L'Étourdi (1784) Anonyme, attribué à Donatien Alphonse François de Sade ou attribué à André-Robert Andréa de Nerciat, ou attribué au chevalier de Neufville-Montador. A Lampsaque, 1784 Exporté de Wikisource le 6 octobre 2020 Sous de noires couleurs, tel qui peint le plaisir Ne le blâmerait pas s'il pouvait en jouir. SOMMAIRE ( ne figure pas dans l'ouvrage) ÉPÎTRE DÉDICATOIRE. JE voulais faire une Épître dédicatoire où j'aurais pompeusement célébré les graces réelles ou factices d'une femme avec laquelle j'aurais paru être au mieux ; mon Épître était déjà toute construite dans mon cerveau, & je n'étais plus embarrassé que de savoir à qui j'en ferais hommage ; lorsqu'en traversant la rue de ... pour aller chez l'Imprimeur corriger les dernieres épreuves de cette brochure, un déluge d'eau de senteur, dont tout le quartier était parfumé, me fait lever la tête, je vois qu'il est jour chez Amélie, je monte chez elle. Nonchalamment jetée sur une chaise longue, elle parcourait les Ouvrages, ou plutôt les gravures qui ornent les Ouvrages de M... J'eus grand soin, comme on le pense bien, de louer la beauté des estampes & celle de l'édition ; mais je blâmai l'uniformité fatiguante du ton qui regne dans toutes les productions éphémeres de cet Auteur ; & delà je pris occasion de parler des lettres que je publie, de faire l'éloge du style varié, décousu, & parsemé de ces descriptions qui ont tout le coloris du plaisir & de la jouissance, sans en avoir l'indécence, & je priai Amélie de vouloir bien en accepter la dédicace. À moi des dédicaces, s'écria-t-elle avec cet ironique amour-propre qu'une jolie femme tient de la certitude de ses charmes, je pense, mon cher que vous extravaguez ? --- Pardonnez-moi, charmante Amélie, n'est-ce pas à la Déesse de la beauté à qui on doit offrir un Ouvrage où sont consacrés les tributs que l'amour & les plaisirs lui ont rendu ? --- Mais c'est précisément pour cela dit-elle en minaudant, & en serrant un fichu au dessous duquel mes yeux s'étaient glissés, que je vous conseille de chercher quelque autre personne à laquelle votre Épître puisse mieux convenir. Convenez à votre tour que la Déité de la jeunesse n'a pas autant de vivacité ni, de fraicheur dans le teint, & que la blancheur de cette peau le disputerait à Flore même ; oh Dieux ! quelle finesse ! Pour cette gorge vous m'avouerez qu'elle n'a nul besoin d'être, comme celle de Vénus, soutenue par, la ceinture enchantée... Oh ! finissez, Monsieur ; on peut faire l'éloge des choses sans les presser ; ah ! vous ne vous corrigez pas, voilà de quoi vous punir ; & aussitôt elle me donne un petit soufflet. On doit, dit-on baiser la main qui nous frappe, je le fis ; on doit rendre le bien pour le mal, je le fis, on doit... Que ne doit-on point ? Aussi que ne fis-je pas ? Finissez-donc, Monsieur ; savez-vous que vous êtes d'une folie insuportable. Si vous êtes accoutumé de trouver des femmes qui se prêtent à vos desirs, ne vous attendez pas de m'en voir augmenter le nombre. --- Ce n'est pas ce que j'exige, je sais trop ce que nous vous devons, & que c'est à nous à nous conformer aux vôtres. --- Vous ne m'entendez pas ; je veux dire que vous ne triompherez pas de moi. --- Eh bien, Madame, je vous céderai les honneurs de la guerre ; il est des occasions où la couronne du vaincu est aussi brillante que celle du vainqueur. --- Quel homme ! Il ne veut rien comprendre ? Le silence d'Amélie, & le livre qui lui tombe des mains, annoncent qu'elle est dans l'arêne occupée à cueillir les mirthes de l'amour, & consentir à recevoir mon Épître dédicatoire dont ceci tiendra lieu. PRÉFACE DE L'ÉDITEUR E Xiger d'un Auteur ou d'un Éditeur qu'il fasse grace au Public de mettre, à la tête de son Ouvrage, une Préface, ou un Discours préliminaire, ou une Introduction, ou &c. &c. &c. C'est demander à un petit-maître d'être sans ridicules, à un abbé d'être modeste, à une coquette de quitter le rouge & les modes, à une dévote une vertu douce & paisible, à une actrice d'être fidele & sans caprices, à un comédien d'être sans fatuité, à un journaliste de la vérité & de l'honnêteté dans sa critique, à &c. &c. &c. Une Préface, ou tout ce qui en tient lieu, n'est-elle pas la marque la plus caractéristique des Auteurs, & la seule ressource qui reste aux Éditeurs pour jouir de la gloire d'être imprimé ? Chaque temps a son épidémie, celle de ce siecle c'est de faire gémir la presse & trop souvent le lecteur. J'ose cependant assurer ceux qui acheteront & qui liront ces mémoires, qu'ils n'auront à regretter ni leur temps, ni leur argent. D'ailleurs comme l'a dit Gresset. Dans ce bruyant torrent qui roule, Qu'importe que le tourbillon Enveloppe, entraîne un chiffon De plus ou de moins dans la foule. Toutes ces aventures ont été écrites par celui qui en est le héros à un de ses amis qui se sert de la voie d'un Libraire pour les confier au Public, telles qu'elles lui ont été envoyées. Il ne s'est pas même permis de toucher à des peintures un peu chatouilleuses pour des imaginations vives. Voilà ce que l'Éditeur avait à dire, & peut-être ce bavardage, qu'il a nommé Préface, est-il superflu ? AVIS. " U N Épître dédicatoire, une Préface, & encore un Avis ; oh ! pour le coup, c'est trop Monsieur l'éditeur, & c'est abuser de vos droits. Il est d'usage de ne plus lire de Préfaces, on est rassassié de dédicaces, & tous les avis sont inutiles & superflus, me disoit modestement mon Imprimeur ; ainsi dispensez-moi..." Et vous dispensez-moi de vos remontrances, parce que vous n'êtes pas galant, & que vous n'avez pas besoin d'avis, ne privez pas le lecteur de celui que je vais lui donner, en lui racontant une petite histoire. Luceide nouvellement arrivée de la province en avait tous les préjugés, & les sots scrupules ; mais née avec un goût décidé pour le grand monde, elle voulait en apprendre le bel usage, & puiser le bon air dans sa source. Delson , l'homme le plus favorisé de la nature & le plus instruit, fut celui qu'elle choisit pour maître ; il était vif & saillant. Luceide était avide de tout savoir. Son mari qui était venu dépenser en sot, dans la Capitale, un bien qu'il avait acquis en fripon dans la province, était par bonheur absent, & Delson mit cette absence à profit. Il donna plusieurs leçons de bonne compagnie à Luceide . Elle fit des progrès rapides, & en moins de huit jours elle avait presque tout appris. Un soir, malheureusement dans le feu de la leçon, ils oublierent de fermer les portes. Le mari de retour entra brusquement & surprit Delson avec elle, comme il achevait de lui donner les dernieres instructions du bon ton. Il en était l'ennemi juré, & se comporta en provincial mal appris. Delson trouva son procédé indécent ; il lui dit qu'il était ridicule, affreux, qu'un mari qui arrivait de la campagne, se glissât ainsi furtivement dans l'appartement de sa femme, qu'en entrant chez elle, il devait du moins se faire annoncer, en époux qui sait les usages, que c'étoit là le bon ton. Morbleu, répliqua le Financier, je me moque des usages ; le mien est quand je trouve un petit-maître seul avec ma femme de le faire poliment jeter par la fenêtre. Ce n'est pas là le bon ton, mais c'est le bon parti. Envain Delson lui cita-t-il l'exemple de ce Robin qui, revenant du palais, passé chez sa femme qu'il croyait couchée seule ; mais il la trouve dormant entre les bras de son amant. Né avec l'usage du monde, il posa entr'eux son bonnet, & fut dans son cabinet vaquer aux affaires qu'il avait à juger le lendemain. Envain lui cita-t-il encore la conduite de M. de ... qui, entrant sans se faire annoncer dans un arriere cabinet destiné aux plaisirs de l'Intendant de la province, le trouva prenant des privautés avec sa femme, & ayant déjà une main sous le voile qui cachait l'autel où l'on sacrifie aux plaisirs. Que fit M. de ... il battit sa femme & voulut poignarder son amant ? Point du tout. Né avec un flegme que vous allez admirer, & sachant son monde il se contenta de regarder l'heureux Intendant, & de lui dire : Vous avez dans vos mains ce que toute la terre A vu plus d'une fois utile à l'Angleterre Ces deux vers tirés du second acte de la tragédie du Comte d'Essex, étaient d'autant plus heureusement appliqués que Madame de... avait eu des intrigues galantes avec plusieurs Anglais. Rien n'eut d'ascendant sur ce brutal, & ce qu'il avait dit, il le fit exécuter. Deux grands & vigoureux laquais lui obéirent avec tant de promptitude & de soumission, que Delson fut voir ce qui se passait dans la rue. Heureusement les fenêtres n'étaient pas hautes, il en fut quitte pour une légere contusion au bras ; & il connut, mais trop tard, la nécessité de fermer les portes quand on enseigne le bon ton aux femmes des provinciaux. Lecteur profitez de l'Avis. L'ÉTOURDI. LETTRE PREMIERE. Préliminaires indispensables. Que me demandes-tu, mon cher Despras ? pourquoi veux-tu que, par un récit sincere de toutes mes fredaines, je te retrace ce temps orageux d'une jeunesse inconsidérée que j'ai employé follement à courir après cet Être trompeur & fugitif qu'on nomme bonheur, & dont je ne saisis jamais que l'ombre. Tu desires, dis-tu, connaître toutes mes folies ? La plus grande, sans doute, est celle de te les raconter, tu l'exiges ; eh bien ! connais-moi, connois tous ces bouillans transports, ces appétits déréglés auxquels je ne savois rien refuser ; c'est pour toi, pour toi seul que j'écris. Je ne te ferai point une énumeration pompeuse de mes premiers parens : il t'importe fort peu de savoir qui ils furent. Je ne pense point comme la plupart de ces Gentilhommes qui, s'enorgueillissant d'une longue suite d'ayeux, jouissent moins dans les races futures que dans celles qui n'existent plus. J'ai toujours pensé qu'il valait mieux briller de sa propre gloire, & en réfléchir l'éclat sur ses neveux, que de l'emprunter de ses peres. Le mien occupe un des premiers rangs dans la ville de ... un frere aîné est marié dans la maison paternelle, un autre Officier dans le régiment de ... un troisieme frere servant dans la cavalerie, une sœur attendant mari, & moi ; composons la famille de M. de Falton, c'est le nom de celui à qui je dois le jour. J'avais quinze ans lorsque je quittai le college pour aller à ** dans l'école du Génie, y étudier les Mathématiques. Les propos de mes camarades, les desirs de mon âge, tout me disait qu'il existait dans le monde un bonheur qui m'était inconnu, & qui ne me serait dévoilé que par la plus délicieuse des expériences. Ce fut par le moyen de quelques livres qu'on m'avoit prêté, que je fis les premieres acquisitions de certaines notions infiniment plus intéressantes & plus liées à la nature, que le pompeux galimathias algébrique dont on m'excédait chaque jour. Une nuit, à la suite de la lecture de Thémidore , je rêvai à Rosette qui en est la principale héroïne ; & par la plus chere des illusions, je trouvai, dans les bras du sommeil, les plaisirs qu'un amant goûte sur le sein de sa maîtresse. Les impressions d'un songe ne s'effacent que long-temps après sa fuite. En effet, j'éprouvai, après mon réveil, les suites voluptueuses d'un amoureux délire : le plaisir avait parcouru tous mes sens, &, avait porté le trouble & le desir. Peins-toi un étalon vigoureux, découplé, l'œil ardent, la tête haute, bondissant de desirs & d'impatience, échappé du haras. Il frappe la terre, fend l'air qu'il électrise, & souffle le feu par les naseaux. C'est à-peu-près l'état où j'étais, & dans lequel me trouva le Chevalier de Nanlo qui entra chez moi dans ce moment. Nanlo étoit celui de mes camarades avec lequel je cherchais le plus à me lier d'amitié. Il avait de l'expérience ; il s'apperçut de mon agitation, & m'en demanda la cause. Je lui fis l'aveu de mon rêve ; il m'en plaisanta, s'obstinait à croire qu'il avait été volontaire, & que je ne devais nullement aux pavots de Morphée la source du torrent de délices dans lequel je paraissais nager encore. Mais le ton & la simplicité de mes réponses, lui faisant connaître que je n'étais nullement coupable de ce qu'il me reprochait, ce bon camarade eut pitié de mon ignorance, & m'apprit l'art d'anticiper, sans risque, sur les droits de l'hymen, & de réaliser mon songe sans Le secours du sommeil. LETTRE II. Les absens ont toujours tort. N Anlo était amoureux d'une pensionnaire au couvent de ... & sa passion était d'autant plus vive qu'il se croyait aimé. L'ordre qu'il reçut de se rendre à Paris pour y subir son examen, l'obligea de me confier son amour, & de mettre entre mes mains les intérêts de son cœur. Je m'engageai de remettre à son amante les lettres, qu'il m'adresserait pour elle, & de lui faire parvenir celles que sa maîtresse lui écrirait. Le Chevalier la prévint de cet arrangement en m'y présentant, & il lui dit adieu en la tenant serrée dans ses bras, aussi étroitement que les grilles pouvaient le permettre. À peine fut-il arrivé à la premiere ville prochaine, que son premier empressement fut de m'envoyer une héros de pour sa chere Euphrosine de Therfort, c'est le nom de sa belle. Exact à remplir les devoirs de l'amitié, & les engagements que j'avais contracté avec mon camarade, je volai au couvent, ne soupçonnant nullement de lui enlever le cœur de sa maîtresse. J'avoue que si j'avais pu le prévoir, je n'aurais alors pas balancé un instant de sacrifier mes plaisirs à son bonheur. Tous deux de bout vis-à-vis l'un de l'autre, je demeurai muet. Elle avait perdu la parole ; nos yeux seuls étoient les interprêtes du trouble que nous éprouvions. Cependant comme le silence n'est pas à sa place dans un parloir de religieuses. Je remis à la belle pensionnaire l'épître de mon ami, en lui faisant un compliment qui se ressentait de la situation de mon cœur. Sa réponse n'annonça pas plus de tranquillité, & si elle se servit de quelques expressions tendres, lorsqu'elle me parla de Nanlo, ses yeux semblaient me permettre de croire que j'en étais l'objet. Elle me pria de venir le lendemain chercher la réponse qu'elle ferait au Chevalier. Je le lui promis, & fus chez moi rêver à l'amour qu'on venait de m'inspirer. Je me trouvai bientôt dans la situation la plus violente, & livré aux combats les plus affreux. L'amitié me reprochait tout ce qu'avait de répréhensible, ma passion naissante ; l'amour, les charmes d'Euphrosine ne m'y montroient rien de coupable. Dois-je me livrer, me disais-je, au plaisir de l'aimer, au préjudice de la confiance de mon camarade ; ce plaisir & quelque espoir balanceront-ils les sentiments que je dois seul écouter, & tout ce que la beauté a de plus brillant, peut-il avoir sur mon cœur les droits que l'amitié impose. Non, elle aura toujours les siens ; l'amour, Vénus, ne sauraient les lui faire perdre. Ils l'emporterent cependant, & les sentiments de délicatesse, dont la nature décore notre ame, qui nous parlent si souvent, & quelquefois malgré nous, demeurerent sans succès. Je regardais, comme une beauté sur laquelle j'avais des droits, celle que l'amitié aurait dû me faire respecter. Tirons le rideau qui cache les sentiments de nos cœurs. Nous apperçevrons que c'est moins la voix du devoir, que la satisfaction de nos penchants qui les détermine ; & que peu d'hommes sont assez sûrs d'eux-mêmes pour résister aux attraits d'une jolie femme, dont un coup d'œil de bonté soumet les puissances de notre ame, avant que nous nous soyons apperçus de son empire, & pu nous opposer à ses progrès. J'avais promis à Mademoiselle de Therfort d'aller chercher la réponse qu'elle devait faire au Chevalier. Cette occasion me parut favorable ; je me parais plus qu'à l'ordinaire, me parfumais, & répétais pendant plus d'une heure devant les glaces, les graces avec lesquelles j'allais paraître devant le premier objet de ma tendresse. Les aîles du desir & de l'espérance m'amenerent au parloir. Euphrosine ne me fait pas attendre. Par un événement singulier. Elle avait ce jour là épuisé toutes les ressources de la toilette, dans l'intention d'achever ma défaite. Mais nous n'avions nul besoin d'avoir recours à l'art ; nos cœurs étoient trop faits l'un pour l'autre ; la chaîne en était formée par la nature ; il ne manquait que l'occasion de la nouer ; elle se présenta, l'amour ne fit que la resserrer davantage. Je l'aimais, je lui déclarai, je lui plaisais, elle me l'avoua, en fallait-il plus pour la seconde entrevue ? Elle fut même si préjudiciable au Chevalier, qu'il se trouva qu'en nous quittant il n'avoit plus d'amante. Il était à propos de trouver quelque prétexte apparent qui pût nous délivrer de ses importunités. À chaque courrier, il nous assommait d'élégies. Euphrosine qui avoit plus d'expérience que moi, se chargea de ce soin ; elle lui écrivit que ses parens desiroient l'avoir auprès d'eux, & que l'ordre & l'arrangement de son départ étoient fixés. Elle lui marqua combien cet événement contrariait ses desirs & affligeait son ame, en mettant fin à leur commerce littéraire. Quel coup pour Nanlo qui idolâtrait son amante ! À peine pouvoit-il y survivre suivant ce qu'il me manda ; il maudissait à l'envie les saints du paradis, & les diables de l'enfer. Mais soit qu'il soupçonnât notre perfidie lorsqu'il eut fait des réflexions sur le caractere léger des femmes, ou qu'il convînt de la vérité de ce viel adage, qui dit que les absents ont toujours tort ; soit qu'il succombât sous le poids de sa douleur, je ne reçus plus de ses nouvelles, & j'ignore encore ce qu'il est devenu. Il y avait deux mois que je faisais assiduement la cour à la belle pensionnaire, lorsque ses parens projetterent de la marier avec un de ces êtres, dont tout le mérite consiste à porter le nom, & à être l'héritier présomptif d'un Financier adroit. Elle m'en parla, & cela amena naturellement l'occasion de lui demander un gage irrévocable de son amour. La proposition n'était sans doute pas à sa place ; mais le tempérament, autant que le penchant, parlaient en ma faveur, & ils parlerent si fort, que le grillage ne nous opposa qu'un obstacle impuissant. Trois mois que nous passâmes dans la plus grande volupté, s'écoulerent comme l'ombre. Mais les inquiétudes succederent aux plaisirs, & les soucis à l'enjouement. Ces sources vermeilles qui tarissent & se renouvellent à temps marqué chez les femmes, apprirent bientôt, par leur sécheresse, à mon amante qu'elle ne tarderait pas d'être mere. Elle me témoigna ses chagrins ; il m'était impossible de les faire disparaître ; mon âge & ma fortune ne me permettant point de prendre le titre sacré de son époux. Elle consentit donc à se marier avec M. de ... Comme c'était le seul point qu'on attendait pour les unir, tout étant arrangé & d'accord du côté des parents, son hymen célébré, peu de jours après mit fin à ses craintes & à nos amours. LETTRE III. Plus vrai que vraisamblable. DEpuis le départ d'Euphrosine qui, deux jours après les noces, était allée dans la ville qu'habitait son mari, je faisais tous mes efforts pour l'oublier, ils étoient inutiles. Tout me retraçait des momens qui n'étaient plus, & des feux qui ne devaient plus être. Telle est, mon cher Despras, la force de nos premieres inclinations, surtout lorsqu'elles ont été heureuses ! Elles impriment profondément dans notre ame, l'image de l'objet qui les a fait naître ; & tous les moyens dont l'esprit use pour les effacer, sont superflus. Le souvenir des plaisirs dont on a joui, est un burin qui là l'y grave davantage. Ce n'est que dans une passion nouvelle qu'on peut trouver l'oubli des douleurs de l'absence & cette passion ne naît ordinairement que quand le temps & l'éloignement ont affaibli la premiere ; ou il faut des charmes dont on n'ait aucune idée pour produire cette révolution. Je ne tardais pas de l'éprouver. Un jour que je me promenais dans un petit bois proche de la ville, & vulgairement appellé l'allée des soupirs, le bruit d'une voiture qui roulait sur la grande route qui traverse ce bois, suspendit un instant la rêverie dans laquelle j'étais plongé ; & par une suite de ma distraction, plutôt que par un mouvement de curiosité, je jetai mes regards dans la voiture. Mais qu'éprouvais-je ? Quelles émotions délicieuses se succéderent dans mon ame, à la vue d'une femme qui occupait le fond du carosse ! Un trouble agréable, mais qui m'étoit inconnu, s'empara de tous mes sens. Que te dirais-je, mon cher Despras ? Le charme irrésistible de l'expression qui brillait dans ses yeux, se rendit maître de mon cœur, & en arracha, par sa force supérieure, l'image d'Euphrosine. Qu'on ne nous dise point qu'un amour aussi prompt n'entra jamais dans le cœur humain ? Pour quiconque aura vécu dans le monde, cette passion n'aura rien de merveilleux. Ces accès de délire sont arrachés aux cœurs les plus agités par les passions, & les moins faits pour aimer. Ce sont des coups de soleil qui percent dans des temps nébuleux. Je suivis la voiture ; & mon premier empressement fut de m'informer du nom de la personne à qui elle appartenait. J'appris que c'était au Comte de Larba, qui arrivait de Paris, où il avait épousé cette jolie & jeune femme qui était avec lui, & qu'ils venaient passer l'hiver à **. À ces bonnes nouvelles, qu'on se peigne ma joie, mes transports. J'avais un cœur pour la douleur ; il ne fut que pour le plaisir, & l'amour & l'espoir, alimens de l'ame, vinrent ranimer la mienne prête à dépérir. Qui m'eût dit quelques instans auparavant que j'oublierais l'aimable de Therfort, j'aurais été capable de le poignarder. Mais notre fragilité ne dépend que trop des circonstances où nous nous trouvons. Aussi n'ai-je jamais fait aux femmes un crime de leur légéreté. La fidélité n'est qu'une vertu inutile, elle cesse même d'être vertu quand, loin de nous rendre heureux, elle altere notre bonheur. J'adorais Madame de Larba, & j'en étais réduit à la frugalité Espagnole ; le bonheur de la voir ne m'était permis qu'à l'église ou au spectacle. Là j'avalais à longs traits ce poison brûlant que ses charmes faisaient passer dans mes veines, & mon ame était quelquefois dans un si vif mouvement de plaisir & d'impatience, qu'elle tentait de franchir les barrieres que le corps lui oppose, pour voler sur les levres de ma chere Comtesse, s'y pénétrer de la plus douce volupté : mais ne trouvant aucune issue, elle se répandait dans toute sa prison, & accablée de ses efforts, elle se trouvait anéantie. Je n'aurais certainement pas pu résister au feu qui me dévorait, si le tendre amour qui veille au bonheur des amans n'eût pris pitié de moi, en me suggérant l'un des plus singuliers expédiens dont on se soit jamais servi. Le premier jour d'Avril est consacré par l'usage à s'amuser aux dépends d'autrui, en cherchant à lui donner quelque leurre. Ce fut à cet usage auquel j'eus recours ; il me tira de l'état de langueur dans lequel je dépérissais, en me fournissant l'occasion de faire connaissance avec l'objet que j'idolâtrais en secret, & auquel je n'avais jamais pu parvenir de me faire présenter ; ma société étant totalement étrangere à la sienne. Midi sonne, je m'arme de courage & d'effronterie ; l'amour & le malheur donnent, à ce qu'on dit, de l'éloquence & de la hardiesse ; je me présente donc hardiment chez Madame de Larba. On m'annonce ; elle consent à me recevoir, quoiqu'elle fût à sa toilette, & dans un déshabillé où la décence ne présidait point. Je me rends à vos ordres, Madame, lui dis-je, en filant un soupir, & en dévorant des yeux quelques attraits qui étaient à découvert ; que voulez-vous dire me demanda vivement Madame de Larba toute étonnée de me voir & de m'entendre tenir un tel propos ? Expliquez-vous, Monsieur ; vous vous annoncez chez moi sous le nom d'un de mes parens, Officier dans votre Corps ; que signifie cette ruse & cette audace ? Ce n'est ni ruse ni audace, repliquai-je en baissant les yeux, & un peu déconcerté ; je n'ai emprunté le nom de personne, c'est le mien qu'on vous a dit, ou on l'aura mal prononcé, pu je suis assez heureux pour qu'il soit le même de celui de votre parent, & si j'ose me présenter chez vous, Madame, c'est sur la confiance que c'était par votre ordre, du moins me l'a t-il été dit ainsi par un laquais qui est venu chez moi ce matin, & qui s'est annoncé pour être du nombre de vos gens. Je vous assure, Monsieur, me répondit la Comtesse, que je n'ai envoyé personne chez vous, que je ne suis point assez heureuse de connaître ? On se fera sans doute mépris, ou vous aurez mal entendu. Victoire, dit-elle à sa femme de chambre, informez-vous si quelqu'un de mes gens a passé chez Monsieur, & par quel ordre. Je rends grace à la méprise, dis-je avec un air respectueux, & je la chéris par le bonheur qu'elle me procure. Faible bonheur, répondit Madame de Larba ; Victoire qui entra & qui vint confirmer ce que je ne savais que trop, m'empêcha de poursuivre, on manqua faire culbuter tout le fruit de mon audace. Cependant m'étant remis, je dis, avec un ton humble, qu'on avait voulu sans doute me donner un poisson d'Avril , & que c'était une espiéglerie de quelqu'un de mes camarades... Ah ! ah ! ah ! interrompit la Comtesse en éclatant de rire, c'est assurément cela, assurément ce ne peut être autre chose qu'un tour qu'on vous a joué. Il est bien agréable, Madame, d'en essuyer de pareils ; & il serait bienheureux pour moi s'il me procurait la permission de vous faire ma cour. Il dépendra de vous d'en jouir répondit Madame de Larba, après m'avoir fixé & toisé de l'œil. Son mari qui entra dans ce moment m'empêcha de répondre à la faveur qu'on venoit de m'accorder. Elle lui raconta mon aventure ; nous en rimes tous trois : ensuite je sortis fort content, comme on se l'imagine bien du succès heureux de mon stratagême qui avait failli ne pas me réussir. LETTRE IV. Comment il faut réveiller les Dames. UNe taille fine & légere, un port noble, un extérieur éveillé, des yeux vifs & tendres, une bouche qui, malgré la petitesse, laisse voir des dents plus blanches que l'ivoire. Un air d'expression répandu dans toutes les manieres, beaucoup de douceur dans le son de la voix, un menton dont le contour a été dessiné par la main des Grâces ; une forêt de cheveux châtains flottans sur un cou d'albâtre ; deux monts que l'amour a arrondi sur le modele de ceux de sa mere. Un pied & une jambe qui donnent l'idée la plus avantageuse de ce qu'on ne voit pas. Beaucoup de vivacité dans le caractere ; un penchant décidé pour les plaisirs ; entiere dans ses desirs comme dans ses idées, voilà le portrait de la Comtesse de Larba. Fais-moi grace de celui de son mari, & contente-toi de savoir qu'il était amoureux & jaloux contre tout usage qui défend aux maris d'aimer leur femme, & de s'opposer à ce qu'elles prennent du goût pour quelque autre, comme si le sentiment dépendait de nous, & qu'il fût en notre pouvoir de le maîtriser. Heureusement je n'eus pas besoin de grands efforts pour lui ôter toute espece d'allarme sur mon compte ; ma jeunesse, ou plutôt mon air enfantin, me mettait à l'abri du soupçon ; il prit même tant d'amitié pour moi, qu'il semblait savoir gré à sa femme de toute celle dont elle me comblait. La Comtesse de son côté, pour répondre aux intentions de son mari, me recevait avec une liberté & une aisance décorée d'une certaine petite supériorité douce qu'on s'imaginait avoir en vertu de cinq ou six ans qu'on avait au dessus de M. l' aspirant qui n'en avait que seize. C'était mon petit ami , mon petit éleve , enfin mille petits noms qui ne sortaient de la jolie bouche, que pour augmenter sur ses joues de lys le coloris de la rose que la nature y a placée, & qui ne venoient frapper mon oreille que pour produire sur moi le même effet, & causer une étrange émotion dans tout mon être. Je saisissais avec avidité tous les instans où son mari n'était point avec elle, pour la fixer avec ardeur. Mais dans le tête-à-tête j'étais d'une timidité que je ne concevais pas, & que je n'avais point eu avec Euphrosine. Apparemment que nos affections ressemblent à ces vils esclaves qui n'osent lever les yeux sur le Despote auxquels ils appartiennent, tant qu'il appesantit leur joug ; mais qui deviennent hardis, entreprenans dès qu'il commence à alléger leurs chaînes. Quand j'y pense à présent, il devait y avoir quelque chose de risible dans mes regards. J'avais un air, moitié libertin, moitié modeste, qui devait être fort réjouissant pour la Comtesse, aussi elle s'amusait de ma timidité, & voyoit bien qu'il fallait qu'elle se chargeât de certains préliminaires qu'il n'était pas possible que le respect ridicule que le peu d'expérience me donnait pour elle, me fit surmonter. Une migraine affreuse seconda à merveille ses intentions, & mes desirs ; je dis ses intentions, malgré qu'elle n'ait jamais voulu en convenir, parce que je crois trop connaître à présent les femmes, pour ne pas être convaincu que la curiosité seule aurait déterminé Madame de Larba à m'accorder un tête-à-tête duquel j'eus pu tirer parti. Quoi qu'il en soit, elle ne fut visible pendant une après-dîner que pour son petit ami qui avoit l'habitude d'aller chaque jour lui faire sa cour à l'heure où l'on vient de quitter la table. Je la trouvai dans son boudoir, dont les volets à demi fermés, & les rideaux tirés formaient ce petit jour qui semble inventé par l'amour, d'accord avec la pudeur, pour favoriser l'amant qui presse, & surprendre l'amante timide, en lui sauvant, pour ainsi dire, la honte de sa défaite. Elle était couchée toute de son long sur une ottomane, couleur de feu ; sa tête penchoit du côté gauche sous son bras : le droit était étendu le long de sa cuisse qui se trouvait presque toute découverte ; la jambe qui pendait, relevant par son attitude les voiles qui l'auraient dérobée aux regards. Sa gorge à demi nue semblait par son agitation, vouloîr rejeter tout-à-fait un mouchoir, pour exposer aux amoureux larcins les trésors qu'il cachait. Une gaze légere lui couvrait totalement le visage ; un livre à demi ouvert était à ses côtés ; elle dormait ou du moins je le crus. Je restai un instant perplexe entre la timide délicatesse, & les brûlans transports de l'amour ; mais ce Dieu appella le plaisir à son secours ; il arriva son sceptre à la main, & en me livrant aux desirs, il bannit mes scrupules. Après avoir doucement écarté la gaze qui m'empêchait de coller mes levres sur sa bouche vermeille. J'osai y cueillir un baiser... baiser de feu ! qui fit éprouver à mon ame un frémissement délicieux... Vénus me donna le signal ; je me mis en état de faire des libations à cette Déesse. Quant à ma belle dormeuse, je ne la remuai point du tout, la situation était trop bonne ; je levai seulement un peu plus haut le voile, pour avoir plus à découvert l'autel sur lequel j'allais faire mes offrandes. Déjà j'avais fait le sacrifice sans que Madame de Larba y eût été sensible, ou plutôt sans que je m'en fusse apperçu ; mais comme je le réiterais, elle se réveilla dans le moment de l'oblation, en jetant deux ou trois soupirs mal articulés, & en se frottant les yeux comme si elle fut sortie d'un long & pénible sommeil. Il était temps, Madame , lui dis-je ; elle fit l'étonnée, joua la désolée, & voulut se fâcher. J'eus de l'humeur à mon tour, & la menaçai de la percer du poignard que je tenais encore hors du foureau ; à ce prix mon pardon fut accordé ; nous le scellames, & fumes tous les deux contens. LETTRE V. Le Chevalier devient jaloux de son frere, il veut lui faire mettre l'épée à la main ; il est obligé de s'éloigner de sa Comtesse. AImé, caressé de ma charmante maîtresse, je vivais sans trouble & sans inquiétude ; mon ame était tranquille : elle n'était agitée que par les douces émotions du plaisir ; mais que cette tranquillité fut promptement éclipsée ? Depuis que j'étais à l'école du Génie, je demeurais chez mon frere qui habitait *** & tout entier à Madame de Larba, & à mes plaisirs, je n'allais plus aux leçons de Mathématiques, ou si j'y paraissais, c'était pour dissiper mes camarades. Mon frere en fut instruit par mon maître, & me remontra avec douceur tout ce que la plus vive amitié & le plus tendre intérêt peuvent inspirer. Loin de me corriger, j'affectai plus de légèreté dans ma conduite, la plus grande indifférence pour lui, & évitai les occasions de le rencontrer. Ce manque d'honnêteté & d'égards ne fit qu'affliger son cœur sans en altérer la tendresse. Il veillait toujours sur moi, & tâchait de me ramener à une conduite plus réguliere par les conseils & les avis qu'ils me faisait donner par ses amis & les miens. Tout cela ne me faisait que la plus légere sensation, & je me débarrassais de tous ces sermoneurs, en promettant ce que j'étais bien certain de ne pas tenir. À la fin, mon frere voyant que tout était infructueusement employé, prit le parti d'en instruire mon pere. Monsieur de Falton m'écrivit en pere qui chérit les enfans, & qui a à se plaindre de leur conduite. Sa lettre me toucha d'abord jusques aux larmes, mais elle augmenta l'indifférence que j'avais pour mon frere ; elle m'aigrit sur son compte, je lui fus mauvais gré de m'attirer des reproches que je méritais à si juste titre. Mon frere voyant ses espérances se perdre derechef dans la nuit des songes, écrivit de nouveau à mon pere, & l'engagea de me rappeller de ... cela étant le seul moyen de mettre un obstacle à la perte de mon temps & de mes mœurs. Mon pere suivit ce conseil ; il m'ordonna de revenir auprès de lui. L'on s'aveugle aisément, & surtout à l'âge où j'étais. Les lueurs de la raison ne remplissent que les intervalles des passions, & elles disparaissent quand ces mêmes passions reprennent leur empire. Aussi pris-je le change sur l'ordre de mon pere. Au lieu de convenir de mes torts, je présumai que mon frere avait payé le tribut que tous ceux qui voyaient Madame de Larba devaient à ses charmes. Il l'adore, me disais-je, je suis le plus grand obstacle à sa félicité ; voilà pourquoi il a sollicité mon pere de me rappeller de ; ... sa jalousie & sa passion se servent du faux prétexte de mon inconduite. Cette idée ridicule, mais trop vraisemblable pour une jeune tête comme la mienne, peu accoutumée de réfléchir, me montrant toute l'horreur d'une trahison, & tout le supplice d'être éloigné du précieux objet de mes affections, me fit résoudre à faire désister mon frere des desirs que je lui supposais, ou de lui arracher la vie. J'entrai brusquement chez lui ; puis semblable à un forcené, je frappais du pied, je me promenais en fulminant ; ensuite réduit à un état de démence, je m'asseiais. Perplexe entre la vertu & le crime, mon ame éprouvait des assauts violens. Je marchais de nouveau, je rentrais, je sortais, & toujours abymé dans ma douleur, & suspendu entre la jalousie & la tendresse. Mon frere, ennuyé de ce jeu, prit enfin sur lui-même de me demander ce que j'avais, ce que je voulais. Sans trop lui dire le motif de la fureur dont j'étais transporté, je mis l'épée à la main, & lui criai en garde sa prudence ne lui permit pas de s'y mettre. L'amour jaloux & dans le délire s'offense de tout. Son refus redoubla ma colere, & me rendit si animé que j'eus effrayé tout autre qu'un frere ; le blasphême était dans ma bouche, j'écumais de rage ; & l'écume, semblable à celle d'un ours en furie, rejaillissait jusques sur ses habits. Mon prudent frere, persuadé que c'est irriter la colere que de vouloir en, modérer les feux dans les momens où elle est la plus violente, y opposa le silence le plus profond, & ne le rompit, lorsqu'il s'apperçut que mes transports étaient un peu calmés, que pour me dire avec ce flegme qui lui est ordinaire, & qui n'en est pas moins rare. Vous êtes un étourdi ; réfléchissez sur vos écarts & vos folies ... Il sortit. Tu frémis Despras ; tu m'appelles monstre, assassin, fratricide. Je mérite tous ces noms & tes reproches ne peuvent égaler mon repentir. Après cette belle incartade, je reconnus mon injustice ; j'eus honte de mes emportemens ; je rougis de mes faiblesses & de mes soupçons ; mais je ne m'en trouvais pas moins passionné pour Madame de Larba. Je fus chez elle rester toute la journée qu'elle employa à ramener mon esprit égaré, & à me déterminer de réparer l'étourderie que je venais de faire. Partez, me dit-elle, partez, trop tendre, mais trop malheureux ami, puisque votre tranquillité & votre devoir exigent le sacrifice de notre séparation, rappellez-vous... Des sanglots lui couperent la parole. Je lui répondis en mêlant mes larmes aux siennes, & en la pressant contre mon sein ; elle me rendit quelques-unes de mes caresses ; puis, comme par réflexion, elle se debarrassa d'entre mes bras, & s'enfuit, en gémissant, s'enfermer dans son boudoir. Cet effort de vertu de sa part fit éprouver à mon ame une secousse qui écarta le voile du prestige, pour me laisser voir mes devoirs. Je partis sur le champ pour aller joindre mon pere. cherche des yeux, & vois que l'instant est perdu... Je vais chez ma mere pour la mettre dans mes intérêts ; je me précipite à son cou, & de toute la force qui me reste encore, je la conjure de m'accorder sa protection : elle me repousse, & m'appelle, en s'enfuyant, le meurtrier de son fils aîné. Cette réception cruelle & imprévue me déchire l'ame, & m'entraîne dans mon appartement, où je me livre aux plus affreuses réflexions. Il n'y a que les cœurs sensibles qui puissent se peindre toute l'amertume de celles que je fis dans les premiers momens de ma douleur. Quoi ! m'écriai-je ? Mon sort est de me voir outragé par les personnes qui me sont les plus cheres ; & la nature qui parle à mon cœur avec tant de force, est muette pour elle. J'ai perdu l'amitié de mon pere, & celle de ma famille ; un intervalle immense me sépare du tendre objet de mes adorations... La vie m'est à charge, & la nature a imprimé en moi une horreur pour la destruction de mon être. Ces idées accablantes ne me donnant aucune lueur d'espérance, me forcerent de prendre un parti aussi violent que la haine de mes parens. Je me barricadai dans ma chambre, ne voulus recevoir personne, refusai de manger, & menaçai de tuer quiconque serait assez audacieux pour oser tenter de forcer mes barrieres. Voilà la trempe des caracteres sensibles, dès qu'on les porte à l'extrémité, & qu'on enleve à leur ame les alimens dont ils ont besoin, leur attendrissement se change, en désespoir. Mon pere, après m'avoir infructueusement envoyé tous les gens de la maison pour m'engager à ouvrir ma porte, détermina ma mere à venir elle-même me voir. " Il n'est plus temps, Madame, lui répondis-je à travers la serrure, M. de Falton a été inflexible, je le suis à mon tour, & jusques à ce qu'il m'assure lui-même qu'il me pardonne, ainsi que vous me l'annoncez, de sa part, vous me permettrez de ne pas ouvrir. " Sur le compte que ma mere rendit de son message, mon pere décida de faire enfoncer ma porte ; il envoya à cet effet deux domestiques munis de haches. Au premier coup qu'ils donnerent, je les menaçai de tirer dessus s'ils continuaient. La peur les esprit les conduisit à leur maître qui les rassura en leur disant que j'étais sans arme à feu. Encouragés par ce qu'ils viennent d'apprendre, ils remettent la main à l'œuvre, & allaient enfin faire brêche. Je les sommai une seconde fois de se retirer ; comme ils furent sourds à ma voix, je pris l'un des pistolets de poche que j'avais sur moi, & qu'apparemment mon pere ne me soupçonnait pas, je fis feu sur les ouvriers ; il était chargé de trois balles. Heureusement une seule attrapa le plus hardi au bras, & ne lui fit qu'une légere blessure. Il fut se plaindre à M. de Falton qui écouta alors la voix de la nature & de la prudence ; il vint à ma porte me dire avec aménité, ouvre c'est moi, c'est ton pere ; refusera-tu de le voir ? Non, m'écriai-je, en me prosternant devant lui les yeux en pleurs, & les mains jointes. Il me releva avec bonté, & ses bras, dans lesquels il me reçut, me prouverent que je n'étais qu' étourdi sans être malheureux. LETTRE VII. Comment deux amans peuvent se voir. L'Image de la Comtesse m'avait suivi à **, & la privation de recevoir de ses nouvelles, de lui donner des miennes, loin d'amortir mes feux, ne faisait que les attiser davantage. Il n'est point de passion plus tourmentante & plus difficile à vaincre que celle qu'on a pris plaisir à flatter, qui est formée dans un âge tendre, & dans un cœur dont les sensations n'ont pas encore été émoussées par l'habitude du plaisir. Il n'est point de maux plus sensibles que les efforts que l'on fait pour l'en bannir, surtout quand l'objet qui l'a fait naître a des charmes. Une longue, absence n'est souvent qu'un long voile, en faveur duquel elle fait de rapides progrès. Je t'assure, Despras, que je n'ai jamais regardé le goût que Madame de Larba avait pour moi, comme un de ces goûts passagers que quelques charmes font naître, & qu'un instant détruit. Du, moins toutes ses démarches me le prouverent, jusques au moment où le Chevalier de Serfet me força, pour ainsi dire, de m'arracher de son cœur, ainsi que tu l'apprendras dans la suite de mes lettres. Accablée sous le poids de l'absence, & dans l'impossibilité de voler où j'étais, elle forma le projet de m'attirer où je l'avais laissée. L'ascendant qu'elle savait que mon frere avait sur l'esprit de mon pere, était l'instrument qu'elle voulait employer pour notre réunion. Le sacrifice de ses jours n'était, à ce qu'elle m'écrivit, qu'une faible preuve de sa tendresse. " Rien ne peut te la dépeindre me manda-t-elle ? Mes caresses sont les seules expressions qui puissent t'en donner une idée. Mon cœur est flétri par la douleur, & desséché par l'amour. Ta présence est le seul remede qui lui convienne, te voir est pour moi le bonheur. J'ai résolu d'engager ton frere d'écrire à ton pere en ta faveur, pour que tu reviennes ici ; & s'il me refuse, je l'y ferai consentir le pistolet sur la gorge. Je suis capable de tout, hors de renoncer à toi. " Cette lettre, qui me fut remise par une personne de confiance que la Comtesse m'envoya, me fit le plus grand plaisir, en me confirmant la possession, du cœur d'une femme que j'adorais, & me causa en même-temps les plus vives allarmes. Je craignis de compromettre mon amante ; je me rendis auprès d'elle. Une perruque à faces qui me cachait une partie du visage, une paire de moustaches postiches, & ma barbe fort noircie, me déguisaient assez bien pour n'être pas reconnu. Dans cet accoutrement l'avais tout l'air d'un cocher du bon ton. Ce fut sous ce titre que je me présentai chez Madame de Larba ; comme elle était sortie, & que je demandais si son mari l'avait accompagné, si elle devait bientôt rentrer, &c. Le laquais à qui je faisais ces questions me prouva, par l'élégance & l'énergie des expressions de sa réponse, combien elles étaient déplacées. Je devins plus discret dans mes interrogations, & j'attendis avec impatience, & en me promenant dans la cour, le retour de la Comtesse. Elle arrive ; je vole sur ses traces. Les issues de la maison m'étaient connues. Je ne rencontre personne dans l'antichambre, j'entre sans être annoncé dans la piece où elle était. Peins-toi, s'il est possible, mon cher Despras, ma joie & mon étonnement, de la trouver seule, les yeux humides, poussant de grands soupirs, & tenant à la main la réponse que j'avais fait a sa lettre. Cet instant sembla me donner une nouvelle ame pour goûter le plaisir, & rendit la mienne insensible à la douleur. Mon dessein était de ne point la troubler ; mais un petit bruit que je fis en glissant sur le parquet, me décela. Aussitôt elle se retourne, & dans la plus grande confusion elle me contemple. Son cœur lui dit que c'est moi ; mais ses yeux la démentent. Je ne puis résister plus long-temps ; je saute à son cou, je l'embrasse, je la comble de baisers. Elle veut me rendre mes caresses, me prodiguer les siennes ; mais ma présence si desirée, si peu prévue, causa en elle une si grande révolution, que son ame fut pour un moment anéantie. À l'aide de quelques sels que je trouvai sur sa table, & que je lui fis respirer, je la rappellai bientôt à la lumiere, mais pour la replonger de nouveau dans des évanouissemens moins à craindre & plus voluptueux. LETTRE VIII. Suite du précédent qu'on fera très-bien de lire. La Comtesse adopta le motif de mon déguisement, & s'en servit pour passer avec moi le reste de la journée, voici comment. Une de ces petites incommodités si utiles aux jolies femmes, & toujours à leur ordre, vint sur le champ s'emparer d'elle. Et ce n'etait qu'en prenant l'air que sa migraine pouvait être dissipée, elle ordonna qu'on mit ses cheveaux à sa voiture, & au lieu de se faire conduire par son cocher ordinnaire, elle prétexta de vouloir essayer, si je menais bien. Elle était plus sûre de mon adresse à conduire le char de l'amour, l'expérience venait de lui prouver que je ne l'avais point oublié. J'eus ordre de, la conduire sur la route de ... Tu crois peut-être que je fus fort embarrassé. lorsqu'il fallut grimper sur le siege, & prendre dans la main les guides des coursiers attelés au char de ma Vénus, point du tout ; que ne peuvent pas l'amour & le desir ? Je fus seulement un peu ému, mais c'était par la crainte d'être reconnu. Le laquais qui suivait était un importun dont il fallait, se débarasser ! que l'esprit des femmes, est ingénieux, dans pareille occasion ! lorsque nous fumes arrivés au lieu de notre destination qui était à une maison de campagne appartenant à la Comtesse, & située à deux lieues de la ville, elle y renvoya saint Jean, sous pretexte d'aller prévenir le Comte de Larba, qu'elle ne reviendrait que le soir. Elle me proposa de lui laisser exécuter son projet envers mon frere, voulut fermement s'opposer à mon retour chez mes parens, & rejetta avec humeur les raisons que je lui alléguais pour ne pas souscrire à ses desirs & aux miens qui n'en étoient pas moins pressans. " Que t'importe tes parens ! me répondit elle, quand je lui representai qu'ils me croiaient en partie de chasse dans la terre d'un de mes amis, & l'intérêt que j'avais de leur céler mon voyage à ... qu'ils attribueraient sans doute à quelque dessein étourdi de ma part, s'ils venaient à en être instruits, & la crainte qu'ils ne me fissent mettre à St. Lazare ou dans quelque autre maison pareille ? " Ce ne sont que des ingrats ? Leur conduite à ton égard a rompu le lien qui t'attachait à eux. Oublie-les, & reste auprès de moi. Tant que je vivrai rien ne te manquera, ma fortune est considerable & à ta disposition ; mon amour vif & ardent supléera à leur faible amitié. Ces propositions étaient bien séduisantes, mais par miracle, je leur échappai ; & j'eus assez de raison & de force pour faire consentir Madame de Larba à mon départ, & à se désister de son projet envers mon frere. Le temps vole rapidement lorsqu'il est entraîné par le plaisir. Il était nuit : il fallut revenir à la ville. Je ramenai ma divinité à son hôtel où en présence de ses gens & de son mari qui ne me reconnut pas, elle me congédia sous le prétexte que je l'avais mené un peu trop vîte. À quoi je répondis, en contrefaisant ma voix, qu'avec le temps je me corrigerais de ce défaut. La Comtesse ne put s'empêcher de sourire de l'équivoque de ma réponse. Elle me chargea de dire mille choses de sa part à la Marquise Montgard, comme si j'avais été protégé par elle. Elle ordonna ensuite à un de ses gens de me donner un écu de six francs. Tout cela avait été concerté entre nous, pour mieux sauver toute espece de soupçon. C'était précisement à celui qui m'avait si impertinement répondu le matin que l'ordre s'adressait. Je lui proposai, sans rancunne de boire bouteille. Il accepta ma proposition. Eh bien ! allez, lui dis-je, à un tel cabaret, je passe chez la Marquise de Montgard, & je vous rejoins. Ce fut ainsi que je sortis de chez mon aimable Comtesse. Et malgré le besoin que j'avais de prendre du repos, je partis sur le champ pour retourner chez mon pere. LETTRE IX. Le Chevalier de Serfet catéchise son ami. LE sombre chagrin de ne pouvoir satisfaire mes desirs, le temps & l'absence qui détruisent tout, n'avaient pu affaiblir mon amour. L'image des plaisirs dont j'avais joui me poursuivait partout, & malgré le peu d'espoir de retourner à ... je me délectais à savourer le plus agréable des souvenirs, & à rendre intérieurement un culte idolâtre à l'objet qui m'avait donné les premieres leçons du bonheur suprême, je dis les premieres leçons du bonheur, car les plaisirs que j'avais trouvé dans les bras d'Euphrosine, n'étaient rien en comparaison de la volupté que j'avais gouté dans les amoureux délires de la Comtesse. Je me plaisais à rappeller d'elle, j'usques aux moindres circonstances. Lorsqu'un jour, l'un de mes parens le plus léger & le plus audacieux petit-maître qu'on eût jamais vu ; & qui adoré de toutes les femmes, les trompait & les déchirait sans cesse ; le Chevalier de Serfet , me fit tant la guerre sur ma mélancolie, & me pressa avec tant d'instance de lui en avouer le motif, que je soulageai mon cœur en lui faisant part de mon amour. " As-tu donc perdu la tête ? me dit le Chevalier, & veux tu, à ton âge, t'enterrer tout vif ? ou si tu as résolu d'être le Céladon moderne ? quelle folie ! le temps vole, s'enfuit, que d'une aîle aussi légére ton amour l'accompagne ; crois moi : quitte ces chimeres où ton ame se livre, fais de tes beaux jours un meilleur emploi ! & sommes nous, je te le demande, éternels pour vouloir que nos sentimens le soient ? Tu fais plus d'honneur aux femmes qu'elles n'en méritent en suposant qu'elles soient désolées de notre perte ; va, s'il est encore des Ulysses, il est bien peu de Pénélopes. " " Quand on leur dit qu'on les trouve aimables, qu'elles nous plaisent, même qu'on les adore, elles savent que cela ne veut dire autre chose si non qu'elles sont à nos yeux allez belles pour exciter nos desirs ; mais pour les promesses de fidélité que nous pouvons leur faire, elles les regardent comme la monnoie courante dont nous nous servons pour finir les traités que nous voulons faire avec elles ; & si elles nous reçoivent dans leurs bras, ne sois pas assez simple pour t'imaginer que c'est l'amour qui nous les ouvre, leurs desirs nous y mettent davantage que leur complaisance pour les nôtres. " " Je te jure qu'aucune femme ne prétend, en favorisant quelqu'un, lui imposer un joug onéreux, & encore moins que ce soit pour elles un principe d'esclavage. Ne songe donc plus à ta Comtesse, qui peut-être dans ce moment, se console entre les bras d'un rival des rigueurs de ton absence. Je t'assure qu'il n'est point de passion qui soit à l'abri de toute impression étrangere, & que l'objet pour lequel tu brûles, n'est pas exempt de toute faiblesse. --- Ah ! mon ami, dis-je au Chevalier, ne fais pas cette injure à la Comtesse, qui est la femme la plus tendre, la plus sensible... la plus... tout ce que tu voudras, interrompit-il, mais je te répete qu'elle t'a déjà sacrifié, ou que bientôt elle te sacrifiera au moindre objet relatif à ses plaisirs, à ses intérêts ou à sa vanité. " " Et toi, l'imagination échauffée, & t'appesantissant sur ta tendresse, tu t'abuses en prenant pour de l'amour ce qui n'est en nous qu'un goût vif pour le plaisir & la galanterie. Il n'est pas étonnant qu'à ton âge, & qu'avec un cœur aussi brûlant que le tien, l'on se trompe sur ses sentimens. La vapeur de ces mouvemens qui nous tiennent comme enchantés, ne se dissipe que lorsqu'elle cesse d'être nourrie par la présence de l'objet qui l'a fait naître, ou par des lettres fréquentes qui en émanent. Cesse d'écrire à ta maîtresse, & tu verras bientôt la preuve de ce que je te dis. --- Ah ! Serfet, qu'oses tu me proposer ? Rompre aussi durement avec une femme qui mérite le plus d'égards, déchirer l'ame la plus délicate ! --- Eh bien ménage sa sensibilité, ne mets plus dans tes lettres le même feu, retranches-en ce délire auquel tu dois les assurances de sa tendresse, car, crois moi, si tes lettres ne portaient pas avec elles l'empreinte de la plus vive ardeur, il y a long-temps que tu n'y recevrais plus de réponse. --- Quel est donc cet aveuglement, Chevalier, de ne pas admettre dans le monde une seule femme dont le cœur soit susceptible d'un attachement tendre, invariable, & à l'abri des révolutions ? --- Tu serais fort aise de lever le coin du voile qui me dérobe ce phénix --- sans doute ? --- " Eh bien, je veux t'en procurer le moyen ? Écris à la Comtesse, & laisse lui entrevoir que tu as fait une autre inclination. Son amour-propre en sera humilié & si elle te sacrifie à sa tendresse alors je me rends. " " En attendant, continua Serfet, comme tu es jeune, que je suis ton ami, ton parent, c'est à moi de te jeter dans le monde, & de te le faire connaître : il est partout le même, écoute-moi. " LETTRE X. Galerie de différens portraits. "UN palais nous paraît toujours beau & un lieu de délices à en juger par son extérieur superbe ; le plus souvent il est mal distribué. Il en est ainsi des hommes. Le zele apparent de la vérité n'est jamais en eux que le masque de l'intérêt, ou si tu veux ils ressemblent à ces anciens palais d'Égypte qui étaient si précieux au dehors, & qui, en dedans, ne renfermaient que des monstres ! " Quant aux femmes, elles sont en général frivoles, rusées, artificieuses, étourdies, volages, parlant bien, mais ne pensant point, sentant encore moins, & dépensant tout leur mérite en vain babil, ne connaissant ni le vrai amour, ni ses plaisirs, ne consultant que leurs desirs, la commodité, & certaines convenances, extérieures. Leur vertu est une chimere, un vrai phantôme, une illusion, qui n'existe que dans les romans, & pour les gens mal-adroits, elles la nomment en s'y dérobant. " Je vais, avec rapidité, faire passer sous tes yeux toutes les femmes de notre société. Tu ne les a vu qu'en perspective ; & le lointain t'a dérobé leurs défauts. Ma lorgnette va te les rapprocher. Fatime est la premiere que saisira mon verre. " Fatime pour qui l'on a un espece de vénération, Fatime que l'on respecte tant, mérite réellement de l'être ; mais tout gît dans l'acception du mot. Ce n'est qu'après avoir trouvé des hommes toujours respectueux qu'elle s'est retranchée sur ce sentiment, que tous ces soins, ni ceux de l'art, n'ont pu faire changer. Rien de mieux imaginé que cette convention des deux sexes. Un homme qui n'a, & qui ne peut ressentir aucun desir auprès d'une femme semblable à Fatime, se tire d'affaire en disant qu'il la respecte , & une femme qui n'a pas assez de charmes pour faire impression, trouve sa vanité à l'abri de l'humiliation, en recevant les témoignages de respect qu'on lui marque. Elle va même jusques à se faire illusion, & à se persuader qu'elle doit à sa vertu réelle ou supposée, ce qui n'est que l'ouvrage de sa laideur. Car comme l'a fort bien dit un ancien, il n'y a de femme vertueuse que celle qu'on n'a jamais cherché à séduire . " La grosse & courte Cunegonde a le maintien froid, l'esprit dur, le sang chaud. La méchanceté l'emporte sur tout autre sentiment ; le tempérament seul sur la méchanceté. " Tu n'as vu Eudosie que du bon côté. Sa démarche, son air, son ton, sa façon même de s'énoncer, en imposent. Son mari en est dupe. Il croit Que Dieu tout exprès d'une côte nouvelle, A tiré pour lui seul une femme fidele. " Il ignore, ainsi que bien d'autres, que l'Abbé de St. Ildeberge a fait venir de Rome les dispenses nécessaires entre cousins germains. Elle n'a voulu le rendre heureux que lorsqu'il a été muni de la patente du St. Pere. De tels scrupules peuvent bien, dans ce siecle, être mis au rang des vertus. " Les graces & la beauté sont des biens dont on est responsable à la société, Julie était bien éloignée de lui en faire tort. M. de ... & M. de ... & M. de ... peuvent lui rendre cette justice, & convaincre le public que si son mari a jugé à propos de mettre entre elle & lui une certaine distance, ce n'est que pour la soustraire aux importunes assiduités du Clergé & de la Finance. " Didone a l'ame tendre, & cette sensibilité ne lui a jamais permis de laisser long-temps soupirer ses adorateurs. Le désespoir surtout est l'écueil qu'elle redoute. Elle serait inconsolable d'être la cause innocente de leur mort. Lorsque notre ame est affectée de quelque sentiment impétueux, elle trace sur la figure l'empreinte de ce qui la touche si vivement. Didone est si assurée de ce principe, qu'elle est devenue bonne physionomiste, & sa théorie, fondée sur la pratique, lui fait aisément discerner ceux qui sont dans les tourmens pour elle ; alors sa bonté ne lui permet pas de les laisser souffrir. Elle assure qu'elle ne s'y est jamais trompé. " L'élegante Clotilde est une femme qui a des vapeurs, & fréquemment dans le tête-à-tête. Par cette maladie, palliant ses faiblesses, elle donne beau jeu à ses adorateurs, & se met, pour ainsi dire, à l'abri de leur indiscrete vanité. M. de ... ignorant que ses larges épaules, son grand nez, & ses beaux cheveux, étaient autant de sources à sincope, la crut réellement évanouie, & s'empressa d'appeller du secours ! Ses cris firent revenir Clotilde de sa léthargie. Un coup d'œil de dédain & d'ironie apprit à ce mal-adroit la faute qu'il venait de faire. Il chercha à la réparer : vains efforts ! Le dépit l'emporta sur les desirs. Elle le traita en femme outragée, le menaça de lui interdire sa présence, & ne lui pardonna que lorsqu'il eût juré d'être désormais moins entreprenant. Assurément personne ne l'était moins. Depuis elle lui a toujours tenu rigueur ; & c'est cette rigueur qui lui a acquis cette légere réputation de sagesse. De sorte que ce que Clotilde a dû à la maladresse de M. de ... la vertu en a eu les honneurs. " Cléomire est une femme aussi méprisable qu'estimée, qui, sans avoir d'ame, a beaucoup de tempérament. Établissant ses plaisirs sur la jouissance de l'un, & sa réputation sur le défaut de l'autre. Conservant son cœur pour faire parade d'une vertu dont il n'y a que les sots qui soient dupes. " L'abord le plus enchanteur, les graces les plus séduisantes, le sublime de la galanterie, & l'art de plaire au souverain degré ; voilà les dons que la nature a fait à Silvanire . La fortune ne l'a oubliée que pour resserrer, par la reconnoissance, le nœud qui l'attache aux personnes qui ne lui ont pas laissé le temps de penser à cet oubli, & qui ont chassé la pâle indigence du séjour des ris. " Après avoir été trompée dans sa jeunesse, Eulalie était devenue la fable de ses amans. Elle en fut informée par un de ces méchans esprits, qui loin d'émousser sous le voile de l'amitié, le poignard qu'ils vous plongent dans le sein, ne s'en couvrent que pour l'affiler davantage, & l'enfoncer plus profondément. La plaie qu'elle en reçut porta atteinte à sa constitution. Devenue étique, elle a entendu dire que lorsque on était maigre, l'on était obligé, en honneur d'avoir de l'esprit. Eulalie a aussitôt entrepris de le faire croire ; elle a examiné les ouvrages de ceux qui avoient examiné les actions, & depuis lors elle a été recherchée, considérée, & même citée comme un bel esprit ; mais par des gens qui ne le sont point. On lui trouve des jugemens, mais non pas à coup sûr du jugement. " Tu t'imagines peut-être que le dépit, la vengeance, ou que tout autre sentiment également indigne de mon ame, a guidé mes pinceaux. Tu te trompes, poursuivit le Chevalier, ce sont la vérité, la raison, qui t'ont parlé par ma bouche, & qui se sont servi de l'organe touchant de l'amitié pour t'arracher à l'erreur, & pour t'apprendre qu'il ne faut voir les femmes que par amusement, par habitude, ou pour le besoin d'un moment. Régler ses desirs sur la facilité de les satisfaire, & n'être jamais dupé qu'en revanche, n'avoir ni attachement, ni estime pour elles, mais seulement de la politesse & de l'usage du monde. Conclusion : il faut les mépriser en les servant. " LETTRE XI. La toilette : Moine puni. J'Étais encore trop jeune pour rendre justice aux femmes, & je n'avais ni assez d'expérience, ni assez de discernement pour démêler le faix des conseils de Serfet. Aussi me séduisirent-ils, & m'engagerent à vérifier son assertion sur le compte des femmes. Je diminuai dans mes lettres à Madame de Larba cette chaleur que le sentiment du cœur peut seul inspirer, à peine portaient-elles l'empreinte de l'amitié. Madame de Larba s'en plaignit. Au lieu de me justifier, je lui laissai entrevoir que d'autres charmes m'avaient fait impression. Sa vanité n'en fut pas contente, & son ame qui, comme celle de toutes les femmes, est plus superbe que tendre, & par conséquent plus délicate que les intérêts de sa vanité que sur ceux de son cœur, en fut humiliée. Elle ne me répondit point. Son silence & les sermons de Serfet me désillerent les yeux. Je reconnus combien je m'étais abusé sur le compte des femmes, & sur la nature de mes affections. Mon amour disparut aussi vîte que celui de la Comtesse. Il finit au moment où elle cessa de m'écrire. Dès lors je ne m'occupai qu'à porter partout l'enjouement & la volupté ; & je me promis bien de profiter des leçons du meilleur des parens possibles. Madame Berle avait trop d'attraits pour que j'y fusse insensible. Je cherchai à plaire, j'y étais parvenu. Il ne me restait que d'en avoir des preuves. Je ne regardais pas comme telles quelques faveurs accordées ou dérobées sur la petite oie, j'en voulais de plus grandes, & j'eus besoin de toute la témérité & de toutes les notions que m'avoit donné le catéchisme de Serfet pour les obtenir. Elle m'avait permis d'aller à sa toilette. J'y fus un jour en polisson, mais en polisson élégant. Sa femme de chambre avait achevé de la coiffer. Dans mes intérêts, Marton comprit, à un signe que je lui fis, que sa présence était de trop, & nous en délivra. Sa maîtresse qui ne s'était point apperçu qu'elle fut sortie, tendit la main pour lui demander le couteau à ôter la poudre. Dans l'état le plus brillant, je m'avance vers cette main qui ne se serre que pour presser ce qu'elle cherchait le moins. L'étonnement qu'une pareille impudence causa à Madame Berle, lui fit jeter un cri ; je ne m'en épouvante point, & plus entreprenant que jamais, sourd à ses reproches, je consomme à la même place ce que je me serais cru honteux d'avoir manqué. S'il y a au monde quelque chose de bien prouvé, c'est qu'il y a des instans ou quelque peu disposée que par la nature ou par ses principes, une femme soit à se laisser subjuguer par la témérité, l'audace peut prendre beaucoup sur elle. D'ailleurs une femme aimable regardera l'insolence, moins comme une insulte faite à sa façon de penser, que comme un hommage rendu à ses charmes. Et les anciens qui connoissoient toute l'étendue du domaine de la vanité, ont eu raison de dire qu'il vaut toujours mieux mettre une femme dans le cas d'avoir à se plaindre hautement de trop de témérité, que d'avoir en secret à vous reprocher de l'avoir trop respectée. Un historien exact fait d'abord connaître son héroïne. Je n'omettrai donc pas, mon cher Despras, de te dire que Madame Berle était une veuve de trente-deux ans, dont la taille, réguliérement bien prise, répondait à un de ces minois mutins auxquels on ne peut résister. Elle était sage sans contrainte & sans vanité, ne croyait pas comme beaucoup d'autres, qu'on n'est jamais plus respectable que lorsqu'on est ennuyeux. Elle n'avait point plié son esprit qui est naturellement gai à ne jamais se permettre de ces petites saillies qui font l'enjouement des femmes, & le charme des sociétés. Madame Berle n'était pas assez méprisable pour affecter des vertus qu'elle n'avait pas ; mais elle était assez prudente pour observer le décorum , afin de faire taire les mauvaises langues. Les veuves qui sont jeunes & jolies, ont en province beaucoup de ménagement à garder. Elles ne doivent pas recevoir chez elles les jeunes gens, & surtout les militaires : leur maison ne doit être ouverte que pour leurs parens, & pour certains hommes que leur âge & leur état met au dessus du soupçon. Nous prîmes donc des mesures pour nous voir. La nuit était pour l'ordinaire le temps consacré à nos plaisirs. J'entrais chez elle par un escalier dérobé qui donnait dans une rue peu fréquentée. J'avais une clef de la porte. --- Un soir que je me rendis un peu tard auprès de ma maîtresse, j'entendis du bruit dans l'escalier qui n'était point éclairé. Mon premier mouvement fut de demander qui va là . On ne me répondis point ; mais à ma question on se colle contre le mur pour me laisser le passage libre. Ne pouvant ni ne devant d'abord présumer ce que ce pouvoit être ; mille idées vinrent assaillir mon imagination. Je crus que c'était quelque assassin, quelque rival qui m'attendait, & qui ne cherchait pour me poignarder que l'instant d'être derriere moi Je mis aussitôt l'épée à la main, & je m'avançai en la frottant contre le mur, vers l'endroit où j'avais entendu du bruit ; celui que je faisais avec mon épée, épouvanta le personnage, qui craignant d'être percé, chercha son salut dans la fuite. Je courus après lui, l'atteignis, & me saisis d'un gras & gros Moine qui me dit avec cette effronterie qui n'est connue que d'eux, de lâcher le ministre de Dieu qui venait de confesser une femme prête de mourir. Sa réponse ne me satisfaisant pas, & écoutant moins la prudence qu'enchanté de trouver une occasion qui pût servir d'aliment à ma haine pour la race à froc ; je pris le Pater par la barbe, & lui fis pousser les hurlemens les plus forts. Ses cris pénétrerent jusques aux oreilles des voisins, & les amena à son secours. Ils me trouverent aux prises avec un Capucin, sur la figure duquel mon épée avait été plusieurs fois imprimée, Certainement ces stigmates valaient bien celles de St. François. On me l'enleva pour le transporter à son couvent, où il fut mis dans ce lieu souterrain qui voit plus souvent gémir l'innocence que le crime se repentir ; il fut, dis-je, mis in pace par ordre du Gardien, qui apprit que le Pere Théophile avait profité du temps où ses Freres étaient au chœur occupés à chanter matines pour donner à une dévote qui demeurait dans la même maison que Madame Berle, un avant goût des plaisirs qu'il lui promettait dans le Ciel. LETTRE XII. Notre héros va joindre son régiment. Ses amours avec une religieuse. QUelques jours après l'aventure du Capucin je fus à *** joindre le régiment d'infanterie de ... qui y était en garnison, & dans lequel j'avais obtenu une sous Lieutenance. Je trouvai assez d'agrémens dans mon corps. Mais le service n'occupe pas toujours les Officiers, les uns se dissipent aux jeux, aux spectacles, les autres chez les coquettes, les femmes galantes ; on cherche à tuer le temps qu'on a de libre, & ce n'est pas à l'âge de dix-huit ou vingt ans qu'on l'occupe à s'instruire par la lecture de bons livres ; quelques romans galans ou libres, sont les seuls pour lesquels on a du goût. Eh ! quel genre de lecture est plus en droit d'amuser les jeunes gens ! faits pour l'amour, leurs cœurs ne reçoivent de plaisir que de ce qui vient de lui, que de ce qui le caractérise ? Un livre d'histoire, de philosophie, de morale, est pour eux les Pavots de Morphée. Tombent-ils sur une intrigue amoureuse, ils la dévorent & ne la quittent qu'au denouement. Quant à moi, je cherchai à me lier particuliérement avec celui de mes camarades qui courait le plus les aventures. Un Aide-Major du régiment un peu plus âgé que moi, mérita mes soins & mon amitié ; j'obtins la sienne. Son caractere avait beaucoup d'analogie avec le mien. Il est enjoué, plein de graces, possédant au suprême degré l'art de séduire : sa figure est de celles qui sans être belles, préviennent en faveur de celui qui la porte. Il était de ma province, raison de plus pour qu'il m'associat à ses plaisirs. Il me parla de ses amours avec une jeune religieuse de dix-huit ans, & il me témoigna tout le desir qu'ils avaient l'un & l'autre de se voir ; il fallait pour cela pénétrer dans le couvent, jamais il n'avait osé le tenter. Sa prudence l'empêchait de se livrer à toute l'impétuosité d'une jeune none qui aurait pu se perdre & perdre son amant, en voulant goûter de ce fruit dont elle n'avait jamais tant desiré manger, que depuis qu'elle se l'était interdit par ses vœux. Si mon camarade avait eu quelqu'un qui eut secondé son entreprise & eut risqué avec lui de se rompre le cou en escaladant les murs du couvent, il se serait hasardé. Je répondis à sa confiance sur un ton à lui donner la plus grande envie de se réunir au plutôt à son aimable récluse. Il ne restait plus qu'une légere difficulté, à quoi se serait amusé le confident pendant que les autres auraient associé l'amour & les plaisirs à leurs jeux. Je l'avoue, je ne me sentais point assez philosophe pour trouver une jouissance dans les plaisirs de mon camarade : & nous n'étions l'un & l'autre point assez corrompus pour abuser de la faiblesse de son amante, & l'avilir en la sacrifiant tour à tour à nos desirs. Sœur Ursule , cette tendre & passionnée amante de Du Roviri (c'est le nom de l'Aide-Major.) y trouva un expédient admirable. Une jeune professe d'une vivacité étonnante, & d'une complexion propre à l'amoureux mistere, fut celle sur qui elle jetta les yeux. La proximité de leur cellulle avait commencé de les unir, & un certain rapport dans leurs goûts & dans leurs façons de penser avait fini par les lier intimêment. Cécile dont le cœur brûlant était naturellement porté à la volupté, & qui sentait accroître en elle ce feu qui augmente avec l'âge, & que les imprudentes questions d'un confesseur attisent davantage, accepta avec transport la proposition de sœur Ursule, & la remercia de la préférance qu'elle lui donnait sur tant d'autres nones qui auraient certainement toutes desiré un pareil bonheur. Du Roviri fut averti par son amante de la bonne volonté de Cécile, ainsi la partie fut décidée & fixée à la prochaine nuit ; par le moyen d'une échelle de soie nous fûmes bientôt dans le jardin du couvent. Nos tendres sœurs y étaient déjà. Les premiers complimens furent courts, & nous les donnâmes moins à l'usage qu'à nos desirs. Sœur Ursule pressa son amant contre son sein, & sa compagne me permit de dérober sur ses lévres de Rose un échantillon des plaisirs que je me promettais de trouver dans ses bras, & de lui faire partager. Nos aimables cloitrées nous prirent par la main, & nous conduisirent dans la plus grande obscurité & dans le plus grand silence à la cellulle de sœur Ursule, deux bougies qui l'éclairaient me firent voir combien étaient belles nos deux recluses, je félicitai M. l'Aide-Major d'avoir su plaire à la sienne & le remerciai de la bonne fortune qu'il me procurait. Ensuite je m'approchai de Cécile, & lui témoignai toute l'impression que ses charmes venaient de faire sur mon cœur. Elle me répondit fort spirituellement, & avec une certaine modestie moitié profane qui ne contribua pas peu à augmenter ses graces & mes desirs. Je l'engageai de passer dans sa cellulle, elle me donna la main, & me voila chez elle. LETTRE XIII. Comment on doit employer le temps avec des religieuses. AH, Despras ! que Cécile me parut charmante ! La pudeur, l'austere rétenue de son sexe, tout s'éclipse, tout céde aux violens transports de ma tendresse. Je la prends dans mes bras, l'enleve, vole à son lit, l'embrasse avec ardeur, & ma bouche collée sur la sienne ne peut ni s'en détacher ni s'y fixer. Un trouble inconnu s'empare d'elle, ses yeux sont pleins de feu & de crainte, elle veut parler, sa voix s'éteint. Et pour la premiere fois de sa vie elle reçoit & donne mille baisers enflammés. Je ne me connais plus, je deviens tendre & cruel, le couteau sacré frappe la victime, elle tombe, elle expire, en jettant un cri qui annonce ma victoire, & m'advertit que la barriere des plaisirs est ouverte pour toujours. Cécile revenue de cet anéantissement délicieux où plonge le bonheur suprême, me laissa lire dans ses yeux animés par le plaisir, tout celui que lui avait causé sa défaite. Puis elle me dit avec tendresse... " ô mon ami, de quelle volupté viens-tu de m'ennivrer ! Juge de son excès par celui de ma joie qui n'est pas même ternie par une ombre de tristesse. Loin de pleurer sur ma virginité, je me félicite de te l'avoir laissé ravir, heureuse si ce sacrifice peut m'acquérir des droits sur ton cœur... " ... Rassure-toi, divine Cécile : Après avoir été le plus fortuné des hommes, ton amant voudrait-il en être le plus malheureux ? Son bonheur ne te donnera jamais des regrets, il n'empoisonnera pas les douceurs de tes plaisirs en te les rendant amers... tes charmes te sont un sûr garant de ma fidélité. Je ne pus en dire davantage, la violence de mes desirs me suggérait tant de choses à la fois, que la quantité jointe à la rapidité de mes transports me contraignit à garder le silence ; mais que mes yeux me dédommagerent avec usure de ce que je perdais du côté de la parole ! Je vis mille beautés que sa guimpe, son voile, ses vétêmens me permettoient de parcourir à mon aise. Je finis par fixer mes regards sur l'entrée du Temple que l'amour venait de consacrer, en y élévant un trophée à sa gloire. La vue du tombeau de la vertu de mon amante ranima mon courage. J'approchai mes levres brûlantes des siennes, j'y pris des nouvelles forces qui se communiquerent bientôt à tout mon corps, je les recevais de Cécile, il était juste de lui en faire hommage ; trois fois de l'amour, je secouai le flambeau, & trois fois de Cécile l'ame égarée se plongea dans un amoureux délire. Aux doux ébats de Cipris succéda un sommeil doux & paisible. Un lit dont la propreté & le parfum surpassaient la magnificence sur l'autel où reposerent le sacrificateur & sa victime. Sœur Ursule & son amant non moins fatigués & non moins heureux que nous dormirent pareillement... mais par malheur l'instant où nous devions nous séparer s'est écoulé ; au bruit soudain qui se fit entendre, le silence seul témoin du mistere disparut. La sœur Converse chargée de réveiller les religieuses pour aller à matines est déjà dans le dortoir à faire entendre son cri lamentable. Sœurs Ursule & Cécile n'ont que le temps de se lever précipitamment. Elles nous recommandent de faire le moins de bruit possible, & dans une agitation qui les rend encore plus belles elles courent au chœur. Il n'était pas possible de pouvoir nous échapper sans être vus, ainsi nous prîmes notre parti en braves Chevaliers, remîmes notre départ à la nuit prochaine. Nous étions l'un & l'autre très-satisfaits de l'esprit & des charmes de nos récluses, chacun de nous prétendait être le mieux partagé, & avoir passé la nuit la plus voluptueuse. Ce débat nous engagea à nous faire un aveu réciproque de nos plaisirs. Ma premiere lettre contiendra ce que Du Roviri me dit. LETTRE XIV. M. l'Aide-Major raconte comment il a employé la nuit. SŒur Ursule, comme tu as pu le voir, me dit Du Roviri, est une brune dont les yeux du plus beau noir possible, donnent, l'ame, l'être, & le sentiment. Sa taille ressemble plutôt à celle d'une Nimphe qu'à celle d'une mortelle. Mais mon ami ! que les beautés que ses habits récélent sont au dessus des terrestres. Je ne crois pas que l'imagination puisse se représenter rien d'aussi parfait, c'est l'objet des feux de Pigmalion. À peine nous eûtes vous quitté continua l'Aide-Major, que mon ardeur impatiente me fit étendre sœur Ursule toute tremblante de desirs & d'effroi sur son lit. Mais l'impétuosité de mes desirs était si grande que j'éprouvai pendant un instant toutes les horreurs du suplice de Tantale. J'allais me livrer au plus affreux désespoir, lorsque je m'avisai de tourner la cruauté de mon sort au profit de mes plaisirs, je déshabillai moi-même ma belle maîtresse, & par mille attouchemens & mille baisers répandus sur tout ses charmes, je la préparai à la céleste félicité. Tantôt ; c'était mes levres qui s'imprimaient sur une gorge qu'une respiration embarrassée & des soupirs brûlans faisaient lever. Tantôt c'était une main entreprenante qui faisait changer de couleur à un genou d'ivoire, tantôt... Mais le courage est revenu, le trait part, vole, atteint le siege du plaisir, & arrache, par la blessure qu'il y fait quelques pleurs à sœur Ursule, jusques à ce qu'un feu plus rapide que l'éclair, courut de veine en veine, ébranler son ame, & la plonger dans une extase voluptueuse que je partageais. En sortant de cette premiere ivresse, je me trouvai dans ses bras, étroitement serré, & ses regards qui n'étaient plus pleins que de feu, & humides de desirs, en m'offrant la situation dont je sortais, m'engagerent à m'y replonger par une autre route. Cinq fois ajouta Du Roviri, j'ai donné à mon amante des preuves de mon amour, & cinq fois j'ai eu des témoignages de sa tendresse. Je racontai à mon tour à M. l'Aide-Major, comment j'avais été heureux, & lui avouai sans honte que ses exploits surpassaient d'une unité le nombre des miens. Mais je ne voulus pas convenir du dégré prétendu de béatitude dont il disait avoir joui de plus que moi ; & je lui soutins que ma Cécile avec son petit nez retroussé, &un de ces minois ravissans plus dangereux mille fois qu'une beauté réguliere ne le cédait à aucune femme. Elle a mille graces, & sa voix d'une douceur admirable grave son impression dans le cœur de ceux qui l'approchent. Je crois la voir encore : Dieu ! quel air & quels traits ! Vénus a plus d'éclat, sans avoir plus d'attraits. Des charmes différens qu'elle unit & rassemble, Aucun n'est régulier... On aime leur ensemble ; On ne l'admire point ; elle enchante, elle plaît, Elle peut être mieux ;... Elle est mieux comme elle est. Nous en étions encore à cette dispute lorsque sœur Ursule vint nous voir à la dérobée. Elle nous apporta du pain & une poularde qu'elle avait escamotée, & qu'on ne manqua pas de mettre sur le compte des chats. Pour du vin, il m'est impossible d'en voler, nous dit-elle, mais voilà les clefs de nos armoires où vous trouverez plusieurs sortes de liqueurs & de confitures. Après que nous eûmes un peu restauré nos forces par la nourriture que nous venions de prendre, Du Roviri me proposa de nous amuser à faire une visite exacte des effets de nos belles. C'était mon intention ; je t'apprendrais volontiers mon cher Despras, en quoi ils consistaient, s'il y avait eu quelque chose qui méritât d'être décrit. Par exemple, un de ces jolis bijoux si utiles aux religieuses qui n'ont point d'intrigues. Nous n'en trouvames aucuns parmi les meubles de nos recluses. Elles étaient trop jeunes pour être initiées aux secrets du cloître. Ce n'est gueres que les Abbesses, & les anciennes qui en possedent. Enfin les exercices & le soupé étant finis, nos amantes nous rejoignirent pour ne nous plus quitter. Elles nous engagerent à rester sages pendant quelque temps, de crainte que quelque none ne se promenât dans le dortoir, n'entendît du bruit, & ne fût sonner le tocsin sur nous. Il était à propos d'attendre qu'elles fussent endormies. Nos belles nous témoignerent combien le jour leur avait paru long. Nos caresses leur prouverent combien nous étions enchantés de les revoir. Nous étions trop passionnés pour caresser à demi, & comme il faut une certaine décence dans tout ce que l'on fait, Cécile accepta sans difficulté la proposition que je lui fis de passer chez elle. Du Roviri demeura avec sœur Ursule à qui il fit goûter les mêmes plaisirs à-peu-près que sa compagne trouva entre mes bras. La même échelle qui avait servie à nous introduire dans le jardin nous en facilita la sortie, & nous y ramena pendant plus de deux mois de suite, trois fois la semaine les venger de l'ennui du cloître où leurs penchans les avaient moins enfermées, que leur obéissance aveugle aux ordres tyranniques de leurs parens. Elles étaient toutes deux victimes du préjugé & de la naissance. Elles devaient être malheureuses pour combler des biens de la fortune, un ainé qui fait le plus souvent repentir la famille du despotisme qu'elle a exercée envers les autres enfans, pour rendre celui-ci plus riche & plus puissant. LETTRE XV. La consigne. NOtre régiment quittant la ville d'A... nous fumes contraints de dire adieu à nos cheres & aimables sœurs qui nous marquerent par leurs larmes, & par la douleur la mieux caractérisée, combien elles étaient affligées de notre départ. Du Roviri voulait absolument que nous les résignassions à quelqu'un des Officiers qui nous remplaçaient ; ceux-ci les auraient laissé à d'autres qui le feraient également choisis des successeurs, & par ce moyen, elles auraient été toujours pourvues. Je ne voulus jamais adhérer à une pareille proposition. Tu ne sais donc pas, me dit l'Aide-Major, que c'est l'usage parmi les Officiers galans qui quittent une garnison, de donner la consigne à ceux qui les remplacent. L'on nomme consigne un abrégé historique & critique de la ville d'où l'on part : l'on y joint de notes utiles... mais nous ne connaissons personne dans le régiment qui nous releve, & je ne me déterminerais à être indiscret que pour des amis, interrompis-je. Que tu es simple ! repartit Du Roviri, l'on n'a pas besoin de se connaître pour se faire de pareils legs, il suffit d'être enfans de Bellonne pour être initiés dans tout ce qui peut vous conduire sous les étendarts de l'amour & de la volupté, & si cela ne s'observait pas ainsi, l'on serait trop à plaindre : combien de temps ne faudrait-il pas sacrifier pour dégager les femmes de ces usages tyraniques qui exigent des longueurs & des cérémonies, aux quelles on se soumet pour célébrer les apparences & pour vaincre ces petites façons qui fatiguent également celles qui se croient obligées de les faire, & ceux qui sont obligés de les souffrir. Au lieu qu'en nous présentant chez elles de la part de notre prédécesseur, elles n'opposent plus que quelques précautions de bienséance, & au bout de huit jours, vous êtes arrangés, comme s'il y eut un siecle que l'inclination eut été formée. Ces avantages sont sans doute brillans, répondis-je, à mon camarade, mais ils n'authorisent pas à résigner nos recluses & je m'oppose à ce que tu en parles à qui que ce soit. Je me fis, mon cher Despras, un vrai scrupule d'être cause de la perte de ces aimables filles, qui auraient été forcées de se livrer à de jeunes gens qui, peut-être moins prudens que nous, les auroient exposées à dévoiler par quelque témoin indiscret, leur intrigue. Combien de personnes qui se promettent la plus grande précaution dans l'amoureux mystere, & qui s'oublient dans le moment même où ils auroient le plus besoin de se reconnaître ! LETTRE XVI. La lanterne magique ; la femme malade. JE t'ai dit, mon cher Despras, que le régiment avait reçu ordre de quitter A... Ce fut à ... où il vint en garnison, & c'est dans cette ville où m'arriva cette aventure si bizarre qui fit tant de bruit dans la province, & qu'on ne raconta jamais sans supprimer, altérer, ou ajouter aux circonstances. Voici exactement comme elle se passa . Huit jours après notre arrivée, l'Intendant de province donna un bal où les masques étaient reçus. J'y vais déguisé en porteur de lanterne magique , & je propose aux Dames de voir la curiosité. Le hasard veut que je débute par la femme du héros du bal. Elle consent à voir ma piece curieuse. Alors j'allume un bout de bougie, & je le passe par un trou fait exprès à la caisse que je portais afin qu'on pût voir plus clairement ce que j'avais à montrer. Madame l'Intendante regarde à travers un verre, & charmée de l'illusion que je lui offre, ne croit admirer que l'art en voyant la nature. Dans cette idée, elle engage la femme du premier Président à voir combien elle était imitée. Au moment où ces Dames en font les plus grands éloges, je me courbe, & les prie de regarder plus attentivement. Le corps que je venais de pencher faisant, par son attitude, relever mes deux globes jumeaux leur laissa voir la plus agréable piece de ma curiosité. Ces Dames ne s'y méprirent plus. Elles connaissaient trop bien ce qui venait de paraître ; confuses de leur erreur, elles se plaignirent de mon impudence à l'Officier de garde qui me fit arrêter au moment où je faisais le tour de la salle du bal en chantant eh ! qui veut voir la piece curieuse, la rareté, la beauté ! Je me fis reconnaître ; l'on m'ordonna les arrêts. Je fus dans ma chambre, où réfléchissant sur les suites que pourait avoir cette polissonnerie, je m'occupai pendant la nuit à peindre sur du carton ce que j'avais montré au bal, & je formai la résolution de nier qu'on eût vu l'original de mon tableau, supposé qu'on voulut m'en faire un crime. Ce que j'avais prévu arriva. Le lendemain du bal, les Chefs du régiment me reprocherent vivement mon étourderie. Je me justifiai en leur montrant ce que j'avais dessiné, & en les assurant que c'était là ce qu'on avait vu. Ils rirent de la méprise de ces Dames, & furent les arracher à leur erreur. Elles en reviennent, s'intéressent à ma liberté. Je suis prêt d'en jouir, lorsque le Parlement demande que je lui sois remis, ou que le régiment réponde de ma personne qui sera représentée toutes & quantes fois la Cour le réquerra, Il était arrivé que sur les plaintes de Madame la Premiere Présidente, le Sénat qui s'était assemblé le lendemain, avait mis en délibéré, s'il me décreterait de prise de corps comme coupable d'indécence, & perturbateur du bon ordre. Les voix avaient été partagées. Les jeunes Conseillers opinaient pour le décret ; ils en puisaient les raisons dans cette antipathie qui a regnée de tout temps entre la robe & l'épée. Les Magistrats d'un âge mur s'y opposaient. L'Avocat du Roi dit : " que le masqué avait voulu insulter leur auguste corps dans la personne de la respectable moitié de leur Chef. " Il fit là dessus un long & pathétique discours digne de l'Orateur du Parlement d'alors, & donna ses conclusions en faveur du décret. Le Parlement d'alors était celui qui avait été substitué aux vrais défenseurs des loix, & aux peres du peuple. L'avis de l'Avocat du Roi faisait chanceler les vieux robins, & allait prévaloir, si le Major du régiment qui arriva dans ce moment n'eût rendu compte à la Cour de l'erreur où elle était, & ne l'eût assuré que ce que j'avais montré n'était que du carton sur lequel était imitée cette partie de l'individu humain, cause de ma détention. Il offrit au Parlement de prouver ce qu'il avançait. Les Chambres assemblées y consentirent. Je fus mandé ; je n'eus garde d'oublier ma piece justificative, & lorsque je fus devant l'auguste Sénat, je parlai en ces termes. " Mon intention, Messieurs, n'a jamais été de manquer à Madame la Premiere Présidente pour laquelle j'ai la plus profonde considération, ni de commettre aucun acte indécent, & j'ose vous assurer de ma soumission aveugle à vos remontrances, si ce carton que je tiens à la main n'est pas ce que j'ai montré au bal. Au surplus, j'offre de faire voir, en présence des Commissaires, que je supplie la Cour de nommer à cet effet ; j'offre de faire voir l'original, afin qu'on puisse en faire comparaison, & que sur le rapport de ces Dames, l'on reconnaisse le véritable objet de la lanterne magique. " Les suppôts de Thémis furent déconcertés par ma harangue, qui était aussi singuliere pour eux que peu prévue. Ils s'entreregarderent, & leurs éclats de rire qu'ils ne purent contenir, & qui les engagea à plonger le nez dans leur bonnet, m'annoncerent ma victoire. Il n'y avait pas de milieu, il falloit que je fisse voir à ces Dames, en présence du Parlement ou des Commissaires, ce qu'elles avaient réellement vu, ou que je fus renvoyé absous. Ce fut à ce dernier parti qu'on s'arrêta, & je fus pris hors de cour & de procès. Lorsqu'il fut question d'apprendre à mon pere l'histoire de la lanterne magique, l'un de mes oncles la lui raconta en la mettant sur le compte d'un de mes camarades... Parbleu, cette aventure est plaisante, s'écria M. De Falton ! Je voudrais qu'elle me fût arrivée dans ma jeunesse, & m'en être tiré aussi adroitement & aussi malignement que l'auteur. Eh bien ! console toi, lui répartit son frere, elle n'est pas sortie de la famille ; c'est à ton fils à qui elle est arrivée. Une jeune & jolie femme trouva ce déguisement si plaisant, & si peu dans l'ordre des idées ordinaires, qu'elle en aima l'auteur. Des méchans, où n'y en a-t-il pas ? assurerent que ce n'est qu'à la relation de la piece curieuse que je dus cette bonne fortune. Chacun sait que le public ressemble à un microscope, & l'on crut que les objets avaient été tellement grossis, que Madame de ... avait voulu vérifier par elle-même, jusques à quel point la nature pouvait avantager un de ses favoris. Je fus l'inclination de cette belle Dame, & comme je ne fus jamais ni cruel, ni ingrat, nos soupirs ne durerent pas long-temps. Le changement de Madame De Larba, les leçons de Serfet, m'avaient fait trop d'impression pour que je restasse fidele à mes maîtresses. Ainsi dans le même temps que je connus ma belle passionnée, je vis d'autres femmes, & malheureusement j'en vis une qui me rendit malade. S'il est juste que les charmes & la beauté ne soient point un préservatif contre le poison de la débauche, ne serait-il pas juste également, que le sentiment servit d'égide aux femmes qui succombent moins au goût du plaisir qu'au penchant de leur cœur ? Combien d'infortunées qui, entrainées dans leur chute par le poids de leur amour, ne s'en relevent que les larmes aux yeux, au lieu qu'elles ne devroient s'en rappeller que par le plus agréable des souvenirs. Ma maladie était de celles qui attaquent dans la source de la vie & des plaisirs. Je la communiquai à ma maîtresse : elle m'en fit des reproches sanglans, & me peignit, avec tant d'éloquence, l'état triste où elle serait réduite, si elle transmettait mes dons à son mari, que je lui promis de remédier à tout. Son mari était absent depuis quelque temps ; il était amoureux de la femme, contre tout usage qui défend aux maris d'aimer celles à qui ils sont unis par le Sacrement. Contre tout usage encore, il entretenait une correspondance amoureuse avec sa femme. Dans une lettre il lui manda " qu'il allait à ** où il ne resterait que quelques jours pour finir des affaires qui exigeaient sa présence dans cette ville, & ensuite il revolait à ses pieds. " J'entrai chez elle dans le moment où elle venait de recevoir cet écrit déchirant : je la trouvai toute baignée de larmes. Qui peut donc, lui dis-je affectueusement faire verser des pleurs aux deux ; plus beaux yeux du monde. " Tenez, Monsieur, me dit-elle en me remettant la fatale lettre, lisez, & voyez toute l'horreur de ma position. Mon mari arrive incessamment, & avant son retour je ne puis être délivré de... " Faites tarir vos larmes, lui répondis-je, en serrant amoureusement sa main, & en la portant à mes levres : j'ai promis de remédier à tout ; je tiendrai ma parole, secondez seulement mon projet. Votre mari vous a écrit qu'il passerait par ***, il doit y arriver demain & y rester quelques jours pour y terminer, des affaires ; eh bien ! c'est son séjour dans cette ville que je veux faire servir à l'avantage de nos amours. Adieu Madame... je pars. LETTRE XVII. Pauvres maris ! JE partis effectivement pour **, & comme cette ville n'est pas à une grande distance de celle où nous étions ; j'y arrivai le même soir. Le hasard me servit assez bien pour me faire rencontrer son mari deux heures après son arrivée. Je lui offris à souper ; il accepta, & nous nous séparâmes pour nous réjoindre au moment de nous mettre à table. J'eus soin qu'elle fut délicatement servie ; & de me pourvoir de deux Nymphes & de bon vin. Au dessert, les domestiques disparurent, la gaîté arriva, & les bouchons, en volant au plafond annoncerent l'essaim pétillant des plus charmantes plaisanteries, le vin commençait à transmettre aux yeux sa vivacité. Je lus dans ceux de mon convive que les desirs l'assiégeaient, & qu'ils étaient repoussés par le sot scrupule de fidélité conjugale. Je fis signe à la belle que j'avais placé à son côté, à laquelle j'avais fait la leçon ; celle-ci redoubla ses agaceries, versa du champagne avec profusion, & l'imbécille mari parvint au point où je l'attendais. Nous passames dans le sallon, & voyant qu'il avait conservé la même ardeur, je pris une Bergere par la main, & le laissai avec l'autre sur le sofa dont il s'était déjà emparé, & sur lequel il goûta le même plaisir, que l'autre belle & moi goûtâmes sur un lit de repos, qui était dans la piéce voisine où nous avions passés, & qui n'en fut point un pour nous. Nous reparûmes en éclattant de rire, & en leur faisant des plaisanteries qui ne finirent qu'à notre séparation. Il me conjura de lui garder le silence, & des bras de la volupté il fut se jeter dans ceux du sommeil. Tandis qu'il voyage dans les états de Morphée, un courier que je dépêchai vola vers la femme du pauvre dupe, lui apprendre le succés heureux de mon stratagême. Le mari partit le lendemain & cueillit dans le jardin de l'himenée, les fruits que j'y avais sémé. Leur maturité ne tarda pas à paraître. Il me parla de son malheur, & me témoigna tout le chagrin que lui causait l'incertitude, & la crainte de l'avoir fait partager à son épouse. Hélas ! que je suis malheureux ! maudite partie de soupé, s'écriait-il ! Je le consolai du mieux qu'il me fut possible, & je profitai de sa confidence pour prévenir la belle malade, qu'il était temps de parler. Elle vole vers l'appartement de son mari, lui expose son état, lui en fait les plus durs reproches, le ménace de ne jamais lui pardonner, & de le punir en le sévrant désormais de ses plus cheres faveurs. Le pauvre homme désolé tomba aux genoux de sa chaste moitié & s'efforce, par l'aveu de sa faute, d'en obtenir le pardon. Il l'obtint & ces deux époux vécurent dans la plus parfaite union. Dans ces entrefaites le régiment reçut ordre de se rendre à Toulon, où je fis encore une étourderie que je me reserve de t'apprendre dans ma premiere lettre. LETTRE XVIII. Excellente recette pour obtenir de l'argent de ses parens. TOulon, l'un des plus beaux ports de mer, du monde, des plus considérable, où il y a toujours une garnison nombreuse, & une grande quantité d'Officiers de la marine, est des villes de garnison, l'une de moins agréables, & une de celles où des Officiers galants peuvent avoir très-peu d'intrigues, ce qui les oblige à employer à jouer le temps qu'ils ont de libre. J'étais un des premiers athletes, & je fus si malheureux qu'au bout de huit jours j'eus perdu ma pension, & mes appointements d'une année, epuisé la bourse de mon frere Officier au régiment de ... également en garnison à Toulon, & celle de ses camarades ; tous les miens m'avaient prêté ; j'avais même eu recours à ces honnêtes Israélites qui vous facilitent les moyens d'anticiper sur votre légitime, & outre cela je devais 25 louis, que j'avais perdu sur ma parole. Je vis le moment où j'allais me trouver à une certaine distance de la table du trente & quarante, & à n'avoir pour toute ration que du pain & de l'eau ; te l'avourai-je mon cher Despras ? Cette perspective d'être mis en prison, m'affligeait moins que la dure situation où la fortune m'avait réduit. Tel est le démon qui tyrannise le joueur ! On passe des jours entiers sans se déplacer on compte pour rien, la faim, l'insomnie, l'abbattement, la paleur, la douleur la plus cruelle est celle de n'avoir pas de fonds pour jouer. Y a-t-il rien d'aussi dangereux que cette fureur qui fait exposer au hasard du dé où d'une carte, le patrimoine que l'on tient de ses ayeux, la dot de sa femme, & ce que la nature a substitué au profit de vos enfants. D'ailleurs combien est il difficile de garder toute sa probité dans le gros jeu, surtout lorsque la fortune ne nous sourit jamais C'est l'occasion prochaine pour tous les vices. Madame Des Houlieres dit. On commence par être dupe On finit par être fripon. Cette judicieuse maxime reste souvent inéfficace pour les jeunes gens, mais elle n'echappe jamais aux chefs des corps. Ils deffendent tous les jeux de hasard, sont très attentifs à empêcher ces assemblées sécrêtes où l'on fait de très grosses pertes, punissent très sévérement ceux qui s'y trouvent, qui s'y dérangent, ceux qui tombent dans le cas où j'étais. Et malgré cela, l'on joue gros jeu, parce que l'on dérobe le point & le moment de réunion du tripot. Il fallait exactement payer les billets usuraires que j'avais fait aux juifs, sans quoi, ils auraient porté plainte au Major, & le pot aux roses était découvert. Que l'on se mette un moment à ma place, & l'on me pardonnera l'expédient que j'emploiai, & auquel je n'aurais jamais pensé dans un temps moins nébuleux. D'abord j'écrivis à mon pere, que mon frere, en revenant de l'exercice, avait attrapé une pleureusie occasionée par un passage rapide du chaud au froid, & je lui laissai entrevoir que les médecins donnaient fort peu d'espoir. Dans cet intervalle, & sous un faux pretexte, j'engageai le domestique de mon frere, de ne point mettre à la poste les lettres que son maître y enverrait ; l'on sent qu'elles auraient dérangé mon projet. M. De Falton me répondit avec toute la tendresse & la douleur d'un pere, & me recommanda de n'epargner ni soins ni argent pour conserver les jours d'un fils pour lequel il adressait des vœux au ciel. Il finissait la lettre par des réflexions si vraies & si morales qu'elles manquerent de me faire desister de mon projet ; & je sentis aux combats qui se livraient au dedans de moi-même qu'il ne fallait pour le poursuivre, rien moins que ma situation. Je répondis sur le champ à mon pere, que mon frere était mort depuis quelques jours, que sa résignation à la volonté de Dieu, la piété, & les sentimens qu'il avait montré à sa derniere heure, devaient porter quelque adoucissement à la douleur de sa perte. Je lui fis ensuite le détail de ses funerailles qui avaient été faites suivant son rang & sa naissance, celui des prieres que j'avais fait dire pour le repos de son ame, & je n'oubliai pas d'y joindre quelques aumônes dont le malade m'avait chargé avant d'aller dans le sein d'Abraham. Le compte que j'envoyai montai à douze cent livres. J'ajoutai que j'avais emprunté cette somme au Trésorier du régiment, & que j'avais engagé ma parole d'honneur, de la rembourser dans 15 jours. Ce temps était à-peu-près celui de l'échéance de mes billets. Mon pere eût à peine reçu ma lettre qu'il m'envoya la somme que je demandais. Dès que je l'eus reçu, j'avouai à mon frere le tour abominable que je venais de jouer à mon pere, lui laissai le foin de le détromper, d'éssuyer ses larmes, & de convertir les habits lugubres que la famille avait déjà endossé, en d'autres dont la couleur fut plus agréable que le noir. Mon frere fit écrire par un de ses camarades, à mon oncle, qu'il n'avait jamais cessé d'exister, & le motif qui m'avait porté à le faire passer pour mort. Il le priait de ménager la sensibilité de mon pere, en lui annonçant cette imposture. Je tremble encore, Despras, quand je pense à mon étourderie, elle manqua faire descendre au tombeau le meilleur des hommes, & le plus tendre des peres. M. de Falton qui se livra de la tristesse à la joie, gagna une maladie fort longue & fort dangereuse. Il me pardonna mon étourderie, & mit le comble à sa bienfaisance en achevant de payer mes dettes. Il est vrai que la crainte de m'en voir contracter de nouvelles, l'engagea de demander pour moi un congé, il l'obtint, & je me rendis auprès de lui. LETTRE XIX. Méprise de lit. JE voyageais à cheval ; j'eus pendant les deux premiers jours, le plus beau temps du monde, mais le troisieme, il s'éleva un vent très-violent, & la pluie fut si abondante, & les chemins furent tellement gâtés que tout ce que je pus faire fut d'arriver fort tard à Beaucaire. Accablé de fatigue, mourant de faim, & mouillé jusque'aux os, il ne me fut pas possible, quelque envie que j'en eusse, d'aller plus loin. La foire qui se tenait dans ce temps là, & qui est une des plus belles du Royaume, & des plus considérables de l'Europe, remplissait la ville d'un si grand nombre d'étrangers, que je ne pus me procurer un lit, quelque prix que j'en offrisse. Après avoir parcouru de rue en rue toute la ville, je revins à la premiere hôtellerie où je m'étais arrêté, & je conjurai l'hôte de me procurer un gîte. Tous vos efforts & les miens seroient inutiles, me répondit-il, je ne connais pas d'autre expédient pour vous loger, que de vous résoudre d'avoir un compagnon de lit. Sur ce que je me récriai à cette proposition, la femme de l'aubergiste répliqua, que je ne serais pas le seul, que c'était l'usage pendant le temps que durait la foire & qu'il n'y avait point de maison dans la ville, qui ne fût rempli de monde, depuis la cave jusques au grenier. Déterminez-vous mon Officier, me dit-elle ; car plusieurs personnes sollicittent cette moitié de lit , & je suis fort aise de vous donner la préférence parce que de tout temps j'ai été attachée à Messieurs les Militaires, la personne avec laquelle vous coucherez, est un fort honnête marchand qui vient ici toutes les années, & j'ai soin de ne le faire coucher qu'avec quelqu'un comme il faut. La lassitude & la nécessité me forcerent d'accepter la proposition de l'hôtesse. Je la remerciai de sa préférence & fus dans la salle à manger prendre place autour d'une table sur laquelle je trouvai de quoi rasasier mon appétit. Après avoir soupé ; je demandai d'être conduit dans la chambre qui m'était destinée, une chandelle allumée une clef qu'on me mit dans la main, & un numéro qu'on me nomma ; ce fut tout ce que je pus obtenir. Les domestiques, me dit on, n'avaient pas le loisir de me conduire, & le mien avait profité de la permission que je lui avais donné de se coucher. Il était étendu sur la paille qui était sous le ventre de mes chevaux. Il fallut me résoudre, Je montai donc au troisieme étage en cherchant mon numéro. J'avais oublié le quantieme, & je me disposais à descendre, pour le demander, lorsqu'en traversant le corridor, j'apperçus une porte entr'ouverte, qui, à la lueur d'une lampe à huile dont on se sert dans le pays, & qui était posée sur un guéridon, me laissant voir un lit dont les rideaux étaient fermés, me fit croire que c'était là où Morphée me favoriserait de ses pavots ; je m'imaginai que le mortel heureux qui devait partager ma couche était déjà dans le lit, & qu'il avait apparement l'usage d'avoir de la lumiere pendant la nuit. Dans cette idée, j'entrai dans la chambre, laissai la porte à demi ouverte, éteignis ma chandelle, & pris place à côté de celui qui était dans le lit. Je ne pus dormir, l'excès de la fatigue m'avait seulement assoupi. J'étais dans cet état, lorsque deux servantes de l'auberge qui avaient fini leurs travaux, entrerent dans la chambre ; sans doute dans l'intention d'y passer le reste de la nuit. Le bruit qu'elles firent m'engagea à me mettre sur mon séant. Leurs propos assez lestes me rendirent curieux ; j'entrouvris les rideaux, & je vis deux jeunes filles qui, assises sur un vieux sopha, faisaient assaut de dextérité du bout de leurs doigts sur la partie d'elles-même qui pouvait leur causer le plus de plaisir. L'une était déjà dans le moment du délire, & plaisantait sa compagne sur sa lenteur à y parvenir, lorsqu'il me prit fantaisie de faire partager à mon voisin le même plaisir dont je jouissais. Je cherchai à le réveiller. Le bruit que je fis, intimida ces filles, & leur fit lâcher prise. Elles se mirent à courir dans le corridor, en poussant les cris les plus aigus. En les voyant sortir effrayées, je redoublai d'efforts pour réveiller ce qui n'était que trop endormi. Je ne sentis aucun mouvement. Je ne touchai qu'un corps froid comme la glace, je m'apperçus que c'était un cadavre. Connaissant par cette découverte la cause de la peur de ces filles, je sautai hors du lit, & la lampe à la main, je m'en fus par la même route qu'elles avaient tenue. Elles avaient déjà donné l'allarme. Tous les locataires paraissaient en chemise. Les uns munis de grands couteaux de chasse, d'autres ayant à la main un grand fouet, ou une épée, ou un morceau de bois, tout le monde était armé. Les plus faibles esprits crurent ces filles, & me prenant pour un revenant des sombres bords, ils me disaient : si tu es chose de bien, parle nous ; si tu es chose de mal, disparais . Je ne parlai, ni ne disparus. Alors l'un de la bande proposa de me faire rompre le silence, ou de me faire décamper à coups de fouet ; & pour prêcher d'exemple, il se disposait à m'appliquer un coup du sien. Mais à l'instant qu'il leva le bras, je lançai vers lui la lampe que j'avais à la main. Nouveau David, j'atteignis au front mon moderne Goliath, & je le renversai. Sa chûte fit changer la scene ; elle épouvanta les autres spectateurs qui s'enfuirent en redoublant de signes de croix. J'eus beau parler, l'on ne m'écouta pas. L'on courut chez le Curé ; il arriva en exorcisant. Enfin au moment où il m'aspergeait, je fus reconnu, & je rendis le calme à toute l'auberge. Je grondai à mon tour, & j'assaisonnai mes plaintes de ce mot énergique qu'un usage bizarre a consacré pour désigner également le plaisir le plus vif & le plus vrai, & la colere la mieux caractérisée. L'on me fit voir que c'était une erreur de ma part sur la chambre que je devais occuper, qui était la cause que j'avais couché avec un homme qui était mort le matin : je reconnus ma méprise ; & dès que le jour vint éclairer le globe, je partis. LETTRE XX. L'ennuyeux Chevalier de Serfet reparaît sur la scene. APrès avoir passé deux mois chez mon pere, & m'être uniquement occupé à chasser ou à monter à cheval, je fus à Lyon voir une de mes parentes qui habite cette ville. Changer de maîtresse, n'en point aimer, & cependant leur jurer à toutes l'amour le plus vif, tout cela sema de plaisirs tout le temps que je passai auprès d'elles, & je me promettais bien de conserver la même légéreté jusques au moment de mon départ. Mais desir chimérique ! Le cœur le plus courageux lutte en vain contre les assauts de l'amour ; il est de nécessité absolue qu'il cede, car malgré nos combats, & ce qu'en disent nos galans à la mode, voltiger sans cesse est un état au dessus de nos forces ; l'inconstance a beau appeller la volupté à son secours, ses conseils ridicules & vains n'ont plus aucun empire sur nos sens, ils ne font qu'aggraver nos maux, & nous les faire chérir davantage. Toutes les femmes que j'avais rencontré dans les sociétés, n'avoient qu'effleuré mon cœur. Hélas ! le moment où il devait être touché, mais d'une maniere ineffaçable, approchait. Le sort ne m'avait sans doute invité à caresser toutes les fleurs, & à ne me reposer sur aucune que pour donner le temps d'éclorre à la rose qui devait me fixer. La coquette & l'étourdi aiment plus à être vus qu'à voir ; ils cherchent moins les spectacles qu'à se donner en spectacle. Ainsi avides de tous les lieux où ils peuvent se montrer, ils ne manquent pas d'y paraître. Le Chevalier de Serfet était venu à la derniere comédie dans la plus grande magnificence, & contre son usage il n'avait pas joui du plaisir de la promener de loge en loge. Il avait passé tout le temps de la représentation dans celle d'une femme qui était richement parée, & qu'il remena à son carrosse dans lequel il se plaça à côté d'elle. Cette conduite du Chevalier me surprit, & m'engagea de lui demander le lendemain, lorsque je le revis, quelle était cette femme. " C'est Madame d'Herbeville, la veuve d'un ex-Marchand de bois, Secrétaire du Roi, me répondit-il, qui joue la femme de condition, & en prend tant qu'elle peut, les airs & les manieres. Elle a une fille charmante qu'elle desire marier, parce qu'elle craint que l'usage, qui ne permet point à une femme d'avoir encore des prétentions quand sa fille paraît dans le monde, ne lui enleve ses adorateurs. Ses terreurs sont paniques, continua Serfet, tant qu'elle aura un bon cuisinier ; & l'excellente qualité d'échanger son or contre les charmes de ses amans, elle n'en manquera jamais. La médiocrité de mes revenus, & les grandes pertes que j'ai fait au jeu, m'ont déterminé à lui donner quelques soins ; en revanche elle s'est chargé de réparer l'injustice de la fortune. Si je n'avais pas prononcé mes derniers vœux, & que je pusse quitter la croix de Malthe, je ferais la cour à sa fille qui est très-jolie ; mais que sa qualité de riche héritiere embellit davantage. Si tu n'as rien de mieux à faire, demain soir je t'y présenterai, elle tient maison. " Le plaisir de Voir la Demoiselle dont Serfet venait de me parler, me fit accepter la partie. Un sentiment secret semble préparer notre ame aux impulsions qu'un plaisir ou qu'une douleur prochaine doivent lui faire éprouver. L'idée que je verrais bientôt Mademoiselle d'Herbeville me rappella ce sistême chimérique des ames créées doubles, qui se cherchent sans cesse, se trouvent rarement, & dont l'heureuse rencontre fait la suprême félicité. Je me plaisais, je ne sais pourquoi, à appuyer sur cette idée. Je m'étais même fourré dans un coin pour y rêver plus à mon aise ; mais le Chevalier qui s'apperçut de ma rêverie, vint m'en tirer par les plaisanteries les plus sanglantes. Il serait arrivé bien pis, s'il en eût soupçonné le motif. Heureusement qu'il en donna les honneurs au chagrin qu'il supposa que me causait le départ d'une femme avec laquelle j'étais bien, & il me parla ainsi. LETTRE XXI. De pis en pis. "JE vois avec douleur que tout ce que je t'ai dit, lors de tes amours avec Madame de Larba, n'a pas eu le succès que je m'en promettais, qu'il ne t'a fait qu'une légere impression, & que l'expérience ne t'a pas encore convaincu, que les plaisirs, la gaîté, l'enjouement, sont les compagnes inséparables de la frivolité ; & que celui d'entre nous qui a le plus trompé de femmes, qui a le plus fait enrager de peres, d'amans, d'époux, mérite la palme triomphante, & est proclamé l'homme par excellence. " Il faut donc sans cesse te redire que nous ne devons considérer le beau sexe que relativement à nos besoins, & que l'on peut en amour se permettre toutes les fourberies imaginables. Il faut te rappeller encore que ce manege est réciproque, & que les femmes l'emploient aussi souvent que nous. Toutes font profession de n'en vouloir qu'au cœur ; mais intérêt ou plaisir, voilà leur but. " Ton sort est à plaindre, & c'est à moi d'achever la guérison... Mais... je fais réflexion que je ne pourais que te répéter mille fois ce que je t'ai déjà dit une, & qu'il vaudra mieux que je te mette entre les mains d'une petite femme toute adorable ; la jeune Madame d'Arbal est précisément ce qui te convient. Je lui avais promis, il y a deux jours, de lui donner la main pour aller à la comédie ; mais une affaire que je finis ce jour là même avec une jeune personne, m'a empêché de tenir ma parole. Madame d'Arbal me boudera, je déteste les brouilleries, viens, tu seras notre mediateur... Tout en disant cela, Serfet m'entraînait, & moi charmé de lui donner le change sur le sentiment qui m'occupait, je le suivis dans un silence qui tenait presque de la stupidité. Sa voiture avance, il donne ses ordres, le cocher fouette, & nous arrivons. Vous êtes Chevalier, lui dit Madame d'Arbal, d'une élégance sans égale, toujours plus magnifique, aussi beau, mais aussi volage que l'amour. --- Si je n'avais pas le bonheur de vous connaître, je répondrais de ma liberté. --- Ah ! vous plaisantez ! --- Peut-on plaisanter ce que l'on aime, & quel cœur serait assez courageux pour oser lutter contre vos charmes. --- Vous les appréciez bien peu, Chevalier, puisqu'ils n'ont pas été assez puissans pour vous faire tenir votre promesse. --- Ne m'en parlez pas interrompit-il, je suis assez puni de m'être dérobé au plaisir de vous voir. --- Vous voulez rire sans doute ? La Comtesse de ... sait à quoi s'en tenir. --- Que voulez-vous dire avec la Comtesse, je vois que vous ignorez ce qui en est ; le voici. Ayant pitié de la gaucherie d'un de mes parens, je l'ai mené à la Comtesse qui a bien voulu, en faveur de ses belles dents, de son teint vermeil, se charger de lui apprendre certaines petites choses nécessaires aux jeunes gens qui se destinent au monde. J'ai été forcé d'y passer la soirée ; j'étais excédé, j'y mourais d'ennui ; mais il est des occasions où il faut savoir faire des sacrifices. --- Voilà un trait de générosité peu ordinaire, & qui a dû vous attirer des remercimens de part & d'autre, --- surtout de la Comtesse qui était en extase du plaisir de m'avoir. J'ai cédé tous mes droits à mon cousin, je compte même qu'ils sont déjà arrangés : elle lui aura fait grace de bien de choses. --- Il faut encourager la timidité. --- Savez-vous que Madame de ... fut hier chez Madame d'Orval, & que le vieux Néril la reconduisit. --- Cela vous surprend-il ? --- Eh pardieu oui ! Car l'on connaît son goût, & elle n'est pas femme à... --- Finissez vos folies... Comme Serfet allait continuer sa litanie satyrique, on vint avertir qu'on avait servi. Le Chevalier ne cessa de médire tout le temps du soupé. Il n'y avait pas une élégante, un élégant qu'il ne connût par nom, surnom, & dont il ne sût toutes les intrigues. Il n'oublia pas de dire qu'il m'avait enlevé à la constance, & de faire valoir ce sacrifice essentiel. Il déclama contre elle, & il allait faire l'apologie de la légéreté, lorsqu'on se leva de table. Une jeune femme qui avait tout écouté sans rien dire, s'avisa, quand nous fumes repassés dans le sallon, de reprendre la conversation, & de lui demander, avec un souris ironique, quel pouvait être le principe de cette légéreté dont il ne cessait de tant vanter les charmes. Cette question parut l'embarrasser ; la compagnie s'en apperçut, & en voilà assez pour qu'on l'agaçât plus vivement. Le Chevalier se sentant pressé, & voyant son amour-propre compromis, prit du tabac, tira un mouchoir parfumé, regarda sa manchette, joua de la main pour étaler un diamant, se leva, pirouetta sur le talon, se rejetta dans un fauteuil, où après s'être tendrement caressé le menton & avoir badiné avec son jabot, il dit. LETTRE XXII. Qui pourra ne pas plaire à tout te monde. C'est toujours ce bavard de Serfet qui parle. "VOus voulez absolument, mes belles Dames, vous voulez que je vous indique sa cause de notre légéreté. J'obéis. " Nous sommes nés sans doute avec un cœur sensible, il en est même en qui la tendresse est plus délicate, solide, & à l'abri des révolutions. Ce n'est point de ceux-là dont il faut vous parler, le nombre en est petit ; ce sont nos galans à la mode qui vont me fournir de la matiere ; remontons au principe, & suivons-les dans leurs progrès. " Un jeune homme entre dans le monde avec un mérite naissant, qui ne demande qu'à être poli, un fond d'attachement qui n'a besoin que de trouver du retour, il vous regarde mes Dames, & avec raison, comme le meilleur précepteur capable de former & de chérir votre éleve. Mais que trouve-t-il qui réponde à son attente ? La plus grande frivolité jointe à la quintessence de la coqueterie. " C'est un malheur particulier, interrompit avec un air piqué, la même femme qui avait excité Serfet à parler, il ne faut pas croire qu'elles ressemblent toutes à celle qui a été chargée de votre éducation, car à en juger sérieusement, Chevalier, elle n'a qu'ébauché son ouvrage. " J'en conviens, Marquise, mais convenez aussi qu'il n'a pas tenu à une personne de votre connaissance particuliere de le perfectionner, répondit-il, en la fixant. " La Dame rougit, joua de l'éventail, parla bas à sa voisine, & Serfet continua. " Dans cette assemblée qu'on lui a annoncé comme le cercle du bon goût & de l'amabilité, il n'y voit régner que la médisance, l'envie y tient son rang, la jalousie n'y est point oubliée, à son côté est placé le mensonge ; l'on n'hésite point à sacrifier à un bon mot, ou à son intérêt ; les liens du sang, ceux de l'amitié, ceux même de l'amour ; dans le commencement, son cœur, qui est peu fait à de telles idées, en gémit ; mais malheureusement il y a quelque femme qui, à ses yeux, l'emporte sur toutes les autres, il veut lui plaire, & ne peut y parvenir qu'en se conformant à son caractere. --- Amant soumis, il se familiarise avec les vices de ses amours, & l'habitude qu'il en contracte, jette chez lui des profondes racines qu'il n'est plus en son pouvoir d'arracher. Ainsi la compagnie des Dames qui devroient former des hommes aimables, devient l'écueil des plus heureux naturels. " La mer où la vôtre a fait naufrage, était sans doute bien orageuse, lui dit une autre femme qui était piquée au jeu, & je crois qu'il est perdu sans espoir de retour. Le Chevalier qui sentit le trait que la Dame venait de lui décocher, reprit, sans paraître déconcerté, que c'était ses craintes, & qu'il ne comptait le retrouver qu'au moment où elle recouvrerait cette fleur qui lui fit verser quelques larmes la premiere fois qu'il la perdit dans le parc de... --- La Dame se récria sur l'insolence du propos ; mais l'impudent Chevalier soutint que, quoique il y eût long-temps, il se rappellait fort bien que loin de s'être occupés à en réparer la perte, ils avaient au contraire travaillés à l'oublier, & je ne crois pas, ajouta-t-il malicieusement, qu'elle soit repoussée depuis, malgré vos soins à en cultiver le sol. Les femmes qu'un bizarre destin forma pour s'embrasser, médire d'elles, & s'estimer peu, goûterent une sorte de plaisir d'entendre satyriser celle qui venait d'être interdite par l'audacieux Serfet qui, jouissant avec impunité du fruit de son arrogante fatuité, ne changea point de style, & sans s'émouvoir, reprit ainsi. " Il s'attache de bonne foi à celle qu'il croit propre à son bonheur ; il est assez heureux, de lui plaire, du moins en apparence ; il est au comble de sa joie, & le reste de l'univers n'est rien pour lui. La jalousie compagne inséparable de l'amour, lui fait épier la conduite, les actions de sa maîtresse, il la trouve comme toutes les femmes qui n'aiment dans notre sexe que ce qui flatte leur vanité ou quadre avec leurs plaisirs ou leur intérêt ; il croit être dans l'erreur, il combat, il hésite ; mais la raison vient à son secours, l'illusion s'évanouit, le voile se déchire, & lui laisse voir, dans tout son jour, celle qui un instant auparavant le payait de grimaces. Son amour-propre en est piqué ; il ne respire que vengeance, il voltige & dupe à son tour. " Finissez-donc, je vous prie Monsieur, lui dit la maîtresse de la maison, vous le poussez trop avant. Je ne me serais jamais douté, reprit vivement Serfet, que ce qui m'a de tout temps valu des éloges, m'attirât des reproches de votre part. Cette plaisanterie, fondée sur l'équivoque, déconcerta Madame de l'Arbal, & annonça à l'impénétrable Chevalier sa victoire. Les deux femmes qui avaient été molestées, riaient sous cape, & sembloient se féliciter d'avoir une nouvelle associée dans leur défaite. Les autres s'entreregarderent sans paraître déconcertées. Madame d'Arbal proposa des parties de jeu, & dans le temps qu'elles s'arrangeoient, Serfet & moi, nous nous esquivâmes. Il me donna rendez-vous le lendemain à la comédie pour me mener chez la mere de cette jeune beauté dont il m'avait parlé. LETTRE XXIII. Pas trop intéressant. SErfet tint sa parole. Il me conduisit chez Madame d'Herbeville ; il y avait déjà beaucoup de monde. Après lui avoir été présenté, je m'avançai vers sa fille pour lui faire un compliment ; mais toute la confiance que j'avais sur mes graces personnelles, avantage dont j'avais tant de fois éprouvé le pouvoir auprès d'autres femmes ; tout cela m'abandonna dès que je me trouvai vis-à-vis de Mademoiselle d'Herbeville. Tant d'attraits, tant de graces, m'interdirent & me troublerent. Pour assurer ma contenance, je m'approchai d'une table où l'on jouait. Un penchant involontaire me ramena bientôt auprès d'elle. Je lui tins notre langage ordinaire ; je la trouvais jolie, aimable, & lui peignais, avec énergie, les sentimens que sa vue m'avait inspiré... Ici elle rompit le silence qu'elle avait toujours gardé, pour me dire, avec un air plein de graces, de majesté, & de douceur, qu'elle était bien éloignée d'ajouter foi à ce que je lui disais ; que les vrais sentimens, les seuls dont on dût faire cas, étaient fondés sur l'estime & la vertu, & avaient leur source dans la conformité du caractere & de la façon de penser ; que n'ayant pas l'avantage d'être connue de moi, elle ne pouvait se persuader d'avoir si vîte fait naître des sentimens, tels que je cherchais de lui faire accroire qu'elle m'avait inspiré !... Je voulus répliquer, m'excuser sur sa beauté, lui vanter ses charmes ;... Loin de m'écouter, elle s'approcha de sa maman qui jouait, ce qui l'empêcha de s'appercevoir de ce que nous disions. C'est en ce moment, Despras, que mon ame frappée d'étonnement éprouva un plaisir confus. Mais bientôt éveillée par des soudains transports, elle sortit de cet état d'aliénation & me fit appercevoir que mon cœur était sans que je le soupçonnasse, de la partie. Le jeu finit, & rendit la conversation générale. Tu te doutes bien que la calomnie était le pivot sur lequel elle tournait. Mademoiselle d'Herbeville ne prononça pas un seul mot ; nous nous mîmes à table, je fis vainement ce que je pus pour être auprès d'elle. Serfet dont l'œil perçant avait pénétré mes desirs, les contraria par méchanceté, en me plaçant d'authorité entre lui, & Mademoiselle d'Herbeville qui me trouva fort à son gré, & me témoigna beaucoup d'amitié. Je me trouvai par ce moyen placé vis-à-vis sa fille. Je n'osais lever les yeux sur elle, & ne pouvais pas en même temps les porter ailleurs. Un charme secret & invincible les y attirait malgré moi. Comme rien n'échappe aux femmes, elles s'en apperçurent, & m'en firent des plaisanteries, je les soutins mal, j'étais excédé. Le Chevalier qui donnait le ton dans la maison, me tira d'embarras, en proposant de danser ; le bal, fut des plus décens. Madame d'Herbeville me permit de danser avec son aimable fille ; je lui présentai la main ; mais je n'eus pas plutôt touché la sienne que je sentis mon cœur palpiter : mon émotion devint si violente qu'à peine je pouvais me soutenir. Ce fut dans ce trouble que j'achevai mon menuet, & que je la remenai auprès de sa maman, sans jamais oser ni lui parler, ni la regarder. Arrivé chez moi, je me trouvais le cœur & l'ame si remplis, qu'il n'y avait d'action ni dans l'une ni dans l'autre. Je ne pouvais penser ni sentir que confusément, je repassais tout ce qu'elle m'avait dit, & n'osais m'arrêter sur l'attention qu'elle avait eu de me regarder à la dérobée. Ce cahos enfin se débrouilla. Je démêlai que j'étais vivement touché des charmes que je venais de voir, & encore plus de la façon de penser qu'on m'avait montré. Et je jugeai mieux que jamais, que je n'avais eu pour toutes mes autres maîtresses que ces sentimens passagers qu'on a dans le monde pour tout ce qu'on y appelle jolie femme, & qui, semblables à l'eau qui prend le goût du terrein où elle passe, & des matériaux qu'on y dépose, acquierrent plus ou moins de vivacité suivant les caracteres où ils naissent, & suivant les qualités qu'ils rencontrent chez la personne aimée. LETTRE XXIV. Le portrait de Mademoiselle d'Herbeville. MAdemoiselle d'Herbeville était, mon cher Despras, à cet âge où la fleur de la beauté est dans tout son éclat. Sa tête offrait ce bel ovale qu'on ne rencontre presque plus que dans les statues des divinités. Son front libre & ouvert était également le séjour des graces, & celui de la pudeur. Ses sourcils formaient un filet de soie recourbé qui couvrait merveilleusement de grands yeux bleux & bien fendus. Un nez élégament proportionné était au dessus des roses de ses deux joues qui, par leur arrangement formaient dans sa bouche cette grace particuliere, qui n'est pas le sourire, mais qui en approche ; & quand elle s'ouvrait, malgré sa petitesse on appercevait des dents dont l'émail relevait encore l'incarnat de ses levres vermeilles. Enfin cette tête charmante était terminée par un menton d'un ellipse parfait, qui, parce que Mademoiselle d'Herbeville était plus belle que jolie, se trouvait dépourvu de fossettes. Mademoiselle Rose avait atteint sa seizieme année. Depuis trois mois elle était sortie du couvent où elle avait été élevée avec tout le faste d'une personne qui est née dans le sein de l'opulence, & qui ne doit la partager avec personne. L'extrême indulgence qu'on avait pour ses fantaisies, les eût fait dégénérer en vice, si la nature n'y eût mis ordre, & n'eût réprimé ses passions naissantes avant qu'elles eussent fait quelques progrès. On lui avait donné toute sorte des maîtres en préférant les plus chers, comme si les talens s'achetaient. Heureusement que son grand goût, & ses dispositions naturelles empêcherent que cette dépense ne fût perdue. Dès que le jour parut, ma toilette devint une affaire sérieuse. Que les heures me parurent longues ! que le temps coula lentement au gré de mes desirs. À tout instant je regardais ma montre qui, peu d'accord avec mon impatience, me faisait croire qu'elle était dérangée. Enfin arriva l'instant si desiré où je pouvais, sans manquer à l'usage, me présenter chez Mademoiselle d'Herbeville ; j'y volai. Mon chagrin fut extrême d'apprendre qu'elle était sortie avec sa mere pour faire des visites, & que pour ce même soir, elle n'avait pas de soupé chez elle. LETTRE XXV. Tableau d'une société du jour. Pour faire diversion à ma douleur, je m'avisai d'aller, en attendant l'heure du spectacle, chez cette Madame d'Arbal, a qui le Chevalier m'avait présenté, & dont la maison était le rendez-vous de tous les étourdis, & de toutes les femmes galantes de la ville. Quelle compagnie ! Tout y était d'une impudence & d'une fatuité difficile à imaginer. Un vieux Commandeur de Malthe, tout rongé de goutte, marmottant sur le ton de ses douleurs, un air d'opéra, regardait languissamment une prude de dix lustres accomplis, qui, d'un air dévot, soupirait mystiquement pour un jeune fat qui, dans le même temps, débitait cent sottises à la fille de la bigotte. Deux jeunes femmes étendues sur un sopha, s'entretenaient sur l'amour, n'ayant personne avec qui elles pussent le faire. Une précieuse, faute d'avoir aussi quelqu'un avec qui converser, s'amusait à détailler sensuellement des fêtes où elle n'avait point été. Un petit-maître à longue criniere, & un grand homme au visage couperosé, se députaient les bonnes graces, d'une maigre & seche femme. Les enragés ! Il me semblait voir deux chiens se battre pour un os. La maîtresse de la maison, tout en déchirant le prochain, faisait l'apologie de la charité chrétienne à un Poëte caustique qui avait juré d'endormir la société par la lecture de ses vers. Quand il fut à une épigramme qu'il avait composée contre un de ses confreres, il ajouta : c'est un faquin à qui je veux donner cent coups de bâton. Vous le pouvez facilement, dit en bâillant un railleur, car vous êtes assez bien en fonds. Cette plaisanterie nous garantit du sommeil, & prouva, comme l'a fort bien dit Horace, que Souvent un seul & simple mot Vaut mieux qu'un long discours pour faire taire un sot. Une femme de quarante ans, à trois mentons, & d'un nez sans fin, profitant de l'exemple, se pencha vers moi, pour me dire que cette vieille décrépite dans l'intervalle des rides de laquelle s'élevaient de gros poireaux ombragés de longs poils gris qui se mouvaient au branle de la tête & se jouaient sur son visage au gré des zéphirs, avait poussé le scrupule jusques à épouser un jeune homme de dix-sept ans pour pouvoir goûter sans remords des plaisirs qu'elle aimait. Les autres jouaient, & je t'assure que je ne jouais pas le plus mauvais rôle. J'avais le malin plaisir de parcourir tous ces ridicules, & de les graver dans ma mémoire pour m'en amuser au besoin. La pendule, en sonnant six heures, m'avertit qu'il était temps de paraître à la comédie, j'y courus. Serfet que j'y rencontrai, & qui, en amant tendre, possédait le journal de sa maîtresse, m'apprit qu'elle était avec sa fille chez Madame de Becni, J'avais connu cette Dame chez ma cousine, aussitôt les aîles du desir m'y transporterent. Ce fut bien pis encore ! L'on ne me donna pas le temps d'instruire Madame d'Herbeville de la visite que je venais de lui faire : il manquait un acteur pour la partie d'une vieille coquette, dont les graces étaient perdues dans les rides, & dont l'embonpoint avait suivi les dents lorsqu'elles avaient pris congé d'elle. Je fus forcé de faire un brélan qui me parut aussi long que l'âge, & aussi triste que l'individu sexagénaire qui en était la principale actrice, & qui se tourmentait continuellement sur sa chaise, en m'agaçant de gestes, d'œillades, & de propos. Je me plaçai de façon que j'étais en face de mademoiselle d'Herbeville qui était à côté de sa maman. Pénétré du plaisir de la voir, de la regarder, je ne sus pas un instant ce que je faisais. La tristesse où elle me paraissait plongée, m'en causait à moi-même, & les réflexions qu'elle me faisait faire me donnait des distractions si fréquentes, que j'impatientais la femme respectable avec laquelle je jouais, & qui aimait le jeu. La partie de Madame d'Herbeville finit avant la mienne. Elle sortit tout de suite, & emmena son aimable fille. À leur passage, je les saluai respectueusement, & cette politesse ne m'attira de la part de Mademoiselle Rose qu'une révérence qu'elle fit séchement, & les yeux baissés. Le voyageur que l'éclair a ébloui, se sent moins anéanti par l'horrible fracas du tonnerre qui, se brisant en éclats sur sa tête, le laisse dans la cruelle attente du coup qui doit le réduire en poudre, que je ne le fus par ce départ si précipité & si peu prévu, & qui dérangea dans un instant tous les beaux projets que j'avais enfanté pendant la nuit. J'étais si agité que, quoique je gagnasse, je mourais d'ennui. Je ne soupirais qu'après l'instant où je serais libre pour me livrer tout entier à mes réflexions, & porter remede à ma douleur. Madame de Becni vint l'y appliquer comme je me disposais à sortir. Il y a si long-temps qu'on ne vous a vu, Chevalier, me dit-elle, que lorsqu'on vous possede, l'on se détache difficilement du plaisir de vous avoir. Ainsi je compte que vous viendrez passer quelques jours à ma campagne. Je n'eus pas besoin de consulter ma réponse : elle fut toute des plus négatives. Madame de Becni insista, & m'apprit que Madame & Mademoiselle d'Herbeville seraient de la partie. À ce nom si chéri, je m'inclinai, remerciai de la faveur, & je promis. Je joins ici copie des lettres que Mademoiselle d'Herbeville écrivit dans le temps à une amie. Comme elles contiennent le tissu de cette aventure, elles tiendront lieu de ce que je pourais t'en dire. L'on n'a laissé des lettres de Mademoiselle d'Herbeville que ce qui est nécessaire pour l'intelligence du lecteur, & ces fragmens suffisent pour donner une idée du caractere de cette jeune personne. Mademoiselle d'Herbeville à Lucie S I j'osais, ma chere Lucie ;... oui je l'oserai ; n'êtes-vous pas ma meilleure amie ; eh bien, écoutez donc. Il nous a été présenté, depuis quelques jours, un jeune Officier, âgé de 18 ou 20 ans, plein de graces, & dont la figure me fit une impression aussi vive que celle que certainement je lui causai. Car s'il est vrai que les yeux soient le thermometre de l'ame, & qu'ils en marquent, tous les mouvemens & toutes les vicissitudes, ceux du Chevalier *** me dirent que la sienne venait d'en éprouver une qui la sortait de son assiette ordinaire. Mais la vanité, ce sentiment qui a dit-on, autant d'empire chez les hommes que dans notre sexe, l'engagea de s'approcher d'une table de jeu, pour me dérober son trouble ; ce qui me donna le temps de me remettre ; j'étais moi-même fort embarrassée. Il ne fut pas long-temps à me rejoindre ; il me dit tout ce que les hommes se croient authorisés de débiter aux femmes lorsqu'ils sont avec elles. Hommages dont je n'ai jamais fait de cas, par la raison que la bouche les rend presque toujours sans que le cœur y participe. Je le laissai donc au milieu de ses belles phrases, & je fus me placer auprès de maman qui jouait ; cette démarche le surprit, à ce qu'il me parut, autant qu'elle me coûta. Il n'osa me suivre ; mais je crois qu'il me regarda toujours ; pour moi je n'osais lever les yeux, quoique j'en eusse grande envie. Au soupé il chercha à se placer à côté de moi ; il couvrait des yeux la chaise qui devait le rendre mon voisin, mais il ne put l'obtenir ; M. de Serfet l'obligea d'être à coté de Madame d'Herbeville, ce qui fit qu'il se trouva vis-à-vis de votre amie. Je ne le regardais point. Les plaisanteries qu'on lui fit, m'apprirent qu'il ne cessait de m'admirer. Il parla peu ; mais dans tout ce qu'il dit, il y mêla tant de graces & d'esprit, que toute la société convint qu'il était charmant. Ma mere même qui trouve des défauts dans tout ce qui n'est pas M. de Serfet, ne fut cette fois point injuste. Elle le trouva très-aimable ; & moi, ma chere Lucie, comment l'ai-je trouvé ? Hélas ! ce que vous venez de lire vous l'a déjà appris. Les secours d'une raison exercée, n'ont pu m'en distraire ; sans cesse je pense à lui ; que tout ce que j'ai vu jusques ici, & ce que l'on dit être de plus aimable, m'a paru différent ! personne ne lui ressemble ; & rien aussi ne ressemble à ce que je sens pour lui... Mais que pensez-vous de l'aveu que je vous fais ? Pour moi, j'en ai honte ! Et plus je veux gronder mon cœur, plus il me démontre que des sentimens tels que les miens sont trop naturels & trop légitimes, pour n'être pas en quelque sorte respectables. Ce n'est pas tout encore, ma Lucie ; ce qui me reste à vous apprendre dégagera davantage mon cœur, de cette enveloppe qui le voile, & vous le montrera dans tout son jour. C'est à votre amitié à en parcourir jusques au moindre repli, & à m'aider de ses conseils. Après le soupé, il y eut bal. Ma mere qui m'engagea de danser avec M. le Chevalier ***, me mit dans le plus grand embarras. J'eus toutes les peines du monde de finir un menuet. Mes jambes se dérobaient sous moi, & les émotions dont mon cœur était agité, étaient si vives que je me crus cent fois prête à expirer. Lorsque je fus au lit, un trouble aussi agréable qu'il m'était nouveau me tint lieu de sommeil. La figure du Chevalier , m'étoit sans cesse présente : je me plaisais à me rappeler ce qu'il m'avait dit. La nuit se passa presque toute entiere de cette sorte ; & si [illisible] le jour, en paraissant, m'a causé quelque regret, c'est moins de n'avoir pas dormi, que crainte que la veillée n'eût altéré mes traits. Jamais ma toilette ne m'a tant occupée que ce jour là. Je sonnai de grand matin ma femme de chambre, & je me fis apporter tous mes ajustemens. Je passai plusieurs heures à me décider sur le choix. Enfin la couleur gris-de-lin me fixa. L'on m'a dit plusieurs fois que c'est celle qui fait le mieux ressortir les charmes que je dois à la nature. Charmes dont je ne me plaignis jamais tant que ce même jour. À tout instant je consultais mon miroir ; pour la premiere fois, j'eus de l'humeur contre sa fidélité. Je ne me trouvais point assez jolie. Le sentiment qui me faisait agir m'était inconnu. Je sortis de bonne heure avec ma mere pour faire des visites. Jamais elles ne m'avaient paru aussi ennuyeuses. Nous arrêtames chez Madame de Becni. Jugez de ma surprise lorsqu'on annonça celui pour qui je m'étais parée. À sa vue, mon cœur me battit bien fort. Il me semblait que la bienséance exigeait qu'il nous parla. Il ne daigna pas nous dire un seul mot. Sa façon d'agir me chagrina ; & cette inquiétude me rendit d'abord sérieuse & rêveuse. L'orgueil, sans que nous nous en appercevions, se mêle avec nos affections les plus tendres, & augmente ou diminue le sentiment de douleur à proportion de ce que nous nous croyons humiliées par les circonstances qui l'accompagnent. Je fus donc piquée de la conduite du Chevalier, & je n'eus garde de m'avouer la cause de mon dépit. Je le mis sur le compte de l'impolitesse que je trouvai à ne pas venir voir ma mere. Il me parut que c'était la traiter bien cavaliérement. Aussi une révérence seche fut tout ce que je crus à propos de rendre au salut galant qu'il nous fit lorsque nous sortimes ma mere & moi. À peine l'eus-je perdu de vue, que je me trouvai éclairée sur mon cœur, par ce qui venait de se passer avec M. le Chevalier, & par la violence extrême que je m'étais faite pour le traiter froidement......... · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Oui, ma Lucie, j' aime les différentes successions de différens sentimens que j'éprouve, me le font connaître, & je sens le besoin que j'ai de me munir de principes inébranlables qui puissent répondre de toute ma conduite. Je suis résolue de tout souffrir plutôt que de démentir, mon caractere ; je le connais, il est brûlant & sensible, & si je suis assez malheureuse pour ne pas inspirer au Chevalier le même penchant que je ressens pour lui, & pour ne pas le trouver digne de ma tendresse, je n'ai d'autre avenir que la douleur. Mon ame n'est point de la trempe ordinaire, si elle aime c'est pour la vie. · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Combien de choses ai-je à vous dire, mon aimable Lucie ! Que mon cœur est devenu tendre & enflammé pour l'objet qu'il fuyait & qu'il redoutait tant ! Le Chevalier, est à la campagne avec nous. Quelle différence de lui à tout ce que j'ai vu ! Je ne parle point de sa figure, ni des graces de sa personne. Je me flatte que vous me connoissez assez pour croire que si elles avaient été seules, elles ne m'auraient fait qu'une légere impression. Mais son esprit, mais son caractere ; mais sa façon de penser, & ce respect avec lequel il me parle depuis qu'il est ici. Voilà ce qui me touche, & ce qui achevera de me séduire........ · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ... Je suis encore toute effrayée. N'est-il pas venu dans ma chambre, sous le prétexte de m'apporter un bouquet. J'ai voulu le renvoyer, j'ai refusé avec dédain ses fleurs, je lui ai reproché sa hardiesse... Ô ma Lucie ! il s'est jeté à mes pieds, s'est excusé sur la force de son amour, sur la légitimité & la délicatesse de ses sentimens, & sur d'autres raisons que le trouble où sa présence m'avait mis, m'a empêché d'entendre. Revenue à moi, j'ai voulu retirer ma main dont il s'était saisi, & qu'il tenait étroitement serrée dans les siennes, en l'appuyant contre son cœur ; il n'a jamais voulu la quitter malgré mes menaces & mes efforts. Il l'arrosait de baisers & de larmes, & il m'a juré, avec tant d'ardeur & de vérité, que son respect & sa soumission seraient toujours le principal motif qui le dévouaient à moi pour toute sa vie, que je l'ai cru parce que j'avais fort envie de le croire. Je n'ai pu y résister, ma chere amie, ses soupirs & sa candeur m'ont arraché l'aveu de mes sentimens pour lui ; je lui ai ouvert mon cœur ; Dieu ! avec quelle éloquence l'amour plaidait en sa faveur. L'on m'avertit que toutes ces Dames sont rassemblées dans la salle pour déjeuner ; j'y cours. Adieu ma Lucie, ma plume vous quitte, mais je ne vous quitte point. J'arrive de la salle, le Chevalier y était. La joie brillait sur son visage ; ses yeux auparavant remplis de langueur, ont repris leur premiere vivacité. J'ai été moi-même, je ne sais pourquoi, plus gaie qu'à l'ordinaire ; & mon cœur me semble débarrassé d'un furieux fardeau... Ce n'est qu'à titre de souverain bien que les objets ont droit de nous passionner. Ils ne s'emparent de notre ame qu'en s'offrant à nous sous cet aspect. Je crois l'avoir trouvé ce bien par excellence, que nos desirs poursuivent sans cesse, & n'atteignent jamais. Je pense que s'il existe dans le monde, il doit résider dans une union constante & bien assortie. Séduite par cette illusion, je me livre à une passion aussi vive que celle que j'ai inspiré. À présent je ne mets plus d'obstacle à ses progrès ; loin de m'en allarmer, j'en fais la mesure du bonheur que je me promets.......... · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ... Oui, je vivrai pour l'aimer ; ah ! ç'est trop peu, mes jours, doivent être consacrés à l'adorer. Le Chevalier est encore venu dans ma chambre. La joie de le voir a fait disparaître les sages réflexions qui m'interdisent des entrevues si périlleuses. Il m'a parlé avec tant de graces, tant d'amour, tant de sentiment, que jamais je n'ai été plus contente de lui, & plus consolée du pouvoir qu'il a pris sur mon cœur. Il est tel en effet qu'il semble que son ame régit la mienne. Il n'est affecté d'aucun sentiment, qu'il ne s'en trouve en moi un tout pareil. Sa gaîté, sa tristesse, sa tranquillité, son inquiétude, toutes ses différentes dispositions deviennent les miennes, Non par aucun soin que j'aie de m'y conformer, mais par un ressort secret qui les rend semblables... Que je serais heureuse si je pouvais ; associer ma vie avec la sienne !... J'avoue que vos soupçons m'humilieraient, s'ils étaient réels. Ma délicatesse & ma tendresse feraient peu satisfaites, si je ne pouvais me glorifier d'une préférence dans son cœur qui ne me laissat aucun lieu de douter que ma fortune n'y a point de part. Idée accablante, cesse de t'offrir à moi ! Tu m'avilis à mes propres yeux, tu fais plus de mal encore, tu outrages mon amant. Adieu, chere & charmante Lucie, dans votre sein seul j'épanche le mien. Ô ma Lucie ! que l'habitude de voir ce que l'on aime se contracte aisément ; & que cette habitude devient douloureuse lorsqu'elle trouve son terme. Nous sommes de retour depuis deux jours qui m'ont paru deux siecles. J'erre d'appartement en appartement ; je cherche partout mon amant, & je ne le trouve que dans mon cœur. Ma mere n'a encore reçu personne, & sa maison ne sera ouverte que ce soir. Que les heures me paraissent longues & ne coulent rapidement que lorsque je m'entretiens avec le Chevalier, ou avec vous aimable Lucie ! Approche donc moment délicieux où je verrai l'objet de ma tendresse. Viens heureux instant hâte toi ! Qu'il est encore loin !... Midi sonne seulement. & ce n'est que ce soir que le Chevalier viendra... Que ne puis-je donner des aîles au temps, & faire seconder sa vîtesse ; à mon ardeur ! Mais qu'entends-je ! quelqu'un vient... Si c'était lui... Adieu ma Lucie, je cours où l'amour m'appelle. Me voici rendue dans ma chambre. Je reprens la plume, & je ne puis écrire. Mes larmes coulent, & se précipitent sur mon papier. Maudit soit des sots personnages. C'est le Comte de ... fils du Marquis du même nom, qui est venu, voir ma mere... Que je crains d'approfondir mes soupçons. Pourquoi ces conférences secretes avec elle ? Pourquoi n'est-il pas compris dans l'ordre donné au portier ? Pourquoi ma mere me vante-t-elle si souvent & son rang & sa naissance ?... Que je le déteste !... On vient vers moi ; ce n'est pas le Chevalier ; hélas ! chaque fois que je reconnais mon erreur, il m'en coûte un soupir. C'est une des femmes de ma mere qui m'annonce qu'elle m'attend. Qu'aura-t-elle à me dire ? Je ne sais quel pressentiment me dit tout bas que je vais commencer à essuyer les traverses qui suivent les passions & qui en rendent l'exercice si pénible. Mon cœur palpite sans pouvoir s'en expliquer la cause à lui-même. Continuation. Ah, mon amie ! Mes soupçons n'étaient que trop bien fondés, ils sont éclaircis ! M. le Comte de ... me recherche en mariage. Madame d'Herbeville vient de me l'apprendre, en me faisant un étalage fort long des avantages qu'il me procurerait. Elle m'a dit que je serais à la Cour ; & comme c'est à ses yeux le plus haut point de félicité, elle a donné sa parole. Je lui ai marqué toute ma répugnance pour un pareil hymen, & je l'ai assurée que je ne me souciais point du tout d'être à la Cour. Si vous ne vous en souciez pas , moi, je m'en soucie m'a-t-elle répondu d'un ton aigre, & prétends être obéie. La dessus, elle est sortie. Je suis rentré dans mon appartement pour me livrer aux plus cruelles réflexions, aux larmes & aux soupirs. J'aime ma mere autant que je la respecte ; mais je pense qu'il est des devoirs pour nos parens auprès de nous, comme il en est pour nous auprès d'eux ; & je ne les crois pas en droit de nous gêner dans le choix d'un état d'où dépend le bonheur de toute la vie. L'autorité paternelle ne fut donnée que pour protéger, & non pour perdre. Ce n'est pas pour eux que le pere & la mere ont ce dépôt si cher, c'est pour leurs enfans, pour l'intérêt de l'enfant seul, qu'il lui commande ; & la supériorité du pere & de la mere n'est que le droit même du fils ou de la fille d'avoir un guide dans son enfance, un conseil dans sa jeunesse, un consolateur dans ses maux, un appui, un protecteur, un ami toute sa vie, & non un tyran. Voilà certainement quel est le véritable esprit de cette autorité sacrée qui ne ressemble à nulle autre, qui n'est forte que par l'amour, & qui disparaît quand l'amour cesse. Et n'est-ce rien pour une mere que le bonheur de sa fille ? N'est-ce rien aux yeux même du public que la tendresse maternelle ? qu'un orgueil & qu'une ambition mal placés s'efforcent d'énerver cette obligation sacrée. Il s'éleve un cri plus puissant que tous les sophismes qui condamnent la dureté au moment même où l'on tente de la justifier. Ne point rendre malheureux son enfant, celui qui tient de nous la vie ; il n'est aucune circonstance qui jamais puisse dispenser d'un tel devoir. Il n'est point de préjugé qui jamais doive étouffer un sentiment si fort empreint par la nature elle-même. J'aime mieux vivre dans quelque coin inhabité de la terre, que d'épouser un homme que je hais. qui ne veut de moi que mon bien, qui croit m'honorer, & qui finira par me mépriser dès que je ferai sa femme. Je ne suis touchée ni de la condition, ni du rang. Que me servirait tout cela avec un mari qui me donnerait mille dégoûts, mille mortifications ; est-il d'autres richesses que le bonheur ! d'autre vertu que son penchant lorsqu'il est légitime. J'aime un homme aimable, qui m'aime, dont le rang, la naissance, & les qualités n'ont rien que de distingué ; & si le sort ne l'a pas placé dans la classe des grands Seigneurs, est-ce un défaut, une exclusion au mariage ? Non ma Lucie, ma raison me dit que le préjugé seul est un vice....... · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Que vais-je vous apprendre, ma chere & tendre amie, que vais-je vous apprendre ? Depuis trois jours je n'ai plus d'expressions que mes sanglots ; mes yeux me refusent jusques à la triste consolation de verser des larmes ; la source en est tarie, & mon cœur desséché manque lui-même de soupirs. La rapidité des passions nous emporte dès que nous leur avons cédé le moins du monde ; le Chevalier m'a pressé de lui accorder une entrevue. J'ai cru pouvoir me permettre de le recevoir en particulier. À la faveur des ténebres, il était parvenu dans ma chambre, il m'a parlé de mon mariage avec le Comte de ... & m'a demandé s'il était vrai, comme il le publiait, que je me destinasse à lui, & que les paroles fussent données. Il baissait les yeux en me disant cela ; son air était tendre & embarrassé. Je vous entends lui ai-je dit, entendez-moi aussi. Aurais-je souffert que vous me rendissiez des soins, vous aurais-je fait l'aveu de ma tendresse, vous... la joie du Chevalier ne m'a pas permis de poursuivre. Il est tombé à mes genoux. Quels ravissemens ! quels transports ! De combien de façon il m'exprimait sa reconnaissance, son amour ; nous jouissions des douceurs que goûtent deux cœurs unis par le sentiment & la délicatesse, nous étions dans cette douce ivresse du sentiment, lorsque ma mere a parue, les yeux étincelans de colere. Revenue de cette espece d'engourdissement où l'avait jettée la surprise & la fureur, elle a adressé la parole à M. P. qui était interdit & confus. Quels sont vos desseins, lui a-t-elle dit, séduire ma fille, empoisonner ses jours & les miens ? Le Chevalier s'est jeté à ses pieds, a attesté le ciel & l'amour de la pureté de ses intentions. J'expire à vos genoux, Madame, si vous ne daignez... L'amour a ranimé mes forces ; je me suis aussi prosternée toute en larmes devant Madame d'Herbeville. Ô ma mere ! me suis-je écriée, soyez touchée de mes pleurs. Mon âge, l'amour du Chevalier, ses graces, son mérite personnel, tout m'excuse, daignez vous y arrêter un moment. Votre bonté, vos entrailles maternelles... --- Comment fille rebelle, tu oses réclamer les droits de la nature ; ils sont éteints si tu ne changes de façon de penser. Voilà donc le motif de tes refus ? --- J'ai voulu répliquer ; M. P. s'est efforcé de me justifier. Mais elle a été inexorable ; nos larmes n'ont rien pu sur son cœur ; elle m'a dit d'une voix aussi terrible que menaçante : renonce à ta mere ou à ton amant ; décide-toi, réponds ? --- Ma mere, qu'osez-vous exiger ! Vous m'accablez, vous me percez le cœur. --- Obéis, te dis-je, ou crains... M. P. *** & sorti dans ce moment, ce qui a empêché Madame d'Herbeville de poursuivre. Il avait les yeux en pleurs. Que ses regards étaient tendres & touchans ! Le plus profond soupir a été sa derniere expression. Imaginez-vous dans quel état était mon ame ; cent fois elle a paru sur le bord de mes levres prête à s'enfuir. Ma mere qui était sortie aussitôt que le Chevalier, est rentrée un instant après. Elle m'a trouvé sans sentiment. Je ne suis revenue à moi qu'avec une fievre brûlante... Je suis dans les plus grandes souffrances : il faudrait aimer comme moi, une mere & un amant pour sentir tous les combats qui s'élevent dans mon cœur, entre l'amour & la nature. Oui, mon amie, je préfere de renoncer au monde, d'être renfermée dans un cloître plutôt que d'épouser le Comte de ... Je ne prononcerai jamais ce oui qui peut me séparer pour toujours de ce que j'aime. Ne serait-ce pas tromper le mari que ma mere me destine que de l'épouser le cœur rempli de passion pour un autre ? Je n'ai ni assez de force, ni assez d'analogie avec le crime pour souiller d'un parjure le lit de l'hymen. Mais j'ai assez de courage pour ne pas prononcer un serment qui soit démenti par mon cœur. Enfin, ma bonne amie Lucie, je ne trahirai point le Chevalier en passant entre les bras d'un autre, lui seul peut me rendre heureuse. Être unie à ce qui n'est point lui, serait pour moi le supplice de ce tyran qui fit lier un de ses sujets avec un cadavre. Ce serait jeter sur chaque moment d'une existance meurtriere, la douleur des regrets, & l'horreur du désespoir. Soutenez-moi dans mon accablement, aidez-moi de vos conseils, j'en ai plus besoin que jamais. Que dois-je faire ; je suis tentée d'écrire au Comte de ... & de l'engager, par l'aveu de l'amour que j'ai pour M. P. ***, de se désister du projet de m'épouser, n'ayant d'autres droits sur moi que le consentement, ou plutôt que la vanité de Madame d'Herbeville. Encore une fois, que dois-je faire ? Conseillez-moi, vous, la dépositaire de mes peines & de ma tendresse. ... Cruelle Lucie ! que m'apprenez-vous ? Quelle triste lumiere venez-vous porter dans mon cœur ? Vous deviez essuyer mes pleurs, vous les faites couler de nouveau ; pourquoi me faire envisager toutes les peines que ma tendresse pour le Chevalier me prépare ; je trouve cependant une douceur infinie à m'y livrer ; & je ne sais pas si j'ai gagné à soulever le bandeau de l'amour, & s'il ne vaut pas mieux tenir à une illusion qu'on chérit, que de toucher à une réalité désagréable. Ah ! qu'il est cruel pour une ame sensible d'avoir intéressé une autre ame délicate & aussi tendre qu'elle même ? d'avoir reçu le serment de son affection, d'avoir transporté tous les vœux, tous ses desirs, tout son bonheur vers la gloire de lui plaire, d'en être chérie, & de se voir forcée de briser les nœuds qui nous attachent à elle... Moi écrire au Chevalier pour lui dire... Je n'en aurai jamais la force... Comment lui annoncer ce que je ne pense point, ce que je ne desire nullement, & ce qu'on, veut cependant que je fasse... Comment lui apprendre ?... Ma Lucie !... ma Lucie !... je me repose sur votre amitié, ménagez son cœur, sa sensibilité... Je suc... com... be... Dieu ! quel état que le mien ! ... Le devoir a enfin triomphé !... Je ne le verrai donc plus !... Voilà qui est fait, le bonheur n'est plus qu'un songe pour moi ;... dans trois jours je serai liée à jamais au Comte de ... Comment me présenter à l'autel... Quoi ! je pourais !... mais il le faut... Quel trouble égare ma raison !... Il est donc parti l'ingrat ! Il ne m'a jamais aimé... Si je lui eusse été chere, se fut-il éloigné ? L'espoir ne l'eût-il pas ?... Ah ! c'est moi seul qui suis coupable. J'ai trahi l'amour, si j'avais bien aimé le Chevalier, aurais-je consenti à son départ, & à être l'épouse du Comte de ... Ma mere a abusé de ma faiblesse, de son autorité ;... cruelle obéissance !... Mes idées sont totalement bouleversées. Je ne suis plus à moi, je ne sais ce que je veux. Suspendue entre deux mouvemens contraires, je me sens à la fois capable de tout & de rien. Je forme mille projets que je renverse à l'instant ; ma situation est aussi triste que désespérante. Ô Dieu !... ô amour !... ô Lucie !... Fragment d'une Lettre de Lucie. I l n'est que trop vrai, ma chere amie, que la pauvre d'Herbeville n'est plus, & qu'elle s'est empoisonnée volontairement pour n'être pas obligée de coucher avec un homme qu'elle n'aimait pas. Elle est rendue la victime de l'obéissance & de la sotte vanité de sa mere. Voici comme la chose s'est passée. Au moment où on la conduisit dans la chambre nuptiale, & que chacun la quitta en lui faisant quelques plaisanteries d'usage, elle s'approcha de moi, les larmes aux yeux, me sauta au cou, & elle me tint étroitement embrassée pendant un espace de temps assez long. Je partageai ses soupirs ; ses pleurs ne me surprirent point s'ils m'affligerent ! Je connoissais les intérêts de son cœur. Enfin elle s'arracha de mes bras pour se jeter dans ceux de sa mere. Madame d'Herbeville la repoussa durement, en lui reprochant de faire la petite sotte ; ce sont ses paroles. À ce reproche déplacé, cette fille charmante redoubla de sanglots & de larmes, colla ses levres sur celles de sa mere, & se retira dans un cabinet voisin. Alors nous sortimes tous, & ne laissames que son mari dans sa chambre. Le Comte, impatient de jouir des droits de l'hymenée, fut chercher sa femme. Il la trouva étendue sur le parquet, & évanouie. Ses cris nous firent voler dans l'appartement nuptial ; elle était sans sentiment, & prête à rendre le dernier soupir. Chacun de nous attribua cette révolution à la violence qu'elle s'était faite ; nous nous empressames de la rendre à la vie. Quelle fut notre surprise & notre douleur lorsqu'elle ouvrit la paupiere, regarda d'un œil mourant sa mere, & lui dit : " vos soins sont inutiles, je me suis empoisonnée. J'espere que Dieu me fera gra... ce... C'est moins... mon... crime... que le vôtre... J'ai... o... b... é... i... " elle expira. Fin de la première Partie. L'ÉTOURDI. L'ÉTOURDI. LETTRE PREMIERE. Ce qu'on a déjà vu ; des amans surpris & qui se séparent pour toujours. Après que Madame d'Herbeville m'eût surpris avec sa fille, & qu'elle m'eût defendu de paraître chez elle, je ne m'y présentai plus. Je cherchai seulement à voir ailleurs mon adorable Rose, ou à lui faire remettre quelque lettre. Tous les moyens que je tentai furent inutiles : elle était entourée de gens trop dévoués à sa mere ; malgré tous ces obstacles, l'espérance ne s'était pas échappée de mon cœur. Je connaissais celui de Mademoiselle d'Herbeville ; j'osais compter sur la parole qu'elle m'avait donnée de n'être jamais à d'autre qu'à moi. Que devins-je, grand Dieu ! quand elle m'eut fait écrire par sa meilleure amie, par celle qui possédait toute sa confiance, que son mariage était arrangé avec le Comte de ... qu'elle était contrainte d'obéir, & qu'elle me conjurait de n'y apporter aucun empêchement. Cette épître commença par me donner le délire, & finit par me jeter dans un état de démence. Je m'abandonnai tout entier à ma douleur, restai deux jours enfermé sans boire, sans manger, & sans recevoir personne. Serfet seul pénétra, malgré mes ordres, jusques dans l'appartemment où j'étais retiré : il entra avec fracas & précipitation, il avait un air conquérant. Eh bien ! me dit-il, il faut sans cesse t'arracher à l'amour ; oh ! quel cœur que le tien ! Sais-tu bien que tu me donnes de la peine, & que tu t'exposes à la risée publique. Je compte que cette leçon te corrigera totalement, & qu'enfin tu te convaincras, qu'il n'est aucune femme qui ne nous sacrifie au moindre intérêt. Est-ce que tu comptais sur une fidélité à toute épreuve de la part de ta maîtresse. Pauvre imbécille ! Allons, allons ! faut-il donc tant s'affliger ! L'hymen te la ravit, l'amour te la rendra. Ou t'en procurera d'autres qui vaudront celle que tu perds & que tu pourais laisser à ton tour. Ce bavardage que j'écoutais avec ce silence stupide où la douleur m'avait plongé, & que le Chevalier prit pour cette attention respectueuse qu'un écolier prête aux leçons de son maître, fit sur moi la plus vive impression. Que celui qui le premier a dit que l'amour-propre est le sentiment qui s'empare le plus de notre ame, & qui en exclut tous les autres plutôt que d'en souffrir le moindre échec, connaissait le cœur humain : la crainte d'être en butte aux éternelles plaisanteries de Serfet, & la vanité de ne pas paraître plus constant que Mademoiselle d'Herbeville, m'engagerent à ne point me laisser mourir comme je l'avais résolu : je me déterminai à changer absolument mon genre de vie. Je sentais que je ne pourais trop noyer mes idées dans tout ce qui pourait affaiblir en moi le souvenir de celle que j'adorais encore malgré sa perfidie. Je conçus cette résolution avec cette force que je mets dans toutes mes idées. Je m'éloignai, dès le même jour, d'un lieu qui ne m'aurait donné que des cruels souvenirs. Je partis pour Paris dans l'intention d'essayer ce que pourait l'occupation d'esprit contre une passion qui me tourmentait encore malgré les raisons que j'avais pour l'éteindre & qui auraient dû suffire, si le flambeau de l'amour ne dévorait pas tout ce qui s'oppose à ses feux. J'éprouvai bientôt à quel point l'esprit suit le cœur, & combien il est difficile d'arracher l'un à ce qui séduit l'autre. Emporté machinalement vers l'objet que je voulais toujours éviter, il ne me restait de mes efforts que le supplice de les avoir faits. J'étais ainsi tourmenté de plus en plus par l'idée cruelle de ma Rose, lorsque Serfet, qui vint à Paris, m'apprit qu'elle n'était plus. Qui le croira ! Une joie barbare vint se mêler à ma tristesse. Mon ame tressaillit d'apprendre que ma maîtresse n'avait point passée dans les bras d'un rival, je préférai de la savoir parmi les morts. Étrange effet d'une passion violente ! Oui, Despras, si quelque chose pût sécher les pleurs dont j'arrosai sa cendre, ce fut la certitude qu'elle n'avait point été en la possession de l'indigne Comte de ... & que c'était à l'amour à qui elle avait sacrifié sa belle vie. Ce courage, qui mérite la plus vive admiration, me fit sentir, plus que jamais, le malheur de n'avoir pu être unie à une beauté digne d'un meilleur sort. LETTRE II. Qui poura plaire ? LA raison reprend son empire où les réflexions naissent. Celles que je fis, & qu'on me fit faire, m'engagerent à dissiper mon chagrin. Ce n'est pas la solitude qui convient à un cœur agité ! Quiconque a été obligé de fuir l'idée de l'objet qui l'intéresse vivement, doit encore plus se fuir lui-même. C'est dans le tumulte du monde qu'il trouve à se distraire. Je courus donc derechef les spectacles, les femmes, les soupés ; & je me livrai à cela d'abord d'un air si triste, que mes amis m'en plaisantaient. Les femmes sachant par Serfet le motif de ma mélancolie, voulurent avoir, chacune en particulier, la gloire de me faire oublier mon amour, en prévenant, le plus décemment qu'il fut possible, des desirs auxquels elles supposaient qu'il ne manquait qu'un peu d'encouragement. Madame de Marsanges qui avait déjà eu plusieurs aventures connues avec des gens qui l'étaient peu, commençant d'atteindre son sixieme lustre, croyant apparemment que ma conquette lui donnerait une certaine célébrité, me fit entendre que sa défaite dépendait entiérement de moi. L'air tendre qui régnait dans ses yeux, m'eut peut-être précipité dans ses bras, si le souvenir cruel, que quelques automates n'avaient converti en opprobre le plaisir de la posséder, ne m'en eût éloigné. Une femme intéresse autant par les événemens de sa vie que par les charmes de sa figure. Et lorsqu'elle a vécu sans éclat, ou qu'elle s'est avilie en se prodiguant à des hommes qui n'en avaient pas, autant vaudrait-il qu'elle fût sans beauté. Il n'est pas possible à un petit-maître de la prendre. Cet engagement se perdrait de réputation. Madame de Marsanges, qui avait vu l'instant de ma conquête, se garda bien de croire qu'elle fût manquée pour avoir été différée. Elle ne put ni ne dut soupçonner la réflexion cruelle qui en était la cause. Elle s'imagina, comme font la plupart des femmes, que la crainte de déplaire enchaînait ma tendresse ; mais que, quand je croirais avoir fait une assez vive impression, je la serais connaître. Dans cette idée, elle me procurait souvent les occasions, & m'encourageait de rompre un silence qu'elle supposait peser à mon cœur. Sa bonne foi la rendait intéressante ; mais sa honteuse facilité était une éponge qui effaçait à mes yeux tout ce qu'elle pouvait avoir d'aimable. Un peu d'obstacle est nécessaire aux desirs ; Ils n'ont jamais été pour moi qu'un encouragement de plus ; quelquefois même pour me faire une passion d'un mouvement qui, s'il n'eût pas été contrarié, aurait été aussi passager qu'il était faible dans sa naissance ; il a suffi qu'on m'en suscitât. Enfin appercevant que je ne devenais jamais plus entreprenant, & ne voulant ou ne pouvant plus se contraindre, Madame de Marsanges m'écrivit une belle lettre pleine de tendresse, & du tableau des plaisirs que procure l'amour. Cette démarche de sa part acheva de me révolter contre elle, en me montrant toute la bassesse de ses sentimens. Je lui répondis " que la différence que j'avais toujours mis entre un engagement où la volupté couronnait l'amour de l'amant délicat, & ce vil commerce qui ne fait que répéter la scene des plaisirs sans offrir jamais le spectacle de la volupté & de l'amour, m'empêchait de voler dans ses bras. " Tout se sait dans le monde sans qu'on soit indiscret. Il y a des curieux, des oisifs, des bavards, des méchans ; tous ces gens là devinent, supposent, affirment, exagerent. À les entendre, on les croirait confidens de la ville & de la Cour. Rien ne se fait pour eux derriere la toile. Une façon, de penser si peu analogue aux mœurs des jeunes gens qui n'ont la plupart aucune idée de cette volupté pure qu'éprouvent deux ames sensibles qu'un même penchant réunit, & qui ne connoissent que ce feu brûlant qui naît & s'éteint avec les desirs, fit du bruit dans le monde. Une jeune femme en fit hautement l'éloge, & témoigna quelque envie de me connaître. Je lui fus présenté ; on la regardait comme une des plus grandes métaphysiciennes du royaume. Elle loua d'abord ma conduite envers Madame de Marsanges, ensuite elle épuisa tous les rebus des Platoniciens pour vanter un attachement fondé sur l'enthousiasme de la vertu ; & elle finit par me laisser entrevoir qu'elle récompenserait ma délicatesse, si le goût d'une liaison dépouillée de tous les plaisirs que les sens procurent, pouvait être un supplément aux desirs brutaux de la passion. Une femme âgée de 23 ans, métaphysicienne ! Cela me parut nouveau. Une façon de penser aussi singuliere m'engagea à connaître jusqu'où il serait possible qu'une femme pût pousser la résistance, & être maîtresse d'elle-même. Je fis ma cour fort assidument, & tout en promettant de n'avoir qu'une passion très subordonnée à la pureté de nos maximes, je tâchais de les lui faire violer. Ne pouvant m'imaginer qu'un sexe qui ne parait occupé sérieusement qu'à ce qui peut le conduire à plaire, puisse jamais se blesser d'apprendre qu'il y est parvenu ; & que s'il arrive qu'on lui montre plus de desirs que de sentiment, plus d'espérance que de crainte, il ne nous sache pas intérieurement plus de gré de l'hommage que nous rendons à leurs charmes, qu'elles ne nous veulent mal de l'insulte que nous paraissons faire à leur vertu. Mais soit que Madame de Nephes empruntât du préjugé ou de l'orgueil, une force factice, soit que je n'eus pas encore saisi le moment de la séduction, d'abord rien ne fut capable de l'éloigner des principes qu'elle affichait dans le monde. Comme les desirs s'accroissent à proportion de la gêne qu'ils éprouvent, cette résistance enflamma mon imagination, en me persuadant que si je pouvais vaincre Madame de Nephes, je goûterais des plaisirs bien au dessus de tout ce que j'avais jusques ici éprouvé. LETTRE III. Il ne faut jurer de rien. LE hasard qui, sans doute, voulait plus servir mes desirs que la vertu de Madame de Nephes, me conduisit chez elle dans un moment où son mari était sorti, & tous ses gens éloignés. J'entre de piece en piece à pas précipités quoique suspendus, sans rencontrer personne qui les arrête. Je parviens jusques dans son appartement, elle reposait. Emporté loin de moi, la profonde solitude dans laquelle nous nous trouvions, la fureur de mes desirs, tout m'invitait à la témérité. Je crus que cet instant qui confond toutes les idées des femmes saisi par moi, avec la derniere audace, me rendrait heureux. La surprise, l'effroi commencerent bien ma victoire ; mais elle fut suspendue pour quelques instans. Madame de Nephes s'esquiva de mes bras, en me reprochant, d'une voix étouffée & tremblante, de ne connaître en amour d'autre plaisirs que ceux que les sens procurent. Vous traitez de chimere, me dit-elle, & d'illusion, les mouvemens qui portent à l'ame une volupté plus vive & plus délicate mille fois que ne peut l'être celle dont vous faites votre unique objet. J'avais meilleure opinion de vous. Quelques modérés que fussent ces reproches, je ne doute pas qu'ils ne m'en eussent imposé, si le ton dont elle me les faisait, ne m'eût fait persister dans mes desseins. Sa voix, naturellement douce, avait si peu acquise ce son que lui donne la colere, que je ne pus me déterminer à ne pas essayer son indulgence. Je changeai seulement de moyens. Tu sais, mon cher Despras, avec quelle facilité je pleure, & avec quel art ; je joins aux larmes les plus abondantes les sanglots & les gémissemens. Jamais plus belle occasion d'employer mes talens ne s'était offerte. L'éloquence du silence, des larmes & de l'accablement, devinrent donc mes seules armes contre Madame de Nephes. Je me précipitai à ses genoux, je lui pris la main, & la lui baisai avec une ardeur extrême ; ensuite tout doucement je levai mes yeux sur les siens, comme pour y chercher l'absolution de ma témérité passée ; mais mon but était de lui montrer mes larmes. Car l'on m'a dit plus d'une fois que je suis, on ne peut pas plus intéressant quand je pleure ; parce que mes yeux qui, dans leur état naturel, se trouvent un peu moins tendres que hardis, se trouvent très-adoucis par cette humidité, En effet, ces grosses larmes qui sillonnaient le long de mes joues, ces soupirs dont elles étaient accompagnées, & les sanglots, dont je les ornais, produisirent tout l'effet que je m'en étais promis, en la jetant dans le plus grand attendrissement. Comment dépeindre tous les mouvemens qui l'agitaient. La joie, la tendresse, la douleur, le desir même, chacun de ces sentimens siégeait tour-à-tour dans ses yeux. J'y avais lu trop distinctement l'impression qu'elle recevait de ma présence, & les efforts qu'elle mettait à me les cacher pour ne pas achever d'abattre sa vertu expirante. J'osai porter ma bouche sur un sein qui, sans être d'albâtre, en avait la blancheur & la fermeté. Comme on voit d'un ruisseau les ondes argentées. S'élever, s'applanir, par les vents agités, De même ce beau sein libre dans son essor, Se souleve, s'abaisse, & se souleve encore. Toute égarée qu'elle était alors, cependant elle était encore assez à elle-même pour sentir le danger où elle se trouvait exposée. Mais il était trop tard pour que cette réflexion pût lui être utile... Mes baisers portent l'incendie aux extrémités de son corps ; ses genoux fléchissent, enfin son sein palpite, tout son corps s'affaisse, elle tombe. Déjà la nature avait donné le signal du plaisir, déjà elle repoussait d'une main égarée mes caresses brûlantes, quand tout-à-coup elle se sent abymée dans les flots d'une volupté plus profonde encore. Son ame ne peut y résister, elle s'envole en comblant la mesure des plaisirs. Bientôt elle recouvre la vie, & retrouve deux fois la mort dans l'ardeur de mes embrassemens. Avant de me séparer de Madame de Nephes, je lui fis promettre qu'elle viendrait souper le même-jour dans une petite maison que j'avais, & où il lui était aisée de se rendre sans suite & sans crainte. La réputation qu'elle s'était faite exigeait toutes les mesures qui semblaient devoir assurer son secret. Elle fut sensible à ce procédé de ma part, trouva que mon arrangement la mettait à l'abri des commentaires & des soupçons où mes visites pouvaient l'exposer ; & mon empressement à passer la soirée tête à tête avec elle, la flatta d'autant plus qu'il lui prouvait mon amour. Hélas ! elle était bien éloignée de s'attendre à ce qui lui arriva, & moi bien éloigné de le prévoir. Le premier courier t'instruira de l'un & de l'autre. LETTRE IV. Tôt ou tard l'on est démasqué. Le contentement qui regne en nous se peint sur le visage. En sortant de chez Madame de Nephes, je fus au Vaux-hall. J'y rencontrai un de mes camarades ; il me trouva un air heureux. Je lui avouai qu'il n'en imposait point, & lui racontai mon aventure. Il me demanda le nom de l'héroïne J'avais le cœur trop plein de ma félicité pour que la discrétion pût y trouver place. Eh ! le moyen de cacher quelque chose à un ami. Je lui nommai donc le respectable objet de ma tendresse. Madame de Nephes, dit mon camarade ; je la connais mon ami, c'est une petite hypocrite qui sous le maintien le plus honnête, sous le plus grand air de candeur & de naïveté, & sous l'apparence du plus grand détachement du plaisir physique, cache l'ame la plus profondément fausse & le goût le plus décidé pour les plaisirs. Cette assertion t'étonne, ajouta-t-il, plaçons-nous à ce coin, & je t'en prouverai la vérité ; il me suffira de te raconter le tour que lui joua son mari le premier soir de ses noces. Nous nous asseyons, mon camarade me parle ainsi. " Madame de Nephes a toujours eu la manie de passer pour Métaphysicienne ; car étant encore, fille, elle disait que si elle, se mariait elle voudrait vivre en bonne amie, & en sœur avec un mari à qui elle ne demanderait qu'un commerce de sentimens, & qu'une amitié parfaite. Elle le prononçait d'un ton de voix si timide & accompagné de regards si modestes, enfin d'un air si pur, qu'il n'y avait pas moyen de se méfier que cela ne fût pas sincere. Ce n'était presque que de vieux militaires qui fréquentaient chez sa mere, & qui, chacun en particulier, aurait été fort aise de recrépir sa fortune avec la sienne. Elle était une assez riche héritiere ; & se confiant qu'elle était réellement fille à n'épouser que la bonne amitié, ils la demanderent au pere qui lui laissait la liberté du choix. Elle ne fut pas si sotte que de se déterminer pour des pareils demandeurs qui auraient dû plutôt postuler les invalides que de rechercher une jeune personne en mariage. Sans démentir jamais son affectation, ce n'était ni l'âge, ni les infirmités qu'elle alléguait, elle trouvait aisément d'autres motifs d'exclusion. Elle se réservait à M. de Nephes qui avait tout l'air de lui donner plus qu'elle ne feignait vouloir. Elle attendait impatiemment qu'il se déclarât, il le fit, & fut accepté. " La fête fut splendide, & se passa au contentement de tout le monde, jusques au moment où l'on perdit les époux de vue, & qu'ils passerent dans la chambre nuptiale. La jeune mariée, lasse du tumulte du repas, & toute étourdie de danses & de simphonies ne demandait qu'à se coucher. Monsieur parut bien moins pressant. Elle le sollicitait de si bonne grace qu'il fallait être le moins courtois des hommes pour délibérer... Un air soucieux lui vint tout-à-coup masquer le visage, enfin fort embarrassé de sa contenance, il commença à parler ainsi d'une voix mal assurée. " Avant de nous coucher, Madame, il faut que je vous fasse une confidence qui me fait plus de honte, qu'elle ne vous fera de peine sans doute, vu les dispositions que je vous connais, & que je vous ai entendu dire cent fois que vous ne vouliez d'un mari que comme d'un frere ; je ne puis effectivement faire d'autre personnage auprès de vous. Je n'ai malheureusement que des sentimens à vous donner. La plus parfaite tendresse enflamme pour vous mon cœur. Je vous aime aussi sincérement qu'on puisse aimer ; mais la guerre a de bien étranges accidens. La carabine d'un maudit hussard armée contre moi, ou plutôt contre vous Madame, m'avait défendu de songer au mariage, si je n'eusse trouvé en vous une ame debarrassée des sens, qui préfére un commerce délicat... La surprise où ce compliment inattendu jeta Madame de Nephes, l'empêcha d'interrompre plutôt son mari. Enfin elle éclata & vola dans la chambre de ses parens, pour se plaindre d'un pareil monstre ; c'est ainsi qu'elle le traita. La mere voulait l'aller insulter, le pere, plus modéré & plus compatissant aux afflictions humaines, remit la partie au jour, & fit rester la fille dans leur chambre. " Le lendemain il alla philosophiquement se plaindre à M. de Nephes de son procédé. Celui-ci, après s'être excusé de son mieux, consentit que le soir même on rompit ce qui avait été fait la veille, & cela sans bruit. Les mêmes parens qui avaient honorés la noce de leur présence furent invités. Ils vinrent. On leur conta la chose ; & selon les dispositions de chacun, les hommes plaignent l'homme, & consolent la femme par l'espoir d'un plus heureux avenir. Les femmes plaignent la femme, & maudissent le mari. M. de Nephes ne manqua pas de représenter pour sa justification ce que la Demoiselle avait dit si souvent. Enfin parurent les Conseillers du Roi, Gardenotes, & pendant qu'ils taillaient leurs plumes, M. de Nephes qu'on allait travailler à démarier, demanda qu'il lui fut permis de passer dans une autre chambre, avec celle qui était encore son épouse, & à laquelle, malgré ce qu'on préparait, il voulait communiquer un secret important ; on trouva sa demande juste. Madame de Nephes ne le suivit néanmoins qu'avec peine, parce qu'elle l'avait pris en aversion. " Quelques momens après, elle vint avec vivacité ôter la plume des Notaires, & dire à l'assemblée, que ce que son mari vient de lui communiquer , l'engage à laisser subsister les choses, & qu'elle ne veut pas se séparer de lui. Chacun devina quel pouvait être le genre du secret dont il lui avait fait part. M. de Nephes, qui n'avait fait cette feinte que pour acquérir la connaissance des femmes, généralement peu sinceres sur ce point, fut fort content d'avoir appris qu'elles se parent d'un désintéressement dont elles ne sont pas capables. " Il faut en convenir, Despras, que notre sexe change promptement de dispositions. Ce que mon camarade m'apprit me détacha sur le champ de Madame de Nephes, & même la rendit si indifférente à mes yeux, que je n'eus pas seulement la fantaisie de me venger hautement d'elle, en rendant publique l'aventure de la premiere nuit de son mariage. Je résolus seulement de lui faire dire de ne pas se rendre dans ma petite maison, & de lui marquer que j'étais instruit de cette anecdote. Tu n'y penses pas, me dit mon camarade, lorsque je lui fis part de mon projet ; il faut, mon ami, en faire un exemple pour les autres femmes qui voudraient faire les bégueules. Ce n'est pas ton amour-propre qu'il faut sacrifier, c'est le sien que tu dois immoler. Laisse la venir au rendez-vous ; comporte-toi avec elle, comme si tu eusses ignoré ce que je viens de t'apprendre, & je me charge du reste, ce sera une fort bonne scene. Je n'ai jamais eu le cœur méchant, & surtout pour les femmes. J'ai toujours préféré de montrer des torts, même envers celles qui en avaient de réels avec moi, & cette façon d'agir m'a toujours bien réussi. Humiliez une femme dans le tête à tête, elle vous pardonnera ; mais elle est votre ennemie irréconciliable, dès que vous avez mis le public dans la confidence. Je me permis seulement la petite malice de la faire attendre long-temps au rendez-vous, & de lui écrire à minuit qu'une affaire imprévue s'était opposée à mes plaisirs, & que je ne prévoyais pas le moment où je pourais être plus heureux. La sécheresse de mon billet désola Madame de Nephes, à ce que me rapporta celui de mes gens destiné au service de mes plaisirs secrets. Elle pleura amérement, & long-temps sans préférer un seul mot. Puis elle partit comme un éclair. LETTRE V. Moyen pour consoler les affligés. TRompé sur le caractere de Madame de Néphes, je me promis bien de ne former d'engagemens que ceux qui seraient tissus par les desirs & les plaisirs. En conséquence je me proposai de porter mes hommages tour à tour à chaque femme de ma connaissance. La Marquise de Champlong fut celle sur qui je jetai d'abord les yeux. C'était une jeune brune, vive, enjouée, pleine d'esprit, & mariée depuis peu, malgré elle, à un homme d'un certain âge. Celui qui nous épouse sans notre consentement, mérite bien que l'on fasse quelque chose sans le sien. Certain de cette maxime je volai chez la Marquise. Je la trouvai plongée dans la derniere douleur, & pleurant avec amertume. Je m'informai du sujet de ses peines ; elle m'apprit, que la perte qu'elle venait de faire de son fils âgé de trois mois, & unique objet de ses espérances, l'affligeait à ce point. --- Bagatelle, Madame, lui dis-je, bagatelle, vous devez au contraire des remercimens au sort, de vous fournir un aussi beau prétexte d'exiger chrétiennement de Monsieur de Champlong le pain du sacrement. Ou, si comme je le soupçonne, son âge vous réduit à la condition de la Sulamite, vos charmes doivent vous rassurer. Une femme aimable, ajoutai-je avec un air tendre, ne manque jamais de successeurs. La Marquise ne put s'empêcher de sourire à la folie de cette idée. Interprétant ce souris en ma faveur, je la pressai avec une ardeur extrême, de ne pas laisser éteindre la race de Champlong, & je mêlai à mes discours des carresses si tendres que je la voyais à chaque moment devenir plus faible, & moins chagrine. Enfin je crus être à ce qu'on appelle le moment . L'homme du monde qui aurait le moins connu les femmes, l'aurait également pensé, à voir le trouble qui l'agitait. En conséquence, ma bouche fut bientôt sur ses beaux yeux essuyer les larmes qui les mouillaient, & de là, elle vint se reposer sur les deux plus jolies levres qu'il soit possible d'imaginer. Des transports pareils augmenterent son trouble. Tremblante, éperdue, elle se laissa aller dans ces mêmes bras où je la pressais si vivement, & sa chaise longue fut témoin & complice de mes plaisirs . Malgré toute la force de mon raisonnement qui prouvait à Madame de Champlong qu'elle venait de faire une bonne action, il lui restait encore un scrupule. Je l'entendis à demi-mot, les argumens recommencerent. J'étais convainquant, elle se rendit à d'aussi solides raisons. LETTRE VI. La femme d'un Robin. V Raisemblablement ce jour-là m'était destiné à remplir les œuvres de miséricorde, en consolant les affligées. En sortant de chez la Marquise, je fus chez une femme qui a l'esprit sec, le cœur froid, & beaucoup de cette sensibilité qui en remplace les mouvemens. Son maintien était si modeste, elle savait si bien afficher la vertu, & rougir au moindre mot équivoque, qu'il fallait avoir une sorte d'habitude des femmes pour appercevoir que tout était factice chez celle-ci, qui avait l'avantage d'être la tendre épouse d'un Robin, maigre personnage, extrêmement fat, ayant dans l'esprit cette morgue, & ce pédantisme qui n'appartient qu'à eux. Un léger déshabillé blanc qui ne laissait appercevoir du sein que ce qu'il fallait pour qu'on devinât, le reste, & dont chaque mouvement excitait un desir. Des cheveux négligemment noués avec un ruban rose, des mules de la même couleur, qui recélaient & décélaient en même temps les plus jolis pieds. Tel était à-peu-près l'ajustement de Madame la Conseillere. Nonchalamment jetée sur une bergere, d'une main soutenant son front, & de l'autre essuyant avec son mouchoir quelques larmes ; telle était l'attitude dans laquelle je la trouvai. Le silence stupide où me réduisit sa vue, aurait, je crois, toujours duré, si elle n'eût pris la parole, en m'invitant à m'asseoir, & en s'excusant avec beaucoup de grace sur l'état où je la trouvais. Elle ne put prononcer ces derniers mots sans répandre de nouvelles larmes. Si la voix me revint lorsque je la vis pleurer, j'éprouvai aussi que Madame de Champlong n'avait pas totalement épuisé mes ressources de consolation. --- Qu'avez-vous qui vous afflige ? Madame, lui demandai-je avec l'air du plus vif intérêt, & même un peu attendri, --- je ne puis vous dire, Monsieur, ce que je voudrais me cacher à moi-même, me répondit-elle ; je la pressai tendrement de livrer son cœur avec un peu plus de confiance à un homme qui l'adorait. Puis, tout-à-coup, & sans savoir encore de quoi elle pleurait, je me mis à pleurer avec elle. Notre duo larmoyant ne dura que quelques minutes. Après quoi, je voulus continuer mes questions, mais la parole expira sur mes levres, & mon silence parla d'une maniere bien conforme à celle dont je m'étais proposé de parler. Déjà mon cœur précipitait ses mouvemens, mes yeux se remplissaient de nuages, lorsque quelques regards que Madame la Conseillere jetait de temps en temps avec inquiétude du côté où se tenaient ses gens, me firent penser qu'elle craignait que quelqu'un d'eux n'entrât. J'allais m'assurer de deux doigts de verrou, quand les beaux yeux de la Conseillere, ces yeux charmans auxquels je devais déjà tant de lumiere, m'apprirent, en se tournant avec autant de langueur que de modestie, du côté de la chambre à coucher, qu'elle croyait que nous y serions plus en sûreté que dans celle où nous étions, & que je n'avais point saisi le sens de ses premiers regards. Effectivement, il était imprudent de fermer la porte au verrou, c'était l'exposer au danger du plus violent soupçon, supposé que son mari, ou que quelqu'un de ses gens eût voulu entrer. Je l'enlevai de dessus sa bergere, & tâchai, en la transportant, de lui faire oublier par des baisers donnés en apparence avec feu, mais qui avaient plus d'expression que de valeur réelle, à quel point, à tous égards, je lui manquais. Sensible apparemment à l'honnêteté de mon procédé, ou trop peu à elle-même pour savoir seulement ce qui se passait, elle se laissa entraîner, avec une douceur dont je ne perdrai jamais le souvenir, dans cette chambre, témoin ordinaire sans doute du bonheur de quelqu'autre. Lorsqu'elle y arriva avec moi, mon premier empressement fut de chercher des yeux où je pourais la poser. Une ottomane s'offrit à mes regards, je l'y jetai avec précipitation, & y tombai dans ses bras. Des reproches, des prieres, des menaces se succéderent d'abord dans sa bouche ; mais la faiblesse de ses efforts me disait trop qu'elle était disposée à me pardonner, pour ne pas abuser de sa clémence. Ah ! Chevalier, me disait-elle, méritais-je de votre part un pareil procédé... Enfin voyant que rien ne me touchait que mes desirs, elle se résigna, en s'arrangeant toutes fois, le plus dignement possible. Mon cher mari , s'écria-t-elle alors, faut-il que je te fasse infidélité, toi que j'aime tant ! Elle me serrait dans ses bras avec toute l'ardeur que peut donner le moment qui précede celui du délire, en prononçant ce toi que j'aime tant . Elle reprit, tu sais cependant, mon cher mari, comme je t'ai... me , le soupir du plaisir étouffa le reste. À peine commençait-elle à r'ouvrir les yeux, lorsque nous entendîmes du bruit. Ce n'était rien du tout que M. le Conseiller. Il marche, avec un pas si grave & mesuré, que j'eus du temps de reste pour rajuster ma parure. Son arrivée me donna pour sa femme quelque inquiétude, je craignis qu'il ne s'apperçût de la violente agitation où je venais de la mettre. Madame la Conseillere qui saisit, sur mon visage, le sentiment qui l'agitait, me rassura par le plus tendre sourire, & certainement à l'air de dignité qu'elle prit tout d'un coup, il n'y avait pas de quoi avoir le plus léger soupçon. Mais ce qui me confondit ce fut cette lenteur qu'elle mit à regagner la piece où notre conversation avait commencé. J'imaginais que la crainte d'être surprise dans une situation dangereuse devait lui donner plus d'activité. Nous n'avions eu que le temps de nous asseoir lorsque le mari entra. Si le masque de Madame la Conseillere me rassura, je ne fus pas sans quelque crainte que la solitude dans laquelle nous surprenait son mari ne lui parut extraordinaire. Elle lut encore dans mes yeux cette seconde inquiétude, & la fit disparaître comme la premiere par le moyen d'un souris mocqueur, & en haussant les épaules. Cet excès de sécurité ne doit pas t'étonner, Despras, Monsieur le Conseiller est de tous les maris le moins jaloux ; non, qu'il croie à la vertu des femmes, mais parce qu'il ne pouvait s'imaginer qu'un homme de son mérite soit mis au nombre de tant d'honnêtes gens : & le toucha-t-il au doigt, & à l'œil, je crois qu'il accuserait ses sens de le tromper, plutôt que d'oser soupçonner une femme qui a le bonheur de lui être unie ? Une pareille tête doit être à l'abri de l'aigrette ! Eh bien ! Madame, dit-il à sa femme êtes-vous consolée de la perte de votre serin ? Pourquoi me rappeller, répondit-elle, la perte d'un animal auquel j'étais aussi attachée. Le grave Robin dérida son front, pour rire un instant de la douleur de sa femme, ensuite reprenant son air rébarbatif, il commença un beau discours sur les folies que font les femmes pour des chiens, des singes, des oiseaux, &c. Comme je n'ai jamais aimé les sermons, & encore moins ceux des Robins, je laissai M. l'orateur prêcher sa femme tant qu'il voulut. Je regagnai ma voiture, ne pouvant m'empêcher de me répéter ce que m'avait dit la Conseillere, mon cher mari faut-il, &c. & riant comme un fou de la singularité de cette aventure, avec une femme que je trouvai étrange pour la premiere infidélité. Car personne n'offre plus qu'elle ce cruel défaut dont on ne fait juge que l'homme qu'on appelle son amant. Quoi qu'assez souvent on puisse donner un autre titre à celui que les femmes daignent honorer d'une confiance un peu étendue. LETTRE VII. Vanité d'une Baronne. QUoique j'aie toujours connu le peu que je valais, je n'ai jamais eu, Despras, d'aveuglement sur mon compte : & j'ai toujours conservé auprès des femmes, même auprès de celles qui ont le plus pris sur moi, assez de sang-froid pour n'être pas trompé autant qu'elles l'auroient bien voulu sur ce qui les déterminait à m'ouvrir leurs bras. Je m'apperçus donc que c'était moins à ce que j'étais, qu'à ce que sont la Marquise & la femme du Sénateur, que je dûs leur défaite ; & que, par quelque homme que la séduction leur fût offerte, elles n'auraient pas manqué d'y céder. Mon amour-propre fut peu satisfait de ces deux conquêtes, & tu sais que ce sentiment nous maîtrise, & que nous lui immolons tous les autres. Ainsi je cherchai fortune ailleurs. La premiere femme dont je briguai les bontés fut la veuve d'un Baron Flamand, jeune sémillante, & possédant, sous une taille des plus avantageuses ; toutes les beautés qui en dépendent ; mais si enorgueillie de sa naissance ; qu'elle aurait cru tâcher son origine, si elle avait seulement donné sa main à baiser à quelqu'un qui n'eût pas été issu d'une famille qui pût fournir des preuves pour entrer à Malthe. Elle ne logeait que dans un hôtel appartenant à quelque Prince, ou du moins, où quelque Altesse eût demeuré autrefois. Ses femmes étaient toutes de jeunes personnes de condition que le défaut de fortune obligeait de servir ; & nul de ses gens n'aurait endossé sa livrée, s'il n'eût été parent de quelque Gentilhomme, ou s'il n'avait purifié sa roture en ayant été au service de quelque Prince de la Maison royale. Moi-même je n'eus l'avantage de lui faire ma cour, que lorsque la personne qui m'y avait présenté, lui eût donné une certitude réelle que j'étais digne d'être admis à cette faveur. Comme si savoir plaire & aimer n'était pas les seuls titres enregistrés à Cythere, & que le plaisir eût besoin d'ayeux. Assurément si quelque chose peut s'en passer, c'est ce Dieu, plus il est jeune, mieux il est fêté par les belles. Ne nous entêtons pas de nos ayeux altiers La laideur chez l'amour est la seule roture, Et les charmes qu'étale une aimable figure, Valent mieux à son goût que trente-deux quartiers. C'est une mince ressource aux yeux de l'amour, qu'un vieux parchemin. Quoi qu'il en soit, Madame la Baronne de Lesval avait, cette manie. Pour lui plaire, j'affichai le plus grand mépris pour tout ce qui n'était point d'un sang noble : je lui parlai journellement de sa généalogie qui s'était gravée dans ma mémoire à force de la lui entendre répéter. Je fis même une étude particuliere du blason ; il n'y a rien que le desir n'employe pour parvenir à ses fins. La Baronne me trouva charmant, délicieux, une façon de penser brillante, & finit par déposer tous ses quartiers dans mes bras. LETTRE VIII. Quelle différence ! LA variété, dit le proverbe, est la mere des plaisirs ; & le proverbe a raison. Après, la réddition de l'illustre Baronne qui s'avisa de m'aimer de bonne foi, j'eus à faire à une Financiere d'une taille majestueuse, d'une blancheur à éblouir, & qui réalisait tous les attraits qui captivent les yeux & le toucher ; mais dont l'ame se ressentait de son épaisse opulence, & dont l'esprit était encore plus massif. Elle ne parlait que d'or & d'argent, comme la Baronne ne parlait que de titres & de généalogie : chaque chose a sa langue. Convaincu que j'avais eu plus de femmes en leur parlant comme si je leur croyais de la vertu, & en agissant avec elles comme ne leur en croyant pas ; j'attaquai ma Financiere avec l'audace d'un homme à qui le desir suffit, & qui regarde à-peu-près comme une fable la vertu des femmes, ou qui, s'il en suppose l'existence, en pense assez mal pour croire qu'il n'y en a point qui ne puisse être vaincue. Je trouvai Madame la Financiere plus docile que je ne m'y attendais ; elle en agit en femme de condition. Pendant cet intervalle, la Baronne de Lesval à qui j'avais juré plus par habitude que par besoin de toujours l'aimer, & qui ignorait, ou qui n'avait jamais été dans le cas d'apprendre que des sermens de ce genre ne sont jamais pour nous qu'un jargon d'usage & de convention auquel une femme sensée n'ajoute aucune foi pendant que nous le lui parlons, & dont elle ne se souvient pas plus que nous-mêmes, dès que les mouvemens qui les dictoient n'existent plus, s'avisa de m'aimer sincérement, & de prendre mes sermens au pied de la lettre : & quand elle s'apperçut du refroidissement de mon amour, elle tâcha de le ranimer par de tendres reproches, & par des carresses. Il faut, quand j'y pense, que l'amour-propre des femmes les aveugle singuliérement sur les véritables intérêts de leur cœur, pour qu'elles ne voient pas que c'est bien assez que nous ayons la politesse de laisser subsister le desir par-delà le terme où il a été accompli, sans exiger encore du desir satisfait la même ardeur que du desir qui est encore à alimenter. J'eus beau faire dire à la Baronne que j'aimais une jolie Financiere, elle n'en voulut jamais rien croire : elle comptait trop sur la façon de penser dont je lui avais fait parade, pour se persuader que je pusse m'attacher à une femme qui n'était pas de qualité ; & malgré les assurances qu'on lui en donnait, elle n'en fut convaincue que lorsque je le lui confirmai moi-même Dieu ! s'écria-t-elle ! j'ai reçu dans mes bras quelqu'un qui a les inclinations roturieres , j'en mourrai de douleur. Elle passa sur le champ, & en colere & en pleurs dans son cabinet. Je gagnai l'escalier, & ne la revis plus. LETTRE IX. Comment on se retrouve. UN matin comme je sortais de la boutique d'un Marchand Bijoutier de la rue Dauphine, où j'avais été faire quelques emplettes, & comme j'allais monter dans mon cabriolet, je fus arrêté pat un embarras de voitures. Celle devant laquelle je me trouvai, annonçait l'équipage d'une petite maîtresse. Grands laquais, cocher à moustache, chevaux pomponés, grand chien danois qui courait devant, rien ne manquait. Moi qui me piquais de connaître toutes les jolies femmes, ou du moins celles qui avaient dans le monde une certaine consistance, j'étais encore à savoir à qui appartenait un char aussi brillant. La livrée ne pouvait me l'indiquer ; elle m'était inconnue. J'avance deux pas pour regarder à travers les glaces ; je ne me trompais point dans ma conjecture. C'était une femme qui était dans la voiture. Je ne pus voir sa figure, à cause qu'elle se perdait dans une caleche. Ma curiosité redouble ; je fais des vœux pour qu'elle souleve ce voile importun ; le hasard me favorise. je considere ce visage avec avidité... Qu'on juge de ma surprise ! Je crus entrevoir les traits de Cécile , de cette jeune novice qui était au couvent de ... & à qui j'avais ravi ce trésor précieux que la nature donne à chaque femme, & dont la garde est si difficile. La ressemblance d'un autre objet pouvait me tromper. Je n'avais entrevu ce minois féminin qu'à la dérobée, & ses yeux ne s'étaient point rencontrés avec les miens. Le moyen de croire Cécile dans le monde, elle qui avait déjà le voile blanc lorsque je la connus. Tout me disait de douter du témoignage de mes yeux ; quand la Dame dit, avec une voix argentine, au cocher, de se dégager de l'embarras & de fouetter. Ce son de voix acheva de me faire flotter dans la plus grande incertitude. C'était celui de Cécile, j'allais m'approcher de la portiere pour m'assurer de ce que je devais croire ; mais le cocher obéissant, jure, frappe ses chevaux avec délicatesse ; le char s'ébranle ; les coursiers en partant font jaillir du pavé mille étincelles de feu, & les roues de la voiture qu'ils entraînent aussi rapidement que l'éclair, me couvrent d'un déluge de boue. Moins chagrin de me voir si bien éclaboussé que de n'avoir pu m'assurer si c'était Cécile, je monte dans mon cabriolet, & roulant avec une vîtesse égale à mon impatience, je suis le carosse ; il entre dans la vaste cour d'un hôtel superbe. L'on m'apprend que c'est celui de M. de Pressy arrivé avec sa femme depuis quelque temps à Paris, & venant s'y fixer. J'apperçois un de ses gens entrer au cabaret, j'ordonne aussitôt à l'Éveillé , cet adroit domestique, que tu connais, & que j'avais heureusement avec moi, de le joindre & de le questionner. Il revient un instant après me dire que Madame de Pressy était au moment de se faire religieuse, lorsque son frere qui était Page du Roi fut tué. Devenue par cette mort l'une des plus riches héritieres de la province, elle avait depuis peu épousé M. de Pressy, & que le couvent d'où elle sortait était à A **. C'en fut assez pour me confirmer que c'était ma Cécile. Je vole chez moi lui écrire ce que le hasard venait de me faire découvrir, & combien je serais enchanté de la revoir. Elle me répond de ne pas différer plus long-temps de me rendre chez elle où elle m'attendait à dîner tête-à-tête, son mari étant à Versailles. Je ne fis languir ni mon impatience ni celle de Madame de Pressy. Je fus bien vîte dans ses bras, nous nous revîmes avec des transports qui ne peuvent se comprendre que par ceux qui les ont éprouvé. Je vous retrouve chere Cécile, lui dis-je, je ne puis vous exprimer ma joie : seriez-vous encore cette Cécile qui semblait faire son bonheur de ma tendresse. Si votre cœur n'a point changé, me dit-elle, vous trouverez peut-être que Cécile ne fut jamais plus sensible. Je ne vis que depuis un instant. Après que nous eûmes donné les premiers momens au plaisir, je la priai de me raconter comment elle avait été délivrée de sa prison. Ma premiere lettre, mon cher Despras, t'instruira de ce que Madame de Pressy me dit. LETTRE X. Histoire de Cécile. MOn pere, me dit Madame de Pressy, est un bon Gentilhomme de province qui avait dépensé presque toute sa fortune au service, & qui la répara en se mariant avec ma mere qui lui apportât une dot considérable. Il n'eut d'enfans qu'un fils, & moi. Mon pere nous aimait également tous deux. Mais ma mere qui ne chérissait que son fils, força son mari, dont elle gouvernait l'esprit & le cœur, de lui prodiguer toute sa tendresse, même la portion qu'il m'accordait. Idolâtre de son fils, ma mere craignait que je ne diminuas l'immense héritage qu'il devait recueillir : il n'y avait qu'un seul moyen d'empêcher ce malheur, & elle le saisit avec avidité ; à l'âge de dix ans, je fus mise au couvent, & destinée à prendre le voile. Les religieuses chargées de mon éducation, s'efforcerent de m'inspirer du goût pour la vie monastique. Ces bonnes sœurs eurent la mortification de ne pas réussir. Elles me représentaient les agrémens d'être séparée pour jamais d'un monde si dangereux à l'innocence, les charmes de la vertu, combien l'on est heureux de vivre dans la sagesse, & de renoncer à Satan, à ses pompes, à ses œuvres, enfin les plaisirs que goûtait une ame pure en se dévouant à Dieu ; elles me représenterent tout cela d'une façon si ridicule & si puérile, que je fus mille fois tentée de leur répondre comme Malherbe répondit à son confesseur qui lui faisait la peinture des délices du Paradis, fi ! votre mauvais style m'en dégoûte. Ennuyée de n'envisager jamais que des voiles & des guimpes, je me mis à lutiner les religieuses, & j'entraînais les pensionnaires à m'aider dans mes espiégleries. J'en fis de toute espece à ces bonnes béguines qui, n'y pouvant plus tenir, apprirent à mes parens le peu de disposition que j'avais à être renfermée toute ma vie. Cette nouvelle, loin de faire changer le projet de ma mere, ne fit qu'accroître son impatience de me voir en âge de faire le sacrifice de ma liberté, & de mon bonheur. Enfin arriva cet âge fatal. Aussitôt ma mere vint m'ordonner, de me comdamner à finir le reste de mes jours dans un couvent. Elle crut sa présence nécessaire pour me déterminer plus aisément d'entrer au noviciat. Je n'avais pas vu ma mere depuis que j'étais au couvent. Dès que je l'apperçus, je l'accablai des plus tendres caresses, & la suppliai, en embrassant ses genoux, de ne pas me faire prendre un état pour lequel je n'avais nulle vocation, mais beaucoup de dégoût. Mes larmes ne firent aucun effet. Ma mere frémit de ma proposition. Puis, se recueillant en elle même, elle me dit d'un ton ferme d'obéir ou de rénoncer à son amitié, & à celle de toute ma famille qui me parlait par sa bouche --- perdre l'amitié de mes parens ! Ah ! plutôt mourir mille fois, Madame, lui dis-je, avec des regards & des soupirs qui peignaient assez ce qui se passait dans mon ame. Dès demain je prens le voile : il n'est rien, non rien que je ne fasse pour mériter votre tendresse, & celle de mon pere. Ce n'est ; pas l'acheter trop cher que de la payer de ma liberté. À peine eus-je achevé de parler que ma mere me serre dans ses bras, m'accable de caresses, d'éloges, & me donne les noms les plus tendres. Elle fait aussitôt part à l'Abbesse que je suis décidée à renoncer aux dangers qu'offre un monde pervers & trompeur, pour assurer ma félicité, en devenant membre de sa communauté. Elle part en me nommant sa chere fille... je la suis des yeux, mes jambes fléchissent, je tombe évanoui, & je ne revins à la lumiere du jour que pour envisager toute l'horreur de la promesse que ma mere venait de m'arracher. Je commençai mon noviciat. Sœur Ursule s'attacha à moi & en fit sa meilleure amie. L'air de mélancolie répandu sur toute sa personne, annonçait à tous les yeux le chagrin qui la dévorait depuis qu'elle avait prononcé ce vœu fatal qui la comdamnait à passer le reste de ses jours dans une prison. Elle était également une victime de l'ambition & de l'authorité. La conformité des peines, le même rapport d'infortune sont des liens secrets pour des ames sensibles. Sœur Ursule & moi devînmes bientôt inséparables. L'amitié, comme vous savez, ne peut exister sans la confiance. Cette charmante recluse déposa dans mon sein, son tourment, & son amour. Elle adorait un jeune Officier de votre régiment, & j'ose croire qu'elle en était aimée. J'acceptai la proposition qu'elle me fit de l'introduire dans le couvent, & de donner mon cœur à celui qui l'accompagnerait : ce fut vous mon cher Chevalier qui... épargnez-moi de vous rappeller ce temps. Vous savez ce qui m'est arrivé jusques au moment de votre départ d'A **. C'est de ce même moment d'où je vais reprendre mon histoire. LETTRE XI. Suite de l'histoire de Cécile. LOrsque je fus privée du plaisir de vous voir, continua Madame de Pressy, ce fut alors que mon état me devint insupportable, & que je maudis ma mere, son autorité & ma faiblesse. Je ne pouvais penser sans frémir que j'étais destinée à passer ma vie dans les fers. Je courais dans les bras de sœur Ursule y verser ma douleur, & tacher de trouver par le charme de la confiance, un adoucissement à ses amertumes. La douleur de sœur Ursule n'était pas moindre, elle l'aggravait encore par les noires réflexions dont elle se nourrissait. Cette aimable nonne, en tachant de me consoler par l'espoir de quelque événement heureux qui pourait mettre des obstacles aux vœux que j'allais bientôt faire contre mon gré, se pénétrait davantage du poison mortel qui la dévorait, en se rappelant qu'elle avait prononcé ce serment terrible que rien ne peut révoquer. Éloignée de l'objet de ses affections, rongée par la passion qu'elle avait conçue pour votre camarade, ayant entrevu les plaisirs qu'on goute dans le monde, sœur Ursule ne put se soumettre à sa destinée. Elle appelait la mort à grands, cris, & malgré qu'elle avançât à grands pas, elle était encore trop lente au gré de ses desirs. Enfin que vous dirais-je ? Je veux finir un tableau que je ne me rappelle qu'avec horreur. Sœur Ursule expira dans mes bras, en élevant les siens vers le ciel. Mes cris, mes gémissemens, apprirent bien vite à tout le couvent que je n'avais plus d'amie. Je me livrai au désespoir, & certainement, si j'eusse restée au couvent, je n'aurais pas survécu à sœur Ursule. Le jour approchait où j'allais consommer le sacrifice, où des chaînes éternelles allaient m'attacher à ma prison, quand on vint me dire qu'on m'attendait au parloir. Quelle fut ma surprise d'y trouver mon pere. Ma chere fille, me dit, en sanglotant ce respectable vieillard, c'est contre mon gré que ta mere t'a forcée de prendre le voile pour enrichir ton frere qui était son idole. Comme c'est d'elle que je tiens toute ma fortune, & qu'elle menaçait de la dissiper si je m'opposais à ce que tu te fis religieuse, j'ai été forcé d'y consentir. Hélas ! le ciel m'en a bien puni... Tu n'a plus de frere !... Je n'ai plus que toi pour m'aider à supporter ma vieillesse. Viens ma chere fille, viens en faire la consolation, ne me refuse pas cette grace. --- La situation dans laquelle je me trouvai, ce qui se passait dans mon ame peut bien s'imaginer, mais non pas se dépeindre. Je sortis aussitôt du couvent, montai dans la voiture de mon pere, y pris place à côté de lui, & me voilà bientôt au château qu'il habitait toute l'année. Tout y respirait l'affliction & la douleur : celle des maîtres s'était communiquée aux domestiques. Ils nous apprirent que ma mere avait repris une faiblesse. Elle était déjà malade lorsque mon pere partit pour venir me chercher au couvent. Son mal empira de jour en jour, elle ne put résister à la mort de son fils. J'eus la douleur de lui voir fermer pour toujours la paupiere. Je versai sur sa tombe autant de larmes, & je la regrettai, j'ose le dire, aussi sincérement que si elle avait été pour moi la plus tendre des meres. Quant à mon frere, je le connaissais peu, je ne l'avais pas vu trois fois dans ma vie. Cet étourdi était Page du Roi, où il s'est fait tuer par un de ses camarades. Il ne vous paraîtra donc pas étonnant que je l'ai peu pleuré. Pouvais-je sincérement le regretter, il est la cause de tous mes maux. Après que nous eumes, mon pere & moi, donné le temps convenable au deuil de ma mere, il me proposa de me marier. Je lui offris de suivre aveuglément ses volontés ; mon pere ne voulut pas contraindre mon choix, & me laissa la liberté de le faire. Je ne manquais pas de partis. Je suis une allez riche héritiere. Que ne savais-je où vous étiez, mon cher Chevalier ! me dit Madame de Pressy, avec quel plaisir je vous eusse offert ma main & ma fortune, vous possédiez mon cœur, comme vous le possédez encore. Cécile ou Depressy vous me voyez la même pour vous ; toujours tendre, toujours fidele. Si je ne puis vous toucher autant que je le souhaite, je vous ferai voir du moins ce qu'on est quand on aime véritablement. Je remerciai ma chere Cécile, & je lui prouvai, par mes caresses, que si je possédais son cœur, elle était l'objet de toutes mes affections. Ensuite elle reprit ainsi. Mon pere distingua, parmi mes soupirans, M. Depressy . Je n'avais ni goût ni répugnance pour lui ; il me convenait tant par sa naissance que par sa fortune, il fut accepté. Il y a six mois que nous sommes unis, & je n'ai qu'à me louer de ses bons procédés. Il vient d'obtenir à la Cour une charge qui demande résidence, ce qui nous fixera dans ce pays. Il est allé à Versailles remercier le Ministre. Nous sommes arrivés ici depuis quinze jours. Que n'ai-je su plutôt que vous y étiez, avec quel empressement je vous eusse fait chercher. Je me félicite d'être sortie ce matin, puisque cela m'a procuré le plaisir de vous retrouver. En finissant ces derniers mots, Madame de Pressy vola dans mes bras. LETTRE XII. Trop de sécurité n'est pas sagesse. Les amans surpris en flagrant délit. DEpuis le moment où je retrouvai ma chere Cécile, je renonçai à tous les plaisirs que le besoin de dissipation me faisait rechercher. Elle comblait ce vide immense qui se trouvait dans mon cœur depuis la perte de Mademoiselle d'Herbeville, & que tous les plaisirs après lesquels je courais n'avaient pu remplir. Leur tumulte m'étourdissait, au lieu de me satisfaire. Mais je ne sentais point auprès de Madame de Pressy succéder au desir ce dégoût humiliant pour les ames vulgaires, mon ame jouissait sans cesse. Attaché par la tendresse, fixé par le plaisir, elle me paraissait toujours plus belle. Pour ne pas m'éloigner d'elle je quittai le service, & me fixai à Paris. Il y avait deux ans que nous jouissions de cette douce ivresse qui fait le charme de la vie. J'étais tout pour elle, & sans elle tout était étranger pour moi. L'amour, le plaisir, la reconnoissance m'y attachaient, & j'aurais voulu pouvoir créer des nouveaux nœuds pour m'unir plus étroitement avec elle. Mais hélas ! il est dans mon dessin de n'être pas long-temps heureux. M. Depressy devenu jaloux & méfiant, chercha à éclaircir ses doutes. Il mit tant d'art dans ses démarches, & voila tellement ses soupçons, que nous donnames nous-même dans les pieges qu'il nous tendit. Nous fumes surpris dans le même état où Mars & Vénus furent exposés aux yeux de l'Olympe, assemblés dans les filets de Vulcain. Dès lors Cécile fut gardée à vue, sa maison me fut interdite ; & malgré mes démarches, mes peines, mes soins, je me vis obligé de renoncer à elle. LETTRE XIII. Les affaires. RAssassié des plaisirs qu'on trouve dans le monde & affaissé sous le poids de ceux dont j'avais joui avec les femmes, ne pouvant plus être avec ma Cécile la seule qui pût alors m'intéresser & m'inspirer du goût pour son sexe, je tournai mes desirs vers d'autres objets. Je mis tout mon bonheur à posséder des superbes chevaux, les voitures les plus élégantes & les plus nouvelles ; à avoir une grande quantité de grands & beaux laquais, des magnifiques meubles ; enfin une maison vaste & montée sur le plus grand ton. Mais tout ce train immense & somptueux ne pouvait être soutenu qu'à grands frais ; & comme, en le prenant, je n'avais point consulté ma fortune qui, comme tu sais, n'était rien moins que considérable, elle fut bien vite dissipée, & je fus réduit à faire des affaires ; c'est à dire d'emprunter de toute part, d'acheter à crédit de tout côté & revendre à vil prix les mêmes objets pour lesquels j'avais pris des engagemens ruineux ; & lorsque l'échéance de mes engagemens arrivait j'en contractais de nouveaux & de bien plus considérables pour acquitter les premiers. Je ne puis te dépeindre combien un honnête homme, qui se trouve dans cette dure extrémité, souffre de remords intérieurs d'employer des ressources malheureusement trop en usage dans la capitale, parmi les jeunes gens de condition qui abusent de leur nom, de l'état de leurs parens, & de la facilité du marchand, pour se ruiner & ruiner vingt familles, dont l'existance dépend des engagemens que contracte ce marchand qui vous vend à crédit, & qui, trompé par vos promesses, est obligé de manquer aux siennes, & d'enlever le salaire du malheureux ouvrier qui n'a le plus souvent que cette ressource pour se nourrir lui & ses enfans. Quand je réfléchis à ces écarts de ma jeunesse, j'en ai le cœur déchiré ! Mais lorsqu'on est encore dans la fougue de l'âge & des passions, les réflexions n'ont aucun empire sur nous. Les remords sont étouffés par les passions qui nous maîtrisent, & il n'est rien qu'on ne sacrifie pour les satisfaire. J'en ai fait une bien dure expérience, puisque j'ai dissipé toute ma fortune, & une grande partie de celle de mes parens pour payer mes dettes. Mais revenons aux affaires. Je te disais donc que lorsque arrivait l'époque où je devais payer les billets que j'avais donné en échange des marchandises, & que je me trouvais sans argent, je faisais, pour en avoir, vendre à grande perte les effets que j'avais acheté à crédit. Heureux de trouver des gens qui voulussent me le faire. Il me souvient qu'un jour étant bien pressé d'argent, & ne trouvant plus qu'un chétif marchand de planches qui voulût me livrer de la marchandise à crédit, je lui en achetai pour deux mille francs, dont on ne m'offrit que vingt-cinq louis, lorsque je voulus m'en defaire. Cette somme ne pouvant remplir mon objet, & n'ayant pas d'autre ressource pour me fournir de numéraire, je m'avisai d'en tirer un meilleur parti en faisant construire des voitures pour l'autre monde. Effectivement cet expédient me réussit, graces aux gens qui voulurent bien prendre congé de cet hémisphere. Ce fut alors que je m'écriai comme le Docteur Pangloss, que nous étions sur le meilleur des mondes possibles. Il semblait que la nature fût d'accord avec mes besoins. En vérité j'étais épouvanté du nombre des morts qui arrivaient chaque jour. J'en étais instruit par la visite des fossoyeurs des différentes paroisses auxquels j'avais vendu mes cercueils à un prix bien inférieur à celui qu'ils les achetaient, & ces vivans là qui s'enrichissent aux dépends des morts, me procurerent une somme d'argent presque égale à celle que j'avais acheté l'étoffe dont j'avais fait faire des capotes sans couture , comme le peuple les appelle communément. Mais il y a un terme à tout. Les marchands me refuserent crédit ; & mes créanciers ennuyés de m'accorder infructueusement du temps, persécutés à leur tour, me mirent aux trousses toute la légende subalterne de la justice. Je bataillai tant que je pus ; mais faute de secours je fus obligé de tout abandonner, & de me réduire à un point infiniment plus éloigné que celui d'où j'étais parti. Que de réflexions ne fis-je pas dans cette situation critique ; & combien de fois ne maudis-je pas & le luxe & tous les désagrémens qu'il entraîne. Mais dans de pareils momens, les réflexions sont plus nuisibles qu'utiles, & malheureusement c'est ce dont on a une ample provision. Cependant comme il fallait prendre un parti, je me décidai à louer un petit appartement propre & commode, à ne garder qu'un seul domestique, & muni de bons livres, & appelant la philosophie à mon secours, elle m'aida à supporter, avec patience, mon désastre, & à attendre que mes parens eussent arrangé mes affaires. Ce fut alors que dégagé de toute inclination, éloigné de tous desirs, & entiérement détaché de ceux que les passions entraînent après elles, je m'amusai à écrire au journal de Paris cette lettre qui fit tant de bruit, intrigua toute la ville, & la mit en l'air pour en connaître l'Auteur. Je vais te la retracer, ainsi que celles qu'on y répondit. J'y joindrai également celle où est renfermée l'idée singuliere de me mettre en loterie. Idée trouvée si plaisante qu'os en a fait plusieurs comédies . LETTRE XIV. Voyez le journal de Paris du 18 Octobre 1777, puis ceux du 19, 21, 26 du même mois, puis celui du 15 Novembre, & ceux du 19 & 24 Décembre 1777. Voilà, mon cher Despras, copie des lettres que j'écrivis au journal de Paris, & copie des réponses qu'on y fit. LETTRE. Messieurs, J 'Ai toujours pensé que quand on voulait se marier, on devait desirer & rechercher dans la femme qu'on se destine, cette analogie de caractere si nécessaire à tempérer l'amertume des maux qui accompagnent notre courte existance, & que, sans croire à cette idée des ames crées doubles, qui se cherchent sans cesse, se trouvent rarement, mais dont l'heureuse rencontre fait la suprême félicité ; il en est dont les rapports sont aussi immédiats entre eux, que cette similitude dans les traits qu'on remarque quelquefois sur deux différens visages, & que de leur union doit résulter le nec plus ultra du bonheur. Affermi dans cette idée, & déterminé depuis un an à prendre femme , j'ai taché d'en découvrir une qui réunit l'objet de mes desirs, espoir chimérique ! J'en ai trouvé de jolies, de laides, de sottes, d'aimables, de précieuses, de prudes, de coquettes, de dévotes, de bégueules, de galantes, de métaphysiciennes même ; mais jamais aucune qui, en même temps, m'ait inspiré & ait ressenti pour moi ce trait simpatique dont la premiere entrevue décide, & qui fixe sur le champ le cœur. Persuadé cependant qu'il existe une mortelle qui, de toute éternité, est destinée à devenir ma compagne, & qu'elle desire aussi vivement que moi, que le hasard lui indique celui qu'elle doit rendre heureux, en faisant elle-même son bonheur ; je vous prie, Messieurs, d'insérer cette lettre dans votre premier journal, & afin qu'elle puisse mieux reconnaître si je suis cet objet, je vais tracer ici mon portrait : il sera d'autant plus vrai, qu'étant caché derriere le rideau de l'anonyme, mon amour-propre n'aura point à souffrir des coups de pinceaux de la vérité. Je suis d'extraction noble ; j'ai servi quelques années, je suis retiré depuis trois, & j'en ai vingt-six. Ma hauteur est de cinq pieds sept pouces ; ma taille est svelte & bien prise : mes cheveux sont noirs, en grande quantité, & bien plantés sur un front étroit, au bas duquel regnent deux sourcils fort noirs & bien arqués. J'ai les yeux vifs, brillants, mais un peu enfoncés, le nez ni grand ni petit, & d'une assez jolie forme ; la bouche proportionnée, les levres tant soit peu grosses, des dents fort blanches, un menton ordinaire, & beaucoup de barbe ; voilà l'individu. Mon cœur est tendre, sensible, compatissant ; j'ai le caractere vif, enjoué, liant ; l'esprit... Oh ! pour celui là qu'on en juge par ce qu'on vient de lire. Je dirai seulement que je passe pour en avoir, ainsi que des connaissances ; mes talens se réduisent à faire quelquefois des vers trouvés assez bons, & à jouer modestement la comédie. Mes passions sont les Belles-Lettres & les chevaux. Si quelque femme reconnait là celui qu'elle desire, je la prie de me l'apprendre par la même voie dont je me sers ; & alors je lui indiquerai les moyens de nous rapprocher sans qu'elle puisse être compromise. Je suis, &c. Réponse insérée dans le journal du 19 Octobre. I L y a bien long-temps, Monsieur, que je cherche ce que vous cherchez. Il m'est souvent venu dans l'esprit de faire publiquement la même demande. Voilà déjà un commencement de simpathie que la convenance de nos goûts & de nos sentimens semble justifier ; excepté le talent de vers que je n'ai point du tout ; mais bien au contraire une grande indifférance pour cette sorte de passe temps sur lequel Boileau, Rousseau, & Voltaire m'ont rendue très difficile. Je ne crois pas cependant que ce soit jamais une cause de divorce. Vous en serez quitte pour faire les votres incognito , & ne me les montrer qu'autant qu'ils seront du mérite de ces trois Auteurs. Quant à la figure, je crois que je vous ressemble beaucoup , & qu'il serait difficile de trouver plus de rapport entre deux êtres ; il n'y a que la date de nos extraits batistaires qui ne sont précisément pas les mêmes. L'axe du monde en dérangeant l'équinoxe a un peu éloigné les jours de notre naissance ; mais c'est si peu de choses en comparaison de l'éternité, que je ne pense pas que vous vouliez rompre avec moi pour cette bagatelle. Je suis née en 1701 ; ce n'est pas ma faute, & malgré les charmes de la carrierre que j'ai parcouru, je désirerais n'avoir que quinze ans pour vous être plus agréable. Vous me paraissez trop galant homme pour prendre garde à cette niaiserie . Quand les goûts, les talens & les sentimens sont d'ailleurs si analogues. J'ai reçu votre annonce à dix heures, il n'en est pas onze, & voilà ma réponse. Puisse mon empressement être un mérite à vos yeux, & faire que je n'aie pas toujours à gémir des dates. Vous voyez, Monsieur, que je suis déjà jalouse du nombre des rivales qui vont se déclarer, par mon empressement à les devancer. Voici ma réponse. Madame, ou Mademoiselle, J 'Aurais eu l'avantage de vous répondre par le journal d'aujourd'hui, si le sort toujours jaloux de me persécuter ne m'eût privé hier du plaisir de vous lire. J'étais à la campagne d'où j'arrive à l'instant que quatre heures du soir sonnent. Mon premier empressement, comme vous devez bien le présumer, est de demander le journal, & vous ne doutez pas que la simpathie que vous avez déjà remarqué exister parmi nous, ne porte forcément mes regards sur la page qui contient votre agréable réponse. Elle a fait sur moi la plus vive impression, & j'oserais vous assurer que vous êtes celle que je cherche, s'il n'y avait parmi nous d'autre différence que celle de mon goût à faire des vers & que la date de nos extraits de baptême. Je ne tiens pas à une niaiserie pareille ; mais j'en soupçonne une trop considérable dans nos individus pour ne pas vous demander de plus amples éclaircissemens. Vous croyez me ressembler beaucoup quant à la figure & moi, pardon de ma franchise, j'ai peur que l'axe du monde en dérangeant l'équinoxe, n'ait un peu altéré cette fraicheur que vous aviez, à coup sûr, à l'âge où je suis. Je crains encore qu'il n'ait un peu ébranlé cette santé ferme qui est l'apanage de vingt-six ans ; je ne redoute rien tant que des malades. Envain m'assureriez vous qu'il y a quelques douzaines d'années que vous étiez à l'abri de mes alarmes ; je crains les efforts de mémoire que je serais obligé de faire pour me transporter à cette époque. J'aurais bien désiré aussi que vous eussiez eu pour agréable de m'apprendre quelle est votre fortune, il est nécessaire que je sache si elle est à la mienne dans le même rapport que nos autres convenances. Quant à mon nom de baptême je me nomme Paul Esprit ; a-t il quelque conformité avec le vôtre. Je suis avec des sentimens pareils à ceux que vous avez pour moi, tout à vous. Quatre jours après l'on m'écrivit par le même journal la lettre ci-jointe. Elle avoit pour titre : Lettre au célibataire anonime. L E public me passera, Monsieur, de préférer l'intérêt du bonheur de ma vie à celui de lui éviter un moment d'ennui. Il s'est amusé de votre idée comme d'une plaisanterie neuve : ma lettre ne lui en présentera qu'une suite fatiguante, qu'il ne la lise pas, mais vous, Monsieur, lisez là, c'est à vous, & non à lui que j'ai à faire. Je n'ai point adopté sa maniere de juger ; votre proposition m'a parue très-sérieuse, & j'y réponds de très-bonne foi. Une rivale de 1701 est respectable, mais on ne craint pas tout ce que l'on respecte. Quand j'aurai mis mon portrait à côté du sien vous jugerez si je dois la craindre. Vous voulez vous marier pour goûter un bonheur pur ; & je ne veux un mari que pour le lui procurer. Mais le bonheur est comme ces couleurs fines & agréables qui exigent un fonds où elles puissent conserver leur fraîcheur & leur éclat. Le fonds en morale est le caractere qui tient au cœur & à l'esprit. Une seule réflexion me les a fait juger toutes deux en vous. C'est que lorsque vous avez voulu peindre votre cœur, vous n'avez rien emprunté de votre esprit. Votre âge, votre figure, vos talens m'ont bien moins frappé que la simplicité touchante de ces mots. J'ai le cœur tendre, sensible, compatissant ; en les lisant je me suis attendrie, je me suis déterminée à vous répondre. Enfin, Monsieur, le motif de ma démarche doit l'excuser, & peut déjà servir à établir votre opinion sur moi. Quand vous dateriez de 1701 comme ma rivale, je ne sais si les qualités de votre cœur ne l'auraient pas emporté dans le mien sur ce défaut ; mais je ne veux pas que vous retourniez cet argument en sa faveur ; si mon desir s'accomplit, votre jeunesse me deviendra précieuse, elle me laissera plus de temps à employer au soin de vous plaire, & au bonheur de vous aimer. Jugez mes sentimens sur ce que je viens de dire. Je vais vous parler d'objets moins importuns qui n'établissent pas la félicité, mais qui peuvent la perfectionner. Ma famille est noble & bien alliée ; ma fortune est médiocre ; mais je ne joindrai pas à ma dot les fantaisies du jour, où le dégoût de l'acheteur précede de bien des années les mémoires des marchands ; ce goût de parure qui épuise la bourse des maris pour fixer les regards des amans ; cette passion pour les modes, qui est elle-même la plus folle des modes ; cette ardeur de se montrer dont l'effet le moins funeste est pour les autres l'ennui de vous voir. L'amour du jeu qui est un ridicule à vingt ans, une habitude à trente, une phrénésie à quarante, & toute la vie une cause de dérangement dans la fortune & dans la santé. Je ménagerai l'une & l'autre par ma conduite, & je ne me croirai malade que lorsque je serai jugée telle, non par mon Médecin, mais par le vôtre. Quant à ma figure, oubliez que c'est moi qui parle mieux que je n'ai oublié ce que j'en ai entendu dire. On prétend que je ressemble en beau à Mademoiselle Du Thé ; mais j'ai depuis peu, quinze ans qu'elle a depuis long-temps ; ma taille est haute & bien prise. Elle s'arrête entre l'élégance qui décore la maigreur & l'embonpoint qui annonce la force. Ma peau est très-blanche ; des grands yeux d'un bleu foncé, des sourcils & des longues paupieres noires, une bouche vermeille, de belles dents, un joli nez, des joues pleines & coloriées, un menton arrondi, des cheveux bien plantés ; voilà le visage qui desire trouver grace devant vous. Je suis blonde, & vous êtes brun, d'où il résulte que nos enfans seront châtains, ce qui ne laisse pas d'avoir son agrément Mes défauts sont un peu de coquetterie ; mais elle consiste plutôt dans le desir de plaire, que dans celui d'être aimée ; car ce défaut est corrigé & maintenu dans ses effets par une fierté sévere qui me fera toujours distinguer les hommages qui peuvent me flatter des tributs intéressés qui doivent m'offenser. Un peu trop d'indifférence & de langueur, plus de solidité & de réflexions que mon âge n'en exige. Voilà tes traits qu'il faudra adoucir ou effacer dans le tableau ; ce sera votre ouvrage. Si vous me voulez, adressez-vous, s'il vous plaît, à M. de ..... mon cousin, rue des .... fauxbourg St. .... qui en parlera à M. de ... mon papa, qui en parlera à maman, qui m'en parlera avant que vous m'en parliez vous-même à la grille de mon couvent. J'ai l'honneur d'être, &c. *** Réponse. J 'Ai lu votre lettre, charmante anonime, & je dois vous rendre compte de l'impression qu'a fait sur moi le portrait que vous y avez, tracé ; il efface tout ce qui pourait le montrer à mes yeux, & il n'y a que vous qui puissiez justifier les sentimens que vous avez fait naître. Vous ne voulez un mari que pour lui procurer un bonheur pur ; cet excès de délicatesse ajoute encore à mon empressement ; il développe cet attrait sympathique qui est entre nous ; il est pour moi la preuve irrévocable que vous êtes cet être inconnu dont l'existance doit être unie à la mienne. Comment ne serais-je pas heureux lorsque vous prendriez tant de soins pour que je le fusse ? Chacun a sa maniere de goûter le bonheur ; mais ayant tous deux la même, celui que vous me procureriez serait reversible sur vous. Mon imagination me peint, d'après ces idées, le ménage le plus aimable, & malgré cette coquetterie, dont vous me menacez, je brûle de vous appartenir. Vous m'annoncez un peu d'indifférence & de langueur, & vous mettez, avec raison, ces deux choses au nombre des défauts que vous vous reprochez. L'indifférence devrait être défendue aux belles, comme la vanité aux dévotes ; elle ternit l'éclat de la beauté, & diminue sa puissance ; quant à la langueur, je me chargerai volontiers de cette cure ; & si la vanité ne m'abuse pas, j'ose croire que je vous en guérirai. La réponse de votre rivale de 1701, à ma proposition de mariage, m'a montré, aussi bien qu'à vous, que le public n'avait vu ma demande que comme une de ces plaisanteries qui servent d'aliment à ses plaisirs ; Pour moi, je desirerais vous convaincre de la sincérité de ma proposition, de la réalité de mon existance ; & du desir que j'ai de trouver en vous le portrait moral & physique que vous m'avez offert. Vous me parlez de la médiocrité de votre fortune, que m'importe-t-elle ? Vous n'en avez pas besoin, & pour vous tranquilliser sur l'espece de crainte que vous pouriez avoir que nous nous ressemblassions, à cet égard, le seul peut-être dans lequel il importe que nous différions, je vous déclare que la mienne peut suffire à tous deux, & que l'amour poura, d'accord avec mes goûts, vous offrir de quoi satisfaire tous les vôtres. D'après cela simplifiez votre adresse, diminuez le nombre des personnages que je dois intercéder pour arriver jusques à vous. Plus d'obstacle le plus difficile est franchi ; nos cœurs s'accordent, nos goûts sont les mêmes ; tout ce qui pourait retarder l'instant de vous voir est un supplice. Vous connaissez ma sincérité, je me suis montré tel que j'étais, & je n'ai plus d'autre desir que de vous assurer de vive voix qu'aucune femme n'a jamais eu sur mon cœur les droits que vous y avez acquis. Ne recevant aucune réponse à la lettre que tu viens de lire, mon cher Despras, & voulant donner une suite à cette plaisanterie, voici ce que peu de temps après j'écrivis. Aux rédacteurs du journal de Paris. V Ous avez bien voulu, Messieurs, insérer, dans votre journal numéro 291, une lettre que j'ai eu l'avantage de vous écrire, & dans laquelle j'ai peint fidelement ma personne, mes goûts, mes passions, & ma demande au sujet d'une compagne. Comme je n'ai point vu réaliser mes espérances, que mon penchant pour le mariage n'est point éteint, & que, vraisemblablement, les années s'accumuleraient en foule sur ma tête, avant qu'elle fût ornée du joug de l'hymenée, si j'en attendais l'accomplissement avec sécurité ; j'ai pris le parti de recevoir une femme des mains du hasard, à l'exemple de tant d'honnêtes gens qui n'ont pas eu lieu de s'en repentir ; & pour cela, j'ai imaginé de me mettre en loterie . Voici mon projet ; je vous prie de le rendre public. " La loterie sera composée de 50 mille billets, & chaque billet coûtera six livres ; ce qui fera une somme de trois cens mille livres qui sera divisée en deux portions égales, dont on va voir la destination. Il n'y aura qu'un lot gagnant, & ce lot sera moi , c'est-à-dire, un mari avec cent mille écus, ou point de mari, mais 150 mille livres. " " Celle à qui tombera le billet favori, aura le privilège de m'épouser ; pourvu toutefois qu'il n'y ait rien de vil dans sa naissance, sa profession, ses mœurs. Je ne m'attache qu'à la vertu & à l'honnêteté ; je les fête partout où je les trouve, & ma satisfaction serait extrême de pouvoir leur procurer une sorte d'opulence, & de leur être redevable de ma félicité. Je reconnaîtrai, par contrat de mariage, une dot de 150 mille livres. Mais s'il arrivait que la personne favorisée du sort ne me trouvât nullement à son gré, mon intention n'étant point d'augmenter le nombre des mariages mal assortis, elle sera libre de ne point unir sa destinée à la mienne, & alors elle n'aura qu'une des deux portions des 300 mille livres. " " Les femmes étrangeres auront le même privilège que les nationales, & seront soumises aux mêmes conditions. " L'on voit aisément les avantages de cette loterie, elle en offre de réels. Celui d'apporter une dot considérable à la beauté sans fortune, ou d'enrichir celle dont la laideur fait fuir tous les partis qui se rapprochent à l'aspect de l'or, comme le fer à celui de l'aiman. Quel est le pere de famille qui ne sacrifie pas avec plaisir six francs, dans l'espoir d'établir avantageusement une fille chérie ? LETTRE XV. Sans titre. PEndant le laps de temps que le public s'amusait de ce que tu viens de lire, je m'amusais, moi-même beaucoup, des divers sentimens qu'il en avait. Les uns regardaient, avec raison, mon projet de mariage, comme une plaisanterie à laquelle j'avais cherché de donner un air de vérité. D'autres assuraient, avec un ton affirmatif, & comme s'ils eussent été dans mon secret, que mon intention était pure & sincere. Dans un cercle l'on jurait qu'en crayonnant mon portrait, je n'avais point trempé mon pinceau dans les couleurs de la vérité, l'on m'y faisait bossu ou borgne, ou boîteux. Dans une autre société, l'on prétendait que ma taille n'était point svelte, mais courte & trapue. Ceux-ci voulaient persuader que j'étais d'une laideur amere, à des gens qui soutenaient, comme s'ils m'eussent connu, que mon image était ressemblante. Enfin il n'est point de perfection ni de défaut de nature qu'on ne m'ait attribué. Les monstres furent jusques à m'accuser de vieillesse ! (Journal de Paris du 24 Janvier 1778.) Les lettres initiales de mon seing étaient encore une énigme dont chacun prétendait avoir trouvé le mot, & je voyais les esprits à la torture pour deviner le sens de six lettres capitales, comme si leur destin y eût été attaché. Tel est le caractere Français, & particuliérement de ceux qui habitent la Capitale. Il suffit qu'il se fasse, se dise ou s'écrive quelque chose de nouveau pour qu'ils s'en occupent avec ardeur & comme les esprits sont toujours divisés, chaque parti s'abboie, se mord, se déchire, jusques à ce que la décoration change, & qu'une autre scene les ait mis en mouvement. LETTRE XVI. La Comédie. MA santé s'étant altérée, & ne s'étant pas rétablie, comme je l'espérais par les eaux de forges que je pris sur les lieux où les Médecins m'envoyerent, je fus, suivant leur avis, retrouver mes Dieux Pénates, & je restai avec eux presque un an. J'eus tout lieu de me louer de cette derniere ordonnance ; l'air natal me fit le plus grand bien, & au bout de trois mois ma santé fut raffermie. Mais comme je n'ai jamais ressemblé à ces malades dont Moliere a si bien peint le ridicule, qui n'ont d'autre occupation que de se médicamenter, qu'il me faut un objet de dissipation, & que l'amour ne pouvait m'en fournir dans un pays où presque toutes les femmes ont encore de la vertu, ou du moins les sots préjugés qui la remplacent ; que je n'avais ni la volonté ni le loisir de les combattre, j'employai mon temps à former une troupe pour jouer la comédie en société ; passion que j'ai toujours eu, & qui souvent ma tenue lieu de beaucoup d'autres. Que d'obstacles, n'eus-je pas à vaincre avant d'y réussir ? C'était la conquête de la toison d'or ; il me fallut terrasser tous ces monstres qu'on nomme préjugés, & qu'il est difficile de détruire & même d'affaiblir dans l'esprit des personnes qui les ont reçu dans leur enfance. Point de mere qui osât permettre à sa fille de paraître sur le théâtre ! Elle croyait se perdre, & damner en même-temps celle à qui elle avait donné le jour. Point de mari qui osât consentir que sa femme jouât la comédie ; il craignait les reproches de la belle-mere, & tous les propos qu'on ne manque jamais de tenir dans une petite ville de province, contre ceux qui, les premiers, font ce qui n'est pas encore en usage. Je fus obligé d'épuiser ma rhétorique pour montrer aux uns & aux autres leurs erreurs sur des plaisirs devenus l'amusement le plus chéri de la nation. Enfin je prêchai & suppliai tant que j'eus des actrices. C'était le point principal. Les acteurs ne manquaient point. Les jeunes gens étaient dévorés du desir de jouer. Me voilà donc directeur d'une petite troupe composée de ce qu'il y a de mieux dans la ville, & de ce qu'il y a de plus aimable dans l'un & l'autre sexe. Nous fimes construire un fort joli théatre, & nous apprimes le Glorieux , Comédie de Destouches. Elle fut très-bien jouée. Je fus même étonné de rencontrer, dans une petite ville si éloignée de la Capitale, tant de graces & de noblesse dans le jeu des actrices & des acteurs, & tant de dispositions heureuses pour un talent si rare, & devenu si à la mode, attendu que le goût de la bonne comédie ne pouvait pas leur être inspiré par celles qu'ils avaient vu jusques alors représenter, puisque ce n'avait jamais été que par ces chétives troupes délabrées qui ambulent dans les provinces, de ville en ville, & encore n'était-ce pas tous les ans qu'on en avait à... Tous les gens comme il faut des villes & châteaux voisins vinrent partager nos plaisirs & rendre brillans les bals qui suivaient chaque représentation, & qui durerent jusques à ce temps que l'Église a jugé à propos de destiner au jeûne & à la pénitence. Une jeune personne élevée par sa mere, & dans un vieux château, venait réguliérement à nos représentations : elle prit tant de goût pour ce passe-temps, qu'elle avait appris plusieurs rôles tendres. Sa mere, à qui elle les avait répété, en était enchantée ; aussi la bonne femme me pria-t-elle de vouloir faire quelquefois répéter sa fille qui, de son côté, m'en sollicitait de si bonne grace avec des yeux si plein de feu & de desir, que je ne pus me refuser à ce qu'on demandait. Comme le château n'est qu'à quelques lieux de la ville, j'y allais quelquefois dîner ; & c'était ordinairement après le dîner que la jeune personne commençait la répétition. Elle jouait toujours les amoureuses & moi, par conséquent, les amoureux. Ces rôles sont favorables pour l'amour, disposent à la tendresse, secondent à merveille les plaisirs par les faveurs qu'ils exigent qu'on accorde, & préparent souvent à des plus grandes. Il n'y manque que l'occasion. Peres & meres, maris & amans je vous le recommande ! Ne laissez jamais ni vos filles, ni vos femmes, ni vos maîtresses seules répéter un rôle de comédie. Observez-les même, & soigneusement, lorsque toute la troupe répete ensemble, sinon... Eh bien ! il en arrivera ce qui est arrivé à mon éleve, & à beaucoup d'autres experto crede Roberto . Un jour qu'on nous laissa seuls, la Demoiselle me proposa de jouer Zaïre. J'applaudis à son choix. Ma bouche ouvre la scene, & en joue une des plus agréables. L'actrice me remontre que je ne suis pas dans mon rôle, qu'Orosmane... Sa remarque est juste... Aussitôt ma tendresse se change en fureur : je me précipite vers mon amante : le poignard brille à ses yeux pour disparaître dans son sein : elle s'écrie, je me meurs : je deviens furieux... Je m'agite... Je verse un torrent de larmes amoureuses... & je meurs à mon tour. À peine la toile était-elle baissée que la mere parut, en me demandant si j'étais content de sa fille... Oh ! qu'elle a les gestes beaux ! m'écriai-je, qu'elle sent bien le rôle qu'elle joue !... Qu'elle sait bien donner de l'ame à la passion !... Voyez, Madame, elle est encore toute agitée du dernier coup de théâtre... Je ne mentais pas, Zaïre était comme éperdue égarée des plaisirs qu'elle avait éprouvée. En effet, dit la bonne femme, je trouve ma fille comme hors d'elle-même : mais que je regrette de n'avoir pas vu le dernier coup de théâtre, cela doit être sublime... Oh ! c'est un superbe moment, répondis-je ; n'êtes-vous pas de mon avis Mademoiselle ? Oui, Monsieur. LETTRE XVII. Qu'on peut passer si l'on veut. LE printemps étant revenu, je fus parcourir les provinces voisines de celle où j'étais. Marseille fut ma premiere station. Je ne te décrirai ni la richesse, ni la magnificence de la ville, encore moins la beauté du climat ; cela serait hors de mon projet, je n'ai que celui ide te raconter toutes les actions de ma vie, & mes aventures. Il ne m'en arriva aucune dans ce pays, où elles sont cependant moins rares que partout ailleurs, vu le penchant des Provençales pour les amoureux plaisirs. Soit que cette disposition ait son origine dans l'exemple que la mere donne à ses enfans, & qu'elle se perpétue ainsi dans chaque famille, soit par les propos libres que les hommes se permettent dans la société, soit que le climat des provinces méridionales fasse plus vite éclore le germe de la tendresse que la nature a mis dans le cœur de toutes les femmes. Je voyageai en curieux, fus voir tout ce que je trouvai d'intéressant, visitai tous les beaux monumens, toutes les Églises, sans avoir eu le desir d'entrer un instant dans le temple de la volupté. Je parcourus avec les mêmes dispositions, & la même exactitude, tout le Languedoc. J'avouerai que l'acqueduc qu'on a construit à Montpellier pour amener l'eau qui se distribue dans tout les quartiers de la ville, retrace la magnificence & la splendeur des monumens que les Romains savaient donner à l'ornement & à l'utilité publique. La place du Pérou d'où l'on découvre les Alpes, les Pirenées, & la mer, offre un tableau si beau, si grand qu'on n'est jamais rassassié de l'admirer. Je retrouvai à Montpellier le Comte de .... qui y était marié & qui l'habitait depuis qu'il avait quitté Paris où je l'avais connu, & avec lequel je m'étais amusé plusieurs fois à passer pour Anglais, en imitant ceux de cette nation, qui ne sachant pas bien la langue Française, en font un baragouin très-plaisant à entendre. Le Comte me proposa de jouer ce rôle, & de nous divertir en allant chez trois jeunes personnes qui étaient sœurs, toutes les trois mariées, leur donner des nouvelles de Mylord Gordon qu'elles avaient connu à Montpellier lorsqu'il y était venu changer d'air pour dissiper son spleen , & que ce Seigneur, réellement aimable, avait courtisé. Je l'avais également connu lors de mon séjour à Londres. LETTRE XVIII. Singulier genre d'amusement. J'Acceptai la proposition du Comte : je fus chez l'aînée de ces Dames qui se nommait Madame d'Orfoy, m'y présenter de la part de Mylord Gordon. On me fait entrer. Elle était à sa toilette occupée à placer quelques fleurs dans ses cheveux, & à écouter les fleurettes d'un Abbé bien poudré, bien musqué, qui ne manqua pas de me lorgner de la tête au pied, & de rire, lorsque je dis, en faisant une révérence tout d'une piece, que je venais de la part de Mylord Gordon, porter ses respects & donner de ses nouvelles à Madame, & qu'il aurait désiré fort de venir lui-même, mais qu'il n'avait pas pu, n'étant pas encore totalement rétabli. --- Est-ce qu'il a été malade, me demanda Madame d'Orfoy. --- Oh ! beaucoup malade : étant à la chasse, son fusil crêva, & lui emporta son poignet. --- Ô ciel ! quel funeste accident ! --- Ce n'est plus rien, Madame, voyez-vous ; dans un mois, il sera bien totalement guéri, & alors il retourne à Londres. --- Et vous, Monsieur, comptez-vous y aller bientôt, ou si vous retournerez à Paris ? --- Madame, je crois partir demain de cette ville, aller à Toulouse, de là à Bordeaux, d'où je repasse en Angleterre. --- Vous avez sans doute beaucoup voyagé, Monsieur, me demanda l'Abbé ? --- Oui, Monsieur, j'ai vu toute l'Europe, j'ai passé par la Russie, par la mer Baltique qui est une mer diabolique. --- Je suis fâchée que vous ne fassiez pas un séjour plus long dans notre ville, me dit Madame d'Orfoy. Lorsque vous reverrez M. Gordon, dites-lui, je vous prie, combien j'ai été flattée de son souvenir, & sensible à son malheur. Je lui sais bon gré de m'avoir procuré le plaisir de vous voir, & je regrette que ce ne soit pas pour plus long-temps. Ah ! Madame, vous me faites plus que beaucoup d'honneur. Après quelques autres propos vagues, je fis deux ou trois révérences, & je sortis. Je fus chez la seconde sœur, en m'y présentant aussi de la part de Mylord, mais je changeai de langage ; au lieu de continuer à parler comme Mylord Houzei, dans la comédie du Français à Londres, je contrefis l'italien, me dis Mousicien dou Grand-Douc de Toscane, arrivant de Paris, & chargé, par il Signor Gordon, de lui présenter ses très-houmbles respects & de le rappeller à son souvenir. --- Comment se porte-t-il à présent, me demanda-t-elle ? Du temps qu'il était ici, il était tout malade... Non se porta trop ben, depouis son choute. --- Comment depuis sa chute ; eh ! mon Dieu, que lui est-il arrivé ? --- E ché Madame ne sait pas questo malhourous accident. --- Vous me faites trembler. --- Effendo stato allé védéré ouna coursa àlla plaina des sablons, era montato sour oun cavalo souperbo, ma oun poco rétif. Il cavalo prit pour se cabra, & se renversa sour Mylord, é li cassa la couisse. --- Ciel ! quelle malheureuse chûte ! Elle me fait doutant plus de peine qu'elle aura sans doute augmenté la mélancolie qui le dévore. --- E véro, è per ché io sono souvent allé al souo hôtel, faré de la mousique per dissipar son chagrin. --- Rien, en effet, n'est plus propre que la musique pour distraire & chasser les idées noires. Il me souvient que Mylord l'aime beaucoup, je l'aime aussi infiniment ; j'espere que Vous donnerez dans cette ville concert, & que j'aurai le plaisir de vous entendre. --- Cela m'est impossible, Madame, per ché io parto questo note, per ritournar auprès del soua Alteza, mon maestro, lou Grand-Douc. Io sono solamenté venouto ici per vous donar des nouvelles del Signor Gordon qui m'en a expressément chargé ; car il vous è béné attaché. --- Je l'estime aussi beaucoup, il le mérite à tous égards. Je pris congé, & allai chez la troisieme sœur ; c'était la cadette, & la plus jolie, & par conséquent celle à qui Mylord Gordon avait donné la pomme. Elle me reçut sur le champ, dès qu'on lui eut dit que je venais de la part de cet Anglais : mais je changeai encore la scene, & au lieu de mettre dans mon accent & dans mes manieres le ton étranger, je conservai celui de ma nation, & dis à la Dame, Qu'ayant été assez heureux de remporter le prix à l'Académie de peinture de Paris, & allant à Marseille m'embarquer pour Rome où le gouvernement m'envoyait à l'école qu'il y entretient pour me perfectionner par l'étude des ouvrages de ces grands maîtres qui avaient la nature pour guide, & la gloire pour objet, Mylord Gordon m'avait expressement chargé de passer par Montpellier, pour le rappeller au souvenir d'une femme charmante, & à laquelle il était particuliérement attaché. Il m'entretenait souvent de vous, Madame, lui dis-je, de vos charmes, & de ceux de votre esprit, & je vois que, malgré son accident, il a conservé, à cet égard, sa mémoire dans toute sa fraîcheur. --- Malgré son accident, dites-vous Monsieur, est-ce qu'il lui est arrivé quelque chose de fâcheux. --- Hélas, oui : il y a près de deux mois que faisant des armes avec un de ses amis, il reçut un coup de fleuret qui lui a crêvé l'œil. --- À son âge, aussi aller tirer des armes, cette manie n'est bonne qu'aux jeunes gens, & quand l'on a 40 ans, comme Mylord, on doit abandonner cet exercice. --- J'en conviens ; mais, comme l'on dit, à quelque chose malheur est bon. Mylord qui auparavant était sujet à de vigoureux maux de tête, en est délivré depuis qu'il est borgne. --- C'est une recette que je ne voudrais pas employer pour ma migraine. --- Vous n'y gagnerez pas assez, & la société y perdrait trop. --- Il vaudrait mieux, dit sa femme de chambre qui était une petite brune piquante à l'œil mutin, & au ton espiégle, que les Dames la conseillassent à leurs maris, car il en est beaucoup qui ont besoin d'en avoir qui n'y voient que d'un œil, & encore est-ce quelquefois trop. --- Nous sommes ici dans le siege de la médecine, repartis-je, j'ai envie de proposer cette recette à la grave Faculté, & je ne doute pas qu'elle ne trouve de partisans. Point de folie ni de sottises qui aujourd'hui n'aie les siens. D'ailleurs, suivant la judicieuse remarque de Mademoiselle, celle-ci est assurée d'avoir la protection d'une grande partie de votre sexe, & c'est lui qui accrédite & donne la vogue aux nouveaux usages. --- Cette idée, digne en effet d'être perfectionnée, me répondit ironiquement la Dame, ne saurait tomber, à ce qu'il me paraît, en des meilleures mains, je vous invite à vous en occuper pendant votre séjour en cette ville. --- Mon séjour sera de peu de durée, comptant partir demain, si j'avais du temps dont je pusse disposer, je l'employrais infiniment mieux, je m'occuperais à peindre les graces, & vous m'auriez fourni tous les modeles. La conversation dura encore quelques instans, ensuite je sortis & fus retrouver le Comte à qui je racontai comment tout s'était passé. LETTRE XIX. Coup de théatre. LE Comte avait prévenu sa femme du tour que je venais de faire par son conseil, à ces trois Dames, & de son projet à les faire trouver ensemble, pour jouir de leur surprise lorsqu'elles se donneraient réciproquement des nouvelles de Mylord ; car c'était là le plus joli de l'aventure. La Comtesse qui était liée de société avec ces Dames, consentit à se prêter à notre plaisanterie ; elle les fit inviter à souper toutes les trois, & toutes les trois promirent Je me tins caché pendant toutes les scenes, derriere une porte vitrée, d'où je pouvais, sans qu'on m'apperçût, tout voir & tout entendre. Madame d'Orfoy fut la premiere à arriver. Elle ne manqua pas de raconter d'abord l'accident fâcheux arrivé au pauvre Gordon, & à me dépeindre, en contrefaisant mes révérences, & répétant quelques-unes de mes phrases. La Comtesse & son mari éclataient de rire ; & Madame d'Orfoi n'ayant garde d'en soupçonner le motif, l'attribuait au ridicule qu'elle copiait, lorsque sa sœur entra. Elle lui fit part sur le Champ du motif de leurs éclats de rire, plaignant cependant Mylord de son accident. --- Il m'a également fait beaucoup de peine, dit-celle-ci ; mais je n'ai pu m'empêcher de rire du baragouin & du maintien de son ambassadeur, & j'ai été presque obligée de deviner, parmi tout ce qu'il m'a dit, que Gordon avait eu la cuisse cassée. Eh bien, tu as fort mal deviné, car son accident n'est point à la cuisse, mais au poignet. --- Je vous demande pardon, ma sœur, il a eu la cuisse fracassée dans une chûte de cheval. --- Il n'est nullement question de chûte de cheval, interrompit Madame d'Orfoi. Son malheur lui est arrivé à la chasse par un fusil qui a crêvé entre ses mains. L'Abbé de Morangeu, qui était chez moi, l'a entendu de même ; d'ailleurs je n'ai pas besoin de témoin, je sais ce que je dis ; --- & moi aussi je sais ce que je dis, repartit d'un air piquée la sœur, & je suis certaine que Mylord est boîteux d'une chûte de cheval, faite à la plaine des sablons, un jour de course. Je le tiens d'un Musicien Italien qui a passé à Montpellier exprès, & de la part de M. Gordon pour me donner de ses nouvelles, & qui est venu chez moi ce matin. --- Eh ! bien ma sœur, vous vous trompez encore. La personne qui a été chez vous, & qui certainement est la même que j'ai vu, n'est point Italien, mais Anglais, & très-Anglais. Allons donc, il n'y avait qu'à le voir & l'entendre ! Le Comte & la Comtesse craignant que cette dispute ne devint sérieuse, étaient sur le point de tout avouer à ces Dames, lorsqu'on annonça la cadette. Ses sœurs lui raconterent d'abord ce qui faisait l'objet de leur dispute, & la prierent d'être leur juge, parce que sans doute elle avait eu aussi, la visite de l'ambassadeur de Mylord. Vous extravaguez toutes les deux, ou vous voulez vous faire rire, dit-elle, M. Gordon n'est ni boîteux, ni manchot, mais borgne d'un coup de fleuret ; c'est ainsi que me l'a dit, & que vous l'aura dit de même la personne qui nous a donné de ses nouvelles. --- N'est-ce pas un grand homme, brun, un peu maigre, vêtu de bleu, d'une assez jolie figure. --- Justement c'est là, l'Anglais qui m'a appris l'accident de Mylord. --- C'est aussi là l'Italien qui m'a donné de ses nouvelles. --- Anglais, Italien, vous plaisantez je pense ; il est Français, Peintre, ne manquant pas d'esprit, mais un peu bavard... Comme je sortis alors de l'endroit où j'étais caché, elles s'écrierent toutes les trois à la fois, ah ! le voilà, qu'il dise la vérité, & qu'il nous justifie. N'est-ce pas que vous m'avez dit que Mylord avait eu le poignet emporté. --- Il est vrai. --- Ne m'avez-vous pas dit qu'il avait eu la cuisse cassée ; --- pardonnez-moi. --- Et pourquoi m'avez-vous dit que Mylord avait perdu un œil ; vous avez donc voulu nous jouer ? --- Mesdames, daignez m'entendre. M. le Comte, dont je suis l'ami, & qui sait que quelquefois je m'amuse à contrefaire l'Anglais ou l'Italien, m'a proposé d'aller, sous ce déguisement, vous donner des nouvelles de Mylord Gordon, auquel il sait que vous vous intéressez ; & il a cru que cette plaisanterie vous amuserait, lorsque vous la découvririez ; pardon si j'ai fait ou dit quelque chose qui ait pu ne pas vous être agréable. Vous vous en êtes acquitté, avec tant de vraisemblance, me dit Madame d'Orfoy, que j'en ai été dupe ; & je vous pardonne de m'avoir si bien trompée, & allarmée sur le compte de Mylord Gordon. --- Vous avez trop bien réussi pour que je puisse vous en savoir mauvais gré, me dit la seconde sœur. --- Quant à moi, me dit la cadette, je n'oublirai pas aisément l'excellente recette pour la migraine. Ne songeons qu'à nous réjouir, dit le Comte, l'essaim des plaisirs voltige partout où se trouvent les graces ; allons mes Dames, allons nous mettre à table. LETTRE XX. La femme fouettée & vengée . EN quittant Montpellier, je vins à Nismes, grande & ancienne ville, & contenant plus d'antiquités que presque tout le reste de la France. Delà je fus voir les beaux restes du pont du gard. Je parcourus tout le Vivarais, je traversai le rhône, & vins prendre la route du Dauphiné, en remontant ce fleuve du côté où l'on voit encore le château qui servit de retraité à Pilate, lors de son exil dans les Gaules. Je donnai tous mes soins à visiter le Lionnais, & je m'en fus dans la Franche-Comté voir mon frere qui était en garnison à Besançon depuis près d'un an. Je le trouvai, par hasard, l'amant, & l'amant heureux d'une jolie femme, qui avait une sœur encore plus jolie, que j'avais connu & courtisée autrefois au couvent : elle avait épousée, depuis quatre ans, un Robin qui mesusait de la permission. que son âge lui donnait d'être jaloux & par conséquent déplaisant. Je cherchai, comme tu te l'imagines bien, à obtenir ce qu'elle n'avait jamais voulu m'accorder au couvent ; mais elle ne voulait point se départir de ses principes, & je crois qu'elle ne s'en serait jamais écartée, malgré mes sollicitations, & même celles de sa sœur que mon frere comme de raison, avait engagée de parler en ma faveur, si son vieux jaloux n'eût travaillé pour mes plaisirs, en voulant trop contrarier ceux de sa femme, en lui faisant la cruauté de s'opposer à ce qu'elle fût chez une de ses parentes & de ses amies, à une assemblée qu'elle avait accepté, ne prévoyant pas que son tyran dût la refuser, & cela d'une façon si impérieuse, que toute jolie femme qu'elle était, elle n'eut rien à répondre. Elle renferma son chagrin avec tout le soin possible, & en apparence soupa de fort bon appétit vis-à-vis de son loup garou. Il n'avait pas coutume de mettre beaucoup d'intervalle entre le repas et le coucher. Sa frugalité obviait à ses indigestions ; & son estomac eût pu cuire toute sa nourriture dans le peu de temps qu'il faut pour se déshabiller. Il fallut donc passer de la table au lit, & la Dame ne fut pas trop fâchée de cette conjoncture, parce que la coutume de Monsieur était de s'endormir sans délai, & de ne se réveiller qu'à six heures du matin. Sa femme feignit vîte de s'endormir pour mieux veiller, & sitôt qu'elle eût entendu les signaux du sommeil de son époux, elle se leva le plus, doucement qu'elle put, & hâtant sa toilette, elle se rendit à l'assemblée, où elle dansa & resta jusques à quatre heures du matin qu'elle s'éclipsa, afin d'être déshabillée, couchée, & endormie avant que son mari pût s'aviser de se réveiller. Par malheur cela lui était arrivé au milieu de la nuit, & ayant cherché sa femme, dans le lit sans la trouver, il s'était douté du tour, & en avait prémédité un autre. Dès qu'il eut les yeux ouverts, à l'heure de son lever, il s'assura qu'elle était revenue, & tout préoccupé de son dessein, il s'habilla, & passant dessous sa robe de palais une grosse poignée de verges, il revint au lit, & fit subir, à son aimable moitié, le honteux châtiment de l'enfance révoltée ; ensuite il la laissa réfléchir sur cet acte cruel du mépris le plus offensant. Elle ne s'abandonna point à une inutile & lâche tristesse, & songea à se venger. Pour cela elle m'écrivit un petit billet. Aussi surpris que flatté, je vole chez elle. Elle me conta toute son histoire avec une grande sincérité, & m'engagea à l'aider à punir cet époux criminel. Je n'ai jamais eu l'ame noire, ainsi il ne fut question de ma part ni de fer, ni de prison. Je lui conseillai seulement de lui faire les cornes . Cette idée fut de son goût, & je lui montrai plusieurs fois comment il fallait s'y prendre. Le Robin revient du palais, & sa femme le reçoit le plus gayement du monde. Comment, Madame, lui dit ce vieux bouru, vous voilà bien joyeuse pour une femme fouettée ? Et vous, vous voilà bien fier, répartit-elle, pour un homme... Et en même-temps elle lui fit les cornes . Le mari soupçonnant ce qui en pouvait être, & ayant appris que j'avais été quelque temps seul avec elle, prit la chose fort mal, & voulut se jeter sur elle. Mais avec un pistolet de poche, elle assura sa retraite jusques chez son pere, où elle discontinua de me voir ; & son mari ne peut rien lui reprocher que de lui avoir fait une fois les cornes ; ce qui ne serait pas arrivé sans sa ridicule jalousie, & s'il avait consenti que sa femme fût participer à des plaisirs décents. LETTRE XXI. Conclusion . JE partis de Besançon, & pris ma route par la Champagne. Ensuite je parcourus toute la Flandre, l'Artois, & toutes nos côtes maritimes, jusques à Ostende où je m'embarquai pour l'Angleterre. Et ayant voyagé dans les trois Royaumes je revins à Paris où je restai quelque temps encore. Mais contrarié derechef par quelques créanciers opiniâtres qui n'avaient pas voulu entrer dans les arrangemens que j'avais pris avec les autres ; & brouillé pour ainsi dire avec ma famille qui s'était refroidi sur mon compte depuis mes folles & excessives dépenses, & qui ne voulait ni ne pouvait plus me fournir selon mes desirs quoique bornés. D'ailleurs n'ayant plus ni le goût ni le moyen de paraître dans le monde, comme j'y avais toujours été, je me vis forcé de m'éloigner. Je choisis la ville de B *** pour séjour. Et depuis lors j'y suis, comme tu le sais, fixé ; partageant mon temps entre les occupations que mon état exige, & des méditations sur les vicissitudes de ce monde qui est un théâtre où chacun joue un rôle, mais peu d'acteurs ont des masques qui emboitent bien. D'ailleurs presque tous le portent avec tant de négligence qu'avec un peu d'attention on peut remarquer leurs traits naturels. Je regrette peu, & je ne cherche plus ces liaisons passageres, brillantes sans devenir flatteuses, & si voisines du ridicule. Si l'amour-propre en est satisfait, si les sens y trouvent une sorte de variété piquante, l'esprit ne saisit rien qui l'attache, le cœur n'y rencontre rien qui soit capable de le fixer. Le mien s'est ouvert à la mélancolie, dès le moment où j'ai été éloigné de Cécile , de cette femme charmante qui me faisait oublier dans le sein de l'amitié, la mort de Mademoiselle d'Herbeville qui est la seule personne pour laquelle j'ai réellement éprouvé ces élans de l'ame & ces sentimens tendres & délicats inspirés par le vrai amour. Je ne puis pas, en conscience donner ce nom là, pris dans toute sa valeur, à l'inclination que j'ai eu pour toutes les autres femmes, soit Madame De Larba , soit Cécile , deux personnes dont le souvenir m'est cependant encore bien cher, & que je n'oublierai jamais. FIN. POSTFACE de l'Éditeur. MAlgré ce que notre héros dit dans sa derniere lettre, je ne crois pas qu'il persévere à renoncer aux agrémens que le monde procure ; je m'attends à le voir se replier sur lui-même, & s'élancer derechef dans la société. Alors il ne manquera pas de m'instruire de tout ce qui s'y passera ; & moi je vous promets, cher lecteur, de vous en faire confidence. En attendant occupez-vous à lire deux de ses pièces de vers, car vous avez vu qu'il s'amusait quelquefois à ce genre de plaisir. Madame de ... ayant oublié à ... des ceintures à la levite , elle le chargea de les lui envoyer. Il y joignit ces vers. Je voudrais... quoi... je voudrais être Où ces rubans vont se placer ; Avec orgueil on m'y verrait paraître, Rien ne saurait m'en détacher ; Je jouirais des biens dont je serais le maître, Sans cesse autour de vous, j'apprendrais à penser. Est-ce donc là tout l'avantage Qui flatterait & mes yeux & mon goût ? Non !... Je voudrais encore davantage, Je serais près du cœur, & le cœur mene à tout. Une femme charmante, avec laquelle il était à la campagne, lui ayant demandé son portrait en vers. Voici comme il le fit. Amour, sois mon Apelle, Viens guider mon pinceau, D'Iris dont tu fis le modele Je dois crayonner le tableau. Des cheveux cueillis sur sa tête Les graces font des bracelets, Pour mieux assurer ta conquête Amour tresses en des filets ! Peins sa bouche divine, Son teint de lys, son sourire enchanteur, Peins sa taille élégante & fine Sa voix qui frappe, & l'oreille & le cœur. Ses yeux où l'esprit étincelle, Son front où regne la pudeur, Et sa gorge dont la fraîcheur Égale la rose nouvelle. Sur ses levres est la décence, La modestie est dans son cœur, Dans son ame est la bienfaisance, L'affabilité, la candeur. De ce qui suit ses traces Peins le cortege sémillant. Peins les jeux, les ris & les graces, La fidélité, l'enjouement. En assignant la place À chaque groupe varié, Amour ! je t'implore, de grace. Que la mienne soit à ses pieds. Notes L'on nomme ainsi les jeunes Gentilhommes destinés par la Cour pour être reçus Officiers dans le Génie ou dans l'Artillerie, & qui sont à une école pour étudier les Mathématiques. Illa est casin quam nemo rogavit. Voyez l'almanach de nuit, année 1776. Cet almanach est de l'Auteur de ces lettres. Voyez l'Amant gros lot, & l'Amour par loterie. Mademoiselle Du Thé est une de ces femmes charmantes que leur penchant dévoue au service de la patrie sous les étendarts de la volupté. Elle a eu en France autant de célébrité & d'adorateurs, que Laïs en eût parmi les amateurs de Corinthe. Si le lecteur s'est apperçu qu'il y a dans les lettres que je publie deux ou trois aventures qui ont quelques ressemblance avec des anecdotes déjà connues, à plus forte raison trouvera-t-il, en lisant celle-ci, une grande similitude avec celle de M. de F. , & par là sera-t-il en droit de blâmer l'éditeur de lui répéter des choses qui ne sont pas neuves. Car c'est du neuf qu'il veut. Pour ma justification je répondrai que des gens digne de foi, & dont je ne puis révoquer le témoignage en doute, m'ayant assuré que le fait était arrivé tel qu'il est ici rapporté à l'Auteur de ces lettres ; je n'ai pas cru devoir le supprimer vu que ce n'est pas la premiere fois que deux personnes employent les mêmes moyens. D'ailleurs le parti que l'on prend dans les différentes circonstances de la vie, est souvent le produit de la premiere idée qui s'offre à l'esprit, & il est possible que l'héroïne de cette aventure connut celle de Madame de F. , & que se trouvant dans le même cas, elle ait voulu l'imiter dans ses moyens de vengeance. Que n'ai-je eu le bonheur d'être son Chevalier. J'aime, à la folie de faire des cornes. (Note de l'éditeur.) Voyez pag. 67 de cette seconde partie.