurs: les uns quittés aussi subitement qu'ils avoient été pris; les autres conservés seulement autant de temps qu'il en falloit pour dire qu'on les avoit eus, tous amoureux sans passion, transportés sans désirs, comblés de l'excès de leur félicité sans avoir la faculté de la sentir, cherchant l'éclat & non le plaisir; tous volages, inconséquens, vains & indiscrets, & se souciant peu d'obtenir des faveurs qu'on auroit ignorées. Le Marquis de Migneville ne tarda pas à s'appercevoir de ce changement: il connoissoit Madame de Mélicourt: il sçavoit qu'elle aimoit à obliger: la liaison de cette femme avec la Marquise l'inquiéta; il ne faisoit cependant que conjecturer. Une rencontre assez singuliére lui dessilla entiérement les yeux. La Marquise avoit alors le jeune Dorville, le plus grand étourdi, le plus indiscret petit-maître de Paris. Un jour que le Marquis promenoit ses inquiétudes dans un jardin public, il l'apperçut à quelques pas de lui parlant avec un ami: le vieux Migneville pouvoit les entendre, & il les entendit en effet: cet ami faisoit la guerre à Dorville sur la difficulté de le rencontrer depuis quelque temps; il le soupçonnoit d'être amoureux & d'être aimé. Dorville après s'être défendu foiblement en convint: cet ami le pressa vivement de lui faire la confidence toute entiére. Dorville fit un étalage magnifique de beaux principes sur la discrétion, & refusa constamment de nommer la personne qu'il aimoit. Et le mari lui dit son ami, dis-moi, est-il jaloux? -- Pas tant à beaucoup près que nous le désirerions, car le plaisir de tromper un vieil argus rend celui de la jouissance mille fois plus piquant. Au reste, ajouta-t-il, en allant vers son carosse, je te quitte dans la crainte que tu me devines: je t'en ai peut-être déja trop dit, & je déteste les indiscrétions; d'ailleurs il est six heures, & je conduis ce soir ma déesse à l'Opéra en petite loge: chez Madame de Migneville, cria-t-il à ses gens. Son ami l'entendit & rentra dans le jardin en riant comme un fou de cet excès de discrétion: le vieux Marquis l'avoit entendu de même; il fut accablé de cette certitude funeste. Il ne balança pas cependant à se déterminer sur le sort d'une femme qu'il avoit adorée, & qui peut-être lui étoit encore chère. Dès le lendemain, le cœur déchiré par la tendresse & la douleur, il prit la plume & traça ces mots que lui dictoit un reste d'amour pour la Marquise. “Je vous ai épousée, Madame, dans l'intention de vous rendre heureuse; vous n'avez répondu à mes desseins que par une ingratitude affreuse: j'aime mieux cependant vous devoir mes malheurs que d'avoir à me reprocher les vôtres, & je n'userai pas de l'autorité que les loix me donnent. Soyez libre; jouissez de la moitié de mes biens, mais ne nous voyons plus: vous ne serez pas toujours jeune; puissiez-vous quand vous approcherez de mon âge, puissiez-vous, pour vos indignes procédés envers un homme qui vous adoroit, éprouver la honte & l'horreur qu'il y a de se voir jouer par un enfant, & par un enfant qu'on aime. La Marquise étoit à sa toilette quand on lui apporta cette lettre. Dorville étoit avec elle ... Une lettre du Marquis! De mon mari... Comme cela sera tourné! Le bonhomme! Lisez-moi cela, Dorville; il faut nous en divertir un moment. Il lut à haute voix: M. de Migneville est un homme merveilleux, dit-il en finissant; tous ses billets du matin sont-ils de ce stile? L'avanture est folle; elle est unique: je suis comblé d'y être pour quelque chose & je vais la conter par-tout. D'honneur Paris seroit trop charmant si tous les maris vouloient imiter le vôtre. Il partit comme un éclair & laissa la Marquise absorbée dans une rêverie profonde. Le procédé généreux du Marquis l'étonna beaucoup; elle en fut émue pour le moment; un sentiment de douleur & de repentir s'éleva dans son ame: elle se surprit à répandre des larmes. Que je suis bonne, dit-elle à la fin! Je m'afflige tandis que je devrois me livrer à la joie la plus vive: je suis libre; je suis riche; je suis heureuse. Une seule inquiétude lui restoit, c'étoit de sçavoir quel usage elle feroit de sa liberté. Mille circonstances lui rendoient le séjour de Paris infiniment désagréable. Dans son incertitude elle se fit conduire chez Madame de Mélicourt: elle la trouva triste & occupée des apprêts d'un voyage inattendu. Il faut nous séparer, ma chere Marquise, lui dit Madame de Mélicourt en l'embrassant: je serois accablée de cette séparation si je ne vous sçavois heureuse. On me mande de *** qu'on doit y juger incessamment un procès dont le sort m'intéresse infiniment, & je suis forcée de m'y rendre sans délai. Madame de Migneville, après avoir un peu réfléchi, lui dit en riant: je veux être de ce voyage; je me charge de votre affaire: une solliciteuse comme moi ne pourra pas vous nuire. Elle lui raconta sur le champ ce qui venoit de lui arriver. Madame de Mélicourt l'embrassa mille fois avec les plus grandes démonstrations d'amitié. Au reste, lui dit-elle, nous partons dès demain. A l'instant, si vous voulez; on m'a si souvent parlé de la Province & des espéces qui la peuplent, que je brûle de connoître ce nouvel Univers. Je vous laisse, mes apprêts ne seront pas longs: dans vingt-quatre heures je suis toute à vous. Malgré cet excès de contentement la Marquise prête à quitter Paris, en regretta les délices: nous n'abandonnons jamais sans peine des lieux auxquels le plaisir nous a habitués; une sorte de tristesse se mêle alors à la douceur d'imaginer que nous allons voir d'autres objets. D'ailleurs, Paris est si attrayant! la Marquise y avoit passé des jours si délicieux! Ils pouvoient renaître: &, pour satisfaire un vain mouvement de curiosité, elle s'exposoit à périr d'ennui; car, comment peut-on vivre en Province? Cependant espérant que le voyage seroit court, & aussi peu capable d'éprouver de longues inquiétudes que de ressentir des plaisirs durables, elle eut bien-tôt oublié tous ceux qu'elle avoit goûtés à Paris pour s'occuper uniquement de ceux que l'avenir sembloit lui promettre. Elles se mirent en route, & pendant le voyage, la Marquise éprouvoit toujours une surprise nouvelle à chaque objet nouveau que la nature offroit à ses regards: les choses les plus ordinaires la frappoient également: elle s'étoit attendue à ne rien voir qui ressemblât à ce qu'elle connoissoit déja; mais c'étoient toujours des Villes riantes, des environs charmans & des campagnes fertiles & bien peuplées. Les habitans sur-tout l'amusoient fort. Elle trouvoit à ces bonnes gens l'air un peu étranger; mais ils lui paroissoient contens: ils rioient, ils chantoient, & leurs travaux, où nous ne voyons que la fatigue, n'étoient pour eux qu'une occupation. Quel beau pays, disoit-elle; les bonnes gens! C'est un meurtre qu'ils ne sçachent pas profiter de ce que la nature leur prodigue si libéralement: ces bois, s'ils les tailloient en bosquets, en charmilles; cette riviére que nous voyons serpenter dans ce vallon, tantôt resserrée entre des rochers, tantôt ombragée par des tilleuls, que n'en forment-ils un canal qu'on orneroit de bronzes & de jets-d'eau: mais pas la moindre cascade, pas une statue, point de boulingrins ni de kiosques; toujours des torrens, des grottes, des fontaines naturelles, des bocages & des gazons qui sont venus d'eux-mêmes. Voyez, ma chere amie, voyez ce paysage, ces hameaux & ces cabanes éparses sans ordre: cette vue qui s'échappe au loin entre ces collines; tout cet ensemble enfin approche-t-il de nos bosquets, de nos allées d'arbres, de nos perspectives & de nos campagnes si bien symmétrisées? Non, plus je voyage & plus je persiste à croire que le séjour que nous quittons est unique... Mais que font ces deux hommes? L'un tout mouillé de sueur, anime & guide des chevaux harassés; ils traînent une machine qui m'est inconnue: l'autre, lourdement appuyé sur cette machine, marche dans un sillon qu'elle a tracé. Ils labourent, dit Madame de Mélicourt. Ah! ils labourent; je m'en étois un peu doutée: voilà donc le labourage! Il y a si long-temps que j'étois curieuse de voir labourer! Voilà ce dont j'ai raisonné tant de fois! Ce dont tant de livres m'ont excédée si souvent! Je l'avoue, ma chere amie, j'en sçais plus depuis un moment, que tous ces livres ne m'en ont appris: au fond c'est bien peu de chose que cette agriculture dont on fait tant de fracas, & je n'aurois jamais deviné que le pain venoit si naturellement: cependant ces hommes me font peine; ils reçoivent sans doute des récompenses proportionnées à leur travail. -- Bon, des récompenses! Quelle plaisanterie! Ils ne connoissent rien: ils n'ont rien à désirer, & dussent-ils périr sous le fardeau de leur misère; ils ne doivent exister qu'autant qu'ils nous sont utiles: le travail & l'indigence, c'est leur partage. La Marquise l'interrompoit pour s'amuser d'avance des originaux qu'elle alloit trouver à Ces gens n'ont rien vu, rien entendu, disoit-elle: ce sera, je crois, de bonnes figures avec leur air d'extase dès qu'ils nous verront paroître: je vois tout cela d'ici. Ah! quelle sensation nous allons faire! Ces paupres Campagnards! Qu'ils seront aises de nous voir! On dit qu'ils ont le cœur bon, quoique les maniéres un peu sauvages. -- Nous les civiliserons, disoit Madame de Mélicourt. Comme on écoutera les moindres choses que nous dirons, reprenoit la Marquise! Comme nous allons être admirées des hommes! Comme les femmes vont nous détester! Que je vais faire de jalouses! Pour moi je veux bouleverser toutes leurs modes gothiques; changer leurs usages, leur façon de se mettre, de se coëffer, corriger leur langage, introduire les jeux nouveaux, & bannir sans ménagement tout ce qui n'aura pas été imaginé d'hier. J'ai pris toutes les brochures du jour; ces ouvrages intéressans ne leur parviennent que lorsqu'on en est las à Paris; ils seront comblés de les avoir une fois dans leur nouveauté. Mais, ditesmoi, sans doute on est déja prévenu de notre arrivée: on en parle beaucoup, n'est-ce pas? Il seroit très-plaisant qu'on vînt nous complimenter. Que nous allons occasionner de caquets! On m'a assuré que toutes ces Villes de Province étoient divisées en plusieurs partis, & que les jolies femmes étoient à la tête de chacun: j'espére bien que nous aurons le nôtre. Une chose m'afflige, cependant; c'est que nous aurons l'air de gens de l'autre monde quand nous reviendrons à Paris: tout sera changé, les modes, les usages, les expressions: l'étude des nouveaux plaisirs & des derniers goûts, nous coûtera presque autant que si nous étions Provinciales nous-mêmes. Par ces remarques judicieuses & solides, & par d'autres semblables, les deux Voyageuses s'efforçoient de charmer les ennuis de la route. Cependant, Madame de Mélicourt un peu plus instruite, sourioit quelquefois de la prévention de la Marquise; mais elle ne la détrompoit pas afin de mieux jouir de son étonnement. Elles passerent le même jour par un village où la nuit, qui commençoit à tomber, les obligea de s'arrêter. Il n'y avoit aucune Auberge: une Paysanne encore fraîche & de bonne mine les invita d'une maniere honnête à descendre chez elle: cette femme étoit engageante; elles s'y déterminerent volontiers: sa maison étoit propre & simple, comme on peut croire; un jardin qui en dépendoit, les engagea à se promener: elles y admirerent la nature dans toute sa beauté; des arbres chargés de fruits, des espaliers qui invitoient l'œil & la main, des allées étroites, mais tapissées d'un gazon verd & peu foulé, quelques ombrages formés par des noisettiers, des carreaux de légumes, des couches bien alignées & couvertes de toutes sortes de primeurs, voilà les agrémens simples & naturels de ce lieu champêtre. Dans un coin de ce verger, une jeune fille, unique enfant de la Fermiére, cultivoit une espéce de parterre composé de quelques plattes-bandes; elle avoit à peine quinze ans: la fleur de cet âge brilloit dans tous ses traits; deux grands yeux noirs qui ne devoient pas être muets dans le tête-à-tête, au-dessous desquels étoient écloses sur chacune de ses joues, deux roses vermeilles dont la rougeur pâlissoit vers les extrémités; plus bas une bouche enfantine, dont le moindre souris embellissoit ces joues d'une petite fossette; des graces naturelles, naïves & timides, telle étoit Toinette: elle se plaisoit à considérer les différentes couleurs dont ce parterre étoit nuancé: c'étoit son ouvrage; ses mains déja accoûtumées au travail, en avoient distribué les compartimens avec plus de goût que de symmétrie; elle y avoit conduit industrieusement un filet d'eau qui les rafraîchissoit sans cesse. Les Dames s'extasierent beaucoup sur ce petit ouvrage, & lui firent quelques agaceries auxquelles elle répondit avec une naïveté qui les amusa infiniment. Elles rentrerent dans la Ferme & elles alloient souper quand elles virent arriver un Paysan frais & robuste suivi d'un jeune homme grossiérement vêtu, mais de bonne mine: ils saluerent les deux Dames à leur façon: elles les reconnurent pour ces Laboureurs qu'elles avoient remarqués à peu de distance du village. La Fermiére quitta tout pour aller embrasser le plus âgé: elle essuya la sueur qui couloit de son front; ensuite elle lui présenta un breuvage rafraîchissant, & il parut oublier toutes ses fatigues. L'accueil que cette femme faisoit à son mari avoit quelque chose de touchant: cela ne parut que plaisant à la Marquise. A l'instant la petite fille arriva; elle sauta au col de son pere: on lui dit deux mots, puis on fit avancer le jeune homme: on apprit qu'il avoit dix-huit ans, qu'il étoit du Village & depuis un an garçon du Fermier. On le trouva très-grand & très-bien fait pour son age. On le fit marcher; on le fit tourner; on admira sa taille & sa jambe, qui ne laissoient pas de paroître sous des habits grossiers. Madame de Migneville lui trouva l'air mâle, & dit que c'étoit dommage qu'il ne fût pas à la ville: pendant cet examen la bonne femme recommandoit à Colin de se tenir droit & de n'être pas honteux; mais sa rougeur & son embarras déceloient toute sa timidité. Madame de Mélicourt le tira de peine en faisant servir le souper. La Marquise voulut être servie par Colin, qui s'y prêta de meilleure grace qu'elle n'en avoit attendue d'un Paysan. Les lits furent trouvés passables; mais l'habitude de sommeiller mollement sur le duvet, les empêcha de se livrer pour long-temps au repos. Aussi-tôt que le jour commença à poindre, elles se leverent. Après quelques tours de jardin elles allerent s'asseoir sous des noisettiers en attendant l'heure du départ. La tranquillité de ce séjour fit soupirer la Marquise; le calme regnoit encore dans toute la Ferme; mais on commençoit à entendre le chant des oiseaux & les cris des animaux domestiques. Ce premier moment du matin dispose l'ame aux réflexions, & l'imagination reposée s'y livre sans effort. Quelle joie pure regne dans toute cette famille, dit Madame de Migneville! Cela me confond. Nous n'avons point d'idée de ces plaisirs là; nous ne voyons même rien de semblable chez les Paysans qui environnent la Capitale. Cette chaumiére est-elle privilégiée? Ou bien toutes celles de ce hameau lui ressemblent-elles? Oui, dit Madame de Mélicourt; cette tranquillité que vous admirez tant, est universelle dans ce hameau; nous avons rendu méchans & fins les Paysans qui entourent Paris; la bonhomie de ceux-ci vient de ce qu'ils sont rarement victimes de l'injustice & de la force: d'ailleurs ils ne voyent qu'eux dans l'Univers; leur cabane est pour eux toute la terre; ils ne courent point après les jouissances & eux seuls jouissent. Cette enfant dont hier nous considérions le travail, est heureuse; elle ne s'occupe que des objets que la nature a mis sous ses yeux; son imagination ne cherche pas à pénétrer au-delà de ce qui l'entoure; le penchant quelle a pour le plaisir lui tient lieu de raison; & parmi les plaisirs, elle ne connoît que ceux qui sont à sa portée: en développant ses idées, en lui montrant d'autres jouissances, on lui prépareroit des regrets. Elles philosophoient encore sur ce ton quand elles la virent entrer dans le verger: elle portoit au bras un panier de fleurs; elle avoit l'air inquiet, & paroissoit chercher quelqu'un: bientôt elles apperçurent un jeune Paysan qui venoit à elle par un chemin différent. Elles étoient cachées par des noisettiers &, sans être vues, elles pouvoient tout voir & tout entendre. Croyez-vous, dit la Marquise que ce rendez-vous soit bien innocent? Est-ce une chimère enfin que l'aimable simplesse de ces bons villageois? Vous convenez, sans doute, que ces deux enfans ... A propos, j'aime beaucoup l'ardeur qu'elle avoit hier à cultiver les fleurs qu'elle apporte aujourd'hui à son galant. Nous allons voir de belles choses. Mais n'est-ce pas Colin, le garçon du Fermier? Justement, c'est lui; la charmante candeur! ses Maîtres le croyent à l'ouvrage, il vient en conter à leur fille: oh! suivons cette avanture-ci. Madame de Migneville triomphoit; elle n'auroit pas sitôt cessé de parler, si le plaisir d'entendre une conversation aussi intéressante ne l'eût fait taire. Tu parois bien las, dit la petite à Colin; d'où viens-tu si matin? -- De commander des chevaux à la poste, répondit il; car les Dames veulent partir de bonne heure: & toi-même, Toinette, pourquoi es-tu si-tôt levée? Pour qui ces beaux bouquets si bien arrangés? -- Pour les Dames aussi; elles ont pris plaisir à les voir hier dans mon jardin, & je les cherchois ici. -- Iu ne me cherchois donc pas, Toinette? -- Non, mais je suis bien-aise de t'avoir trouvé. Comme ils s'approchoient de la retraite des deux Dames, elles se montrerent: elles prirent les bouquets de la jeune fille, qui paroissoit enchantée. Je vous laisse, dit alors Madame de Mélicourt; je vais donner des ordres pour notre départ: Toinette la suivit. La Marquise fit rester Colin: elle venoit d'avoir l'idée la plus folle & la plus singuliére & elle vouloit la réaliser; c'étoit d'essayer sur lui le pouvoir de ses charmes & de voir jusqu'où alloit la sensibilité d'un homme de cette espéce. Il étoit resté droit le chapeau à la main; elle le fit asseoir près d'elle. Tu as sans doute une maîtresse, lui dit-elle; & je suis sûre qu'elle est jolie? Colin répondit par un gros soupir. Tu soupires, est-ce que tu n'es pas content de ton amoureuse? Eh bien! Il faut l'abandonner & en choisir une qui soit plus jolie & plus complaisante: avec ta figure & un peu d'assurance, je te répons que tu seras aimé. Colin ne répondoit mot; mais ses yeux embarrassés & distraits disoient très-intelligiblement que ces avances ne faisoient que l'importuner. Tu n'es pas fait pour la campagne, continua la Marquise, viens à la Ville; je serai ta Maîtresse & tu seras mon serviteur: j'aurai de l'amitié pour toi, mon cher Colin, & tu te plairas sûrement avec moi. Mais tu ne dis mot; mes offres te déplaisent-elles? Non, Madame,... non;... mais je vois là-bas Toinette. -- Je t'entends, vas la rejoindre. Colin partit comme un trait. Au fond, se dit la Marquise, je m'attendois bien à ce qui vient d'arriver, & j'en suis comblée. J'aurois été fort embarassée seule ici avec ce balourd s'il avoit été moins stupide; car mon idée étoit extravagante, & je suis trop heureuse qu'il ait pris le change. Elle continua sa promenade en rêvant à l'insensibilité de cette classe d'êtres malheureux. Sa rêverie la conduisit près d'un berceau où elle entendit parler. La curiosité la fit approcher; elle écarta doucement quelques branches, & apperçut avec le dépit le plus violent, Colin, l'insensible Colin, aux pieds de Toinette. On auroit pû croire que le hasard seul les avoit conduits dans cet endroit écarté, si la joie qui les animoit ne les eût décelés. Colin lui racontoit comment la Dame de Paris avoit voulu l'emmener en servage à la Ville & le rendre bien content, & comme il l'avoit refusée afin de ne pas se séparer d'elle. Toinette pleuroit de joie à ce récit; elle paroissoit craindre qu'il ne se laissât séduire par de nouvelles offres: il la rassuroit, non par des sermens, non par des protestations, mais par un regard mille fois plus expressif: une fleur placée de sa main sur le corset de Toinette, & puis reprise avec transport; une offense légère faite à dessein d'être querellé & pardonné; peut-être quelques baisers, mais plûtôt surpris que donnés; tels étoient les plaisirs qui leur abrégoient les momens. La Marquise ne put s'empêcher de faire de tristes réflexions sur la différence de l'amour qu'elle avoit jusqu'alors senti & inspiré, & de la tendresse naïve & sincère de ces deux enfans. Elle devina par la suite de leur conversation, que les parens de Toinette ne vouloient pas la marier avec Colin, parce qu'il étoit pauvre. Avec un esprit corrompu, elle avoit cependant l'ame bonne & généreuse, il lui vint une idée de bienfaisance qu'elle résolut de réaliser sur le champ. Elle retourna à la Ferme, & ayant assemblé toute la famille, elle demanda au bon Fermier & à sa femme pourquoi ils refusoient de marier les deux enfans; ils sont d'accord, continua-t-elle, n'est-ce pas là l'essentiel? -- Non, Madame, non, répondirent les bonnes gens; nous ne cherchons qu'à rendre notre fille heureuse: Colin travaille bien & feroit un bon ménage, mais il n'a rien; s'il avoit eu seulement quelque petit bien en sa possession, pour lui rendre la vie douce & à notre Toinette... Eh bien! Colin n'est pas si pauvre ni si abandonné que vous croyez; il l'a ce bien que vous désirez. -- Ah! Madame, c'est bien inutile de leur mettre ces pensées-là dans la tête; nous sçavons qu'il ne posséde rien, & Toinette n'en a pas assez pour tous deux. -- Il a cent louis à lui donner, reprit Madame de Migneville; si cela vous convient, faites venir le Notaire. Les jeunes gens étonnés à l'excès, pleurant de sensibilité, embarassés, inquiets, & comblés à la fois, s'étoient jettés à ses genoux, & baignoient ses mains de leurs larmes. Elle leur apprit comment elle avoit surpris leur secret. Je ne peindrai ni le ravissement du pere & de la mere, ni les transports de Colin, ni la satisfaction douce & timide de Toinette. Le Praticien arriva, & le contrat fut conclu avec un plaisir presque égal de tous les côtés. Enfin, après avoir embrassé les futurs époux, les Dames partirent comblées des bénédictions de cette heureuse famille. On étoit au milieu de l'été, & pour éviter la grande ardeur du soleil, elles partoient toujours fort matin. Le lendemain, qui étoit le dernier jour de leur voyage, elles se leverent beaucoup avant l'aurore pour profiter plus long-temps de la fraîcheur d'une belle matinée. L'aube qui commençoit à blanchir le sommet des montagnes leur préparoit le spectacle le plus agréable, & l'on n'auroit pû désirer une situation plus heureuse pour en jouir complettement. Elles étoient sur une élévation vis-à-vis d'un côteau qui leur cachoit encore le soleil: une vaste rivière répandue sur le fond verd de la prairie, se perdoit dans l'éloignement en paisibles replis: mille hameaux, mille palais champêtres dispersés avec ce désordre négligé de la nature, infiniment supérieur à l'aride symmétrie de l'art présentoient le tableau le plus riant. On appercevoit plus loin les débris majestueux d'un ancien aqueduc, monument presque immortel des travaux opiniâtres du peuple le plus laborieux de la terre. Ces ruines antiques entourées d'arbres presque aussi vieux étoient tellement confondues & mêlées avec les productions de la nature, qu'on auroit pû les prendre pour l'ouvrage de la nature même: elles achevoient de rendre ce point de vûe peut-être unique dans l'univers. Cette belle perspective étoit terminée par une grande Ville qui s'élevoit en Amphithéâtre, & de loin paroissoit sortir du sein des eaux & lu fond des forêts. L'aspect en fut d'autant plus agréable aux deux Parisiennes, qu'elle leur offroit le terme de leur voyage: elles s'occupoient de la beauté de ce pays, quand un spectacle mille fois plus magnifique attira toute leur attention. Le Ciel ne brilloit encore que d'une demi-clarté; il alloit être jour: l'aurore souriant & colorant les nuages, éveilloit les oiseaux cachés dans l'épaisseur des taillis: on les entendoit se plaindre d'amour du fond de leur retraite; leur gazouillement & le bruit d'un vent frais qui agitoit doucement les feuillages interrompoient seuls le silence qui regnoit dans toute la nature. Déja un feu plus éclatant efface la lumiére douce & tremblante qui précéde le soleil; des nuées brillantes & enflammées, de longs flots de matiére argentée annoncent l'astre du jour; l'horizon en est pompeusement enveloppé. L'onde les reproduit & semble renfermer de nouveaux cieux entre ses rives: le soleil ne paroît pas encore, & cependant l'œil ne peut fixer le centre d'où cette vive clarté étincelle. Mais bientôt les plus hautes montagnes s'abaissent devant lui & laissent un jeu plus libre à ses rayons: un point de son globe éclate; il paroît s'élever avec une lente majesté: il brille enfin de toute sa splendeur & donne la clarté & la vie à l'Univers. La nature présente des objets si grands & si merveilleux, que l'imagination, même la plus blazée ne peut s'empêcher de les admirer. Ce spectacle étoit absolument nouveau pour la Marquise, qui n'avoit jamais vu lever le soleil qu'à l'Opéra: transportée d'admiration & de surprise de ce qu'on s'en privoit volontairement; elle fut tentée de demander si le lever du soleil étoit aussi beau à Paris. Enfin l'instant si long-temps désiré arriva: la Marquise s'étoit attendue que son entrée feroit une sensation prodigieuse; on ne s'en apperçut même pas: elle en fut intérieurement piquée, & dès cet instant elle augura mal de son voyage. Cependant, après quelque séjour, elle fut forcée d'avouer que l'idée qu'elle s'étoit faite de la Province n'étoit pas exactement juste: elle y trouvoit même, à proportion, moins de personnages ridicules qu'à Paris; cependant elle témoigna à son amie le dépit qu'elle avoit du peu d'attention qu'on faisoit à elle. Il faut vous tirer d'erreur, lui dit celle-ci, vous ne connoissez la Province que par quelques Comédies chargées, ou par les portraits que vous voyez dans les Romans de quelques originaux, ou très-rares, ou qui n'ont jamais existé; mais vous êtes exactement ici comme à Paris, à quelques ridicules près de plus ou de moins de part & d'autre. Oui, des ridicules: je conviens qu'on ne trouve autre chose ici. Voyez-vous comme les charmantes de la Ville s'efforcent de nous copier? Avez-vous remarqué leur gaucherie, leur ignorance? Quant aux hommes, il y en a d'assez agréables, de jolis; il faut que je m'en amuse. L'affaire qui avoit amené Madame de Mélicourt à *** n'étoit point prête à se terminer comme on le lui avoit mandé; de nouvelles contestations survenues, selon l'usage, en retardoient la décision. Madame de Migneville lui persuada de faire des connoissances: elle s'y détermina sans peine, & elles furent bien reçues par-tout. Il y avoit dans cette Ville une femme qui à la plus belle figure joignoit toutes les qualités du cœur & de l'esprit: veuve à vingt-cinq ans, aimée, estimée de tous ceux qui la connoissoient; adorée du Comte d'Elcourt, pour qui elle avoit le plus tendre attachement & à qui elle devoit dans peu être unie: Mélanide jouissoit d'une félicité parfaite. Madame de Migneville entendoit dire tant de bien de cette femme, on lui répétoit si souvent son éloge, qu'elle en fut excédée. Voyons, dit-elle avec humeur, voyons cette merveille tant vantée. La coquetterie n'est pas toujours une suite du dessein de plaire, & bien des femmes goûtent moins de douceur à inspirer les passions les plus vives qu'à exciter le dépit & la jalousie des femmes qu'elles effacent. Tel étoit le sentiment qui animoit en ce moment la Marquise. Mélanide réunissoit tous les talens; elle touchoit plusieurs instrumens avec toute la précision & la légéreté imaginables: elle avoit la voix si belle & chantoit avec tant de goût, qu'on oublioit le plaisir de la regarder pour celui de l'entendre. Elle fut invitée à un concert particulier dont Madame de Mélicourt & Madame de Migneville devoient être: ce concert avoit encore fourni un nouveau sujet de surprise à la Marquise: Elle n'auroit jamais soupçonné qu'on chantât en Province. Instruite qu'elle devoit se trouver avec la femme la plus belle & la plus aimable de tout ***, elle n'épargna rien pour l'éclipser. Quant à Mélanide, parée de sa seule beauté, au lieu de recevoir de ses ajustemens des agrémens nouveaux, elle sembloit leur en communiquer elle-même; & si la Marquise eut le plaisir d'attirer un moment les regards par l'éclat de sa parure, elle éprouva bien-tôt le dépit mortel de les voir fixés par les seuls attraits de Mélanide.C'étoit un Concert particulier: les Amateurs ne dédaignoient pas d'y exciter l'émulation des Musiciens de profession, & les femmes toujours sûres de vaincre dans tous les genres d'agrément, leur disputoient à leur tour l'avantage, soit par le chant, soit par les instrumens: il en est un que la mode a consacré à bien juste titre: instrument harmonieux dont les tendres accords lorsqu'une main sçavante les employe à propos, se communiquent à notre ame & excitent en nous le plus doux frémissement. Il n'en est point dont les sons s'unissent plus heureusement à ceux de la voix. L'attitude qu'il exige prête un jour si favorable aux graces qu'il semble avoir été inventé par les graces mêmes. L'élégance d'une taille légère, un bras arrondi, des doigts bien proportionnés qui se promenent avec aisance sur les cordes de l'instrument, un joli pied qui en presse délicatement les ressorts, deux beaux yeux dont l'expression se joint aux douces inflexions de la voix, un sein qui s'avance & dont le mouvement est tantôt suspendu, tantôt précipité, toutes les beautés enfin, se développent sans affectation, & tandis que l'oreille est délicieusement attachée par la Musique, les yeux s'arrêtent avec transports sur la Musicienne: après les charmes de l'esprit & de la beauté, je n'en sçais point de si propres à nous séduire que les sons mélodieux d'un gozier flexible & délicat unis aux célestes accords de la harpe. Mélanide jouoit parfaitement de cet instrument, elle s'accompagna dans un air extrémement tendre avec tout le succès possible. La musique émeut & dispose insensiblement l'ame à la tendresse. La Marquise l'éprouva: elle avoit quitté un Whist pour mieux entendre & de l'œil de l'envie, elle suivoit les moindres mouvemens de Mélanide. Elle s'apperçut qu'elle puisoit dans les yeux de d'Elcourt toute l'expression qu'elle donnoit à ce qu'elle chantoit: elle le fit remarquer par un signe au Marquis de Saint-Ange, qui nonchalament accoudé sur le clavecin, marquoit la mesure en balançant complaisament sa tête sur ses épaules, & frédonnoit d'un air d'approbation le morceau que l'on exécutoit. Madame de Migneville l'appella & lui fit part de tout ce qu'elle entrevoyoit. Saint-Ange sourit: comment la trouvez-vous, lui demanda-t-il à demi-voix & d'un air distrait? Eh! mais, passable: oui, pour une Provinciale elle est assez bien: je sçais des femmes dont on parloit à Paris & qui n'étoient guères mieux que cela. Et puis après quelque examen, elle a du tein, des traits, une taille..... elle peut même frapper au premier coup d'œil; mais convenez que son maintien est des plus gauches: une grande figure de tapisserie assez bien taillée: & puis c'est tout. Quel ridicule assortiment de parure! Quelle affectation de ne mettre du rouge qu'autant qu'il en faut pour en être embellie! C'est peut-être tout ce qu'on m'en a dit de merveilleux qui me la fait voir à son désavantage: mais franchement elle perd tout à être vûe de près: point de graces. Et qu'est-ce qu'une femme sans grace? -- Je ne voudrois pas vous contredire, Madame; mais en honneur, excepté vous, je ne vois point ici de femme plus remplie de grace qu'elle. -- Oui des graces affectées: mais point de comparaisons, mon cher Marquis. Et son esprit, il sera sans doute miraculeux comme sa figure: moi, je suis sûre d'avance que c'est une précieuse, ou qu'elle joue le sentiment: il lui manquera toujours cet air décidé; ce langage tranchant, ce regard assuré, ce ton agréablement léger qu'on ne peut prendre que dans la bonne compagnie. Vous autres Provinciaux, vous accordez, à bien peu de frais l'esprit & la beauté: aussi arrive-t-il presque toujours que ce qu'on a admiré en province paroît misérable à Paris. -- Ajoutez, Madame, pour mieux prouver la dépravation de notre goût, que l'admiration de la Capitale ne détermine pas toujours celle de la province. -- Tenez, Marquis, vous m'impatientez; vous n'êtes pas supportable avec vos préjugés: mais laissons tout cela: à nous entendre on croiroit que cette femme est un objet bien intéressant. -- D'accord, Madame, finissons: car quelque bien que soit Mélanide, vous êtes moins que personne dans le cas d'en être jalouse. -- Jalouse! Monsieur, l'expression est unique: jalouse me plaît infiniment: oui, Monsieur, j'en suis jalouse, & tout prévenu que vous êtes, vous m'avouerez qu'on ne peut lui pardonner d'être Provinciale. -- Madame, je ne puis à mon tour vous passer cette expression: Mélanide est de province, & n'est point du tout provinciale. Encore une fois, Monsieur, finissons: je n'entens pas toutes vos distinctions & n'ai nulle envie de les entendre. Vous avez pû voir que cette femme me déplaisoit souverainement, & vous deviez par égard autant que par équité être de mon avis: Saint-Ange se tut; Madame de Migneville un peu animée par cette querelle, chercha à se distraire par d'autres objets. D'Elcourt étoit très-bien: elle fit une attention toute particulière à lui: Marquis, dit-elle encore à SaintAnge, apprenez-moi donc quel est cet homme que Mélanide regarde avec tant de satisfaction & qui la fixe si passionément. C'est le Comte d'Elcourt, dit Saint-Ange. -- Sa figure me plaît beaucoup. Comment sont-ils ensemble? -- Madame, on dit qu'il l'adore. -- On adore donc en Province: je veux le connoître: vous me le présenterez, entendez-vous. Cette précaution de Marquise ne fut pas nécessaire. D'Elcourt la trouvoit comme mille autres femmes: mais, par une coquetterie que les femmes mêmes n'ont point, & qui n'appartient qu'aux hommes, il eut grand soin quand elle jetta les yeux sur lui, d'affecter un air d'admiration & de surprise; de la fixer quelques instans, & puis si elle le regardoit de nouveau, de retirer tout-à-coup ses yeux comme s'il ne faisoit que s'en appercevoir, de les reporter encore sur elle d'un air avide & frappé: tout cela vouloit dire: vous êtes la plus belle femme que j'aye jamais vûe. Je suis réellement étonné de votre éclat. Je veux inutilement vous cacher l'impression que vous faites sur moi: mais regardezmoi un peu, & songez un peu à moi, car je vous regarde beaucoup, & ne songe qu'à vous seule. D'Elcourt ne pensoit rien de tout cela: mais il sçavoit l'effet que produit sur une femme ce petit manége, & qu'elle a une pente toute naturelle à payer de réciprocité quelqu'un qui à la premiére vûe l'adore sans balancer. Soit hasard, soit dessein, il s'approcha de la Marquise: on chantoit dans ce moment un beau duo de Lagarde encore fort rare: elle montra quelque envie de l'avoir: d'Elcourt avec qui elle venoit de s'entretenir de choses indifférentes, demanda la permission de le lui apporter le lendemain & l'obtint aisément.L'amour exclut toutes les passions ou du moins il les assujettit sans peine; j'en excepte l'amour-propre qui tue l'amour même: le Comte démêla sans peine qu'il avoit plû à la Marquise; il en fut flatté quoique sincérement attaché à Mélanide: les agrémens & même les caprices de Madame de Migneville lui promettoient quelques momens délicieux: d'ailleurs une petite querelle survenue entre Mélanide & lui, telle qu'il y en a sans cesse entre les amans, même les mieux unis, acheva de le décider. Cette Marquise, se dit-il, n'est qu'une jolie folle: mon cœur ne risque rien avec elle; Mélanide le posséde tout entier quelque injuste qu'elle soit; & sans lui manquer je puis bien satisfaire un goût passager: elle vaut cent fois mieux que la Marquise: mais sa vertu trop austère me contraint à voiler les désirs qu'elle fait naître: l'autre ne donne pas, je pense, dans les visions de l'amour Métaphysique, & quoique mon cœur n'y soit pour rien, je puis goûter plus d'un plaisir avec elle & m'écarter d'une fidélité scrupuleusement romanesque. Sur ces beaux raisonnemens il se rendit chez la Marquise: elle en fut enchantée. Vous êtes charmant, lui dit-elle; je ne comptois plus vous voir: j'étois engagée à une partie fort agréable & j'allois sortir: mais je romps sans peine tous mes engagemens. Madame, répondit d'Elcourt, je sens tout le prix de ce sacrifice; mais ce seroit être indiscret & importun..... -- Il est vrai, Monsieur, mais vous m'importunerez jusqu'au soir: je vous donne le reste du jour; j'envoye dire que j'ai la migraine & que l'on ne compte point sur moi. Ils donnerent un instant au Duo qui étoit le prétexte de la visite: on décida en deux mots de la musique & des paroles: on ne manqua pas de dire que les grands airs & les éternelles psalmodies de ce qu'on appelle l'Opéra François étoient bien au-dessous des jolies Ariettes & des frédons charmans de l'Opéra-Comique. On abandonna bientôt ce sujet comme pour s'occuper de choses plus intéressantes: ne me trouvez-vous pas étonnante, dit la Marquise? je vous sacrifie une partie charmante; & vous retiens pour toute la journée, c'est presque un rendez-vous. -- J'en serois comblé dit d'Elcourt. -- Vous n'êtes pas vrai, Comte, & je suis sûre que ces instans sont dérobés à Mélanide; tout le monde dit que c'est une merveille que votre Mélanide; & moi qui l'ai vûe hier, je la trouve en effet très-bien: vous vous taisez, Comte, n'êtes-vous pas de mon avis? -- Eh! Madame, laissons-là Mélanide; est-ce ici le moment de m'occuper d'une autre que de vous? -- Oui certainement quand c'est de Mélanide. Vous dissimulez avec moi; je sçais cependant que vous êtes avec cette femme mieux que vous ne voudriez le laisser paroître, & je vous sçais gré pour un moment de cette discrétion; soyez sincère, cependant: je veux être votre confidente: vous y consentez, n'est-ce pas? Est-elle bien tendre dans le tête-à-tête? Cette question paroissoit faite pour amener une déclaration. D'Elcourt embarrassé y répondit indirectement: ces plaisanteries lui reprochoient trop sensiblement ses torts avec Mélanide pour qu'il pût s'y prêter. Il s'efforçoit de donner un autre tour à la conversation: mais la Marquise ne prenoit pas aisément le change. Votre Mélanide est surprenante, continua-t-elle: j'ai peine à croire tout ce qu'on m'en a dit: on m'a assurée que sa maison étoit d'un ordre, d'une régularité! Qu'on n'y passoit jamais minuit: qu'on n'y jouoit point ou qu'on y jouoit très-petit jeu: qu'elle n'y recevoit pas tout le monde indifféremment: que sa société étoit bornée à peu de connoissances; & qu'on n'y médisoit jamais. Que sçais-je? Mille choses fort ennuyeuses, sans doute, mais qui n'en sont pas moins exemplaires: ce seroit la félicité suprême que de vivre avec une pareille femme. Elle serviroit de bonne, de gouvernante à ses enfans; les nourriroit elle-même... C'eût été ma folie, à moi, de donner de mon sein à mes enfans leur premiére nourriture: Mélanide apprendra aux siens à parler, à lire... Eh! Madame, dit d'Elcourt impatienté, ce n'est pas ce qu'elle pourroit faire de pis: quoi de plus respectable qu'une mere qui se donne toute à sa famille? En agir autrement, c'est pervertir l'ordre de la nature, & rien n'excuse une femme qui pouvant élever elle-même ses enfans les confie à des mains étrangères, pour ne s'occuper que de misères & de frivolités. Quelle sortie, s'écria la Marquise, en riant! Mais n'est-ce pas de la morale que vous venez de me faire? Combien cette façon de penser vous rend respectable! Mélanide doit vous en sçavoir bien du gré. Depuis quel temps avez-vous cette femme, Comte? Six mois, un an? Non, vous n'auriez jamais pû y tenir si long-temps: une femme galante & coquette à l'excès vaut mille fois mieux qu'une prude de l'espéce de Mélanide: celle-ci ne vous fait partager que ses insipides langueurs & les bizarreries de son humeur; vous partageriez au moins tous les plaisirs de l'autre. Quel supplice que tant de régularité!Le ton de cette conversation déplaisoit infiniment au Comte: après avoir essayé plusieurs fois de la faire changer, il prit le parti de ne répondre qu'à l'extrémité. La Marquise à son tour vivement impatientée par ce flegme & ce silence, se leva & demanda son carosse. Vous sortez, Madame, lui dit le Comte? Ne m'aviez-vous pas promis votre après-dînée? -- Vous voyez qu'il faut peu compter sur nos promesses; je vais au spectacle, & vous m'y donnerez la main. On venoit de commencer quand ils arriverent; Mélanide fut le premier objet qui frappa leurs regards; sa présence fut pour la Marquise le sujet d'une joie immodérée, & pour le Comte un coup de foudre: souris affectueux, regards tendres, airs mystérieux, petits mots qui ne vouloient rien dire, enfin toute l'affectation imaginable fut employée pour persuader à Mélanide, & à tout le monde, que d'Elcourt étoit entiérement à elle. L'air satisfait de la Marquise perçoit le cœur de Mélanide; d'Elcourt étoit dans un état mille fois plus affreux; quoique la Marquise pût faire, il se refusoit absolument à ce manége elle en fut outrée, & son humeur ne tarda pas à éclater: elle trouva tout détestable; d'ailleurs, rien de nouveau; toujours les piéces antiques & surannées de l'éternel Corneille. Le parterre n'étoit pas bruyant; les femmes attendoient pour décider que l'Acte fût fini; autant eût-il valu assister à un discours Acdémique. Elle se plaisoit cependant à voir le Théâtre inondé de part & d'autre de Militaires & des charmans de la Ville, qui alloient, venoient, & répétoient plus haut que les Actrices, ce qu'elles alloient réciter, empêchoient l'Acteur d'arriver jusque sur la scéne, & l'applaudissoient avant qu'il eût ouvert la bouche: à cela près elle ne devinoit pas comme elle avoit pû de sang-froid venir s'ennuyer-là pendant trois mortelles heures, & elle protestoit bien qu'on ne l'y retrouveroit plus. Le spectacle finit, & elle en sortit avec le dépit qui l'y avoit conduite; mais avec le plaisir inexprimable d'avoir lu sur le visage de sa rivale tout le désespoir de la jalousie. Fin de la premiere Partie. LA PARISIENNE EN PROVINCE. OUVRAGE NATIONAL. SECONDE PARTIE. Que la vie d'une jolie femme est variée en apparence, & qu'elle est monotone en effet! De son lever à son coucher, sa journée est aujourd'hui ce qu'elle fut hier, & ce qu'elle sera demain. Arrachée aux charmes du sommeil, elle employe un reste de matinée à cette premiére toilette, où ne président point encore les Coëffeurs avec leurs essences & leurs parfums; où un rouge effrayant n'efface point encore l'incarnat vif & naturel d'une belle peau; où la poudre & les diamans n'affaissent point encore une belle chevelure; où une gorge & une taille bien prises ne sont point encore emprisonnées sous une baleine flexible; où une peau odoriférente ne couvre point encore une belle main & le contour d'un bras bien arrondi; où enfin un panier gênant & ridicule n'acheve point encore de la rendre entiérement méconnoissable. Cette premiére toilette, au contraire, que j'appellerois volontiers le négligé des graces, d'où l'art paroît banni & dont l'art fait tous les frais, est remplie par les billets du matin qu'on reçoit & qu'on écrit, par les propos charmans de Cléon qui dit & fait cent folies, raconte la nouvelle du jour, ce qu'il a perdu ou gagné la veille, la rupture de Blamzé & de Lucile, à qui l'on demande son goût sur les étoffes de la saison, sur des garnitures, des rubans, de pompons; où on lit la nouvelle rochure, bonne ou mauvaise; où l'on parcourt quelques pages du Mercure, & où l'on prend du chocolat avec sa perruche ou son sapajou. On la quitte, cette toilette, pour aller répéter l'ariette nouvelle, & s'accompagner nonchalamment de sa harpe ou de son clavecin, on va un instant à son métier, on gronde ses femmes & son mari, on est servie; l'on abrége un dîner où l'on n'a que le récréant spectacle de ce mari & de ses enfans, & l'on vole à la toilette du soir. Aucun profane n'est admis aux mystères secrets de celle-ci. Nulle initiation; les enchantemens & les opérations magiques qui rajeunissent des charmes presque flétris, qui embellissent la laideur, & à nos yeux blasés, donnent un nouveau prix à la beauté même: toutes ces ressources cachées, dis-je, redoutent les regards indiscrets. Junie passe dans son sallon, où dix hommes qui l'attendent, briguent l'honneur de lui donner la main: d'un mot elle régle le destin de cette foule d'esclaves: elle fait un tour de boulevards, s'arrête à une parade & se fait descendre aux Thuileries ou à quelque spectacle: il est commencé; elle entre avec fracas, & sort avant la fin, d'une maniére encore plus bruyante. Elle vole chez Cloë, où elle est attendue pour un Cavagnole: tout en arrangeant ses tableaux elle fait rapidement l'histoire de sa journée; elle peint l'élégante voiture dans laquelle Livie a paru à la promenade; les diamans, la robe qu'elle avoit, le ridicule de sa coëffure: elle joue, cependant, & perd peut-être des sommes qu'elle refusoit durement le matin à un Créancier qu'elle ruine: elle n'a garde d'être affectée de cette perte: un souper succéde: il est délicieux & poussé fort avant dans la nuit. Je ne sçais quel feu anime les convives. Il semble que la gaieté échappée des chaînes où la contrainte l'a retenue tout le jour, cherche à se dédommager par une liberté illimitée: le ton de la bonne compagnie, ce ton qui ne s'acquiert point par l'étude & que l'usage seul peut donner, assaisonne tout ce qui se dit. Un langage choisi, la finesse, la légéreté, la fleur de l'esprit & de toutes les connoissances font l'ame de ce souper: toutes les préférences, tous les égards, toutes les prévenances s'adressent à Junie: elle est jolie femme, & l'âge, le rang & la dignité doivent le céder à ce beau titre. On se retire, les uns comblés d'eux-mêmes & les autres enchantés de voir la fin d'une journée aussi pénible qu'ils ont remplie comme des mercénaires dont la tâche est prescrite & qui brûlent de la voir finir. C'elle est la vie d'une jolie femme, & si quelques traits sont oubliés dans ce tableau, ce sont des brouilleries, des raccommodemens, des infidélités & des retours; elle arrive de la sorte à quarante ans, & ne s'en douteroit pas si la foule des adorateurs, plus sincères que son miroir, ne diminuoit à vûe d'œil, & ne lui apprenoit irrévocablement une triste vérité. La Marquise de Migneville étoit encore loin de cette époque fatale, & mille agrémens pouvoient la rendre adorable, sans la funeste manie de vouloir tout subjuguer, tout anéantir, & paroître plus aimable & plus belle que tout ce qui étoit aimable & beau. Les femmes connoissent parfaitement aujourd'hui tout ce qui appartient à la Littérature frivole, & elles en jugent en dernier ressort: petits vers, Romans, Drames, Politique même, tout est soumis à leur tribunal: les Journaux, cette heureuse invention au moyen de laquelle on peut se parer, sans beaucoup de frais, de l'esprit & des connoissances des autres, leur donnent la facilité de paroître instruites de tout, de prononcer sur tout, d'effleurer tout sans rien avoir approfondi. Et que d'hommes sont femmes sur ce point! D'ailleurs le prétendu esprit philosophique brille aujourd'hui de tout son éclat. La morale est à une époque qui marquera dans les fastes de la Philosophie. Tout le monde moralise; les Académies, les Cercles, les Théâtres retentissent de questions artistement métaphisiquées; mais oserai-je le dire? On n'a jamais vû moins de Philosophes que dans ce siécle de la Philosophie. Cependant quel abus n'a-t-on pas fait de ce beau titre en l'accordant à des hommes qui ne le méritoient pas? Quelques opinions extraordinaires & hardies, une teinture superficielle de l'ensemble de nos connoissances, une affectation de sublimité, un mépris dangereux & affiché des sentimens de la multitude, peut-être l'art d'embellir, par un style enchanteur, les paradoxes les plus funestes; voilà, sans partialité, la base de la réputation de beaucoup de nos Philosophes modernes. Aveugles, qui n'ont pas compris combien il est affreux de détruire quand on manque de matéreaux pour réédifier! Qui, après avoir tenté de nous ôter notre premier guide, ne nous ont point appris qu'il existe encore une autre régle de nos devoirs, immuable, éternelle & entiérement indépendante du jugement des hommes... Mais, quoi! Le charme opère aussi sur moi; plus ridicule & plus fou que tous nos Moralistes ensemble, j'ai pensé, dans un Roman faire un cours de Morale: il est temps que je m'arrête, & que je quitte le manteau de Diogéne pour le grelot de la folie. La Marquise, comme on peut croire, faisoit aussi de l'esprit. Un jour que le Marquis de S. Ange se trouvoit chez elle avec d'Elcourt, elle dit au premier: qu'est-ce que cette brochure qu'on donne à un jeune homme de cette Ville? Une misère, Madame, un persifflage qu'on ne sçauroit lire. -- Comment! Cela est donc bien mauvais? Au delà de l'expression. -- Vous l'avez lue, sans doute, lui dit d'Elcourt? -- Non, assurément, & je vous jure que je n'en prendrai pas la peine; mais on devine aisément ce que ce doit être: quelques scénes mal assemblées; des portraits pris par-tout, ou qui ne ressembleront à rien; des descriptions, des figures, quelque satyre ennuyeuse & triviale; en quatre mots, voilà l'ouvrage, ou je ne m'y connois pas. Je n'ai pas de peine à vous croire, Marquis, continua Madame de Migneville; où voulez-vous qu'un Provincial ait appris à écrire, à parler, à connoître? Un bel esprit de Province ne peut rien produire de supportable, & ce n'est qu'à Paris que se trouve le bel & bon esprit. Vos Provinciaux ont peut-être du bon sens, du jugement; mais qu'est-ce qu'on fait avec du jugement & du bon sens? Vous, Marquis, vous devriez faire un Roman: je suis bien sûre que vous réussiriez. -- Moi, Madame! Ah! je me connois trop pour jamais m'y hasarder: il faut, pour ces sortes d'Ouvrages, un esprit si Philosophique, des connoissances si transcendantes, un goût si exquis, il faut être si consommé dans l'art d'écrire & de penser!... -- Eh bien, Marquis! N'avez-vous pas tout cela? Pour moi, je vous crois trèsPhilosophe. -- Moi, Philosophe! Ah! Madame, je n'ai garde d'usurper ce beau nom: je conviens bien que j'ai ma petite Philosophie à part; mais c'est sans conséquence, & personne n'a moins de prétentions que moi. Il doit cependant être bien agréable, reprit la Marquise, de dire: j'ai fait un Livre; & il me semble que l'Auteur d'un Roman qui s'est soûtenu pendant quelques jours, doit en être bien fier. Il a fait ses preuves d'esprit, & il est désormais dispensé d'en avoir. Il s'est trouvé, malgré cela, dit Saint-Ange, des gens d'un goût assez dépravé pour prétendre qu'on ne trouvoit dans les Romans qu'un rabachage fatiguant & monotone des mêmes situations présentées sous des formes un peu différentes, & cela est révoltant. -- Comment, révoltant! C'est une chose qui crie vengeance. Moi, je prétens que rien au monde n'est si nécessaire à la société que les Romans. Ils sont la carte du monde, & l'on n'y peut voyager sans les avoir lus avec attention. -- Ajoûtez, Madame, que c'est dans un Roman, & sur-tout dans un Roman moral que triomphe le génie & le goût. Quelle connoissance du monde! Quel art de varier son style selon les personnages qu'on met en scéne, d'intéresser toutes les classes de Lecteurs!... Et surtout, interrompit d'Elcourt, tant de jolies femmes, pour qui une brochure nouvelle est le bonheur suprême; pour qui il est si agréable de l'avoir au sortir de la presse, d'en juger souverainement, de pouvoir dire la premiére: j'ai lu le Roman nouveau, je suis sûre qu'il est d'un tel Auteur... Malgré vos fades plaisanteries, Monsieur, reprit la Marquise, il n'est nullement facile de bien juger un Ouvrage & d'en deviner l'Auteur en le lisant. Voilà précisément, dit Saint-Ange, où je prétends exceller: à reconnoître un Auteur à son Ouvrage, & je puis assurer que je me trompe rarement. Il en est beaucoup, répondit d'Elcourt, qui se sont fait un genre qui n'est qu'à eux, & dont le style apprend mieux le nom que le titre de leurs Livres: il en est un entr'autres dont la maniére sombre & philosophique... Ah! Comte, n'allez-vous pas me parler de cet éternel Ecrivain, qui a fait & traduit des Romans de sept à huit volumes? La lecture d'un seul de ses Livres donneroit des vapeurs à la femme la moins délicate. Ici je trouve ses Romans par-tout, tandis qu'à Paris on a sagement proscrit tout ce qui passe un volume ou deux, tout au plus; il n'est point de constance à l'épreuve de ces tristes Romans Anglois & de leurs insipides imitations. Je croyois, dit d'Elcourt, qu'on pouvoit faire grace à la prolixité en faveur de l'intérêt, de la beauté des détails & de la pureté du style: aussi, reprit Saint-Ange, je ne doute pas que l'Auteur ingénieux de Marianne, du Paysan parvenu, & de tant d'autres jolis Ouvrages, ne trouve grace devant Madame. -- Il est vrai, dit-elle, que j'ai lu avec un plaisir singulier tout ce qui est sorti de sa plume: ses moindres détails sont d'une finesse qui m'enchante. Et moi, répliqua d'Elcourt, j'avoue tout franchement qu'il est trop fin pour moi. Si je veux, en le lisant, m'arrêter sur un trait qui m'a paru confusément joli, je m'apperçois que la pensée s'est évanouie & qu'il ne reste plus rien à mon imagination. Il a tant d'esprit que je n'en ai presque jamais assez pour le comprendre. En ce cas-là, Monsieur, vous ne goûterez pas davantage l'Auteur des Egaremens du Cœur & de l'Esprit, du Sopha, de Tanzai... -- Personne ne l'admire plus sincérement que moi; cependant.... -- A propos, d'admiration, dit Saint-Ange dont l'imagination frivole & vagabonde passoit rapidement & sans suite d'un sujet à un autre, c'est un phénoméne qui mérite bien d'être admiré, que la différence incroyable qui se trouve entre le génie de cet agréable Ecrivain & celui de son pere, de ce tragique célébre que notre scéne vient de perdre (*) . Celui-ci a prouvé que notre théâtre déja si supérieur à ceux des autres Nations étoit encore susceptible de ce tragique terrible & pathétique, de ces beautés sombres & effrayantes dont nos rivaux étoient si jaloux. Celui-là a effleuré le sentiment avec tant de grace & de légéreté, il a analysé le cœur humain avec tant de délicatesse ... Qu'il a souvent donné dans le précieux, interrompit d'Elcourt: personne n'a développé le cœur des femmes avec tant de précision que lui; il les a peut-être mieux connues qu'elles ne se connoissent elles mêmes: mais pour trop les connoître, il s'est familiarisé avec leur maniére de penser, de voir & de sentir: le cercle de ses idées s'est rétréci, & il est devenu aussi petit que beaucoup d'entre elles. Je me permets ces expressions devant Madame, parce que les agrémens mêmes des femmes peuvent être des défauts dans un Ecrivain. Dès que vous êtes difficile à ce point pour un Auteur si généralement goûté, reprit la Marquise, vous n'aurez pas plus d'indulgence pour l'homme d'esprit à qui nous devons ces contes charmans où la morale est si adroitement mêlée à l'intérêt, qu'en ne songeant qu'à se distraire & à s'amuser, il arrive qu'on se rend meilleur. -- J'ai peine à convenir de ce dernier point, Madame, je regarde, au contraire, ces Contes comme très-dangereux. Le piége qu'ils cachent est d'autant plus à craindre, qu'il est plus adroitement couvert de fleurs, & qu'on se doute moins du péril: il est vrai que la vertu y paroît toujours le principal objet; mais on lui donne une forme si rebutante, des couleurs si tristes, que personne n'est tenté de la suivre: & tandis qu'on conseille l'horreur du vice, on le présente sous une image si riante, sous un aspect si séduisant, que ceux mêmes qui le détestoient commencent à l'aimer. -- Au moins, mon cher Comte, conviendrez-vous que c'est d'un bout à l'autre la touche de l'homme du monde, & que personne n'a saisi plus heureusement le goût & le ton de notre siécle. -- Oui, mais il restera encore à décider si le goût de notre siécle est le goût du beau. -- A ce que je puis voir, Monsieur le Comte n'est pas partisan de ces deux Auteurs. -- Personne, Madame, ne l'est plus que moi: & malgré tout ce que je viens de dire, je n'en rends pas moins de justice à leurs talens peu communs: je crois même que les suffrages doivent être partagés entre eux pour tout ce qui s'appelle Romans du jour. -- Je suis de votre avis, reprit la Marquise, & je donne toujours la préférence à celui que j'ai lu le dernier. Si pour décider cette question aussi intéressante qu'utile, dit Saint-Ange, je trouvois un Auteur supérieur à tous deux? Vous allez nous parler, dit d'Elcourt, de cet Ecrivain universel dont le génie est si généralement admiré, que tout paralléle lui feroit injure. -- Non, mon cher Comte, l'Auteur dont je veux parler est du sexe de Madame, & vous avouerez que les Lettres de Milady Catesby & de Miss Fanni, soit comme originaux, soit comme traductions, peuvent le disputer à tous les Romans connus. -- Ce sont, en effet, reprit le Comte, deux miniatures parfaites; mais parmi les femmes qui de nos jours ont pris la plume avec succès, il en est bien d'autres que vous pourriez nommer à Madame, & les Lettres touchantes du Marquis de Roselle feront toujours honneur au sentiment qui les a dictées. Fort bien, dit la Marquise, il y a beaucoup d'autres merveilles dont nous aurions encore à parler; mais il est tard, & la grande Piéce doit être très-avancée. D'Elcourt, quelques jours après celui où il l'avoit accompagnée au spectacle, se trouvant seul avec elle, rompit le silence & se déclara: il fut favorablement écouté: il demanda du retour, on lui en promit; mais sous la condition expresse qu'il ne verroit plus Mélanide. Vous avez aimé cette femme, lui dit la Marquise, vous n'en êtes peut-être pas entiérement détaché: je veux que vous cessiez absolument de la voir. D'Elcourt adoroit Mélanide; mais la Marquise lui inspiroit des désirs, & plus vifs en ce moment qu'ils n'avoient jamais été. Il jura de rompre avec Mélanide, mais bien déterminé à devenir parjure: la Marquise cependant tarda long-temps encore à le rendre heureux, & comptant peu sur ses sermens, elle fit éclairer ses démarches: elle apprit qu'il donnoit à sa rivale tous les instans qu'il ne passoit pas avec elle: furieuse & transportée de jalousie, elle songea aux moyens de le captiver entiérement & se promit bien, si elle ne pouvoit y réussir, de s'en venger d'une maniére éclatante. Le dépit de voir Mélanide préférée n'étoit pas le seul sentiment qui l'animât; l'amour avoit trouvé place dans ce cœur usé par cent passions différentes, & l'on sçait jusqu'où un amour méprisé peut porter une femme. La premiére fois qu'elle revit le Comte, elle l'accabla de reproches: il voulut se justifier: elle joua la froideur; le bouda, fit des mines, en sa présence, à d'autres agréables qui la pourchassoient, & parut même en favoriser un plus particuliérement, ce fut le Marquis de Saint-Ange. Ainsi qu'on a pu l'entrevoir, il avoit dans un dégré éminent tous les ridicules d'un petit-maître: c'est une espece qui pullule considérablement en Province, où elle est encore moins supportable qu'à Paris: ou plûtôt le ridicule les a presque anéantis dans cette Capitale, & si l'on y en trouve encore, ils y réussissent médiocrement. Le Petit-Maître de Province se doute bien que par état il doit être libertin; mais il ignore l'art dangereux d'être un agréable libertin: il est insolent & hardi avec les femmes, mais souvent sans succès; indiscret & presque toujours sans fondement; il ne parle d'elles qu'en vainqueur; il sçait que ce n'est plus à elles à décider de la beauté d'une dentelle, de l'arrangement d'une coëffure, ou du choix d'un ruban, & tandis qu'elles discutent entre elles quelque point de métaphysique qu'elles ne comprennent pas, il s'extasie à la vûe d'une garniture d'un goût nouveau, s'occupe d'un joli colifichet ou s'amuse à broder au tambour: au reste, il n'ignore aucune de ces phrases précieuses de ces agréables superlatifs que l'on a depuis long-temps abandonnés aux subalternes, qu'il recueille avec soin, & qu'il a le secret de ramener à chaque instant dans un papillotage vuide de sens. Il triomphe sur tout, lorsqu'au milieu de la nuit, après une longue débauche, la tête troublée par les fumées du vin, il peut exercer son humeur destructive sur des vitres & des lanternes innocentes, & faire retentir de ses cris les rues désertes. D'ailleurs, personne ne connoît mieux que lui les variations des usages & les modes regnantes; il n'a que le nom de Paris à la bouche; il a, dans cette Ville, des correspondans qui l'instruisent à point nommé de la nouvelle du jour, du succès du nouvel Opéra-Comique, & de la chûte de la derniére Tragédie. Tel est le Petit-Maître de Province, moitié homme, moitié femme; les hommes rougiroient de le compter parmi eux, & les femmes sensées le méprisent trop pour l'admettre parmi elles. La Marquise avoit distingué Saint-Ange parce qu'il avoit paru lui-même faire beaucoup d'attention à elle; & puis, c'est qu'il avoit un Coureur, une Maîtresse, un train, qu'il vivoit avec un faste qui lui rappelloit Paris, & qu'il se ruinoit avec un détachement & une grandeur que personne de la Province ne pouvoit imiter. A l'air d'intelligence qu'il affectoit avec la Marquise, d'Elcourt ne douta plus de son infidélité: il fut cruellement blessé d'avoir été prévenu par ce changement: les premiers mouvemens de son dépit lui persuaderent d'oublier pour jamais cette femme légère; cependant, lorsque la colère eut fait place à la vanité, il se crut intéressé à ne pas laisser échapper une conquête sur laquelle il avoit compté: il devint jaloux sans être amoureux. Soit caprice ou rafinement de la part de Madame de Migneville, soit mal-adresse de la part de d'Elcourt, il n'en avoit obtenu aucune faveur qui pût diminuer les regrets de l'avoir perdue; il se proposa de revenir à ses genoux, non comme avant leur mésintelligence guidé par le seul espoir du plaisir, mais avec le dessein formé de l'engager à lui donner son cœur. Que le sentiment qui l'animoit alors le rendoit séduisant, & qu'il eût été difficile à toute autre femme moins consommée dans l'art de feindre, de lui résister long-temps! Un cœur usé par la coquetterie n'est presque jamais capable d'une passion vraie; quelquefois il arrive aussi que l'amour achéve ce que la coquetterie n'a qu'ébauché. La Marquise aimoit trop violemment le Comte pour que son retour ne lui causât pas la joie la plus vive; mais elle crut devoir encore la dissimuler. D'Elcourt apprit qu'elle alloit passer quelques jours dans une campagne peu éloignée de avec Madame de Mélicourt & plusieurs autres femmes. Il parvint à se faire mettre de la partie & il en fut comblé, bien sûr que cette liberté dont on jouit à la campagne, cette aisance qui y regne, & l'usage où l'on est de s'y débarrasser des régles gênantes d'une trop exacte bienséance, lui fourniroient plus d'une occasion de se raccommoder & de sceller le raccommodement par les plus doux plaisirs de l'amour. La situation de cette maison étoit charmante, & la distribution intérieure très-recherchée: elle étoit petite: la magnificence en avoit été bannie; mais l'élégance y regnoit, & l'on y trouvoit tout ce qu'exigent les commodités de la vie la plus sensuelle: les jardins répondoient parfaitement à la maison: on avoit tiré d'un terrein peu spacieux tout le parti imaginable. La vûe étoit admirable & variée à chaque pas que l'on faisoit: les bosquets situés à l'écart, & près desquels serpentoit un petit ruisseau, étoient délicieux. Cette retraite champêtre étoit si peu éloignée de la Ville, qu'on y jouissoit à la fois du calme de la solitude & des agrémens de la société.Il me semble que la Philosophie consiste sur-tout dans l'art de ménager les plaisirs pour les rendre durables, & de les varier pour en écarter le dégoût. Le Maître de ce beau lieu possédoit ce secret dans le plus haut dégré: chez lui on n'épuisoit aucun amusement; on ne se livroit pas indifféremment à tous ceux qui venoient s'offrir; on éguisoit les sens par l'appas du plaisir sans les émousser par la satiété. J'ai dit que les bosquets étoient situés sur le bord d'un ruisseau: plusieurs tilleuls touffus environnés par une charmille épaisse, dans laquelle on avoit ménagé les points de vûe les plus agréables, y formoient une grande salle de verdure; les branches recourbées en venant se joindre, y faisoient regner une fraîcheur continuelle; on avoit creusé, autour de cette salle, des siéges de verdure, & le gazon du milieu formoit une table sur laquelle on avoit servi un ambigu froid: les vins rafraîchissoient dans le bassin d'une fontaine qui sourdoit avec un bruit agréable d'une grotte voisine, & qui en s'échappant à travers le bocage, y répandoit une vapeur délicieuse: quelques instrumens qu'on avoit placés assez loin pour plaire à l'oreille sans la fatiguer, achevoient de flatter agréablement tous les sens. C'est dans ces sortes de parties que la gaieté n'est jamais contrainte, & que le cœur aime à s'épanouir: les plaisirs n'y sont pas toujours bruyans & n'en sont que plus doux: on n'a pas recours à la médisance pour égayer & soûtenir la conversation; & quoiqu'elle ne soit pas semée de saillies piquantes, de pensées fines & neuves, d'expressions délicates & recherchées, elle n'y tarit jamais: on y dit tout simplement ce qu'on pense, & on le dit toujours bien: on n'est pas obligé de se faire sans cesse illusion sur le plaisir, ni de dire qu'on s'amuse beaucoup pour se le persuader: tout le monde sur-tout y est maître, & personne n'est chargé du pénible emploi de faire les honneurs. Madame de Migneville avoit eu quel-que velleïté de trouver tout pitoyable; mais la gaieté s'étant communiquée, elle avoit pris le parti de se mettre à la portée de tout le monde. Elle fut effectivement charmante, & Mélanide fut de nouveau sacrifiée: au dessert on renvoya les gens; la joie alors ne fut plus contrainte. Tout le monde étoit dans cette aimable disposition, où une pointe de vin rend l'ame si communicative: où la franchise se déploie & semble prendre un nouveau dégré d'activité. Les hommes furent chargés de l'agréable emploi de prévenir les souhaits des femmes, & par cette douce émulation, qui fait que chacun cherche à plaire, les deux sexes s'empresserent à faire éclorre tous les plaisirs du sein de la liberté. La Marquise prétendoit à faire seule l'agrément de cette partie: elle auroit pû y réussir sans une jeune femme dont le caractère étourdi, franc & jovial, se peignoit sur son visage: sans prétentions, & avec moins de ranement que la Marquise, elle amusoit davantage: les connoissances acquises & l'esprit cultivé, échouent presque toujours contre l'esprit naturel. Elle songeoit moins à égayer les autres qu'à se divertir elle-même. Elle ne s'étoit jamais doutée que l'on fît une étude du plaisir & un art de la gaieté: elle ne se fit point prier pour chanter, & au lieu de ces doucereux Madrigaux, qui nous viennent je ne sçais d'où, elle chanta bourgeoisement ces anciennes rondes de table, ces bons & vieux Vaudevilles qui ont un charme tout particulier pour exciter la joie, & mettre tout le monde en train. Quelquefois un peu libres, je l'avoue, mais dont chacun peut répéter le refrein sans avoir appris la musique. Cette femme charmante étoit mariée à M. de Merval, jeune militaire, qui l'avoit épousée par inclination. Un peu de malice se mêloit en ce moment à tous ses charmes, & la rendoit adorable. Elle fit quelques agaceries à d'Elcourt, peut-être dans l'unique but de tourmenter un instant Madame de Migneville. Ce désir momentané de plaire augmentoit encore sa gaieté naturelle, & répandoit le sel le plus piquant sur tout ce qu'elle disoit. La Marquise dévorée de jalousie, devint furieuse: elle lui lançoit des regards foudroyans ausquels elle ne faisoit nulle attention, & quoique d'Elcourt, uniquement occupé de Madame de Migneville, ne s'apperçût point de ces demi avances, elle se promit cependant de prendre complettement sa revanche & de désoler à son tour Madame de Merval dès que l'occasion s'en présenteroit. D'un autre côté, l'émulation s'en mêla, & elle eut aussi la complaisance de chanter à son tour quelques couplets nouveaux, malgré le ridicule insupportable dont on se couvre aujourd'hui en chantant à table. Ces couplets étoient très-jolis; d'ailleurs la Marquise les chantoit très-bien: on l'entendit avec plaisir, & on le lui témoigna: elle proposa à d'Elcourt de chanter un Duo; elle choisit précisément celui qui avoit servi de prétexte à leur connoissance: il lui rappelloit une idée agréable; en chantant elle mettoit tant de volupté dans le son de sa voix, ses regards exprimoient quelque chose de si tendre & de si touchant, que le Comte ennivré de plaisir, agité par les transports les plus vifs, ne pouvoit qu'à peine les contenir. Enfin on sortit de table, & chacun se dispersa: d'Elcourt donna la main à la Marquise; il la lui pressa doucement: elle fit de même, en le fixant avec une tendre émotion. Ah! s'écria-t-il, je n'en doute plus; vous m'aimez encore; vous oubliez donc... -- Moi, répondit-elle, d'un ton qui la démentoit, j'oublie même que vous m'avez jamais aimée: vous avez rompu vos sermens, nous ne devons plus être l'un pour l'autre que ce que nous sommes pour le reste de l'Univers. Pourquoi prolonger ma peine, reprit d'Elcourt en la conduisant vers un labyrinthe écarté? Pourquoi me dérober votre tendresse? Si l'amour le plus violent peut expier une faute où mon cœur n'a point eu de part; si les sentimens.... Il alloit continuer sur ce ton, quand la Marquise apperçut quelqu'un de la compagnie qu'elle appella, soit qu'elle crût devoir encore retarder le bonheur de d'Elcourt & le sien propre; soit que d'autres raisons l'empêchassent de céder dans cette circonstance. La soirée étoit charmante: on proposa une promenade au clair de lune; la Marquise objecta, qu'elle craignoit d'être incommodée par le serein, se doutant bien que, si elle restoit, d'Elcourt lui feroit compagnie; mais les Provinciaux ne devinent rien: ils l'assurerent que le serein de Province n'avoit jamais fait de mal à personne. Elle les suivit, & s'amusa mieux qu'elle n'avoit espéré: elle voulut alors prolonger cette promenade; mais par une fatalité singuliére, ils furent encore d'un avis contraire au sien; car jusqu'ici ils ont conservé le gothique usage de consacrer la nuit au sommeil. On se retira donc, & chacun alla se préparer par le repos à de nouveaux plaisirs. Qu'il me soit permis ici de jetter un coup d'œil sur ces renversemens du jour, de la nuit & de toutes les habitudes de la vie par où les gens comme il faut cherchent à se distinguer: antipodes de leurs concitoyens, ils ont la lumiére quand ceux-ci ont la nuit, & quand ils dorment les autres veillent. Ils ne voyent lever, ni coucher le soleil: délâbrés, (& ce délâbrement est du meilleur ton) pâles & languissans comme ces ombres qui, dit-on, apparoissent la nuit, ils redoutent & fuient comme elles la lumiére du jour. Ce ridicule amour des ténébres ne vient-il pas de la corruption des mœurs & du déréglement de l'esprit, qui sont ennemis irréconciliables de la nature, de l'ordre & de la raison? “La lumiére“ disent nos élégans, „est bonne pour le peuple qui n'entend rien au plaisir: que cette classe d'hommes grossiers respire au printemps l'odeur de la violette & des roses; qu'ils jouissent des primeurs que la nature leur offre si libéralement, & à si peu de frais: il est bien plus digne d'un voluptueux d'avoir à force d'or & de bras, au milieu des glaces de l'hiver, des fleurs, des fruits, des légumes, sans odeur, il est vrai; sans goût & sans saveur, mais très-rares & hors de la portée du peuple. Que ce peuple se promene dans de vastes & beaux jardins de niveau, ou dans une forêt coupée de mille routes variées: il est bien plus magnifique d'élever des terrasses énormément coûteuses, d'applanir une montagne, de construire une rampe pénible, & de planter des jardins dans des lieux inaccessibles. Il est ignoble de vivre comme le commun des hommes: il faut se faire un matin, un coucher, des exercices, des plaisirs, des mets & des principes distingués de ceux de la multitude“. Fort bien; mais est-ce pour faire mieux? Est-ce pour vous mettre au-dessus des préjugés de ce vulgaire? Non, c'est pour vous en faire de nouveaux, & d'un ordre plus relevé: c'est parce qu'il est bien plus merveilleux de vivre, de faire un dîner à la lueur des flambeaux & des bougies, que de jouir de celle du soleil, qui n'est interdite à personne, qui ne coûte rien, & qui, par conséquent est méprisable. Il faut que les plaisirs qu'on goûte fassent de l'éclat, que personne ne les ignore, & que peu de gens puissent y atteindre. Combien y en a-t-il qui ne se ruinent, qui n'ont une Maîtresse, un train que pour qu'on en parle. On a d'ailleurs un dégoût mortel pour la vie ordinaire: on en a épuisé toutes les ressources; il faut faire, en quelque façon, violence à la nature, pour qu'elle fournisse encore quelques plaisirs dont on ne soit pas rassasié. Que la vie de Province est différente? Que les plaisirs de la campagne, sur-tout y sont délicieux! Habitans de Paris qui avez de magnifiques campagnes, vous ne connoissez pas les plaisirs de la campagne; elle a en Province des charmes toujours variés, on y goûte le repos dans un asyle écarté: on se promene à pas lents dans des allées sombres; on s'enfonce au plus creux des forêts, où l'on parcourt les bords d'un ruisseau: on y prend le plaisir du bain, si la chaleur le demande; quelquefois on y lit des Romans, ou l'on exerce sa voix: la liberté en a banni toutes les loix gênantes; on n'en a d'autres que sa volonté & son caprice, & comme tout le monde a pour but le plaisir, il arrive que tout le monde est d'accord.Le lendemain le Comte se leva avant l'Aurore; il jouissoit en promenant sa rêverie de la fraîcheur d'une belle matinée: il cueillit sans dessein quelques roses qui venoient d'éclorre; il les arrangeoit avec distraction, quand il entendit quelqu'un chanter: c'étoit des sons échappés comme par hazard; mais qui disoient très-intelligiblement: je suis ici. Il reconnut la voix de la Marquise, qui l'ayant apperçû dans le jardin, vouloit, sans pourtant l'appeller, lui faire remarquer qu'il étoit jour chez elle. Les croisées de son balcon étoient ouvertes; bien-tôt elle y parut elle-même un moment, & feignant de n'avoir pas vû le Comte, elle se retira sans affectation. Tout le monde reposoit encore: d'Elcourt surpris de la voir éveillée si matin, ne manqua pas d'interpréter cette insomnie à son avantage, & peut-être il ne se trompoit pas: quoiqu'il en soit, il vola à son appartement: elle l'attendoit; cependant pour la forme elle le querella d'être venu la surprendre si matin: elle avoit passé une nuit affreuse; elle avoit un commencement de migraine qui la désoloit; elle ne sçavoit pas comment on pouvoit la regarder faite comme elle étoit: elle avoit essayé de chanter; mais inutilement: sa voix avoit des caprices, étoit fausse, & le Com-te avoit justement choisi sa mauvaise heure. Malgré tout ce persifflage, d'Elcourt la trouvoit charmante: jamais, en effet, elle n'avoit été si bien. Elle étoit en déshabillé: elle sortoit des bras du sommeil, & ce négligé relevoit encore cette tendre fraîcheur, & cette langueur attrayan-te que procure un doux repos, pendant lequel l'esprit n'a été agité que par des songes légers & flatteurs. Elle étoit à demi-couchée sur son canapé. Elle fit asseoir d'Elcourt auprès d'elle: quoique très-matin, il faisoit déja fort chaud, & sous ce prétexte elle laissoit sa gorge entiérement découverte: elle étoit d'une blancheur éblouissante; ce spectacle est d'autant plus séduisant, que l'on en est plus avare: sa coëffure n'étoit composée que d'une mousseline claire attachée par un ruban, & dont les plis cachoient à moitié ses joues & ses yeux qui, sous cette espéce de voile, n'en avoient que plus de vivacité. Un corcet à-demi noué montroit l'élégance de sa taille sans la gêner. Un jupon très-court, & d'une étoffe légère adroitement relevé, quoiqu'avec un air de négligence, laissoit paroître toute la finesse de sa jambe. D'Elcourt étoit enflammé de désirs; elle s'en apperçut, & songea à les augmenter. Elle se mit à sa toilette que ses femmes avoient approchée de son canapé avant de se retirer. Cependant elle connoissoit trop ses avantages, & le prix des instans, pour les employer à se parer. Pour bien des femmes la toilette est une étude pénible; pour une jolie femme elle est un triomphe: elle y étale en liberté des beautés que dérobe toujours la parure la plus élégante. Les graces y président. Le badinage y voltige au milieu des fleurs & des rubans; elle semble faite pour animer un Amant trop timide, ou pour favoriser ces larcins d'un Petit-Maître audacieux, & presque toujours elle excuse & précipite la fuite de la pudeur. J'ai fait cette nuit le plus singulier rêve, dit la Marquise; je m'imaginois que vous m'aimiez toujours, & qu'à force de tendresse vous aviez sçû me rendre plus sensible que jamais: ne riez-vous pas de la singularité d'un pareil songe? -- Moi, non, je vous jure, Madame: je n'y vois rien que de très-naturel, & je répondrois bien de sa réalité, au moins pour ce qui me regarde. -- Très-bien, mon cher Comte; mais je ne crois point aux songes: sonnez mes femmes, je vous prie. -- Quoi! vos femmes, à l'heure qu'il est? -- Assurément. -- Ah! je veux les remplacer: je ne me pique pas d'avoir leur adresse: mais l'amour pourra me la donner; ou plûtôt, restez comme vous voilà; vous êtes si bien. -- Au moins faut-il que je me coëffe; quelle coëffure prendrai-je aujourd'hui? La même qu'hier: c'est celle qui sied si bien à Mélanide. -- Il s'arrêta à ces mots, qu'un souvenir importun alors lui avoit arrachés sans réflexion. Qu'avons-nous à faire ici de Mélanide, Monsieur? D'Elcourt s'étoit aussi-tôt aperçû de son étourderie: il la répara par les plus tendres protestations. Il hasardoit de joindre quelques gestes à ses paroles; la Marquise le repoussoit avec un doux effort: le Comte toujours plus animé par cette résistance, ou plûtôt par le manége de la plus rafinée coquetterie, mettoit tout en usage pour lui persuader qu'elle étoit adorée. Mes peines, lui disoit-il, n'ont été modérées que par la douceur que je trouvois à croire que je pouvois être encore aimé: ce souvenir me troubloit & m'agitoit sans cesse; votre image m'a suivi jusque dans mes songes; (car je songe, ainsi que vous). Quels instans, belle Marquise, & qu'il seroit doux de les réaliser! Je n'ai qu'à peine alors l'usage de mes sens: toutes les facultés de mon ame sont suspendues: je n'existe plus que par vous: je demeure plongé dans un doux anéantissement & je n'en suis tiré que par mes transports & les atteintes d'un plaisir auquel il ne manque pour être parfait, que d'être partagé. Vous peignez vos feux avec bien de la vivacité, lui dit la Marquise, & je me laisserois surprendre à votre air de sincérité si je n'avois déja éprouvé votre perfidie. -- Ah! que jamais vous ne me rendiez heureux si je suis capable de vous oublier. Il entrevoyoit que son bonheur n'étoit pas éloigné. Moins on est amoureux, moins on est timide: il s'enhardissoit, s'enflammoit par une gradation très-sensible: la Marquise appuyée sur un carreau, reposoit sa tête sur un bras plus blanc que la neige; son autre main badinoit, se jouoit dans les cheveux de d'Elcourt. Le tendre mouvement de son sein, ses lévres qui paroissoient inviter celles du Comte, tout concouroit à échauffer leurs désirs: il tenoit les roses qu'il venoit de cueillir; il y avoit joint une touffe de lis dont elles relevoient la blancheur: ces fleurs étoient parfaitement assorties au tein & au déshabillé de la Marquise. Sous prétexte de continuer sa toilette, d'une main que la passion rendoit timide & tremblante, il écarta la gaze qui couvroit en partie son sein, & il essaya d'y placer son bouquet: les beautés que chaque instant, chaque mouvement lui découvroit, augmenterent encore son trouble & son ivresse. Sa main s'égaroit: il dénouoit mal-adroitement un ruban: déchiroit une dentelle:... la Marquise sourioit. Que vous êtes neuf, lui dit-elle: cessez, j'acheverai moi-même... Ah! étourdi, vous m'avez piquée. Ciel, reprit-il, avec feu, que je guérisse la piqûre que je vous ai faite! A l'instant ses lévres brûlantes couvrent la gorge de la Marquise: ce baiser achéve de le transporter. Ah! d'Elcourt;... par un baiser, il lui coupa la parole, & fit passer dans son sein la flamme qui l'agitoit lui-même. Tout en résistant; car elle résistoit encore, elle mettoit plus de désordre dans sa parure; le toilette fut entiérement oubliée; les nœuds de son corcet détachés: son jupon à demi relevé & la vûe d'un joli pied & d'une jambe faite au tour, de beaux bras qui essayoient mollement d'écarter la bouche de d'Elcourt de dessus son sein, leurs soupirs brûlans & entrecoupés qui se confondoient, c'étoit bien plus qu'il n'en falloit pour porter leurs désirs à leur dernier période: leurs cœurs palpitoient de tendresse & de plaisir; leurs regards se fixoient voluptueusement; la Marquise ne faisoit plus de résistance: enfin agitée par toutes les fureurs de l'amour, elle presse avec un tendre transport d'Elcourt dans ses bras. Un baiser par lequel elle répondit à tous les siens, fut le signal de sa victoire: ils furent heureux l'un par l'autre. Le Comte enivré de plaisir, fixoit Madame de Migneville, dont les yeux étoient encore fermés: ils se taisoient, & par intervalles, elle le pressoit voluptueusement sur son sein: de longs soupirs de contentement avoient succédé à leurs soupirs redoublés & entrecoupés; leurs lévres étoient collées ensemble & se communiquoient la douce chaleur qu'elles respiroient; leurs ames sembloient se confondre: ils ne s'apperçurent que fort tard qu'il faisoit jour chez tout le monde: ils s'arracherent des bras l'un de l'autre. Quand d'Elcourt eut quitté la Marquise, il se livra au plaisir de se croire aimé d'une femme charmante, & d'avoir obtenu des preuves aussi chères de sa tendresse. Cependant lorsqu'il voulut développer les sentimens divers dont il étoit agité, il fut surpris de voir que l'amour avoit beaucoup moins de part que la vanité au plaisir qu'il ressentoit. Il avoit cru pour un moment aimer Madame de Migneville, & il n'avoit éprouvé que l'attrait de la volupté. Telle est d'ailleurs, notre inconséquence à l'égard des femmes, que souvent leurs foiblesses les rendent d'un moindre prix à nos yeux. Madame de Mélicourt & la Marquise ne négligeoient rien de ce qui pouvoit leur faire trouver moins long le temps de leur exil: elles apprirent que le Château de M. de Montalban étoit dans le voisinage de & qu'il étoit venu y passer quelque temps. Montalban étoit un homme extraordinairement riche & celui qui sçavoit répandre avec le plus de profusion & de grandeur; la fortune immense dont il jouissoit lui avoit peu coûté: aussi, loin de vouloir l'accroître, il ne songeoit qu'aux moyens de la dissiper agréablement: on ne lui entendoit prononcer que les mots de fêtes & d'amusemens: il en avoit épuisé tous les rafinemens; mais blasé sur toute espéce de plaisirs & désespérant de pouvoir s'en procurer de nouveaux à Paris, il avoit pris le parti d'essayer si la Province pourroit remplir le vuide affreux de son cœur, & en chasser le dégoût mortel qu'il éprouvoit pour tout ce qui s'efforçoit de le tirer de sa léthargie. Cependant comme il craignoit autant l'apparence de l'ennui que l'ennui même, il avoit conduit avec lui une Troupe complette de Comédiens; des Musiciens, des Auteurs à gages, des Artistes dans tous les genres, & sur-tout les plus fins Cuisiniers de Paris; il avoit encore amené des hommes aimables & de jolies femmes, dont malheureusement il obtenoit tout ce qu'il désiroit. Sa campagne étoit magnifique: l'élégance y triomphoit de toutes parts: les ornemens & la richesse y étoient prodigués; mais cependant de façon qu'ils annonçoient l'homme de goût sans faire deviner le millionaire: l'on n'avoit rien oublié de ce qui pouvoit y déguiser jusqu'aux moindres apparences du naturel: il retrouvoit Paris au milieu de sa campagne, & voulant fuir le fracas de la Capitale, il n'avoit pas songé qu'il le traînoit avec lui. Le cœur d'un seul homme est trop étroit pour suffire à ce qui pourroit faire le bonheur de mille autres: les extrémités se touchent, & quand il croit atteindre le plaisir, le dégoût en prend la place. Les deux Dames l'avoient beaucoup connu à Paris: on disoit même qu'il avoit été au mieux avec Madame de Mélicourt. Il faut aller le surprendre, dit Madame de Migneville à son amie, nous végétons depuis si long-temps dans cette Province que nous serons trop heureuses de faire cette partie: j'admire comment je n'y ai pas pensé plûtôt: c'est du moins un être raisonnable que ce Montalban. Elles partirent la tête remplie d'idées de plaisir, & s'en occuperent pendant tout le chemin.Rien n'égale la surprise dont elles furent saisies en entrant dans le Château de Montalban: elles se crurent chez quelque riche Cultivateur qui faisoit valoir ses terres par lui-même, plûtôt que chez le mortel le plus voluptueux de la terre. Des charrues, des semoirs, des herses, & tous les instrumens de l'Agriculture remplissoient de vastes remises, & y tenoient la place des équipages lestes & brillans qui accompagnent & annoncent ordinairement un homme de plaisir. Des gens occupés à battre le bled, d'autres qui l'étendoient dans des granges; ceux-ci qui le vannoient, ceux-là qui distribuoient les gerbes; des femmes, des enfans occupés à tous les travaux rélatifs à l'économie rurale; voilà ce qu'elles apperçurent au lieu de la foule insolente des laquais, des femmes, des valets-de-chambre & de toute la nombreuse valetaille. Un portier vêtu d'une livrée très simple, remplaçoit les Suisses de porte & d'appartemens. Est-ce bien ici chez Montalban, s'écria Madame de Mélicourt: qu'est-ce que tout ceci? Est-il mort, ruiné? Bon-homme, ajouta-t-elle, en s'adressant à ce Portier, quel est ton Maître? Où est M. de Montalban? Sommes-nous chez lui? -- Assurément, Madame, vous êtes chez lui. -- Ah! ma chère Marquise, quelle chûte! Y est-il? Que fait-il, ce pauvre Montalban? -- Il n'est point pauvre, Madame; tout ce que vous voyez est à lui, & ce n'est encore rien: il est actuellement avec son Fermier, ou bien il se promene avec M. le Vicaire. Les Dames se regarderent réellement confondues & répétant, son Fermier! son Vicaire! Il n'est pas mort, ni ruiné, mais ce qui est pis, il a perdu la tête: éclaircissons un changement si prodigieux. M. de Montalban avoit apperçû un équipage & des femmes: sans deviner qui ce pouvoit être, il s'étoit hâté de venir les recevoir. Il fut agréablement surpris quand il reconnut ses anciennes amies: après les premiers complimens, & quand on lui eut expliqué rapidement par quel hasard on se retrouvoit, il proposa aux Dames de leur présenter la compagnie. Elle est nombreuse, sans doute, dit la Marquise? -- Non, je n'ai que deux ou trois de mes voisins avec leurs femmes, & mon Pasteur, qui est un homme de très-bon sens. Elles remirent à un autre moment l'éclaircissement d'un phénoméne aussi inexplicable; elles entrerent en examinant tout de l'œil de la surprise & de la curiosité. Cependant elles trouverent les hommes & les femmes qui étoient-là, gens d'assez bonne compagnie, quand on n'en a point d'autre, & puis c'étoit tout. Elles s'étoient proposées de rester quelques jours chez lui; mais tout ce qu'elles voyoient les engagea à ne pas demeurer davantage dans cette Thébaide. Elles annoncerent donc qu'elles partiroient ce même jour, & l'on tint table peu long-temps: le dîner avoit été bon & sain; mais sans appareil, & gai sans folie. En sortant de table M. de Montalban leur fit voir sa Maison & ses Jardins. On n'y trouvoit plus aucune trace du luxe & du faste qui y avoient regné. C'étoient toujours les mêmes agrémens, les mêmes commodités; mais plus de superfluités, plus de magnificences inutiles: on voyoit paître un troupeau à la place qu'occupoient autrefois de vastes bosquets à l'Italienne. Le froment croissoit dans un espace de cinq ou six arpens, où le Brun, rival de Lenotre, avoit, quelque temps auparavant, tracé un parterre enchanté, & les bleuets mêlés aux pavots dont ce champ jaunâtre étoit parsemé, rappelloient encore son ancienne destination par un coup d'œil non moins agréable. Ici une voliére remplaçoit un magnifique cabinet de treillage: une pipée étoit auprès, & le bruit d'une fontaine qui rouloit sur des cailloux y attiroit la rouge-gorge vagabonde & la grive imprudente. Au lieu d'une allée de marroniers géométriquement taillée, on voyoit des arbres dont les branches courbées & presque rompues par le poids des fruits, répandoient sur les sentiers une obscurité agréable, & annonçoient de toutes parts une utile abondance. Ce verger étoit coupé par plusieurs petits ruisseaux qui auparavant s'élançoient en gerbes élevées ou rouloient en cascades bruyantes & maintenant libres & vagabonds, s'échappoient sans ordre & sans symmétrie à travers les allées. Un kiosque superbe avoit été changé en une cabane propre & commode, où le Laboureur harassé se réfugioit pendant la grande ardeur du jour, en bénissant le Maître bienfaisant qui avoit pourvû à ses besoins. Apprenez-nous enfin, lui dit Madame de Mélicourt, le mot de cette énigme, & la raison d'un changement si frappant. Je me suis attendu à votre surprise, Mesdames, répondit-il: je vais la faire cesser: vous avez pû sçavoir le motif qui m'avoit conduit ici & les efforts que j'ai faits pour y dissiper mon ennui; vous connoissez aussi Madame de Blamont & la difficulté, ou plûtôt l'impossibilité de satisfaire tous ses goûts & tous ses caprices: elle m'y avoit accompagné avec plusieurs autres femmes, & c'est à elle que je dois l'heureux changement qui paroît vous affliger. Depuis trois semaines nous faisions ici tous nos efforts pour tuer le temps, lorsque j'imaginai de donner une fête où je prétendis surpasser tout ce que j'avois fait jusqu'alors: après le plus énorme dîner nous vîmes représenter un Opéra dont la musique & les paroles avoient été faites pour célébrer les plaisirs de ce séjour: on y avoit peint sous allégorie ingénieuse, toutes les personnes de notre société. Nous jouâmes ensuite nous mêmes une Comédie &, selon l'usage, nous jouâmes horriblement mal; n'importe, nous nous admirâmes réciproquement. Un bal & une illumination dans mes jardins, succéderent à ce spectacle. Pour donner plus d'éclat à cette fête, j'avois rassemblé ce qu'il y avoit de mieux dans la Province; je me donnois tous les soins tous les mouvemens possibles pour que rien ne manquât; aussi j'avois la satisfaction d'entendre répéter de toutes parts: il faut avouer que nous nous amusons bien, que Montalban fait merveilleusement les choses, & qu'il est un homme unique pour donner une Fête. J'étois enchanté du succès de mes soins, & il ne me restoit exactement qu'à désirer qu'ils pussent produire quelqu'effet sur moi; mais jamais l'ennui ne m'avoit poursuivi plus vivement. Le phantôme du plaisir se présentoit à moi sous toutes les faces, & dès que je voulois le saisir, le dégoût en prenoit la place, & pour comble de malheur, j'étois obligé de me cacher pour baîller à mon aise. Le lendemain, comme je songeois en me promenant dans mon Parc, au projet d'une Fête nouvelle, j'y rencontrai Madame de Blamont: je m'empressai à lui faire le détail du plan que je venois de former. Au lieu d'y applaudir avec ses transports ordinaires, comme je m'y étois attendu, elle m'écouta avec le plus beau sang-froid. A merveille, me dit-elle, quand j'eus fini, & sans doute vous comptez sur moi -- Assurément, & vous voyez que vous m'êtes trèsnécessaire. -- Désabusez-vous, Monsieur, je péris ici d'ennui; toutes vos belles Dames, n'en doutez pas, sont dans le même cas, & je vois que la crainte d'avoir un mauvais procédé avec vous, ne les retient qu'à peine. Mais vous êtes pour le moins aussi ennuyé que nous, & c'est pour vous mettre à votre aise que je romps le silence la premiére. Sçachez donc que toutes les démonstrations de joie que vous avez remarquées dans la cohue que vous aviez rassemblée ici hier, ne sont que de fausses apparences, & que dans tout ce mescolô, il n'y a pas quatre personnes qui se soient amusées. On ne peut se faire illusion plus long-temps, & l'on n'attend plus pour partir que l'instant de pouvoir vous quitter sans indécence. Et pour être sincère jusqu'à la fin, je vous dirai que l'on ne vous regarde ici que comme l'Intendant des plaisirs d'autrui.Je connoissois parfaitement Madame de Blamont, & je fus peu surpris de cette incartade. Et quel est actuellement votre dessein, Madame, lui dis-je? -- De prendre congé de vous, & de partir dans une heure au plûtard. -- Quoi! si-tôt? Vous sçavez qu'il n'y a personne à Paris. -- A Paris? Ah! je vous proteste qu'on ne m'y reverra de long-temps: je vais m'enterrer toute vive dans mes domaines; j'y détesterai votre Paris tout à mon aise, & au lieu de courir après le plaisir, je l'attendrai paisiblement. Je vis bien qu'il seroit inutile d'insister avec elle, & je la laissai partir: bien tôt chacun la suivit, comme elle me l'avoit annoncé, & dans moins de huit jours je me trouvai seul, mais absolument seul. Cet événement fut un trait de lumiére pour moi. Je voyois bien que Madame de Blamont étoit une folle, incapable d'exécuter un dessein formé aussi légérement: en effet, j'appris bien-tôt après qu'elle étoit retournée à Paris, où elle s'abandonnoit de nouveau au torrent. Cependant cette folle m'avoit prédit vrai: je songeai à profiter de sa leçon. Je commençai par congédier tous les inutiles dont ma maison étoit remplie, & je la réduisis par ce moyen à moins d'un quart: ensuite je distribuai mon temps de la maniére qui me parut la plus convenable. Je me proposai de passer environ huit mois à la campagne, & les quatre mois d'hiver à Paris. Je pensai à m'occuper sérieusement, parce que je suis persuadé que l'homme doit travailler. Je regarde l'inaction comme une espéce d'anéantissement: & demandez-vous-mêmes à ces malheureux qui n'ont jamais eu de peines, qui végetent sans exister, demandez-leur s'ils ont jamais goûté aucun plaisir. Je me fis donc des occupations, & je me choisis une société parmi tous ce qui habite les Villages voisins: vous en avez vû aujourd'hui partie. C'est bonne compagnie; nous allons alternativement les uns chez les autres; mais sans nous astreindre à nulle étiquette: j'ai des Livres; je m'occupe de quelques détails d'agriculture: ils ont véritablement quelque chose de noble & d'intéressant, & sans être enthousiaste, ils me plaisent infiniment. Je chasse peu; je me promene beaucoup; je monte souvent à cheval, & vais faire visite à mes bons amis les Laboureurs: ils m'instruisent, & quelquefois je suis assez heureux pour leur être utile à mon tour par mes conseils: ce sont là les Artistes dont j'aime à parcourir les atteliers, & je suis sûr qu'ils ne me persifflent pas quand je les ai quittés. J'employe une partie des biens que le sort m'a donnés à soulager les misérables, dont le nombre n'est que trop grand: le Pasteur connoît ceux qui sont dans l'indigence; il m'éclaire & me guide dans l'emploi que je fais de cette petite partie de ma fortune: c'est un des plus doux plaisirs que j'aye sçû me faire, & je puis en parler sans affecter une bienfaisance fastueuse, puisque ces libéralités ne diminuent rien de mes richesses: ce que je donnois à des inutiles, je le donne à des malheureux qu'un léger secours tire de la misère, & rend précieux à l'Etat. Je vis de la sorte depuis six mois, & je m'en trouve très-bien. A la fin de l'automne je retournerai à Paris: j'y reverrai mes connoissances; je m'amuserai pour la premiére fois du fracas & du bruit qui y regnent, & dès le printemps, je reviendrai jouir du calme & de la tranquillité de ce séjour.On avoit écouté M. de Montalban sans l'interrompre: quand il eut fini, la Marquise le fixa un instant, puis laissant échapper un grand éclat de rire: vous me faites pitié, mon cher Montalban, lui dit-elle; vous avez embrassé ce nouveau genre de vie à peu près comme une femme choisit la dévotion quand le monde lui manque, avec cette différence que la crainte seule de vous rétracter vous arrête, & qu'elle a mille ressources que vous n'avez pas. Je suis même persuadée que dans le premier moment vous avez été transporté de la même ferveur que Madame de Blamont, & que ce n'est que par réflexion que vous avez imaginé de faire entrer les quatre mois de séjour à Paris dans votre arrangement. -- Non, Madame, je ne me suis pas décidé par boutade, ainsi qu'elle, j'ai raisonné le parti que je prenois, & j'ai tout lieu de croire que rien ne me fera changer. -- Au moins avez-vous à présent bien plus de désirs à former, & beaucoup moins de moyens pour les satisfaire. -- Eh! Madame, voilà justement ce qui me rend heureux. Autrefois mes souhaits étoient aussi-tôt remplis que formés: je n'avois pas le temps de désirer; la satiété me faisoit trouver tout insipide, rien n'étoit neuf pour moi: aujourd'hui que j'ai plus de peine à me satisfaire, je compte au moins le plaisir pour quelque chose. Malgré l'excès de ta folie, mon cher Montalban, dit Madame de Melicourt, on doit encore te sçavoir gré des quatre mois que tu veux bien nous donner; mais nous voulons t'avoir sans partage. Vous m'attaquez aussi, Madame: j'aurai peine à me défendre. Néanmoins, je le dis sans balancer; s'il me falloit opter pour toujours entre Paris & la Province, Paris seroit sacrifié. -- Quoi! Montalban, & tu le dis tout haut. Le cher Montalban déraisonne complettement, dit la Marquise, tous les ridicules de ses bons amis les Provinciaux... -- Oui, Marquise, oui, leur honnêteté, leur candeur, leur bonne-foi sont des ridicules. -- Non, Monsieur, non; mais comment appellerez-vous, ces rivalités odieuses des hommes les uns contre les autres; ces basses jalousies qu'ils ont contre ceux d'entr'eux que leur esprit & leurs talens distinguent & cette pernicieuse adresse qu'ils employent à se déchirer réciproquement? Comment appellerezvous cet esprit de parti qui divise perpétuellement les femmes; ces dissentions qu'occasionnent l'esprit & la beauté? Ces médisances continuelles, ces cailletages ignobles & bourgeois, & ces étiquettes minutieuses dont elles fatiguent sans fin la société? Vous venez précisément, Marquise, de peindre en petit ce que Paris offre en grand: toutes ces misères, j'en conviens, jettent beaucoup de désagrément sur le commerce de la vie: mais je les préfére à tous ces vices si artistement masqués dont Paris est infecté. Je les préfére aux préjugés, à la cupidité, à l'ambition, à la violation du plus saint de tous les nœuds; ce vice devenu si commun, qu'il n'en est plus un, & à cet amour-propre insensé qui ne nous laisse voir que nous dans l'Univers. Tant de dépravation nous a rejettés si loin de nousmêmes, que, si l'on mettoit aujourd'hui l'homme prétendu social à côté de l'homme naturel, on les prendroit pour deux êtres d'espéces tout-à-fait différentes. Le luxe, je l'avoue encore, les talens, les arts, les superfluités se trouvent réunis à Paris dans un dégré supérieur; mais tout cela ne nous rend point heureux: ce sont seulement de nouvelles chaînes sous le poids desquelles nous gémissons sans pouvoir les briser: moi-même, moi qui par une longue expérience, ai appris à connoître la valeur réelle de tous ces faux besoins, de tous ces plaisirs imaginaires; je n'ai pû cependant m'en affranchir entiérement: je les vois sans préjugés comme sans enthousiasme: mais une pente invincible m'y raméne, & l'habitude qui les a émoussés pour moi, les a cependant rendu nécessaires à mon existence: c'est ce motif qui me rappellera à Paris pendant quatre mois de chaque année. Quelle sublimité! Mon cher Montalban, interrompit enfin Madame de Mélicourt, & que nous devons te paroître petites du haut de la sphère où tu viens de t'élever! Madame, la plaisanterie vous sied, & je vous rends les armes dans ce genre de combat; mais je n'en crois pas moins que Paris est admirable pour quelque temps, & la Province pour la plus grande partie de la vie. La Marquise trouva cette décision pitoyable; elle le témoigna en disant que les déclamations ne prouvoient rien. Par déférence & par politesse on ne lui répondit rien. La nuit s'approchoit: les Dames quitterent M. de Montalban, & l'on se promit de part & d'autre, de se revoir à Paris au retour de l'hiver. Je vous y attends avant la fin de l'automne, lui dit Madame de Mélicourt. Jugez, Madame, repliqua-t-il, de la fermeté de ma résolution, puisque votre invitation ne peut la changerElles reprirent le chemin de la Ville, en disant qu'elles étoient très-sincérement fâchées de cette disparate, & que c'étoit un aimable homme de moins dans la société. La vraye tendresse est rarement jalouse sans raison; mais une amante attentive & délicate distingue sans peine les soupirs de l'amour de ceux de la contrainte. Mélanide aimoit trop le Comte pour ignorer long-temps son infidélité. Elle s'étoit fait une douce habitude de son amour, & jamais elle n'avoit craint qu'il l'abandonnât pour la Marquise. Peu faite pour le tyranniser, afin d'en être aimer, elle n'étoit nullement exigeante, & avec un peu d'adresse il lui auroit caché cette intrigue: quand, par les soins de la Marquise, elle ne put se dissimuler plus long-temps qu'elle étoit trahie, une tristesse mortelle s'empara de son cœur; elle n'avoit jamais redouté le coup affreux qui l'accabloit: tendre, sincère, elle avoit aimé de bonne-foi, & avoit cru être aimée de même. Telle qu'une rose fanée au midi par les rayons brûlans de l'astre dont la douce chaleur l'a fait éclorre au matin, telle, après avoir goûté les plaisirs les plus purs dans le sein de l'amour, Mélanide n'espéroit plus que des jours malheureux. Une sombre mélancolie s'étoit emparée de son ame, & l'avoit rendue incapable d'éprouver désormais aucune douceur: elle ne se rappelloit qu'avec larmes le souvenir de d'Elcourt, & quelqu'affligeant qu'il fût, c'étoit son unique consolation. Que d'Elcourt se crut heureux tant que dura son ivresse! Que son sort lui parut délicieux tant qu'il n'eut pas épuisé tous les rafinemens d'une volupté enchanteresse, & tant que la Marquise put couvrir de fleurs les liens qui l'enchaînoient! On s'exagère souvent de loin un bonheur qui s'évanouit dès qu'il est vû de près: bien-tôt le charme de l'illusion se dissipa. La Marquise détruisit par ses bizarreries & ses caprices, ce prestige, ce phantôme de félicité que ses enchantemens avoient fait naître. Peut-être jusque-là d'Elcourt avoit-il cru être amoureux; mais quand ses désirs furent satisfaits, sa passion s'anéantit: revenu comme d'un songe, il détesta l'erreur de ses sens, & ne songea plus qu'à la réparer. La Marquise elle-même lui en fournit bien-tôt l'occasion. Un jour que, fatigués l'un de l'autre, ils ne sçavoient plus que se dire, elle lui demanda si Mélanide ne lui avoit jamais écrit; le Comte, sans deviner le but de cette question, lui répondit qu'il avoit plusieurs Lettres d'elle. -- Je serois charmée de voir du style de cette femme merveilleuse: apportez-les moi demain, nous nous en amuserons. -- Madame veut, sans doute, mettre ma discrétion à l'épreuve? -- Moi, point du tout; je veux uniquement sçavoir si l'on a jugé aussi sainement de son esprit que de sa figure, & justifier en même-temps, s'il est possible, le goût que vous aviez pris pour elle. Je veux donc que vous m'apportiez ces lettres demain au plus tard: je le veux, entendezvous. -- Je n'ignore pas, Madame, ce que je dois à une femme qui a eu assez de confiance en moi pour m'accorder une preuve écrite de ses sentimens: les lettres de Mélanide ne contiennent rien que tout le monde ne puisse voir; mais je ne puis en disposer, c'est un dépôt que je dois respecter: je la respecterai toujours elle-même: (il avoit presque dit je l'aimerai toujours) vous me demandez ces lettres; c'est tout ce que vous pourriez faire si elle étoit du nombre de ces femmes légères qui en écrivent indifféremment à tous les hommes. -- Point d'épigrammes, Monsieur; en un mot, est-ce inutilement que je vous presse de me faire cet important sacrifice? -- Oui, Madame, très-inutilement. -- Je vous entends, Monsieur; vous êtes encore plus attaché à cette femme que je n'avois pensé. Quoi qu'il en soit, ne me revoyez que ses lettres à la main. Le Comte la quitta froidement, bien résolu à ne jamais se prêter à une action aussi éloignée de ses principes: cet événement lui rappella plus fortement que jamais le souvenir de Mélanide. Que la beauté parée des graces de la vertu est séduisante! Cette Mélanide oubliée si longtemps, si injustement; mais toujours tendre, toujours égale, toujours sensible, toujours fidéle, peut-être, fut enfin regrettée: l'image de cette femme si chérie, si digne d'adoration, & qu'une fantaisie avoit éloignée du cœur de d'Elcourt s'y retraça plus fortement que jamais: la Marquise en fut à son tour effacée pour toujours. Mélanide n'avoit employé pour séduire le Comte, ni ces faux dehors, ni ce manége adroit, uniques ressources de la coquetterie: elle s'étoit contentée d'aimer sans partage & de laisser voir tout son amour à celui qui l'avoit fait naître. Mais comment la revoir, après l'avoir si cruellement outragée? Comment obtenir le pardon de ses injustices? Le sacrifice du cœur de la Marquise étoit-il suffisant pour les expier? D'Elcourt balança long-temps entre les intérêts de son cœur & la honte de l'infidélité: enfin rassuré par la connoissance qu'il avoit de l'ame de Mélanide, il revole à ses pieds, fait parler ses larmes, son repentir, son désespoir: attendrie & troublée, elle hésite, elle détourne ses beaux yeux; elle parle & veut mettre de la fierté & de l'indifférence dans ses discours; son dépit & son amour éclatent & la trahissent malgré tous ses efforts. L'ingrat dont la douleur éloquente la pénétroit, imploroit son pardon avec des graces si touchantes; il avoit été si tendrement aimé, qu'elle sentit que sa colère disparoîtroit bien-tôt pour faire place aux sentimens les plus doux. L'empreinte de la plus profonde tristesse, ce tendre embarras, ce silence même qui dit tant de choses, & sur-tout le cœur de Mélanide, parloient d'une maniere triomphante en faveur de d'Elcourt; mais peut-on croire aux sermens d'un parjure? Non, disoit-elle, non, laissez-moi vous oublier. Vous m'avez trompée; vous avez voulu perdre mon cœur & vous l'avez perdu: si j'étois assez foible pour aimer l'amant d'une autre, je sçaurois lui déguiser ma tendresse; je sçaurois peut-être la vaincre. -- Ah! Mélanide, ne déchirez point mon cœur par ce funeste souvenir: si vous ne me détestez point, cessez de vous faire un jeu cruel de mon tourment: je l'avoue en rougissant, une femme bien peu digne de vous être comparée avoit sçû me séduire; j'ai pû recevoir un portrait pour gage de sa tendresse: un portrait, Mélanide, qui n'étoit pas le vôtre, que votre main ne m'offroit pas! A ces mots il déchire, il brise une boëte qu'il avoit reçûe de la Marquise, & il en jette les morceaux aux pieds de Mélanide: elle ne pouvoit plus lui dérober son attendrissement: il en ressentit la joie la plus vive: leurs regards se rencontrerent: elle finit par lui pardonner. Que de chagrins évanouis par cette réconciliation! Que de doutes détruits par les plus tendres protestations de fidélité! Une autre, lui dit-elle, pourroit encore vous séduire par l'espoir du plaisir; mais songez, cher d'Elcourt, que, jusqu'au moment où nous serons unis pour jamais, je n'ai que mon cœur à vous donner. -- Votre cœur, Mélanide, suffit à mon bonheur, à mes plaisirs: peut-être, ajouta-t-il, en la fixant tendrement, peut-être un jour les rendrez-vous plus vifs & plus sensibles; mais ils ne seront jamais plus doux qu'en ce moment.Le changement imprévû de d'Elcourt rendit Madame de Migneville furieuse: en vain elle écrivit, commanda, supplia; tous ses efforts furent autant de trophées élevés à la gloire de sa rivale. Lassée enfin, de l'inutilité de ses démarches, elle songea aux moyens de se consoler; mais sans abandonner le projet de se venger de l'infidélité du Comte. Quoiqu'elle l'eût aimé, son cœur étoit blessé moins vivement que son amourpropre: elle auroit pû pardonner à d'Elcourt de l'avoir quittée; mais jamais de l'avoir quittée le premier. Elle avoit encore un reste de ressentiment contre Madame de Merval. On se rappelle peut-être le dépit & la jalousie que cette petite femme lui avoient causés dans cette partie de campagne où elle avoit paru vouloir lui enlever d'Elcourt. C'est une offense que les femmes ne se pardonnent guère. Madame de Merval n'avoit pas réussi, il est vrai; mais elle en avoit laissé paroître le désir, & en pareil cas la moindre velléïté est un crime. Merval étoit charmant, mais c'étoit un de ces hommes de l'autre siécle, qui aiment comme des furieux quand ils ont le malheur d'aimer; qui sacrifient à leur amour, rang, fortune, honneurs & sa femme en avoit fait l'épreuve. J'ai dit qu'il l'avoit épousée par inclination: c'étoit une passion violente, & elle le payoit d'une réciprocité qui ne lui laissoit rien à désirer. Cette femme, cependant, étoit l'inconséquence même. Il n'y avoit rien de si beau qu'elle: elle le sçavoit: elle le disoit, & protestoit aux gens qu'ils étoient amoureux d'elle, ou qu'ils le deviendroient: elle s'en moquoit: elle se plaisantoit elle-même, & il arrivoit souvent que ce badinage tournoit la tête à ceux qui ne vouloient que rire un moment de ses folies. On ne doit pas être surpris qu'avec ce caractère elle eût fait des agaceries à d'Elcourt, quoiqu'au fond elle se souciât peu de lui. Elle ne vouloit que désoler un moment la Marquise & elle y avoit réussi. C'est ce composé singulier de déraison & d'agrémens qui lui attachoit Merval plus fortement même qu'avant leur mariage. Il s'étoit fait une réputation au service, & à tous égards, il la méritoit bien. Très-peu de temps après son mariage, le Corps où il servoit fut désigné pour une expédition qu'on regardoit comme fort dangereuse: amoureux de sa femme à l'excès, il se disposa cependant sans murmurer à partir. Madame de Merval, qui l'idolâtroit, désespérée d'un départ dont la seule idée la faisoit mourir mille fois par les suites funestes qu'elle envisageoit, mit en œuvre les priéres les plus touchantes pour l'arrêter. Merval n'ignoroit pas qu'une retraite prématurée, feroit à sa réputation une tache irréparable, & il résista long-temps à toutes ces attaques. Mais il est des moyens contre lesquels nous tenons difficilement, des momens, (& les femmes les connoissent parfaitement) où elles peuvent tout demander, & où nous ne leur refusons rien. On peut croire que Madame de Merval n'avoit négligé aucune ressource: en effet, entraîné par un penchant irrésistible, quoique rougissant intérieurement d'une condescendance aussi aveugle, le plus foible & le plus amoureux des hommes, consentit à faire le sacrifice tout entier. Il quitta le service pour une Charge de Judicature. A peine eut-il pris ce parti, fi coûteux à un galant-homme, qu'il s'en repentit; mais il étoit trop tard, & sa démission avoit été acceptée. Tout entier alors à sa femme, il ne songea donc plus qu'à s'affranchir près d'elle d'un souvenir importun, & qu'à faire tomber les épigrammes en les méprisant. Dès qu'il eut acquis le petit nombre de connoissances nécessaires pour obtenir le droit de juger ses semblables, son premier soin fut de se présenter à sa femme sous un vêtement qu'il n'avoit pris que pour elle: cet habit le rendoit méconnoissable; une ample perruque lui couvroit la moitié du visage, retomboit sur ses épaules, & descendoit jusqu'à sa ceinture: un bonnet noir remplaçoit sur sa tête le panache blanc des enfans de Mars; une longue robe de pourpre à larges plis l'enveloppoit tout entier, & de longues manches rabattues jusques sur ses doigts, achevoient de l'embarrasser & de lui donner un air d'autant plus empesé, que lui-même il se trouvoit fort ridicule. Il croyoit surprendre agréablement Madame de Merval, & il entra chez elle pendant qu'elle déjeunoit; mais ce changement dont elle n'avoit pas été prévenue, lui fit jetter un cri d'étonnement: elle se leva si précipitamment, qu'elle renversa sa table & son chocolat, & fuyant un homme qui venoit lui prouver la plus violente passion, elle courut se cacher au fond de son appartement. Merval, anéanti d'un accueil auquel il devoit si peu s'attendre, voulut inutilement lui faire entendre raison; il ne lui fut pas possible de percer jusqu'à elle. Ce passage subit d'une profession dont les femmes n'aiment & ne voyent que les brillantes frivolités, le contraste prodigieux de cette profession, dis-je, avec un état qui exige toute la lenteur de la gravité, toute la maturité de la prudence, toute l'assiduité du travail, avoit produit une espéce de révolution dans l'esprit léger de cette petite femme, & elle détestoit alors le même homme qu'elle adoroit un moment auparavant. Une injustice aussi marquée réduisit Merval au désespoir; mais toujours esclave, toujours idolâtre d'une femme capricieuse, & cependant charmante, il ne se sentit point le courage de prendre le ton d'autorité qui convenoit dans cette occasion. Les reproches les plus tendres furent les seules armes qu'il employa. La petite Merval, toujours aussi inconséquente & aussi folle, répondit constamment qu'elle n'aimeroit jamais deux hommes; qu'elle étoit toute à Merval Militaire, & qu'elle avoit une répugnance invincible pour Merval Magistrat. Cette aventure faisoit beaucoup de bruit, & dans l'instant de désœuvrement où se trouvoit Madame de Migneville, elle songea à s'en prévaloir: elle crut qu'il y auroit un extrême plaisir à rendre amoureux un homme qui aimoit si parfaitement: elle n'avoit jusque-là inspiré que des goûts passagers; elle vouloit faire une passion. D'ailleurs elle avoit à se plaindre de Madame de Merval, & la circonstance étoit unique pour prendre sa revanche. Le Procès de Madame de Mélicourt étoit sur le point d'être jugé, & son obligeante amie l'accompagnoit dans toutes les visites qu'elle faisoit à cette occasion à ses Juges. Merval étoit du nombre. Madame de Mélicourt, uniquement occupée de cette affaire, qui étoit de la plus grande importance pour elle, avoit perdu de vûe tous les plaisirs frivoles qui remplissoient les instans de la Marquise. Absorbée dans les titres, les Actes, les Mémoires, entourée d'Avocats & de gens de loi, tout ce qui n'avoit pas rapport à son affaire étoit étranger pour elle. Je connois beaucoup Merval, lui dit la Marquise; je me charge de le voir: j'irai seule, & je vous promets de mettre dans mes sollicitations tout l'intérêt & toute la vivacité que vous pouvez désirer de moi. Madame de Mélicourt ne demandoit pas mieux. Au moins, lui dit-elle, n'allez pas oublier que mon affaire est le principal objet de votre visite, & quoiqu'il puisse arriver, ne séparez pas vos intérêts des miens. La Marquise le lui promit. C'est un état bien scabreux & très-délicat que celui de Juge. Il est bien beau; mais il est bien plus dangereux de décider du haut de son tribunal de la vie & de la fortune des hommes? Sans cesse entre la justice & l'iniquité, comment démêler le fil imperceptible qui les sépare? Ce n'est rien encore que de voir ce qui est juste, si on ne le pratique; & pour cela, il faut presque se dépouiller ici de sa qualité d'homme: il faut imposer silence à toutes ses passions; il faut étouffer l'impression des sens; il faut fermer son cœur à l'intérêt, à l'ambition, aux instances de l'amitié, aux sollicitations de l'autorité, & sur-tout aux insinuations, aux séductions de l'amour: il faut voir à ses pieds la beauté touchante & désolée sans être émû d'une pitié dangereuse: il faut détourner les yeux de dessus des charmes dont souvent on peut disposer, & mettre dans ses discours & dans ses réponses une austérité, une sévérité qu'on n'a pas dans son cœur. Un Juge intégre n'est point un homme; c'est un Dieu à qui le bien qu'il fait tient lieu de tout celui dont il se prive. Madame de Migneville se rendit chez Merval: une impression de mélancolie étoit encore répandue sur le visage du nouveau Magistrat; il sembloit dire: plaignez-moi. Et en effet, la Marquise en se rappellant la cause de sa tristesse, sentit redoubler l'intérêt qu'elle prenoit à lui. Je viens soûtenir auprès de vous, lui dit-elle, les droits d'une amie, & les détails que j'ai à vous faire rendront ma visite un peu longue. Heureusement, Madame, je suis libre, lui répondit-il, en la conduisant dans son cabinet, & vous pouvez disposer de tout mon temps. Il donna ordre à l'instant qu'on dit à tout le monde qu'il n'y étoit pas. Il comprend à ravir, se dit la Marquise: on ne nous troublera point, & c'est beaucoup. Le portrait de Madame de Merval ornoit ce cabinet. Voilà qui est peint divinement, lui dit-elle; Madame de Merval est belle comme une Ange dans portrait, & cependant elle est encore mieux qu'on ne l'a représentée. -- Il est vrai, Madame, qu'elle est très-bien. -- Très-bien! c'est une expression trop froide pour une femme à qui l'on a tout sacrifié: votre femme est adorable; & si le cœur répondoit... -- Madame, je n'ai point à me plaindre de Madame de Merval, & si elle avoit des torts avec moi, je n'aurois garde de les rendre publics; mais je ne lui en trouve aucun, & je suis un peu surpris que l'on s'inquiete pour moi. -- Rien de mieux, ni de plus délicat, mon cher Merval; mais la dissimulation est inutile entre nous: je sçais votre histoire; elle est affreuse; avoir tout sacrifié... -- Je n'ai fait que suivre mon penchant, Madame; tout ceci, d'ailleurs, est mon affaire, & souffrez que je vous réitére que je ne me plains point de Madame de Merval. Mais puis-je sçavoir ce que vous exigez de moi? La plaie est encore fraîche, se dit Madame de Migneville, & je m'y suis mal prise: il faut chercher un autre biais. Elle lui fit alors un détail rapide de l'affaire de Madame de Mélicourt. Vous voyez, ajoûta-t-elle, que rien n'est plus juste que sa cause, & que vous ne pouvez vous dispenser de lui être favorable. -- Madame, je l'examinerai, & je désire très-sincérement que ses droits soient aussi fondés que vous le prétendez. -- Il faudra les trouver tels, Monsieur; il le faudra absolument. Mais sçavez-vous que vous avez pris à un point qui vous rend méconnoissable, le flegme, la morgue, & froid glaçant de l'état que vous avez embrassé. Je commence à n'être plus si surprise de la disparate de Madame de Merval: il ne tiendroit cependant qu'à vous de la ramener. Vous avez de quoi faire le plus joli & le plus aimable de tous les Magistrats. -- Madame, je me sens peu propre à ce changement, & il est vrai-semblable que je serai toujours aussi maussade que je le suis actuellement. -- Vous ne m'entendez pas, Merval; vous n'êtes point maussade, & vous ne pouvez jamais l'être. Je connois parfaitement tout ce que vous valez: je suis même persuadée que, si vous en preniez la peine, vous seriez un homme très-dangereux, & qu'on se défendroit difficilement d'une passion que vous voudriez bien sérieusement inspirer. -- Non, Madame, vous n'ignorez pas que ces choses-là ne dépendent nullement de nous, & puisque vous me connoissez si parfaitement, vous devez sçavoir qui je chercherois à rendre sensible si l'on commandoit à l'amour: mais... -- Point de mais, je vous dispense des détours, Merval: vous voulez dire que vous ne seriez pas fâché que je prisse du goût pour vous, n'est-ce pas? -- Moi, Madame? je vous proteste qu'il n'étoit nullement question ... -- Mais, mon cher Merval, vous ne faites pas attention qu'il est mal-honnête de vous défendre si sérieusement d'une chose aussi évidente. Je ne prends point mal l'espéce de déclaration que vous avez voulu me faire. Non: personne n'a plus d'indulgence que moi pour les foiblesses du cœur: je vous permets de m'aimer, de me le dire: je consens à être votre meilleure amie; je veux même vous dire comme il faut vous y prendre avec votre femme pour la mettre à la raison, & si vous n'y pouvez parvenir, je vous promets alors de partager la passion que vous avez pour moi. Que voulez-vous de plus? On a vû que Merval étoit bien loin de faire une déclaration à Madame de Migneville: il n'avoit même aucun goût pour elle; mais il y a des choses d'honnêteté & de bon procédé auxquelles on ne se refuse guère, à moins de vouloir passer pour brutal. D'ailleurs, l'amour n'est pas toujours nécessaire pour enflammer l'imagination; la Marquise étoit trop bien pour que Merval fit le cruel hors de propos, & son erreur paroissoit de trop bonne foi pour qu'il eût le courage de la détromper. Il lui dit donc des choses assez tendres, & s'assit près d'elle en lui prenant les mains. L'art de filer une conversation de cette nature n'étoit point nouveau pour elle. De son côté, il passoit pour avoir des qualités peu communes. Insensiblement le charme impérieux des sens lui fit éprouver tout son pouvoir: bientôt ses yeux devinrent brûlans de désirs: les couleurs vives & riantes du plaisir colorerent son visage: celui de la Marquise étoit animé par l'expression touchante du désir qui appelle la volupté. Elle ne paroissoit pas disposée à faire la moindre résistance: au contraire, ses regards languissans, sa respiration entrecoupée annonçoient qu'il se passoit en elle quelque chose d'extraordinaire. Enfin Merval alloit se précipiter au centre du bonheur quand la porte du cabinet s'ouvrit tout-à-coup; c'étoit Madame de Merval. Elle avoit reconnu l'équipage de Madame de Migneville, & apprenant que Merval avoit ordonné qu'on les laissât seuls, il n'en avoit pas fallu davantage pour la décider à entrer. Elle avoit entendu une partie de la conversation; d'ailleurs, rien n'étoit moins équivoque que ce qu'elle voyoit. Pardon, Madame, dit-elle ironiquement à la Marquise, pardon si je trouble un tête-à-tête où il me paroît que je suis de trop: je viens aussi solliciter Monsieur: & pendant qu'il est d'humeur à accorder des graces, je me hâte d'y participer. Vous n'êtes point de trop, Madame, répondit la Marquise, embarrassée au dernier point; vous arrivez, au contraire, fort à propos pour mettre le sceau à une réconciliation que je vous ménageois à tous deux. Une réconciliation, Madame! j'avoue que votre procédé est d'une générosité rare; mais depuis quand sommes-nous brouillés? Qui vous l'a dit? Est-ce toi, Merval? Et pourquoi le serions-nous? Il est difficile de rendre tous les sentimens dont Merval étoit agité en ce moment. Confus d'avoir été surpris par sa semme, & comblé cependant d'avoir excité sa jalousie, il ne put contenir sa joie plus longtemps. Jamais, s'écria-t-il en l'embrassant; non, jamais je n'ai cessé de t'adorer. Eh bien, Madame! reprit la maligne petite femme, vous l'entendez; & vous voyez que tous vos bons offices sont désormais superflus: croyez cependant que ma reconnoissance égale tout ce que vous avez eu dessein de faire pour moi. Le rôle de Madame de Migneville n'étoit pas le rôle brillant de cette scéne: la petite Merval paroissoit disposée à profiter de tous ses avantages, & à ne pas lui faire grace d'une seule plaisanterie. La retraite étoit donc le seul parti qui lui restât à prendre, & c'est celui qu'elle prit. Merval lui donna la main, & sa femme eut encore la méchanceté de la reconduire en faisant quelques épigrammes sanglantes que leur sens équivoque pouvoit faire prendre à leurs gens pour des choses honnêtes, mais auxquelles la Marquise ne pouvoit se méprendre.Ils rentrerent, & l'on peut croire que Madame de Merval ne s'amusa pas à des reproches inutiles, & qu'elle jouit des honneurs d'un triomphe qui n'avoit point été préparé pour elle. Il est inutile d'expliquer comment par une suite de l'inconséquence de son caractère, le caprice & la jalousie ranimerent tout-à-coup ses sentimens pour Merval. De son côté, il se contenta de lui prouver de la maniére la plus claire & la plus évidente, que son tête-à-tête avec Madame de Migneville étoit sans conséquence. Réunis depuis ce moment, ils s'aimerent toujours avec une tendresse encore plus vive qu'avant leur brouillerie. Madame de Migneville tâcha de se faire illusion sur tout ce que cette aventure avoit d'humiliant pour elle, & d'en effacer le souvenir par quelqu'autre mieux concertée: mais corrigée pour jamais du dessein de faire des passions, & dégoûtée de l'amour, elle ne vouloit plus qu'effleurer le sentiment, & que prendre la surface du plaisir plûtôt que d'user sa sensibilité par trop d'amour. Saint-Ange lui convenoit parfaitement; elle n'eut pas de peine à le ramener à ses pieds: un regard d'une jolie femme suffit pour fixer un homme qui fait gloire d'être à toutes. Il crut bonnement tout ce qu'elle lui raconta de son aventure avec d'Elcourt; & quand il en auroit douté, il étoit trop peu délicat pour chercher à éclaircir ses doutes. L'outrage qu'elle s'imaginoit avoir reçû du Comte & de Mélanide, n'étoit pas encore sorti de son cœur: elle n'attendoit que l'occasion de s'en venger avec éclat. Depuis quelques jours elle paroissoit dévorée d'une profonde mélancolie, & jusque-là Saint-Ange l'avoit pressée en vain de lui en dire le sujet. Les femmes ont les pleurs à leur commandement, & jamais elles ne sont plus puissantes que lorsqu'elles employent ces marques de leur foiblesse. Quelques larmes adroites avoient affecté Saint-Ange très-vivement. Ma vie, lui dit-il, ma fortune, toute mon existence est à vous: que je puisse l'employer à vous servir, & ce bonheur me tiendra lieu de tous ceux auxquels j'osois aspirer. Que vous dirai-je, cher Saint-Ange, interrompit-elle, avec amertume, & comme vaincue par ses importunités, & quel reméde apporterez-vous à mes maux? Qui peut réparer l'injure que me fait d'Elcourt, en publiant que je vous ai poursuivi, vexé, forcé à vous attacher à moi? Jaloux de votre tendresse & désespéré de n'avoir pû me rendre sensible, il veut me contraindre à ne plus vous voir, & puis-je, en effet, après de tels bruits, souffrir davantage vos assiduités? Non, Saint- Ange, & le désir de me dérober à ses persécutions, me fera, sans doute, hâter le moment de mon départ. La douceur de répandre mes peines dans le sein d'un ami, m'engage seule à vous les confier: ne nous voyons plus, & que jamais ce secret ne sorte d'entre nous. Ce manége avoit produit tout son effet, & la fureur de Saint Ange éclatoit dans ses regards: un nouvel incident vint encore l'augmenter: comme la Marquise achevoit ces paroles, on lui remit un paquet: c'étoit de la part du Comte. Ce matin même outrée de n'en avoir aucune réponse satisfaisante, elle lui avoit écrit pour lui redemander toutes ses lettres & son portrait: c'étoit cette même miniature que, dans un transport de tendresse, il avoit imprudemment déchirée aux pieds de Mélanide; la lettre de Madame de Migneville étoit infiniment pressante & ne lui laissoit pas le temps de réparer cette faute. Il lui renvoya donc la boëte dans l'état de délabrement où elle étoit, & en s'excusant du mieux qu'il put. La Marquise ouvrit impatiemment le paquet: dans la fureur où la mit la vûe de son portrait déchiré, elle le montra à Saint-Ange, qui, déja animé par ses discours, ne put se contenir plus long-temps. Il étoit intimément lié avec le Comte; mais il étoit François & brave, & ces deux titres font aisément oublier les loix de l'amitié pour venger l'honneur d'une femme qu'on aime. Sans exiger d'autres détails il sortit impétueusement de chez la Marquise, malgré les efforts qu'elle faisoit pour l'arrêter, & se rendit sur le champ chez d'Elcourt avec ses lettres, qu'elle n'avoit pas eu le temps de retirer de ses mains. Il entra brusquement dans l'appartement du Comte: celui-ci étoit seul, plongé dans cette douce rêverie, dans cette yvresse voluptueuse, où l'ame satisfaite, quoique le cœur désire encore, s'arrête avec contentement sur les plus flatteuses idées. Il se peignoit Mélanide entraînée par sa propre tendresse, cédant à ses désirs, livrée à ses transports & comblant tous ses vœux. Il étoit loin d'imaginer en ce moment que la Marquise voudroit encore troubler son bonheur: il alloit se rendre chez Mélanide & sans deviner quel sujet amenoit Saint-Ange, il maudit en secret un contre-temps qui retardoit ses plaisirs: il cherchoit même un prétexte honnête pour s'en débarasser quand Saint-Ange le prévint, le pria de le suivre, & sortit sans rien ajoûter. Le Comte étonné d'un abord si laconique & si peu ménagé, le suivit & lui en demanda le sujet. Saint-Ange garda le silence, & d'Elcourt, toujours incertain, prit le parti de l'imiter. Arrivés dans un endroit écarté, Saint-Ange le força de mettre l'épée à la main, sans vouloir entrer dans aucune explication. Un homme d'honneur évite les querelles, mais il ne les fuit pas: le Comte se mit en défense: il avoit conservé tout son sang-froid, & il auroit pû sans peine ôter la vie à un homme que la colère aveugloit, & qui ne songeant qu'à porter des coups mortels, ne pensoit point à parer ceux de son adversaire. Mais d'Elcourt se battoit avec un flegme admirable, & tout en parant les coups de Saint-Ange, il prenoit soin de le dérober à son fer, & mettoit toute son attention à le désarmer: il fut assez heureux pour y réussir, & pour prévenir quelqu'événement tragique, il cassa sa propre épée & en jetta les morceaux loin de lui: le Marquis furieux avoit déja relevé la sienne: cet acte généreux (quoiqu'imprudent peut-être) la fit tomber de ses mains, & d'Elcourt parvint à le calmer entiérement.Dans la chaleur du combat, les lettres de Madame de Migneville étoient tombées à terre: d'Elcourt les apperçut & présuma d'où partoit le coup. Soyez moins prompt désormais, dit-il, à Saint-Ange: nous avons presque été victimes l'un & l'autre de la fureur d'une femme vindicative; il faut nous en garantir pour toujours. Il lui fit sur le champ le détail de ce qui s'étoit passé entre lui & la Marquise, & de ce qui les avoit brouillés ensemble. Ensuite, ramassant un des billets qu'elle lui avoit écrits, il le donna à Saint-Ange. S'il vous reste encore quelques doutes, ajoûta-t-il, ces lettres, que vous n'avez sûrement pas lûes, pourront les dissiper: vous y verrez tous mes torts envers elle: quand même elle vous seroit moins connue, le péril où elle nous a exposés, me dispenseroit d'avoir pour elle les égards que mériteroit toute autre femme. A ces mots il le quitta pour aller près de Mélanide, éprouver la différence qu'il y a entre l'amour d'une coquette & celui d'une femme vertueuse.SaintAnge resté seul, lut le billet suivant. “Je ne vous ai pas vû ce matin, Comte; qu'êtes-vous devenu? Que vous connoissez mal le prix des instans! Je n'en ai qu'un dans le jour à vous donner, & il s'écoule sans que j'entende parler de vous: le reste du temps obsédée par mille importuns, fatiguée de leur insipide hommage, mes yeux seuls peuvent vous dire que mon cœur vous distingue. Ah! d'Elcourt, que j'aime à vous exprimer ma tendresse! que j'aurois de plaisir à vous la prouver! Vous craignez, dites-vous, que je ne vous préfére Saint-Ange; quelle folie! Il est vrai que sa fatuité & son bavardage m'ont quelquefois amusée: mais vos craintes sont d'un enfant: j'avois presque envie de vous en punir. Non, elles me divertissent; personne, avant vous, n'avoit imaginé d'être jaloux de Saint-Ange. Répondez-moi sur le champ, ou plûtôt apportez-moi ce soir votre réponse vous-même, & ne manquez pas de la faire bien tendre; je vous promets d'être seule.“ Saint-Ange demeura confondu de cette aventure: honteux de s'être laissé jouer par la Marquise, il ne songea, à son tour, qu'aux moyens de l'en punir: le goût qu'il avoit pris pour elle se changea en mépris: son amour-propre cruellement blessé, lui suggéra mille projets de vengeance: il s'arrêta à celui qui lui parut le plus singulier. Il avoit assez bonne opinion de lui-même pour ne pas douter du succès de son dessein. Les femmes sont plus vindicatives que les hommes; mais elles ont les mœurs plus douces: elles sont jalouses, mais elles ne sont point barbares, & je crois que la Marquise avoit frémi la premiére de la fureur de SaintAnge, & qu'il avoit été bien au-delà de ce qu'elle désiroit de lui: son dessein n'avoit été, sans doute, que de l'animer contre d'Elcourt & Mélanide, & de l'engager à faire un éclat, ou à répandre des bruits injurieux à celle-ci. En effet, toutes ces ames étroites & flétries n'enfantent jamais que des projets petits comme elles, & c'est une chose infiniment heureuse; car, si à leur dépravation se joignoient encore ces grands mouvemens, ces secousses violentes qui portent rapidement à toutes les extrémités, ce sexe si charmant deviendroit bien-tôt féroce, & la plus délicieuse de toutes les passions produiroit mille atrocités: mais la médisance, les faux bruits, les plaintes, l'aigreur, les petites perfidies; voilà les puissans moyens qu'elles employent pour se venger, voilà où se consument leurs efforts & toutes leurs passions si violentes en apparence. Si ces premiers mouvemens les emportent quelquefois au-delà des bornes de la modération, & sont cause de quelques accidens funestes, elles gémissent bien-tôt elles-mêmes du mal qu'elles ont fait. La sensibilité, la douceur & l'humanité, qui sont leur appanage si naturel, reprennent le dessus, & leur rendent un empire que nous ne leur refusons que lorsqu'elles veulent nous l'arracher. Le lendemain Saint-Ange retourna chez Madame de Migneville: il lui avoit renvoyé ses lettres dès la veille, comme s'il ne les eût emportées que par distraction, & jusque-là, rien ne put faire croire à la Marquise qu'il les avoit lûes. Il lui dit qu'il n'avoit pû trouver d'Elcourt; mais qu'il n'en étoit pas moins déterminé à la venger. Elle le supplia de tout oublier, protesta qu'elle mourroit de douleur si elle sçavoit qu'il courût le moindre danger pour elle, & je veux croire qu'elle étoit sincère. Dans cet instant on vint annoncer à Madame de Mélicourt que son Procès alloit être jugé. Elle sortit avec empressement, agitée par la plus affreuse incertitude, & laissa son amie tête-à-tête avec le Marquis. Je crois avoir dit qu'il étoit de la figure la plus brillante; l'usage lui tenoit lieu d'esprit; & sans avoir jamais étudié les femmes, une longue habitude lui avoit appris à les connoître parfaitement. Ce Procès décidé, rien n'arrêtoit plus les deux Parisiennes à ***, il crut qu'il convenoit d'être anéanti de cet événement: la tristesse le gagna insensiblement: il devint distrait, inquiet: on lui en fit la guerre; il se défendit en homme qui ne veut pas qu'on le croye, & il eut grand soin de ne pas mettre le sens commun dans tout ce qu'il employa pour s'excuser. Me voilà donc à la veille de vous perdre, dit-il enfin à la Marquise, avec une douleur feinte: vous m'aurez bientôt oublié: je serai confondu dans la foule de ceux qui vous ont aimée: on vous rendra de nouveaux hommages; mais songez quelquefois qu'il est un homme sincère qui ne cessera jamais de vous adorer. Il est vrai, répondit-elle, que rien ne nous arrête que ce Procès: cependant, si mon amie le gagne, nous retarderons peut-être notre départ; mais si, par une injustice, qu'il ne faut pas prévoir, elle venoit à perdre ... Avec quelle tranquillité vous m'annoncez la mort! Et n'ai-je pas raison de frémir, quand je songe que chacun va s'empresser à vous faire oublier le séjour que vous aurez quitté. Eh! croyez-vous, Saint-Ange, que je quitte ce séjour sans former des regrets, que vous n'ayez pas beaucoup de part à ces regrets?.. Elle agitoit son éventail en laissant échapper cet aveu, & s'en couvroit le visage, comme pour cacher la rougeur qu'il devoit lui causer. Dieux! que mon bonheur est grand, s'écria Saint-Ange en tombant à ses genoux! Ah! répétez-moi que je ne vous suis pas indifférent. -- Que me demandez-vous encore, Saint-Ange? Ne me sixez plus: vos yeux embarrassent les miens: mais levez-vous, que je n'aye point à me repentir de vous avoir montré toute ma tendresse. Par combien de sermens ne tâcha-t-il pas de la rassurer! Qu'il paroissoit amoureux, & qu'il sçavoit bien imiter la vérité! L'expression de la volupté; cette douce langueur & ce trouble intéressant qui l'accompagnent, se peignoient dans ses yeux des plus vives couleurs. Il avoit plus d'une fois éprouvé que le plus sûr moyen de troubler la tête d'une femme est de paroître troublé soi-même. La Marquise animée par le badinage voluptueux dont il appuyoit ses discours se prêtoit sans effort à la douce émotion où il se plaisoit à la plonger. Un soupir d'attendrissement lui échappa; Saint-Ange le recueillit sur sa bouche, & loin d'en marquer le moindre ressentiment, ses yeux animés par la volupté en brillerent d'une flamme nouvelle. Mais quel feu, disoit-elle, quelle vivacité! non, cher Saint-Ange ... Non ... Je n'y consentirai jamais: finissez, vous dis-je, finissez. Elle prononçoit ce mot, tant de fois répété, du ton le moins propre à arrêter le Marquis: il osa tout impunement. Déja les mains de la Marquise pressoient les siennes: déja agitée par tous les transports, par toutes les fureurs de l'amour, elle lui rendoit ses baisers: déja leurs lévres en se joignant les préparoient à une union plus étroite: cependant le triomphe du Marquis étoit encore douteux, & loin d'y mettre le sceau, sa flamme paroissoit se rallentir. La Marquise peu faite à tant de longueurs, ne put s'empêcher de lui en faire un tendre reproche. Ingrat, lui dit-elle, vous ne m'aimez pas aussi tendrement que je vous aime: vos soupirs sont moins ardens que les miens; vous vous taisez; vous ne cherchez pas même à me rassurer. Que j'ai à rougir de ma foiblesse! Ah! laissez-moi;... laissez-moi, vous dis-je, vous m'importunez. Saint-Ange qui, sous l'air de la plus vive émotion, avoir conservé tout son sang-froid, se leva avec tranquilité, & changeant tout-à-coup cet air de tendresse si naturellement imité, en un air froid & ironique: vous vous fâchez, je pense, lui dit-il, eh quoi! je vous importune. Ah! pour une Parisienne, c'est faire une résistance bien maussade: je la pardonnerois à une provinciale; mais à vous, Marquise, à vous! cela m'anéantit .... & comme elle alloit répondre... N'allez pas m'alléguer votre vertu: eh! laissez à nos prudes le vain étalage de cette vertu si farouche; c'est un ridicule dont on ne guérira jamais la Province. La Marquise anéantie avoit les yeux baissés & se taisoit. Il se rapproche, une main hardie... Insolent, s'écrie-t-elle avec effort; c'en est trop; sortez de ma présence ... Il me semble que Madame fait la merveilleuse, reprit Saint-Ange; elle me trouve donc bien extraordinaire, bien peu respectueux ... Voilà bien les femmes! Y pensez-vous, Marquise? Laissez là les airs pour un moment, & avouez que vous seriez désolée que tout le monde eût toujours eu autant de respect que moi. D'Elcourt, par exemple, Merval, n'ont-ils pas eu quelquefois l'audace de l'enfreindre? Il est charmant, d'Elcourt; c'est un grand malheur qu'il soit infidéle & indiscret ... Vous rougissez, adorable Marquise: que d'attraits réunis! Mais avez-vous oublié qu'il n'est permis qu'à la pudeur de rougir? Ce pauvre d'Elcourt, il a couru de beaux risques, ainsi que moi; il faut convenir que cette intrigue étoit filée bien habilement; après tout, ce n'est pas votre faute si le succès n'a pas secondé vos vûes ... Mais quoi, vous pleurez, belle Marquise; vous paroissez irritée; cependant vous allez nous quitter, & je serois désespéré de vous voir partir sans nous être réconciliés. De grace, oublions tout le passé, faisons la paix & embrassons-nous de bonne amitié... A cette derniére injure, Madame de Migneville transportée de fureur, pleurant de honte & de rage, quitte la place & se jette précipitamment dans son cabinet. Saint-Ange alloit l'y suivre quand il entendit quelqu'un monter avec fracas: le vacarme & les cris réitérés dont les appartemens retentissent lui annoncent Madame de Mélicourt. Bien-tôt il la voit paroître toute effarée, hors d'elle-même, les traits défigurés par tout ce que la colère a de plus violent, s'en prenant dans son désespoir, à tout ce qu'elle rencontroit, brisant les glaces & les porcelaines, criant à l'injustice! mon Procès est perdu, ils m'ont ruinée! il n'y a plus de justice! Enfin elle tombe épuisée dans un fauteuil, entourée des débris du Saxe & du Japon. A la voix de son amie, la Marquise étoit rentrée dans le sallon, laissant voir encore dans sa parure les marques du désordre où Saint-Ange l'avoit mise avec si peu d'utilité. Ma foi, Mesdames, leur dit-il en s'en allant, je vous plains avec toute la sincérité dont je suis capable. Vous, belle Marquise, vous êtes trahie par vos Amans; Madame perd sa fortune: je ne décide pas laquelle est la plus malheureuse. Je vous quitte promptement pour aller publier par-tout vos infortunes, & l'injustice des hommes à votre égard. Que signifie le propos de cet étourdi, demanda Madame de Mélicourt? Partons, dit la Marquise pour toute réponse; j'abhorre un pays où l'on n'éprouve que perfidie: partons sans le moindre retard. D'accord, reprit avec feu son amie; je ne respire pas où regne l'injustice; il est clair que je devois gagner mon Procès: je le perds; il me tarde d'arriver à Paris; c'est-là que les femmes ne sollicitent pas en vain. Fin de la seconde & derniere Partie. ERRATA. PAGE 69, ligne pénultiéme, & de surprise, lisez & surprise. Pag. 3o, lig.a, de Marquise, lisez de la Marquise. Pag. 128, lig., où, lisez ou. Pag. 1i1, lig.2, corcet, lisez corset. Pag. 13, lg.1, ces, lisez les. Pag. 136, lig-12, le, lisez la. Pag. 16o, lig.17 & 18, aimer, lisez aimée. Pag. 178, lig. derniere, dans portrait, lisez dans ce portrait. () Des raisons qu'il est inutile d'expliquer, engagent l'Editeur à supprimer le reste de ce morceau. (*) L'Editeur fait observer que cette bagatelle a été écrite en 1763.