SECONDE SUITE DE L'AVENTURIER FRANÇOIS, CONTENANT LES MÉMOIRES DE CATAUDIN, CHEVALIER DE ROSAMENE, FILS DE GRÉGOIRE MERVEIL. Per varios casus, & tot discrimina rerum Venimus. Virg. TOME PREMIER. LONDRES, Et se trouve à Paris, Chez l'Auteur, Hôtel de Malte, rue Christine. Quillau l'aîné, rue Christine, La Veuve Duchesne, rue Saint-Jacques. Et chez Belin, rue Saint-Jacques. Mérigot le jeune, quai des Augustins. Desenne, au Palais Royal. M. DCC. LXXXV. AVANT-PROPOS. Cette seconde suite de l'Aventurier François contient la vie du fils de Gregoire Merveil, qui a, comme il est naturel, à-peu-près la même physionomie que son pere, & qui éprouve des aventures du même genre. C'est un jeune homme qui cède à l'ascendant des circonstances, qui en est toujours puni, & qui nous peint ses remords; leçon continuelle, ce me semble, pour les jeunes gens, qui ne sont que trop portés à s'applaudir des bonnes fortunes dont celui-ci gémit. Il est, à-peu-près, en homme, ce qu'est, enfemme, Manon l'Escaut. Puissent les Mémoires de Cataudin approcher des graces de ceux qui portent le nom de cette belle fille! Tous les Héros de Roman vantent leurs exploits amoureux, celui-ci se les reproche comme des égarements. Il n'est jamais aggresseur; par-tout il est séduit, par-tout il est entraîné. On reconnoîtra peut-être que notre but est de faire observer, par-là, qu'il faut résister aux circonstances, quand on veut être vertueux. Au reste, nous sommes bien loin de donner ces Mémoires pour autre chose qu'un Roman, & même d'y montrer des prétentions au rôle estimable de moraliste. Les Lecteurs ne se préviennent, que trop aisément, contre ceux qui paroissent vouloir les instruire & les dogmatiser. Nous continuons, à cet Ouvrage, le nom d' Aventurier François, parcequ'il est intimement lié avec les précédentes parties, & qu'il fait entièrement corps avec elles. SECONDE SUITE DE L'AVENTURIER FRANÇOIS. PREMIERE PARTIE. LIVRE PREMIER. On a vu, dans la vie de mon pere, le commencement de la mienne ( a ). Cataudin est, comme on sait, le fils de Cataud, c'est-à-dire, de la chambriere d'un Curé. Mon origine n'est pas plus brillante que cela du côté maternel. J'aipourpere un Marquis, mais il ne se connoissoit pas cette qualité quand ma naissance, fruit de ses premiers exploits, lui procura les honneurs de la paternité; & l'amour me forma seul, sans le concours de l'hymen. Ces aveux modestes doivent répondre de ma sincérité. Je fus élevé d'abord aux Enfants-trouvés, ensuite chez une Dame riche qui, en voulant me faire passer pour son fils, m'attira la persécution d'un certain l'Arabe. Ce méchant homme étoit le pere de ma chere Adelaïde, la bien-aimée de mon cœur, mon éternelle inclination, le pendant de la belle Julie. Je fus d'abord marchand très marchant, si l'on me permet ce calembour, c'est-à-dire porte-balle, ensuite soldat, puis déserteur, & enfin Garde-du-Corps du Roi de Naples. On a pu voir, dans les Mémoires du Marquis d'Erbeuil, les détails de ce que je ne présente ici qu'en abrégé: on a vu comment je rencontrai ce tendre pere, comment il me fit placer au service de S. M. Sicilienne, où il me laissa. C'est à cette époque, mon cher Lecteur, que je commence, sous votre bon plaisir, le récit de mes Aventures. J'avois seize ans accomplis, c'est-à-dire tout ce qu'il me falloit, du côté de l'âge, pour avoir la tête cassée, si j'eusse été arrêté comme déserteur; mais je fus plus heureux, & celui qui devoit être fusillé au nom de S. M. Sicilienne, fut chargé d'un mousquet pour garder sa Personne. J'étois plein de machere Adélaïde; je ne voyois qu'elle dans l'Univers; mais plusieurs beautés m'honoroient de leurs regards, &, daignant me remarquer particuliérement, elles me forçoient de les remarquer à mon tour. Laissons ces beautés, pour nous occuper d'un personnage plus décent. Je veux parler ici d'un Cardinal que je ne dois pas nommer, & dont je fis la connoissance en lui sauvant la vie. Il étoit sur la mer, dans une petite barque voisine d'une pareille, sur laquelle j'étois monté. Nous fûmes assaillis d'un coup de vent; la barque de son Éminence fut si maltraitée, que nous vîmes ce Prélat entraîné dans la mer, par la violence des vagues écumantes. Je me précipitai dans les flots pour le sauver, au risque de périr mille fois: je vins à bout de l'attraper par le collet, & de le conduire dans notre nacelle &, de-là, au port. Revenu d'un long évanouissement, il voulut d'abord me donner tout ce qu'il avoit sur lui, comme si l'on payoit de pareils services; la vue de mon uniforme lui fit bientôt reconnoître qu'une récompense pécuniaire n'étoit pas proposable à un homme comme moi. Il me fit ses excuses, me peignit sa reconnoissance avec les expressions les plus animées, & me conjura tendrement de venir le voir. Je lui rendis, dès le lendemain, ma visite; j'en fus reçu comme un libérateur à qui l'on doit la vie: l'amitié la plus tendre s'établit, de prime abord, entre nous deux, & la sympathie acheva ce que la circonstance avoit fait naître. Le Cardinal de*** jouissoit d'une fortune considérable, ce qui est déjà un très grand mérite; mais la Nature lui en avoit donné un autre, qui surpassoit encore celui qu'il devoit à la fortune. Il étoit porteur d'une physionomie singulirement heureuse; la jeunesse la plus rayonnante se joignoit à la santé la plus florissante, pour lui donner un teint aussi supérieur à celui des Chanoines, que sa dignité l'emportoit sur un Canonicat. Je ne sais pourquoi je m'apperçus de ces graces extérieures dans un homme, c'est sans doute parce qu'elles étoient extrêmement frappantes. Sa table devint bientôt la mienne, & il ne me fut plus permis, tant que je me trouvois à Naples, de passer un seul jour sans y prendre au moins un de mes repas. Il me peignoit dans ses yeux un intérêt si touchant, que j'en étois enchanté & attendri. Ce jeune Prélat passoit, depuis quelque temps, pour un modele de vertu. On m'apprit, tout bas, qu'il avoit d'abord payé son tribut à la jeunesse, par quelques aventures galantes, qui l'avoient obligé de disparoître pendant quelque temps; mais c'étoient des taches légeres, que sa conduite postérieure avoir totalement effacées. Sa bienfaisance lui gagnoit tous les cœurs, & sa sagesse auroit fait honneur à la plus chaste vierge. On sent qu'un personnage si différent de tous les gens du monde, ne fréquentoit pas beaucoup le monde. Il paroissoit très rarement en public, & se montroit si peu, qu'à peine connoissoit-on sa figure, quoiqu'on la vantât, justement, comme une des plus belles du Royaume. On remarquoit deux choses; qu'il ne voyoit point de femmes, & qu'il étoit entouré de jeunes domestiques, tous d'une figure fine, délicate & agréable, dans le genre de la sienne. Quelques personnes soupçonnoient que c'étoient des filles déguisées, & il y avoit là de quoi leur inspirer des idées peu avantageuses sur la sagesse de Son Éminence; d'autres prenoient ces jolis domestiques réellement pour des hommes, & peut-être pouvoient-elles concevoir, dans ce pays-là, des idées encore moins avantageuses; mais la conduite du Cardinal étoit si réguliere, que ces deux circonstances ne donnoient lieu, sur son compte, à aucune odieuse imputation. „Je ne devrois pas vous recevoir, me “disoit-il, mon cher ami; mais le service, “que vous m'avez rendu, est de nature à “l'emporter sur toutes les considérations“. Il m'ouvroit son cœur & me confioit tous ses secrets: “mais il y en a pourtant un, “me disoit-il, que je dois vous cacher, “comme à tout le monde „Je cherchois à deviner ce secret de réserve & je n'en pouvois venir à bout Je voyois un mystere impénétrable répandu sur sa conduite & sut sa personne, mystere qui piquoit naturellement ma curiosité. Ce bon Prélat avoit un genre de pudeur assez particulier: c'étoit vis-à-vis des hommes qu'il pratiquoit cette vertu. Quand il se baignoit, jamais femme Janséniste n'a pris autant de précautions pour écarter, d'elle, les regards insolens des hommes. Une fois je l'apperçus de loin dans le bain; je voulus le rejoindre, &, plongeant adroitement entre deux eaux, je parvins tout-à-coup jusqu'au grouppe formé dans l'eau par S. Ém. in natura ibus, entourée de ses domestiques. Un cri de frayeur s'éleva de ce grouppe de baigneurs, comme si Pluton étoit sorti des enfers au milieu d'eux. J'apperçus, pour la premiere fois, de la fureur dans les yeux du Cardinal. Diane ne put être plus indignée contre Actéon. Je me sauvai rapidement, effrayé de l'indignation unanime qu'on me témoignoit. A peine avois-je eu le temps d'observer ces baigneurs; il m'avoit paru cependant qu'ils avoient, dans l'eau, des chemises comme des femmes. N'y en avoit-il point réellement quelqu'une parmieux; & le courroux de Son Éminence ne venoit-il point de la crainte que je ne m'en fusse apperçu? Quelques jours après, je vis un autre excès de pudeur encore plus singulier. J'allai à la chasse avec S. Ém. qui ne tiroit pas elle-même, mais qui prenoit plaisir à voir tirer. Nous nous y égarâmes. Un orage nous surprit, & nous fûmes trop heureux de trouver un asyle chez de pauvres paysans, où il fallut passer la nuit. Ces bonnes gens n'avoient qu'une chambre & même qu'un lit à nous prêter: ils compterent d'abord que nous coucherions ensemble. S. Ém. refusa de se prêter à cet arrangement, d'un ton absolu & décidé, que je ne lui avois jamais vu prendre. On nous proposa, du moins, de partager entre nous deux les matelas; le Cardinal ne voulut pas même que nous couchassions dans la même chambre, quoique dans deux lits différents. Bientôt il me conjura, du ton le plus tendre, de me coucher, & de lui laisser passer la nuit debout. „Monseigneur, lui “répondis-je, c'est ce que je ne souffrirai “pas; je suis, aussi-bien que vous, en “état de passer une nuit blanche: nous “nous amuserons, nous causerons, nous “rirons, nous sommeillerons de temps “en temps, chacun de notre côté, sur un “fauteuil, bien séparés, chacun à une “extrémité de la chambre.... „ -- “ O “mon ami, reprit le Cardinal d'une voix “attendrie, ma conduite doit offenser “le bienfaisant conservateur qui m'a sauvé la vie; je vous dois, du moins, un “aveu de mes motifs; je vous le ferai, “cet aveu, le plutôt qu'il me sera possible. “Croyez qu'il n'est pas encore temps; “croyez que, quand je vous l'aurai fait, “vous verrez mon innocence; vous verrez que je ne suis pas un ingrat“. J'embrassai le généreux Cardinal avec attendrissement; je lui dis qu'il me confondoit. Je tâchai de prendre un ton gai, qui pût éclaircir ce que cette scene offroit de sombre & de larmoyant. Je parvins à faire rire S. Em. aussi-bien que nos hôtes qui, nous voyant rester sur pied, ne voulurent pas non plus se coucher. Je fis venir du vin & un violon; je fis danser le pere, la mere & tous les enfans, qui n'avoient qu'un lit pour toute la famille, & qui ne le regretterent pas, en passant une nuit aussi gaie. S. Ém. témoigna quelqu'ombre de satisfaction, &, dès le point du jour, ses gens nous ayant déterrés, vinrent nous prendre. Nous laissâmes nos hôtes bien divertis, bien payés & par conséquent bien contents. Toutes ces circonstances me firent concevoir, sur le compte de S. Ém. des soupçons que chacun va peut-être deviner; un incident nouveau les fortifia. Poupin, le valet-de-chambre du Cardinal, étoit un beau jeune homme, un peu épris de sa jolie figure; il me faisoit des amitiés, dont les Narcisses amoureux d'eux-mêmes ne sont pas prodigues. Un jour je le surpris habillé en femme vis-à-vis de son maître; & il faut avouer que cet ajustement lui alloit parfaitement bien, & qu'on ne pouvoit se dispenser en conscience de prendre Poupin pour une femme. Il rougit, aussi-bien que le Cardinal, dont les yeux très pénétrans chercherent à sonder l'impression, que faisoit sur moi cette vue. Pour moi, je reconnoissois le motif des amitiés dont Poupin n'avoit pas été avare à mon égard. Je ne pus déguiser ce que je pensois, & je fis, à ce personnage, un compliment sur sa figure. Le Cardinal s'écria: „il ne nous est “plus possible de rien cacher au Chevalier.“ (car il faut savoir que le nom de Cataudin avoit paru trop ignoble à cet illustre ami, & qu'il m'avoit donné, de son autorité privée, celui de Chevalier de Rosamene). „Oui, mon cher ami, poursuivit le Cardinal, vous allez tout savoir. “Outre la circonstance présente, j'ai un “nouveau motif de vous tout avouer, “parceque je vais bientôt être dispensé de “jouer un rôle qui commence à me peser: “faites-moi le plaisir d'attendre pendant “un quart-d'heure dans ce salon, ensuite “vous saurez tout.“ Je passai seul un quart d'heure fort amusant, quoique dans l'impatience. Je donnai carriere à mon imagination, & je composai d'avance, dans ma tête, un roman de tout ce que je me figurai que le Cardinal alloit me révéler. Enfin un domestique vint me prendre pour me conduire vers S. Ém. J'entrai dans un salon superbe, illuminé comme la plus belle salle de bal. Je vis, sous un dais, au milieu d'un grouppe de belles Dames, une Dame plus belle que les autres, & dont la figure avoit quelque chose d'angélique: elle étoit assise sur un siége élevé comme un trône. Je fus ébloui d'un si brillant spectacle. Je m'avançai, avec un véritable embarras, vers la Dame qui paroissoit au moins une Souveraine. Elle me regarda d'un air riant, & parut jouir un instant de mon embarras: ensuite, se levant, elle me tendit les bras, & je l'abordai en posant un genou à terre. Elle me releva précipitamment, me serra contre son cœur. „O mon sauveur, me dit-elle, “reconnoissez-vous celle à qui vous avez “sauvé la vie?“ Quoique j'eusse deviné le mystere, je reconnus avec stupéfaction, dans la belle Princesse, l'aimable Cardinal qui m'avoit toujours témoigné si tendrement sa reconnoissance. Je regardai autour de moi, je vis les regards de vingt jolies Dames ou Demoiselles, qui m'observoient avec attention & en souriant; & je reconnus par degrés, dans elles, tous les jolis domestiques de S. Em. Ce n'étoit donc pas sans raison que je leur avois toujours trouvé, ci-devant, des figures si fines & si délicates. Je fus enchanté d'un si agréable spectacle. Je balbutiai, à la Princesse, un compliment que mes yeux exprimoient mieux que ma bouche: les siens me parurent plus expressifs que sous son déguisement précédent; ils sembloient peindre plus que de la reconnoissance, & j'en étois transporté. „Vous “voyez, mon cher Chevalier, me dit la “Princesse, les raisons qui m'ont obligée “d'avoir quelque chose de secret pour “vous; je vais vous les expliquer avec “quelques détails; passez, avec moi, dans “ce cabinet.“ Je l'y suivis; elle me fit asseoir auprès d'elle sur un sofa. Je pris une de ses belles mains, que je pressai tendrement de mes levres enflammées. Elle parut me savoir gré de mon transport. „Oui, mon cher ami, me dit-elle, je suis “une femme. Vous devez connoître le “nom de la Princesse Gémelli. Mon frere “livré à l'état Ecclésiastique contre son “inclination, décoré de la pourpre Romaine dans un âge trop tendre, s'est “permis peut-être, dans cet âge si digne “d'indulgence, quelques irrégularités dans “sa conduite, qu'on a sans doute beaucoup exagérées. Un mari jaloux a voulu “le punir d'un crime qu'il n'avoit pas “commis; car je connois mon frere; ses “principes sont trop austeres pour qu'il “ait jamais pu attaquer le saint nœud “de l'hymen; mais que ne persuade pas “la jalousie, & quelle vengeance n'est-elle pas capable d'inspirer? Bref, ce jaloux, l'un de nos plus grands Seigneurs, “crut s'appercevoir que son épouse le “trahissoit; on lui suggéra que c'étoit le “Cardinal mon frere qui l'avoit débauchée. Elle disparut sur le champ, aussi-bien que mon frere. Que sont-ils devenus “tous les deux? On raconte des choses “terribles de la vengeance de cet implacable jaloux. Il ne s'est répandu que des “bruits vagues sur le sort de nos deux “victimes. On a parlé de poignards, de “poisons, de souterrains; tous ces bruits “contraires les uns aux autres, se détruisoient mutuellement, mais l'idée de la “vengeance restoit; & nous avons toujours eu lieu de craindre le plus triste sort “pour mon frere, & pour la complice infortunée qu'on vouloit lui donner. “On l'a cru bien décidément puni pour “ses attentats contre l'hymen; mais étoit-il vivant ou assassiné? C'est ce qu'on ne “pouvoit décider. On se hâtoit, cependant, de publier sa mort, pour usurper “sa dépouille. Les nombreux & riches “bénéfices dont il jouissoit étoient des “objets d'envie, & nous allions les voir “sortir de notre famille, qui en a besoin, “parce qu'elle n'est pas riche, quoiqu'illustre. “Dans cette circonstance embarrassante, “mon oncle est venu me trouver au Couvent de***, où je m'étois retirée depuis mon veuvage; car vous savez sans “doute que, quoique très jeune, j'ai été “mariée pendant quatre mois, & que la “mort m'a trop tôt enlevé mon époux. “Je comptois le pleurer toute ma vie dans “l'ombre du cloître, mais on ne me l'a “pas permis. Mon frere est mon jumeau; “par un hasard qui n'est pas unique, on “lui reconnoît, avec moi, une ressemblance extraordinaire: c'est ce qui a fait “naître à mon oncle une idée singuliere. “Ma chere amie, m'a-t-il dit, ton frere a “disparu; on veut le faire passer pour “mort, afin de lui ravir tous ses bénéfices; “il faut que tu le remplaces. Ta ressemblance avec lui est extraordinaire; revêtue de ses habits, on te prendra infailliblement pour lui. On sait que tu es “ensevelie dans un Couvent; on t'y croira “toujours enterrée, tandis que tu joueras, “sur la scene du monde, le rôle d'un dignitaire revêtu de la pourpre Romaine. “Je sens bien que cette comédie ne peut “durer long-temps, mais au premier moment, sans doute, ton frere reparoîtra; “ses bénéfices lui seront conservés, & tous “les mauvais bruits, qu'on répand sur son “compte, tomberont par cet heureux expédient.“ “Cette idée me parut très folle; mais “je me la voyois proposée par un homme “qui devoit avoir plus de bon sens que “moi; je ne fis qu'une foible réfistance: “je me laissai bientôt gagner, & je fus revêtue de la pourpre qui nous rend, à nos “yeux, les égaux des Rois. “On publia dans Naples, par les soins “de mon oncle, que le Cardinal de***, “après avoir été malade, pendant quelque temps, à la campagne, étoit revenu “convalescent à la ville. Je ne parus point “en public. Ma retraite fit soupçonner “que S. Ém. étoit retenue par une petite “honte assez naturelle, après les bruits “qui avoient couru sur son compte. On “ne chercha point à la voir, afin de lui “donner le temps de reprendre un peu “de confiance. Pour ce qui est de moi, il “n'en étoit pas question; on me croyoit “dans mon couvent. On ne se douta pas “de la substitution, & le Cardinal passa “pour très vivant & réellement existant à “Naples. “Voilà, cher Chevalier, mon état & “ma position, & les circonstances qui “m'y ont amenée; mais, comme dit mon “oncle, cette comédie ne peut pas durer; “& j'ai l'espérance qu'en effet elle va “bientôt finir. J'ai reçu des nouvelles, “très vagues à la vérité, du frere infortuné “que je fais chercher sans cesse, avec les “soins les plus assidus. On m'apprend qu'il “respire certainement; mais on ajoute “qu'il est enfermé dans un Château qui “passe, parmi le peuple crédule, pour “être au pouvoir des esprits infernaux. Il “regne la plus grande confusion dans ce “qu'on me raconte à ce sujet. Quoi qu'il “en soit, vous pourriez peut-être tirer “mon frere de sa prison. Il me faut un “homme adroit, d'un regard perçant, “d'un cœur intrépide, qui sache voir où “les autres ne voient pas, & s'avancer “où les autres fuiroient, qui puisse enfin “découvrir la prison de mon frere & l'en “délivrer. Je vois, dans vous, l'homme “desiré dont j'ai besoin. Un doux pressentiment me dit que je vous devrai le précieux mortel objet de mes recherches; “&, sauveur du frere & de la sœur, “quels droits n'auriez-vous pas sur nous? “quelles prétentions ne pourriez-vous pas “former? & que pourroit vous refuser “une famille, qui vous auroit de si grandes obligations? La conclusion de ce discours fut frappante pour moi. La Princesse prononça les derniers mots d'un ton si tendre, si particulier, que je ne pus me dispenser de former les plus heureuses conjectures, & de concevoir presque les plus glorieuses espérances. Qui moi, bâtard de l' Aventurier François, me voir élevé au rang des Princes! obtenir, pour mon épouse, une Princesse!... Cet espoir m'éblouissoit, mais quoi! me disois-je, ingrat, infidele, pourrois-tu renoncer à ta chere Adélaïde? Mon Adélaïde est aussi belle que l'épouse de mon pere; elle fait que Julie n'est pas unique dans le monde. Elle n'avoit gueres que douze ans quand je la vis la derniere fois; la pure naïveté de l'enfance, l'innocence & la vague inquiétude du jeune âge se nuançoient sur son visage, qui promettoit la fleur de la beauté & en faisoit voir la timide aurore. Qu'elle étoit touchante! que je l'aimois! comme elle paroissoit m'aimer! comme je la serrois amoureusement sur mon cœur! Quand je la quittai, je la tins long-temps pressée dans mes bras, respirant son haleine, la regardant avec délices. „O mon cher Cataudin, me “dit-elle en pleurant, tu vas me quitter. “Ne m'abandonneras-tu pas? Pourras-tu “te ressouvenir de ta petite Adélaïde? “Elle t'aime; mais hélas! elle est la fille “de ton persécuteur; elle est d'une famille “qui s'est unie avec son chef pour te tourmenter; &, si tu es sensible à son amour, “ne l'as-tu pas trop récompensée? C'est “toi qui soutiens ma timide existence. Je “respire par toi, comme pour toi: tu te “prives de ton nécessaire, pour que ton “Adélaïde jouisse d'une espece d'abondance. Je t'appartiens; tu es le maître “de celle qui te doit sa subsistance; mais “pourras-tu estimer ce qui t'appartient?..“ „Arrête, m'écriai-je, ma chere Adélaïde, “c'est toi qui as commencé à me combler “de tes bienfaits, dans les jours de ton “opulence. J'ai contracté, envers toi, les “dettes les plus sacrées; ai-je aucun mérite “en y satisfaisant? Serois-je assez indigne “pour moins estimer celle que j'ai le bonheur, la gloire d'obliger?“ Alors je lui fis des sermens... ô Cieux! vous le savez. Je vous pris à témoin; je jurai devant vous de n'aimer jamais qu'elle. Après ces serments solemnels pourrois-je la trahir, m'enchaîner au char de la fortune, quitter Adélaïde pour une Princesse? Non; mon Adélaïde est, pour moi, au-dessus de toutes les Princesses; elle m'est d'autant plus sacrée, que j'ai le bonheur de lui être utile dans ce moment. Je le jure de nouveau; jamais je n'aimerai qu'elle: Elle est mon Univers, ma Fortune & mes Dieux. C'est ainsi que mon imagination s'exalta, & que je pris des forces, pour résister à la séduction des offres, qu'on ne devoit probablement jamais me faire. Cependant je ne pus m'empêcher de prodiguer, à la Princesse, mes tendres protestations de reconnoissance, pour les aveux qu'elle m'avoit faits. Je lui témoignai le zèle le plus ardent pour lui rendre son frere. Elle vit, dans mes yeux, l'éclair du courage, & parut concevoir la confiance & l'espoir de me devoir bientôt le précieux mortel, objet de ses recherches. Elle reprit bientôt la pourpre Romaine, & cette décoration m'imposa plus de respect, sans étouffer entierement un goût naissant, que la beauté m'avoit naturellement inspiré, quand elle avoit daigné paroître à mes yeux sous son vrai costume; je dis un goût, car je ne me sentois une passion véritable que pour mon Adélaïde. En attendant que j'eusse recueilli toutes les informations nécessaires sur le Cardinal qu'il me falloit chercher, & que je pusse partir pour l'expédition où j'allois m'engager, dans l'unique dessein de plaire à la Princesse, dont j'étois le Chevalier, je lui faisois une espece de cour, avec tout le respect dû à son rang & à son éminente vertu. Je prenois même chaque jour, avec elle, des manieres plus libres, & jusqu'à une sorte de familiarité décente. „Ma chere “petite Éminence, lui disois-je, en lui “baisant sa jolie main, de laqu-elle on “recevoit quelquefois, à genoux, des “bénédictions, quel tendre respect vous “m'inspirez! Il me semble, quand je vous “vois, qu'une balustrade sacrée me sépare “d'un autel que je voudrois embrasser, “avec la dévotion la plus vive. Je vous “adore; car un attachement mêlé d'un si “profond respect, peut bien se nommer “adoration; mais, malgré votre dignité, “une mortelle partage mon cœur avec “vous. Oui, j'aime mon Adélaïde; je “l'adore aussi; car, si elle n'est qu'une citoyenne, l'amour que j'ai pour elle en “fait, à mes yeux, une Divinité.“ Alors je racontai mon histoire à S. Ém. Je détaillai tout ce qui regardoit nos innocentes amours. Elle écouta mon récit avec le plus vif intérêt. Elle fut souvent attendrie jusqu'aux larmes. „O! mon cher ami, me “dit-elle, soyez fidele à votre Amante; “conservez un amour si noble, il vous “honore à mes yeux. Attendez que mes “affaires soient arrangées, & que quelques années vous aient rendu plus propre “pour la vie réguliere & sérieuse du mariage; alors je tâcherai de satisfaire les “vœux de mon cœur en comblant les “vôtres.“ Elle dit, & il lui échappa un soupir, qu'elle s'efforça vainement d'étouffer & de me cacher. Je fus attendri de la bonté de cette aimable dignitaire, & je lui demeurai plus attaché que jamais. Je continuai, avec un zele infatigable, les recherches que j'avois entreprises relativement à son frere, & j'eus enfin lieu de croire que j'avois découvert son asyle, ou plutôt sa prison. C'étoit aux environs du Mont-Cassin, dans un désert enfermé au milieu des montagnes, qu'il falloit l'aller chercher. Sur ces entrefaites, j'appris aussi où étoit la retraite de mon Adélaïde, que j'avois perdue de vue depuis quelque temps. Elle m'écrivit la lettre la plus tendre, & m'envoya son portrait. Je montrai l'un & l'autre à la Princesse Cardinal, qui en parut enchantée, & qui me promit que, dès qu'elle auroit repris les habits de son sexe, elle feroit venir auprès d'elle ma chere Adélaïde, pour la garder, jusqu'à ce qu'elle pût l'unir avec moi. Nouveau motif pour moi de hâter l'entreprise qui, en ramenant le vrai Cardinal à Naples, devoit rendre la Princesse sa sœur à son sexe & à son véritable état. Enfin le jour fut pris pour mon départ. Je m'armai de toutes pieces comme un preux Chevalier; ma belle Cardinale me passa une écharpe brillante qu'elle avoit brodée elle-même. Je la serrai dans mes bras. J'obtins un chaste baiser sur sa joue révérée. Je montai sur mon palefroi, & je partis comme un éclair. J'étois muni d'une ceinture de pistolets dans lesquels j'avois beaucoup de confiance. Le portrait de mon Adélaïde, appliqué sur ma poitrine, m'en inspiroit encore davantage. Je voyois mon Amante, ma Princesse & la Gloire; en falloit il davantage pour me faire braver tous les dangers, & renverser tous les obstacles? Fin du Livre premier. SECONDE SUITE DE L'AVENTURIER FRANÇOIS. LIVRE SECOND. Je me rendis, selon les renseignemens que j'avois reçus, dans un lieu très peu connu, quoiqu'assez près du Mont-Cassin, dans une retraite véritablement faite pour receler des criminels. La Nature y portoit une empreinte lugubre, qui sembloit annoncer des scenes effrayantes, dont ce lieu devoit être le théâtre. Des rochers fendus, calcinés par la foudre; des torrens d'eau bouillante, qui tomboient à grand bruit dans des abîmes, d'où sortoient des feux; la lave & toutes les horreurs des volcans; la fumée de soufre qui suffoquoit, la vapeur de l'eau brûlante qui étouffoit, la neige qui tomboit en masses du sommet des rochers, & se précipitoit dans des gouffres sans fond, tout offroit la désolation de la Nature, le cahos & l'empire de la destruction. Au centre de ce lieu désert, inhabitable, entre deux montagnes, à l'entrée d'une gorge, s'élevoit un vieux Château, qui en fermoit le passage. Ce séjour funebre, en partie creusé dans la roche, sembloit ne pouvoir être habité que par des diables, & passoit en effet, pour n'avoir que de si terribles habitants. C'étoit-là qu'il falloit chercher le Cardinal, &, malgré une secrette horreur, que sembloit inspirer un lieu si étrange, je m'avançai intrépidement vers le dongeon redoutable. D'après ce qu'on m'avoit dit, je m'attendois à des périls sans nombre; toutes mes armes étoient prêtes & chargées; j'avois dix-huit coups à tirer. J'arrive au pied du Château, sans avoir rencontré ame qui vive. Je comptois qu'il faudroit enfoncer les portes, je les trouve toutes ouvertes. J'entre; je ne vois d'abord personne; mais j'entends chanter, danser, & faire de grands éclats de rire, où le timbre féminin se faisoit remarquer, & m'annonçoit que le beau sexe devoit être nombreux. „Si ce “n'est que cela, me dis je en moi-même, “il ne me faudra pas beaucoup d'héroïsme pour terminer l'entreprise“. J'avance avec la plus grande confiance, en criant, du ton le plus déterminé: o di casa, (oh! la maison). Une jolie brunette, parfaitement appétissante, sort d'une vieille porte, & vient à moi, les bras ouverts. „Ah! c'est toi, mon cher ami, me dit-elle, comment te portes-tu? Je ne te “connois pas; mais tu parois un bon vivant, tu ne gâteras rien à la compagnie; “viens t'amuser avec les enfans de la joie“. En disant ces mots, elle me saute au cou & m'embrasse de si bonne grace, que je ne puis m'empêcher de la presser dans mes bras caressans. Soudain tout disparoît. Je me trouve plongé dans une profonde obscurité. A la lueur d'une petite lampe, je vois, qu'au lieu d'une jeune fille, je serre dans mes bras un squelette. Ici commence le merveilleux. Ce merveilleux, cependant, ne sort pas des bornes de la Nature, aux yeux de quelqu'un qui n'est pas crédule. Je sentois fort bien qu'en fermant des volets, on avoit pu amener l'obscurité; qu'à l'aide d'une trape, on avoit pu faire descendre la jeune fille, & monter, à sa place, un squelette. Un moment de réflexion me suggéra cette façon d'expliquer le prétendu phénomene, & m'empêcha de ressentir le moindre effroi. Je regardai autour de moi; je vis, à la lueur d'un pâle flambeau, des spectres difformes, des figures horriblement grimaçantes, des têtes de mort, d'où la lumiere s'échappoit par les trous des yeux & des narines. Je reconnus qu'on avoit travaillé, de longue main, pour effrayer ceux qui oseroient mettre, dans cet asyle, un pied téméraire. Cependant, j'entendois traîner debruyantes chaînes, & percer, jusqu'à moi, de longs gémissemens. J'avançois toujours, le sabre à la main, sans rencontrer personne. Tout-à-coup je vois sortir, de terre, un homme habillé comme nos Peintres nous représentent le diable, un vrai paillasse, qui me vomit de la flamme & de la fumée, de sa bouche infecte. Je fonds sur lui à coups de sabre: il fait, devant moi, des sauts & des gambades, en reculant bravement. J'avance sur lui; je suis prêt à le pourfendre. Soudain je vois sortir, de terre, un bûcher enflammé, & mon Lucifer fait lestement des sauts périlleux, au milieu de la flamme. J'avois l'air d'un vrai Renaud, procédant à l'entreprise de la forêt enchantée. Je poursuis, intrépidement, mon diable au travers des feux; mais il s'abîme dans la terre, & j'y tombe avec lui. Je fus renversé légèrement, par ma chûte; mais je me relevai comme un ballon, & je roulai mon sabre en cercle, avec une vivacité éblouissante, qui écarta, de moi, tous ceux qui vouloient fondre sur ma personne. Bientôt j'examinai le souterrain où je me trouvois. Je vis, devant moi, la gueule énorme d'un monstre, ouverte comme un abîme rempli de feux. A travers des flammes bleuâtres, j'apperçus, dans la capacité de cette gueule enflammée, un tribunal, ou conseil de diables, ou prétendus diables. Ils étoient présidés par un démon, dont les cornes ressembloient aux rameaux d'un arbre dépouillé de verdure, par la rigueur de l'hiver. Il étoit assis sur un thrône, qui paroissoit rouge & embrasé; à ses côtés, des conseillers cornus, sur des siéges de la même espece, étaloient leurs figures épouvantables, horriblement difformes. Ils paroissoient respirer parfaitement à leur aise, au milieu de la flamme. Alors le grand diable me commanda, au nom de tout l'enfer, de dire ce que je voulois. „Nobles pendards, leur dis-je, je veux “délivrer, d'ici, le Cardinal de***.“ Sa majesté diabolique me commanda de sortir, sur-le-champ, du Château, &, sur mon refus, elle ordonna à deux diables, de ses satellites, de me saisir, & de me plonger, vivant, dans une chaudiere d'huile bouillante, où je voyois tourner & retourner, à grands coups de fourches, des figures humaines, qui paroissoient pousser des cris affreux. Je vis les fourches ardentes s'avancer vers moi, pour m'enlever, en m'éventrant poliment. Soudain je décharge mes pistolets sur la bande infernale. Plusieurs coups portent, & j'entends mes diables qui poussent des cris horribles. Je saute dans la gueule monstrueuse, & je fonds sur eux, à grands coups de sabre. Tous s'enfuient, jusqu'à Pluton, qui résista le dernier. Je me vois bientôt seul, & je reste plongé dans la plus profonde nuit. Sans être effrayé, j'étois embarrassé; je n'avois aucune crainte, parce que je sentois bien que si mes ennemis ne m'avoient pas craint eux-mêmes, ils n'auroient pas recouru à la ruse, & à toute cette farce, pour m'intimider: car rien de tout cet appareil infernal ne m'éblouissoit. Je reconnoissois le jeu des étouppes allumées, de l'esprit de vin enflammé, des décorations enluminées, & tout le charlatanisme dont on vouloit m'effrayer. Ces coquins s'étoient emparés du Château, & ils en jouissoient à l'aide de cette comédie, dont ils effrayoient les gens crédules. A l'air humide & frais, que je respirois dans l'obscurité, je sentis que j'étois dans une cave. Je tâtonnai de tous côtés pour découvrir une issue. Je trouvai un escalier, & je montai, sans crainte; mais je ne tardai pas à m'applatir la tête contre la voûte. Je me trompe, c'étoit seulement contre une trape, qu'il suffisoit de lever pour sortir; mais elle étoit fermée, par une bonne serrure; & sembloit devoir résister aux plus puissans efforts. Cependant je me ramassai, en me roidissant, & me relevant violemment, je frappai de toutes mes forces, non de la tête, je ne l'aurois pas eue assez dure; mais des épaules & du dos. Je répétai ce fatiguant exercice, avec tant de constance, que je vins à bout de faire voler en éclats, la malheureuse trape. Alors je vis le jour, & je sortis du souterrain. J'apperçus un tas de coquins qui se refugierent, chacun dans un trou, & disparurent. Pour moi, je vis que la porte de derriere du Château étoit ouverte, & donnoit sur un très beau parc. Je suivis une allée de peupliers d'Italie, qui me conduisit à une barriere. Je vis que je pourrois escalader, facilement, cet obstacle; & je fus curieux, avant de quitter ce Château, d'y retourner secretement, pour voit ce que deviendroient tous mes diables. En effet je retournai, le plus secretement que je pus, en suivant les détours, fort ombragés, d'un labyrinthe, afin de n'être pas apperçu, par les honnêtes gens que je voulois épier. Parvenu dans le Château, j'entendis des chants, des cris, tout le bruit d'une orgie. Il y avoit, à la porte de la chambre, où l'on faisoit vacarme, une assez large fente, qui me permit d'en observer les acteurs, tout à mon aise. Je vis tous mes diables, à moitié rendus à la forme humaine; leur tête étoit dépouillée du masque & de la coeffure infernale; le reste du corps étoit encore diabolique. Je reconnus plusieurs paysans du lieu, avec lesquels j'avois déja eu l'occasion de faire connoissance: ce qui m'étonna, c'est qu'ils donnoient, au plus apparent de la bande, le nom de M. le Curé. Étoit-ce vraiment le Pasteur du lieu? A ce qui lui restoit de son travestissement, je reconnus, dans lui, celui qui avoit fait le chef des diables. Deux paroissoient blessés: l'un avoit la tête empaquetée; l'autre, le bras en écharpe; & c'étoit à mes pistolets, qu'ils devoient ces agréments. „Il nous a donné bien du fil à “retordre, disoit M. le Curé; mais je crois “pourtant que nous en voilà débarrassés. “Il faut qu'il soit intrépide, pour avoir pu “résister à tout l'appareil infernal que nous “avons déployé sous ses yeux. Il y a de “quoi tromper les plus fins. C'est un machiniste de l'opéra de Paris qui a arrangé “tout cela. Aussi, depuis vingt ans, tout “le monde en est la dupe: & voilà qu'un “blanc-bec, de dix-sept ans, résiste à tout “cela; mais, encore un coup, nous en “voilà défaits. Buvons.“ On obéit, avec empressement, à M. le Curé. On versa, on but rasade: alors il se passa des scenes, dont je ne puis rendre compte, & dont je m'impatientai d'être spectateur. Je retournai, précipitamment, du côté de la barriere; je l'escaladai facilement, & me voilà hors du séjour prétendu diabolique. Mais pourquoi tous ces gens, qui auroient pu m'exterminer, s'étoient-ils contentés de chercher à m'éblouir, & à m'intimider, par un appareil composé à si grands frais? Je répondrai, que ces frais n'étoient pas faits pour moi seul; & qu'ils aimoient bien mieux faire déserter quelqu'un effrayé, par tous leurs prétendus enchantements, qui alloit ensuite, par-tout, répandre & communiquer sa terreur, que d'assassiner quelqu'un, pour s'exposer à quelque descente de Justice, qui auroit bien pu faire cesser tous les prodiges & chasser tous les diables. J'ai lieu de croire que tels étoient leurs motifs; & je tirai cette conclusion, de quelques-uns de leurs propos. Le Château, que je venois de traverser, étoit, comme je l'ai dit, à l'entrée d'une gorge, qu'il fermoit exactement. Ce n'étoit pas là le séjour du Cardinal; je m'en apperçus très bien. Pourquoi donc m'avoit-on fait prendre cette route, & traverser ce lugubre Château? C'est parce qu'on ne connoissoit pas d'autre entrée qui conduisît à la prison de S. Ém. Il y en avoit une autre secrete, comme je l'appris depuis, que le propriétaire de cet endroit, persécuteur du Cardinal, fréquentoit, depuis qu'il avoit abandonné son Château aux prétendus démons, & n'osoit plus y passer. Si j'avois, alors, connu cette route, je me serois dispensé de traverser la demeure des diables villageois. Quant à moi, je me trouvois dans un embarras inexprimable, cherchant, de tous mes yeux, la retraite du Cardinal. Tout-à-coup j'apperçus, dans le lointain, un second Château. Je me hâtai de le gagner. J'appris qu'il appartenoit au duc Spalanzoni, le persécuteur dont je viens de parler. Je ne doutai pas que je ne trouvasse S. Ém. dans ce malheureux séjour. Je voulus donc y pénétrer sur-le-champ. Je rodai de tous côtés, pour trouver une entrée. Je fis plus d'une lieue autour des murs d'un vaste parc. Ces murs, trop hauts, ne me permettoient aucun passage. Enfin la muraille, un peu démolie, dans un endroit, me laissa la faculté de l'escalader. Je me trouvai dans un parc, ou plutôt, dans un bois touffu. Les arbres étoient des cyprès & autres, d'une verdure triste. Une petite riviere, qui paroissoit noire, parcequ'elle couloit sous une ombre épaisse, offroit l'image du Cocyte ou du Léthé, & ne blanchissoit que dans les endroits où, sur des lits de cailloux, elle se brisoit & rouloit en écumant. Des rochers pendoient en ruine, & la terre, fendue & entr'ouverte, laissoit voir des abîmes, dans le fond desquels les rayons du soleil ne pouvoient percer, où l'on rouloit, précipité, malgré soi; où l'on n'étoit retenu, que par des troncs d'arbres, noueux, inclinés sur l'abîme. Au bas de ces gouffres profonds, on entrevoyoit à peine le ciel, où les étoiles sembloient scintiller pendant le jour. Là, on se sentoit séparé de l'univers, & comme hors du séjour des vivans. Dans cet asyle funéraire, où je ne m'attendois à voir que des objets lugubres, j'apperçus, au détour d'un buisson, une dame très bien mise, assise sur un bout de roche, au bord d'un ruisseau, inclinée sur son onde, & plongée, à ce qu'il paroissoit, dans la plus profonde méditation. Une thérese, de gaze, couvrant son visage, ne me le laissoit qu'entrevoir; mais, à mon grand étonnement, je crus reconnoître la Princesse Gemelli, dans cette dame voilée; elle avoit même une robe de la même étoffe & de la même façon qu'une pareille, dont ma respectable amie s'étoit revêtue, le jour que j'avois pris congé d'elle, pour la glorieuse entreprise. Je m'écartai, par respect, de la dame inconnue, afin de ne pas la troubler, dans ses méditations; & je rencontrai bientôt un petit berger, qui faisoit paître fon troupeau sur la pente des rochers. Je lui demandai quelle étoit la dame que je venois de voir au bord du ruisseau. Il me répondit, d'un air franc, que c'étoit la Princesse Gemelli. Je fus très-étonné de cette réponse. „N'est-ce point plus tôt, lui dis-je, le Cardinal de***?“ -- „Bon, me répondit-il, vous badinez. Le Cardinal de*** “est son frere. Notre Maître lui avoit bien “fait mettre la main sur le collet; mais “le drôle a eu l'art de s'échapper. Sa sœur “nous est tombée entre les mains, & nous “la gardons à sa place. L'une vaut bien “l'autre, & nous ne perdons pas au “change.“ Ce langage me parut clair, & je ne doutai presque plus que ma chere Princesse, depuis mon départ, ne fût tombée entre les mains de ces brigands. Je ne fus plus étonné de la mélancolie dans laqu-elle cette personne voilée me paroissoit abîmée. „Hé “bien, me dis-je, je venois délivrer le “Cardinal, je délivrerai sa sœur. “Je pris mon parti sur-le-champ, & je vis plus de plaisir dans cette nouvelle expédition. A quelques pas de-là, je rencontrai une jeune femme, qui me parut être de la suite de la Princesse. „Qui êtes-vous, me dit-elle, jeune étranger? Etes-vous ministre “de notre lâche tyran, ou plaignez-vous “son innocente victime?“ Je répondis, que personne n'étoit plus attaché que moi, à la Princesse Gemelli, & que je venois justement pour la délivrer. „Mais, ajoutai-je, est-ce elle ou son frere?“ -- „C'est “elle, s'écria la jeune femme.“ Elle m'embrassa, en me disant: „vous êtes notre sauveur;“ & folle de joie, elle me mena, en courant, vers sa Maîtresse. „O! “ma Princesse, s'écria-t-elle, voici un libérateur, que le Ciel nous envoie.“ A ces mots, la Princesse souleva ses yeux appesantis, me regarda languissamment, à travers son voile de gaze, & me dit d'une voix basse & presqu'éteinte: „Qui êtes-vous, généreux étranger?“ Je fus étonné de cette question. „Quoi! “belle Princesse, lui répondis-je, ne reconnoissez vous plus celui que vous avez “nommé, vous-même, le Chevalier de “Rosamene? Ne vous rappellez-vous plus “que je viens ici, par votre ordre, pour “délivrer le Cardinal votre frere? Hé “bien, belle Princesse, puisque c'est vous “qui êtes, à présent, au pouvoir de la tyrannie, je vais risquer, pour vous, ma “vie, avec encore plus de plaisir, que je “ne l'aurois fait pour S. Ém.“ -- „Ah! “s'écria la femme-de-chambre, n'est-ce “pas vous, beau Chevalier, qui avez déja “sauvé la vie à Madame, & dont je lui “ai entendu parler avec tant d'éloge?“ „C'est moi, répondis-je, qui ai déjà été “assez heureux pour lui être utile, dans un “danger qu'elle a couru sur mer, & qui “suis encore prêt à verser mon sang, pour “elle.“ La chere suivante me sauta au cou. „Ma Princesse, dit-elle à sa Maîtresse, “vous devez le reconnoître.“ -- „Sans “doute, répondit la Princesse; pardonnez-moi, mon cher Chevalier, si j'ai “paru ne pas vous reconnoître; c'est un “effet de ma douleur inexprimable. Sauvez-moi encore une fois, mon tendre “ami. Je ne vous offre aucune récompense pour tant de bienfaits; ils sont “au-dessus de tous les dons, & de tous les “trésors. Le plaisir & la gloire d'obliger, “sont ce qui vous touche le plus. Mon “bien, mon sang, ma vie, tout est à vous. „Délivrez ce qui vous appartient, des “mains de la tyrannie.“ Je fus pénétré du discours de la Princesse, d'autant plus qu'elle parloit avec la poitrine oppressée, & la voix étouffée & méconnoissable. Elle paroissoit fort abattue, autant que je pouvois le reconnoître, au travers de son voile. „Concertez-vous, dit-elle, avec mes “femmes:“ & elle trouva bon que je visitasse le local, pour découvrir les moyens de sortir de cette infernale demeure. Elle avoit pourtant ses charmes, cette singuliere demeure. Je la parcourois avec une douce mélancolie. Dans une petite allée d'orangers, fort écartée, embaumée par la chûte des fleurs, je rencontrai une jeune demoiselle de quatorze à quinze ans, de la physionomie la plus heureuse, sur laqu-elle ma présence parut faire une impression savorable. Elle me salua avec une ardeur, une grace, & en même temps, un respect singulier. Je fus nécessairement flatté d'un pareil accueil. „Qui êtes-vous, “me dit-elle, beau Chevalier? Je viens “de vous voir parler avec la Princesse “Gemelli; la connoissez-vous?“ -- „Ma “belle demoiselle, lui répondis-je, peut-être indiscretement, m'est-il permis de “vous avouer que je voudrois bien la délivrer d'ici?...“ -- „Oh! ne la délivrez “pas si-tôt, reprit la belle personne. Restez “quelques jours parmi nous; croyez-vous “qu'il vous sera impossible de vous y amuser “pendant quelques jours?“ -- „Avec une “aussi belle personne que vous, répondis-je, “je m'y amuserois pendant une éternité; “mais la Princesse doit brûler de se voir “délivrée.“ -- „Oh! laissez-la brûler, “reprit la belle; son feu ne doit pas être “ardent. Vous êtes la seule figure humaine “que je rencontre ici depuis des siécles.“ Elle vouloit dire, apparemment, la seule figure d'homme; car enfin, il y avoit des figures de femme, dans cette enceinte; mais la Princesse Gemelli, avec toute sa beauté, ne faisoit, sans doute, aucune impression sur cette jeune personne, & j'étois, en cela, plus heureux que Son Excellence. La jeune demoiselle me voyant recevoir favorablement ses offres: „Oh! restez, “mon cher ami, me dit-elle avec instance; mais ne vous montrez pas à “maman, car elle voudroit vous prendre “pour elle: elle veut tout pour elle. Vraiment, elle est bien jolie, maman. Mais “me trouvez-vous donc si mal qu'elle le “dit?“ Je lui répondis que je la trouvois charmante; que sa mere auroit beau être jolie, rien ne pourroit plus me toucher après l'avoir vue; je le lui jurai, & elle dut voir, dans mes yeux, que je parlois sincérement. Il est vrai que la jeune personne étoit enchanteresse; j'appercevois, dans ses grands yeux noirs & pétillans, un mélange de naïveté & d'ardeur, qui m'enflammoit. „Restez, ajouta-t-elle; je ne vous laisserai manquer de rien. Voyez-vous cette “grotte, ajouta-t-elle, en m'y conduisant; “vous trouverez-vous si mal, dans cette “retraite? Je vous apporterai à manger. “Je vous nourrirai comme ce que j'aime “le mieux.“ Elle apperçut que j'étois violemment tenté de me laisser gagner. Je lui tendis les bras, elle s'y précipita; je l'embrassai, elle me le rendit avec une ardeur que je ne puis exprimer, & que son air d'innocence rendoit encore plus agaçante. „Asseyez-vous, me dit-elle, mon cher “ami, je vais vous chercher à goûter;“ & elle s'envola, comme un oiseau, sans attendre ma réponse. Je regardai autour de moi; je vis une grotte charmante, que toutes les descriptions de grottes, qu'on voit dans les Poëtes, ne pourroient représenter. Des coquillages de mille couleurs, de la mousse, des guirlandes de fleurs; il y avoit de tous ces objets riants; mais on y goûtoit, de plus, je ne sais quoi de champêtre, & en même temps de galant, que je n'avois vu qu'en cet endroit. La fraîcheur qu'on respiroit, l'ombre attendrissante dont on jouissoit, la perspective qu'on appercevoit, du fond de la grotte, tout inspiroit une voluptueuse mélancolie, un enchantement qui captivoit, & enchaînoit dans ce beau lieu. La jeune personne ne tarda pas à revenir, avec une jolie corbeille remplie de fruits exquis & appétissans. Elle y avoit joint un flacon d'excellent vin de Syracuse. Elle étendit, devant nous, ses petites provisions, me fit asseoir, auprès d'elle, sur un siege de mousse, au bord d'un bassin d'eau pure, me présenta la plus belle pêche de son panier, & m'in vita à manger, avec un doux baiser. Je répondis, de tout mon cœur, à une si tendre invitation; & je fis un goûter délicieux, avec ma chere petite amie. Elle m'aimoit de toutes ses facultés, & me l'avouoit, avec une naïveté enchanteresse, qui annonçoit qu'elle ne se doutoit pas qu'on pût rien reprendre dans ses sentimens, ni même dans les innocentes caresses qu'elle me faisoit; car, il faut l'avouer, elle s'abandonnoit aux mouvements de son cœur, avec une innocence & une franchise sans pareilles. Nous étions, l'un & l'autre, dans un âge bien digne d'indulgence: elle avoit à peine quinze ans, je n'en avois pas dix-sept. Je ne dirai pas jusqu'où nous conduisit l'ascendant des circonstances. Cette scene fut répétée plusieurs fois, avec un plaisir réciproque, & toujours nouveau. Cependant, les femmes de la Princesse me faisoient aussi, de leur côté, les plus tendres amitiés: elles paroissoient ravies d'avoir un homme au milieu d'elles; & elles m'engagerent à y rester quelque temps, & à ne pas presser la conclusion de mon entreprise. „Dans peu de temps, me dirent-elles, le Duc Spalanzoni, notre “tyran, aura besoin de tout son monde, “pour une fête qu'il doit donner à vingt “milles d'ici: il sera donc obligé de dégarnir ce Château, pendant quelques “jours, & de n'y laisser presque personne “pour nous garder. Alors, il vous sera “plus aisé de nous enlever, & vous aurez “moins d'obstacles à vaincre. Attendez “donc, mon cher petit ami; la Princesse “l'agrée; nous ne vous laisserons manquer “de rien, & nous nous amuserons de tout “notre cœur.“ Ce petit serrail me plaisoit assez, & je ne voyois pas pourquoi j'aurois fait le cruel, en refusant d'y vivre à souhait, & d'être le coq au milieu de toutes ces poulettes, auxqu-elles un homme, dans ce désert, paroissoit un Dieu. J'étois fervi avec une profusion, avec une délicatesse exquise. Je n'ai jamais fait si bonne chere. J'en avois besoin. Les plaisirs vinrent habiter ce séjour de deuil & de punition. Je me partageois entre ces femmes & ma petite Agnès: c'étoit le nom de la jeune personne. Elle me faisoit des reproches de les voir: elle vouloit que je fusse tout à elle. Je me gardois bien de dire aux autres que j'avois ce joli morceau de réserve. Il n'y avoit que la Princesse que je dusse respecter dans ce petit paradis terrrestre. Elle me mena promener avec elle, deux ou trois fois. Elle m'entretint toujours du ton le plus grave & le plus sérieux. Sa conversation étoit philosophique, & au-dessus de son sexe. Je ne reconnoissois pas sa voix. Il est vrai qu'elle étoit éteinte par un gros rhume. Je ne reconnoissois pas non plus sa taille; je trouvois cette dame plus grande, ainsi vêtue, qu'en Cardinal; mais les femmes paroissent toujours plus grandes sous les habits de leur sexe, que sous ceux du nôtre. Pour son visage, je ne le voyois qu'à travers une double gaze; il me paroissoit moins délicat que celui de la Princesse Cardinal, mon amie; mais je me répondois, à cela, que les femmes paroissent toujours plus mignonnes, comme plus petites, sous nos habits, que sous les leurs. Mais je ne reconnoissois point, dans les les regards de cette Dame voilée, ce tendre intérêt, qui brilloit dans ceux de ma chere petite Éminence. Je me sentois moins ému auprès de la recluse; il y avoit quelque chose de plus austere dans notre conversation. Il me sembloit que je parlois avec un homme; & je me doutois que cela étoit vrai. Enfin, le mystere fut bientôt découvert. Dans une conversation que j'eus, pendant une promenade, avec cette Dame imposante. „Vous avez donc vu ma sœur, me “dit-elle?“ Ce mot échappé fut un trait de lumiere. Je regardai fixement le personnage. „C'est donc vous qui êtes le frere, “lui dis-je; je m'en étois douté. Je ne “reconnoissois pas ma chere Princesse Gémelli. Ici la prétendue Dame parut déconcertée, & me dit, en m'embrassant: „Mon cher ami, je vois que, malgré “votre grande jeunesse, vous êtes un “homme prudent, & que je puis me fier “à vous. Il est clair que je suis un homme, “& je ne puis le nier; mais je vous dois “compte des raisons, qui m'ont fait “endosser l'habit de femme. Le Duc Spalanzoni est jaloux, & il a peut-être quelques motifs, quoique je sois pourtant “fort innocent à son égard. Je ne vous “peindrai point les circonstances, qui lui “ont fait penser que sa femme le trahissoit avec moi. Quoi qu'il en soit, il a “trouvé un moment favorable, pour me “faire enlever; il en a profité, & il a fait “semer, dit-on, le bruit de ma mort. Le “scélérat m'a fait d'abord enfermer dans “un souterrain, où j'ai souffert, pendant “deux mois, des horreurs que je veux “épargner à votre sensibilité. Enfin, j'ai “eu le bonheur de m'esquiver par l'entremise d'un confesseur, à qui j'ai promis “une forte récompense, & qui a daigné “faire le bien, dans cet espoir intéressant. “Je me suis déguisé, d'abord, en femme, “pour cacher, dans ma fuite, la route “que je prenois. Je me suis réfugié dans “un Couvent, où je savois ma sœur enfermée volontairement; mais je ne l'y “ai pas trouvée: elle avoit décampé depuis quelque temps; & l'on répandoit “le bruit de sa mort. Je me doutois bien “qu'elle n'étoit pas plus morte que moi; “mais je savois qu'elle avoit une forte “pension de la Cour, qui faisoit l'article “principal de sa fortune, & qu'on lui “avoit passée, comme une récompense “des grands services rendus à l'État par “feu son mari. Je me dis: „on ne va pas “tarder, dès la premiere nouvelle de sa “prétendue mort, à lui rayer sa pension; “quand elle reparoîtra elle aura la plus “grande peine à se la faire rétablir; & si, “par hasard, on a transporté cette pension à quelqu'autre, il deviendra presque “impossible, pour elle, de la recouvrer.“ “D'après cette idée, &, sur la réflexion “qu'on me reconnoissoit une ressemblance “frappante avec ma sœur, je me suis avisé “d'endosser l'habit de femme, afin de “jouer son rôle, & de me donner pour “elle. L'artifice a réussi, & ses pensions lui “sont conservées; mais j'ai eu le malheur “de retomber dans les mains de mon persécuteur. Il m'a pris en effet pour ma “sœur, & je m'attendois qu'il me lâcheroit; mais il m'a dit: „Votre frere m'est “échappé, vous devez savoir où il est: “quand il viendra se mettre en votre “place, je vous lâcherai.“ A ces mots, il “m'a tourné le dos, & m'a fait conduire “dans ce désert, où je languis, depuis “trois mois, sans savoir au juste comment va ma sœur, & comment va le “monde.“ „Il va le mieux du monde, répondis-je “à la dame Cardinal; la Princesse votre “sœur jouit d'une parfaite santé. Vous “lui avez rendu, sans doute, un très-grand service; mais vous n'avez pas “senti que, tandis que vous luiconserviez “ses pensions, vous pouviez perdre vos “bénéfices: elle l'a senti pour vous, & “vous les a conservés par un procédé semblable au vôtre. Elle s'est revêtue de là “pourpre Romaine, s'est donnée pour “Votre Éminence, & s'est vue prise, par “tout le monde, pour ce qu'elle vouloit “paroître. Vous êtes bien jumeaux; l'amitié fraternelle vous a inspiré, à tous “deux, le même dessein.“ -- „Oh, oh! “cela est plaisant, me dit, en souriant, le “Cardinal; le frere, déguisé en femme, “joue le rôle de la sœur, pour lui conserver son bien; & la sœur, déguisée en “homme, joue le rôle de son frere, pour “le même objet. Je suis doublement enchanté de ce que ma sœur me donne “des preuves si tendres de son amitié pour “moi; & de ce qu'elle me conserve ma “fortune. Il faudra nous hâter, mon cher “ami, d'aller la rejoindre, afin que nous “reprenions chacun notre véritable rôle.“ Je ne me pressois pas; & j'avois des raisons de goûter ce séjour. Ma petite Agnès, sur-tout, me faisoit passer les plus délicieux momens; mais si l'on dit, „rien “de nouveau sous le soleil,“ on peut dire aussi, „rien de durable.“ Il n'y avoit pas de jour que je n'allasse dans ma grotte, trouver un Eden, où mon Agnès jouissoit autant que moi. Jamais le pere des hommes ne put goûter autant de plaisir, avec sa compagne, dans le secret asyle qui servit de berceau à ce pauvre genre humain; mais mon Agnès avoit une mere, ce que n'avoit pas la premiere des femmes. Cette mere étoit un trouble-joie, comme les autres; elle s'approcha, sur la pointe du pied; soit qu'on l'eût avertie de nos plaisirs, ou que le hasard seul l'eût amenée. Abîmés dans un torrent de délices, nous étions morts à tout l'Univers, & nous n'existions que l'un pour l'autre. Tout-à-coup nous entendîmes une voix redoutable, qui nous tira de notre ivresse, & nous rappella du ciel en terre. „ Bravo, couple insolent, s'écria cette voix terrible. Voilà “donc comme vous employez votre “temps!“ Nous plongeons, tous les deux, la tête, & nous n'osons d'abord lever les yeux. Enfin nous hasardons un regard timide, & nous entrevoyons une Dame en fureur, dont les yeux paroissent deux foudres. C'étoit la mere d'Agnès. Sa fille se leve toute tremblante, & se précipite à ses genoux. “Sortez, lui dit-elle, mademoiselle, & allez vous enfermer dans votre chambre...“ La jeune Agnès ne se le fit pas répéter; elle sortit toute honteuse. Je voulus la suivre: „Où “allez-vous, Monsieur, me cria la mere? “croyez-vous que je vous envoie vous enfermer avec ma fille; restez.“ Je reste. La Dame m'examine d'un œil perçant, & je crois m'appercevoir que l'examen ne m'est pas défavorable. Cependant elle s'efforçoit toujours d'affecter du courroux. „Hé bien, “quoi, me dit-elle? Vous m'allez dire, “pour excuser votre faute, que vous êtes “jeune; je le vois bien; mais vous croyez-vous, pour cela, en droit de tout faire? “Qui êtes-vous? d'où venez-vous? “comment vous trouvez-vous ici?“ -- Madame, lui répondis-je, j'espere que “ma sincérité me rendra plus excusable à “vos yeux. Si vous avez quelques moments “à me donner, je vais vous faire un récit “qui doit être mon apologie.“ Elle y consentit, & je lui racontai mon histoire, depuis l'instant que j'avois acquis la connoissance du Cardinal de***. Elle m'écouta, avec la plus grande attention, & je crus voir un tendre intérêt se peindre dans ses beaux yeux; car elle étoit fort belle. Elle n'avoit pas trente ans, & ses appas étoient de la plus grande fraîcheur. Je m'apperçus des dispositions heureuses où elle entroit en ma faveur; je résolus de les seconder. Je pris sa main, & j'y portai mes levres enflammées. J'étois à ses genoux, je lui baisois les mains; elle paroissoit flattée de mes transports. „En vérité, c'est “un enfant, dit-elle; mais demandez-moi à quoi il s'amuse; il courtise un “enfant, tandis qu'il pourroit adresser “plus haut ses hommages. Je vois bien “qu'il faut que je vous excuse. Je dois “même vous decouvrir, pour répondre “à votre confiance, comment & pourquoi “je suis ici renfermée. Je suis l'épouse du “Duc Spalanzoni le persécuteur du Cardinal de***; car je me doute bien que “vous savez déjà que la prétendue Princesse, ici recluse, est un homme, &, “qui plus est, un Cardinal. Mon mari, “jaloux, s'est imaginé que, tous deux “ensemble, nous avions fait brêche à “l'honneur conjugal; ce qui est faux, décidément faux. Il nous a punis tous deux, “d'abord cruellement, dans un souterrain “différent; mais le Cardinal ayant eu le “bonheur de s'échapper, s'est déguisé en “femme; il a été rattrappé sous ce déguisement, & pris pour sa sœur. Mon mari “a eu l'iniquité de retenir cette prétendue “sœur; mais ne lui en voulant pas personnellement, il l'a traitée avec moins “de rigueur, que son frere, & s'est contenté de l'enfermer dans cet enclos. Pour “lui rendre même la vie plus supportable, “il a voulu lui donner de la compagnie; “Pour cet effet, il m'a tirée de mon cachot, & m'a mise, avec ma fille, auprès “de sa prisonniere, afin que nous puissions jouir ensemble de quelque société “dans cette indigne retraite; nous y formons, avec nos femmes, une petite “peuplade femelle, qui avoit besoin de “quelques personnes du sexe vénérable, “pour acquérir je ne sais quoi de plus piquant. Ainsi, vous voyez que mon mari “a très bien choisi sa vengeance, & que “sa jalousie l'a bien éclairé. Pour moi, je “ne puis dire que je goûte de grands plaisits dans cette retraite; mais je n'y refuse “aucun de ceux qui se présentent; & je “préfere cette vie uniforme au dégoût de “vivre avec mon tyrannique époux.“ Ici les yeux de la Dame devinrent décidément tendres: sa beauté naturelle en fut redoublée; & je vis que j'allois obtenir ma grace, pourvu que je voulusse bien transporter à la mere, les sentimens qu'elle m'avoit vu prouver à sa fille. Tout-à-coup elle appercut cette chere enfant qui venoit, à la dérobée, voir si sa mere étoit encore avec moi. Elle reprit sa colere, & lui lança un regard foudroyant, qui fit fuit à toutes jambes la timide donz-elle. Je crus devoir appaiser l'altiere Duchesse par des caresses, assez respectueuses d'abord, qui furent bien reçues. „Vous “êtes fait comme les autres, me disoit “cette Dame, vous faites des amitiés à “la maman, pour avoir la fillette...“ -- Ah! madame, lui répondis-je, quelque “séverement que vous puissiez vous juger, “pouvez-vous croire que vous ne méritez “pas d'être aimée pour vous-même?“ Malgré la décence & l'honnêteté de mes vues; malgré le scrupule que j'avois, de brûler mon encens aux pieds de la mere, après avoir rendu si récemment le même hommage à sa fille, je devins le Jupiter de cette belle Junon, qui avoit réellement la ceinture de Vénus. Ceux qui ont lu l'Iliade peuvent se figurer le couple immortel heureux, sur le mont Ida; le mystere étendant autour d'eux un nuage; la terre enfantant des fleurs pour leur servir de lit, de couronne & de parfum; mais que l'imagination du lecteur n'aille pas, cependant, plus loin que mes confessions; qu'on ne se figure pas que je m'avoue pour entièrement criminel. Je dis simplement que je sus appaiser l'altiere Junon, la satisfaire même, faire éclorre, dans ses yeux, l'étincelle du plaisir; & lui rendre enfin l'hommage que méritoit sa beauté. „O! mon cher ami, me dit-elle enfin, “dans un transport amoureux, il ne faut “pas songer à partir sitôt d'ici; il suffit de “vous y mettre en sûreté. Si mon mari apprenoit qu'il y eûtun homme parmi nous, “cet infortuné seroit perdu. Il faut savoir “vous cacher, en vous laissant toujours voir. “Vous êtes fort jeune, & d'une figure très “gracieuse, je veux vous déguiser en femme; & vous en serez mieux traité.“ Je fus donc bientôt déguisé en femme, &, vû ma grande jeunesse, ma figure ne parut pas monstrueuse sous cet ajustement. Tout le monde me fit fête; ma petite Agnès, elle-même, sourit à mon déguisement. La chere enfant! j'avois beaucoup plus de peine à la voir que ci-devant; mais si la jalousie nous épioit, l'amour veilloit en notre faveur. Cette aimable novice me plaisoit mieux que sa mere, parce qu'elle étoit plus innocente. Elle étoit, d'ailleurs, toute à moi; & je soupçonnois que la Dame altiere se partageoit entre le Cardinal & moi. Ce Prélat, quand je me promenois avec lui, m'étaloit, il est vrai, la morale la plus sévere; mais je croyois qu'avec Madame, il descendoit, de l'empirée, dans la moyenne région. Cependant, le mari s'inquiéta. Avant mon arrivée, on lui écrivoit, presque chaque jour, des lettres à genoux, d'humbles suppliques, pour le conjurer de rendre la liberté au malheureux troupeau. Depuis que je me trouvois, au contraire, dans ce gentil bercail, on ne s'y ennuyoit plus; on ne demandoit plus à en sortir. Le tyran fut d'autant moins tranquille, que son monde l'étoit davantage. Un beau matin il arriva, au moment où il étoit le moins attendu, & surprit étrangement tout le monde. Il vint même dans la grotte, & me surprit avec son épouse, sans qu'on eût eu le temps de me faire évader. Il y avoit de quoi nous déconcerter; mais les femmes ne perdent pas la tête. La Duchesse examina son mari, observa ses regards, les vit se tourner avec passion vers moi. C'est alors qu'elle s'applaudit de m'avoir déguisé en femme. Sous cet habit, je fis, soudain, la conquête du jaloux; il ne tarda pas à en résulter, pour nous, les plus heureux effets. Ce jaloux étoit un galant transi, qui faisoit l'amour à l'Espagnole; cela me convenoit beaucoup plus que s'il avoit voulu m'assommer de ses caresses, qui n'auroient eu rien de fort attrayant pour moi. Il ne me parloit jamais qu'un genou à terre. Il se contentoit de baiser respectueusement le bas de ma robe. Je m'amusois quelquefois de ses respects, de ses attentions minutieuses, de tous les détails de la petite cour qu'il me faisoit: ces risibles hommages, adressés à un homme, devenoient autant d'imbécillités. Il n'osoit exprimer son amour, que par ses galanteries; tout le monde s'en appercevoit, &, comme chacun savoit qui j'étois, mon adorateur se trouvoit, sans le savoir, le jouet de la petite société. Il me donnoit des fêtes superbes, dont tout le monde jouissoit, en se moquant de lui. Notre séjour devint un petit paradis, grace à la bonté de notre tyran, qui méritoit bien le sort qu'il éprouvoit. Je n'étois jamais seul avec lui; son épouse, qui me faisoit passer pour une de ses femmes, ne le permettoit pas; mais elle souffroit que je fusse souvent seul avec elle; ce qui, aux yeux de cette maligne société, ajoutoit à ce qu'il y avoit de plaisant dans sa position. Je me trouvois dans la même situation que Mme. de la Valliere, qui jouissoit des fêtes que Louis XIV ne donnoit réellement qu'à elle, en paroissant les donner à toute sa Cour. Je tenois à l'écart, le plus que je pouvois, le tyran qui avoit l'honneur de m'adorer en secret. Je jouissois de plusieurs tête-à-tête avec la Duchesse, qui étoit véritablement aimable, pour tout autre que sa fille & son mari. J'avois, à la dérobée, quelques petits entretiens secrets avec la jeune Agnès; c'étoient-là les plus délicieux de mes plaisirs. Quelques femmes du Cardinal venoient aussi, quelquefois, briguer l'honneur de contribuer à mon amusement. Je goûtois enfin, dans la conversation du Cardinal, les plaisirs de l'ame & ceux d'une pure amitié. Notre désert étoit bien changé. Tous les arts avoient contribué à son embellissement. La main des hommes avoit tiré parti de la Nature, pour lui donner un air plus riant. On voyoit des guirlandes de fleurs marier ensemble les pins & les cyprès. Des décorations théâtrales, des kiosques, des pavillons brillans, des sallons de verdure, tout contribuoit à orner ce beau lieu, & à substituer l'Élisée aux horreurs du Tartare. J'étois l'objet caché de toutes ces dépenses; & j'en jouissois, aussi bien que des autres plaisirs plus secrets, dont j'ai parlé; mais j'en goûtois un bien plus grand, & d'une nature inconnue à tous les membres de notre société. La grotte où j'avois vu la petite Agnès, pour la premiere fois, étoit presque le seul asyle où l'art n'avoit point violé le charme agreste de la Nature sauvage. Je m'y retirois souvent seul. Les allées de cyprès qui y conduisoient, & l'intérieur de la grotte même, tout inspiroit, de ce côté, une tendre mélancolie, & ce doux recueillement de l'ame qui, dans un calme parfait, entend là pure voix de la raison & de la vertu, effacée par un bruit continuel dans le tumulte du monde. Là, l'image de ma chere Adélaïde se présentoit à moi. Si pure dans ses mœurs, elle me paroissoit une divinité, comparée aux femmes qui m'environnoient. J'éprouvois les sentimens du plus pur amour; & l'attendrissement le plus noble & le plus honnête pénétroit mon cœur. Je rougissois de ma situation présente; je versois de douces larmes. Je baisois le portrait de mon Adélaïde; & son fantôme adoré me sourioit d'un sourire céleste, qui sembloit m'enlever dans les cieux. Je conservois long-temps dans mon cœur, ces sensations honnêtes & voluptueuses; & j'étois deux jours sans vouloir communiquer avec toutes nos beautés, qui me prenoient alors pour un capricieux & un extravagant. Rien ne lasse tant, & si tôt, que le plaisir; je ne tardai pas à m'en appercevoir, & je desirai, très ardemment, de quitter ce beau séjour. Je prouvai, à mon respectueux tyran, que sa vengeance avoit été assez longue & assez complete; & qu'il devoit rendre la liberté à son épouse & à la sœur du Cardinal, qui étoit innoceme des faures de son frere. „J'en conviens, me dit-il, “adorable personne; mais en fai sant sortir “les coupables de leur prison, je vous en “ouvre aussi les portes; &, par cette condescendance cruelle, je me prive de ce “que j'adore.“ -- „Comment, Monsieur, lui dis-je, oseriez-vous aussi me “retenir en prison?“ -- „A Dieu ne “plaise, me répondit-il, que j'aie une “idée si sacrilége! C'est moi qui suis votre “prisonnier. Vous êtes ma souveraine. “Trop heureux que vous daigniez me “souffrir à vos pieds!“ -- „Hé bien, “Monsieur, repris-je, si je suis votre souveraine, en cette qualité, je vous ordonne de rendre la liberté à vos prisonnieres. -- „J'obéirai, dès aujourd'hui, “Madame, répondit-il; un ordre de votre “part, est une faveur qui me comble de “joie; mais promettez-moi que, de retour à Naples, vous souffrirez que j'aille, “chaque jour, vous rendre mon hommage, au moins sous vos fenêtres; & “que, quelquefois, vous me laisserez pénétrer jusque dans le sanctuaire de ma “divinité.“ Je daignai, comme Jupiter, d'un signe de tête, lui faire tacitement la promesse qu'il me demandoit. Il en parut transporté; & pour mettre le comble à son ravissement, il eut l'inestimable plaisir de baiser, à deux genoux, la main de sa souveraine. Il me quitta, rajeuni de moitié, touchant à peine la terre, de son pied goutteux, & savourant tout le prix de son bonheur. Il alla, sur le champ, trouver son épouse; „Vous voyez, lui dit-il, que quand on “ose me manquer, je sais punir comme “il faut. Enfin le jour de la clémence est “arrivé. Je veux bien vous rendre la liberté, aussi-bien qu'à la sœur du Cardinal. Madame la Duchesse, qui ne se trouvoit pas excessivement punie depuis mon arrivée, ne souhaitoit pas de sortir de prison. „Hé bien, que veut-il dire, s'écriat-elle? quel est donc ce caprice? “Vous devenez fou. La tête vous tourne “pour une femme-de-chambre, le bel “objet de votre noble passion. C'est vous “qui prétendez nous punir; & c'est vous “qui êtes le coupable, & qu'il faudroit “enfermer aux petites maisons.“ Le Cardinal reçut, beaucoup mieux, la grace que lui annonçoit le tyran. Il fit tous ses arrangemens pour partir le jour même; & Madame la Duchesse ayant feint, depuis quelques jours, de me céder à lui, il résolut, sans pitié, de m'emmener avec lui. Le Duc en fut consterné. „Qui? vous, “me dit-il, vous digne de briller sur un “trône, vous vous trouvez réduite à être “dame de compagnie d'une Princesse! “Ah! si vous me permettiez de réparer le “tort que vous fait la for tune, la mienne “est assez considérable, pour que je puisse, “sans altérer l'ordre de ma maison, vous “tirer d'esclavage, & vous mettre en état “de ne dépendre que de vous-même.“ Je lui répondis que nous verrions, quand nous serions à Naples, ce que nous aurions à faire. Je pris congé, gravement, du larmoyant vieillard. Sa chaste moitié m'embrassa, avec la plus vive tendresse, devant fon mari, qui applaudit à son transport. Elle me fit jurer de la voir souvent, à Naples. Pour la petite Agnès, il est impossible de peindre fa naïve douleur, & son innocence, qui perçoit à travers ses larmes. „Ah! mon bon ami, dit-elle, m'abandonnerez-vous? On parle déjà de me marier. “A qui? bon Dieu. Si c'étoit à vous ..... “Mais c'est à quoi l'on ne songe pas.“ Nous restâmes long-temps les bras entrelacés, joue contre joue, confondant nos larmes. Nous jurâmes de nous aimer éternellement, & de nous voir le plus souvent qu'il nous seroit possible. Je regrettai, du fond du cœur, cette charmante enfant. Enfin je quittai ma jolie retraite, avec le Cardinal & sa suite; & nous volâmes dans les bras de sa sœur. Ainsi cette entreprise, pour laqu-elle j'avois amassé fusil, labre & pistolets; dans laqu-elle il sembloit qu'il falloit pourfendre des géants, exterminer des légions de diables, & faire couler des ruissi{??} aux de sang, fut terminée, comme on voit, de la maniere la plus gracieuse & la plus amicale. La Princesse Gémelli nous reçut comme deux êtres célestes: elle m'appella, de nouveau, son sauveur & celui de son frere. Le Cardinal convint qu'il me devoit la vie & le bonheur. J'eus beau dire que je n'avois point été obligé de combattre. „Tant “mieux, me répondit-on; il n'y a point eu “effusion de sang; mais en doit-on moins, “à vos bontés, & à vos secours, la délivrance du Cardinal?“ Je m'amusai un instant du contraste que m'offroit le frere habillé en femme, & la sœur déguisée sous les ornements d'une dignité, qui ne convient qu'à des hommes. Dès le souper, la Princesse reparut sous les habits de son sexe, & je trouvai, dès-lors, un air plus tendre dans les regards qu'elle m'adressoit à la dérobée. Le Cardinal reparut sous la pourpre Romaine, & l'échange fut complet. Ce dignitaire étoit d'une gravité rigoureuse, d'une philosophie dont on n'a point d'idée. Jadis, m'assuroit-on, il étoit riant & badin. Deux mois passés dans un fouterrain, sans livres & sans lumiere, l'avoient beaucoup éclairé, & en avoient fait un très austere & très profond raisonneur. Il re{??}toit amèrement le temps qu'il avoit per{??} dans les plaisirs, & ne parloit que de réforme & de pénitence. Cependant il fut obligé de reparoître dans le monde, où il reçut un accueil d'autant plus statteur, que depuis long-temps on ne le voyoit plus dans les cercles. On ne s'apperçut, dans la société, de rien qui fût relatif au travestissement réciproque du frere & de la sœur. La Princesse ne jugea pas à propos de retourner dans fon Couvent. Pour S. Ém. il y a apparence qu'elle recouvra bientôt le goût du plaisir; mais si elle reprit les mœurs de Sybaris, elle conserva le langage de Sparte. Sa sœur avoit le cœur plus tendre & plus sensible. Elle étoit d'une beauté réguliere, & en même temps piquante; mais cette beauté n'étoit rien encore en comparaison de cette physionomie parlante, où transpiroit son ame presque nue. Comme la reconnoissance, qu'elle me peignoit, y paroissoit pure & attendrissante! Comme elle approchoit de l'amour! Je la surprenois souvent fixant sur moi un regard doux & languissant, & poussant un soupir. Elle étoit abîmée dans une mélancolie, qui la tendoit plus touchante à mes yeux, sur-tout dans le soupçon où j'étois, que je pouvois en être secrètement la cause. Nous avions ensemble des entretiens, Dieu! quels entretiens! Je n'en aurois pas eu de plus délicieux avec mon Adélaïde. Elle m'en parla un jour, de cette chere Adélaïde. „Il est temps enfin, me dit-elle, “mon cher ami, de faire venir le digne “objet de votre amour. Il faut, à présent, “que je puisse voir, auprès de moi, cette “belle personne, lui rendre les devoits “de mere ou de sœur, vous la présenter “pour épouse, & vous voir heureux avec “elle.“ Elle ne put dire ces mots, sans essuyer une larme & laisser échapper un soupir. Sur-le-champ j'écrivis à mon Amante: „j'ai trouvé un Ange, ma chere Adélaïde, accours, viens, que je te mette “dans ses bras. C'est une Princesse, qui “veut te traiter comme elle-même, faire “de toi, son intime amie, & te donner, “pour époux, le tendre choix de ton “cœur.“ Je reçus bientôt une lettre d'Adélaïde, qui m'apprenoit qu'elle alloit partir incessamment; & me témoignoit, d'un style enchanteur, tous les sentimens que lui inspiroit une Dame si généreuse. Je montrai sa lettre à la Princesse, qui l'admira hautement, & me dit les choses les plus flatteuses à ce sujet. „J'aurai donc l'avantage, “dit-elle, de pouvoir faire deux heureux. “Ah! si je ne puis l'être moi-même, ce “sera du moins un dédommagement. Je “ne pourrai plus vivre dans moi-même; “je vivrai dans vous, heureuse de votre “bonheur.“ On sent combien de pareils sentimens, de la part de cette adorable Princesse, devoient m'inspirer, pour elle, un tendre attachement. Sans le profond respect-que je devois à toutes ses qualités, elle eût sans doute balancé, dans mon cœur, ma chere Amante. Hélas! elle m'eût permis l'amour. Elle gémissoit en secret de ne pas me l'inspirer, parce qu'elle le ressentoit pour moi. Elle daigna se confier assez à l'honnêteté des sentiments qu'elle me connoissoit, pour me faire un aveu si délicat. Elle me confessa même que sa famille avoit la plus haute idée de moi, & des obligations qu'elle croyoit m'avoir; que me sachant fils d'un Marquis, & enchantée de mes qualités personnelles, elle n'auroit pas été révoltée d'une alliance contractée entre la Princesse & moi; que ma trop grande jeunesse étoit presque la seule objection qu'elle eût faire contre une pareille proposition; objection qui n'étoit pas insurmontable. Mais la Princesse reconnoissoit les droits sacrés d'Adélaïde, & lui faisoit le sacrifice de ses vœux & de ses espérances. En attendant l'arrivée d'Adélaïde, je me répandois dans les sociétés de Naples; je voyois, tous les jours, à la Cour, le Duc Spalanzoni mon adorateur, qui me cherchoit de tous les côtés, & qui ne me voyoit pas, quoiqu'il m'eût sous les yeux. Enfin il remarqua ma figure, qui lui plut. Il m'aborda, me dit qu'il me trouvoit de la ressemblance avec une personne qu'il aimoit, qu'il avoit perdue, & qu'il cherchoit de tous côtés. Il me fit compliment de ressembler, quoiqu'en laid, disoit-il, à une si belle personne. „Vous saurez, me “dit-il, qu'étant femme, elle a, sur vous, “l'avantage du teint & des traits, qui sont “infiniment plus délicats chez elle, que “chez vous; cela doit être; elle est aussi “plus grande que vous. En vérité, vous “n'avez point vu de beauté pareille. La “blancheur du lis, les roses épanouies.... “Je m'y perds. En un mot, sa figure est “céleste. J'avois eu le bonheur de lui inspirer une véritable inclination, d'autant “plus piquante, qu'elle cherchoit à me la “cacher, & que j'avois su la deviner, sans “qu'elle m'en eût jamais fait l'aveu. Hélas! “elle a disparu. Je la cherche vainement. “Elle a eu la force, sans doute par vertu, de “se dérober à un homme, qu'elle aimoit, “pour éviter de succomber dans ses bras.“ Je félicitai, le plus sérieusement qu'il me fut possible, M. le Duc, sur la beauté de sa maîtresse, & sur le bonheur qu'il avoit de lui plaire. La Duchesse & sa fille, qui me connoissoient plus particulièrement que M. le Duc, avoient très bien su me reconnoître. Elles vouloient continuer, à Naples, le genre de vie qui leur avoit tant plu dans la retraite du Mont-Cassin. La mere s'apperçut que sa fille, en entrant dans l'âge de puberté, étoit déja en chemin de devenir mere. Il falloit donner une pere à l'enfant, qui étoit en route. On maria promptement cette beauté précoce. Le pere, qui comptoit tout deviner, prétendoit voir que sa fille étoit déja nubile. J'ai su, depuis, qu'au bout de sept mois, la belle Agnès gratifia son époux d'un petit citoyen, dont il crut être pere; & que le Duc félicita beaucoup, à cette occasion, son gendre & sa fille. „Ce “que c'est, disoit-il, que de commencer “de bonne heure! Voyez comme la nature “est dans l'effervescence, & comme elle “précipite ses opérations.“ On proposa aussi un mariage à ma belle Princesse. Ce mariage étoit avantageux du côté de la fortune; &, comme elle étoit décidée à me laisser à ma chere Adélaïde, son frere ne voyoit pas pourquoi elle refusoit un si bon parti. Il la pressoit beaucoup, aussi-bien que toute sa famille, à laqu-elle on me pria de me joindre, pour tâcher de la persuader. J'osai donc prier ma respectable amie, d'accepter cet honorable parti. Elle y consentit, à ma sollicitation, uniquement pour me faire voir son dévouement à mes volontés; & le contrat fut signé. Mais, auparavant, elle prit des arrangements pour nous faire un sort, à mon Adélaïde & à moi. Elle attendoit avec impatience cette chere personne, & vouloit que nos deux mariages fussent célébrés ensemble. A peine la Princesse avoit-elle signé son contrat de mariage, que je reçus, de la part d'une Religieuse, que je n'avois jamais connue, une lettre dont voici le contenu. „Monsieur, j'ai l'honneur de vous “mander, de la part de la Mere Ste Mélanie, ci-devant Mlle Adélaïde l'Arabe, “qu'elle a prononcé ses vœux jeudi dernier, 13 Août, au Couvent de la Visitation à Paris. Elle n'a pas voulu vous “faire savoir qu'elle avoit pris le voile, “de peur que vous ne vinssiez vous opposer à la prononciation de ses vœux. “Elle est sensible à l'intention que vous “aviez, de lui procurer un sort. Elle présente ses respectueux & tendres remercîmens à la Princesse, qui avoit, à son “égard, des desseins si généreux Elle ne “cessera de vous estimer; mais vous sentez qu'elle doit renoncer à des sentimens “plus profanes. Elle vous exhorte à en “faire autant, & même à l'oublier, tandis “qu'elle ne cessera d'offrir, pour vous, “ses prieres au céleste Époux, auquel elle “doit être sans partage.“ J'étois avec la Princesse, quand je reçus cette lettre. Elle me vit plongé, tout-à-coup, dans la consternation. L'écrit fatal tomba à ses pieds: elle le ramassa & me demanda, d'un coup-d'œil, la permission de le lire. Je la lui accordai, de la même maniere. Elle lut; &, passant ses bras autour de mon cou, elle me donna la meilleure consolation dont je fusse susceptible, qui étoit de pleurer avec moi. Je prodiguai, à la chere Adélaïde, les épithetes de cruelle, de perfide. La Princesse mon amie, par des paroles douces & insinuantes, mit du baume sur la plaie de mon cœur, & me rendit du moins plus calme Quand elle me vit moins furieux: „Ah! mon ami, “qu'avons-nous fait, me dit-elle?“ Je compris qu'elle vouloit parler du contrat qu'elle venoit de signer. En effet, si j'avois reçu la lettre deux heures plutôt, peut-être alors, sachant Adélaïde contente, au moins imaginairement, dans l'état qu'elle avoit embrassé, je me serois cru en droit de faire le bonheur de la Princesse & le mien, en contractant, avec elle, un mariage si honorable, & si avantageux pour moi. Celui qui devoit épouser ma Princesse apprit qu'il avoit un rival heureux, & que j'étois ce rival. On lui révéla bientôt qu'il étoit même question de rompre l'engagement contracté avec lui, pour me donner, sur lui, les honneurs du triomphe; car la passion transportoit jusques-là ma belle Princesse. Elle avoit repris tous ses desseins, & toutes ses espérances, depuis la nouvelle de la profession de mon Adélaïde. Mon rival me regarda d'un œil sinistre, qui me parut annoncer de noirs desseins formés contre moi. Cependant on poursuivoit la conclusion du mariage en ma faveur, & nous allions décidément être fiancés. Soudain je reçus une lettre d'Adélaïde, qui m'apprit qu'elle étoit en route, & qu'elle alloit arriver, sous peu de jours. Elle me parloit, avec inquiétude, d'un rival, qui faisoit courir le bruit qu'elle avoit pris le voile C'étoit, sans doute, ce traître qui, sous le nom d'une Religieuse, m'avoit mandé cette fausse nouvelle. La Princesse parut consternée, d'apprendre qu'Adélaïde étoit libre, & venoit me rejoindre. „Hé bien, “dit-elle en soupirant, il faut la recevoir, & lui prouver que nous savons “aimer un homme, uniquement pour lui-même. Je touchois donc au moment de revoir celle que j'adorois, & d'être heureux dans ses bras, avec l'unique déplaisir de ne pouvoir rendre la Princesse aussi heureuse que nous; mais, ô revers fatal! Tout-à-coup je reçois une lettre de-cachet foudroyante, qui me chasse du service du Roi, & m'enjoint de vuider le pays dès le jour même. Quel arrêt cruel! d'autant plus cruel que la flétrissure étoit jointe au comble de la rigueur! La Princesse en parut encore plus atterrée que moi. J'ose avouer cette disgrace, parce que j'ai su, par la suite, prouver mon innocence, & obtenir des réparations solemnelles. La Princesse ne forma pas l'ombre d'un soupçon fut mon honneur & ma probité; mais nous ignorions de quoi j'étois accusé. „Je m'en “informerai, me dit cette noble amie. “Je vous aime; il y va de ma gloire, il “y va de ma vie. Vous serez rétabli dans “votre place, & la haine sera confondue. Nous avions la certitude de ne devoir ce malheur effroyable qu'à mon sinistre rival; mais il falloit partir, ô Dieu! dans l'instant même. Mon Adélaïde alloit arriver. Je ne pouvois l'attendre une demi-journée. Je me figurois sa désolation à son arrivée, quand elle apprendroit mon départ, & la cause douloureuse qui m'y forçoit. Je ne veux pas trop appuyer sur ce moment fatal, dont le souvenir rouvre tant de plaies dans mon cœur. Je ne veux pas décrire trop en détail mes adieux à la Princesse. Mon cœur se déchire encore en y pensant. Qu'elle m'aimoit dans cet instant! Quel vuide affreux j'éprouvois en la quittant! Je ne pouvois chérir plus ardemment mon Adélaïde, que j'aimois, en ce moment, une si noble amie; mais, encore une fois, la chere Adélaïde arrivoit le lendemain. Quel désespoir de ne pouvoir l'attendre? Comme je la recommandai chaudement à la générosité de ma chere Princesse! Comme cette Dame obligeante me promit de faire tout pour elle! „& “sur-tout, mon cher ami, ajouta-t-elle, “je ferai tout pour vous Mais le Comte “de Spinacuta, votre rival, m'est odieux; “soyez sûr que je ne donnerai jamais la “main à votre persécuteur, ni même à aucun autre homme. Je vivrai pour mon “cher Chevalier. Je m'entretiendrai de “lui avec son Amante. Je m'occuperai “infatigablement des moyens de faire “finir sa disgrace.“ Nous pleurâmes ensemble; nous nous tînmes embrassés. Enfin, nous eûmes la force de nous arracher des bras l'un de l'autre. Cette chere Princesse, elle m'avoit fourni, avec la plus grande abondance, les moyens de voyager loin d'elle. Le cardinal son frere, se montra aussi très-sensible à mon départ, & me fit de tendres adieux. „Soyez sûr, mon “ami, me dit-il, que je parlerai au Roi “pour vous; que je lui répondrai de votre “honnêteté, & que je ne négligerai aucun moyen, pour faire cesser & réparer “l'injustice qu'on vous fait.“ Je partis donc aussi consolé que pouvoit l'être un homme qui perdoit son amante, son amie, son état, sa gloire. L'espérance seule me soutenoit, avec la force qu'elle a, dans cet âge des illusions, où nous avons toujours, devant les yeux, une perspective si longue & si riante. Fin du Livre second. SECONDE SUITE DE L'AVENTURIER FRANÇOIS. LIVRE TROISIEME. JE m'embarquai d'abord pour Messine, où j'arrivai le lendemain. Je desirois d'y voir ma sœur Ninette Merviglia, que mon pere avoit trouvée dans une société de voleurs ( a ). Elle étoit mariée depuis quelque temps; maiselleavoit déjà essuyé bien des malheurs; & peut-être la contagion de l'exemple lui inspirera-t-elle, par la suite, l'envie de les écrire. Elle ne me connoissoit pas particulierement; mais elle avoit beaucoup entendu parler de moi, par leMarquisd'Erbeuil. Ce tendre pere, que je comptois embrasser, à Messine, venoit d'en partir avec un Prince, pour se rendre en Egypte. Ma sœur me fit l'accueil le plus tendre; mais je ne pus passer que deux jours avec elle; & je fus obligé de m'embarquer, le surlendemain, pour Barcelone, où nous arrivâmes en deux jours & demi. Je débarquai en Espagne, & je me hâtai de prendre la route de Madrid. Un brave Castillan, très-affamé, nommé Don César d'Avalos, avec lequel j'avois lié connoissance, sur le Port, parut s'attacher à moi. Il venoit, disoit-il, du Pérou, pour faire partager, à sa femme, la fortune immense qu'il avoit faite dans cette contrée, source féconde de l'or. Il y avoit exercé les emplois les plus éminens. Cependant, quoiqu'à l'entendre il apportât beaucoup d'or, il s'écrioit de temps en en temps: „c'est apporter de l'eau à la “riviere; car ma famille jouit, en Espagne, d'une fortune incroyable, depuis “un temps immémorial.“ Sa femme, heureusement, joignoit aux trésors de Plutus, & aux dons de la beauté, la plus inconcevable sagesse; autrement il auroit craint d'apprendre, en arrivant, qu'elle étoit, au moins, la Maîtresse du Roi. Il m'apprit qu'il me voyoit avec plaisir, qu'il étoit édifié de ma conduite, dans un âge si tendre; & qu'il vouloit faire ma fortune. Il daigna enfin me dire qu'il prétendoit ne pas me laisser seul, & qu'il me choisissoit pour son compagnon de voyage. Je me mis donc en route avec D. César d'Avalos. Ce grand personnage se vantoit d'être de la Castille vieille, d'être un Castillan rance: il en avoit en effet l'odeur. Malgré sa noblesse & ses trésors, il me fit voyager à pied, trouvant cette méthode plus noble, relativement à son antiquité. Tant que nous suivîmes la grande route de Madrid, nous fûmes assez bien traités; nous trouvâmes plusieurs auberges à la françoise; mais D. César me pria, de si bonne grace, de l'accompagner dans sa famille, pour y être témoin du superbe accueil qu'on lui feroit, que je ne pus me dispenser de le suivre. Alors il me fit quitter le grand chemin, & nous nous engageâmes dans un pays désert & ruiné. Bon Dieu, quel pays! quelles auberges! On y trouve tout ce qu'on y porte. Il falloit, dès que nous étions arrivés dans une aldée, harassés de fatigue, aller chercher nous-mêmes nos provisions, & préparer notre souper. D. César faisoit des ragoûts à empoisonner l'enfer, & il y faisoit honneur épouvantablement. Je n'ai jamais vu manger avec tant d'intrépidité; mais il ne payoit nulle part. C'est pour cela, sans doute, qu'il avoit désiré que je l'accompagnasse jusque chez lui. „Je vous “établis, me disoit-il, contrôleur de ma “maison, & mon trésorier. Pour moi, “je daignerai faire la cuisine, comme “beaucoup de grands hommes & de héros “de l'antiquité.“ Outre la dépense des provisions, il me falloit payer, dans chaque auberge, por el ruydo (pour le bruit), c'est-à-dire, pour le trouble que nous avions causé. Quand D. César avoit préparé son infernal dîner: „Voyez, me difoit-il, “combien l'Espagne est préférable à la “France. J'y ai voyagé, en France; quelles “détestables auberges! Quand vous y arrivez, un tas de valets, de servantes, “fondent sur vous, enlevent votre portemanteau, vos effets; vous avez peine à “les suivre jusqu'à la chambre où l'on “vous dépose. Vous y voyez des rideaux “aux fenêtres & au lit, pour vous dérober “le précieux bienfait du jour, & vous “faire un cachot de votre asyle. On vous “mene ensuite dans une grande salle où “la table est mise, au moins pour vingt “personnes. Vous vous trouvez avec un “tas de visages que vous n'avez jamais “vus. Vous ne savez si vous n'êtes pas au “milieu des voleurs. On vous accable “d'assommantes politesses. On s'empresse “à vous fervir ce que vous ne voulez pas. “Vous ignorez ce que vous mangez: vous “ne savez comment cela est préparé. Enfin “l'on vous conduit sous une alcove, qui “est un tombeau, où le jour, ni l'air, ne “peuvent pénétrer. Au contraire, en Espagne, vous arrivez, personne ne pense à “vous. On vous laisse la liberté de vous “arranger comme il vous plaît. Vous allez “vous-même acheter votre pain, votre vin, “votre viande. Vous préparez vous-même “votre manger, comme vous voulez. Vous “savez ce que vous mangez: vous savourez votre ouvrage. Vous couchez dans “une chambre exposée aux pures influences d'un air qui se renouvelle sans cesse; “&, dans un lit sans rideaux, vous recevez “le premier rayon du jour.“ Ici mon Castillan resta plongé dans une extase, que je ne pouvois partager; & je soupirois après la fin d'un si délicieux voyage. Enfin, après trois jours mortels de route, nous arrivâmes au village de Don César d'Avalos. Il me juroit que j'allois être enchanté de la beauté de son palais. Il me faisoit remarquer tous les châteaux qui se présentoient sur la route; aucun n'étoit ce palais enchanté. Enfin nous apperçûmes, dans un endroit où il cherchoit ce superbe édifice, une auberge récemment bâtie. „Je ne reconnois pas ceci, dit-il;“ & il demanda ce que c'étoit. On lui répondit que c'étoit le Lion d'or, auberge rétablie à neuf, & assez fréquentée depuis qu'elle avoit un nouveau maître. „O profanation! “s'écria D. César, c'étoit ci-devant le “palais de mes peres.“ Un paysan, qui entendit ce propos, ne put s'empêcher de rire. „Il faut donc, dit-il, que votre palais “ait disparu depuis bien du temps; car, “ci-devant, cette auberge étoit, de même, “le Lion d'or, maison hideuse, tenue par “un certain d'Avalos, vaurien qui a été “obligé de vuider le pays.“ -- „Et “sandis, s'écria D. César, comme l'envie “poursuit toujours le mérite! Et qu'est “devenue Dona Onora, cette beauté ravissante, épouse de Don César d'Avalos? Le paysan éclata de rire. „Tenez, “voyez-la, dit-il; elle lave ici les écuelles; “& elle se trouve plus contente de ce pauvre sort, que de celui qu'elle éprouvoit “avec son ivrogne de mari.“ Alors nous apperçûmes, au fond de la cuisine, une servante très sale, qui avoit le visage brûlé. „Oh, oh! dit mon Castillan rance, sans se déconcerter, c'est “un enchantement. Oui, je crois à présent “aux Euchanteurs. Voilà positivement le “pendant de la scene où Don Quichotte “vit la belle Dulcinée, sous un extétieur “si indigne d'elle. La cause en doit être “la même. Vous allez voir comme mon “Infante va me recevoir. Elle a dû entendre parler de mes exploits, qu'on a “sans doute consignés dans les papiers “publics. D'ailleurs, elle m'adore.....“ Comme il disoit ces mots, la vieille laveuse de vaisselle l'apperçut, & le reconnut. Elle vint à lui, furieuse: „te voilà, dit-elle, “chien d'ivrogne! que viens-tu faire ici? “viens-tu te faire pendre?“ -- „Ah! “ma chere, que dites-vous, s'écria Don “César? Est-ce là une chose à supposer, “de la part d'un homme qui a acquis tant “de gloire?“ -- „Oui, reprit-elle, un “coquin, qui a manqué d'être condamné “aux galeres! Je sais de tes tours....“ Je fais graces à mes lecteurs du reste de ce colloque. D. César, manquant de tout, fut trop heureux d'être reçu dans l'auberge, en qualité de valet d'écurie. Il est vrai qu'il se donna le nom d'Écuyer. Il vouloit être le mien. Il se sentoit un vrai goût pour moi, & desiroit sincèrement de s'attacher à ma personne. Pour moi, il me suffisoit de lui avoir payé son voyage jusques chez lui, & je n'étois pas tenté de le défrayer plus long-temps. Vous sentez qu'amené par un tel compagnon, je ne reçus pas un grand accueil dans cette auberge, & je n'y fus pas traité bien splendidement. Il me fallut cependant y passer la nuit. Le lendemain matin, Don César, déja installé en fonction, daigna me faire la conduite, en menant boire ses cheveaux. Il m'offrit des lettres de recommendation pour plusieurs Seigneurs de la Cour, me promit de s'intéresser toujours à m{??} {??} outint gravement son ton de d{??} avec des démons-{??} ons, chargées, de re{??} prendre à la lettre. Je le {??} à s{??}on écurie; & je pris le ch{??} de la Capir{??}ale. J'arrivai bientôt à Madrid, qui est une assez jolie ville, depuis qu'on l'a pavée & nettoyée. L'air en est extrêmement vif; beaucoup plus que celui de Paris; cependant la légereté & la gaîté sont du côté des Parisiens, tandis que los Madrilenos sont renommés pour leur gravité. Parmi nos Philosophes, les uns mettent les vertus & les défauts d'une Nation sur le compte du climat, les autres les attribuent à l'influence du Gouvernement. Qu'ils expliquent cette contrariété, & qu'ils voient ce que peut opérer, sur un peuple ardent, la taciturnité imposée par la rigoureuse Inquisition. J'avois des lettres de recommandation pour plusieurs Grands d'Espagne, qui, par parenthese, ont le privilége d'être, la plupart, assez petits de taille. Je ne trouvai personne. Tout le monde étoit à la campagne. C'étoit la saison. Je parlois assez bien la langue Castillane, que j'avois apprise à Naples, où il y a grand nombre d'Espagnols. D'ailleurs, cette langue a beaucoup de rapport avec l'Italienne. J'étudiai le caractere de la Nation. De Madrid al Ciel (de Madrid au Ciel) c'est de plein-pied, selon le proverbe Espagnol. On appelle ces bonnes gens, quant à la jactance, les Gascons de l'Europe, mais on exagere sur leur compre, comme sur celui de Messieurs de la Garonne. Par exemple, on charge, sans doute, quand on dit qu'en Espagne, pour l'esprit, les chevaux tiennent le premier rang, les femmes, le second, & les hommes, le dernier. Si cette charge, quant aux dégrés qu'elle établit, a quelqu'ombre de fondement, il n'en est pas moins vrai qu'il y a, dans la Nation, de la droiture & de l'honneur. Nous supprimons ici le détail de plusieurs de leurs superstitions, que les lumieres diminuent de jour en jour, & celui des exagérations qu'on en fait. Ces bons Espagnols sont comiques, avec leur gravité; ils sont aussi nobles que le Roi, & même un peu plus, ( y algo mas ); la maison du Roi est proche de leur palais. S'ils demeurent sur une place publique, cette place est la cour de leur magnifique séjour. Tout ce langage est hyperbolique; ces hyperboles sont comme un verre qui grossit les objets, mais au travers duquel on apperçoit, du moins, la physionomie de la Nation. Elle a l'imagination exaltée; elle tient beaucoup des Arabes ou Sarrasins, qui firent la conquête de cette belle partie de l'Europe. Elle a donc quelque chose d'Oriental, dans la tournure de son esprit. Nos descendants verront, avec plaisir, sans doute, ce que les lumieres pourront opérer chez un peuple, que la Nature a gratifié des trésors de l'imagination. Je ne m'amusois pas infiniment chez cette plaisante Nation. Les hommes sont en manteau & en grand chapeau. Les femmes sont couvertes d'une mante qui cache leur figure & leur taille; cela n'est pas fort gai. Un jour, je me promenois au Prado, fort jolie promenade; une Duegne vint me glisser, dans la main, une lettre, par laqu-elle une Dame, qui se disoit de mes amies, me donnoit un rendez-vous. Je n'étois point tenté en faveur d'un objet que je ne connoissois pas; & je ne voulois pas m'exposer au danger, avec si peu de motifs. Adélaïde vivoit dans mon cœur. Je ne fis pas de réponse. Je reçus, le lendemain & le surlendemain, de nouveaux billets, de la même part, contenant des reproches & de nouvelles instances, auxqu-elles je fus également sourd. Au bout de quelques jours, je rencontrai une femme, assez mauvais sujet, qui avoit servi ma chere Princesse Napolitaine. Elle étoit partie depuis moi. Je lui demandai des nouvelles de son Excellence. „Elle est ici, me “répondit-elle; elle vous fait chercher “de tous les côtés. Vous avez déjà dû “recevoir cinq ou six lettres de sa part: “elle vous donnoit un rendez-vous.“ -- Mais, répondis-je, ce n'est pas son “écriture.“ -- „Cela ne fait rien, reprit “cette femme, elle a des raisons pour “cacher qu'elle est ici: son écriture ne “doit pas paroître. Je vous le dis sous le “plus grand secret. C'est la Princesse “Gémelli qui vous fait chercher.“ Je demandai à Béatrix, c'est le nom de cette femme, de qui elle savoit tout cela. „D'elle-même, me répondit-elle; je “suis rentrée à son service.“ -- „Mais, “repris-je, je n'ai, jusqu'ici, reçu aucune “nouvelle, ni d'elle, ni de ma chere “Adélaïde.“ -- „C'est justement pour “cela, répliqua la maligne femme. Madame veut vous voir, pour vous donner “elle-même de ses nouvelles, de vive “voix; &, quant à votre Adélaïde, je ne “m'explique pas; mais il y a la plus grande “apparence que vous la verrez en Espagne. Je témoignai encore des doutes. “Enfin, reprit Béatrix, trouvez-vous ici “à onze heures du soir; & je me fais fort “de vous conduire dans les bras de la “Princesse votre amie.“ Cela me parut positif. Je promis, & je tins parole. Je trouvai la femme-de-chambre au lieu marqué. J'étois habillé, comme on l'est dans ce pays-là, pour les rendez-vous, avec un manteau couleur de muraille, & un grand chapeau. Mon guide femelle me fit faire bien des détours, & frappa enfin, dans une rue écartée, à une petite porte, qui paroissoit une porte de derriere. On ouvrit, sur le champ, on me fit entrer mystérieusement, & monter par un petit escalier dérobé. Béatrix m'introduisit dans un appartement, où elle me dit: „attendez un moment, Madame va venir.“ J'attends, avec impatience & inquiétude. Au bout d'un moment, j'entends, en effet, venir des femmes. Mon introductrice accourt, me dit rapidement: „Voilà Madame,“ & s'enfuit. En effet, mon oreille est frappée des pas d'une Dame, qui traverse l'antichambre. Le cœur me bar. „Voilà ma Princesse, me dis-je; mon “Adélaïde n'est-elle point avec elle?...“ Déjà la Dame touchoit le seuil de la porte. Soudain elle crie: „ô ciel! voici mon „mari,“ & se sauve. Mon introductrice rentre précipitamment: „vîte, me dit-elle, cachez-vous sous le lit.“ J'entendois déjà la voix du mari, qui traversoit l'auti-chambre. Troublé, hors de moi-même, je suis forcé de me tapir sous le lit. La femme se sauve; le mari entre; & je frémis de me trouver dans un état si embarrassaut & si humiliant. „Quel est ce mari, me disois-je en “moi-même? La Princesse seroit-elle “mariée, contre la promesse qu'elle m'avoit faite?“ Je ne reconnoissois point la voix du mari, pour celle du méchant Spinacuta, qui avoit été sur les rangs, pour l'épouser, à Naples. Mais un nouveau surcroît de malheur vient m'accabler. Je conçois clairement, par les discours, que j'entends très distinctement, que ce mari, en allant à la campagne, à une petite distance de Madrid, est tombé de cheval, & s'est cassé une jambe: c'est pour cela qu'on l'a rapporté sur une civiere. Sa femme, sans doute, m'avoit fait venir, grace à son absence, dont elle comptoit bien tirer parti. Ce malheur dérangeoit ses projets; & j'en {??}essentois inconvénients, beaucoup plus fortement qu'elle. On mettoit le mari au lit. „O Ciel! me disois-je, l'y “voilà condamné pour quarante jours; “& moi pour aussi long-temps. Quarante “jours dans un pareil état, il y a de quoi “mourir quarante mille fois.“ Je me rappellois d'avoir vu, dans la vie de Cartouche, que ce brigand s'étoit ainsi trouvé, sous le lit d'un précepteur, qui fut malade pendant deux jours; mais il ne savoit pas si son malade seroit long-temps au lit; & moi, j'avois la désespérante certitude que le mien y seroit retenu six semaines. „Il “n'y a pas moyen de rester dans cet état, “me disois-je; sortons, quoi qu'il en puisse “arriver. Mais, reprenois-je, l'adorable “Princesse (par laqu-elle je croyois avoir “été appellé) va être compromise; & il “en résultera, peut-être, les plus funestes “conséquences pour elle.“ Cette idée me retenoit. Cependant, le Chirurgien étoit arrivé. On remettoit la jambe du mari. Il juroit qu'il souffroit comme un damné, & il crioit comme dix. Je souffrois autant que lui, & il ne m'étoit pas permis de crier. Vingt fois je sortis la tête de dessous le lit, pour voir si, pendant qu'on étoit occupé de l'opération, je ne pourrois pas m'échapper entre les jambes des assistants; ma tête rencontroit ces maudites jambes, & l'on me repoussoit, à coups de pieds, en disant: „veux-tu t'en aller, vilain chien!“ Je me rencognois sous le lit, sans chercher à faire connoître, aux gens, leur méprise. Le soir, j'avois grand appétit, malgré ma détresse. Mon introductrice, que je maudissois de tout mon cœur, vint à bout de me remettre, sous le lit, une bouteille d'excellent vin, avec un pain d'une livre, qui étoit aussi excellent; car le pain, à Madrid, est supérieur, peut-être, à celui même de Paris. Je me restaurai avec d'autant plus de courage, que je vis qu'on pensoit à moi; & je me dis: „celle qui songe “à me nourrir, sûrement me tirera d'embarras le plutôt qu'elle pourra.“ Cependant, je passai une cruelle nuit: mon malade souffroit aussi; il m'étourdissoit de ses gémissements, tandis qu'il ne m'étoit pas permis de le troubler par les miens. J'eus pourtant le bonheur de sommeiller deux heures; &, pour surcroît de bonne fortune, je ne ronflai point; par un heureux privilége, mon sommeil est presque toujours exempt de ce bruit désagréable. La journée suivante se passa de même. J'étois horriblement fatigué. Le restaurant se fit attendre jusqu'au soir. Je n'en pouvois plus. Combien de siécles j'ai vécu dans ces deux jours! Mais quels siécles pénibles! Dans cet effroyable état, n'ayant pas l'usage libre d'un seul de mes membres, je formois des plans de gouvernement; je m'occupois du bonheur public, au lieu de songer à ma délivrance particuliere. Ces projets me formoient, quelquefois, une heureuse distraction. Souvent un horrible besoin de tousser me rappelloit à mes souffrances. La nuit vint encore m'apporter la douceur d'un sommeil de quelques heures; mais, à mon réveil, j'étois décidé à me dévoiler, sans scrupule, si je n'étois pas tiré de ce douloureux état, dans le jour même. A peine étois-je éveillé, que j'entendis quelqu'un s'écrier: „où est le diamant de “M. le Duc? il a disparu.“ -- „Il a été “volé, s'écrie un second interlocuteur, “il faut déterrer le voleur.“ Nouvel embarras pour moi! „Si l'on ne découvre pas “le coquin, me disois-je, & si l'on m'apperçoit, c'est fait de moi; je passerai “pour le voleur.“ Je ne m'étois point apperçu du vol; il avoit été fait, sans doute, pendant que je dormois: ainsi, tout, jusqu'au sommeil, me trahissoit. Il étoit infaillible que j'allois être perdu, si j'étois découvert; & comment me dispenser de l'être? Tout-à-coup une grande Dame, la maîtresse du logis, paroît: ce n'étoit pas son dessein, de me {??}hir, mais il étoit, sans doute, écrit, que tout devoit se tourner contre moi. Madame n'avoit pas manqué d'amener, avec elle, son petit chien. Le détestable animalcule m'apperçoit, sur-le-champ, & aboie contre moi. On remarque qu'il fait rage contre quelqu'objet, qui est sous le lit; & l'envie vient naturellement d'y regarder. Madame, pour parer cet inconvénient, s'écrie: „Ce n'est rien, je sais ce “que c'est.“ Dans le moment un chat, qui s'étoit vautré au fond de la cheminée, prend feu, au moins quant à son poil, & se sauve sous le lit: il y communique l'incendie à plusieurs matieres combustibles, à mes cheveux, à mes habits. On regarde sous le lit; on m'apperçoit. Je prends mon parti, sur-le-champ. Je sors de ce pénible asyle; je m'élance; je parois tout en feu. Chacun frémit de terreur & crie: au voleur. J'étois venu armé, dans ce malheureux Hôtel; en cas de danger, je m'étois muni de pistolets, pour me rendre à ce fatal rendez-vous. Je menace d'en brûler la cervelle à qui osera m'attaquer. On ne doute plus, alors, que je ne sois un voleur, un assassin. Toute la maison paroît armée, on veut sauter sur moi. Je tire mes deux pistolets; je blesse deux personnes. Soudain mon épée étincelle dans mes mains. J'écarte, je renverse, je perce, je m'ouvre un passage; & je me sauve d'un pas triomphant. Mais je sortois à peine, de l'Hôtel, que je me vois attaqué par la garde. En vain je combattois comme un lion; la meûte des satellites étoit trop nombreuse, trop acharnée contre moi. Je suis saisi, garrotté, traîné dans les prisons, chargé de chaînes, précipité dans un cachot, plongé dans l'horreur & dans l'ombre, pris pour un voleur, un assassin. Si ma situation étoit pénible, sous le lit du Duc, elle étoit encore empirée. O cruelle bonne fortune! Car il paroissoit que c'en étoit une, qui m'avoit plongé dans cet abîme de malheurs. J'avois lieu de croire que ma Princesse Napolitaine n'étoit pas à Madrid, qu'une Dame libertine s'étoit servie de son nom, pour m'attirer chez elle, par l'entremise de l'infâme Béatrix. Je me creusai vainement la cervelle, pour chercher les moyens de me tirer de ce mauvais pas. Je dévorois l'amertume de mon sort. On m'apporta mon triste souper, un morceau de pain & de l'eau. J'étois oppressé, il n'y avoit pas là de quoi reveiller mon appétit. Je restois immobile, sur la paille, dans l'horreur de mes réflexions. Je voyois les Juges, les bourreaux, l'instrument patibulaire, la mort au sein de l'opprobre. Je voyois tous mes amis indignés contre moi, ma chere Princesse Gémelli, le Cardinal son frere, toute leur maison rougissant d'avoir accueilli, d'avoir presque admis dans leur famille, un vil scélérat, qui avoit encouru le plus honteux supplice. Je voyois enfin mon pere, le Marquis d'Erbeuil maudissant le jour où il m'avoit donné l'être, où il m'avoit connu; & la plaintive Adélaïde, les cheveux épars, les yeux & les bras levés au ciel, lui demandant pardon d'avoir aimé un odieux criminel; &, le poignard à la main, expiant, par une mort volontaire, le crime de s'être souillée, par un si ignominieux amour. Dans cette exécrable situation, le sommeil vint encore cependant suspendre ou alléger, un moment, l'horreur de mes tourments. Mais quel sommeil! quels songes affreux, sans suite, sans liaison! Ce repos étoit pénible, on vint m'y arracher. J'entends le bruit des fers, des clefs, des serrures. La lumiere d'un flambeau sépulcral vient me frapper. J'ouvre les yeux. Je vois un géolier qui me pousse rudement, & me commande de me lever, & de le suivre. Je le suis & me vois conduit devant les Juges. Si les Marmitons Espagnols sont graves, jugez de ce que sont les Magistrats. Mon innocence me donna la fermeté dont j'avois besoin. J'entrai d'une maniere qui me parut leur en imposer. Ma figure, d'ailleurs, leur fit peut-être une impression favorable; & je crus voir, dans leurs yeux, qu'ils avoient peine à me prendre pour un coquin. Pour réponse à leurs interrogations, je leur racontai mon aventure, avec la plus grande simplicité.“ Messieurs, leur dis-je, j'ai été abordé, au “ Prado pat une Duegne, qui m'a présenté une lettre par laqu-elle on me donnoit un rendez-vous. J'ai refusé de me “rendre à cette invitation. J'ai reçu plusieurs autres missives, sans y répondre. “Enfin, une femme de chambre que j'ai “rencontrée, & qui avoit servi, à Naples, “une Princesse, ma protectrice, m'a dit “que c'étoit cette Princesse même, qui “me demandoit. J'ai cédé à cette indigne “tromperie, & je me suis laissé conduire. A peine ai-je été dans une chambre, “qu'on a crié: „ciel! c'est mon mari!“ “On m'a fait cacher sous un lit. Le mari “venoit de se casset la jambe; on l'a “mis sur le lit, tandis que j'étois dessous. “J'y ai resté deux jours. Au bont de ce “temps, j'ai entendu les gens se plaindre qu'on avoit volé une bague; &, “pour mon malheur, je n'avois point vu “faire le vol, qui avoit pu être commis, pendant quelques instants d'un “malheureux sommeil, qui m'avoit surpris dans cette situation. Le petit chien “d'une Dame m'a découvert sous le lit. “J'en suis sorti. On a fondu sur moi, “je me suis défendu. La garde nombreuse est arrivée, & est venue à bout “de triompher d'un seul homme. On m'a “donc arrêté; on a trouvé, sur moi, des “pistolets, parceque je les avoit pris, en “cas de besoin, dans la circonstance où “j'allois, sans savoir où l'on me conduisoit. Mais, on n'a point trouvé, sur “moi, la bague, parceque je ne l'avois “pas volée. Il faut, d'abord, constater le “vol, ensuite, bien chercher le coupable. Ce n'est pas moi. S'il en existe un, “sans doute on peut le découvrir: il y “a toujours eu du monde dans la chambre. Je n'aurois pu voler, sans sortir de “dessous le lit; & je n'aurois pu le faire “sans être apperçu. Voilà mes preuves“. Il me parut que les Juges les goûterent; mais, si l'on ne trouvoit pas d'autre voleur, on sembloit déterminé à me regarder toujours en cette malheureuse qualité. Je fus reconduit dans mon cachot. La détestable Béatrix vint m'y trouver, pout me prier de ne rien dire. Je lui fis les reproches qu'elle méritoit. Elle me jura que c'étoit la Princesse Gémelli qui m'avoit donné rendez-vous, qu'elle étoit malade chez la Duchesse de Valamos; ce qui m'auroit fait beaucoup de peine, si j'avois pu le croire. L'entremetteuse ajouta que la Duchesse, uniquement par humanité, pour complaire à la Princesse sa bonne amie, alloit s'intéresser de tout son pouvoir, pour m'obtenir ma grace. Je répondis qu'étant innocent, je n'avois pas besoin de grace. „Hé bien, me dit la maligne femme, il vous faut de la protection pour mettre en jour votre innocence; d'ailleurs, vous avez besoin de secours, & la Duchesse vous en envoie“. Je ne pouvois refuser ces secours, dans le dénuement total où j'étois; car la Justice Espagnole m'avoit scrupuleusement tout enlevé. Cependant, on poursuivoit mon procès avec beaucoup de célérité. On avoit daigné faire de nouvelles recherches, pour découvrir un autre voleur; & l'on n'avoit pu y réussir. Le vol de la bague étoit constaté, &, selon les gens du Duc malade, on ne pouvoit l'imputer qu'à moi. J'avois pu le faire quand ils dormoient; car tous se souvenoient d'avoir dormi. Mais, selon moi, cela ne suffisoit pas; il falloit qu'ils l'eussent fait tous ensemble, ce qui ne pouvoit être. J'allois donc être condamné, sur la déposition de témoins, qui m'accusoient d'avoir fait le crime, pendant qu'ils dormoient: comme si l'on pouvoit attester ce qui se passe quand on dort. La malignité, qui veille sans cesse, alla aux informations sur mon compte. A entendre mes accusateurs, j'étois un Aventurier, fils d'un autre Aventurier. On m'avoit chassé des Garde-du-Corps du Roi de Naples & de ses Etats, sans doute, pour des raisons du plus grand poids; & j'avois été, ci-devant, déserteur. Il paroissoit donc que j'étois un mauvais sujet, auquel on ne faisoit aucun tort, en le chargeant, sans beaucoup d'examen, d'un vol, fait dans une maison, où il s'étoit introduit en cachette, & armé. Personne ne doutoit, que je ne fusse le vrai coupable; & l'on auroit, sur-le-champ, prononcé ma sentence, si quelqu'incident, qu'il falloit encore éclaicir, n'avoit forcé de remettre au lendemain, cette prononciation; mais il n'y avoit aucune espérance, que le jugement dût m'être favorable. Le géolier me l'attesta charitablement, pour avoir le plaisir de me faire passer une nuit infernale. „Pensez à votre conscience, “me dit-il, je sais ce que j'ai entendu. “Demain, votre arrêt vous sera prononcé. Le barbare me laissa avec cette cruelle certitude: il y joignit une petite lampe, un crucifix, de l'eau bénite, & & un livre de prieres. Je ne cherche point à peindre ma situation déchirante. Je ne veux point exciter la terreur, ni la pitié. La mort n'étoit rien: j'avois la vie en horreur; mais mourir par un supplice infâme; mais deshonorer mon pere; mais la Princesse .... Mais Adélaïde ... O Ciel! .... Le lendemain une fête-ou une vacance du siege différa la signification de mon arrêt. En reculant ma mort, c'étoit prolonger, pour moi, les souffrances de l'agonie. Le surlendemain, j'attendois qu'on vînt me chercher, pour me lire mon arrêt. La clef bruyante tourne dans la serrure, on ouvre mon cachot. „C'est sans doute, “le géolier qui vient me chercher. Courage... Il entre en effet; mais il m'amene une jeune beauté qui, les yeux en pleurs, les cheveux épars, se présente en silence & vient tomber à mes pieds. Je vis, avec autant d'extase que d'attendrissement, cette jeune personne. Outre ses charmes, son air d'innocence & d'honnêteté me gagnoit nécessairement le cœur.“ Monsieur, punissez-moi, dénoncez-moi, me dit-elle; vous souffrez “pour moi, vous êtes innocent, je suis “seule coupable“ ... „Que dites-vous, “Mademoiselle, m'écriai-je? Comment “vous coupable! Et qui êtes-vous? Qu'avez-vous fait?“ -- „Monsieur, me “répondit-elle, je suis au service de la “Duchesse de Valamos. Il y a un an, le “frere de son époux mourut presque subitement. Mon pere, au péril de sa vie, “l'avoit enlevé du milieu des flammes, “dans une maison incendiée. Pendant sa “courte maladie, je lui ai rendu tous les “services que je croyois lui devoir. Une “fois je me suis trouvée seule avec lui, en “passant la nuit auprès de lui. „Que je “suis fâché, me dit-il, ma chere Thérésine! Je n'ai rien fait pour votre pere, “ni pour vous à qui je dois tant. Je n'ai “pas eu le temps de faire un testament. “Je suis un ingrat, un monstre..“ Et s'appercevant qu'il avoit une bague;“ tiens, “me dit-il, ma chere Thérésine, prends “cette bague, vends-la, soulage ton pauvre pere“. Il me la passa au doigt & “bientôt il expira. Quand il fut mort, “on demanda ce qu'étoit devenue sa bague. Je la produisis, racontant l'histoire, “telle qu'elle étoit, dans la pureté de “ma conscience. Le Duc de Valamos “m'arracha la bague, me dit que j'étois “une malheureuse, qu'il devroit me faire punir, & que la plus grande faveur “qu'il pût m'accorder étoit de me chasser. J'obtins ma grace, à la sollicitation “de Madame; mais mon pauvre pere “a toujours langui, depuis ce temps fatal. Pour comble d'infortune, sa femme, ma belle-mere est toujours féconde; malheur réel pour un homme, qui, “ne jouissant pas de toute sa santé, ne “peut soutenir son {??}digente famille! Il “y a huit mois, que sa femme lui a donné un nouvel hétritier, qui n'aura point “d'héritage à recueillir. Ce pere infortuné n'a pu payer les mois de nourrice; “&, depuis deux mois, malade, accablé de misere, il souffre, dans une “prison mal-saine, les horreurs de la “captivité; tandis que sa femme & ses “enfants éprouvent, dans leur grenier, “la plus déplorable indigence. J'ai épuisé “toutes mes ressources, pour les soulager; & je ne savois plus comment faire. “Il y a quelques jours, j'allai visiter mon “pere dans sa prison. Il me fit saigner “le cœur, par la peinture qu'il me traça “de son état. Je le vis moribond, gelé de “froid, sur quelques brins de paille. Il “me demanda des secours d'un ton si “lamentable, que je partis, décidée à “lui en procurer, de quelque maniere “que ce fût. Je revins à l'hôtel, je cherchai en vain dans ma chambre. J'ai mis “en gage toute ma garde-robe; & même “en partie, celle de mes camarades. “J'ai eu occasion d'aller chez M. le Duc. “Je m'y suis trouvée seule un moment. “J'ai vu, sur la cheminée, cette fatale “bague. J'ai dit: “elle m'appartient: je “ne fais que reprendre mon bien; il n'est “pas juste, que je laisse languir mon pere, “dans les horreurs de la prison, tandis “que je puis le soulager, en faisant le sacrifice de ce bijou. Alors, je ne sais si “c'est un ange céleste ou infernal, qui “m'a poussée. J'ai pris la bague, j'ai couru, à toutes jambes, chez un Juif, “qui m'en a donné quatre pistoles d'or. “J'ai couru delà à la prison. J'ai délivré “mon pere. La joie de lui avoir fait du “bien, la vue du plaisir que je lui causois, m'ont quelque temps éblouie, “aveuglée; mais j'ai bientôt réfléchi sur “les suites que pouvoit avoir cette malheureuse action. Je les ai vu naître enfin, ces suites déplorables. J'ai vu qu'un “infortuné, qu'un innocent alloit périr “par ma faute. Je n'ai pu le souffrir. J'ai “dit: „Quoi qu'il en puisse arriver, il “faut que je délivre l'innocence“. Me “voilà, Monsieur, à vos pieds. Voyez “s'il y a quelque moyen de vous sauver, “sans me faire périr; sinon, mettez-moi la corde au cou. Hélas! mon pauvre pere en mourra. Je ne lui aurai pas “sauvé la vie“. A ces mots, des sanglots étoufferent la voix de cette belle personne. Ses larmes inonderent son visage; elle tomba immobile sur le pavé. Je la relevai, le cœur serré, baigné de pleurs moi-même.“ Mademoiselle, lui “dis-je, d'une voix étouffée, vous êtes “honnête, vous méritez qu'on s'intéresse à vous; mais je vais être pendu “pour vous.“ -- „Ah! Monsieur, livrez-moi, s'écria-t-elle.“-„Cela n'est “pas possible, lui répondis-je; je ne puis “pas livrer au supplice la vertu même; “mais moi, je ne suis pas un scélérat. N'y “auroit-il, pas moyen de ravoir cette fatale bague?“ -- “Hé, Monsieur, reprit-elle, je l'ai vendue à un Juif: “l'argent est dépensé, comment le retrouver? -- „il faut, repartis-je, “recourir à votre Maîtresse; il faut “qu'elle vous fournisse la somme nécessaire: si n'est pour vous, que ce soit “pour moi. Elle me doit ce foible effort. “Je suis, dans cet horrible embarras, “pour elle. Je sais qu'elle desire ma délivrance. Elle fera aisément ce petit sacrifice“. Dans ce moment critique, on vint me prendre, pour me conduire devant mes Juges. Un servant officieux de la prison donne le bras à la Demoiselle, qui ne pouvoit se traîner. Elle me quitte, en soulevant, vers moi, ses foibles bras; je m'avance intrépidement & je paroîs devant les Juges.“ Messieurs, leur dis-je, “Madame la Duchesse de Valamos vient “de m'envoyer une de ses femmes, pour “m'apprendre qu'on a enfin trouvé la “bague, que par conséquent, on se désiste de toute poursuite; & qu'on me “doit des réparations.“ -- „Si la bague “est retrouvée, me dit-on, & si elle n'a “pas été volée, cela est fort heureux pour “vous; mais ce n'est pas à vous qu'on “doit faire savoir cela; c'est à nous qu'il “faut le signifier„. Je leur répondis que je comptois qu'on n'y manqueroit pas; & que je les priois de suspendre, à cet effet, la prononciation de l'arrêt. Comme on paroissoit s'intéresser à moi, on daigna m'accorder cette grace; & l'on me renvoya dans mon cachot. Thérésine fit son rapport à la Duchesse, qui en effet, envoya sur le champ signifier aux Juges, que la bague étoit retrouvée, qu'elle avoit été égarée, & non volée, qu'on se désistoit de toutes poursuites contre le prisonnier; & qu'on lui offroit même des dédommagements. Les Juges répondirent que le désistement ne suffisoit pas; qu'il falloit produire, sous leurs yeux, la bague, telle qu'elle étoit décrite, au procès verbal de la plainte. On eut beaucoup de peine à trouver le Juif, encore plus à le gagner. Il exigeoit simplement le triple de ce qu'il avoit donné, sous prétexte qu'ayant vendu la bague, il étoit obligé de la racheter. On lui donna son argent, en le maudissant, comme il est d'usage. On produisit la bague sous les yeux des Juges; & je fus déchargé de l'accusation; mais on m'objecta, que j'étois déserteur à Naples, que je m'étois, depuis, fait chasser des Gardes-du-Corps de Sa Majesté Sicilienne, sans compter que j'avois été trouvé furtivement introduit dans la maison du Duc de Valamos. Je répondis, que j'avois déserté malgré moi, pour éviter d'être arrêté, à l'occasion du malheur que j'avois eu de blesser, à mon corps défendant, un soldat qui m'avoit attaqué; que je ne pouvois, d'ailleurs, savoir par quelle calomnie on m'avoit noirci aux yeux du Roi de Naples; mais que des gens de la plus haute distinction, qui me connoissoient parfaitement, répondoient de mon innocence; & que, dans peu j'espérois bien recevoir mon rappel; que les Juges d'Espagne ne punissoient point les crimes commis dans le royaume de Naples, sur-tout quand il n'y avoit ni plainte, ni procès. Enfin je fis, de nouveau, le récit du malheur que j'avois eu d'être trouvé sous le lit du Duc, & j'observai que la Duchesse ne s'intéresseroit pas en ma faveur, si elle croyoit qu'il y eût un vol à me reprocher. Malgré toutes mes raisons qui me paroissoient convaincantes, & quoique les Juges semblâssent pencher en ma faveur, je restai encore très long-temps en prison, sans aucun motif valable de m'y retenir; & si la Duchesse n'eût fait, pour m'en tirer, des instances très assidues, j'y serois peut-être encore. Fin du Livre troisieme. SECONDE SUITE DE L'AVENTURIER FRANÇOIS. LIVRE QUATRIEME. On sent qu'après une si cruelle épreuve, je n'avois aucun goût pour les bonnes fortunes. On doit se rappeller que c'en étoit une qui m'avoit attiré mon malheur, occasionné par le funeste rendez-vous, que m'avoit fait donner la Duchesse de Valamos; mais en sortant de prison, je ne savois où me retirer. Je n'avois pas un maravédis. La Duchesse me fit fournir ce dont j'avois besoin. On me juroit toujours que la Princesse ci-devant Cardinal étoit malade à Madrid; que c'étoit elle qui m'avoit fait donner le rendez-vous; que la Duchesse, piquée de cette liberté, lui en avoit fait des reproches, & s'étoit même brouillée avec elle; que par conséquent tout ce que la Dame Espagnole avoit fait pour moi, étoit un pur effet de sa générosité. On ajoutoit que je ne pouvois me dispenser de la voir, & de lui peindre ma reconnoissance; & qu'il y auroit, de ma part, la plus insigne fatuité à me croire aimé d'elle, & à refuser de la voir, sous prétexte de craindre de lui faire trop d'impression. Je voulus bien croire tout ce qu'on daigna me dire. „Je ne demande “pas mieux, répondis-je, que de la voir, “si elle y consent; qu'elle me prescrive “l'endroit où je dois me rendre, pour “cela, je suis prêt de voler à ses pieds“. Je ne pouvois faire autrement à l'égard d'une personne, aux dépens de laqu-elle je vivois; mais je n'osois aller la voir à son hôtel; & je demandois où je pourrois la trouver. On me conduisit chez un brave Capucin, qui avoit, me disoit-on, toute sa confiance. Le Révérend Pere me reçut avec la plus grande bénignité. „Mon enfant, me dit-il, Madame la Duchesse vous veut beaucoup de bien. C'est une digne personne “que cette Dame. Vous lui avez de grandes obligations. Vous devez bien prier “le Seigneur, pour la continuation de sa “prospérité“. Je répondis que je sentois tout le prix de ce que S. E. avoit fait pour moi. „Elle veut faire encore bien “autre chose, reprit le digne Pere. Elle “m'a confié les projets de bienfaisance, “qu'elle a conçus en votre faveur. Il “faut lui rendre votre visite, mon cher “ami, premièrement pour la remercier, “ensuite pour qu'elle puisse voir, avec “vous, ce que vous desirez, & ce dont “vous avez besoin“. Je répondis que j'étois aux ordres de S. E.; mais que, comme il étoit impossible de la voir à son hôtel, vû les inconvéniens qui en pouvoient résulter, & qui en étoient déjà résultés, il falloit donc qu'elle daignât m'indiquer un autre endroit, où je pusse en sûreté lui rendre mes devoirs. „C'est de quoi vous “ne devez pas être inquiet, reprit le P. “benin. On fera plus, mon en^#.fant: pour “éviter tous les dangers qui pourroient “vous faire reconnoître, on vous déguisera. -- „A propos de quoi, me “déguiser? repris-je. Je veux me montrer tel que je suis; & ne plus m'exposer à me faire soupçonner de quelque “mauvais dessein; ce qui pourroit arriver, si l'on me surprenoit déguisé. Rien “de furtif, rien de feint“. -- „Mon „cher fils, reprit le Vénérable Pere, “l'habit dont on voudra bien vous revêtir, loin de vous exposer à aucun danger, vous enveloppera, pour ainsi dire, “du respect de tous les hommes. C'est “l'habit le plus sacré, le plus auguste qui “soit connu parmi les enfants d'Adam“. Je m'attendois que le Pere alloit me nommer celui de Roi, d'Empereur ou de Pape. Je lui demandai avec empressement, „quel est donc cet habit?“ Il me répondit, avec un saint enthousiasme: „c'est “celui de Capucin“. A ces mots, il dut voir, dans mes yeux, un certain soutire ironique, d'où il devoit conclure, que je ne partageois pas son enthousiasme. Je témoignai même la plus grande répugnance à me travestir, sur-tout de cette maniere; mais le saint homme me dit tant de raisons, me fit tant d'instances, qu'il vint à bout de me gagner. Il fut décidé que, le surlendemain matin, je me rendrois chez lui, pour être revêtu du saint habit. Je m'y rendis avec répugnance. Le grave Capucin me passa l'habit religieux, avec des cérémonies & même des prieres, qui me paroissoient une profanation dans cette circonstance. Pour me rendre plus méconnoissable, il m'attacha une barbe postiche; & me fit conduire, par un frere-lay, dans une petite rue borgne, qui n'étoit pas loin de celle où demeuroit le Duc de Valamos. Mon guide s'arrêta devant un bâtiment, qui me paroissoit le derriere d'un hôtel, & je craignois que ce ne fût celui du Duc. Il frappa à une petite porte, qui s'ouvrit sur-le-champ; & il me remit aux mains d'une femme de chambre, qui me pria de la suivre. Un homme estropié, qui paroissoit le maître de l'hôtel, apperçut une figure de Capucin, qui alloit chez sa femme. Il grinça des dents; mais il se rangea respectueusement, pour me laisser passer. Il me vit entrer chez son épouse. Ma conductrice me fit laisser mes sandales à la porte: „tant qu'on verra, dit-elle, cet auguste gage, personne n'osera entrer“. A ces mots, elle m'introduisit mystérieusement dans un très bel appartement, & me remit à une fort belle Dame. C'étoit la Duchesse de Valamos.“ Hé, mon “cher ami, me dit-elle, nos vœux sont “bien traversés. Nous avons bien de la “peine à nous voir. Mon dieu! que je “vous ai causé de peines! comme je cherche de tout mon cœur à les réparer!“ „Madame, lui répondis-je, vous avez “fait éclater votre générosité à mon égard, “d'une maniere qui me prescrit & m'inspire une éternelle reconnoissance“. -- Que parlez-vous de reconnoissance? “Interrompit-elle. Atrendez donc que “vous ayez réçu, de moi, quelques marques de mon tendre attachement. Je “vous en prépare; je veux vous faire un “o rt digne de vous... Retirez donc cette “vilaine barbe, qui vous déguise“. A ces mots, elle la détacha elle-même, & la jetta dédaigneusement à ses pieds. Alors, la Duchesse m'embrassa avec autant de vivacité que de tendresse. Ses manieres étoient peu mesurées, peu décentes même, si l'on veut; mais elles avoient quelques agréments pour un jeune homme de mon âge; car encore un coup, cette Dame étoit fort belle. Quoique je visse clairement que c'étoit elle seule, qui m'avoit attiré chez elle; je lui demandai des nouvelles de la Princesse Gémelli: „Elle “est fort aimable, répondit la Duchesse; “mais doit-elle vous occuper exclusivement en ma présence? Ne suis-je rien “pour vous?“ Alors ses yeux devinrent expressifs. Ce n'étoit pas ce regard pur, honnête de la chaste Princesse, ma Minerve & mon amie; c'étoit celui de Vénus. Il parloit aux sens, s'il n'alloit pas jusqu'au cœur. Je crus, cependant, devoir affecter, de ne pas m'appercevoir, de ce qu'il y avoit d'expressif dans fes regards, & me renfermer toujours dans les limites de la décence & du respect. La Duchesse se contraignoit aussi de son côté. “Là, mon cher ami, me dit-elle, que “desirez-vous? Que cherchez-vous dans “ce pays-ci? Voyons ce que je puis faire “pour vous, voyons comment je puis “vous être utile.“ Je racontai, à la Duchesse, une partie de mes aventures; & je lui peignis au net ma situation: „Mais “voilà qui est admirable, dit-elle. Comment? Un jeune homme, peu avantagé du côté de la fortune, fait des sacrifices à l'amour le plus honnête & le “plus délicat! Ah! vous méritez qu'on “vous aime, comme vous aimez. Il faut “que je vous tienne lieu de cette chere “Adélaïde. Je lui suis, sans doute, fort “inférieure du côté des graces. Elle peut, “d'ailleurs, vous vouloir autant de bien “que moi. Mais elle ne peut pas vous en “faire autant. Je vais, sur-le-champ, “m'employer en votre faveur; &, d'abord, sous peu de jours, j'espere que “vous serez Garde-du-Corps de notre “Roi Don Carlos Tercero. “ Emu par tant des marques de bonté, de la part d'une grande Dame, qui n'affectoit que de vues des bienfaisance, flatté peut-être en secret, de me voir chérir à ce point, par une femme d'une si haute Sphere, je lui fis des remerciments, où il commençoit à régner trop de chaleur. Elle en parut enchantée, & m'embrassa avec une ardeur, qui m'enflamma en me déconcertant. Jamais la femme de Putiphar ne dut être plus pressante à l'égard du chaste Joseph; mais je n'avois peut-être pas toute la vertu de ce pieux Personnage. Quoi qu'il en soit, nous avions besoin qu'un tiers vînt nous sauver du naufrage, en troublant un si dangereux tête-à-tête. Il en vint un; mais le remede fut pire que le mal. Dans ce moment, on ouvre rapidement la potte. M. le Duc paroît, appuyé sur deux béquilles.“ Comment, s'écria “Madame, furieuse, mais non déconcertée? On ose venir m'interrompre “dans les saints devoirs de la piété! N'avez-vous pas dû voir, à la porte, les “sandales du Révérend Pere?“ -- „Oui, “sans doute, répondit le mari; mais j'ai “trouvé aussi ce joli joujou, dont votre “petit chien s'amusoit. Voyez.“ A ces mots, il montra ma barbe postiche, que la Dame avoit jettée à ses pieds, & dont son petit chien, s'étoit emparé. Elle l'avoit mis à la porte, sans y faire attention; & le petite animal avoit joué, dans tout l'hôtel, avec cette malheureuse barbe. On avoit eu soin de la ramasser, & de la porter au Duc qui, furieux, étoit venu sur-le-champ faire, à sa femme, la querelle qu'elle méritoit. “Vous êtes un malheureux, s'écria “Madame. Le jeune Pere n'est point “en âge d'avoir de la barbe. Je ne sais “quel est ce chiffon. C'est vous qui le “produisez; & c'est un prétexte que “vous prenez, pour me faire la plus “odieuse chicane.“-„Madame, reprit le “Duc, vous êtes convaincue par le fait; “& je vais ordonner de votre sort, conformément à ce que me prescrit l'honneur. Quant à votre joli Novice, je vais “faire dire aux Capucins de venir le “chercher; & ils en feront tout ce qu'il “leur plaira.“ Il me prenoit donc pour un Capucin; & ne se doutoit pas que je fusse le prétendu voleur, qui avoit passé deux jours sous son lit. La Confidente de la Duchesse avoit déjà pris les devants, pour avertir le Pere Zorobabel, auteur de mon déguisement. Le bénigne Pere crut trouver un expédient, pour me sauver. On va voir, dans ce moment, quel fut cet infructueux expédient. M. le Duc, me dit: „vous allez voir “comment je vais traiter votre complice; “je ne doute pas que les Vénérables Peres “n'en fassent autant à votre égard. Vous “serez même plus maltraité; car Madame la Duchesse va être nichée dans “l'air; & vous serez enfermé sous la “terre.“ Alors, Monsieur fit porter Madame (qui faisoit beaucoup de façons) dans un grenier, où il n'y avoit que les quatre murs, un misérable petit lit de sangle, & un crucifix de fer, pour tout ornement. Il lui fit remettre un pain bis, avec une cruche d'eau, pour sa nourriture. „Madame, lui “dit-il, je ne vous spécifie pas combien “durera votre captivité. Je veux bien, “cependant, vous donner l'espérance que “votre table pourra être un peu meilleure, par la suite; mais si quelque circonstance n'adoucit pas ma juste colere, “votre prison pourra durer jusqu'à ce que “les perfides charmes, qui vous attirent “d'infâmes adorateurs, soient évanouis. “Priez Dieu qu'il fasse passer bientôt votre “indigne beauté.“ Ici, Madame fit une grimace, qui annonça, qu'elle ne formoi: pas le vœu que lui indiquoit son mari. „Voyez vous, ajouta-t-il, cette lucarne? “Vous ne recevrez, par ici, que la visite “des chats; & sans doute ils n'attenteront “pas à mon honneur; car, avec toutes “vos prétendues graces, la moindre chatte “leur plaira infiniment mieux que vous.“ J'examinai secrettement le local. Je vis que les hommes, un peu agiles, pouvoient passer, aussi-bien que les chats, par cette lucarne; & que je pourrois, par cette voie, procurer quelques secours à la Dame. M. le Duc, qui n'étoit pas ingambe, ne voyoit pas cela aussi bien que moi. La Duchesse protesta de son innocence, d'abord avec aigreur, ensuite avec un ton vraiment attendrissant. J'en fus touché. Je ne pus m'empêcher de plaindre une femme de ce rang, & de cette beauté, qui souffroit pour l'amour que je lui avois inspiré. Elle fondoit en larmes, & m'adressoit les regards les plus touchants. Les miens devoient lui peindre toute ma sensibilité. Je protestai, à son barbare époux, qu'elle étoit innocente, que je n'étois point un vil séducteur, que j'étois venu sans aucune ombre de mauvais dessein, & que je devois croire Madame aussi pure que moi, dans ses intentions. “Fort bien, dit le mari; “vos attestations sont d'un grand poids, “& bien dignes de foi. On vous fera jaser, “mon ami; on saura pour quel motif “vous êtes venu chez moi.“ Dans ce moment, nous entendîmes les pieux hurlements d'une procession. On vint prier le Duc de descendre. Son épouse me tendit, douloureusement, les bras. Je lui exprimai, dans mes yeux, tout ce que je ressentois pour elle; & elle dut y voir une promesse de venir, par la fenêtre de son grenier, lui porter des secours. On me fit descendre avec Monsieur, & l'on enferma Madame, sous une triple clef. Quand nous fûmes descendus, nous trouvâmes l'Ordre Séraphique des Capucins, qui étoient venus, processionnellement, me chercher, à l'instigation du P. Zorobabel. Le Gardien dit à ce Pere: „Mon R. P., révélez, à Monsieur le “Duc, ce que vous avez vu.“ „Excellence, dit le P. Zorobabel, j'étois, “cette nuit, prosterné dans le Chœur, au “pied des saints Autels. J'implorois le Seigneur, pour qu'il daignât par donner leurs “fautes à tous les pécheurs que je connois, “& notamment à vous, Monsieur le Duc. “Soudain, je me suis senti plongé dans “une espece de sommeil céleste & prophétique. Alors, j'ai vu un Ange, descendant du Ciel, tenant en main un “habit de S. François, qu'il a posé, auprès de moi, sur les marches de l'Autel, “en me disant: „Demain, un jeune “homme viendra te trouver, de la part “du Tout-puissant. Voici ce que dit le “Seigneur: „Je veux que ce jeune homme “soit revêtu de l'habit de François, mon “serviteur; que, sous ce dehors imposant, il aille trouver la Duchesse de “Valamos, afin que la voix insinuante “de cette tendre épouse, fasse sentir, au “Duc son mari, l'énormité d'un vol qu'il “a commis. Il a privé une infortunée “domestique, d'une bague, qui lui avoit “été donnée. Il a mis un malheureux étranger, dans le péril d'être puni d'un supplice injuste, pour cette bague, qui avoit “disparu, & qui ne devoit pas être dans “les mains du ravisseur. Qu'il rende l'effet “volé à la domestique, qui, seule, a des “droits à sa possession; qu'il dédommage “l'étranger; & qu'il honore mon serviteur. Telle est la volonté du Seigneur. “Revêts donc le jeune homme du saint “habit, & laisse-le remplir l'objet sacré “de sa mission.“ Le jeune homme est, “en effet, venu ce matin, continua le “P. Zorobabel. J'ai accompli l'ordre du “Seigneur. Je l'ai revêtu du saint habit, “& je lui ai dit: „Va remplir ton glorieux ministere.“ Ici se tut le P. Zorobabel. „Ainsi vous voyez, Monsieur le “Duc, continua le P. Gardien, qu'il faut “que vous nous rendiez le serviteur de “Dieu, afin que la gloire du Seigneur “soit manifestée aux yeux des Castillans. “Honorez le serviteur de Dieu.“ Le Duc fut d'abord très-étonné de la procession: il le fut plus encore, de la révélation du vol qu'il avoit commis. Il me regarda fort attentivement; & dit entre ses dents: „C'est l'homme qui étoit caché sous mon “lit.“ Ensuite il fut obligé, quoiqu'il ne parût pas croire un mot de la prétendue révélation céleste, de me remettre aux Capucins, de baiser le bas de ma robe; & de rendre ce respectueux hommage à un homme qu'il soupçonnoit, de l'avoir mis dans la confrérie des époux trahis. Toute la Maison, crédule ou non, s'agenouilla devant moi. Tous les Capucins, eux-mêmes, vinrent, l'un après l'autre, me baiser la main, en fléchissant le genou. On me posa, sur la tête, une couronne de fleurs; & le Gardien, secondé du Sous gardien, me tenant chacun par une main, me conduisirent majestueusement. Alors, on chanta les saints Cantiques, & nous avançâmes, solemnellement, aux yeux du peuple. On ne cessoit de brûler l'encens devant moi. On jettoit, sur mes pas, toutes les fleurs qu'on pouvoit trouver. Les Espagnols étendoient leurs manteaux sur le pavé, pour que je les honorasse, en les foulant, de mes pieds bénits. Tout le monde se prosternoit & baisoit le bas de ma robe; on s'en frottoit les yeux; plusieurs y faisoient toucher des mouchoirs, & autres meubles; &, pour peu que je m'arrêtasse, je sentois de pieux voleurs; qui coupoient des morceaux de la sainte mandille. L'histoire de la barbe avoit percé dans le peuple; mais elle y avoit été défigurée. On avoit dit à ce bon peuple, que j'étois un vieillard à barbe blanche, envoyé de la part de Dieu; mais que, dès que j'avois eu, sur le corps, le saint habit, ma barbe avoit tombé, mes rides avoient disparu, & que je m'étois, sur-le-champ, trouvé paré des fleurs de la jeunesse. On crioit au miracle; on se précipitoit sur moi, & l'on risquoit de m'étouffer, pour me rendre hommage. Plus de cent vieillards formerent le projet de prendre ce miraculeux habit, qui rendoit la jeunesse. Je fus conduit, dans ce saint appareil, jusqu'au Monastere, où l'on célébra, dans l'Église, de nouvelles cérémonies. La multitude paroissoit croire, à cette imposture, de la foi la plus vive; & je n'aurois jamais cru que, dans notre siécle, il y eût un peuple assez superstitieux pour admettre une pareille absurdité. Toutes les cérémonies finies, je m'attendois à être singulièrement fêté, dans l'intérieur de la maison, par les Révérences cloîtrées; & je comptois que le réfectoire m'offriroit, au moins, autant d'agréments que le chœur. Les Capucins me firent, en effet, de prodigieux compliments. „Mais, mon cher enfant, me dirent-ils, d'un ton mielleux, après un “si grand éclat, vous avez besoin d'un “peu de retraite, pour rentrer dans votre “cœur, pour y entendre la voix du Seigneur, & ses desseins sur vous. Dites, “voulez-vous bien passer quelque temps “avec nous?“ Je dis en moi-même: “Qu'est-ce que cela me fait? Quand cette “retraite m'ennuiera, je la quitterai; “mais il sera peut-être plaisant, à mes “yeux, de passer quelques jours parmi ces “pieux pénaillons.“ Je leur répondis, que je ferois volontiers, chez eux, une courte retraite. „Courte, mon cher enfant, reprit le P. Nazille! ah! nous “espérons que, quand vous y serez, vous “ne nous quitterez pas si-tôt que vous “nous en menacez.“ Je ne vis, dans ce propos, que le desir de me conserver, de m'attacher à l'Ordre. Je me souciai fort peu de ce que pensoient ces bons Peres; & je me laissai conduire. On me fit descendre un escalier, très obscur, ce qui dut commencer à m'inquiéter; mais les bruyants compliments, & les protestations outrées de cinq ou six cordonsbleus de l'Ordre, me distrayoient, & m'empêchoient de faire des réflexions. Enfin, l'on ouvre une petite porte, & l'on me précipite dans un appartement très sombre. Je fus poussé si subitement, que je n'eus pas le temps de m'accrocher à rien, ni de faire aucune résistance. La porte est soudain refermée à grand bruit; on me crie: „n'ayez point d'inquiétude, mon “cher enfant, on ne vous laissera manquer ni de pain, ni d'eau, ni de prieres.“ Je regarde autour de moi, & je m'apperçois que je suis dans un cachot. Je restai, quelque temps, muet de surprise & d'horreur. Enfin mon indignation éclata, par des imprécations, contre les perfides Moines. „Ah! scélérats, m'écriai-je, je saurai vous punir de votre “monstrueuse noirceur.“ J'entendis les monstres éclater de rire. Ma fureur en redoubla; mais ô fureur impuissante! „On “vous apprendra, dirent-ils, à compromettre l'habit & la gloire d'un Ordre aussi “respectable que le nôtre.“ J'apperçus un lit de paille, & je me jettai dessus, avec fureur. Je plongeai ma tête dans cette paille odieuse; & je m'enfonçai dans les plus noires réflexions. „Me “voilà sous la main des Moines, me disois-je; leur vengeance infernale ne “s'éteint jamais. Leur Ordre, disent-ils, “est compromis; ils m'en puniront toute “ma vie; me voilà, pour le reste de mes jours, enfermé sous la terre.“ Alors, je me rappellai que mon pere avoit essuyé, jadis, une aussi cruelle punition; „mais “c'étoit avec des circonstances encore plus “terribles, me dis-je; il étoit nu, enchaîné. Il ne perdit pas courage. Je ne “dois pas, non plus, le perdre. Courage, Cataudin, sois fils de Grégoire “Merveil.“ Je me levai d'un saut. J'étois rempli de fureur, mais aussi d'espoir. J'examinai mon cachot. Il n'étoit pas si sombre que celui de mon pere. J'entrevis, dans un coin, je ne sais quoi qui remuoit. Je crus bientôt voir que c'étoit une figure de Capucin, à genoux, qui me tendoit les bras, & qui sembloit m'implorer. J'entendis une voix très douce, qui me dit: „Qui que vous “soyez, de grace, ne me faites point de “mal, je ne vous en ai pas fait.“ -- „Et “qui êtes-vous, mon ami, dis-je à celui “qui parloit?“ -- „Hélas! répondit la “douce voix, je suis une victime innocente de l'infortune, qui s'est toujours “attachée sur mes pas.“ Cette voix couloit jusqu'à mon cœur. J'examinai le jeune prisonnier; il avoit une physionomie aussi douce que sa voix. Cette figure ne m'étoit pas inconnue; mais je ne pouvois me rappeller où je l'avois vue. Je remarquai que cet infortuné m'examinoit aussi, de son côté, avec attention; & paroissoit chercher où il m'avoit vu. Il m'en fit même la question. Je lui répondis, que j'étois dans le cas de lui demander la même chose; mais que, dès que mes yeux se seroient un peu faits à l'ombre, & que je pourrois le bien distinguer, je reconnoîtrois probablement qui il étoit, à moins qu'il n'aimât mieux me le dire. On nous apporta bientôt notre dîner, qui consistoit en un peu de soupe, du pain noir & de l'eau. Nous mangeâmes tristement, non sans nous contempler l'un l'autre. „Du moins, me disois-je, je suis moins “malheureux que ne fut jadis mon pere. “J'ai un compagnon, dans mon cachot. “Ce compagnon est intéressant. Sa figure “& sa voix font passer l'attendrissement “au fond de mon cœur. Il paroît doué “de la plus belle ame. Avec un pareil “secours, il ne faut pas se croire très “malheureux.“ Bientôt un Novice vint, par le guichet, faire passer une petite mesure de vin, qui répondoit, à-peu-près, à un demi-septier. „Tenez, dit-il, mon cher ami.“ (Ce n'est pas à moi qu'il parloit). Le prisonnier accepta l'offrande. Le donateur y joignit une cuisse de dinde, en demandant pardon de ne pouvoir mieux faire. Mon compagnon lui fit les plus tendres remercîments. J'y joignis les miens, quoique je ne crusse pas devoir participer au bienfait; mais c'étoit m'obliger, que d'obliger un compagnon d'infortune, auquel je m'intéressois déjà si vivement. Dès que le bienfaiteur fut parti, mon camarade me dit: „C'est un jeune Novice, “que j'ai eu le bonheur d'intéresser. Il “paroît avoir la plus belle ame du monde. “Mon sort l'a touché; & chaque jour, il “réserve quelque chose, sur sa portion, “pour venir me soulager.“ Je témoignai combien j'étois édifié de cette générosité. Mon compagnon coupa la cuisse en deux, & m'en offrit la moitié. „Ah! mon cher “ami, lui dis-je, je suis sensible à votre “bon cœur; mais, me croyez-vous assez “peu d'ame, pour vous voler une partie “d'un secours si borné, que vous recevez, “& pour vous arracher la moitié de votre “subsistance?“ -- „Hé, mon cher ami, “répondit mon camarade, me croyez-vous assez peu d'ame, pour manger tout “ce que le Ciel m'envoie, en présente “d'un ami, d'un frere, qui en a auta t “de besoin que moi? Je rougiroi de moi-même, & mon existence me seroit pénible. -- „Mais, repris-je, mon “ami, puis-je vous priver d'une douceur?... -- „Et n'en sera-ce pas une “plus grande pour moi, repartit mon “nouvel ami, de contribuer, quoique “d'une maniere si légere, à votre soulament, d'agir en frere avec un frere, “que de me déshonorer, à mes yeux, “comme aux vôtres, par un lâche égoïsme, qui me rendroit digne de tout ce “que je souffre?“ Le jeune prisonnier joignit, à ces raisons, des invitations si tendres, que je ne pus le refuser. Ce secours me fut moins précieux en lui-même, que cher par l'honnêteté qu'y mettoit mon camarade. Nous causâmes confidemment, après ce léger repas; & je commençois à goûter une vraie douceur dans la conversation de ce tendre confrere, quand on vint le chercher & me l'enlever. Il fut aussi interdit que moi, de cet enlevement, auquel il ne s'attendoit pas. „Où me conduiton, s'écria-t-il?“ On ne lui répondit rien. Il m'adressa un regard, qui annonçoit de l'attendrissement & du regret; & je restai seul, plongé dans la douleur & dans la consternation. Je sentis douloureusement la perte de mon compagnon, qui me laissa un vuide singulier. Je me flattai, cependant, qu'on pourroit me le ramener. Alors, dans la solitude, les personnes qui m'étoient le plus cheres se présenterent, successivement, à mon esprit. Mon pere, qui avoit souffert la même infortune que moi; la Duchesse, qui en éprouvoit une pareille dans son grenier, par une suite de son penchant pour moi; la Princesse Gémelli; & sur-tout mon Adélaïde, la seule personne de son sexe que je ne me reprochois point d'aimer, & qui n'avoit point à rougir du tendre amour qu'elle me portoit; toutes ces images chéries peuplerent, autour de moi, mon cachot, & m'en diminuerent l'horreur. Je pensai aussi, comme mon pere, à m'ouvrir une issue, pour sortir de ce lieu détesté. Je pris courage. Un rayon de joie, allumé par l'espoir, passa dans mon ame; &, les poings serrés, les yeux ardents, je tressaillis, en jurant de sortir sous peu de jours, & de délivrer mon camarade, en cas qu'il fût encore avec moi. Bientôt on me le ramena. Il étoit encore plongé dans un profond étonnement. „Que “m'ont-ils fait? disoit-il. Quelle est cette “parade? On m'a placé, dans la nef, sur “une espece de trône. J'ai vu une foule “étonnante de peuple, qui approchoit de “moi, en se traînant la face contre terre. “On me baisoit les pieds; on faisoit toucher des linges à mes habits. Plusieurs “même en ont coupé des morceaux. “Voyez, disoit-on, comme il est jeune. “Peut-on nier, à présent, les miracles? “Les indignes Philosophes, qu'ont-ils à “dire?“ -- „Oh! s'écrioit un autre “personnage, je l'ai vu, la premiere fois, “mais il est devenu encore plus jeune, & “plus gentil. C'est, à présent, une petite “figure féminine & angélique.“ Je compris, sur-le-champ, l'énigme, & je l'expliquai à mon compagnon. Les Moines ne vouloient pas me produire aux yeux de la foule, de peur que je ne dévoilasse le mystere, & ne fisse connoître leur imposture. D'un autre côté, le peuple leur demandoit le prétendu favori du Ciel, honoré d'un miracle. Ils mettoient, sous les yeux de ce peuple, une jeune figure, s'imaginant que personne ne pourroit s'appercevoir de la substitution; ou que la superstition expliqueroit les changements, si elle en reconnoissoit, d'une maniere favorable à la crédulité. Ils ne se trompoient pas; & mon jeune compagnon, produit aux yeux de la foule, avoit opéré le meilleur effet, & leur rapportoit beaucoup d'offrandes. Après cette obligation, qu'ils lui avoient, la reconnoissance monachale le renfermoit de nouveau, heureusement pour moi, dans la même prison. Je lui fis un détail, qui expliquoit tout le mystere, en lui apprenant une partie de mes aventures, qui parut l'intéresser extraordinairement. Quand tout fut expliqué: „Vous avez deviné juste, “me dit-il; mais je crois, à présent, plus “fermement que jamais, que nous nous “connoissons. Vous allez le reconnoître, “par le récit que je vais vous faire, en “échange du vôtre. “Je suis au service d'une grande Dame. “Un Avocat, qui fait les affaires de la “maison, s'est montré, dès le commencement, passionné pour mes intérêts; “&, cependant, ses conseils m'ont toujours été funestes. Il y a quelque temps “qu'il me conseilla de voler une bague, “qui m'appartenoit réellement, mais que “mon Maître m'avoit dérobée....“ Ici j'interrompis le compagnon, en lui sautant au cou, & l'embrassant de tout mon cœur. „Oh! vous êtes donc une femme? “m'écriai-je.“ -- „Et oui, sans doute, “me répondit, en rougissant, mon camarade étonné.“ -- „Vous êtes, repris-je, cette jolie Thérésine, qui vint me “sauver de la prison, où j'étois injustement détenu.“ -- “Ah! s'écria-t-elle, “en se précipitant dans mes bras, vous “êtes le Chevalier qui a souffert si étrangement, pour ma faute, & qui a eu la “générosité de ne pas me perdre.“ Ici nous nous embrassâmes réciproquement, avec une tendresse inexprimable. „Hé “mais, ma chere amie, repris-je, les “Capucins ne vous connoissent donc pas “pour ce que vous êtes, puisqu'ils enferment un objet charmant, dont il seroit “naturel qu'ils fîssent leurs délices. Comment vous trouvez-vous Capucin, & si “cruellement punie?“ „Hélas! me répondit Thérésine, c'est “encore par les conseil du malheureux “Avocat. Il avoit plaidé, l'année derniere, la cause d'un jeune Capucin, auquel on avoit extorqué des vœux. Il “avoit gagné sa cause, & fait casser ces “vœux irréguliers. Il exigea, de la reconnoissance du jeune homme décapuciné “par son secours, qu'il lui livrât sa robe “de religieux. Ce garçon, vraiment honnête, qui craignoit qu'elle ne fût profanée, par le mauvais usage qu'en feroit “l'Avocat peu dévot, répugna beaucoup “à la livrer, mais ne put cependant la refuser. Ces jours passés, le carnaval inspira au méchant Docteur, l'envie de “me conduire au bal ou au spectacle, “sous quelque déguisement; il se rappella le malheureux habit de saint “François: „Oh ma chere Thérésine, “me dit-il, que vous seriez jolie, sous “l'habit de Capucin! Le cordon de saint “François deviendroit, pour vous, la “ceinture de Vénus.“ Il me pria, de si “bonne grace, de me prêter à ce déguisement, que j'eus la foiblesse d'y consentir. Par une plus grande foiblesse “encore, je me laissai conduire, par lui, “à l'Opéra Italien, sans savoir où il me “menoit. Vous sentez bien, qu'il ne put “me produire dans le parquet, ni dans “les loges, sous un pareil ajustement, “qui auroit fait, pour les spectateurs, “un nouveau genre de spectacle. Il me fit “entrer, par une porte secrete, qui conduisoit sur le théâtre; & pria le machiniste de me placer dans quelqu'endroit, d'où je pusse voir l'opéra, sans “être vue. Le méchant méchanicien sourit, & me regarda d'un œil malin. Mon “Avocat, appellé par un de ses amis, “me quitta, en me promettant de venir “me rejoindre. Le machiniste me fit “monter, par une échelle, jusqu'au ceintre du théâtre; &, là, il me plaça sur un “siege mobile, suspendu en l'air, comme une espece de trône. De là je voyois, “à vue d'oiseau, les acteurs; & la crainte “que m'inspiroit l'élévation dangereuse “où je me trouvois, me laissoit goûter “fort peu de plaisit. Cependant, je commençois à me distraire un peu de mes “alarmes, j'entrois dans le sens de la “piece, & goûtois quelque amusement, “quand un coup de sifflet donna le malheureux signal, & je sentis mon trône “aërien descendre subitement. Je comprenois, par les paroles, qu'on attendoit “Jupiter. Jugez quel rôle je faisois-là. “Jugez de ma confusion, quand je vis “tous les regards d'une nombreuse assemblée se fixer sur moi. Les spectateurs furent d'abord muets d'étonnement; mais “bientôt des éclats de rire immodérés, “des battements de mains, qui fendoient “la tête, annoncerent combien ils trouvoient plaisant le Jupiter Capucin. On fit “remonter le char; j'étois si hors de moi-même, que je manquai de tomber & de “me fendre la tête. Le machiniste me fit “descendre, en riant lui-même à gorge “déployée. Le barbare me remit à la garde, qui s'empara de moi avec avidité. “Mon Avocat ne parut point. Je fus conduite ou plutôt traînée au couvent des “Capucins, & produite devant les Vénérables, qui parurent surpris de me voir. “On leur dit: „Nous vous amenons Jupiter, rendez-lui tout honneur.“ On leur “expliqua comment & où l'on m'avoit “trouvée; & l'on me laissa entre leurs “mains. Je les vis, quelque temps, indécis. Enfin, ils me demanderent qui j'étois, pourquoi j'avois profané leur saint “habit. J'étois si troublée, que je ne pus “répondre que par monosyllabes. On me “prit peut-être pour un homme ivre. On “m'enferma dans cette prison, où vous “m'avez trouvée. J'ai souffert, pendant “quelques jours, les horreurs de la solitude, & celles d'une inquiétude cruelle, “qui me tourmentoit, relativement à “mon pauvre pere. Infirme, comme il “est, & manquant de tout, que va-t-il „devenir? Enfin, mon heureuse étoile “vous a amené dans mon cachot; votre “compagnie adoucit mon sort. Cette “douceur va devenir plus grande, à présent que nous nous connoissons; mais il “faut que je tâche d'obtenir ma liberté, “pour aller secourir mon pere.“ Ainsi parla Thérésine. Je l'embrassai de tout mon cœur. Je lui témoignai le plaisir que je goûtois d'avoir une si chere compagne. Elle sembloit partager mes transports. Je lui promis que je ne tarderois pas à la délivrer; elle compta sur ma parole. On vint nous apporter une pitance plus honnête qu'à l'ordinaire. Les Capucins paroissoient avoir un peu de conscience; ils gagnoient beaucoup d'offrandes, en présentant, à la pieuse crédulité publique, le prétendu homme, en faveur duquel on supposoit que le Ciel avoit fait un miracle. On nous apportoit notre part de ces dons. Nous y avions droit tous les deux; moi, parceque j'avois été la cause occasionnelle qui avoit procuré, aux Capucins, cette bonne fortune; ma compagne, parcequ'on lui faisoit jouer le rôle qui attiroit au Couvent les générosités des fideles; car on ne manqua pas, les jours suivants, de la produire, dans le Temple, aux regards des croyants. Cette chere compagne étoit devenue céleste à mes yeux, depuis que je la connoissois pour une femme. Mon sang s'alluma dans mes veines. L'amour vint sourire dans la sombre horreur d'un cachot. Thérésine partageoit mes transports. Elle a, sans contredit, l'ame du monde la plus honnête, le cœur le plus excellent; mais elle ne sait pas résister. Après avoir fait, tête à tête, un souper délicieux, enfermés l'un auprès de l'autre, n'ayant de plaisir que celui que nous goûtions à nous voir ensemble, nous étions dans une situation aussi dangereuse qu'agréable. Nous avions besoin, pour résister à l'ascendant des circonstances, d'une vertu armée jusqu'aux dents & toujours sur ses gardes. L'expérience nous manquoit; & l'imprudence de notre âge nous livroit à des écarts, moins impardonnables pour nous, que pour tout autre couple... Quoi qu'il en soit, nous tirâmes tout le parti qu'il nous fut possible, de notre situation. Je ne dis pas précisément si l'heure du plaisir sonna pour nous; mais, dans notre prison, nous étions peut-être les deux êtres les plus heureux de tout le Couvent. Nous menâmes, près d'un mois, cette joyeuse vie. Pendant le jour, ma Thérésine figuroit dans le Temple; & le soir, par un contraste que j'ai honte de rapporter, nous jouissions, en admirant la bonté des Capucins, qui, ministres de nos plaisirs sans le savoir, avoient eu l'adresse d'enfermer ensemble, pour les punir, un jeune homme & une jeune fille. Rien n'est long-temps durable. Je l'ai déjà reconnu plusieurs fois. Une nouvelle affligeante vint troubler nos plaisirs. Je ne sais comment on eut l'art de faire passer à Thérésine un avis foudroyant, par lequel on lui apprenoit que son pere étoit à l'extrémité, & demandoit, avec les plus tendres instances, à voir sa fille bien-aimée. Ma chere compagne manqua de s'évanouir à cette affreuse nouvelle. Elle se reprocha vivement les plaisirs qu'elle avoit goûtés, tandis que son pere étoit dans un si cruel état. „Mais, me dit-elle, comment puis-je faire pour le “secourir? Comment sortir de cette prison fatale?“ Quoique je visse bien le tort que je me faisois par un conseil généreux, je le donnai. „Il faut tout avouer, lui dis-je, ma “chere Thérésine. Ces gens ne me paroissent pas cruels. Nous leur avons donné motif de nous punir, par la profanation que nous avons faite de leur “habit; mais, quand ils connoîtront votre sexe, je ne crois pas qu'ils osent “vous retenir plus long-temps.“ Elle convint, en soupirant, que c'étoit le parti le plus juste & le plus naturel. Elle me fit de tendres adieux, pleura beaucoup avec moi, s'attendrit dans mes bras; & la volupté voulut se mêler avec l'héroïsme des vertus. Enfin, elle demanda à parler au Pere Gardien. On vint, de sa part, lui ordonner de dire à un Novice, qu'on lui présenta, ce qu'elle vouloit révéler à Sa Révérence. Elle obéit, & fit l'aveu de son sexe. Quand le novice apprit une si agréable nouvelle, il sauta de joie, &, embrassant avec transport la chere prisonniere: „Ah! que je suis content, s'écria-t-il! “que nous allons bien vous fêter! Vous “verrez, ma chere enfant, que nous “sommes aussi de bons vivants. Oh! “vous ne manquerez de rien avec nous, “venez.“ Ce n'étoit pas-là mon compte, ni même celui de Thérésine. Je dis, au pétulant Novice, que Mademoiselle n'étoit point une proie destinée pour des Capucins; qu'elle vouloit sortir, pour aller recevoir le detnier soupir de son pere, qui la demandoit avec instances. Le Novice m'examina: “Vous n'êtes pas une “femme, vous, me dit-il, d'un air dédaigneux. Restez ici tant qu'il vous “plaira; & vous, ma chere amie, venez “avec moi.“ Thérésine refusa de la suivre, & dit qu'elle ne sortiroit pas, sans un ordre du Pere Gardien.“ Oh! vous le “recevrez, dit le Novice. Cela ne tardera “pas“. Et il partit furieux. Nous restâmes plongés tous les deux dans la consternation. Thérésine me regardoit douloureusement; & j'avois lieu de me repentir du conseil que je lui avois donné. Cependant, quel autre parti avoit-elle à prendre? Bientôt il vint un grave Frere-lay, qui, d'un air glaçant, dit à Thérésine: “de la part du Révérend Pere Gardien, “venez avec moi trouver Sa Révérence; “elle veut savoir si vous êtes femme, & “si votre pere est réellement malade.“ Je me méfiois du prétendu ordre du Pere Gardien; & je ne voulois pas laisser sortir Thérésine; mais le Frere lui dit, d'un ton redoutable, qu'il avoit main-forte, & qu'il alloit la faire traîner comme une malheureuse. Il fallut céder. Quels tendres adieux elle me fit! Quels doux embrassements! Il sembloit que nous ne devions plus nous revoir. Le Frere l'arracha de mes bras, lui ouvrit la porte de la prison, & me renferma seul. Il faut noter que j'étois attaché au mur, par une grosse chaîne de fer. On avoit eu cette petite attention à mon égard, depuis que j'avois voulu, un jour, profiter du moment où l'on ouvroit la porte. Il avoit fallu douze hommes pour me subjuguer. Sans cette précaution, je n'aurois pas laissé sortir Thérésine, sans sortir avec elle. Dès qu'elle fut dehors, j'entendis les novices se précipiter sur elle, avec de grands éclats de rire. “Oh! oui, disoient-ils, le drôle! Il lui “falloit, pour lui seul, un si friand morceau. -- „Ah, scélérats, m'écriai je, “par le guichet! je saurai dévoiler votre “turpitude! & vous punir de votre indignité. Ils s'éloignerent, en riant de ma vaine fureur. Ils entraînerent mon infortunée Compagne, qui résistoit de toutes ses forces. Bientôt, je perdis de vue les brigands; & je me trouvai réplongé dans mon horrible solitude. Mon sort étoit empiré cruellement. Me voir privé de ma Thérésine, pour un motif honnête, pour qu'elle fût envoyée auprès de son Pere mourant: c'étoit un malheur supportable; mais en être privé, par mon propre conseil, mais la savoir aux mains d'une jeunesse imprudente, effrénée, dont elle alloit être la proie & la victime. Cette idée étoit désespérante; & le violent dépit que j'en ressentois me tourmentoit presque autant, qu'auroient pu faire des remords. Je passai quelques jours à chercher vainement le moyen de forcer ma prison. J'entendois les novices Capucins chanter des chansons grivoises, qui m'annonçoient qu'ils se divertissoient, peu loin de moi. J'avois lieu de croire que c'étoit avec ma Thétésine. Je n'entendois point la voix de cette chere Personne; son cœur étoit loin d'eux, auprès de son Pere, &, peut-être aussi, quelquefois, auprès de son petit Chevalier-Capucin: c'est ainsi qu'elle me nommoit. Enfin, je ne vis d'autre moyen, pour sortir de ma prison, que de faire le mort. C'étoit s'échapper du cachot, pour être mis au tombeau. Je m'essayai, pendant quelques jours, à jouer le rôle de défunt. Je sus roidir tous mes membres, rester parfaitement immobile, retenir mon haleine pendant un temps considérable, contrefaire la pâleur à s'y méprendre. Quand je me crus assez bien exercé, je m'avisai de ne pas toucher à ma chétive pitance. On s'en apperçut le lendemain. On m'appella; je ne répondis point. On entra chez moi; car, ordinairement, on me passoit ma nourriture par le trou du guichet. On vit l'infortuné Cataudin étendu roide mort sur la paille. „Ciel! dit “le Frere Geolier, il est mort!“ Il me tâta & s'écria: „Il faut qu'il y ait long-temps; car il est déjà tout roide & tout “froid. „Il appella un régiment de Capucins. Le prisonnier est mort, leur “dit-il, d'un air effaré. „Hé bien, dit “le Gardien, il faut l'enterrer.“-„Mais, “reprit un jeune Profès, il n'est peut-être pas tout-à-fait mort.“ -- „Hé “bien, répliqua le Gardien, il le deviendra totalement, quand il sera sous la “terre. Allons, demain, de grand matin, il faudra l'enterrer dans le cimetiere. Mais, dit encore le Profès, d'ici “à ce temps-là, s'il revient? -- “En “ce cas, répondit le Gardien, on ne “l'enterrera pas.“ J'avois eu soin de mettre en réserve quelques aliments, retenus, quelques jours auparavant, sur mon ordinaire. Ces petits reliquats inconnus me soutinrent jusqu'au lendemain, sans que je touchasse à ma portion du jour. On revint le jour suivant de grand matin. On me trouva dans la même attitude, roide, froid, pâle. On remarqua, auprès de moi, mon pain entier. “Fort bien, dit-on, il n'y a pas touché. “Il est mort, ou peut passer pour l'être; “cela nous suffit. Il a eu l'avantage, du “moins, de mourir sous le saint habit; “il a expié, par sa retraite, la petite faute “qu'il avoit commise en le profanant; & “il participera, sans doute, aux graces que “le bienheureux saint François obtient “pour ses Enfants.“ „La fosse est-elle faite, dit le froid Gardien? -- „Oui, mon Révérend Pere, “répondit un Frere.“ -- „Fort bien, “reprit Sa Révérence, il faut le dépouiller de cet habit qu'il a profané?“ On m'ôta donc ce vêtement révéré: j'avois, par dessous, une veste, une culotte, des bas & des souliers. „Laissez-lui ses guenilles “profanes, dit un saint Moine.“ On obéit; & je me trouvai comme un garçon de café, en veste, tout-à-fait leste, & prêt à courir. On me couche dans une chétive bierre. „Allons, dit le Gardien, qu'il soit enterré comme un Frere-lay.“ On commença, sans délai, à murmurer des prieres; on m'aspergea, on me mit, entre les mains, le signe de notre Rédemption. Il faisoit petit jour quand je fus porté dans le cimetiere; car on ne daigna pas me faire entrer dans le chœur. On avoit déjà expédié toutes les prieres, & l'on alloit me descendre dans mon dernier gîte. On prononçoit les mots responde mihi, (réponds-moi). Je me leve soudain, dans le même passage où, selon la légende, un Compagnon de saint Bruno se leva autrefois. Mes porteurs sont renversés. Je m'élance avec un cri; je saute sur le portecroix; je lui arrache l'instrument du salut, qui devint alors particulièrement celui du mien. Je vois fuir, en hurlant, la moitié des célébrans. Je frappe à grands coups sur le dos des traîneurs. Je vole à la porte, qui étoit déjà ouverte, & qu'ils n'avoient pas eu la présence d'esprit de fermer, dans cette circonstance. J'arrache, au portier, une grosse canne dont il vouloit faire usage, & je lui jette, à la tête, la croix qui le renverse. Je fais voler au visage du Révérend Pere Gardien le bénitier, dont le choc lui fut plus pénible à supporter, que ne m'avoit été l'aspersion. Je suis déjà dehors. Quelques furibonds vouloient me poursuivre; le Pere Zorobabel, ce frippon qui m'avoit travesti, & n'avoit rien fait, depuis, pour ma délivrance; ce frippon, dis-je, les retint. „Point d'esclandre, “leur dit-il; il est assez puni. Il ne lui reprendra plus envie d'endosser une autre “fois notre saint habit.“ Le traître! Je n'avois plus de croix, ni de bénitier à lui jetter à la tête. Une pierre assez grosse, que je lui lançai, fit le même effet, & le drôle, en se tenant la tête, rentra précipitamment avec les autres matamores. Je poursuivis tranquillement ma route. J'étois en veste; &, n'offrant rien de particulier dans ma mise, je n'attirois les yeux de personne. J'arrivai donc paisiblement à mon logis. On fut aussi enchanté que surpris de me revoir. Je trouvai plusieurs lettres de la Duchesse, qui, de sa prison aërienne, me prioit à genoux, de venir la visiter & la délivrer. J'étois ému en sa faveur. J'avois dessein de travailler pour sa délivrance; mais je devois, auparavant, rendre ce service à ma chere Thérésine, qui le méritoit bien mieux, par l'honnêteté de son caractere, & par sa situation plus pressante. Je trouvai, dès le jour même, six militaires de mes amis, très déterminés, dont je requis l'assistance. Ils me di{??}nt qu'ils étoient à mon service, pour la vie & pour la mort. Je m'assurai que Thérésine étoit encore au pouvoir des Moines; & j allai, l'après-midi, armé de toutes pieces, accompagné de mes six déterminés, au couvent des Capucins. Le mort ne l'étoit plus. Je fis venir le Pere Gardien, qui me parut tremblant. Je le sommai impérieusement de me remettre une jeune fille, que ses Moines avoient l'indignité de garder chez eux, pour l'exposer aux outrages & à la brutalité de leurs novices. „Jésus, mon Dieu! que me dites vous? “s'écria le Vénérable, en faisant un signe “de Croix. Nous! une fille dans notre saint “asyle!“ -- „Oui, repris-je, d'une voix “terrible, elle a gémi dans la même “prison que moi. Elle a déclaré son sexe, “dans le dessein d'être délivrée, & d'aller “soigner son pere mourant. Vos Novices se sont emparés d'elle; & qui sait “jusqu'où ils ont poussé l'outrage?“ -- Bon dieu, reprit le Gardien, que m'apprenez-vous? Je vous jure, que je ne “savois pas un mot de cela. On m'avoit “demandé grace pour ce jeune prisonnier, que je croyois un homme. Je l'avois accordée, & je m'imaginois que “cet infortuné étoit bien loin de nous. “Quoi qu'il en soit, je ne souffrirai pas “qu'un désordre si révoltant déshonore “une maison aussi sainte que la nôtre. “C'est m'obliger que de m'éclairer sur “un si grand abus. Je vais faire chercher “votre Demoiselle, & vous la rendre, “si elle est dans ce monastere.“ Au même instant, il appella un Frere. Cherchez, “lui dit-il, dans toute la maison, un “jeune prisonnie auquel j'accordai la liberté, il y a quelques jours. Dites aux “Novices, que si quelqu'un d'eux avoit “l'audace de le receler, il devroit s'attendre aux châtiments les plus terribles. -- „Voilà des habits de femme, “dis-je au Pater, que nous avons apportés. -- „Fort bien, répondit il, “qu'on les lui porte afin qu'elle s'en revête, si elle est ici.“ On revint bientôt dire au R. Pere, qu'elle s'habilloit. Elle fut très prompte dans cette opération, &, sous peu de minutes, nous la vîmes paroître plus belle que jamais. Mes compagnons furent enchantés, aussi-bien que moi, de sa vue. Le gros Frere la lorgnoit d'un œil de satyre & sembloit dire, „Quel dommage!“ Le Pater lui-même la regardoit du coin de l'œil, & laissa transpirer dans ses yeux quelque regret, tandis que les Novices, au fond du cloître, se mordoient les doigts, & nous montroient les poings. Thérésine rougit en m'appercevant, & me sauta au cou. „O, mon cher libérateur, s'écria-t-elle!“ Le Révérend Pere fut témoin de sa tendresse, & jugea, dans cette circonstance, mon rôle plus flatteur que le sien propre. Mes compagnons battirent des mains. „Je vous prie, Messieurs, dit le Révérend Pere, de croire, “que je ne savois pas un mot du sexe de “cette jeune personne.“ Et le Frere lui ayant dit quelques mots à l'oreille: „J'apprends, ajouta-t-il, que ce sont des “ouvriers qui travaillent ici, depuis quelques jours, qui s'étoient emparés d'elle.“ „Oh! s'écria Thérésine, d'une voix “étouffée, j'ai été bien outragée.“ Je n'osai m'informer jusqu'à quel point on avoit poussé l'outrage. Nous nous emparâmes de sa personne; nous ne nous crûmes pas obligés de faire des remercîments au Révérend Pere; au contraire, nous le regardâmes, en le quittant, d'un air de bravade. „Je crois, dit-il, que j'aurois “bien fait de ne pas remettre cette jeune “fille, entre les mains de ces Messieurs. “Vous apprendrez du moins, l'un & “l'autre, ajouta-t-il, à ne pas vous “jouer d'un saint habit, que vous devez “respecter.“ Mes compagnons le chargerent des malédictions les plus énergiques; il disparut, & nous partîmes. Je remerciai beaucoup mes compagnons, qui me féliciterent de tout leur cœur, en me quittant. Thérésine joignit ses remercîments aux miens. Ils y parurent très sensibles. Je la conduisis, sur le champ, chez son pere. Le bon vieillard reposoit dans son lit; mais ce profond repos étoit l'avant-goût de celui dont il alloit jouir, pendant toute l'éternité. Il sembloit n'attendre que la vue de sa fille, pour quitter la terre. A l'aspect de cette chere Bienfaitrice, la joie étincela dans ses yeux, à travers les ombres de la mort. Il faudroit le pinceau du Guide, pour exprimer l'élan de la joie, & la défaillance du trépas, dans le même regard. Léonard de Vinci, quand il mourut dans les bras de François I, ne put offrir, dans sa vue, un contraste plus frappant. Quel spectacle que celui d'un malheureux taudis, où la plus pure vertu reposoit en silence! L'assemblée la plus auguste de tous les Rois du monde m'en eût peut-être moins imposé. Comment, sur-tout, peindre la chere Thérésine, désespérée de voir, dans cet état, l'auteur de ses jours, cherchant, dans ses yeux, un reste de clarté, brûlant de faire passer son ame dans ce corps défaillant, pour le ranimer? Comme l'amour filial se peignoit dans tous ses traits! Quels regards elle adressoit au Ciel, pour l'implorer! Regards touchants, qui venoient ensuite mourir, en se fixant sur moi! O, Thérésine, tu étois, en ce moment, la Reine de mon ame! Le bon pere, après avoir paru un instant ranimé, par un rayon de joie, sembloit doucement expirer de plaisir. Il s'endormit dans les bras de sa fille, en la recommandant au Ciel. Elle voulut recueillir le dernier soupir de son pere. Il n'étoit déjà plus. Sa fille tomba évanouie sur mon sein. Je la rappellai à la lumiere par mes douces caresses; & je fus le premier objet qu'elle vit en rouvrant les yeux. Je conduisis chez moi l'aimable Thérésine. Mon hôtesse lui donna une chambre; elle se mit au lit sur-le-champ. J'allai ensuite prendre des arrangements, pour faire enterter son pere le lendemain. Les affaires de cette belle fille arrangées, il fallut songer à celles de la Duchesse. Il n'étoit pas très sage de chercher à la voir; mais elle souffroit pour moi; je lui devois des secours. Fin du Livre quatrieme. SECONDE SUITE DE L'AVENTURIER FRANÇOIS. LIVRE CINQUIEME. Je ne savois comment m'introduire chez la Duchesse de Valamos. Je rôdai autout de son Hôtel, pour chercher les moyens d'y pénétrer. Je ne tardai pas à rencontrer l'entremetteuse Béatrix, qui me fit d'abord de grands reproches de ma négligence. Je lui appris les raisons qui m'avoient empêché, jusqu'ici, de travailler pour la délivrance de sa maîtresse; & je lui jurai que je ne venois si près de l'Hôtel, que pour ce but.“ Mais, ajoutai-je, comment “parvenir jusqu'à elle?“ „Elle est enfermée dans un grenier, “répondit Béatrix. Il faut grimper sur “les toits, & entrer par une gouttiere. “Peut-être ce travail vous rebutera-t-il; “car enfin, les militaires ne sont pas des “chats.“ -- „Ils sont des aigles quand il “le faut, répondis-je. Il n'y a rien que je “ne fasse pour aller consoler Madame “la Duchesse, pour la délivrer d'une captivité, dont je suis la cause innocente, “& qu'elle n'endure que pour moi.“ -- Suivez-moi donc, mon cher ami, reprit “Béatrix.“ Je la suivis, elle m'introduisit dans l'Hôtel; & j'eus le bonheur, en entrant, de n'être observé par personne. Elle me fit monter par un petit escalier dérobé, me fit sortir par une lucarne, qui donnoit sur une gouttiere; & me montra, de loin, la fenetre de la Duchesse, où je pouvois parvenir en suivant la même gouttiere. Je suivis ce chemin périlleux avec autant d'ardeur que de précaution, & bientôt je vis la belle Dame. Elle étoit immobile, & plongée dans la plus profonde mélancolie. Je sautai lestement dans sa retraite. Elle m'apperçut, poussa un cri de joie, se précipita dans mes bras. „Ange descendu du Ciel, s'écria-t-elle, “c'est donc toi qui viens à mon secours.“ Il est impossible de peindre une joie plus vive, que celle dont les éclairs étinceloient dans ses yeux. Je la posai sur son lit, pâmée autant que transportée. Nous restâmes long temps, sans pouvoir nous parler, que par de douces caresses. Son amour étoit aussi violent, que celui de Thérésine; mais il étoit moins honnête; il offroit je ne sais quoi de lascif, qui faisoit que j'en étois moins flatté. Il étoit d'ailleurs extrême, & je lui appliquois ce vers de Racine. C'est Vénus toute entiere à sa proie attachée. Bientôt la Duchesse me fit de doux reproches, de l'avoir oubliée si long-temps. Je lui racontai, pour ma justification, l'histoire de mes derniers jours. „Quoi! disoit-elle, l'insolente Thérésine a joui de ces “caresses, qui font mes délices! Ma domestique usurper, sur sa maîtresse, ce “qui est le plus capable de la flatter!... “Et vous, me dit elle, d'un ton de reproche, humble & presque honteux!...“ Je lui dis que Thérésine rachetoit, par tant de vertus, ce qui lui manquoit du côté de la naissance... „Bon! interrompit-elle, des vertus, il est bien question “de cela dans ces circonstances. Infidele! “Ah! vous aimoit-elle autant que moi?“ Elle m'empêcha, par ses caresses, de lui répondre. Elle redoubla de transports, pour me prouver son amour. Je me garderai bien de détailler les preuves qu'elle m'en donna. Je fus le moins coupable qu'il me fut possible; mais, je le répere, cet amour n'étoit pas aussi édifiant, que celui même de Thérésine; & j'écris mes mémoires, & non pas mes confessions. Quoi qu'il en foit, quand nous étions au fort de la distraction que nous causoit une scene voluptueuse, qui nous absorboit, on posa, tout-à-coup, une grille à notre lucarne. Tout étoit préparé, sans doute, pour la recevoir. Elle fut posée & fermée avec tant de célérité, que je n'eus pas le temps de sauter à la fenêtre, pour empêcher qu'on ne m'emprisonnât si cruellement. Me voilà donc plongé dans les horreurs de la captivité, avec celle que je venois en délivrer! Quelques jours auparavant, j'étois dans un souterrain, avec la soubrette, je suis, à présent, dans une niche élevée, avec la maîtresse. Je croyois entrevoir, dans ses yeux, qu'elle n'étoit pas très fâchée, de ce qu'au lieu de la délivrer, j'étois renfermé avec elle. Pour moi, malgré les prétendus plaisirs que devoit me donner une pareille compagnie, je pestois beaucoup d'être venu, pour la troisieme fois, me précipiter, moi-même, dans le piége. „Mon cher ami, me dit la Duchesse, “en m'embrassant, il faut tirer le meilleur parti que nous pouvons, de notre “situation. J'attendois mon salut de vous, “j'en recevrai le plaisir & la vie; &, si “vous m'aimez, comme je vous aime, “il y auta, entre nous, un continuel “échange de délices. D'ailleurs, il nous “surviendra, certainement, quelque “moyen favorable de nous échapper, “quand nous aurons eu le plaisir de passer “quelques jours ensemble, & de nous “jouer du tyran, qui croit nous rendre “malheureux. Avec le temps, ne sauronsnous pas, entre nous deux, briser “cette grille? Si vous avez de l'or sur “vous, ne pouvons-nous pas gagner un “de nos Argus, & en obtenir une lime, “pour scier ces barreaux? J'ai naturellement du courage; mais, avec vous, je “m'en sens dix mille fois plus. Oui, mon “cher, avec vous, je brave tous les gardiens, toutes les grilles & tous les “maris.“ L'œil de cette femme étoit si étincelant, qu'elle me communiqua tout le feu dont elle étoit enflammée. Je rougis, moi, fils de Grégoire Merveil, d'avoir besoin d'une femme, pour animer mon courage. J'embrassai ma compagne, & je sablai, avec elle, un verre de vin pétillant, qui rioit dans la fougere. Bientôt, on lui apporta son dîner, qu'on fit passer par un guichet, piece par piece, dans des plats oblongs. L'ordinaire étoit, en vérité, copieux, & très-appétissant. Cependant, „Que m'apportez-vous-là, “s'écria-t-elle? Vous ne voyez donc rien? “Vous ne vous êtes pas apperçus que, “depuis plusieurs jours, je n'ai pas la “moitié de ce qu'il me faut, pour satisfaire à un surcroît d'appétit, que me “donne, je crois, la rage. Apportez-moi, “sur-le-champ, au moins le double; tant “pour le boire, que pour le manger.“ On lui répondit: „Madame sera obéie. On “demande pardon à Madame de n'avoir “pu deviner ses intentions.“ On ne tarda pas, en effet, à lui apporter de nouveaux services. Le mari avoit ordonné, depuis quelque temps, qu'on la contentât parfaitement sur cet article. Nous fîmes, réellement, un dîner délicieux. Bacchus vint s'asseoir, entre nous deux, avec l'amour. La Duchesse fut d'une gaîté charmante, & je ne pus m'empêcher de faire chorus avec elle. Tous les plaisirs, qui étoient à notre portée, varierent nos instants; & en accourcirent la durée. Le souper fut encore plus gai que le dîner. Il fut ensuite question de se coucher. Le lit de madame la Duchesse étoit fort bon. Elle ne pouvoit pas en demander un second, sous prétexte d'un surcroît d'appétit; & il n'auroit pas pu passer par le guichet. Madame la Duchesse étoit d'un rang qui l'élevoit au-dessus des scrupules; & je crois pouvoir avouer qu'elle daigna partager, avec moi, sa couche Ducale. „Oh! mon cher époux a eu là une bonne “idée, me disoit-elle, en riant, de faire “mettre cette grille; car cela vient de “lui, & il a faisi le bon moment, pour “vous attraper.“ -- „Il est vrai, répondis-je, que je n'avois aucun dessein d'attenter à son honneur. Je ne “voulois que vous délivrer; &, sans la “grille, je vous aurois délivrée, & respectée. S'il l'eût fait placer, un moment “plutôt, je n'entrois pas; s'il ne l'eût pas “fait placer, il ne setoit pas dans la confrérie des maris couronnés.“ Nous passâmes ainsi quelques jours, comme deux Anachorettes, d'une étrange espece. La bonne chere ne nous manquoit pas; mais on étoit justement surpris de ce que la Duchesse paroissoit tant manger; & l'on ne pouvoit concevoir un si prodigieux appétit, de la part de quelqu'un, sur-tout, qu'on supposoit ne faire aucun exercice. M. le Duc étoit à la campagne; & l'on n'osoit, en son absence, ouvrit la chambre de Madame. On lui expédia un exprès. Il parut alarmé de ce message. „Hé bien, s'écria-t-il, qu'y a-t-il de nouveau? -- „Madame, lui répondit-on, a un très grand appétit.“ -- „Et “tant mieux pour elle, reprit-il. Quoi “donc? étoit-il besoin d'un exprès, pour “m'apprendre cela?“ -- „Mais, lui dit encore l'exprès, elle mange comme deux.“ „Et qu'elle mange comme quatre, répliquat-il, n'a-t-elle pas le moyen?“ -- Mais, reprit le domestique, on soupçonne, à ce terrible appétit, qu'il y a “un convive; & qu'on a renfermé le “loup dans la bergerie....“ -- „Ah, tête! “ah, ventre! s'écria le Duc, frappé de ce “coup de foudre, assailli des serpents de “la jalousie. Des chevaux! des chevaux! “Je veux aller, sur-le-champ, la confondre; la punir.“ Et, dans l'heure même, il monta en chaise de poste. De mon côté, j'étois forcé de l'attendre, parceque je ne pouvois m'enfuir; mais il survint un cruel incident. Nous eûmes une fausse alarme. Nous crûmes entendre quelqu'un, qui se préparoit à ouvrir notre porte. Il fallut songer à se cacher. Il y avoit là un grand coffre, ce qu'on appelle un bahut, qui n'étoit point fermé à la clef. Madame me fit cacher dedans, & laissa, imprudemment, tomber le dessus, qui se ferma de lui-même, la serrure étant disposée pour cela; mais nous n'avions point la clef. Je me trouvai donc doublement enfermé, pestant, au milieu de notre prison, dans une prison nouvelle. Je faisois des efforts extraordinaires, pour sortir de cet indigne étuit. Efforts inutiles! Ma Maîtresse me conjuroit, à genoux, de me posséder, d'attendre quelque temps. Il ne m'étoit pas possible de rester étouffé dans ce tombeau mobile. Il y avoit, au coffre, un assez grand trou, causé par la vétusté. Je respirois par-là. Je jouissois de la clarté. La Duchesse, pour m'appaiser, me donnoit des baisers, me faisoit de tendres caresses, & me présentoit à manger par ce trou propice. Mais quelle gêne! C'étoit, en même-temps, être ensemble, & séparés l'un de l'autre. Oh! ma situation répondoit de ma sagesse. Je passai un jour mortel dans cette odieuse situation; caressé, comme un enfant emmailloté, moins libre & plus gêné que lui. Enfin le Duc arriva. Il entra, furieux, dans la prison de son infidele. Il n'y vit personne avec elle, & resta, d'abord, muet de surprise & de confusion. „Hé “bien, Monsieur, lui dit son intrépide “épouse, que veulent dire ces yeux effarés, qui roulent de tous côtés? Enfermée, comme je le suis, croyez-vous “encore que je puisse vous trahir? Qu'avez-vous imaginé de nouveau contre “moi!“ -- „Mais...., vous mangez “beaucoup, Madame, répondit le mari, “confus & embarrassé.“ -- „Qu'entends-je? reprit la Duchesse, ose-t-on “descendre, contre moi, à des reproches “de cette espece? Avouez que vous reconnoissez mon innocence, puisque vous “êtes réduit à me faire de pareilles objections. Le Duc paroissoit ébranlé: il regardoit de tous côtés. „Je ne sais, disoit-il, entre ses dents..., par où diable “a-t-il pu entrer où sortir?“ Il étoit visible que cet imbécille commençoit à se croire dans son tort. Je l'observois par mon trou, & je préfageois que la Duchesse alloit obtenir sa grace. Le maudit petit chien, qui nous avoit toujours découverts, entra dans ce moment: il ne manqua pas de m'appercevoir, ou de me sentir, sur-le-champ; &, il aboya contre moi. Il grattoit contre le malheureux coffre. Je crus voir l'œil du mari courroucé se fixer sur moi. Je m'imaginai que j'étois découvert; & je criai d'une voix forte: „Hé “bien, délivrez-moi, & je vous répondrai. Il paroît que je m'étois trompé, en croyant que le Duc m'avoit apperçu; car il chercha, quelque temps, d'où partoit la voix qu'il entendoit. Enfin, il m'apperçut réellement. Ah! coquin, „s'écria-t-il, te voilà pris enfin. Qu'on le jette “par la fenêtre.“ On ouvre la grille, dont il avoit la clef; & deux grands coquins, enlevant le coffre, de leurs bras vigoureux, me lancent, en effet, dans la cour. Heureusement, j'avois passé ma main, par le trou, hors du coffre, cherchant à m'accrocher à quelque chose. Je saisis la main du Duc. Il fut entraîné par mon poids; mais quelqu'un le retint par le pied; il entraîna aussi ce quelqu'un, qui fut retenu par un troisieme, lequel en entraîna peut-être un quatrieme; de sorte que nous devions former une chaîne d'hommes, au bas de laqu-elle je pendois, dans mon coffre; ce qui me descendit d'un étage ou deux, & adoucit ma chûte. On sent que cette chaîne ne pouvoit durer long-temps, & que le dernier, qui se trouvoit au haut, trop foible pour soutenir le poids de quatre ou cinq hommes, fut obligé de lâcher prise. Tout se précipita, & moi le premier. Je tombai encore de deux ou trois étages, dans une arrierecour, sur le dos d'un cochon, qui poussa un grognement plaintif, & mourut assommé. La chûte fut assez violente pour briser mon coffre, & l'ouvrir; mais j'en sortis intact, quoiqu'un peu froissé. Les autres tomberent sur du fumier, & se démonterent le cou. Le Duc se cassa sa bonne jambe. Cette scene fut un éclair: le récit n'en peut être aussi rapide. On s'imagine bien que je ne m'arrêtai pas, & que je voulus m'enfuir; mais on avoit déjà fermé la porte de l'Hôtel. Béatrix m'apperçut, & me conduisit dans sa chambre. „Mon Dieu! que vous “êtes malheureux, me dit-elle, mon cher “enfant; mais gardez vous de vous désespérer. Je vous tirerai de ce mauvais “pas. Vîte, vîte, déguisez-vous en “femme. Je crois que mes hardes pourront vous aller.“ Elle étoit, en effet, d'une grande taille. En peu de minutes, je fus très bien-déguisé en femme. „Je vais “tâcher, me dit l'officieuse créature, de “vous faire ouvrir. Dites que vous êtes “une femme-de-chambre de mes parentes, qui étoit venue me voir, pour “que je tâchâsse de la placer auprès de “Madame.“ Elle me conduisit, en effet, à la porte. Je vis que toute la maison étoit dans le plus grand trouble. On me cherchoit de tous les côtés; & nul ne pensoit que la prétendue femme, qui vouloit sortir, étoit l'homme qu'on cherchoit. Le petit chien fut plus clairvoyant que tout le monde; car il aboya beaucoup après moi, & mordit le bas de mes jupons. Heureusement, cet indice ne me trahit pas. Le Suisse refusa de m'ouvrir. On avoit un ordre précis du Duc, de ne pas laisser sortir personne sans sa permission. On ne pouvoit lui parler, pour le moment; parce qu'il étoit entre les mains des Chirurgiens, qui lui remettoient sa seconde jambe, qu'il s'étoit cassée. „Que vais-je devenir, me “disois-je? Je serai infailliblement découvert; mais, courage, Cataudin.“ Dans cette confusion, Madame s'étoit échappée. Elle m'apperçut, me reconnut, me sauta, imprudemment, an cou. „Que “faites-vous? lui dis-je, furieux, on va “me reconnoître.“ Son maudit petit chien aboyoit toujours contre moi. Béatrix lui dit, en deux mots, le personnage qu'elle me faisoit faire. „Sur-tout, ajouta-t-elle, “retirez-vous, & ne faites pas semblant “de nous connoître.“ Elle se retira, avec son petit chien, qui aboyoit toujours. Je dînai à l'office, avec Béatrix. On parla beaucoup du drôle qu'on cherchoit. Chacun disoit où il pensoit que j'étois réfugié; & nul ne s'avisoit de dire: „Il est “dans l'office, à dîner avec nous.“ Il y avoit là deux éclopés, compagnons de ma chûte, qui faisoient pireuse figure. Plusieurs des convives me trouverent de leur goût, entrautres, le valet-de-chambre de M. le Duc; ce qui fit merveille. En effet, après le repas, ce valet monta chez son maître. Il lui dit qu'on m'avoit cherché par-tout, sans me trouver; mais qu'il y avoit une très jolie parente de Béatrix, qui étoit venue la voir, & même la solliciter; & qui attendoit un ordre, de son Excellence, pour sortir. “Qu'est-ce que cette parente, dit le Duc “réveillé?“ -- „C'est répondit le valet-de-chambre, comme je viens d'avoir “l'honneur de l'exposer à M. le Duc, “une très jolie fille, que les circonstances obligent de servir; & qui est venue “voir sa parente, pour la prier de lui “trouver une condition.“ -- „Elle est “jolie, dites-vous, reprit le Duc?“ -- Oui, repliqua le zélé serviteur, &, de “plus, elle paroît avoir beaucoup d'intelligence. -- „Et comment avez-vous “pu voir tout cela, dit S. E.?“ -- „Je “viens de dîner avec elle, répondit le “Valet.“ -- „Le coquin, s'écria le vieux “Duc!“ -- „Enfin, reprit le domestique, elle vaut encore mieux, selon moi, “que Thérésine, qui, jusqu'ici, n'a point “été remplacée. Je crois qu'on pourroit en “faire une fille de confiance.“ -- „Il me “vient une idée, dit le vieux Grand d'Espagne; (& cette idée, sans qu'il s'en apperçût, lui étoit suggérée par le rusé “valet-de-chambre, qui vouloit m'avoir “pour lui); cette idée, continua-t-il, seroit de faire l'emplette de cette fille; “&, si je puis la mettre dans mes intérêts, de la placer auprès de Madame la “Duchesse. Je n'ai rien gagné à la retraite “de ma perfide épouse. Je ne veux pas faire “le tyran plus long-temps; mais, il est nécessaire, du moins, de surveiller cette “femme ardente. Et, il faut que j'aie, “auprès d'elle, un Argus, sur lequel je “puisse compter. Faites-moi venir cette “fille.“ Le Mercure vit, dans les yeux pétillants de son maître, que la prétendue fille pourroit lui inspirer quelque chose de plus que de la confiance. Il vint, en courant, me trouver. „Venez, venez, “me dit-il; M. le Duc veut vous parler. “J'ai les plus excellentes nouvelles.“ On sent que ce discours dut me causer plus d'alarme que de joie. J'étois fort embarrassé. J'avois lieu de craindre qu'on ne me reconnût; mais je réfléchis que le bon homme avoit la vue très basse, & que, d'ailleurs, il m'avoit très peu vu. Je comparus devant S. E., qui me lorgna le plus près qu'elle put, avec sa lunette. Son regard dit au valet, qu'il me trouvoit de son goût; & il me sembloit, même, que son œil indécent prenoit quelque chose de celui d'un satyre. “Hé bien, “mon enfant, me dit-il, en me prenant la main, vous cherchez donc une “condition?“ -- „Oui, M. le Duc, “lui répondis-je; j'en rougis; mais les “circonstances me forcent de prendre “ce parti.“ -- „Il n'y a point à rougir “de cela, reprit-il.“ -- „Je n'ai pas “été élevée pour cela, m'écriai-je, en “soupirant.“ -- „Tant mieux, repliquat-il. Si vous avez de l'éducation, “tant mieux je le répete. Ecoutez ma “chere enfant, (ici ses yeux commencerent à briller), il faudroit bien aimer votre maîtresse; mais il faudroit “aussi aimer un peu son mari; parceque “c'est lui qui vous paie, qui vous nourrit, qui est enfin le vrai maître de la “maison.“ -- „J'espere, M. le Duc, lui “répondis-je, qu'on seroit content de “moi.“ -- „Vous ne seriez pas capable, “reprit-il, de vous attacher trop à une “femme imprudente, dont j'ai horriblement à me plaindre. D'ailleurs, vous “sentez que celui qui tient en main les “revenus, est en état de vous mieux récompenser, & mérite mieux, je crois, “votre confiance.“ Je vis, en souriant intérieurement, que cet imbécille titré vouloit me placer auprès de sa femme, pour en être le surveillant & l'espion. Il savoit bien choisir son monde. „Je ne suis point “ingrate, lui répondis-je; je sens que je “serois comptable de mes actions à celui “qui m'engageroit, qui me paieroit; & que “je devrois embrasser ses intérêts.“ -- Fort bien, dit gravement le Duc, je vous “prends à mon service, ma chere enfant. “Je vais vous placer auprès de mon épouse; mais songez que c'est moi qui vous “emploie, & auquel vous devez fidélité “& confiance. Qu'on fasse venir Madame.“ Madame ne tarda pas à paroître. A mon aspect elle rougit, fut déconcertée, & manqua de se trahir. Heureusement, le Duc ne s'en apperçut pas. „Nous devons, lui dit-il, être las de nous tourmenter mutuellement. Je veux essayer “d'un nouveau systême. Je devrois faire “éclater, sur vous, une nouvelle vengeance. J'en ai de nouveaux motifs. “Vous voyez dans quel état je suis pour “vous. Au lieu de vous punir, je vous “pardonne. Je veux voir si vous serez sensible à des procédés honnêtes & généreux, “& si vous vous piquerez, vous-même, “de générosité. Je vous rends votre liberté; je vous rends mes bonnes graces. “Comportez-vous d'une maniere digne “de votre rang & de votre naissance.“ Madame la Duchesse lui témoigna la plus vive reconnoissance, & lui fit les plus belles protestations. Il y parut sensible. “Madame, lui dit-il, j'ai réfléchi qu'il “vous manquoit une femme, depuis quelque temps. Je veux bien vous la remplacer. En voilà une que je vous donne. “Vous ne la refuserez pas, parcequ'elle “vient de ma part.“ -- „Il suffit, Monsieur, répondit la douce épouse, qu'elle “vienne de votre part, pour que j'en “fasse le plus grand cas. Je n'examine “point si ce n'est pas à moi à choisir mes “femmes; si une femme, que je reçois “de vous, n'est pas plus dans vos intérêts que dans les miens, & n'est pas “réellement une surveillante que vous “mettez auprès de moi. N'ayant aucun “dessein de vous tromper, je ne crains “pas les yeux d'un Argus. Je suis charmée, “au contraire, d'avoir, auprès de moi, “quelqu'un qui puisse vous rendre compte “de ma conduite & vous en répondre.“ „Ah! Madame, s'écria le mari, il “n'est pas question de cela.. Vous avez “là des idées... Moi vous faire surveiller! “En vérité, je veux m'en fier à vous-même. Quoi qu'il en soit, je suis charmé de vous voir agréer le choix que “j'ai fait de cette femme. J'ai besoin de “repos. Je souffre beaucoup; allez. Et “vous, ma fille, me dit-il, contentez “votre Maîtresse, si vous voulez rester “long temps à son service.“ Nous quittâmes volontiers M. le Duc, pour le laisser reposer tant qu'il lui plairoit. A peine fûmes-nous hors de son appartement, que sa digne épouse, pour preuve de son repentir, me sauta au cou. „Ah! “mon cher ami, me dit-elle, que tu es “adroit, que tu es heureux! Que nous “allons bien nous en donner, jusqu'à ce “que la nouvelle jambe cassée de M. le “Duc soit guérie!“ -- „Ah! Madame, “y pensez vous? lui dis-je, n'est-il pas “temps, enfin, que nous revenions de “nos erreurs? N'est-il pas indispensable “que vous chassiez, loin de vous, un “homme qui est, pour vous, une source “d'écarts & de malheurs?“ -- „Mademoiselle, me répondit la maligne Dame, “je vous chasserai quand je serai mécontente de votre service; mais sachez qu'il “n'appartient pas à une domestique, de “vouloir faire des remontrances à sa “maîtresse.“ Je la priai de faire treve de badinage. „Comment! reprit-elle, moi! “je dois fidélité à un tyran, à qui on m'a “livrée malgré moi; qui, par son âge, “ses défauts, & toute son existence, doit “me déplaire; qui m'a toujours traitée “avec la plus atroce indignité; qui vient “encore de me tenir enfermée dans un “grenier; qui, d'ailleurs, m'a toujours “donné l'exemple de l'infidélité; qui ne “vous engage à mon service qu'afin que “vous soyez au sien, comptant que vous “êtes une jeune fille capable de réveiller “son tempérament usé! Ne mérite-t-il “pas d'être châtié de son crime, par l'instrument qu'il a choisi pour ce crime?“ Je répondis à cette Dame, que je ne voulois être, ni l'instrument du crime, ni son châtiment; & je continuai mes exhortations. „Hé bien, mon cher ami, me dit-elle, toi seul es capable de me ramener “dans le bon chemin; je trouve, dans “toi, une honnêteté qui m'en inspire une “pareille. Mais ne m'abandonne pas; “car le désespoir me forceroit de me jeter “dans les bras de gens moins honnêtes “que toi, qui me précipiteroient dans de “bien plus grands égarements.“ En supposant que la Duchesse parlât sincèrement, je ne me souciois point de me sacrifier pour être l'instrument de sa conversion; sur-tout quand il n'étoit question de la ramener à la fagesse, qu'en me plongeant, avec elle, dans le libertinage. J'eus occasion de sortir dès le jour même: ma Maîtresse voulut en vain m'en empêcher; elle me fit, du moins, jurer que je reviendrois. J'avois la plus grande envie de manquer à un pareil serment. Une seule chose me retenoit. Je sortois pour aller porter des secours à Thérésine; & c'étoit avec les libéralités de la Duchesse que j'allois l'obliger. Je n'avois pas d'autres ressources, & j'en étois profondément humilié. Bien enveloppé dans une mante, j'allai trouver ma chere Thérésine. Son cœur me reconnut plutôt que ses yeux, à travers mon déguisement. Quelle joie je vis briller dans ses regards! Elle étoit plongée dans les plus vives alarmes à mon égard; elle se trouvoit, d'ailleurs, dans le plus grand embarras, pour sa subsistance. Je lui racontai mon histoire. Quel tendre intérêt elle y prit! Mais elle me dit timidement: „Et “vous vivrez avec la Duchesse?... Je sens “tous les avantages qu'elle a sur moi.“ La chere fille soupira. Des larmes coulerent de ses grands yeux noirs. Je les séchai avec mes baisers. Je jurai à Thérésine, que je l'aimois cent fois mieux que la Duchesse; &, pour le lui prouver..., moi, qui prêchois à la Dame une si pure morale,... le dirai-je?... je m'oubliai avec la soubrette... Ah! ma faute étoit bien pardonnable, aux yeux du monde; mais j'en rougissois. Thérésine en rougissoit encore davantage. Je la forçai d'accepter des secours dont elle avoit besoin. Elle gémissoit beaucoup de ce qu'ils venoient de sa noble rivale. Vaincue par ce motif de générosité, elle ne put m'empêcher de retourner chez cette Dame. Je pris congé de cette belle grisette, en lui jurant de revenir au plutôt, & de quitter la Duchesse, pour être tout à elle. Je retoutnai à l'Hôtel dans cette ferme résolution, qui me sembloit louable; & qui ne l'étoit cependant pas; car enfin, ce n'étoit que renoncer à un désordre, pour tomber dans un autre; c'étoit quitter une femme mariée, pour abuser d'une jeune fille. Je rencontrai, sur ma toute, un de mes amis, qui parut bien loin de me reconnoître, empaqueté, comme je l'étois, dans une mante. Je me fis connoître à lui. Je comptois qu'il alloit éclater de rire, en voyant mon déguisement; au contraire, il me dit, d'un air effrayé: „Sauvez-vous; “on vous poursuit à mort. Le Comte “Spinacuta est ici: il paroît votre mortel “ennemi. Il est Colonel du régiment “Royal-François. Ce régiment est Espagnol. Notre Roi l'avoit prêté à son fils “le Roi de Naples; mais il vient de le “rappeler. On dit que vous êtes déserteur “de ce corps. Le Colonel vous poursuit “avec un acharnement qui n'a point “d'exemple; &, si l'on vous attrappe, “c'est fait de vous.“ -- „Je le crois bien, “répondis-je, à mon ami.“ En effet, ce malheureux Colonel étoit ce méchant Seigneur qui avoit été sur le point d'épouser, à Naples, la Princesse Gémelli, & qui s'étoit vu privé de ce brillant mariage, par l'amour dont on m'honoroit. J'avois apperçu, dans son œil sinistre, le sombre flambeau de la jalousie, & l'annonce de ses noirs desseins contre moi. Il trouvoit une occasion favorable pour les mettre en exécution, & le barbare en profitoit sans scrupule. Après avoir remercié mon ami, je courus, du double plus vîte, chez Madame la Duchesse. „Ah! Madame, lui dis-je, il “faut que je me sauve sur-le-champ.“ -- Comment! pourquoi, s'écria-t-elle?.“ Je lui racontai l'histoire. „Or, vous voyez “bien, ajoutai-je, que je ne puis me dispenser de m'enfuir.“ -- „Au contraire, “me dit-elle, où iriez-vous sans argent, “sans état, sans aveu? Si l'on vous en “veut tant, votre signalement doit être “répandu sur tous les chemins. Il vaut “mieux rester ici, déguisé, comme vous “l'êtes, ne point sortir. Cet asyle est “inviolable; vous pouvez être sûr qu'on “ne vous arrêtera pas chez moi; & nous “aurons le temps de nous retourner, pour “vous obtenir votre grace ou votre congé. “Voilà encore une belle difficulté, pour “en paroître si effrayé.“ Privé de toutes ressources, je me trouvai donc encore forcé de vivre dans cette maison de réprobation, de partager même, j'en fais ici l'humble aveu, de partager, dis-je, les déréglemens, de cette femme. Il est vrai qu'elle m'aimoit avec toute l'ardeur de son tempérament fougueux, & qu'elle possédoit tous les agrémens de son sexe, excepté l'honnêteté, qui est le plus grand de tous. Il est difficile d'être plus belle, plus piquante, plus agaçante que cette noble syrene. Elle avoit tout l'esprit d'une Espagnole, & toute l'amabilité qu'elle vouloit bien se donner. Cette envie, & ce talent de plaire, devenoient plus attrayants de la part d'une Dame de ce rang. C'étoit une Grande d'Espagne de la premiere classe, qui étoit ma courtisane. Tous ces charmes ne pouvoient long-temps plaire à une ame honnête. Son Excellence s'apperce voit que je m'ennuyois souvent chez elle; je l'en voyois gémir, & la légere mortification qu'elle en souffroit, lui donnoit un petit air plus tendre & plus touchant. Cependant, elle s'apperçut que Thérésine venoit, de temps en temps, me voir. Cette chere personne ne pouvant trouver une place, avoit besoin de mes secours, pour vivre; je ne pouvois sortir pour aller la voir; elle étoit donc obligée de venir me trouver: son cœur, d'ailleurs, l'y portoit. On en avertit, charitablement, ma Maîtresse. Elle se montra d'abord furieuse; mais, au bout de quelque temps, voyant l'ennui m'assaillir chez elle; touchée d'un motif de générosité: „Hé bien, me dit-elle, je ne puis t'amuser, je vais me sacrifier, pour appercevoir quelquefois, “dans tes yeux, un rayon de joie, ingrat, “que j'aurai la douleur de n'avoir pas “causée. Tu aimes Thérésine; tu l'entretiens à mes dépens, perfide; tu ne la “vois pas autant que tu voudrois, parce “qu'elle est obligée de venir te trouver; “hé bien, je vais la prendre à mon service, ou plutôt au tien. J'aurai le “chagrin de voir une rivale dans ma domestique, & une rivale préférée; mais “je te verrai content, & ce sera ma satisfaction. Je fus sensible à cette apparence de générosité. Tout ce qui avoit l'ombre d'un côté louable me plaisoit, de la part de cette femme, que j'aurois eu besoin d'estimer, pour l'aimer; & cette action louable consistoit à me donner une seconde maîtresse. Thérésine entra, en effet, des le jour même, au service de sa rivale. Cette Dame affecta de la traiter avec beaucoup de douceur. Je lui en sus gré, & je le lui témoignai. J'affectai aussi, par ménagement pour elle, d'être fort réservé, devant elle, avec ma Thérésine; mais j'allois souvent respirer, en secret, auprès de cette chere enfant, qui avoit de si douces vertus. O! pourquoi sa Maîtresse n'étoit-elle pas aussi honnête qu'elle? Cependant, cette honnêteté se démentoit dans mes bras, malgré les beaux projets que nous formions d'être toujours, ensemble, parfaitement sages. L'Amour, entre nous deux, se rioit de nos projets, & nous soumettoit à son dangereux ascendant. Il falloit me partager entre la souveraine & l'esclave; je reussissois à contenter la beauté fiere. Je voyois, souvent, les premiers personnages de l'État briguer, à genoux, l'honneur de ses bonnes graces; ils m'étoient tous sacrifiés. Des jeunes gens, amoureux du libertinage, me trouveront heureux. J'étois idolâtré d'une beauté du premier rang, le plus brillant ornement de la Cour d'Espagne; j'étois aimé d'une jolie grisette, que j'estimois cent fois plus que sa Maîtresse. Madame la Duchesse prodiguoit toute sa fortune, pour me procurer des plaisirs. Elle me donnoit des fêtes charmantes dans tous ses Châteaux. Elle m'en faisoit donner par tous les Seigneurs qui aspiroient à son cœur; car elle ne leur témoignoit le désir d'avoir quelques fêtes de leur part, qu'afin qu'elles contribuassent à mon amusement. J'étois, pour elle, l'ame & le centre de tout. Elle me menoit toujours avec elle, dans sa voiture bien fermée, & j'étois par-tout invisible & présent. Ma vie étoit le regne de l'enchantement & de la féerie. J'étois Renaud dans les bras d'Armide; je jouissois de la volupté, en attendant le bonheur. Si les objets présents avoient droit de me flatter, des objets absents me flattoient encore davantage. On doit se rappeller l'intérêt dont m'honoroit la PrincesseCardidinal: cette Dame étoit aussi belle que la Duchesse Espagnole; mais elle étoit vraiment estimable au sein des grandeurs; & ma chere Adélaïde!... Ah! le lecteur ne la connoît pas encore: elle paroîtra sur l'horizon. On verra quelle ame j'avois eu le bonheur de toucher, ou plutôt on ne le verra point, parce que je n'aurai pas le talent de faire un portrait si angélique. Je me borne à raconter des faits; &, malheureusement, ces faits ne développent pas assez tout ce que cette ame avoit de céleste. Il y avoit bien long-temps que je n'avois reçu des nouvelles de ces deux cheres personnes: je vivois plus avec elles, en esprit, qu'avec tout ce qui m'environnoit; car enfin, pour offrir le revers de la médaille, tout ce qui m'entouroit me faisoit rougir. Déguisé en fille; prétendue femme-de-chambre; servant, malgré moi, aux plaisirs d'une femme libertine, qui sembloit me soudoyer pour ce vil service; débauchant une jeune fille du plus excellent caractere, qui, sans moi, peut-être, auroit été parfaitement estimable; excédé, sur-tout, de la cour que me faisoit l'insupportable Duc, incapable d'être détrompé sur mon sexe. Quel rôle humiliant, au milieu du faux brillant que présentoit mon sort! Ce Duc étoit aussi méprisable que sa femme; mais je n'étois pas fait pour contribuer à le tromper. Sa jambe étoit déjà presque guérie: il se levoit, marchoit, & m'assommoit de ses assiduités. Je lui rendois toujours le compte le plus favorable de la conduite de sa femme. Qu'il m'en coûtoit, pour mentir avec tant d'impudence! Quoique, dans son erreur, ce noble imbécille eût conçu, pour moi, un goût aussi vif qu'ennuyeux, il étoit toujours jaloux, à l'excès, de sa femme. Depuis qu'il se levoit, il la surveilloit lui-même, & lui devenoit insupportable, parce qu'il la gênoit dans ses plaisirs. Il vouloit, sur-tout, bourgeoisement, qu'elle lui tînt compagnie, chaque nuit, dans la vénérable couche nuptiale. Elle lui jouoit, chaque jour, de nouveaux tours, pour l'écarter d'elle. Plusieurs nuits, elle lui fit accroire que l'insolent qu'il cherchoit (cet insolent c'étoit moi) avoit pénétré dans l'Hôtel, & qu'il s'étoit vanté de parvenir infailliblement jusqu'à elle. Une lettre d'avis lui avoit indiqué par où le séducteur devoit passer; elle avoit montré cette lettre à son mari, avec la plus insigne hypocrisie: le mari, crédule, avoit eu la bêtise de passer la nuit en sentinelle; &, tandis qu'il grelottoit, à sa porte, à quoi passoit-elle, bon Dieu! le temps qu'il lui laissoit de libre? Trois fois il avoit donné dans le même panneau. La perfide lui jouoit, je le répete, des tours vraiment cruels; & je la haïssois d'autant plus, que je m'en trouvois, malgré moi, le complice. Quelquefois je lui en fournissois la matiere, sans y songer. Un jour je lui avois raconté, innocemment, une vieille histoire, que tout le monde connoît, d'un tour joué, à la campagne, pour faire accroire à un bon homme, qu'il étoit malade. On va la reconnoître à la copie qu'en fit la Duchesse, dès le soir même. Elle affecta de regarder beaucoup son mari, avec inquiétude, & d'un air mystérieux: elle m'adressoit, comme à la dérobée, des regards qui sembloient dire: „Ne le voyez-vous pas comme moi?“ Elle en fit tant, que le mari s'en apperçut, à la fin. „Qu'avez-vous donc, Madame, lui “dit-il? Comme vous me regardez!“ -- Ce n'est rien, Monsieur, répondit elle; “sans doute, je me trompe. Ne vous sentez-vous point malade?“ -- „Non “vraiment, reprit-il; je ne me suis jamais si bien porté.“ -- „Tant mieux, “repartit la Duchesse, je me serai trompée. Et, au bout d'un moment, elle recommença à m'adresser ces regards mystérieusement inquiets & interrogants. „Mais, reprit le Duc, encore un coup, “je vous dis que je me porte bien.“ -- Je ne sais pas, dit-elle,... si j'en croyois “mes yeux, il me semble que je vous “trouve quelque chose de bouffi & d'enflé.“ -- Oh! vous rêvez, Madame, “s'écria le Duc.“ Et il alla se coucher. Madame avoit eu soin, pour mettre mon conte en exécution, de faire arranger du beurre dans le bonnet de nuit de son mari, entre le bonnet & la coëffe, d'une maniere si adroite, qu'il ne s'en apperçut pas. Pendant la nuit, la chaleur de sa tête fit fondre le beurre, qui coula le long de son visage & de son cou. Il éveilla son épouse: „Je ne sais ce que j'ai, lui dit-il, “je sens une sueur gluante, qui m'incommode & m'inquiete.“ La Dame fit un cri & dit, avec un effroi bien imité: „Ah! je vous l'avois bien dit.“ Elle approcha la lumiere, examina le pauvre homme: „Ah! ciel, s'écria-t-elle; que “vois-je? tenez, voyez vous-même, lui “dit-elle, en lui présentant un miroir.“ Il se regarda, se vit couvert d'une prétendue sueur jaune & gluante. Il étoit pusillanime, & craignoit beaucoup la mort. „Ah! “c'est fait de moi, s'écria-t-il; mon Dieu! “ayez pitié de moi.“ -- „Qu'on aille “chercher le Médecin ou le Chirurgien, “s'écria Madame, de son côté. Mon “Dieu, que vais-je devenir?“ Elle sauglottoit; elle pleuroit: oh! les femmes. Le Chirurgien ne se fit pas attendre. Quand il vit le prétendu malade en ces état, il sourit imperceptiblement; &, lui tâtant le pouls, il dit: „Le pouls n'est pas “mauvais.“ -- „Monsieur, vous voulez “m'endormir, lui dit ma maîtresse, je “vous jure que mon mari est très-malade“ Quand l'Esculape vit que Mme. la Duchesse vouloit absolument que M. le Duc fût malade, il dit en lui-même: „Soir, c'est “de l'argent qui me vient.“ Il fit d'abord prendre, au noble imbécille, un petit clystere détersif; il joignit, à ce remede, une copieuse saignée; enfin il lui administra l'émétique, & fit de façon que M. le Duc présenta le spectacle, peu ragoûtant, d'un homme qui rend par en haut, par en bas, & par les veines; afin que ce qui a été dit par l'oracle fût accompli: Clisterium donare, Posteà saignare, Ensuita purgare. Tous ces secours charitables affoiblirent considérablement le malade; cependant, à l'heure du dîner, se sentant assez bien, & l'estomac vuide, il voulut se lever. On avoit eu soin de retrécir sa robe-de-chambre; quand il voulut boutonner la veste, il la trouva trop étroite. „Oh! oh! dit-il, “Madame, cela est particulier; voyez.“ „Ah! c'est ce que j'avois dit, s'écria “Madame; vous êtes enflé.“ Le bonhomme fut vraiment effrayé. „Cela est singulier, dit-il, d'être, comme cela, malade, “sans en rien sentir!“ On le fit remettre au lit. L'Esculape fut appellé de nouveau: „Monsieur, dit la Dame, mon mari est “enflé; il y a engorgement; il y a plénitude. Il faut dégager cela.“ Les mêmes remedes furent administrés de nouveau: Clysterium donare, &c. Son Excellence n'ayant rien à rendre, t{??}endit du sang: nouvel effroi! „Il y a “quelqu'abcès, dit Madame.“ Nouvel évanouissement de sa part. Monsieur, d'inanition, de foiblesse & de peur, s'évanouit aussi. Voilà, non seulement son Excellence qui se croit malade, mais toute la maison qui commence à le croire. Le prétendu malade avoit une faim canine; il demandoit vainement à manger: il voulut courir au buffet pour s'en procurer; on le retint. D'après les efforts qu'il fit, on se jugea dans le transport; on le garrotta. Voilà M. le Duc dans son lit, qui pleure niaisement de se voir garrotté, d'être saigné, purgé & point rassasié. Madame feignit aussi d'être malade, du chagtin de voir son mari dans cette triste situation. Elle vouloit passer les nuits auprès de son lit; mais elle se fit donner, par lui-même, un ordre de se coucher, vu l'état où ce pauvre mari la supposoit. Elle passoit donc les nuits loin de lui; mais plus criminellement que je ne voulois. Je frémissois d'être de moitié dans ses désordres. A force de saignées, de jeûnes & de purgations, on réduisit M. le Duc à n'avoir plus que le souffle. On l'avoit réellement réduit à l'extrémité; & l'on ne pouvoit pousser plus loin la Comédie, sans mettre réellement sa vie en danger. Il fallut rétrograder, & le ramener, pas-à-pas, à l'état de santé. Les Médecins se vantoient de l'avoir rappellé des portes de la mort. Madame en convenoit hautement, & cela étoit vrai; mais c'étoient eux qui l'avoient amené là. La maladie & la convalescence durerent plusieurs mois, que la Dame mit à profit en conscience; mais M. le Duc rétabli recommençoit à veiller sur sa digne épouse, &, par conséquent, à l'importuner. Il parut nécessaire de l'écarter. On eut soin de lui faire tenir une lettre, qui le prévenoit qu'il alloit être arrêté. Il avoit été l'ami particulier d'un homme qui s'étoit rendu suspect au Gouvernement, & qui venoit d'être enfermé dans une prison d'État. Il fut alarmé; la lettre d'avis lui parut avoir trop de fondement. Il ne pouvoit se dér ober par la fuite, parce qu'il n'étoit pas assez fort, pour soutenir les fatigues d'un voyage. Il falloit donc qu'il se cachât. Sa complaisante épouse lui déterra une retraite, & le conduisit, pour se cacher, chez un Peintre Gascon. Le Duc entra dans une petite allée fort étroite, qui conduisoit à un escalier encore plus étroit, au haut duquel on le fit entrer, par une petite porte, où l'on ne pouvoit passer que de côté, dans un petit appartement, meublé selon l'ordonnance, qui étoit la résidence de l'Apelle des bords de la Garonne. M. le Duc fut admis à la table du Peintre, dont il fit les frais; par ce moyen, cette table devint beaucoup plus substantieuse. Le Gascon, & toute sa famille y faisoient honneur. Le convalescent avoit le plaisir de voir que tous ses commensaux étoient gais & séreins, qu'ils acquéroient de l'embonpoint & du coloris, & que leur visage commençoit à ne se sentir presque plus, ni de leur pays, ni de leur profession. Pour qu'il ne prît pas envie à M. le Duc de so{??}ir, on le retint par la jambe: celle qui avoit été remise dernierement, étoit toujours douloureuse; en prétextant de vouloir la guérir, on mettoit, dessus, un emplâtre qui y entretenoit le feu, & une espece de plaie: il étoit donc obligé, non-seulement de garder la chambre, mais encore d'avoir toujours la jambe emmaillottée, reposant sur un tabouret. Sa chaste épouse se fit défendre, par lui, de venir le voir, sous prétexte que les visites d'une Dame de ce rang, dans un si humble logement, pourroient éclairer sur la retraite de son époux. Elle passoit le temps chez elle, en grande partie, avec moi: on en devine l'emploi. Je n'ai su, que par la suite, le détail de tous ces procédés indignes contre son mari; je ne me doutois pas de la moitié de ce qu'ils avoient de noir: autrement, je n'aurois jamais voulu être le complice de cette malheureuse, quelque danger qu'il y eût eu à refuser ses odieuses faveurs. Cette situation ne pouvoit long-temps durer; elle m'ennuyoit moi-même. Si je n'avois pas cru me devoir à Thérésine, je me serois enfui. Cette fille vertueuse, mais foible, commençoit à porter des marques de nos égarements. Mme. la Duchesse étoit dans le même embarras; &, selon les calculs, il n'étoit pas possible de mettre, sut le compte de son époux, ce qui étoit un fruit de nos désordres. La peine suit le crime, elle arrive à pas lents. Il y avoit déjà deux mois que M. le Duc vivoit chez M. le Peintre. Ne faisant rien, toujours assis, mangeant bien, ayant de la disposition naturelle à engraisser, sous peu de temps, il devint d'un embonpoint monstrueux. Cette vie ne lui paroissoit pas insupportable; ainsi, notre victime n'étoit pas plus malheureuse que nous, & elle avoit moins d'inquiétude. Le Peintre, qui engraissoit aussi, se trouvant très bien de la retraite d'un pareil hôte chez lui, en desiroit la continuation. Nous la desirions, aussi, cordialement; mais le destin s'y opposoit. Tandis que je dormois, enivré d'une fausse volupté, dans les bras, tour-à-tour, de Thérésine & de la Duchesse, j'avois un ennemi qui veilloit. On sent que ce devoit être le Comte Spinacuta. Il avoit fait chercher, très exactement, Cataudin, Chevalier de Rosamene; il avoit mis par-tout des espions; le signalement avoit été envoyé de tous côtés. On n'avoit vu, nulle part, des traces de la fuite de Cataudin; on en concluoit qu'il étoit resté à Madrid. Le jour qu'il avoit été surpris, dans le grenier du Duc, avec la Duchesse, on avoit fermé, sur-le-champ, les portes de l'Hôtel. Cataudin n'en étoit point sorti; il y étoit donc resté. Cet Hôtel pouvoit donc être l'asyle où il se cachoit, pour le service de Madame. Aucun homme ne paroissoit la fréquenter particulierement; son mari ne vivoit pas avec elle; & cependant on voyoit, à n'en pouvoir douter, qu'elle étoit grosse. Il y avoit donc quelqu'agent caché. Mon ennemi vint la voir. Il apperçut une grande femme de-chambre, qui eut l'attention de se sauver, avec précipitation, devant lui. J'avois cinq pieds six pouces, ayant grandi de deux pouces depuis que j'avois rencontré mon pere. Cette taille étoit un peu haute, pour une femme. L'ennemi crut voir quelque chose d'hommasse dans ma démarche: il se rappella que j'avois joué le rôle de femme, près du Mont-Cassin, chez le Duc Spalanzoni, & se douta que je pourrois bien user, en Espagne, d'un expédient qui m'avoit si bien réussi en Italie. Il questionne beaucoup la Duchesse, sur sa femme-de-chambre; elle parut embarrassée: il pria qu'on fît venir, devant lui, cette grande fille: on n'en voulut rien faire; &, sans doute, il se dit à lui-même: „Voilà l'agent “secret découvert.“ Il eut occasion de voir le Chirurgien qui avoit soigné M. le Duc, pendant sa prétendue maladie; il lui parla de cette maladie. L'Esculape sourit, & lui laissa entrevoir qu'il y avoit beaucoup d'influence, de la part de Mme. la Duchesse, dans tout ce mystere; & que cette belle Dame étoit une insigne fripponne. Il fit épier elle & toute sa maison. Il s'apperçut qu'elle alloit quelquefois, de son Hôtel, chez un pauvre Peintre; ces allées & venues, & cette relation de deux maisons si différentes, lui donnerent lieu de soupçonner où étoit la retraite du Duc; il découvrit qu'elle étoit chez M. Harridelle. Mais pourquoi le Duc de Valamos se cachoit-il? On en étoit surpris à la Cour. Le barbare alla faire visite au reclus, lui demanda pourquoi il s'étoit caché. Le bonhomme lui avoua que c'étoit pour éviter d'être enfermé, conformémrnt à une lettre d'avis qu'il avoit reçue: il la montra. L'ennemi pria qu'on voulût bien la lui confier: il vérifia qu'elle étoit fausse, le dit au mari, lui fit voir qu'il avoit été la dupe de sa femme, tant pour sa prétendue disgrace, que pour sa prétendue maladie; & qu'elle ne l'avoit supposé malade & disgracié, que pour l'écarter d'elle, afin de se livrer toute à fon amant, déguisé en femme-de-chambre. „Mais ce coquin, dit-il, est un déserteur de mon régiment; je vais le faire “arrêter.“ Alors, il sembla que des écailles tomberent de dessus les yeux du Duc. Il fut, d'abord, pétrifié de surprise & d'indignation: ensuite, sa fureur éclata par des imprécations. „Ah! la malheureuse, s'écria-t-il; elle me tenoit enfermé. Je vais “paroître à la Cour; je vais la confondre, “& obtenir un ordre, pour la faire enfermer. Vîte une voiture. Je ne veux pas “rester une minute dans ce taudis.“ L'ingrat! comme il parloit de la maison du charitable Peintre Gascon! Par un hasard extraordinaire, sa femme,{??} qui ne venoit presque pas le visiter, sa{??} femme, dis-je, sans songer à mal (ce qui{??} ne lui étoit pas ordinaire), entra dans ce{??} moment. „Ah! coquine, s'écria-t-il; ah!{??} “scélérate.“ Il s'élance pour lui fendre{??} la tête; elle s'enf{??}uit: il court après elle;{??} mais, chargé d'une énorme épaisseur, il{??} est arrêté par la porte, trop étroite pour{??} le laisser passer: elle s'en apperçoit, éclate{??} de rire, s'arrête sur l'escalier, le brave &{??} le raille impitoyablement; tandis que{??} l'épais Seigneur, écumant de rage, faisoit{??} les efforts les plus risibles, pour sortir, & maudissoit sa femme, & le Peintre, & lui-même. Fin du Livre cinquieme. SECONDE SUITE DE L'AVENTURIER FRANÇOIS. LIVRE SIXIEME. Madame la Duchesse auroit dû mieux employer son temps, & venir me secourir; car, tandis qu'elle s'amusoit niaisement à braver son mari, on m'arrêtoit chez elle, comme déserteur. Mon ennemi avoit osé assurer au Gouvernement, ce qu'il n'avoit lieu que de conjecturer; savoir, que j'étois le déserteur qu'on cherchoit. Il se sentoit assez de crédit pour n'être pas puni, s'il fe trompoit dans ses conjectures. J'étois déjà dans un cachot, quand la méchante Dame revint du triste logis de son mari. Elle apprit mon malheur. J'avois fait des efforts plus qu'humains pour me défendre; quoique je fusse fans armes, & enveloppé du sot attirail d'une femme, je m'étois défendu si vaillamment, que la garde, qui m'avoit arrêté avec tant de peine, n'avoit pu s'empêcher de s'intéresser à moi, & de{??} dire, autour de moi, tout haut: „Ce “seroit dommage de faire perir un si “brave jeune homme.“ Ma Thérésine m'avoit suivi de près: elle se dit ma sœur, & on la laissa pénétrer dans ma prison. Elle ne me quitta pas. Comme elle paroissoit accablée de mon malheur! & combien je recevois de consolations d'une si chere personne! La Duchesse se hâta de venir pareillement me visiter. Elle fut aussi surprise que scandalisée de trouver là sa concurrente; mais son amour pour moi dissipa ce léger nuage; elle embrassa même, en pleurant, sa rivale: „Ma chere amie, lui dit-elle, il ne “faut pas nous épargner, pour consoler “notre ami commun.“ Le Duc étoit aussi en prison, puisque sa panse énorme lui en faisoit une, du gîte où il habitoit. Quoiqu'il eût bien moins de sujets d'alarmes que moi, il étoit plus malheureux, parceque, frémissant de se voir ainsi retenu, il sentoit que sa femme profitoit de son absence pour lui jouer d'indignes tours; & qu'il n'avoit pas, comme moi, deux beautés pour le consoler. Il étoit obligé, d'ailleurs, non-seulement de s'interdite la bonne chere, mais d'observer même un jeûne rigoureux, pour pouvoir maigrir, afin que la porte, moins étroite pour lui, le laissât sortir. Il en étoit réduit à ce triste expédient, parceque la fenêtre n'étoit pas, en cela, plus obligeante, pour lui, que la porte. Or, pour procéder au jeûne indispensable, on rétablit l'ordinaire du Peintre, comme il étoit ci-devant. L'Artiste & sa famille n'y trouverent pas leur compte; ils reprirent leur premiere figure, qui devint moins riante & moins gaie, peut-être, mais plus savante aux yeux des Anatomistes. Je comparus bientôt devant le Conseil de Guerre. Il paroissoit manifeste que le Colonel seul étoit mon ennemi; tout le reste sembloit me plaindre. Je parlai avec une certaine franchise militaire; & une éloquence martiale, qui devenoit plus piquante, parceque j'étois habillé en femme. Je dévoilai très bien les motifs du Colonel, qui le rendirent odieux. Il s'en apperçut, & n'en devint que plus furieux. Il plaida, lui-même, contre moi; me représenta comme un avanturier, qui avoit d'abord déserté, en se rendant coupable d'un meurtre; qui s'étoit fait ensuite chasser des Gardes-du-Corps du Roi de Naples & de ses États; qui avoit été mis en prison, en Espagne, pour un vol qu'il avoit commis dans un Hôtel, où on l'avoit trouvé caché sous un lit; qui s'étoit, depuis, introduit dans le même Hôtel, en profanant l'habit religieux, pour séduire la Dame, & déshonorer le mari. Il raconta tous les tours odieux qu'on avoit joués à ce mari; tours infâmes, dont l'accusé étoit le conseiller, le complice & le ministre; tours abominables, par lesquels on avoit attenté à la vie d'un Grand d'Espagne, & où l'on avoit mis en jeu le Ministere! „Vous “voyez bien, Messieurs, ajouta-t-il, “qu'un homme qui, à cet âge, est déjà “souillé de tant de crimes; qui s'est joué “de la Religion & du Gouvernement; “qui a porté le déshonneur dans les familles les plus distinguées; qui est coupable de vols, de meurtres & de profanations, est un monstre, qu'il faut faire “disparoître de la surface de la terre; & “que, bien loin de lui témoigner de la “haine, je lui rends le plus grand service, “en le soustrayant à la roue & au bûcher, “pour lui faire terminer son sort par une “mort, enfin, qui n'est ni diffamante ni “cruelle.“ Ce discours du noir Spinacuta parut faire quelqu'impression sur le Conseil de guerre. Il citoit des faits; & ces faits, interprêtés avec malignité, offroient, contre moi, un coup-d'œil défavorable. Avec un caractere qui m'avoit, jusqu'ici, concilié l'attachement de presque tous ceux avec qui j'avois vécu, je me voyois présenté sous l'aspect d'un criminel. J'avouai franchement qu'il y avoit des apparences contre moi; que si j'avois donné dans quelques égarements, dont aucun n'étoit punissable par les loix, ç'av{??}t toujours été à mon corps défendant, mais que je n'avois jamais commis ce qu'on appelle un crime: que les hommes étoient les jouets des circonstances à tous les âges, & sur-tout au mien. J'expliquai ensuite tous les faits qui paroissoient déposer contre moi: il me suffisoit, pour prouver mon innocence, de les raconter tels qu'ils sont exposés dans ces Mémoires. J'établis, d'une maniere assez claire, que ma disgrace, à Naples, étoit l'ouvrage du Colonel mon ennemi, de même que mon présent embarras. Il avoit paru convaincre; il me sembla que je persuadai. L'accusateur & l'accusé présentoient les mêmes faits, sous un jour différent. Il falloit que chacun prouvât ce qu'il avançoit. On soutenoit que j'étois un scélérat, un monstre à étouffer: il etoit visible, au contraire, que tout le monde me trouvoit fort aimable; c'étoit l'expression que j'entendois sortir de toutes les bouches; & mon accusateur paroissoit, à tous les yeux, plus noir que moi. On n'osa prononcer, & l'on me reconduisit dans mon cachot, jusqu'à une nouvelle séance. Mon ennemi continua de cabaler contre moi; la Duchesse en fit autant, mais ce fut en ma faveur. C'étoit un méchant homme aux prises contre une méchante femme; mais, ici, la méchante femme vouloit sauver un honnête homme, & protéger l'innocence: elle jouoit un plus beau rôle que son adversaire. Malheureusement, le Duc fut dégraissé trop tôt, par l'ordinaire du Peintre. Dès qu'il put passer par la petite porte, il sortit boîteux des deux jambes, tout fier d'aller mettre son chapeau devant le Roi; & sa sortie lui procura, soudain, le plaisir de faire enfermer, dans un Couvent, Madame son épouse. Aussitôt que cette Dame n'eut plus la liberté de cabaler en ma faveur, le Colonel, maître du champ de bataille, l'emporta. On me fit paroître, de nouveau, devant le Conseil de guerre. Je vis que tout le monde me plaignoit; mais mon ennemi avoit surpris des ordres de la Cour. On me prononça ma sentence de mort. Je la reçus en héros, en digne fils de Grégoire Merveil; mais je ne me résolus pas à la mort. L'espérance, qui n'a jamais quitté mon pere, l'espérance, fille du courage, enflamma mon cœur; & fit presqu'étinceler, dans mes yeux, les rayons de la joie. „Voilà, me dis-je, “une situation digne de moi.“ Je quittai mes Juges sans me plaindre. Je lançai, sur le Colonel, un regard chargé du plus profond mépris. Il fut humilié. Je partis radieux; & mes Juges, en me voyant si ferein, sembloient prêts à chanter, pour moi, l'hymne de la victoire. Je fus conduit à mon cachot, avec injonction de me préparer à la mort; & j'étois bien plutôt décidé à me préparer à la fuite. L'inconsolable Thérésine vint tomber dans mes bras. „Ma chere Thérésine, lui dis-je, point de foiblesse; “c'est ici le moment de la force & du “courage. Il faut mourir, ou plutôt, il “faut vivre, briser mes fers, renverser “mes bourreaux, & montrer qui je suis.“ On me dit de faire mon examen de conscience; je fis celui de ma prison, & de tous les moyens que je pourrois tenter pour m'échapper; mais je vis, avec désespoir, qu'il n'y en avoit pas un seul. C'est ainsi que je consumois mon temps à projetter; moi, fils d'un pere qui savoit exécuter. On vint encore, pour m'ôter le peu de courage qui me restoit, me proposer la visite d'un Confesseur. Il n'étoit pas possible de la refuser; car je devois être exécuté le jour même. Je vis entrer deux Ecclésiastiques; je ne dirai pas s'ils étoient du Clergé séculier ou régulier; car je ne les examinai pas. Tous les deux en pleurs, ils s'essuyoient les yeux, ou se cachoient le visage: l'un des deux soutenoit l'autre, qui se traînoit avec peine, d'un pas tremblant. Il tomba sur le bord de mon lit. Je le relevai. „Allons, mon Pere, lui dis-je, du “courage! Votre devoir est de m'en inspirer; & vous paroissez cent fois plus “abattu que votre pénitent.“ Son compagnon me fit signe de me jetter à ses genoux, pour faire ma confession. J'obéis. Le bon Religieux se pencha sur moi, & s'appuya sur mon épaule. „Mon “Pere, lui dis-je, ma vie a été courte: “je ne la regrette pas; mais ma mort sera “pénible à plusieurs cœurs sensibles; & “c'est pour cela seul que je voudrois “pouvoir m'y soustraire.“ (Ici mon Confesseur soupira.) Je continuai. „J'ai “quelques égarements à me reprocher. “Je suis dans l'âge des erreurs; mais, “quoi qu'on en puisse dire, je n'ai pas à “rougir du moindre crime. Pour vous “faire ma confession, je ne puis que vous “raconter l'histoire de ma vie; par ce “moyen, vous verrez combien je suis “coupable ou innocent.“ Alors, je racontai au Confesseur tout ce qu'on a lu, jusqu'ici, de mes aventures, & je repris ensuite: „Vous voyez, mon Pere, dans “mon récit, un infortuné qui a été le “jouet des circonstances; qui n'a jamais “recherché, qui n'a jamais aimé, sous les “Cieux, qu'une femme; que dis-je? une “femme, un Ange; & qui a toujours été “privé de cet objet chéri; enfin, qui va “trop expier ces foibles égarements par “sa mort; par sa cruelle mort, qui entraînera peut-être celle de son amante.“ A ces mots, je vois mon Confesseur défaillir, & tomber renversé sur mon lit. Son compagnon s'écrie: „Ah! chere Adélaïde. Adélaïde! ô Ciel! Je regarde; c'étoit mon Adélaïde. Son camarade & moi, nous nous hâtâmes de la secourir. Elle rouvrit ses beaux yeux. „Ah! malheureuse que je suis! “s'écria-t-elle.“ Je reconnus sa voix; comment n'avois-je pas reconnu sa figure? comment avois-je pu prendre une jeune fille de quinze ou seize ans, pour un Confesseur? C'est parceque, d'abord, il ne régnoit, dans mon cachot, qu'une ombre de jour, si l'expression est permise; ensuite, abîmé dans mes réflexions, je n'étois pas fort empressé d'examiner la figure d'un Confesseur. Je tombai aux genoux d'Adélaïde. Je restai, long-temps, la bouche collée sur une de ses mains. Enfin, je soulevai mes regards, je l'entrevis; car c'est tout ce que je pouvois faire, dans l'ombre qui m'enveloppoit. Je ne l'avois pas vue depuis plusieurs années; je l'avois quittée enfant; je la retrouvais grande, épanouie. Mon cœur la voyoit plus que mes yeux. „Ah! ma chere Adélaïde, m'écriai-je, que je te cause de chagrins!“ Elle se souleva & se pencha sur mon épaule. „O! mon cher Cataudin, me dit-elle, “quel homme je perds! Que ta confession “te montre grand à mes yeux! Pourquoi “le Ciel te fait-il payer, par tant de malheurs, tous les dons brillans dont il t'a “décoré? Pourquoi ne fait-il que montrer à la terre, celui qui doit en être “pleuré si long-temps?“ Elle ne parloit qu'en sanglottant. Elle s'arrêta; nous restâmes plongés dans un tendre silence. Nous nous regardions dans le calme du bonheur, malgré l'horreur de notre situation. Nous nous parlions des yeux. Que nous nous disions de choses! „O mon “Dieu! s'écria-t-elle enfin, comme tu “m'as joué par un crédule espoir! son “flambeau rayonnant me conduit; je “m'attends à voir mon Amant à Naples, “au comble des grandeurs. J'y cours, je “ne le trouve point: il en est banni avec “un injuste opprobre. J'apprends, après “bien des recherches, qu'il est en Espagne. J'y vole. Je le trouve; mais, ô “Ciel! en quel état! Il va...“ A ces mots, elle retomba dans le silence, & presque dans l'évanouissement. J'étois annéanti comme elle. Quand je pus lui parler: „Quoi! ma chere Adélaïde, “lui dis-je, tu as donc été, en effer, me “chercher à Naples? Je n'avois pu t'y “attendre. Et la Princesse Gémelli...?“ -- Elle est venue avec moi, répondit-elle; “mais elle est tombée malade en arrivant. -- „O Ciel! m'écriai-je, je “n'aurai pas le plaisir de la voir avant de “mourir.“ -- „Elle en souffre plus que „toi, reprit Adélaïde. On avoit cherché “à te noircir à nos yeux; on n'y a pas “réussi. Je soupçonne qu'on a su nous “dérober toutes tes lettres. Le Comte “Spinacuta ton rival, ton ennemi, étoit “fort étroitement lié avec le Directeur “des Postes: il connoissoit ton écriture; “l'adresse lui indiquoit les lettres qui venoient de toi; le Directeur les lui remettoit. Voilà pourquoi, sans doute, “nous ne les recevions pas; car sûrement “vous avez écrit à votre chere Princesse.“ -- „Ah! sûrement, répondis-je; j'ai “écrit bien souvent. J'étois désespéré de “ne point recevoir de réponse, & d'ignorer le sort de ma chere Princesse, & de “ma chere Adélaïde.“ -- „Nous ne pouvions pas vous écrire, répondit mon “Amante, puisque nous ne savions pas “où vous étiez. Le Colonel votre ennemi, “cependant, semoit, sur votre compte, “d'hortibles calomnies. C'est lui qui avoit “causé votre disgrace; &, par la maniere “dont il vous a fait traiter, vous pouvez “juger du portrait qu'il a fait de vous. Il “s'étoit entendu avec le Duc Spalanzoni. “On a pris le prétexte du séjour que vous “avez fait près du Mont-Cassin. On vous “a accusé d'avoir séduit la femme & la “fille de ce Duc. On ajoute, même, des “choses que je ne comprends point, & “qu'on ne m'a point expliquées, que “vous vouliez porter votre séduction jusqu'au Duc lui-même, & vous prêter à “des abominations, dont on ne parle “qu'à l'oreille. On veut même, qui plus “est, mettre un peu de sorcellerie dans le “fait; car vous savez combien on est superstitieux & crédule, dans ce pays-là. “On l'est encore plus ici, & le bruit de “votre sorcellerie n'a pas manqué d'y “parvenir. On vous prête un filtre qui, “par la médiation des esprits infernaux, “vous fait prendre toutes les figures qu'il “vous plaît, & charmer qui vous voulez. “Enfin, nous avons appris que vous “étiez en Espagne, & nous sommes accourues, la Princesse & moi. Nous vous “avons cherché de tous côtés, dans Madrid, inutilement. Enfin, nous avons “appris qu'il y avoit, dans les prisons, “un jeune déserteur, qu'on disoit décoré “de la plus jolie figure du monde, par “le pouvoir du Diable auquel il s'étoit “donné. Il changeoit, disoit-on, de sexe “& de figure à son choix. Il se trouvoit “actuellement, sous l'habit féminin, “dans les prisons. Il avoit attenté à l'honneur de toutes les femmes, & de toutes “les filles. Toute la Ville & la Cour lui “avoient fourni des victimes. On assuroit “que, s'il étoit condamné à mort, il paroîtroit sous sa vraie sigure, qu'on assuroit être très laide & très vieille; car “on le disoit âgé de plusieurs siécles. “A travers tous ces bruits faux & superstitieux, nous avons cru démêler “notre cher Cataudin. La Princesse étant “tombée malade, je me suis transportée “à la prison. J'ai demandé à voir le prisonnier qui faisoit tant de bruit: on “m'a dit qu'il n'y avoit plus que son “Confesseur qui pût le voir; & j'aientendu “donner l'ordre de faire venir un Confesseur. Soudain il m'est venu une idée, “que j'ai exécutée, sur-le-champ. J'ai “endossé l'habit ecclésiastique; j'en ai fait “faire autant au compagnon que vous “voyez; je me suis présenté comme Confesseur, & l'on m'a fait entrer sans “m'examiner. Je ne savois pas au juste, “si c'étoit vous que j'allois voir, ni s'il “étoit question de vous exhorter à la “mort. J'ai pensé qu'en cas que ce fût “vous, je pourrois, sous cet habit, entendre votre confession, & m'assurer, “par-là, s'il y avoit quelqu'ombre de “fondement dans les horreurs qu'on vous “imputoit. Moi, pencher à vous croire “le moindrement coupable de pareils “excès! Pardonnez, cher Cataudin, si “la jalousie m'excitoit; voyez-y, du “moins, un effet de mon amour. “Enfin j'entre, je vois mon bien-aimé; “il me développe son ame; j'y reconnois, “un homme fait pour m'inspirer la plus “vive passion, si je n'en étois pas déjà “remplie pour lui. Je l'adore plus que “jamais, & je le perds.“ A ces mots, elle retombe dans le silence & dans l'anéan: issement. Ma situation étoit déchirante. Quelle que fût ma force, elle devoit être à bout. Je voyois ma chere Adélaïde; je la pressois dans mes bras. Je l'adorois comme un être céleste, & le Ciel choisissoit ce moment douloureux, pour l'arracher à mon cœur, & pour m'entraîner à la mort. Cependant je m'efforçois, pour rendre la vie à mon Amante, d'étaler, à ses yeux, une fausse espérance. „Non, je ne périrai “point, lui disois-je; le Ciel seroit trop “cruel de choisir cette circonstance, pour “déchirer, à-la-fois, deux cœurs innocents; & toi sur-tout, ma chere Adélaïde, qui mérites sa protection & sa “pitié. J'ai des pressentiments certains; “ils ne peuvent me venir que de lui; il “va les accomplir.“ Dans ce moment on ouvre mon cachot; des Soldats entrent. „Ciel! s'écrie Adélaïde; & elle tombe évanouie. Il étoit visible qu'elle croyoit qu'on venoit me chercher, pour me conduire à la mort; & pouvois-je ne le pas croire moi-même? Je sentis, un instant, mon cœur défaillir. Je tombai, le visage sur celui de mon Amante. Je la serrai contre mon cœur; je l'embrassai tendrement, charmé de ce que son évanouissement lui épargnoit l'horreur de me voir enlever pour le supplice. Je la recommandai au Ciel, & j'eus la force de la quitter. Je me remis entre les mains des Soldats; & je sortis comme un éclair. Je courois si vîte, que les satellites ne pouvant me suivré{??}, me retinrent, & me forcerent de me régler sur leurs pas. On me fit bientôt monter dans une voiture; on ferma des glaces de bois, comme celles de nos fiacres; de sorte que je ne savois pas où j'allois. Au bout de quelque temps on me fit descendre, & entrer dans un grand édifice, que je ne connoissois pas, qui ressembloit à un Couvent. On me fit descendre plusieurs dégrés; on m'ouvrit une porte de fer; on me chargea de chaînes, & l'on m'attacha à la muraille, dans un étroit souterrein, où j'avois à peine la place d'étendre mon corps. La porte de fer est soudain refermée, & je reste plongé dans l'ombre & dans l'horreur. J'avois donc changé de cachot, pour mon malheur. Je venois de quitter celui où j'avois la douceur de pleurer avec mon Amante, pour entrer dans un plus affreux, où j'étois privé d'elle, & enchaîné dans la plus horrible solitude. On ne m'accordoit donc pas le bienfait de la mort. Mon supplice paroissoit trop doux; & l'on m'en réservoit un plus cruel. Quelle nuit affreuse je passai! Grand Dieu! J'épargne à mes lecteurs le récit de tous les tourments qui déchirerent mon cœur. Enfin j'entendis ouvrir mon cachor. Étoit-ce pour me conduire à la mort? Je le désirois. On me détacha du mur; on me conduisit, chargé de mes fers, dans une vaste salle tendue de noir, ornée d'un grand Crucifix, où siégeoient de graves Dominicains. Je vis que j'étois au pouvoir de l'Inquisition; mais quel rapport pouvoit avoir ce Tribunal avec ma désertion? On me demanda qui j'étois, d'où je venois; je satisfis à ces questions.“ De “quoi êtes-vous accusé, me dit-on?“ Je répondis que je l'ignorois. On reprit: „Quel fondement ont les bruits répandus “contre vous?“ Je répondis que je ne favois pas quels étoient ces bruits; que s'il y en avoit d'injurieux répandus contre moi, ils étoient faux, parce que je n'avois rien à me reprocher, & qu'ils n'avoient, sans doute, pour fondement, que l'ignorance, la crédulité & la méchanceté des hommes. „Quel âge avez-vous? me demandaton. -- „Bientôt dix-huit ans, “répondis-je.“ -- „Quelle preuve, reprit on, pouvez-vous donner, que vous “n'avez pas plusieurs siecles?“ Plusieurs siecles! bon Dieu! quelle risible question! Je donnai pour preuve, ma figure, le bon sens, & mon extrait de baptême, qu'on pourroit trouver parmi mes papiers. On me reconduisit dans mon cachot. Au sein de l'ombre épaisse, où je n'étois distrait par aucun objet attrayant, je réfléchis profondément sur ma situation. Je cherchai d'où pouvoient venir ces bruits dont les Inquisiteurs m'avoient parlé, & cette stupide question: „si j'avois plusieurs “siecles.“ Je me rappelai cette sorcellerie qu'on m'attribuoit, dont m'avoit parlé Adélaïde, & ce filtre que le peuple me prêtoit. Je crus entrevoir, dans ces extravagances, le mot de l'énigme, & deviner pourquoi l'Inquisition se mêloit de mon affaire. Je me rappellai, de plus, un objet sur lequel je n'avois jamais réfléchi: c'étoit une figure habillée à l'Espagnole, à-peu-près comme on représente Figaro, dans le Barbier de Séville, que j'avois rencontréeplusieurs fois, qui sembloit s'attacher sur mes pas, & m'observer d'un œil perçant & sinistre. Je crus me rappeller même que j'avois vu le même homme sous différens déguisements; c'étoit sans doute, un {??}-pion qu'avoit mis, sur mes pas, le noir Spinacuta. Ainsi l'on avoit éclairé toutes mes démarches. Je n'y avois pas fait attention dans le temps; mais ce souvenir me frappa dans l'ombre de mon cachot. Je comparus, quelques jours après, de nouveau, devant l'odieux Tribunal. On me fit les mêmes questions. Je répondis que je n'avois pas compris, la premiere fois, ce que leurs Révérences entendoient par les bruits répandus contre moi; que je m'étois rappelle enfin, ce que j'avois entendu dire, dans mon autre prison; savoir, qu'on avoit répandus dans le peuple, que je m'étois livré à l'étude de la magie, & que j'avois un prétendu filtre qui me faisoit paroître jeune, & gagner le cœur de toutes les femmes. „Vous êtes trop éclairés, ajoutai-je, mes Révérends Peres, “pour donner dans de pareilles superstitions. Vous connoissez assez la fragilité “du sexe, pour croire qu'il n'est pas besoin de moyens surnaturels, pour gagner “le cœur des femmes; &, quant à mon “âge, il vous est attesté par mon extrait “de baptême qui, prouvant dans un point “la fausseté des accusations intentées “contre moi, la prouve dans tous les “autres.“ On me demanda encore ce que j'avois fait en Italie, près du Mont-Cassin. Je vis d'où me venoit cette question, & je dis: „Mes Révérends Peres, il y a ici, contre “moi, un ennemi qui veut me perdre, “qui a éclairé tous mes pas; & qui cherche “à donner, à toutes mes actions, les plus “odieuses couleurs. Il sait que j'ai été en “Italie, près du Mont-Cassin, dans un “Château, dont plusieurs frippons s'étoient emparés, & qu'ils disoient être “au pouvoir de l'enfer, selon le préjugé “reçu que la folie humaine adopte si “aveuglément.“ -- „Vous ne croyez “donc pas, me dit le Grand Inquisiteur, “que les Démons puissent opérer rien de “surnaturel?“ -- „Je crois, sur cet article, répondis-je, comme sur tous les “autres, qui peuvent concerner la foi, je “crois, dis-je, ce que l'Église enseigne; “je suis un homme très jeune, & un “soldat; par conséquent, je suis bien “loin d'être un Docteur. C'est à vous, “instructeurs vénétables, à m'éclairer, “& à m'enseigner ce qu'une autorité légitime m'oblige de croire.“ -- „En “avant, s'écria une voix aigre.“ -- Quoi qu'il en soit, repris-je, il est très “sûr que, dans cette circonstance, les “Démons n'opéroient rien de surnaturel; “quoiqu'ils inspirassent, sans doute, les “coquins, qui se jouoient de la credulité “publique. J'ai découvert leurs mauvaises “ruses & dissipé leurs stratagêmes; mais “je n'ai pas eu besoin, pour cet effet “très naturel, de faire aucun pacte avec “l'enfer.“ Pour preuve de ce que j'avançois, je racontai, plus en détail, mon histoire, depuis cette époque, jusqu'à celle où je me trouvais. Les vénérables Juges gardoient la contenance la plus sérieuse & la plus sévere, mais un sourire, presque imperceptible, perçoit à travers leur sévérité. On me reconduisit dans mon cachot; quoique les visages de mes Juges ne parussent annoncer rien de sinistre. Je restai long-temps immobile, sur la paille. Enfin j'entendis une voix qui me cria: „Courage, Cataudin, ne te désespere pas.“ „On travaille pour moi, me dis-je “avec transport; mes Anges tutélaires, “Adélaïde & la Princesse, sont à Madrid: “puis-je craindre de périr?“ Je comparus enfin, quelques jours après, pour la derniere fois, devant le sacré Tribunal. Je crus voir, sur le visage de mes Juges, un augure favorable. „Les efforts “de la Princesse auront réussi, me dis-je “en moi-même, & sans doute, j'ai ma “grace.“ On me fit mettre à genoux sur un prie-Dieu. On me fit demander pardon à Dieu de toutes mes impiétés. Ensuite on me dit: „Le Saint-Office, tribunal d'indulgence & de miséricorde, ayant égard “à votre grande jeunesse, veut bien demander au Ciel votre pardon, & vous “faire grace du feu, que vous méritez, “pour tant de sacriléges. Remerciez, de “tout votre cœur, & le Ciel & le saint “Tribunal; & retournez en paix vers vos “premiers Juges, pour jouir du bonheur “que nous vous accordons, de mourir “doucement, en passant par les armes. “Allez, mon fils, allez & prospérez.“ A ces mots, on me fit sortir. J'étois resté muet de surprise, cherchant dans mon esprit quelle étoit donc cette grace qu'on me faisoit. Mais bientôt deux objets chéris me tirerent de ma stupeur. On me remit entre les mains de deux Dames, qui se précipiterent sur moi. Je les reconnus, quoique dans l'obscurité: c'étoit la Princesse Gémelli & mon Adélaïde sous ses habits naturels. O! ma chere Princesse, qu'elle me témoigna de joie & d'attachoment! Comme, après Adélaïde, elle étoit l'objet qui me causoit le plus d'enchantement! Ma chere Amante, de son côté, me prodiguoit ses tendres & innocentes caresses. Je nageois dans l'ivresse, entre l'amour & l'amitié. Je vis bien, à l'accueil joyeux dont m'honoroient ces Dames, à leur sérénité, qu'elles comptoient m'avoir obtenu ma grace pleine & entiere. Cela étoit-il vrai? Je n'osois leur dévoiler les raisone qui faisoient que je ne le croyois pas. Elles se flattoient de m'enlever dans leur voiture; mais on me fit monter, garrotté, dans une autre. „Ciel! s'écrierent-elles, “où le conduit-on?“ Je leur tendis, par les portieres, mes mains enchaînées; mais la rapide voiture me déroba bientôt à leur vue. Je fus reconduit dans mon premier cachot, & je vis qu'il falloit enfin se résoudre à mourir. On m'amena un véritable Confesseur, auquel je fis le détail de ma vie. Il me plaignit sincèrement, & m'administra les consolations que la Religion peut inspirer, fondées sur la perspective d'une vie éternelle & bienheureuse, dont on n'est pas pressé d'aller jouir. Le bon Pater me donna une ample absolution, & me quitta un moment, pour me laisser réfléchir sur ma situation. Alors j'adressai, du fond du cœur, mes vœux à l'Éternel. Cet Être consolateur, présent par-tout, nous reste toujours, quand l'Univers nous manque; nous le trouvons dans nos cœurs & dans la Nature entiere. Après une priere courte, mais fervente, il me sembla, tout-à-coup, que cet Être suprême descendoit dans mon ame. Je sentis une force, un courage, une élévation, & même une sérénité, que je n'avois jamais éprouvées à ce dégré. Je vis la Terre comme un point dans l'espace; les Trônes & les Empires, comme des jouets d'enfants; les Rois, les Grands & les heureux de la Terre, comme de véritables enfants condamnés au châtiment, & retenus, pour leurs folies, dans cette prétendue vie, qui est une mort. J'apperçus l'autre vie, sous le jour le plus brillant, comme un port où une superbe fête m'attendoit; fête qui devoit être éternelle. Je ne reconnus d'heureux que ceux qui mouroient, c'est-à-dire, qui se trouvoient à la fin de leurs peines; de sages, que ceux qui savoient apprécier la vie, & goûter le moment qui les en délivroit. Je jouissois donc de la perspective la plus heureuse; mais toujours l'Espérance, derriere les grands objets qui m'occupoient, me présentoit, dans le lointain, son flambeau rayonnant. Dans cette situation agréable où je me trouvois, loin de craindre la mort, je la desirois; je brûlois de sortir de cette fange de la terre. On ne me fit pas languir. Mon Confesseur vint d'abord me retrouver. Je lui rendis compte de mes dispositions; il m'embrassa avec transport, me félicita sur mon bonheur, & me dit qu'il envioit mon fort. Bientôt la garde vint me chercher. Je m'avançai d'un pas ferme & intrépide, & d'un visage serein, qui parut en imposer & plaire à la multitude. Je sortis de ma prison pour aller à la mort. Une foule innombrable étoit rassemblée. Tout le monde vouloit voir cet homme qui passoit pour un sorcier, pour un descendant de Mathusalem, âgé de plusieurs siecles, avec une figure de dix-huit ans. On se rappelloit le Capucin qu'on avoit vu, quelque temps auparavant, conduit en procession. Plusieurs s'écrioient: „C'est le même, je le reconnois,“ & ils avoient raison. L'air de courage & de sérénité qu'on remarquoit sur mon visage, inspiroit l'admiration, & faisoit tomber en extase. Tout le monde s'écrioit: „Il “est sûr de son fait, il ne mourra pas.“ L'un voyoit un Ange auprès de moi, l'autre un Diable. Cependant, tout le peuple murmuroit. „C'est une chose indigne, disoit-on, de “faire périr un homme que le Ciel protege si visiblement.“ Avant que nous fussions arrivés sur la place, des murmures on passoit aux cris; quand nous y arrivâmes, le peuple cria, de tous côtés: grace! grace! L'espérance commença à renaître chez moi. Ce grand amour de la mort, dont je me croyois pénétré, fit place à l'amour de la vie. „A moi! m'écriai-je, “à moi! mes amis.“ Soudain, les épées, les cannes, les pierres, les meubles, de toute espece, fondent sur les soldats, qui n'osent riposter; car, s'ils eussent voulu rendre coup pour coup, ils alloient répandre le carnage dans toute la Ville. Je ne m'oubliois pas dans cette circonstance; trois fois j'échappai des mains des soldats, pour me jeter dans celles du peuple; trois fois je fus repris par ces cruels soldats. Quoiqu'ils me poursuivissent avec tant d'acharnement, tous me plaignoient en secret. Plusieurs s'écrioient: „Et pourquoi “ne pas l'abandonner au peuple, qui le “demande? faut-il, pour le plaisir barbare d'ôter la vie à un homme, risquer “de mettre toute la Ville à feu & à sang?“ Ces propos, tenus d'abord par les soldats, échapperent bientôt aussi aux Officiers. Le peuple pressoit toujours; on ne lui résistoit qu'avec la plus grande peine, & il étoit visible que j'allois être délivré. Dans ce moment critique, l'odieux Colo nel éleva la voix: „Messieurs, dit-il, nous “ne demandons pas mieux que de vous “livrer le prisonnier: vous voyez que “nous vous ménageons, que nous n'avons pas voulu, jusqu'ici, tirer un coup “de fusil. En faveur de cette modération, “que nous faisons voir, permettez que “tout reste un instant suspendu de part “& d'autre. Je vais aller me jeter aux “pieds du Roi, qui, heureusement, se “trouve à Madrid, pour le moment. Je “vais être, auprès de S. M., l'interprête “de vos desirs. Vous connoissez la clémence du Roi. Je vous jure, d'ailleurs, “qu'il est dans les dispositions les plus “favorables à votre protégé: il accordera “sa grace à vos larmes. Alors, il n'y aura “ni révolte, ni sang répandu; & je m'applaudirai d'être le ministre du pardon “accordé à cet intéressant déserteur.“ Le monstre! je n'avois pu entendre tout ce qu'il avoit dit; mais je n'avois rien perdu de la fin de son discours, & je devinai le reste. Il avoit l'art de charmer la multitude par sa détestable hypocrisie. Déjà le tumulte cessoit. „Messieurs, m'écriai-je, ne l'écoutez pas. C'est mon “ennemi. C'est lui qui m'a fait condamner à la mort. Il veut vous écarter, “pour m'immoler à loisir.“ A ma voix, le peuple se ranime en ma faveur: on revient fondre sur les soldats. Alors le Colonel disparoît, avec un piquet de grenadiers, qui l'escortent. Sa retraite enhardit le peuple. Je suis saisi plusieurs fois par les rebelles propices, que je secondois; mais, malgré mes efforts, je suis toujours repris par les soldats. Enfin une troupe de grands jeunes gens, tous l'épée à la main, artive, se fait jour. „Courage, “amis! disent-ils, nous allons le sauver. “A nous, brave déserteur! jette-toi dans “les bras de tes libérateurs.“ Je m'y jette en effet. Les soldats plient & cédent devant cette fiere jeunesse. Le Colonel reparoît. „Il n'y a pas moyen de résister, “s'écrie-t-il, sans s'exposer au carnage. “Soldats, cédez le prisonnier.“ Les soldats se retirent. Les spadassins me saisissent & m'entourent, en criant: victoire. Tout le peuple répete, victoire. Tout le monde me croit sauvé; je le crois aussi. Les ferrailleurs, en possession de moi, s'avancent à grands pas, en écartant la foule, qui leur applaudit, & qui bat des mains. Peu-à-peu, ils sortent, avec moi, de la foule, que les soldats reviennent contenir. Bientôt nous formons un petit peloton isolé, qui s'avance hors de la Ville. Je regarde, avec inquiétude, autour de moi: il me semble que tous ces jeunes gens sont basannés & grands, & doivent être des grenadiers déguisés. Tout-à-coup j'apperçois l'indigne Colonel, qui vient les conduire. Alors je reconnois, avec amertume, le piége fatal où je me suis jeté. Mon ennemi a fait déguiser en bourgeois des satellites odieux, qui vont m'immoler. Nous arrivons, environ à deux lieues de Madrid, dans un Château écarté, qui paroît tout préparé pour le forfait. „Ah! scélérat, me dit l'infernal Colonel, “tu croyois nous avoir échappé!“ La fureur me donne des forces: je m'échappe des mains des satellites; je m'élance sur l'ennemi; je lui donne, dans l'estomac, un violent coup de tête, qui le jette à à la renverse, à dix pas de moi. Il tombe en vomissant un sang noir; mais j'ai le malheur de glisser, & de tomber moi-même. Des malheureux s'emparent encore de moi, malgré tous mes efforts. On releve le Colonel, on le soutient par-dessous les bras. „Amis, dit-il, d'une voix foible, “achevons promptement, ou il nous “échappera. Vîte, que six braves le fusillent. Six hommes se présentent pour me casser la tête, jurant qu'ils sont mes meilleurs amis. On les accepte. On me bande les yeux; il n'y a plus moyen de résister. Je crois entendre qu'on me dit tout bas: „Faites semblant de mourir, “vous avez des amis.“ Je n'ose me fier à cet avis, trahi comme je viens de l'être dans le moment; mais que faire? On me force de tomber à genoux. J'ai le désespoir de sentir que mon ennemi, qui est peutêtte mourant, va jouir du plaisir de me voir mourir avant lui, & d'ordonner ma mort. Je suis accablé de fatigue, & ne puis plus résister. On me tient subjugué à genoux, garrotté, les yeux bandés. Une voix douce se fait entendre dans le lointain. Je crois reconnoître celle d'Adélaïde. „Arrête, s'écrie-t-elle. “Je tressaille. Jamais je n'ai eu aussi peu d'envie de mourir. Je me trouble. J'entends l'odieux Colonel donner les ordres en joue, feu! Les fusils partent. Je tombe; l'Univers disparoît; me voilà mort. Comment ressusciter? Fin de la premiere Partie. LETTRE* Du Comte Spinacuta, à Figaro, Traduite de l'Italien. Madrid 7 Novembre 1781. Monsieur Figaro, vous êtes un coquin; mais vous ne l'êtes pas assez pour moi, ou plutôt, vous l'êtes trop; car vous êtes plus cher que tous les autres, dont je fais journeflement usage. Vous vous donnez les airs d'avoir une conscience, & vous la mettez à trop haut prix: vous avez des scrupules, & il faut les payer. Vous êtes tout fier, d'ailleurs, de ce qu'un Auteur connu vous a mis, en France, sur le Théâtre, dans une Comédie nommée le Barbier de Séville, où il vous donne beaucoup plus d'esprit, que vous n'en avez réellement. Il en prépare, dit-on, même une autre, où il compte vous faire reparoître fur la scene. Je lui souhaite tout le succès possible; mais je suis fort mécontent de vous. Me voilà délivré du détestable Cataudin; encore, je ne sais trop s'il est bien mort. Je l'ai vu fusiller de mes yeux; mais j'avois, dans ce moment, un nuage sur la vue. Le scélérat m'avoit donné, dans la poitrine, un coup de tête, dont je me sentirai long-temps, & qui finira, peut-être, par me conduire au tombeau. Voyez le beau gain que j'ai fait là. Il m'en a coûté plus de quarante mille francs pour perdre ce malheureux; pour mettre des espions à ses trousses; & vous sur-tout, vous m'avez pris, selon la façon de parler vulgaire, pour votre vache à lait. Vous avez abusé du rôle d'Argus, que je vous imposois, pour me faire payer vos voyages, vos plaisirs, & toutes vos fantaisies; & vous avez décoré vos caprices du beau nom de scrupules, qu'il a fallu endormir à force d'or. Quoi qu'il en soit, me voilà pourtant, venu à bout de mon entreprise; mais, encore un coup, je n'en suis pas très sûr. On ne sait ce qu'est devenu le corps de ma victime. Me l'a-t-on soustraite morte, ou vivante? Le sot peuple croit que l'illustre Cataudin a été enlevé au Ciel. On renouvelle, à son occasion, une scene pareille à celle que joua autrefois le peuple de Toulouse, en honorant, à grand bruit, comme un martyr, un malheureux, qui s'étoit donné la mort. Aujourdh'ui, la foule imbécille canonise, à Madrid, le misérable à qui j'ai fait casser la tête. Mais, si des scélérats l'avoient dérobé à ma vengeance! Après tant de peines & de dépenses, s'il falloit recommencer! J'en frémis. Je ne voudrois pas de vous pour agent, vous êtes trop cher. D'ailleurs, vous êtes, à présent, tout entier à votre patron, le Comte Almaviva, ce qui feroit que vous voudriez vous mettre à plus haut prix. Mandez moi, au juste, le résultat de la consultation que je vous ai chargé de faire à Paris, touchant ma santé, qui est dans l'état le plus détestable. Bourreau que vous êtes! vous vous mêlez un peu de Médecine, vous serez à même de jargonner avec les assassins vos confreres, & de leur présentet, avec toutes ses circonstances, l'état de délabrement où je suis. Tâchez de faire parvenir, à la Princesse Gémelli, la lettre ci-jointe. Je la crois en Espagne, avec une jeune fille, qui étoit la maîtresse de l'infâme déserteur. Il faut que j'en fasse la mienne. Il est bien juste que je sois l'héritier de ce malheureux, pour tant d'argent qu'il me coûte. Je dois faire mon passe-temps de sa grisette, & la Princesse aura l'honneur d'être mon épouse. Allez les voir toutes les deux, & m'applanir les voies.... O si l'odieux Cataudin m'étoit échappé!.. Adieu; je vous hais presque autant que lui, &c. Lettre du Comte Spinacuta à la Princesse Gémelli, ( incluse dans la précédente, traduite de l'Italien ).* O la premiere de toutes les femmes! comment avoir le front de vous écrire? moi, sur-tout, qui eus toujours le malheur de vous être odieux? Et dans quelle circonstance encore? Ah! mon cœur se fend. Pourquoi ne l'ai-je pas connu plutôt, ce rival adorable? J'ai, du moins, eu la douceur de voir qu'il est mort mon ami. Il sait tous les efforts que j'ai faits pour le sauver. Il me rend justice du haut des Cieux. C'est lui qui m'a ordonné, en mourant, d'aller voir sa chere Princesse. „Allez “la trouver, m'a-t-il dit, mon tendre “ami; allez lui prouver votre innocence, “relativement à mon malheur: allez la “consoler, en pleurant avec elle, en me “remplaçant auprès d'elle. Dites-lui que “mon plus ardent souhait est de vous “voir unis ensemble; que je le lui recommande en mourant.“ Je ne puis vous en dire davantage, ma Princesse. Permettez-moi d'aller à vos pieds, vous consoler, vous attendrir, obtenir mon pardon & votre main, ou bien mourir de regret, &c. Réponse de Figaro, au Comte Spinacuta, Traduite de l'Espagnol. Madrid, 25 Décembre 1781. Monsieur le Comte, Vous êtes mécontent de moi, j'en suis mécontent moi-même. J'ai joué, pour votre service, le rôle d'espion. Ce rôle est humiliant, & je rougis qu'on puisse me reprocher de l'avoir rempli. Je ne croyois pas être si coupable que je le suis en effet. L'impérieuse loi du besoin m'a d'abord déterminé. J'étois brouillé avec le Comte Almaviva, qui s'étoit détaché de moi, parcequ'il cherchoit à s'attacher, plus que je ne voulois, à la gentille Suzette, mon Amante, qui doit, bientôt, être ma femme. Il ne se soucioit pas d'avoit, auprès de lui, son rival préféré. Je desirois qu'un autre Seigneur voulût bien remplir, à mon égard, la place du Comte. Je vous rencontrai, dans cette circonstance. Je souhaitois vous avoir pour bienfaiteur; mais vous me proposâtes d'être votre espion. Je fus justement piqué de la proposition; &, suivant un mauvais raisonnement, je voulus vous en punir par la bourse; & tirer de vos vices, ce que j'aurois eu plus de plaisir à tenir de vos vertus. „Les méchants, me disois-je, “vivent aux dépens de la générosité des “bons; il faut que les bons vivent aussi, “en mettant à contribution les passions “des méchants.“ J'eus la bassesse d'accepter la commission que vous me donnâtes; & je ne pus me dispenser de la remplir quelquefois. Je fus ignominieusement attaché sur les pas d'un infortuné que vous persécutiez. Je vous donnai quelquefois des lumieres sur les démarches & la situation du jeune Chevalier de Rosamene. Si ces détestables lumieres ont contribué à le conduire à la mort, je me reprocherai, toute ma vie, d'avoir trempé dans cet odieux complot; d'autant plus que, depuis l'exercice de cet indigne espionnage, j'ai appris que c'étoit un fort aimable jeune homme, qui méritoit un meilleur sort. N'eût-il que sa figure!... Il plaît tant aux Dames!... Je le croyois, dans ce temps-là, un malheureux, digne de la corde, comme vous me l'aviez dit; j'en avois moins de scrupule à procéder contre lui; mais ce que j'ai appris, depuis, l'a beaucoup élevé, &, par conséquent, m'a beaucoup abaissé à mes yeux; de sorte que mes regrets seront éternels. Vous avez des soupçons qu'il n'est pas mort. Puissent-ils se vérifier! Si j'étois aussi riche que vous, je donnerois bien autant pour le sauver, que vous pour le perdre. Je ferai, à ce sujet, toutes les recherches qui dépendront de moi, afin de contenter mon cœur; & ces recherches, je ne vous les ferai point payer. J'ai trop cruellement plaisanté & joué, pour ainsi dire, avec cette affaire. J'ai voulu, par gentillesse, rançonner votre haine. J'ai voulu que vous payassiez mes plaisirs & toutes mes fantaisies. J'ai en effet entretenu, à vos dépens, une fort jolie maîtresse, que j'avois à Madrid; & que je fréquentois, selon ce que je vous disois, sous prétexte qu'elle pouvoit m'éclairer beaucoup sur le sort du Chevalier, & nous procurer les moyens de nous défaire promptement de lui, en sollicitant, pour le perdre, un ordre de la Cour. Il n'en étoit rien. Quand nous nous trouvions ensemble, nous ne songions qu'à nous divertir; nous ne pensions point au pauvre Chevalier: nous pouvions, tout au plus, rire ensemble de la dupe, qui payoit nos plaisirs; car, avec toute votre finesse, Monsieur le Comte, vous n'avez que des armes offensives, & point de défensives. Vous savez en imposer à qui vous voulez; mais vous vous abandonnez au plus mince escroc à qui il vient en tête de vous tromper. Sans doute vous croyez que cela ne peut entrer dans l'idée de personne. J'ai connu, sauf votre respect, plusieurs frippons de ce genre. Il est vrai que, si ma maîtresse avoit voulu, elle eût pu vraiment nuire au Chevalier; car elle a beaucoup de connoissances puissantes, auxqu-elles elle me préféroit; & les gens, comme vous savez, sont toujours fort aisément disposés à faire le mal, pour obliger ceux qui les en sollicitent. J'avois envie de faire un tour à Paris, pour voir cette capitale des Arts, & la piece qu'on avoit faite sur moi. Il a fallu que vous payassiez mon voyage, & tous les plaisirs que je me proposois de m'y procurer. J'ai supposé que votre persécuté s'y étoit réfugié. Vous n'avez pas manqué de me faire partir, le jour même, sur ses prétendues traces. J'avoue que je vous ai un peu coûté dans la capitale de la France; mais il y a tant de plaisirs à goûter dans ce pays! &, d'ailleurs, j'ai bien employé mon temps & votre argent. J'ai vu jouer le Barbier de Séville, qui m'a doublement amusé. L'Auteur m'y donne, en effet, de l'esprit; mais où a-t-il pêché qu'un homme qui a tous les talens dont il me gentifie, peut jouer le rôle d'un misérable Barbier. Il est vrai qu'il met la scene en Espagne, & que nous avons de pauvres Lettrés qui portent le nom de Secrétaire-valet, ( Segretario criado ). Quoi qu'il en soit, la piece a beaucoup de succès; mais il en a fait une suite qui en aura, sûrement, bien davantage: elle est intitulée, la Folle Journée, ou, le Mariage de Figaro. On réussit ordinairement quand on donne des folies à ce bon peuple de Paris. Il se trouve, sur-tout, dans la piece, des hardiesses que l'Auteur sera fort applaudi d'avoir osé mettre sur la scene, & d'avoir eu le secret de faire passer; car tout autre n'auroit pas eu assez de constance ni d'intrigue, pour cela. Il s'y trouve aussi des beautés réelles. Lepere de Cataudin, dont j'ai lu les Mémoires, qu'il veut donner à l'impression, sera charmé de voir de l'analogie entre cette piece piquante & son Ouvrage. J'y ai une marque gravée sur le bras, comme il en avoit une lui-même. Il y a, dans la Comédie, un petit page nommé Chérubin, qui est aimé de toutes les femmes, & qui intéressera beaucoup: il fait le même personnage que le jeune Grégoire Merveil jouoit de si bon cœur, auprès de toutes les beautés qu'il rencontroit. On fera remplir ce rôle par une femme déguisée en homme, ce qui le rendra encore plus agréable. Il est flatteur de se trouver l'ombre d'une conformité fortuite avec un Auteur qui a autant d'esprit que celui-ci. J'espere donc que cette Comédie aura le plus grand succès, si elle peut être jouée. Je ne serois pas même surpris que ce succès engageât l'Auteur à me produire une troisieme fois sur la scene, sous le titre de Figaro à la Cour. On a vu, ci devant, Esope ainsi présenté dans toutes les situations. Dernierement, Janot a eu presque le même honneur; mais il n'a paru que sur les théâtres subalternes, au lieu que moi, je brillerai sur tous les théâtres. D'abord, je serai admiré sur la scene Françoise; ensuite, les spectacles forains, qu'on nomme les tretaux des Parodistes, s'honoreront de me présenter aussi aux regards du Public; & sans doute, ils le feront aussi avec succès; car enfin, les gens d'esprit commencent à travailler pour eux, comme pour leurs supérieurs. Alors mon nom deviendra, probablement, à la mode chez ce peuple charmant. Les femmes porteront des chapeaux à la Figaro ; & seront, en quelque sorte, coëffées de moi. Je ne fais cette prophétie que parce que je connois la piece. L'Auteur a daigné me la lire. Je l'ai reconnu pour l'avoir vu en Espagne, il y a quelques années. Il y fit un voyage dont j'ai lu, avec plaisir, la relation, dans ses bruyans Mémoires, qui eurent tant de vogue, & commencerent sa réputation si éclatante. Il m'a fait jaser pour me copier d'après nature, & pour allumer le flambeau de son génie à l'humble lampe de mon esprit. J'ai consulté, touchant la maladie que vous avez gagnée avec cette fille que vous courtisiez, parceque vous espériez que, par son crédit, vous pourriez perdre votre persécuté. J'ai raconté tous les accidents qui vous sont survenus pendant le traitement; les coups d'épées, & d'autres moins honorables, que vous avez reçus, & qui ont formé des dépôts de sang; &, sur-tout, le coup de tête, qui a fait que l'humeur s'est amassée sur la poitrine. On m'assure unanimement que votre maladie est incurable. Selon les Docteurs, vous devez traîner, quelques années, votre carcasse ambulante; ils se servent même d'un mot qui vous répugneroit davantagne; & vous finirez par tomber en putréfaction. Il faut donc que vous ayez soin de vous ambrer copieusement. J'ai eu l'adresse de lire la lettre que vous écrivez à la Princesse Gémelli. Vous lui ferez un rare présent, en la gratifiant de votre personne. J'ai vu plusieurs Médecins à votre sujet. Il y en a un qui commence à se faire connoître à Paris: il est Allemand, &, selon les frondeurs, il mériteroit d'être né Gascon. Il se vante de guérir par le simple attouchement. On le voit, chez le beau sexe, promener ses mains fortunées, bien récompensées de la guérison qu'elles sont censées procurer. Je ne puis encore vous décrire toutes ces belles cures en détail, ni vous présenter ses malades autour de son tonneau magique. Notre homme n'est encore qu'à son aurore. Il est question d'une vertu magnétique renfermée en lui. Ses attouchements causent, dit-on, des tranchées que suivent, sans doute, des évacuations qui guérissent des obstructions. Il est certain qu'il a un agent secret; & je ne nie pas tout le bien qu'il peut faire; mais, selon les railleurs, son grand magnétisme consiste, sur-tout, à savoir attirer l'argent du public. Il pourra en gagner beaucoup; il est fait pour prendre dans ce pays-ci, où l'on réussit toujours, quand on parle à l'imagination; & l'on doit amasser des trésors, quand on peut persuader aux gens, d'abord, qu'ils sont malades, ensuite, qu'on les guérit. J'entrevois les commencements d'une découverte singuliere, qui va faire époque. Les hommes, qui se voient maîtres de la terre & de la mer, veulent aussi régner dans l'air & s'y élever. Il y a quelqu'un qui s'étudie à construire un vaisseau volant. Il ne réussira probablement pas; mais il fera peut-être penser à des expédiens plus heureux. J'entends parler sourdement de remplir, de fumée ou d'air inflammable, des ballons ou enveloppes de toile ou de taffetas gommé. Ce fluide étant plus léger que l'air atmosphérique, doit s'élever & emporter, avec lui, le ballon. Je connois quelqu'un qui a imaginé qu'un globe abfolument vuide, pourroit être encore plus léger, que sa parfaite rondeur lui procurant l'avantage de résister de tous côtés, l'empêcheroit d'être écrasé, quand il seroit vuide, par la pression de l'air extérieur. Avec un piston, à mesure qu'on pomperoit l'air, on verroit la machine s'élever; à mesure qu'on le rendroit, on la verroit descendre. On n'a que des calculs contre cette expérience. L'homme qui l'a imaginée n'aurà{??} pas le crédit de la faire annoncer dans les Journaux*; d'ailleurs, elle est trop simple pour qu'on s'empresse de la tenter. Voilà encore une idée du même Auteur. Qui sait si l'air, simplement raréfié par la chaleur, ne pourroit pas suffire pour enlever un ballon; & si une simple lampe, attachée à ce ballon, ne pourroit pas entretenir la raréfaction de l'air? Quoi qu'il en soit, je vois qu'on va lancer, dans l'air, des globes, d'abord seuls; ensuite avec des animaux, qu'on y attachera; enfin des hommes oseront y monter; d'abord ils se feront retenir avec des cordes; mais bien-tôt ils s'engageront dans les airs à ballon perdu. La foule sera enthousiasmée d'une si brillante expérience, & cependant ces globes aérostatiques ne seront, d'abord, que de magnifiques joujoux, que des cerfs-volants à l'usage des hommes. On fera, sur cette découverte, les plus vastes projets. On verra, en imagination, des flottes aériennes rendre la Nation Reine de l'air, comme les Anglois se sont vantés d'être les Rois de la mer. Mais pour tirer parti de ce beau secret, il faut trouver la direction, qui est beaucoup plus difficile que l'ascension, quoiqu'elle ne soit pas, sans doute, impossible. Je le répete enfin, cette belle découverte fera justement époque. Vous sentez que tout se fera, pendant quelque temps, à la globe; & que la tête des femmes sera enlevée dans l'air, comme l'imagination des hommes. On célébroit, quand j'étois à Paris, des réjouissances pour la naissance du Dauphin. Voilà un sujet digne de faire sensation. La France va avoir les yeux fixés sur le berceau du jeune Prince; les moindres choses qui le concerneront feront effet. Par exemple, on berce déjà l'Enfant Royal avec une chanson composée sur le fameux Marlborough qui, après avoir étudié chez les François l'art de la guerre, apprit trop à les vaincre. Ce joli peuple, selon son usage, répondit à ses victoires par des chansons. Je ne serois pas surpris que celle dont on berce le Prince nouveau né, ne ressuscitât Marlborough, & ne fît donner son nom à toutes les modes du moment; mais la paix, qui va se faire, doit priver le public d'un grand sujet de conversation; il faut fournir de la pâture aux caquets des désœuvrés. Le fameux Marlborough, & sa chanson, pourront donc être, d'abord, sur les rangs; mais bientôt on s'occupera d'objets plus relevés. En premier lieu, les globes volants auront l'honneur de fournir aux entretiens & aux modes; ensuite, les Médecins aux attouchements feront parler d'eux; enfin l'heureux Figaro partagera, avec les uns & les autres, l'attention publique. Permettez-moi de ne pas pousser plus loin mes prophéties, & de vous dire quelque chose qui doit vous faire plus d'impression. J'ai vu le Marquis d'Erbeuil, pere du jeune Chevalier que vous avez fait périr; il est de retour à Paris, de ses longs voyages. Il est, ainsi que son fils, un des plus beaux hommes que j'aie vus; mais il paroît aussi l'un des plus braves. Je vous le dis à l'oreille, Monsieur le Comte, il est furieux contre vous; & vous avouerez que ce n'est pas sans sujet. Tous ceux qui vous connoissent vous ont accusé, auprès de lui, d'être l'auteur des malheurs de son fils, qu'on soutient, pourtant, n'être pas mort. Il veut vous poursuivre jusqu'aux enfers. Il pourra bien vous rendre le service d'abréger les années de langueur, pendant lesquelles vous devez traîner péniblement votre insupportable individu. Heureusement, il ne m'a pas soupçonné du rôle indigne que j'ai un peu joué contre son fils; car, sans doute, Figaro ne pourroit plus, à présent, avoir l'honneur de vous écrire. A mon retour à Madrid, j'ai très facilement découvert le logement de la Princesse Gémelli: je m'y suis rendu. L'exécution du jeune Chevalier étoit récente. J'ai trouvé la Princesse dans son lit. Toute sa maison portoit les marques de la plus profonde douleur. Le portrait du Chevalier de Rosamene, suspendu devant cette Dame, représentoit ce brave jeune homme décoré des honneurs de l'apothéose. J'étois honteux de venir de votre part; je ne l'ai avoué qu'en tremblant. J'ai vu, soudain, les domestiques fondre sur moi, pour me jeter par la fenêtre. Une Demoiselle d'une figure angélique, Amante du Chevalier, les a contenus; mais l'horreur d'entendre prononcer votre nom a causé à la Princesse une crise, qui pourra bien lui être utile, en la soulageant des humeurs qui la tourmentoient. J'ai présenté humblement votre lettre: on m'a indiqué, d'un coup d'œil, de la jetter au feu. Je lui réserve une fin plus secrete. La Demoiselle nommée Adélaïde étoit, aussi, malade de chagrin. Ces deux personnes paroissent adorer la mémoire du Chevalier: je ne sais pas cependant si elles ne le croient pas vivant; car, avec tant d'amour qu'elles paroissent en avoir, elles devroient être aux portes de la mort, à force de douleur. J'ai vu des Grenadiers venir leur parler; ... mais je ne veux pas pousser plus loin mes confidences, de peur de vous donner des lumieres, qui seroient funestes au Chevalier, s'il respiroit encore. En attendant qu'il se découvre, j'ai assisté à ses funérailles, ou plutôt à sa canonisation, faite à grand bruit, par le peuple. Oh! quelle fête! Quel enthousiasme! J'ai acheté l'image du saint de nouvelle date; & je l'ai révérée aussi dévotement que le reste du peuple. O! si l'on avoit su que j'avois été l'un des ministres de la persécution! Je sais comme vous avez été traité par la foule; je sais qu'on vous a traîné dans les boues. Comment avez-vous pu échapper à une populace furieuse? Je me hâte de finir. Monsieur le Comte, vous êtes malade, je me porte bien. J'ai gagné, à votre service, quelqu'argent, qui m'a procuré l'avantage d'obtenir mon Amante. Vous n'obtiendrez sûrement pas la vôtre. Vous n'aurez ni la Princesse Gémelli pour{??} votre{??} épouse, ni la belle Adélaïde pour votre{??} ma{??}îtresse. Je suis rentré avec le Comte Almaviva, qui ne me laissera mon{??} de r{??}; & si vous avez besoin de {??} ne suis pas votre, &c. Figaro. Réplique du Comte Spinacuta, à Figaro, traduite de l'Italien. Scélérat, tu me braves. Voilà la récompense de mes bienfaits. Si je n'étois pas très pressé de partir, je te paierois de ta noire gentillesse. Je suis nommé Gouverneur d'une des plus riches possessions de l'Espagne, dans le Nouveau-Monde. Le Roi m'honore de sa confiance, tandis qu'un Figaro ose me traiter comme il mérite de l'être lui-même. Je ne te nomme pas le lieu où je vais être le dépositaire du Sceptre des Rois. Vagabond que tu es, tu pourras y tomber entre mes mains. Alors, sois sûr que je ferai voir à tout l'Univers combien je suis juste, en te faisant pendre sans miséricorde. C'est le sort qui t'attend & qui doit s'accomplir, C'est l'espoir qui me reste, & je cours le remplir. Fin du Tome premier. LIVRE PREMIER. JE me laissai porter dans le vaisseau sans dire un mot, sans faire le moindre mouvement. J'étois immobile, j'étois mort. Je quittois ma patrie, la terre qui m'avoit nourri, le ciel qui m'avoit vu naître; enfin, je perdois ma Julie: pouvoit-il rester de la vie au fond de mon cœur? Abymé dans l'anéantissement, je n'avois pas la force de me désespérer. On me placa fur le tillac, dans un endroit où je n'incommodois personne. Je n'eus que la force de me tourner du côté de la terre, sur laquelle je ne cessai de fixer les yeux, inanimé d'ailleurs. cessai. Toutes mes facultés étant suspendues, la mer, sur laquelle je me trouvois pour la premiere fois, ne fit aucun effet sur moi. Je ne bus ni ne mangeai; je ne donnai aucun signe de vie tant que la terre fut visible. Elle disparut enfin. Alors je crus de nouveau perdre ma Julie. Je poussai un soupir, mon cœur défaillit. On me porta dans un endroit sombre, sur un chalit. J'y restai vingt-quatre heures, le visage enfoncé dans l'oreiller, versant un torrent de larmes, sans remuer. Enfin la nature me sollicita de manger, je la satisfis. Tous les jours je passois la journée entiere au fond de ce gîte obscur, dans la même immobilité. Le soir je montois sur le tillac; je soupirois en plein air; je regardois la lune, je méditois en silence dans le calme de la nuit. Nous avancâmes de cette maniere, sans que je m'en appercusse, jusqu'à la mer Atlantique. Nous côtoyâmes l'Afrique: nous descendîmes au Sénégal, à la Côte-d'or, à la triste Côte des esclaves. Nous débarquâmes dans tous ces endroits; je vis des sauvages, des negres, de hideuses créatures, à peine offrant la figure humaine. Y avoit-il là de quoi me dédommager de la perte de Julie? De là nous devions aller au Brésil; mais un vent très-violent nous poussa vers le sud-ouest. Nous passâmes malgré nous la ligne, , au bout de quelques jours, le tropique du capricorne; nous sentions que, si cela duroit, nous devions aller échouer vers les terres Australes. Perdus dans ces mers, nous y fûmes bientôt enchaînés par un calme, image de la mort, nous nous vîmes long-temps menacés de périr d'inanition. Mon amour pour la vie se réveilla, quand je n'eus plus de quoi manger. Il me fâchoit très-fort de mourir autrement que d'amour. Mais un zéphyr qui commença bientôt à souffler, nous amena promptement un corsaire, qui s'empara de nous; ce que nous prîmes pour une bonne fortune. Nous ne fîmes aucune résistance, trop heureux d'être pris pour avoir du pain. Ces coquins se presserent cependant moins de nous donner des vivres, que des coups. Nous étions étendus sur le tillac, chargés de fers, très-légers du côté de la nourriture. Ils délibérerent froidement devant nous s'ils nous jetteroient dans la mer, ou s'ils nous laisseroient vivre. Il fut décidé qu'on ne perdroit pas de bons aliments pour rassasier une canaille affamée. On nous dépouilla scrupuleusement; je vis jeter dans la mer, l'un après l'autre, tous mes compagnons, à qui l'on daignoit auparavant lier les mains. Mon tour arrive: l'on vient à moi pour me faire la même cérémonie. On m'ôte mes fers, à dessein de me lier avec une vieille corde. Dès que j'eus les mains libres, je donnai deux terribles coups de poings à mes bourreaux, je m'élançai dans la mer. Ils firent de grands éclats de rire, me tirerent quelques coups de fufil, que j'esquivai en plongeant. Mes compagnons, garrottés, se débattoient tant qu'ils pouvoient, quelques-uns se soutenoient sur l'eau; les corsaires s'amusoient cruellement de nos efforts, rioient sur-tout beaucoup quand ils en voyoient quelques-uns avalés par des requins. Tous disparurent bientôt. Pour moi, j'avois les bras libres, je nageois en pleine eau. Les brigands se divertirent quelque temps de ma peine; enfin je disparus à leurs yeux, ils disparurent aux miens. Tout en nageant, je disois en moi-même: „me voilà perdu, au milieu d'une “mer sans bornes; rien dans l'estomac, “rien sur le corps, sans forces pour me “soutenir, ayant perdu jusqu'à l'espéran“ce, sur-tout ayant perdu ma Julie. D'où “vient cependant que je me débats contre “la mort? pourquoi ne me laissé-je pas “aller doucement dans son sein qui m'est “ouvert? “ Ces raisonnements ne m'empêchoient pas de nager. Pour comble de maux, la mer étoit grosse; je montois avec les vagues, je descendois avec elles, j'étois prêt à croiser enfin les bras, pour ne pas tant me fatiguer à fuir un trépas inévitable. Tout-à-coup, du haut d'une vague, je crois appercevoir quelque chose de bleuâtre au bord de l'horizon. „Est-ce un nuage? “est-ce la terre, me dis-je? Et je retombe dans un fond, je remonte sur un flot, mais sans me retrouver de long-temps assez haut pour voir de nouveau l'objet bleuâtre. Enfin je le revois, j'en perds la vue sur le champ: l'espoir renaît, je retrouve mes bras je nage avec ardeur vers la terre que j'ai cru découvrir; mais elle paroissoit à une prodigieuse distance. Comment y aborder? j'étois déja épuisé; je descendois malgré moi vers le fond. Bientôt je sens le sol sous mes pieds; c'étoit une roche à fleur d'eau, sur laquelle je tombois; j'en gagne le sommet, qui s'élevoit au-dessus de la mer; je m'y repose; de là j'apperçois distinctement la terre à peu de distance, je tressaille de joie. Quelques coquillages que je saisis à la pointe de la roche, me restaurent légérement. Enfin la mer se calme. Je reprends un peu de forces, je me remets à nager: je vais en haut, je vais en bas; j'avance, je recule; je me débats contre les flots, qui se jouent long-temps de mon foible individu; enfin je suis jeté sur la rive. Cette rive étoit nue: j'étois nu; j'apperçus, dans une espece de bourbier plein d'eau salée, ma triste nudité. Il n'y avoit pas la moindre production terrestre ni marine sur le bord de la mer, je ne découvris pas un filet d'eau douce pour me désaltérer. Je pouvois me vanter d'être l'homme le plus rigoureusement pauvre de l'univers; je ne jouissois exactement que de l'air de la lumiere. La nuit vint bientôt m'enlever ce dernier trésor; mais tandis qu'elle approchoit, il tomba une pluie assez abondante; je la laissai tomber; je la reçus à nu sur ma peau; je ne craignois pas la pluie. J'eus soin de faire un petit creux dans le sable, où l'eau vint s'amasser; , pendant qu'il pleuvoit, je profitai de la foible lueur qui restoit, pour tâcher de déterrer quelques coquillages sur le bord de l'eau. J'en trouvai enfin quelques-uns; je les ouvris comme je pus; je les dévorai. Je revins ensuite à mon petit creux, que j'avois bien remarqué pour ne pas le perdre; il s'y trouvoit un peu d'eau douce; j'en humai le plus qu'il me fut possible, je me sentis l'estomac lesté vaillequevaille. Il falloit chercher à me nicher pour passer la nuit; car il faisoit froid, j'étois dans le cas de ne rien perdre des moindres impressions de l'air. Je tremblois comme le feuillage le plus mobile. Je m'éloignai du rivage, sans rencontrer un seul arbre. Enfin, j'en vis un à demidépouillé, par un effet de l'automne qui régnoit dans cette isle. J'observai sur la terre une partie de sa chevelure tombée dispersée: je ramassai les feuilles en un monceau, je m'y enterrai comme je pus, implorant le ciel de tout mon cœur, afin qu'il détournât loin de moi les pas des bêtes féroces, qui se promenent ordinairement la nuit dans les déserts. L'obscurité ne fut jamais plus épaisse; je n'appercevois exactement aucun objet dans la nature. Je me couvris le mieux que je pus de mes broussailles mouillées. Partie avec leur secours, partie avec celui de mon haleine, je vins à bout de me réchauffer un peu, je m'endormis. On n'exigera pas que je rende compte exactement de ce qui se passa pendant mon sommeil. Il me sembla que j'entendois des hurlements de bêtes fauves, que je sentois de temps en temps passer sur moi je ne sais quoi de pesant, qui pouvoit être quelque tigre ou quelque lion; au moins je me représentois ces terribles objets dans des songes pénibles. Mais je cessai bientôt de rêver, je dormis enfin comme on n'a jamais dormi au sermon du capucin le plus bénigne. J'ignore combien dura mon sommeil; je sais que le froid m'éveilla. Je me sentois transi, quoique j'eusse un poids considérable sur le corps. Il avoit neigé, sans doute, la plus grande partie de la nuit, l'on voit sous quel fardeau j'étois enterré. Je m'en débarrassai péniblement. Je regardai tout autour de moi, je ne vis que de la neige: c'étoit au moins de quoi me sauver des tourments de la soif. Je m'éloignai de la mer, j'apperçus bien-tôt des arbres dans le lointain; j'y courus, je vis un bois fort touffu, où j'ens de la peine à percer, tant les branches les rejetons, étroitement entrelacés, formoient un obstacle impénétrable. Il y avoit là heureusement de la sécheresse. Je trouvai par terre beaucoup de broussailles; je ramassai deux morceaux de bois pourri: à force de les frotter l'un contre l'autre, comme j'avois oui dire que faisoient les Indiens, je vins à bout d'en tirer des étincelles. Je rassemblai du bois sec des feuillages arides, que j'allumai aisément; mais j'eus soin de me poster hors de la forêt, pour n'y pas mettre le feu Je me chauffai tant que je pus; mais, quand on est nu, il est bien difficile d'avoir exactement chaud, pendant une saison froide. Je fis cuire certains fruits, moitié secs, moitié pourris, que je trouvai par terre, que je ne connoissois pas, dans l'idée que le feu leur ôteroit toute mauvaise qualité, s'ils en avoient quelqu'une. Je fis même rôtir du grain qui me parut à peu près semblable à du bled, ce qui le rendit crouftillant mangealle. Je me procurai de cette maniere un repas, qui, assaisonné par ma faim, me pann dellcieux. Une espece de palmier, dont j'eus bien de la peine à ouvrir l'écorce, me fournit une liqueur assez agréable, que je humai le mieux qu'il me fut possible. Etant bien restauré du côté de la nourriture, il s'agissoit de me couvrir; mais de quoi? J'appercus une espece de laine attachée à des buissons, ce qui m'annonca que je pourrois par la suite, rencontrer les bêtes qui y laissoient ainsi leur toison. Je ramassai tout ce que j'en trouvai, n'en ayant pas assez pour m'habiller, j'y joignis des feuilles; je collai tout cela ensemble, avec de la gomme que les arbrer me fournissoient abondamment. J'en composai une espece de seutre, que je soulai le mieux qu'il me fur possible avec de gros cailloux. J'ajustai, non sans peine, autour de mon corps cette plaisante étoffe; bientôt je marchai le plus qu'il me fut possible, pour reconnoître le pays, m'éloignant peu du rivage. Je tuai dans ma course, à coups de pierre, un petit animal assez semblable à un lievre. Le soir, ayant fait du feu, j'attachai ma viande, pour la cuire, aux filaments d'une plante qui me servit de ficelle, qui me mit dans le cas de faire tourner mon rôti devant le seu. Je le mangeai de bon appétit; je bus du vin de palmier de l'eau de pluie. J'arrangeai ensuite sur un arbre, un lit de branchages, de feuillages d'herbages, où je dormis en sûreté, sans crainte de tomber, ni d'être dévoré par les bêtes féroces. Le lendemain, je pêtris comme je pus deux vases de terre très-informes, que je fis cuire. Je remplis l'un d'eau l'autre de vin de palmier. Ce travail, avec quelques heures de course de chasse, les soins de ma cuisine, remplit ma journée. Les jours suivants je recommencai la même vie, avançant toujours, couvert de mon feutre, chargé de mes deux pots de terre. Je trouvai enfin un petit grès fort dur, oblong, aminci d'un côté, représentant grossiérement la lame d'un couteau. Cela me fit naître une idée heureuse. Je réfléchis qu'étant obligé de casser de déchirer tout, faute d'instrument tranchant, je ne pouvois absolument me passer de ce meuble. Je pris mon grès; j'allai sur le bord d'un ruisseau, où je l'aiguisai le mieux que je pus sur d'autres grès; je parvins à lui donner un tranchant assez aigu. J'en fis usage sur le champ, pour tailler avec effort un morceau de bois, où je l'incrustai l'emmanchai, je me fis ainsi un couteau de pierre, qui me fut d'une très-grande utilité.Je fis aisément de la ficelle avec des herbages que je tordis, j'en composai un filet, avec lequel j'attrapois, quand je voulois, du poisson, que je faisois cuire dans l'eau salée le vin de palmier, le tout dans mes vases de terre. Je taillois de petites baguettes, j'attachois au bout les arrêtes les plus aiguës des poissons, j'en faisois ainsi des fleches. Je n'eus pas de peine à me former un arc, j'abattis aisément du gibier: de sorte qu'en peu de jours je parvins à me procurer une nourriture assez abondante en gras en maigre, avec du fruit pour dessert. Me voilà déja avec un habit, un arc, des fleches, un filet, des vases, un couteau. Je poursuivois toujours mon voyage dans les terres; mais il falloit traîner avec moi tout cet attirail; ce qui n'étoit pas aisé. De plus, j'étois oblige de m'arrêter chaque jour pour faire du feu, chercher mon manger, l'apprêter, satisfaire à tous les besoins de la vie. Je ne tardai pas à me fabriquer des haches, toujours avec des pierres aiguisées. Je tuai des animaux d'un assez gros volume, que j'écorchai. Je me fis des habits de leurs peaux, après les avoir préparées, le mieux qu'il me fut possible, avec une espece d'huile que je tirai d'un certain fruit huileux, en le pilant: de cette maniere, je rendis ces peaux souples, moins promptes à se sécher. Je me trouvai ainsi beaucoup mieux vêtu qu'auparavant. Notez que, pour coudre ces habits, je fis aisément du fil, tel quel, avec des filaments de plantes; une petite arrête de poisson, que je perçai à la tête, me servit d'aiguille. Je jouois ainsi le petit Robinson; le le lecteur va craindre peut-être de se trouver enfermé vingt-huit ans avec moi dans une isle, à l'instar de ce fameux voyageur Anglois: mais qu'on se rassure; je ne restai pas si long-temps dans ma retraite; j'y fus actif, je ne m'appesantirai pas sur une fituation qui, dans l'original, est fort intéressante, mais dont la copie ne peut se sauver que par une marche plus rapide plus expéditive. Il y avoit déja long-temps que j'appercevois des montagnes qui me paroissoient fort hautes; j'y arrivai bientot; je grimpai au sommet avec la légéreté d'un chevreuil. J'appercus une perspective immense, mais que la mer terminoit de tous côtés; d'où je conclus, avec une secrete rage, que j'étois dans une isle; je me dis alors: „Me voilà donc enfermé dans cet “affreux désert; plus d'espoir de revoir “ma Julie.“ A cette idée je frappai la terre de mes pieds indignés, je tombai sur l'herbe. Je restois immobile, étendu sur la terre, dans une espece de stupeur. Je ne voulois plus sortir de cette place; j'invoquois la mort. Enfin, je me lassai de cette posture; je me releval; je regardai autour de moi. Ma prison, c'est-à-dire mon isle, pouvoit avoir une cinquantaine de lieues de tour. „Après tout, me dis“je, il me semble que je n'y suis pas trop “à l'étroit; puisque je m'y vois seul, “j'y suis roi du moins. Je regne sur un “assez grand pays; personne ne me trou“blera dans mon travail. Je vivrai, je “travaillerai; je construirai un vaisseau; “je m'embarquerai, j'irai revoir ma “Julie.“ Dans ce doux espoir, je saute avec transport: mon appétit me follicite; je tue une espece de petit chevreuil que je fais cuire, je le mange avec des fruits du grain rôti. Un palmier me fournit une liqueur fort agréable. Pour connoître exactement tout mon empire, je prends le parti de continuer tout le tour de l'isle, dont la montagne occupoit à peu près le centre. Je finis cette tournée au bout d'un mois, je reconnus un pays où il y avoit des sites admirables; mais je ne rencentrai pas un seul de mes semblables. Je trouvai peu d'animaux féroces, je vins aisément à bout de les détruire. La bête la plus dangereuse de l'isle, étoit le serpent à sonnenes; mais je l'entendois venir de loin, je savois très-bien m'en défaire. Je vis enfin des troupeaux d'animaux bêlants, qui ressembloient beaucoup à nos moutons: je rassemblai les plus beaux, à qui j'appris aisément à me suivre, sous la garde d'un chien muet, intelligent fidele, mais qui ne pouvoit aboyer; ce qui lui étoit commun avec ses confreres d'Amérique, soumis par la nature au silence le plus rigoureux. Le lait de mes brebis me fit une nourriture précieuse, je filai leur laine, pour en former par la suite des especes d'étoffes. Je trouvai encore d'assez gros animaux, qui me servirent à porter traîner mon bagage. Je voyois le pays sûr, puisque j'y étois seul. Le climat paroissoit fort doux; je ne voulus donc pas perdre mon temps à me bâtir une maison; avec des pieux des peaux cousues ensemble, je me fis une tente assez commode, qui me mit dans le cas d'aller planter mon logement par-tout où il me plairoit. Mon lit étoit composé de peaux assez chaudes. Je possédois déja des richesses, je les faisois voiturer à mon gré. N'ayant pas de quoi enfermer mes innocents troupeaux, les sachant accoutumés au grand air, je les attachois à la belle étoile. Au bout de quelques mois enfin, j'avois déja su me procurer plusieurs commodités de la vie. Il ne me manquoit plus que de la compagnie: que dis-je? j'avois celle de mes brebis de mon chien fidele: est-on plus heureux dans celle des hommes? Je me proposois de construire un vaisseau; mais ce chef-d'œuvre exigeoit bien du temps; , pendant cette longue opération, je voulois me procurer ma subsistance. D'ailleurs, combien d'instruments il me falloit forger pour travailler à ce bâtiment! combien de choses pour le lester! J'avois besoin de toile pour en former les voiles, pour m'habiller. Je vins à bout de composer un métier de tisserand; je filai d'une plante semblable au chanvre, j'en fis une toile assez fine, que j'étendis sur l'herbe pour la blanchir. J'eus l'adresse de me tailler de me coudre des chemises supportables, en me dispensant de faire de la mousseline pour les garnir; mais je fabriquai du drap, qui approchoit de celui des soldats pour la finesse, je m'en formai des habits tels quels. Je me tricotai des bas des bonnets, je me fis des souliers avec le cuir des bêtes que je tuois. Le besoin la réflexion m'apprenoient tous ces métiers. Je sus faire jusqu'à un tour pour tourner, tant mes instruments que mes vases. Je me composai une petite vaisselle de terre, qui avoit des formes; je trouvai même une composition pour la vernisser. Je brûlois de pouvoir écrire mes pensées, une infinité de vers que j'adressois à ma Julie. Le fiel d'un certain poisson me servit d'encre, une écorce d'arbre, très-mince très-souple, me tint lieu de papier; avec une pierre fort tranchante, je taillai des plumes de fort jolis oiseaux, j'écrivis ainsi tout au long mes rêveries amoureuses; ce qui ne m'empêchoit pas de graver, sur les rochers sur le tronc des arbres, le nom de mon amante, son chiffre entrelacé avec le mein. On sent qu'un homme qui produit tant de choses, n'a pas manqué de se procurer une lampe, de l'huile des meches pour s'éclairer, de se faire des tables des chaises. Ce fut même en formant les planches qui composoient mes tables, que je me préparai pour la construction de mon vaisseau. Il m'avoit déja fallu faire une scie, un rabot, une besaigué, tous les autres outils de menuisier de charpentier, le tout avec des cailloux aiguisés; car je n'avois aucun métal. Je trouvai enfin une mine d'or; , quoique je n'eusse jamais travaillé à l'exploitation des mines, avec le temps j'en sus tirer de l'or assez pur. J'en formai mes ustensiles les plus communs, uniquement par fusion; c'est-à-dire en les jetant au moule; car je n'avois pas ce qu'il falloit pour les forger. Je vins même à bout de fabriquer une espece de fusil; on devine aisément que je ne percai ni ne soudai le canon, que je me contentai de le jeter en fonte. Il n'étoit pas armé comme les nôtres; je n'avois pas d'acier, mais je sus composer un phosphore, une poudre, comme on en vend aux écoliers dans une petite bouteille, qui prend feu d'elle-même à l'air; par ce moyen je mettois aisément le feu à ma poudre: oui, ma poudre, j'en sus faire aussi; je découvris une soufriere qui me fournit tout ce qu'il falloit pour cela. Enfin, je parvins à composer une pendule d'or; j'employai beaucoup de temps à cet ouvrage; car n'ayant point de limes, je ne suppléois qu'avec les plus grandes peines à ce malheurex outil. De temps en temps je dessinois, même je peignois, avec des terres d'autres objets, d'où je tirois des couleurs; je ne tardai pas à faire le portrait de Julie; je modelai même sa statue en terre, j'en tirai des plâtres, dont j'ornai plufieurs endroits de mon empire, auquel je donnois aussi une reine. Les travaux des arts ne m'empèchoient pas de cultiver l'agriculture. Je semai du grain, dont je me fis de bon pain, des légumes qui me firent des mets agréables. J'exprimai le fruit d'un certain arbre; en le pilant, je m'en composai une liqueur douce forte, qui contribuoit à entretenir ma gaieté. On concoit qu'avec tant d'occupations, le temps fuyoit assez rapidement pour moi; , grace à mon activité, à peine m'ennuyois-je, quoique seul dans un désert, loin de ma Julie. Malgré tant d'ouvrages que je viens de détailler, j'avois préparé tous les matériaux pour construire mon vaisseau. J'avois abattu des arbres, scié des planches, fabriqué en or tous mes ferrements. La mousse le goudron ne me manquoient pas. Je fis enfin lé dessein de ce vaisseau si long-temps médité; je voulus qu'il fût assezgrand pour soutenir la mer, assez pétit pour que je pusse le conduire moi seul. Je me mis au travail vers la fin de l'été; j'y procédai avec une ardeur inconcevable; mais, comme je fus obligé de faire aller de front plusieurs ouvrages qui m'étoient nécessaires, ou simplement utiles agréables, il semble que la construction de mon vaisseau n'auroit pas dû avancer bien vîte; je le terminai cependant en moins d'un an. Ce fut principalement pendant ce temps que je fis, pour varier mes occupations, le portrait de Julie sa statue, dont je viens de parler ci-dessus. Je m'étois rappellé aisément ses traits adorés; , depuis que j'eus su les représenter, je mis toujours devant mes yeux ces portraits chéris. La peinture étoit au chevet de mon lit; la statue s'élevoit comme une idole devant mon chantier; je la regardois pendant mon travail, je sentois l'ardeur pétiller jusqu'au bout de mes doigts. Alors je redoublois de force de courage; je semblois faire hommage à cette statue adorée de tout ce que je possédois, de tout mon empire où j'aurois voulu la couronner. Enfermé seul sous une tente, je contemplois le portrait de ma Julie, je me passionnois: je baisois mille fois cette chere image; je lui adressois les discours les plus touchants. Il me sembloit la voir remuer, voir sa statue se changer en elle-même; alors je redoublois mes baisers dévorants. Je prenois une lyre que j'avois su composer; je montois sur une colline solitaire qui se miroit dans l'océan, sur laquelle brilloit aussi un plâtre de la statue chérie. Aux rayons paisibles de l'astre des nuits, à la lueur scintillante des étoiles, dans le silence de la nature, un saint enthousiasme me saisissoit. Je chantois mon adorable Julie, en m'accompagnant de ma lyre; je croyois voir toute la nature s'attendrir partager ma douce mélancolie; je me plongeois alors dans une rêverie délicieuse; je croyois appercevoir ma Julie; le moindre zephyr me paroissoit son haleine; au moindre bruit je tournois la tête pour la voir; je tendois les bras pour l'embrasser. Moments adorables, qui ne renaîtront jamais pour moi, dont on ne peut jouir qu'en se trouvant seul au monde! Je finis aussi en miniature le portrait de ma divinité; je le portois toujours avec moi dans mon sein; je le regardois, je le baisois amoureusement dans mes promenades solitaires. O quelles sublimes idées m'inspiroit le grand spectacle de la nature! Comme je m'égarois dans les mondes, pendant le cours de la nuit étoilée! comme je sentois mon ame élevée, épurée, dans un pays dont j'étois le maître, où je n'étois obligé de connoître aucune maniere de feindre ni de ramper, où nul, en m'approchant, n'avilissoit ou ne souilloit mon être! Julie n'étoit pas le seul objet que j'adorois; j'osois m'élever jusqu'à mon Dieu; je n'eus jamais de si grandes idées de l'Etre suprême. Je le contemplois dans le grand spectacle de l'univers. Je chantois la nature, je la peignois, je l'étudiois, depuis l'astre jusqu'à l'insecte, depuis les terres les mers jusqu'au brin d'herbe. La peinture, la poésie, la musique, l'astronomle, toutes les soiences, tous les arts s'unissoient pour verser des délices sur tous mes instants; l'amour, en rendant mon cœur sensible, répandoit à mes yeux, sur tous les objets, un nuage tendre, un prestige enchanteur qui me faisoit délicieusement soupirer. O jours de ma solitude! qui pourroit croire que je vous regrett aujourd'hui dans le centre des plaisirs de la société. Nes lecteurs de Paris, qui savent tout, qui jugent à merveille de toutes les situations qu'ils n'ont jamais éprouvées, qui calculent parfaitement la portée de la natur dans tous les pays qu'ils n'ont pas vus; ces lecteurs, dis-je, décideront que je me vante de mille choses que je n'ai pu faire, de mille sensations que je n'ai pu connoître; mais s'ils ne veulent pas me croire, qu'ils se transportent dans la même solitude la même situation que moi, qu'ils voient alors ce que la nature le besoin leur feront exécuter. On sentira du moins qu'avec tant de ressources dans la tête dans les bras, je ne pouvois guere m'ennuyer. Je jouissois d'ailleurs d'une force singuliere. Mes travaux avoient perfectionné mon tempérament; la santé florissante dont je jouissois faisoit couler dans tous mes membres un baume salutaire, un esprit de vie, qui répandoit autour de moi la sérénité sur toute la nature. Enfin, mon petit vaisseau se trouvant achevé, je le lancai facilement à l'eau, dans une petite baie entourée de bords fort ombragés, où il se trouvoit à l'abri des vents des orages. J'étois pourvu de cordages de tout ce qu'il falloit pour l'armer; j'eus quelque peine à dresser les mâts; mais j'en vins à bout, à l'aide d'une machine que je composai pour cela. J'avois fait des voiles un pavillon brillant. Mes provisions étoient nombreuses choisies; il ne me manquoit rien. Je possédois jusqu'à une boussole, oui, une boussole. J'avois trouvé dans l'isle une piere d'aimant; ma déplorable adresse avoit tué une pauvre hirondelle, qui portoit un billet attaché sous son aile avec une aiguille. Une amante envoyoit, sans doute, cette missive à son amant, qui pouvoit être dans les pays d'outre-mer, croire qu'elle n'existoit plus. Le billet disoit en effet: „O mon cher “de Loiville, en quelque endroit que tu “respires, si jamais ce bel oiseau tombe “entre tes mains, sache que ta Clarisse “vit encore, qu'elle vit pour toi.“ Je regrettai d'avoir tué la tendre volatile; je me promettois bien de chercher l'amant, pour l'instruire de l'existence de son amante. J'attrapai même une autre hirondelle vivante; j'attachai le billet à son aile, je profitai de l'aiguille pour faire ma boussole. Mon vaisseau étoit assez grand; rien n'y manquoit pour l'utilité, même la commodité. J'y embarquai ce que j'avois de plus précieux; , avant tout, le portrait la statue de ma souveraine. Mes effets étoient nombreux; je souriois en les contemplant; tous étoient mon ouvrage. Et en effet, ma petite vanité ne paroissoit-elle pas excusable? J'étois entré, il y avoit environ quatre ans, dans mon isle, sans avoir presque rien dans l'estomac, rien exactement sur mon individu, ne possédant pour toute propriété qu'un appétit dévorant: je me vois, au bout de ce court espace, vêtu d'une chemise, chemise, d'un habit de drap, avec des bas des souliers. J'ai tous les ustensiles toutes les provisions qui me sont nécessaires, jusqu'à une horloge, une espece de fusil, une boussole, des écrits, des mémoires; j'ai le portrait de ma chere amante: enfin, j'ai un vaisseau bien pourvu de tout; c'est moi qui ai fait tout cela! Il fallut enfin quitter mon désert. Je voulois aller voir mes semblables, voler vers ma Julie. Qui le croiroit? Je tenois à mon isle; je la parcourus de nouveau presque toute entiere, avant mon départ. de grimpai sur les montagnes; je revins m'arrêtai vingt fois sur les lieux où j'avois eu des sensations si douces, en pensant à mon Dieu à ma Julie. Il me sembloit que je perdois tous ces plaisirs en quittant cet asyle. Je chantai de nouveau ma maîtresse; je fis répéter mes vers son nom à tous les échos du pays: quand j'eus la force enfin de venir sur le bord pour m'embarquer, j'y trouvai mes innocents agneaux, qui paroissoient me pleurer. Il me sembla que je quittoit autant d'amis; je les embrassai tous, les uns après les autres, en pleurant, en leur adressant les adieux les plus tendres. J'embarquai avec moi ceux qui m'étoient les plus chers, avec mon chien. Il fallut abandonner ce séjour enchanté; je me mis à genoux, j'adorai l'Etre suorême: ie baisai la terre avec onction. je restai quelque temps délicieufement collé sur elle. Les pleurs me viennent encore aux yeux, quand je me rappelle les adieux attendrissants que je fis à cette terre hospitaliere; adieux que l'écho répéta vingt fois avec un ton plaintif qui retentit encore dans mon cœur. Oh! si je n'avois dû aller rejoindre ma Julie, je serois peut-être resté dans cette solitude! .... Enfin, je prends mon parti; je m'élance sur mon vaisseau, je coupe le cable, je manœuvre, je sors de la baie, me voilà en pleine mer. Où aller? je voyois le chemin ouvert de tous les côtés, c'étoit là mon embarras. Je m'appercus que de l'horizon méridional souffloit un vent agréable, qui devoit venir de la terre. Il me sembloit même que j'en respirois l'air vital. Je voyois venir de ce côté, des oiseaux qui s'éloignent peu du rivage. Comme j'étois dans la latitude méridionale, je jugeai que les terres, que je soupconnois exister dans le voisinage, devoient être les terres australes. Je voguai de ce côté là. Le vent me secondoit; à tous moments je regardois mon isle, toujours en soupirant. Elle s'éloignoit; elle devenoit vaporeuse bleuâtre: enfin, je la perdis entiérement de vue; j'en gémis, comme en voyant un ami rendre son dernier soupir. LIVRE SECOND. avanca pendant cin jour vers le midi, avec un vent assez favorable. A mesure que j'avancois, j'appercevois toujours des signes plus manifestes d'une terre voisine; au point que je voyois de temps en temps flotter sur l'eau des herbes des branches fraîches, qui ne pouvoient venir de bien loin. Nouveau Colomb, j'en concluois que j'allois découvrir incessamnens une terre nouvelle. Le ciel étoit couvert, je me persuadois que, s'il eût été serein, j'aurois dû voir la terre. Enfin je crus appercevoir une terre desirée; mais il ne manqua pas de me survenir tout-à-coup une violente tempête. Je n'en fus point surpris; la fortune s'est toujours plue àme disputer d'une main les présents qu'elli m'offroit de l'autre. La mer étoit trèsgrosse; le vent me poussoit vers les rochers, j'étois en danger de périr. Je manœuvron avec une fatigue de forcat. Je vis bientôt très-distinctement le rivage, da haut d'une vague; mais, hélas ! falloit-il mourir à me? „ O moniste! pourquoi t'ai-je quitté? “me disois-je.“Enin se vent me poun ès vint vert-la terre mait n brisa point mon vaisseau contre un rocher; il ne m'engloutit point dans les abymes de la mer; il se contenta de m'enterrer dans le sable. Je m'y trouvai aussi immuablement établi, que le palais le plus massif. Il fallut renoncer à se débarrasser de là. Je jétai ma petite chaloupe en mer; je la chargeai de provisions suffisantes; je dis adieu, jusqu'au revoir, à mon cher vaisseau. Je m'avançai sur ma nacelle vers l'embouchure d'un grand fleuve, j'entrai dans le canal. Les bords m'en parurent charmants; mais je n'appercevois ni maisons ni habitants. Pourvu de vivres, je ne craignois pas la disette; d'ailleurs, voguant sur un fleuve, je ne risquois pas de m'égarer, je pouvois toujours redescendre quand il me plairoit, pour retrouver mon vaisseau. Je remontai l'espace de six jours, trouvant toujours le canal large presque droit; mais point de traces d'habitation. Bientôt je parvins à un endroit où le fleuve se séparoit en deux bras; l'un descendoit vers l'ouest, l'autre étoit celui que avois parcouru. A quarante pas plus haut, je voyois une cataracte qu'il ne m'étoit pas possible de franchir. Il falloit retourner par le même chemin sur mes pas, ou entrer dans l'autre bras qui étoit aussi très-large très-beau. Je pris ce dernier parti. Je n'avois pas vogué deux heures de ce côté, que le courant devint très-rapide, au point qu'il m'entraînoit, qu'il m'étoit impossible de rebrousser chemin: cet incident m'inquiétoit beaucoup; je cherchois au moins à gagner le bord; mais la rapidité des eaux, qui augmentoit toujours, ne me le permettoit pas. „Après tout, me disois-je, “le courant me conduira toujours à la “mer, il ne me sera pas difficile, “en côtoyant vers l'est, de rejoindre mon “vaisseau.“ En faisant ces réflexions, j'appercevois, dans le fond de la perspective, une montagne bleuâtre, vers laquelle je descendois comme un trait; elle s'approchoit, s'agrandissoit: par où va donc le fleuve, me “disois-je? cette masse énorme doit l'arrê“ter. Sans doute qu'il se détourne au pied “du mont, qu'il le côtoie, pour se “rendre plus promptement à la mer vers “le nord.“ La montagne déja voisine devenoit immense. J'en distinguois les amfractuosités, je ne voyois rien qui m'indiquât que le fleuve fît un détour. Bien-tôt j'appercois dans la roche une vaste ouverture qui s'élargit à vue d'œil, justement vis-à-vis de moi. Le courant m'y entraînoit avec une violence irrésistible. Je vois bientôt que le fleuve s'y engouffre, je m'y engouffre avec lui. Me voilà sous une voûte immense, inégale; tantôt haute, tantôt basse. Je suis à tous moments souffleté par des branchages qui ont leur racine dans le rocher. Quelquefois le roc descendant jusqu'à la surface de l'eau, m'écrase, me force de me coucher à plat ventre dans ma nacelle-Cependant le jourdiminuoit sous cette voûte sombre, dont l'entrée, déja éloignée, ne me paroissoit plus que comme une petite luchrne. Tout-à-coup une branche pointue perce mon habit jy reste accroché. Ma chaloupe s'enfuit sous moi; je la retins avec mes pieds: me voilà suspendu par le dos sur l'abyme, retenant à toutes forces ma nacelle; bientôt elle m'échappe je veux la suivre; mais, avant que je me sois décroché, elle est déja hors de la portée de ma vue; ma situation est devenue plus pénible, parce que je suis à présent fuspendu par les mains, qu'il me faut un effort continuel pour me soutenir. Je reste long-temps dans cet état, le courant trop rapide ne me permettant pas de me livrer à sa violence. Je n'en pouvois plus de lassitude; j'allois tomber. Bientôt je vois passer, auprès de moi, une branche d'arbre assez confidérable, qui m'accroche encore, je me laisse emporter par ce rameau flottant; il me soutient; je me recommande à la providence, je m'abandonne au cours de l'eau. Bientôt je me trouve enfoncé si avant sous la roche, qu'il ne me reste plus le moindre soupçon de clarté, au milieu d'un courant furieux; perdu dans cette ravine, privé de la lumiere, je ne renonce pas encore à la vie. A mesure que j'avance, j'entends toujours plus distinctement un bruit qui s'accroît, devient épouvantable. Il n'y a pas moyen de s'y tromper, c'est une cataracte où l'eau doit tomber de très-haut, à en juger par le tintamarre qu'elle fait. „Mon “Dieu, me dis-je à moi-même, que “vais-je devenir?“ J'embrasse avec un redoublement de transport la branche qui me soutient. Je me recommande de nouveau à Dieu. Le bruit devient cent fois plus épouvantable, il mugit sous les cavernes; il doit assourdir de cent lieues. Je m'écrie: “m'y voilà, m'y voilà; ô Dieu!“ Je fais le saut, je perds connoissance. Pour peindre ce moment, je crois me rappeller que je me sentis d'abord précipité dans un abyme; j'entendois confusément comme le bruit de cent mille marteaux; mais je tombai enfin dans un état parfaitement semblable à la mort. J'ignore combien de temps j'y restai. Quand je rouvris les yeux, j'étois suspendu par les pieds, j'entendois parler beaucoup de monde autour de moi En m'éveillant je pousse un profond soupir; ceux qui m'environnent me détachent sur le champ, avec de grandes exclamations: je concus que, m'ayant sauvé du fleuve, ils m'avoient suspendu la tête-en bas, pour me faire rendre l'eau que j'avois avalée. Je les regarde; ils me regardent de même, je leur fais des signes de reconnoissance, ils m'en font de joie. Ces hommes avoient à mes yeux une igure assez étrange: j'en devois avoir une aussi étrange à leur vue. Ils tenoient chacun un flambeau, dont ils m'éclairoient lugubrement. Je vis sur notre tête la voûte qui me parut infiniment plus haute. Nous étions sur le bord du fleuve, qui couloit beaucoup plus paisiblement que dans le lieu de sa chûte; j'entendois au dessus de nous le bruit de la cascade, mais dans un lointain fort profond. Ce qu'il y a de singulier, c'est que je tenois encore embrassé un morceau de la branche qui m'avoit soutenu: il paroissoit qu'on avoit scié le reste, que je vis en effet à mes pieds; mais on n'avoit pu, dans mon évanouissement, me forcer. à lâcher prise. On me fit signe de laisser tomber le morceau de bois. J'eus peine à en détacher mes bras, qui étoient devenus roides comme des barres de fer. Bientôt je retombai en foiblesse sans connoissance. On ne tarda pas à me rendre une seconde fois l'usage de mes sens. Je regardai autour de moi: on m'avoit étendu sur de la cendre chaude; j'étois entouré de bonnes gens, qui me rendoient du fond du cœur tous les services qui étoient en leur pouvoir. J'ignorois leur langage; mais l'expression de la plus pure humanité me sembloit peinte sur leur visage en caracteres universellement intelligibles. J'aurois bien voulu savoir au juste comment on m'avoit sauvé. J'appris au moins à qui j'avois cette obligation: c'étoit à un beau jeune homme, qui parcouroit le fleuve sur un petit bateau, quand il me trouva. On me le montra; je le reconnus à l'empressement particulier avec lequel il me secouroit. Je compris, par ses gestes, qu'il m'avoit trouvé peu loin de l'endroit où nous étions, flottant sur l'onde au gré du courant, soutenu par la branche que je tenois embrassée. Quoique je fusse sans mouvement sans connoissance, il avoit jugé, à mon tein vermeil, que je ne devois pas être mort; sans doute il étoit en cela moins stupide que nos peuples, qui tous les jours enterrent des noyés, dont le visage est enluminé d'un brillant coloris. Mon libérateur m'avoit recueilli dans sa nacelle, porté à terre, où l'on m'avoit, comme je l'ai dit, pendu par les pieds, (ce qui n'étoit peut-être pas fort sain). En cet état, on m'avoit fait rendre l'eau que j'avois avalée, la connoissance m'étoit revenue. C'étoit au saut de la cataracte que je l'avois perdue, abymé dans une eau blanchissante d'écume. Je demandai, par fignes, si l'on avoit point vu passer ma chaloupe. On me conduisit alors gaiement sur le bord du fleuve où elle étoit arrêtée. Je fis entendre que c'étoit moi qui l'avois construite, je compris que l'on me complimenta beaucoup. Un autre jeune homme me fit entendre que c'étoit lui qui l'avoit trouvée. Toutes mes provisions étoient perdues; rien de plus naturel, après le saut qu'elles avoient fait. Je regrettois peu cette perte, j'en étois bien dédommagé par la statue de ma Julie, qui étoit restée au fond de la chaloupe, inébranlable par son propre poids, qui, par ce poids même, avoit empêché la nacelle de verser. Cette chere idole étoit en effet pesante, j'avois peine à la soulever. Je m'élancai sur cette image adorée, je lui donnai mille baisers. Je priai qu'on la tirât de la chaloupe, je la fis élever sur son piédestal. Quand ces pauvres gens virent ce simulacre, ils demeurerent d'abord immobiles d'extase; tout-à-coup, comme s'ils s'étoient donné le mot, ils se prosternerent ensemble à ses pieds, la face contre terre. Ensuite ils se mirent à chanter à danser autour de l'image, avec des gestes grotesques, qui me firent beaucoup rire: elle fut couronnée de fleurs, portée respectueusement dans une maison, devant laquelle j'avois été soigné. Cette maison étoit taillée dans; le rou, dont la matiere me paroissoit tirer beaucoup sur la nante de l'or; au moins j'y croyois voir des veines luisantes de ce métal. La maison étoit illuminée; le poli des murs augmentoit la lumiere. Malgré ma surprise, je sentis bientôt les aiguillons de la faim. On servit un dîner qui me parut assez bon; la nature des mets étoit excellente; je concus que je pourrois par la suite m'accoutumer à l'accommodage. Je ne pus deviner de quoi étoit composée la boisson, que je trouvai fort bonne. Le pain étoit le fruit d'un arbre que nous nommons arbre à pain, qui a presque le goût de nos petits pains à la reine. Je mangeai d'assez bon appétit, je me levai de table avec les autres: je sortis avec eux, me sentant assez de force pour les suivre, pour examiner le pays où j'étois. Le fleuve me parut. fort large. Il étoit illuminé des deux côtés, de plus des cordons de lumierer le traversoient de distanceen distance, tellement qu'il régnoit pan-tont une clarté considérable presqu'égalesa voûte étoit fort hante; l'on juge bien qu'elle devoit être immense, puisqu'outre la riviere elle embrassoit de vastes terreins étendus sur ses deux bords. Du côté où j'étois, je voyois des jardins plantés d'arbres fiuitiers de légumes, éclairés par des files de lanternes, échauffés par des fourneaux sonterrains, qui leur communiquoient la chaleur que le soleil donne chez nous à la terre; plus loin j'appercevois des pares où l'on nourrissoit des troupeaux. Je remarquois des chemins bien alignés, creusés dans le roc ou le minéral. Nous nous embarquâmes, nous descendîmes au gré de l'eau. Je voyois, au fond de l'horizon, une multitude éblouissante de lumieres. A mesure que j'avancois, distinguant mieux les objen, je croyois appercevoir des maisons, même des especes de clochers. Je vis enfin, de maniere à n'en pouvoir douter, une ville immense, bâtie sous une voûte prodigieuse, traversée par un grand fleuve lur lequel il y avoit plusieurs beaux ponts. Nous débarquâmes dans la ville. Je fus ébloui de la lumiere artificielle dont je la vis éclairée. La voûte étoit de métal, par-tout également polie; elle réfléchissoit les lumieres; ce qui la rendoit comme flamboyante, formoit sur la tête une espece de ciel enflammé. Ce coup-d'œil me sembloit vraiment unique, me frappoit de la maniere la plus vite; mais si j'admirois ce spectacle, j'en étois un moi-même aux yeux de ce peuple Gnôme, qui devoit me trouver sort différent de lui, par conséquent fort extraordinaire. Tant de regards fixés sur moi m'embarrassoient, m'empêchoient d'observer en détail tous les objets intéressants qui se présentoient à moi. Les flots de la populace me suivoient, m'annoncoient qu'elle est par-tout la même à bien des égards. Je fus conduit en pompe à la cour du souverain, que je trouvai fort brillante. Son palais étoit remarquable par sa fingularité, par des beautés réelles: il éblouissoit par son illumination. J'étois revêtu d'un habillement de ma facon, qui n'étoit d'aucune nation. Mon fusil d'or brilloit sur mon épaule; car, quand j'avois fait le saut de la cataracte, je le portois passé en bandouliere, je ne l'avois pas perdu. Le roi revenoit de la chasse, me confidéroit avec attention; tout-à-coup une espece de taureau, manqué par un boucher; fond sur le monarque: les gardes se sauvent bravement. Mon fusil étoit chargé; je le tire; l'animal tombe roide mort: tout le monde tressaille tremble. Je vois cent mille spectateurs immobiles, me regarder quelque temps d'un air slupide, tout-à-coup s'enfuir avec une rapidité surprenante, tellement que je reste presque seul avec le roi. Il me salue de la maniere la plus profonde; ceux de ses courtisans qui ont eu la force de rester, se prosternent à mes pieds. On apporta la statue de ma Julie: à cet aspect la cour fut frappée d'admiration, comme l'avoient été d'abor les bonnes gens qui m'avoient sanvé. Tout le monde l'adora;la face conte terre; le mi lui-même donna des marques de respect. Je vis que ce peuple étoit idolâtre, prenoit ma statue pour une divinité; mais j'étois enchanté des hommages qu'on rendoit à la figure de celle que j'adorois, à mon ouvrage. Le roi ordonna qu'on bât un temple à la nouvelle déesse; en atendant qu'il fût construit, on la logea dans le plus beau fanctuaire de la ville. On lui consacra un autel, je fus établi prêtre de ma Julie. Qui pouvoit mieux l'adorer que moi? O ma déesse! que n'étoisje le prêtre de ta personnel On me donna, dans le palais du roi, un appartement magnifique, je fus traité avec la plus respectueuse distinction. On m'envoya un maître pour m'enseigner la langue du pays. Je fis sous lui des progrès; mais l'amour me donna une maîtresse qui m'instruisit bien plus vîte. Cette personne n'étoit pas moins que la fille du roi. Malgré son air assez étranger pour nous, je la trouvois singuliérement jolie. Elle étoit d'une blancheur éblouissante; qualité commune aux femmes de ce pays, qui n'unt jamais eu le teint brûlé du soleil, par la raison qu'elles n'ont jamais vu cet astre. Almanzine, c'est le nom de cette belle princesse, avoit sur son visage un air de donceur, de candeur d'innocence, qui et nendu intéressants les traits lesplus communs:: lle étit d'ailleur grande faite à peindre. Nos regards se parlerent d'abord. Je la vis rougir à mon aspect, d'une pudeur adorable. Nous nous entendîmes dès la premiere entrevue: je n'ai jamais été un moment avec elle sans la comprendre. Ses yeux, ses soupirs, le son de sa voix, tout étoit expressif intelligible. Nous parlions d'abord chacun notre langue, sans nous en appercevoir. Il faut bien que cela soit, puisqu'au bout de deux mois il se trouva qu'elle parloit François, moi Gnôme. Conservons à ce peuple ce nom, puisque je le lui ai donné d'abord; car le véritable nom de cet empire souterrain étoit celui des Alfondons. Oh! quels doux moments je passois uvec ma chere Almanzine! Après Julie, elle étoit ce que j'aimois le mleux au monde; encore, si je n'avois pas eu constamment sous les yeux le portrait de ma premiere amante, pour soutenir mon amour, qui sait si l'objet absent n'auroit pas eu tort auprès de moi? Pardonne, ma Julie! On nous accordoit la plus grande liberté de nous voir. Almanzine en profitoit; elle venoit me trouver à chaque moment; le plus souvent c'étoit dans mon temple, devant l'image que j'encensois. J'étois fort sensible à l'amour de cette beauté royale; mais la statue de sa rivale m'en imposoit; je semblois craindre mon ouvrage. Je ne redoutoit pas moins les remords de na conscience. Le roi s'étoit appercu de notre liaison, l'approuvoit. Je voyois qu'il fondoit sur mon amour des idées de mariage. Ma jolie Gnomide n'avoit eu s'empêcher de me laisser entrevoir le desir qu'elle avoit d'être unie à moi. On sent toutes les raisons qui me défendoient de songer à un pareil lien. Je ne répondis pas à Almanzine comme elle le desiroit; elle se plaignit, le cœur navré, que je ne l'aimois pas; je vis la pauvre enfant atteinte d'un profond chagrin, tomber dans une langueur touchante, dont j'étois la cause, que ses beaux yeux me reprochoient en se fixant sur moi d'un air qui sembloit me demander grace. J'avoue que cela me touchoit beaucoup; mais j'étois tout à la déesse dont on m'avoit fait le prêtre. Un incident vint réveiller tous les transports de mon amour pour elle. Un Gnôme, après avoir examiné mon portrait, m'assura qu'il avoit vu cette belle étrangere dans le pays supérieur. „O Dieu! ma Julie est sur “ces bords, m'écriai-je;“ , plein d'impatience d'espoir, je supplie le roi de me permettre de voler vers elle. „Vous “m'êtes trop nécessaire pour que je vous “laisse partir, me dit-il; l'avis qu'on vous “a donné doit être faux; car comment “une jeune fille, seule, pourroit-elle venir “si loin? Aureste, confiez ce portrait avec “le vôtre à celui qui se vante d'avoir vu “Julie, il retournera dans l'endroit qui la “recele, il la confrontera avec ce portrait, lui montrera le vôtre; si c'est “elle, il vous l'amenera.“ Je donnai les deux portraits, on expédia le Gnôme. Au bout de quelque temps, on me rendit les deux miniatures, je ne l'ai plus revu. On éluda mes desirs, mais on n'éteignit pas mon espérance. Je goûtois vraiment la vie du peuple Gnôme ou Alfondon. Je ne revenois pas de mon étonnement de voir qu'une mine fût un séjour si agréable; car c'en étoit une; mais une mine vraiment unique. Je me promenois avec plaisir dans la ville dans ses environs. Les rues étoient tirées au cordeau; une partie des maisons s'élevoit, fabriquée comme les nôtres, sur le plat terrein; les autres étoient creusée dans le sein du minéral. Je remarquois des jardins qui fournissoient des légumes des fruits; j'appercevois des bestiaux, qui nourrissoient de leur chair ces étranges mortels. Enfin je voyois un grand fleuve qui abondoit en poisson; mais je ne pouvois comprendre d'où venoient les grains, les boissons, les fourrages des bestiaux, les étoffes, le bois, l'huile qu'on brûloit, en général tout ce qui se consumoit dans un pays qui fournissoit si peu de choses au-delà de son métal. Les Gnômes auroient dû, comme autant de Midas, être affamés au milieu de leur or; cependant ils ne manquoient de rien. Quand je fus en état de me faire entendre, je questionnai beaucoup les savants sur tous ces objets de curiosité; mais je les trouvois réservés mystérieux. J'appercevois qu'ils regardoient, comme un point de leur religion, l'obligation de laisser ignorer au peuple ce qu'il étoit, d'où il venoit, comment il étoit nourri, ce que c'étoit que l'univers. Peu-à-peu cependant je gagnai la confiance des sages; plusieurs s'ouvrirent à moi; voilà ce que m'apprit un jour un vieux docteur. „Ce pays, me dit-il, étoit originairement une mine d'or, dont un tremblement de terre combla un jour l'ouverture. Les mineurs étoient des criminels condamnés à passer toute leur vie dans ce souterrain; mais quoiqu'ils fussent nombreux, comme ils avoient beaucoup de provisions, ils eurent le temps les moyens de découvrir un passage sur la terre, avant d'être exposés aux horreurs de la faim. En creusant du côté du nord, ils trouverent la voûte immense sous laquelle coule notre fleuve, avec les rivages étendus qui le bordent. Enchantés de cette découverte, ils mirent à profit quelques planches qu'ils avoient pour en faire un petit bateau, sur lequel deux des plus hardis s'embarquerent. Ils descendirent le fleuve, ne tarderent pas à trouver une horrible cascade, où bientôt ils furent précipités avec leur bateau. L'un des deux se noya; mais l'autre se sauva comme par miracle. Il fut retrouver sa nacelle qui avoit été perdue comme lui dans l'écume. Il remonta dessus, ne tarda pas à revoir le jour. Il étoit prêt à sortir par une large ouverture, quand il trouva des gardes qui lui ordonnerent, à grands cris, de retourner en arriere, sous peine de mort. Il leur cria que le courant étoit trop violent pour qu'il pût le remonter, leur dit: „d'ail“leurs, que craignez-vous d'un homme “seul sans armes?“ L'un des gardes, qui avoit été ci-devant son ami, le reconnut, parla en sa faveur à ses camarades; ils ne tirerent pas sur lui, même l'accueillirent. Le pauvre homme fut ravi en extase, en revoyant le ciel qu'il avoit perdu de vue depuis six ans. -- Oh, “que vous êtes heureux, disoit-il aux sen“tinelles, de voir le soleil de respirer “l'air pur des cieux! -- Hélas! répon“direntils, nous ne sommes pas si heu“reux que tu penses; cet air que tu nous “envies est empesté. Le tremblement de “terre a fait périr bien du monde. A la “suite de ce malheur, comme nous man“quions de tout, la contagion vient d'éclore “parmi nous, nous sommes réduits à “un très-petit nombre d'habitants. Crai“gnant que vous ne fussiez plus nombreux “que nous à présent, nous n'avons pas “voulu que vous puissiez venir nous égor“ger; nous avons secondé, autant que “nous avons pu, la violente commotion “de la terre, afin de mieux fermer votre “mine. De plus, comme nous craignions “que votre souterrain ne communiquât “avec le fleuve, nous avons exactement “gardé l'ouverture de ce gouffre, de peur “que quelqu'un d'entre vous ne vînt à “s'échapper par cette issue. Cependant de“puis quelque temps les maladies s'affoi“blissent; mais nous manquons de vivres. “Nos voisins nous en ont fourni jusqu'ici “pour de l'or; nous sommes à présent “totalement dépourvus de ce métal. -- Hé, “mon Dieu! lui dit l'homme de la mine, “nous vous en prodiguerons tant que vous “voudrez; mais, de grace! fournissez“nous des vivres, vous vous en procurerez “avec notre or pour vous pour nous. “Nous regorgeons de ce métal; nous en “avons excavé une grande quantité; nous “vous le remettrons sur le champ; rouvrez “la mine. “Les gardes trouverent la proposition raisonnable; ils en rendirent compte au gouvernement. La matiere fut long-temps débattue dans le conseil; il fut résolu que le député seroit chargé de proposer aux mineurs d'envoyer à la ville de l'or, qui seroit payé en échange par des vivres autres denrées, le tout à leurs périls risques; que la mine ne seroit point rouverte, qu'il faudroit que le peuple souterrain tâchât de voiturer son or, de recevoir ses provisions par le fleuve. On exigea sur-tout que ce peuple redouté n'envoyât pas plus de deux hommes pour ce commerce, menacant de tuer tous ceux qui excéderoient ce nombre. On savoit qu'il étoit impossible de remonter l'eau; mais on connoissoit, très-loin de là, l'ouverture par laquelle vous êtes entré, cher Merveil; on y conduisit le député, qui se laissa emporter par le courant; il arriva bientôt à la cascade, fut précipité comme vous l'avez été. Abyme dans l'eau comme vous, il perdit connoissance, roula au gré des flots, fut vomi sur le bord. “Des mineurs, en cherchant une issue pour sortir du souterrain, appercurent ce cadavre le reconnurent. Ils gémirent de la mort de cet homme, sur le retour duquel ils fondoient l'espoir de leur salut; mais ils furent étonnés de voir que le courant supérieur du fleuve l'avoit ramené, par une route opposée à celle qu'il avoit prise en les quittant; il sembloit qu'étant parti en descendant la partie inférieure du canal, il auroit dû revenir en la remontant. On résolut de faire au moins de magnifiques funérailles au héros malheureux qui avoit gagné la mort pour sauver ses compagnons; l'on apprêtoit la pompe funebre, qui devoit flatter au moins les veux d'un peuple dont on ne pouvoit soulager la faim. “Cependant la disette des vivres augmentoit, l'on se trouvoit réduit à la plus borrible famine. On avoit chargé un petit negre affamé de garder le corps qu'on devoit ensevelir. La chair lui en parut fraîche. Il se trouva seul; , regrettant que les vers dévorassent une si belle proie, il résolut d'en manger sa part. L'histoire, qui plaisante peut-être en cet endroit, dit qu'en effet il se mit en devoir d'en goûter, qu'il mordit d'abord la fesse. Le cadavre poussa un cri terrible; le negre tomba mort de peur. On accourt, on regarde: le cadavre n'en étoit point un; il rendit l'eau qu'il avoit prise, se leva: il fut bientôt rétabli; sa vie produisit des transports de joie inexprimables. Il fit assembler le peuple, rendit compte de son voyage de sa commission. On décide qu'il falloit promptement envoyer à la nation supérieure une grande barque chargée d'or, afin de la mettre en état d'acheter des vivres, d'en fournir à la colonie souterraine. Le même homme fut chargé de conduire comme il pourroit ce trésor, de ramener les provisions qu'il obtiendroit en échange. On construisit bien vîte une barque, on la remplit d'or bien assujetti, pour qu'il ne pût s'échapper. L'homme se revêtit d'une espece de surtout de liege; il se recommanda à la providence, s'abandonna au courant. Il fit le saut, fut jeté, malgré ses efforts, loin de la barque, s'échappa à l'aide de son surtout. La barque elle-même ne périt point; elle roula au gré des eaux, fut arrêtée à une chaîne qu'on avoit tendue à l'endroit où le fleuve sortoit de dessous la voûte. Le commissionnaire vint à bout de rejoindre son bateau. Il fut bien recu. Avec son or, on se procura promptement des vivres, dont on lui céda une partie; mais il falloit les conduire à ses compagnons.“Il n'y avoit pas deux voies; il étoit impossible de remonter le fleuve; il falloit donc le descendre. Pour cet effet, ce commissionnaire fut obligé de faire voiturer par terre ses marchandises sa barque, jusqu'à l'endroit par où vous êtes entré, avec la riviere, sous la voûte. Il assujettit, le mieux qu'il put, ses provisions dans le bateau, il s'embarqua; il s'engouffra sous la roche, suivit le courant. Il essuya mille dangers dans sa route; mais, comme il avoit de la lumiere, il sut éviter les endroits où la voûte abaissée auroit pu l'écraser. Tout le peuple qui l'attendoit, s'étoit assemblé le plus près qu'il pouvoit de la cascade, avec des flambeaux. Le lieu se trouva très-éclairé; l'homme étoit d'ailleurs prévenu de sa chûte, ce qui la rendoit moins dangereuse; on vit son arrivée, on vit sa barque se précipiter; pour lui, son habit de liège le soutint sur l'eau; on lui jeta des cordes; il eut la force d'y lier son bateau, qui fut tiré à bord avec tous les vivres. “Ce criminel heureux se nommoit Alfondor; il avoit autrefois été marqué d'un ser chaud, condamné aux mines; il fut regardé cemme un dieu par ses compagnons; il leur donna des loix, son nom est à jamais célebre parmi ses descendants. C'étoit vraiment un honnête homme Le crime qui l'avoit fait condamner, n'étoit rien qu'uné opinion philosophique; (car dans le pays supérieur de nos despotes, on tyrannisoit pour cela). Ce peuple souterrain s'accoutuma bien vîte à ce genre de vie; sous la terre du moins il n'avoit point de maîtres. Il fournissoit de l'or, on lui donnoit des vivres autres provisions en échange, il vivoit content. Alfondor polica ses mineurs; il amena la plupart d'entre eux à la raison, même à la sagesse. Jamais ils n'avoient été aussi heureux sur la terre. On prétendit leur envoyer successivement les autres criminels que l'on condamnoit dans la ville supérieure; ces honnêtes gens ne voulurent point de coquins parmi eux; cependant, cependant, comme ils avoient envie de peupler, ils consentirent à recevoir des femmes telles quelles. On leur envoya des malheureuses dignes d'être renfermées. Le pauvre Alfondor eut besoin de toute sa patience de toute son adresse pour les conduire dans la mine, en leur mettant à chacune un surtout de liege. Plusieurs perdirent connoissance dans la chûte de la cascade; mais elles furent repêchées: on les fit aisément revenir à la lumiere, aucune ne se noya. Si elles n'étoient pas intactes, elles étoient du moins toutes saines; au bout de neuf mois chacune donna sen fruit. La troupe souterraine multiplia, forma bientôt une nation qui s'est agrandie, qui, sans voir le soleil, est peut-être une des plus heureuses de ce globe. Je m'en rapporte à vous, mon cher Merveil.“ Tel fut à peu près le récit du philosophe Gnôme. J'appris avec plaisir l'origine de cette nation; il ne me restoit plus qu'à bien connoître sa patrie. J'obtins bientôt assez de confiance du gouvernement, pour qu'il consentît à me faire conduire par-tout. Le pays n'a guere qu'une lieue demie de largeur; mais il a bien cinq à six lieues de longueur. Le fleuve qui le traverse, est large de deux cents toises. Il coule presqu'en droite ligne dans tout le petit état: il est même tiré au cordeau dans la ville; on le nomme Tentennor. La voute prodigieuse qui couvre tout ce vaste enclos, n'est soutenue que par des colonnes qu'on a laissé subsister, à de très-grandes distances l'une de l'autre. Aux deux cascades d'en haut d'en bas, cette voûte se rétrecit considérablement, au point qu'elle borde resserre même beaucoup le fleuve, sans lui laisser d'autres rives qu'elle-même; ce qui enferme exactement le pays, ôte tout moyen d'en sortir par terre. Je vins à bout de me rendre maître du courant du fleuve, au point que je faisois remonter à mon gré les bateaux, que je les faisois descendre lentement dans les endroits les plus rapides, sans que l'eau pût les entraîner. Je leur fis faire aisément le saut des cascades, par le moyen de plusieurs écluses, qui les portoient mollement d'étages en étages. Je fis, de plus, applanir la voûte, enlever toutes les parties éminentes qui écrasoient les bateaux, en descendant presque jusqu'à la surface de l'eau; par ces travaux, je rendis la navigation, tant du canal supérieur que de Pinférieur, très-facile. La nécessité de travailler dans mon isle déserte, m'ayant rendu industrieux, m'avoit appris bien des métiers. Je communiquai ma science mes talents à mes chers Gnômes. Je perfectionnai beaucoup chez eux la navigation, comme je viens de le ire, j'inventai pour eux l'horlogerie; je dis que je l'inventai, parce que ce fut de moi-même que je l'appris, n'ayant jamais examiné une montre auparavant; de sorte que mes rouages se trouverent tout différents de ceux que nous connoissons en Europe. Avant moi ce peuple n'avoit pas la moindre idée d'un art si utile; cette ignorance venoit de sa position sous la terre Nous avons commence par des cadrans solaires; mais, dans leur mine, les Gnômes ne voyoient pas le soleil. Ils avoient cependant une facon de marquer l'heure par le moyen d'un cadran singulier. Ce cadran étoit vivant; car c'étoit une jeune fille un jeune garçon. Il y avoit, au milieu de la place publique, un piédestal, sur lequel on posoit une jolie fille, la gorge nue. Un jeune homme appuyoit sa main sur le cœur de cette belle; il en comptoit tout haut les battements. Chaque battement revenoit à ce que nous appellons une seconde. Je goûtois assez de pareilles horloges: on sent que c'étoient des filles de mauvaise vie des libertins, qu'on plaçoit sur le piédestal; car si l'on eût choisi des filles modestes, pour leur poser sur la poitrine la main de leur amant, le cœur leur auroit battu trop vîte. Quoi qu'il en soit, cet usage étoit gai dans sa bizarrerie; j'ignore si tout le monde me sut bon gré d'avoir substitué mes horloges artificielles à ces cadrans naturels. Je m'enfoncai beaucoup dans l'étude de la méchanique; mes Gnômes profiterent de toutes mes découvertes, j'établis chez eux toutes sortes de manufactures. Pour éclairer mieux leur ville, je fis donner un poli exact à toutes les murailles. J'eus soin de faire tirer des moulures des corniches bien régulieres, qui régnoient le long des rues. J'y fis pratiquer des especes de petites rigoles, où l'huile circuloit entretenoit des cordons de lumiere, qui s'étendoient par-tout également, suivoient les dessins des moulures autres ornements d'architecture; ce qui donnoit à cette cité le plus beau coup-d'œil. Je la fis agrandir percer avec la plus grande régularité. On voyoit clair dans les rues, comme dans les nôtres en plein midi; mais, pour ménager l'huile, j'établis une distinc. tion du jour de la nuit. Pour changer d'objet, j'ai touiours pensé qu'au moral l'homme avoit besoin de lumieres, mais de vraies lun ieres, parce qu'il vaut mieux ne rien savoir, que de savoir des mensonges. Ce ne sont point les vérités qu'on apprend aux hommes, qui leur nuisent, mais les erreurs qu'on leur enseigne. J'eus le bonheur de trouver des jeunes gens pleins d'ardeur, autant que d'intelligence. Avec leur secours j'élevai un théatre: je leur donnois les canevas de nos meilleures pieces que j'avois présentes à l'esprit; cela leur suffisoit pour les représenter d'idée, à peu près comme les comédiens Italiens jouent de tête. Je recommandai à mes acteurs d'appuyer beaucoup sur la saine morale, que je m'étudiai à leur enseigner. Ce fut, par ce théatre, que je me proposai d'éclairer d'élever la nation; , quoiqu'on en puisse penser, j'y réussis. Les progrès furent sensibles dans peu de mois. Ces peuples avoient déja une idée grossiere du dessin; je les avancai considérablement dans cette partie. Je fis quelques éleves en peinture en sculpture. Leur architecture s'améliora aussi par mes soins. Enfin, je les initiai dans la poésie, la musique, tous les arts qui font le charme de la société: j'y joignis les mathématiques, qui rendent l'esprit juste, la morale qui rend le cœur droit. Après ces préludes, je songeai à tracer un plan d'éducation pour les enfants, de gouvernement pour les hommes, persuadé qu'avec ces deux grands mobiles, on éleve l'humanité; mais il me fallut pour cela examiner la religion les préjugés recus du pays. Soudain les prêtres commencerent à crier; le peuple, qui m'avoit déja dressé des statues, ne tarda pas à me regarder comme un monstre. Je m'enfermai chez moi avec ma maîtresse; attendis que les lumieres, que j'avois su répandre, percassent dans la classe du vulgaire, opérassent en ma faveur; car je ne voulois pas, comme la plupart des autres législateurs, avoir recours à l'imposture; je souhaitois que la vérité nue triomphât. Les lumieres adoucirent peu-à-peu les esprits; le peuple éclairé reprit de la confiance en moi; il m'estima, non plus avec enthousiasme fanatisme commeau commencement, mais avec réflexion connoissance de cause. La religion de ces mineurs n'avoit rien de bien particulier; elle étoit absurde quant au dogme quant au culte, comme celle de toute nation qui n'est pas éclairée de la révélation. Elle ressembloit à la plupart des superstitions connues, par les notions grossieres, mais assez justes, qu'elle donnoit de la vraie morale. La religion tendoit là, comme ailleurs, à rendre les hommes bons, les prêtres quelquesois à les rendre méchants. Il est inutile de détailler toutes les pratiques ridicules dont ce culte étoit composé; mais je dois dire un mot du temple des Gnômes; car ils en avoient un très-confidérable; j'obtins la faveur d'y être admis: voilà ce qu'il y avoit de singulier. Un prêtre me prit par la main me fit entrer dans une espece de corridor nullement éclairé, fait en coquille, tellement qu'au bout de quelques pas, je ne vis plus aucun soupçon de clarté. On me fit rôder à tâtons dans un labyrinthe de détours, où l'homme le plus intelligent n'auroit pu se reconnoître. Pendant le chemin, de bonnes gens m'annoncoient que j'allois voir, dans le temple, la vraie lumiere du ciel; ils ajoutoient, comme une chose bien finguliere, que cette lumiere venoit d'elle-même, non de l'huile. Ils me juroient que ses rayons alloient découvrir à mes yeux des perspectives célestes la face de Dieu même. Ils étoient pénétrés de respect d'un saint tremblement, en approchant de leur sanctuaire. Enfin nous arrivâmes à ce fameux temple, où je devois voir de si belles choses. Il n'y avoit aucune lumiere, par conséquent on n'y voyoit pas plus clair qu'avant la création du monde. Le prêtre qui m'avoit conduit, me fit prosterner la face contre terre sur un parquet fort poli; le malheureux me tenoit le pied sur la tête, afin que je ne pusse remuer. On entonna des cantiques en l'honneur du dieu Grodinabondo, j'entendis une espece de concert de voix d'instruments qui paroissoient retentir du haut des airs dans le lointain, comme nos poëtes sacrés nous peignent les concerts des anges. Alors un homme, qui étoit sans doute le grand-prêtre, supplia le dieu d'accorder la clarté. Tour-à-coup une voix s'écrie! Adorez, la lumiere va paroître; la lumiere parut. On m'ôta le pied de dessus la tête; je levai les yeux, je les baissai soudain, confondu par le grand jour: je les relevai bientôt, par degrés je parvins à soutenir les rayons du ciel. J'étois dans un édifice immense circulaire, couronné d'une voûte semblable à celle du Panthéon, mais beaucoup plus haute. Le tout étoit d'or poli comme un miroir, tant le parquet, que la voûte les murailles. Ce temple étoit une rotonde d'or. La voûte, percée au milieu, laissoit voir le ciel le soleil, qui passoit devant l'ouverture circulaire. On sent quel effet ce spectacle devoit opérer sur des gens qui, accoutumés à vivre à la lueur des lampes, croyoient surnaturel cet éclat extraordinaire. Il se multiplioit par le poli des murs, qui sembloit mettre en feu tout l'édifice. Des miroirs, posés au dessus de l'ouverture de la voûte, comme ceux d'un optique, peignoient dans leur sein les objets extérieurs, faisoient voir une perspective immense champêtre, qui devoit entourer ce lieu. Tous ces objets formoient un spectacle intéressant pour tout le monde, ravissant pour des Gnômes. Le grand-prêtre dit: Adorez la face de votre Dieu. Je vis qu'ils prenoient le soleil pour Dieu même. Une voix cachée parla au nom de la Divinité; les Gnômes auroient juré que c'étoit le soleil lui-même qui parloit. La voix ordonoit aux hommes de pratiquer la vertu, d'apporter des présents au temple. Je sens tout ce qu'il y avoit de frappant dans de pareilles mstructions. „Avez-vous vu, me disoit mon “guide, un pays où Dieu se montre à dé“couvert, parle lui-mème aux hom“mes?Les prêtres étoient gênés par les lumieres que je répandois. Un jour ils appellerent en hâte au temple les principaux de la ville, les femmes qui avoient le plus de crédit. Tout le monde s'y rendit avec une grande inquiétude: j'y fus appellé comme les autres. A peine y fûmes-nous prosternés, que le trou d'en haut s'ouvrit; tout-à-coup nous entendîmes le mugissement des vents, la chûte d'une pluie épaisse, les éclairs dardoient coup sur coup, sembloient mettre en feu le temple poli. Un tonnerre épouvantable faisoit tout trembler, le bruit sembloit retentir dans des cavernes extérieures. Alors une voix, qui parut céleste, prononca ces mots: „Tremblez, vous persécutez mes “ministres, vous les empêchez d'amasser “des trésors pour me les consacrer, vous, “osez ouvrir les yeux; tremblez.“ Chacun se prosterna trembla. Je ne suis pas peureux; un orage est quelque chose de trop ordinaire chez nous, pour causer quelque émotion à un homme; mais j'avoue que, dans ce souterrain, le spectacle devoit être extrêmement imposant aux yeux d'un peuple, sur-tout, qui croyoit entendre la voix de Dieu lui-même. Ces pauvres gens demandoient, que fauti faire? Les prêtres leur disoient: „Il “faut vous méfier de vos lumieres, ne pas “vous croire si aisément plus savants que “vos peres, craindre de rien innover, “sur-tout dans une matiere aussi sacrée “que la religion, sentir enfin que vous “offensez Dieu même, en ne révérant pas “ses ministres.“ Tout le monde versoit des larmes ameres, promettoit de réparer sa faute. Ils se traînoient vers l'endroit où la pluie tomboit; chacun cherchoit à se balgner de cette eau céleste. Les prêtres consoloient ces Gnômes, en leur faisant voir que puisque Dieu daignoit leur parler encore, c'étoit un signe qu'il avoit dessein de leur faire grace. En effet, la pluie cessa, l'orage se dissipa, l'azur céleste reparut, le soleil montra sa face lumineuse. Le peuple fut comblé de joie. La voûte se referma, tout rentra dans l'ombre. Ce peuple, plus religieux que jamais, se crut plus qu'aucun autre sous la protection immédiate du ciel. J'admirai le parti que ces prêtres adroits savoient tirer d'un orage: (rarement ils manquoient cette occasion d'en imposer au grand nombre, quand e se présentoit.) Je ne pus m'empêcher de rire, en songeant que de malheureux mineurs, ensevelis sous la terre, privés de l'aspect du ciel, s'en croyoient le peuple chéri. Cependant ils me firent bien vîte cesser de rire. Je les entendois autour de moi dire aux prêtres: C'est ce malheureux “étranger qui nous a attiré la colere de “Grondinabondo: croyez-vous que son “sang appaise la Divinité? “ Ma vie dépendoit de ces faints ministres. Heureusement ils se contenterent de répondre: Attendez l'ordre du Seigneur. Celui qui m'avoir conduit au temple me reconduifit chez moi. Il paroissoit me haïr moins que les autres. En chemin il me disoit à l'oreille: „Malheureux! n'êtes“vous pas frappé du spectacle que vous “avez vu? Pouvez-vous ne pas craindre “un Dieu irrité contre vous, qui vous “annonce lui-même sa colere? Changez de “conduite; respectez l'Eternel dans ses “prêtres; si non le peuple, sur qui vous “attirez son courroux, vous facrifiera fur “son autel.“ Je vis que le bon homme avoit cru me faire beaucoup de peur avec son orage. Je le remerciai le mieux que je pus de ses avis. Quand je fus rentré chez moi, le roi me dit: „Cher Merveil, fai“tes réflexion, je vous prie, à ce que “vous avez vu, laissen-vous toucher. Ma chere Almanzine me serra tendrement contre son sein; elle versa beaucoup de larmes, me dit qu'elle mourroit volontiers, si par sa mort, elle pouvoit gagner mon ame à son Dieu. (Ce sexe est toujours tendre dévot.) Elle me fit sentir d'ailleurs le péril que je courois de la part du peuple échauffé par les prêtres. Je ne pus m'empêcher d'être attendri par une voix fi touchante. Le lendemain matin, après un sommeil balsamique, j'arrangeois dans ma tête le projet d'une partie de plaisir que je voulois exécuter. Tout-à-coup je vois entrer un vieux petit bon homme de docteur, dont l'aspect n'inspiroit point la volupté. „Hé bien, me dit-il de l'air le plus saint “ le plus mystérieux, que pensez-vous “de ce que vous avez vu hier? -- Ce “que j'ai vu hier est tout simple, lui répondis-je; j'ai vu mille fois pareille “chose sur la terre. Il n'y a rien là qui “sorte de la nature. -- Oh! de la nature, “de la nature, me dit-il, je vous en ferai sortir; j'en suis sortis moi-même. Je “suls mort il y a quatre ans. J'ai resté “chez les morts huits mois, j'ai vu “l'autre monde.“ Je regardai cet homme entre deux yeux, pour m'assurer s'il rioit ou s'il extravaguoit. Je vis qu'il parloit très-sérieusement d'un air intimement persuadé. Je lui témoignai peu de crédulité. Oui, me dit-il, j'ai vu l'autre monde; “ si vous voulez que je vous procure la “mort, je vous le ferai voir aussi. “Quel est ce beau présent dont vous vou“lez me régaler? lui dis-je: quoi, la “mort! -- Oui, reprit-il; avec du poison “il sera facile de vous la donner. Pour “Dieu! consentez que je vous empoison“ne. -- Hé! mais voyez un peu l'imper“tinent, m'écriai-je, tandis que je suis “occupé d'une partie de plaisir que je “médite, me venir proposer la mort, “comme une galanterie! “ Je ne pus m'empêcher d'éclater de rire à son nez. Il insista, en m'assurant que si je doutois, il trouveroit cent personnes prêtes à me certifier qu'elles étoient mortes comme lui. Je me rappellai que Pythagore se vantoit, dans les metamorphoses d'Ovide, d'avoir jadis vécu sous une autre forme, par conséquent d'avoir aussi subi la mort. J'entrevis quelque analogie entre leur idée cette fable. Mon docteur alla sur le champ me chercher ses témoins, m'amena bientôt une vingtaine de personnes très-graves, qui m'assurerent toutes en effet, avec les serments les plus solemnels, qu'elles étoient mortes ressuscitéés. On sent bien que je ne crus pas qu'elles eussent réellement franchi ce terrible passage; mais je me disois en moi-même: „Il “faut que ces gens-là soient bien stupi“des, ou que leurs prêtres soient des im“posteurs bien adroits!“ Je fis jaser ces bonnes gens sur ce qu'ils avoient vu dans l'autre monde. Ils s'exprimerent dans un style oriental, où je ne fus presque rien comprendre, sinon qu'ils avoient à peu près vu, pendant leur prétendue mort, ce que nous voyons fur la terre; mais il y avoit beaucoup de fuite de liaison dans tout ce qu'ils disoient, beaucoup de conformité dans leur langage. Je renvoyai ces crédules mortels, en les remerciant du présent de la mort qu'ils vouloient tous me faire, qu'ils me conjuroient d'accepter. Chacun d'eux avoit du poison à mon service. A peine les eus-je congédiés, que je vis entrer ma chere Almanzine tout en larmes: elle se jeta à mes genoux, me baisa la main avec la plus grande tendresse. „O mon cher ami, me dit-elle, “consentez à mourir, permettez que “je meure avec vous! -- Ni lun ni “l'autre, ma chere, lui répondis-je avec “chaleur.“ Elle insista avec plus de chaleur encore. „Que craignez-vous, me dit“elle, si nous mourons ensemble? nous “ressusciterons ensemble; nous vivrons en“semble dans l'autre monde; nous y goû“terons un bonheur ineffable; nous y “jouirons l'un de l'autre.“ Alors elle tira de dessous sa robe un vase rempli de poison, me conjurant à mains jointes de vouloir bien l'avaler. On sent que je refufai constamment. „Hé bien, dit-elle, je vais “te donner l'exemple.“ Elle alloit boire intrépidement; je lui fis voler la tasse des mains. Elle m'entraîna vers le roi son pere, qu'elle pria de se joindre à elle, pour m'engager à m'empoisonner. „Faites-lui “ce petit plaisir, me dit le monarque, “d'un air aisé, comme s'il eût été question “de la chose la plus simple; elle va vous “en donner l'exemple.“ Je frémis de Pidée de sa mort. Non, m'écriai-je avec feu, je ne le souffrirai pas.“ Le roi sourit, me dit à l'oreille: „Eh! mon “enfant, êtes-vous si simple que cela? “ne voyez-vous pas que ce poison n'est “qu'un soporatif très-doux? me croyez-vous capable de laisser mourir ainsi ma “fille de galeté de cœur? Vous sentez “bien que cette idée d'empoisonner de “de ressusciter les gens, est un préjugé “qu'on laisse subsister, parce qu'on en tire “parti. Les honnêtes gens savent à quoi “s'en tenir. Au reste, vous verrez de drô“les de choses; c'est vraiment une par“tie de plaisir.“ Il n'en fallut pas davantage pour me faire consentir à tout. „Je “suis prêt, dis-je tout haut.“ Almanzine me sauta au cou, m'embrassa de joie. Les prêtres entrerent; ils se rangerenr en cercle, nous placerent, ma maîtresse moi, au milieu d'eux. On nous fit essuyer deux heures des plus ridicules cérémonies, l'on nous donna enfin la potion solemnelle. C'étoit une espece d'opinion. Almanzine la saisit, en but avidement la moitié. Elle me présenta le reste que j'avalai sans crainte. Je sentis bien vîte un froid assoupissement. On nous mit ensemble sur un lit; nous y restâmes quelque temps assis, les bras entrelacés, tandis qu'on prononcoit, autour de nous, les prieres les plus graves. Enfin nous nous étendîmes sur le lit, nous nous endormîmes dans les bras l'un de l'autre. Notre sommeil fut aussi profond qu'une léthargie. J'ignore combien de temps je restai dans cet état. Quand je m'éveillai, je me trouvai confondu comme enseveli dans l'ombre la plus épaisse. J'avois, dans ma main, la main d'une femme: c'étoit celle d'Almanzine qui dormoit encore. Je connus au tact, que nous étions chacun sur une espece de fauteuil suspendu balancé dans l'air. J'entendois un sifflement, comme si nous avions fendu l'air par notre chûte précipitée. „Où suis-je? m'écriai-je. -- Paix, me répondit un personnage “invisible, nous sommes au dernier jour “de marche. Il n'y a que deux mois “demi que nous descendons, nous allons bien, nous voilà bientôt au centre de la “terre.“ Cependant nos conducteurs chantoient raisonnoient entr'eux sur tous les objets qu'ils prétendoient voir passer devant leurs yeux. Almanzine s'éveilla: elle me serra la main de toutes ses forces en tremblant. „O mon cher Merveil! où sommesnous? me dit-elle. -- „Je l'ignore, lui “répondis-je; mais je concois qu'on veut “nous faire accroire que nous descendons “chez les morts. O mon ami, reprit-elle, “adorons le grand Dieu Grondinabondo. “ -- Voilà le promontoire des songes, di“soit l'un de nos guides. -- Voilà le lac “des soupirs, disoit l'autre. -- Vois-tu là“bas, disoit un troisieme, le cap des es“pérances de cour? Je crois qu'il n'arri“vera jamais.“ Ma compagne m'embrassoit à chaque nom de pays nouveau. „Remarquez, disoit-elle, comme ces om“bres de matelots voient tout, tandis que “nous ne voyons rien. N'est-ce pas là en“core un miracle. Refuserez-vous à présent de croire à la sainteté de notre “culte?“ Innocente créature! elle ne s'appercevoit pas qu'elle avoit les yeux bandés comme moi. Le roi m'avoit défendu de lui découvrir le mystere; je me taisois. „Voilà une “contrée bien chaude que nous allons passer, nous crierent nos guides; tenez-vous “bien, car nous la traverserons fort vîte; “autrement nous serions sussoqués, “nous dormirions pour long-tenpe.“ N'étoit-il pas plaisant que ces gens qui prétendoient que nous étions mort, seignissent de craindre pour nous la suffocation? Nous fûmes en effet chanffés cruellement. On nous dit que nous passions devant le Tabir, qui est l'enfer de ce peuple. De là nous passames, selon nos conducteurs, devant un pays très-froid, à leur dire. Nous sentimes en effet un air gelé autur de nous; ensuit on nous dit: préparez-vous à traverfer de haut en “bas, l'eau d'un grand fleuve qui a fix “cents pieds de prosondeur. C'est là que “les ivrognes sont condammés à s'ennuyer. Alors on nons mit à la bouche une trompe, afin que nous ne puissions nous noyer, tout morts que nous étions supposés; nous sentîmes qu'on nous enfones dans l'eau. Nous y restâmes bien dix minutes, pendant lequel temps on prétendit que nous descendions. C'étoit là un voyage à peu près dans le goût de celui qu'on fait faire aux récipiendaires francs-maçons. Je concus que les coquins, dans l'ombre où ils nous jouoient à leur gré, tantôt approchoient de nous des matieres très-chaudes, pour nous faire accroire que nous traverfions un pays chaud; tantôt nous entouroient de glace, à quelque distance, pour nous persuader que nous étions dans un pays froid; tantôt enfin nous plongeoient dans quelque cuve profonde, pour nous faire imaginer que nous passions à travers la profondeur de l'eau. Je savois à quoi m'en tenir; mais Almanzine croyoit fermement que nous parcourions successivement tous les pays qu'on nommoit; que nous descendions réellement, depuis un mois, dans les entrailles de la terre. Il ne m'étoit pas permis de la détromper, j'en étois saché. Enfin nous arrivâmes dans un lieu que les Gnômes appellent le Tamner, qui est comme une espece de purgatoire; ils y enfermoient leurs criminels, en leur faisant accroire qu'ils étoient morts, pour s'épargner la peine de leur arracher la vie. Il n'y a dans ce triste séjour aucun soupçon de lumiere, l'on me permettra de donner à ses habitants le nom de peuple Taupe, pour les distinguer du peuple Gnome, chez lequel du moins on jouit de la clarté des lampes. On persuade à ces honnêtes gens qu'ils sont là en purgatoire Le mot Tamner veut même dire, dans la langue de ce pays, lieu d'expiatdon. Il y a un Tamner pour les hommes, un autre pour les femmes. On ne veut point qu'ils communiquent ensemble, parce qu'ils pourroient peupler; comment nourrir tout ce monde? Mais on laisse, de tempe en temps, les meilleurs les plus sains de ces honmes taupes, s'unir avec des femmes, dans un petit sanctuaire. On accorde cette faveur tantôt à l'un, tantôt à l'autre. Un homme entre d'un côté, une femme de l'autre; il y a un petit lit, au lieu d'autel, là ce couple fait à tâtons ce que nous faisons ordinairement à tâtons nousmêmes. Les enfants qui proviennent de ce saint commerce, nés dans les ténebres, n'ont aucune idée de la lumiere; mais aussi ils n'en ont aucun besoin. Ils font à l'ombre presque tout ce que nous faisons au jour, sentent l'air ambient des murs des autres corps, ont, pour ainsi dire, des yeux au bout des doigs. Ce sont des indigestes qui administrent tout, dans ce sombre empire. Nous fîmes avec eux, à tâtons, un assez bon repas. Je les questionnai beaucoup; ils avoient des idées qui n'appartenoient qu'à eux. Ma chere Almanzine étoit fatiguée, elle s'endormit; je trouvai sous ma main, en tâtonnant, une jeune fille née dans ce noir séjour. Elle avoit le son de voix le plus touchant: elle étoit grande, de la taille la plus svelte. Comme on se touche là pour se reconnoître réciproquement, elle me passa sur le visage, une main dont la forme étoit charmante, à en juger par le tact. Je sentis la peau la plus fine se glisser sur mes levres; je la baisai. Je lui tâtai pareillement son joli minois, qui me parut doux comme du satin. Elle m'assura que je ressemblois singuliérement à un certain Termodille, qu'elle avoit beaucoup aimé; , qu'en me passant un air étranger, elle me trouvoit plus beau que lui. Je lui dis qu'elle avoit, au bout de ses doigts, des yeux qui m'étoient bien favorables. Je reconnus en elle une certaine impression de tendresse, qui m'intéressa vivement pour elle; je la fis beaucoup parler; sa voix m'alloit au cœur. Je lui donnois dans mon imagination, la figure la plus séduisante. J'étois attendri jusqu'à soupirer; elle soupiroit aussi. Nous en vînmes aux plus douces caresses; je me reprochai de faire infidélité à ma chere Almanzine, étant si près d'elle; mais il y avoit quelque chose de si piquant dans mon tête-à-tête avec la chere petite Tatonille (c'étoit son nom traduit en francois,) elle avoit des préjugés si plaisants, qu'il n'étoit pas possible de se refuser aux charmes d'une pareille passade. Je vis en la questionnant, que, privée de la lumiere de mille autres avantages, elle ne desiroit presque rien. Ses confreres ne desiroient pas plus qu'elle. Tant il faut peu de chose pour faire notre bonheur! Je résolus bien de ne pas laisser là cette chere innocente. Après le repas, on nous fit boire un nouveau soporatif, qui nous replongea dans le plus doux sommeil. J'ignore combien de temps je dormis; je sais qu'avans mon réveil j'étois occupé des songes les plus gracieux, qu'il me sembloit voir la lumiere. Je la voyois en effet. J'ouvris les yeux, je m'appercus que j'étois couché sur un lit de feuilles de roses, entre les bras de ma chere Almantine, sous un berceau de myrte de jasmin. Les rayons dorés du soleil levant percoient légérement entre les feuillages. J'entendois le chant des oiseaux, qui célébroient le jour naisfant. Je voyois voltiger de brillants papillons. J'entendois gazouiller un ruisseau pur, qui couloit près de moi; le ciel se peignoit dans son onde. Quel spectacle, au sortir du souterrain des Gnômes, de l'ombre impénétrable de leur purgatoire! J'avoue que le plaisir qui me pénétra, me fit un moment oublier mon Almanzine. Je me levai avec transport, je sortis du berceau; je vis la belle nature dans toute sa pompe. J'appercus le soleil... Frappé d'une profonde vénération, je me prosternai involontairement sur la terre, j'adorai l'astre de la lumiere, l'image visible de l'Eternel. Il faut en convenir, les sensations qui me frapperent dans ce moment sont des plus délieieuses que j'aie jamais éprouvées. Oh! que la nature est belle! Oh! quel palais le créateur nous a donné! Oh! combien nos plaisirs factices sont au dessous de es délises Teles étoient à peu près les réflexions que je faisois confusément dans l'extase muette où j'étois plongé. Je pensai enfin à ma chere Almanzine; je sentois que mon plaisir redoubleroit, si elle le partageoit; je rentri dans le berceau. Qu'elle étoit belle! Un seul voile de gaze couvroit laissoit transpirer ses appas; sa peau, plus blanohe que l'albâtre; nuancée d'une tendre couleur de roses, éblouissoit mes yeux. Le baume du sommeil, la fraîcheur du repos, la fleur de la santé, la sérénité du lieu, tout faisoit naître en moi des desirs embrasant. J'imprime un baiser de feu sur les levres de mon amante; elle s'éveille, elle ouvre ses beaux yeux, elle voit la lumiere, reste abymée dans une extase céleste. Je tombe à genoux auprès d'elle, la bouche collée sur sa main. „Où suis-je? “dit-elle. Cher Merveil, est-ce toi? Ah! “la joie!... voilà le plaisir des bienheureux... “j'en mourrai.“ Je la serre dans mes bras, je l'aide à quitter son lit, je la conduis hors du berceau. Elle leve les yeux, elle voit le soleil, elle tombe sur mon sein, presque évanouie. Je jugeois du torrent de délices qui l'inondoit, par la volupté que j'éprouvois moi-même. La sienne devoit être mille fois plus grande, parce que tout étoit nouveau pour elle. On ne décrit point de pareilles sensations. Elle s'accoutma par degrés à ce grnd spectacle, son plaisir devint plus calme, sans être moins délicieux. Elle regardoit autour de nous, elle admiroit tout, les feuilles les fleurs, le gazon qu'elle fouloit, les oiseaux qui chantoient. Elle se pencha sur l'eau pure du ruisseau; elle y vit son image, elle me regarda tendrement. A chaque objet qui la frappoit, à chaque plaisir qu'elle éprouvoit, il y avoit toujours un regard pour moi. Almanzine étoit ravissante dans ce bocage où tout inspiroit la volupté. Je ne sais si ma Julie m'embrasa jamais d'autant de feux. Je reconduisis cette belle Gnômide dans le cabinet de verdure; je l'étendis sur le lit de fleurs; elle dut voir dans mes yeux l'impression des desirs les plus dévorants. J'avois toujours été fort respectueux devant elle; son sexe son rang m'imposoient la plus grande réserve; mais là, je ne fus plus maitre de l'ardeur qui me consumoit, je hasardai quelques caresses un peu hardies. Je m'attendois à être foudroyé de ses regards; je les vis sereins, même reconnoissants. Elle se félicita de l'honneur que lui avoit fait le dieu Grondinabondo, de la choisir pour contribuer à mon bonheur; , voyant que je recevois toutes ses faveurs comme des graces: „Ah, mon cher ami, me dit-elle, “vous êtes bien bon de me savoir gré de “ce que je consens à ma félicité! J'étois “obligée “obligée de contraindre mes desirs dans “l'autre monde; mais ici, c'est le séjour “des récompenses de la volupté. Nous “jouissons du pur commerce des ames.“ C'étoit là le nom qu'elle donnoit aux voluptés physiques dont je m'enivrois avec elle. La pauvre enfant! elle ne me refusoit rien; , en m'accordant tout: „comme “tout cela paroîtroit drôle, disoit-elle, si “j'étois encore en vie! avec quelle peine “je serois obligée de résister! Mais ici plus “de contrainte.“ Elle se livroit donc à toutes mes caresses; si de temps en temps, uniquement par une habitude de pudeur, il lui échappoit un soupçon de résistance, elle m'en faisoit sur le champ ses excuses, rejetant cela sur le malheur qu'elle avoit d'être encore trop récemment privée de son corps. Quels moments! ah, grand Dieu! Ce plaisir que je lui donnois étoit aussi nouveau pour elle, que celui de la lumiere. Il fut aussi adorable pour moi que pour elle. J'étois hors de moi: je m'écriois tout haut, ma chaire Almanzine! Et je disois tout bas en moi-même: pardonne, ma Julie. Tandis que nous étions dans l'enchantement, une musique enivrante, qui se fit entendre autour de notre berceau, ralluma chez nous le flambeau de la volupté, malgré les rayons du jour, qui sembloient devoir le bannir. Nous nous levâmes enfin; je vis ue bande de musiciens, tous de la jeunesse la plus vermeille la plus éblouissante des deux sexes. On nous servit un repas, dont les mets exquis, sans être recherchés, donnoient un nouvel agacement à nos desirs; au sortir de table, nous nous promenâmes dans ce charmant séjour: nous vîmes des objets, que la novice Almanzine trouvoit célestes, qui surpassoient mes idées à moi-même, quoique j'eusse vu tant de choses, goûté tant de plaisirs. Les deux sexes étoient d'une beauté supérieure: à peine Almanzine étoit-elle la plus belle des jeunes filles: il n'y en avoit pas une avec laquelle je n'eusse oublié volontiers ma Julie, pendant un quart-d'heure. Je ne vis jamais un séjour aussi ravissant. Le site m'en paroissoit enchanteur; c'étoit un vallon à peu près quarré, de quelques lieues d'étendue, qui surpassoit en délices celui de Tempé; tout ce que la nature l'art peuvent étaler d'agréments, s'y trouvoit rassemblé sans prodigalité; de sorte qu'on y rencontroit la jouissance dans la satiété. Qu'on prenne les jardins d'Armide tout ce qu'ont songé les poëtes sur l'Eden les Champs-Elisées, l'on n'aura qu'une imparfaite idée de ce charmant asyle. Il est entouré de tous côtés de hautes montagnes, qui l'enferment en font un réduit unique. Là, séparé du reste de l'univers, on trouve le bonheur. Je n'ai jamais vu nulle part mener si joyeuse vie; ce qu'il y avoit de plaisant, c'est que tous ceux qui la menoient se croyoient morts. Ils s'imaginoient être dans un paradis, c'en étoit bien un Il n'y avoit pas là une fille qui ne fût jolie; je le répete pour cause, c'étoit la fleur de la nation. Je vis tous les prêtres du peuple Gnôme. „Quoi! m'écriai-je tout étonné, “y a-t-il eu quelque peste qui ait fait “mourir tous les prêtres? -- Non, me “répondit une jolie dévote; ces faints per“sonnages ne sont point morts, ils vivent “tous les jours dans l'autre monde que “nous avons quitté; mais aussi, pour “récompenser leurs vertus leurs travaux, Dieu leur accorde la grace de pouvoir, “chaque jour, venir tout vivants dans ce “monde-ci; eux seuls ont ce privilege.“ Je compris toute l'étendue de l'adresse de ces ingenieux ministres, je vis leur but dans le choix qu'ils faisoient des plus jolies filles, pour leur procurer une prétendue mort, les conduire dans cet asyle, où ces rusés trompeurs avoient établi leur serrail. La dévote avec qui je causois, étoit fraîche vraiment appétissante, je recevois d'elle volontiers des lumieres sur tout ce qui concemoit ce pays de fées. „Je vois “beaucoup de jeunesse ici, lui dis-je une “fois; tout y porte à la volupté; sans “doute l'amour n'y est pas étranger, “l'on y goûte même quelques-uns de ses “plaisirs? -- On les goûte tous, me “répondit-elle. Cette passion, qui est si “profane dans l'autre monde, où l'on ne “desire que des délices charnels, s'épure “dans celui-ci, où l'on ne se propose que “des voluptés spirituelles. C'est une pure “union des ames; mais comme nous avons “l'apparence d'un corps, qui semble même “palpable, ainsi que vous devez l'observer, “nous éprouvons des sensations qui ressem“blent parfaitement aux plaisirs sensuels “ matériels que nous pourrions goûter “dans l'autre vie; plus nous avons su, “pendant notre pélermage, nous priver “de ces plaisirs alors défendus, plus nous “en jouissons dans ce séjour, où ils sont “épurés permis. -- Mais, lui dis-je, “les prêtres doivent être malheureux ici; “parce qu'enfin, il est dans la nature qu'ils “desirent des voluptés que vous leur refu“sez sans doute, puisqu'ils ont un corps? “D'ailleurs ils sont trop honnêtes. “Point du tout, répondit-elle, ils sont “ici censés tout esprit; tous les plaisirs “sont purs pour eux, comme pour nous; “ nous nous ferions un très-grand scru“pule de les leur refuser. D'ailleurs, ne “sont-ils pas ici nos rois? Leur royaume “n'est pas de la terre, il est de ce monde-ci. “Leur pouvoir est de l'ordre spirituel; purs esprits, nous leur devons l'obéissance “entiere; nous nous disputons la gloire “de servir à leurs passe-temps. Ce petit “délassement leur est trop dû, pour toutes “les fatigues qu'ils essuient continuellement “chez nos freres les vivants.“ Oh! les fourbes! me disois-je en moi-même, avec leur pur commerce des ames, ils faisoient des enfants. J'avois des conversations réguliérement tous les matins avec ma dévote, elle continuoit de m'enseigner tous les usages de ce charmant Elisée. Je lui demandai ce que signifioient plusieurs décorations qu'elle portoit, qui ressembloient à des marques de dignité. „Ces trois rubans que vous “me voyez, dit-elle, annoncent que trois “prêtres ont daigné visiter la nuit leur “très-humble servante. Ces trois petits “cordons, qui bordent chacun d'eux, “font connotre que ces glorieux amants “m'ont honorée, chacun trois nuits, de “leurs complaisances; les trois points, “dont ces rubans sont marqués, indiquent “qu'ils ont bien voulu s'oublier avec moi “trois fois chaque nuit. Les petits trous “désignent les embrassements des laïques “morts comme moi. Cette couronne que je “porte, annonce que le grand-prêtre, lui“même, a daigné laisser tomber sur sa “plus humble servante, ses augustes fa“veurs. Le ciel n'a pas voulu qu'un fruit “desiré couronnât les embrassements sa“crés de ce saint personnage: les années “accumulées sur sa tête ne l'ont pas per“mis; sans cela, tout cet empire me re“connoîtroit pour sa souveraine; mais au “moins je porte autant de marques de “dignité que les plus honorées de mes compagnes, comme vous pouvez vous “en assurer par vos yeux; je puis me “flatter que mes enfants occuperont les “premiers trônes du monde.“ Qu'appellez-vous vos enfants? lui “dis-je. -- Oui, répondit-elle, j'en ai “eu trois du commerce dont nosseigneurs “les prêtres m'ont honorée; vous devez “savoir que tous les enfants qui naissent “de nos saints pontifes avec nous, sont “remis à des étrangers vivants, pour aller “occuper tous les trônes de l'univers. “Mais, puisque vous êtes morts, lui dis-je, “comment pouvez-vous faire des enfants? “ce ne sont donc que des ombres comme “vous? -- Oh! me répondit-elle, “nosseigneurs les prêtres étant vivants, “viennent ici en corps en ame: leurs en“fants ont un corps au moins de leur part, “mais de leur part seulement; ce qui ne “forme réellement qu'un demi-corps; “c'est-à-dire, une substance plus pure “plus vaporeuse que celle des hommes or“dinaires. Ce sont des especes de demi“dieux, que les vivants adorent. Quant aux “enfants que nous avons des hommes morts “comme nous, ce sont de petits amours “qui disparoissent; je ne sais ce qu'ils “deviennent. Sans doute ces esprits épurés “vont prendre une nouvelle existence parmi “les vivants, former ce qu'on appelle “de grands hommes. De là viennent pro“bablement la plupart de nos prêtres.“ Cette croyance de ma dévote étoit plaisante; mais j'ai su depuis que ces coquins enlevoient ces enfants dans leur bas-âge, qu'ils les vendoient, aussi-bien que ceux qui naissoient d'eux-mêmes, à des étrangers qui en faisoient leurs valets; de sorte que ces petits demi-dieux, qui devoient occuper tous les trônes du monde, étoient des marmitons dans les cuisines des hommes. Les prêtres n'élevoient que les jeunes filles qui promettoient d'être les plus jolies: en général, il n'y avoit que de la jeunesse dans ce riant séjour. On y gardoit tout au plus quelques vieilles sibylles, pour avoir soin des jeunes filles. Pour les autres femmes, dès qu'elles étoient un peu mûres, on les faisoit ressusciter; c'est-à-dire qu'on les renvoyoit chez les vivants, où elles racontoient, jusqu'à leur dernier moment, toutes les belles choses qu'elles avoient vues tandis qu'elles étoient mortes. Ma dévote se paffionnoit continuellement en me rapportant ces détails. Elle me fit entendre que, si je daignois l'honorer, elle seroit très-reconnoissante, qu'elle porteroit avec plaisir une nouvelle marque de dignité de ma part. Je ne pus me dispenser de faire pour elle une nouvelle infidélité à ma chere Almanzine. Il étoit défendu de monter au haut des rochers qui entouroient cet Eden, sous peine de retourner sur le champ dans l'autre monde; il n'y avoit pas d'exemple que personne eût jamais enfreint cette défense. Ce bienheureux obstacle ne servit qu'à me donner la curiosité de voir ce qu'on ne vouloit pas qui fût vu. Je montai donc aux sommets interdits; mais, pour n'être pas découvert, je choisis un endroit où personne ne pût me découvrir. J'eus beaucoup de peine à parvenir à la cime desirée. Le chemin étoit impraticable. Je ne crois pas que, parmi ce peuple de morts, il y en eût un seul assez ingambe pour monter là. Ainsi la défense étoit faite pour être observée. Au sommet, le spectacle étoit admirable. La mer baignoit de trois côtés le pied des montagnes. Du quatrieme côté, il y avoit un fossé profond, ou plutôt un abyme qui séparoit ces monts d'une plaine fort agréable, terminée par d'autres montagnes, au-delà desquelles j'ignore ce qu'on trouvoit. La nature l'art avoient travaillé à rendre le roc perpendiculaire du côté de la mer; ce séjour étoit donc bien exactement fermé, il eût fallu des ailes pour s'en échapper. Etoit-ce la pointe d'une isse ou d'un cap? c'est ce que j'ignore. La mer présentoit un bel aspect. Je vis beaucoup d'isles voisines qui s'élevoient au dessus de l'eau, comme autant de bouquets; mais je n'appercus pas un seul vaisseau. Jai toujours aimé les hauts lieux; mon ame semble s'y étendre avec la perspective. Je passai plusieurs heures à jouir de celle-ci. L'appétit m'obligea enfin de quitter ce beau spectacle. Je redescendis avec autant de peine que j'étois monté. Je regagnai le logis, où je trouvai Almanzine toute en larmes, qui trembloit qu'il ne me fût arrivé quelque malheur. „Il n'y en a point, lui “dis-je, à redouter dans ce séjour. Crai“gnezvous qu'on ne me tue? ne suis-je “pas mort, selon vous? -- Cela est vrai, “me répondit-elle en essuyant ses larmes;“ je lui donnai un baiser. Je trouvai le roi, qui étoit venu dîner avec nous; il est le seul des laïques qui ait le privilege d'entrer dans ce séjour, sans essuyer la cérémonie de la prétendue mort; mais il ne se soucie pas beaucoup de jouir de cette prérogative, parce que, comme ce lieu est l'empire des prêtres, il s'y trouve au dessous du plus simple prestolet. Cependant nous obtînmes de lui qu'il restât avec nous quelques jours. Je ris bien avec lui des préjugés de ces morts, de toutes ces prétendues ombres, parmi lesquelles il y en avoit de fort épaisses. Sa fille me demanda où j'avois été pendant mon éclipse. Je lui confessai bonnement que j'avois monté sur les montagnes. „Bon Dieu! s'écria“telle en frémissant;“ son pere sourit. Je dis à mon amante que le spectacle que j'avois vu étoit la plus belle chose du monde, que je voulois l'y mener. Elle frémit encore. „ Et que crains-tu, lui dit “son pere? la peine portée contre qui “enfreint la défense, est de retourner à la “vie. N'y veux-tu pas retourner? “Pourquoi ne pas rester ici, répondit“elle, si mon cher Merveil y veut rester “avec moi? -- Non, lui dis-je, ma “chere princesse: il faut que je repasse “dans le séjour des vivants. -- Je vous y “suivrai donc, reprit-elle en soupirant.“ Après cela il ne nous fut pas difficile, entre le roi moi, de l'engager à voir le haut des monts. Il nous le fut beaucoup plus de la hisser jusques-là; mais nous fûmes bien récompensés de cette peine, par le plaisir de la voir abymée dans l'extase, à la vue de ce spectacle immense. Qu'on se figure l'effet qu'il devoit produire sur une personne qui avoit passé toute sa vie dans un souterrain. Je me plaisois à observer les démarches des prêtres, je découvris bientôt comment ils alloient revenoient d'un monde à l'autre, selon l'idée de ces bonnes gens. Is ne le faisoient guere de jour. Le respect qu'on avoit pour eux, ne permettoit pas d'épier leurs démarches; d'ailleurs il défendoient, fous peine de retourner à la vie, d'approcher d'eux pendant la nuit. Alors, chaque mort s'éloignoit respectueufement, dès qu'il les entrevoyoit. Je me fis en secret un habir de prêtre, dont je m'affublois queuesois dans l'obscurite. Grace à ce vêtement, le peuple fuyoit à mon aspect, je rodois à mon aise de tous côtes pour faire mes observations. Enfin, je découvris un soir un prêtre qui s'esquivoit; je le suivis sans qu'il s'en appercût. Je le vis se glisser adroitement dans une fente qui étoit au pied d'un rocher, que des feuillages couvroient si bien, que j'eus de la peine à la trouver, après y avoir vu moi-même entrer le prêtre. Au bout d'une heure ou deux, j'allumai une petite lanterne sourde, je m'engageai moi-même dans l'ouverture du roc J'atachai à l'entrée un fil; pour ne pas m'égarer; je m'enfoncai sous la voûte, en défilant mon peloton. Je m'avancai dans un labyrinthe de détours entortillés, s'il en fut jamais, où je me serois perdu mille fois, sans mon fil secourable. Je parvins bientôt à un petit fossé très-profond, mais peu large. Je trouvai là une planche qui me servit à le passer, j'allai en avant. A peine avois-je fait quelques pas au-delà du fossé, que j'entendis tout-à-coup, autour de moi, des cris épouvantables. J'appercus plusieurs figures effrayées qui se sauvoient sous des cavernes, je recus bientôt sur les mains un grand coup de chapeau, qui fit tomber ma lumiere l'éteignit. Je conjecturai que ce coup venoit d'un prêtre; que les ombres effrayées, que j'avois appercues, étoient des habitants de ce que j'ai appellé le Tamner ou purgatoire. Parmi ces figures épouvantées, j'en avois distingué une charmante, qui ne pouvoit appartenir qu'à ma chere Tatonille. La voix touchante que je lui avois connue ne devoit aller qu'avec ce joli visage; je crus même reconnoître cette voix chérie, dans le cri qu'elle poussa. Je m'avançai vers elle à tâtons, je la rejoignis; elle trembloit de tous ses membres. „Ne craignez “rien, lui dis-je, ma chere Tatonille “Votre cœur ne vous dit-il point qui je “suis?“. Elle me reconnut à la voix. “Est-ce vous, dit-elle, mon cher Merveil?“ elle me serra la main. Je la pressai dans mes bras, je l'embrassai. „Mais est-ce “vous, reprit-elle, qui venez de nous “causer cette sensation épouvantable, qui “a affecté si vivement mes yeux? Est-ce “là ce que vous appellez voir? Est-ce là “ce nouveau sens dont je n'avois aucune “idée? -- Oui, vous avez vu, lui dis-je, “ma chere Tatonille, c'est moi qui “vous ai apporté la lumiere. .-Mais êtes“vous, reprit-elle, un esprit céleste ou “infernal? -- Je viens, lui répondis-je, “de ce que vous appellez le ciel, pour “vous y conduire: suivez moi.“ Elle me suivit. Je n'avois pas perdu mon fil; il me servit de guide pour la conduire vers l'Elisée. Je marchai à tâtons trèsdoucement, de peur de tomber dans le fossé qui n'étoit pas loin. „Rangez-vous “derriere moi, lui dis-je, sinon vous “pourriez faire un saut terrible. -- Parlez-vous, répliqua-t-elle, du pas insurmontable? (c'est ainsi qu'elle appelloit le “fossé.) Je vous conduirai jusqu'au bord; “mais on ne peut aller au-delà“ Je concus que ces bonnes gens qui n'avoient pas vu l'autre bord, quoiqu'il fût si voisin, devoient ignorer qu'il existât, n'être pas tentés de faire le saut. Elle m'y conduisit lestement, comme si elle eût vu clair, s'arrêta justement sur le bord, en disant: nous y voilà. Je trouvai aifément la planche. Je prends ma petite aveugle sous mon bras; je passe le fossé, bientôt nous arrivons au bout de cet obscur chemin. Je mets la main sur les yeux de Tatonille, afin qu'elle ne voie le jour que quand elle sera dehors. Je la fais entrer enfin dans l'Elisée; je leve ma main, je lui donne la lumiere. Elle eut le malheur que le soleil lui batit à plomb sur les yeux dans ce moment fatal; elle tomba évanouie: cela étoit naturel; j'aurois dû le prévoir. Une personne qui n'a jamais vu le jour, doit se touver en effet dans un terrible état, à l'aspect subit de ce déluge de lumiere. Me reprochant ma précipitation, je pris la chere ensant dans mes bras, je la portai àu fond d'une petite grotte sombre, tapissée de verdure. Je la fis revenir à elle-même. Où suis-je? s'écria-t-elle. Quel embra“sement m'a frappé les yeux?“ Elle étoit restée dans un tremblement convulfif, fermoit ses paupieres de toutes ses forces. Ah! ma chere ame, lui dis-je tendre“ment, ne vous alarmez pas. -- Ah! “cruel, me répondit-elle, vous avez juré “ma mortl que vous ai-je fait?-Ma “chere Tatonille, lui répondis-je, vous “ne me rendez pas justice; je ne veux “que votre bonheur. -- Et vous voulez “me brûler vivel reprit-elle. Vous m'avez “transportée dans les enfers. . Non, re“patisje, ce que vous avez pris sans “doute pour du seu, n'est que la lumiere “du soleil dont je vous ai parlé, qui a pu „blesser vote vue, parce qu'elle n'y est “pas accoutummée; mais je viens de vous “éloigner de cet astre éblouissant; do“rénavant, je ne vous ferai voir le jour “que par degrés, de maniere à ne pas “farguer vote vue. Vous êtes à présent “dans un endroit à peine éclairé: ouvrez “les yeux, ma chere. -- Plutôt mourir “cent fois, répondit-elle vivement.“ Et elle appuya sa main sur ses paupieres avec obstination. Je priai, je pleuram presque, je lui baisai ses cheres petites mains qu'elle avoit très-jolies. Enfin j'obtins qu'elle ouvriroit les yeux. Elle le fit. Il n'y avoit sous la grotte qu'un foible jour, qu'elle trouvoit fort considérable. Elle roula ses deux prunelles d'un petit air stupide, comme quelqu'un qui ne sait pas voir. „Quest-ce “que j'éprouve, me disoit-elle? Ah! mon “cher Merveil! pour Dieu, ne m'abandonnez pas!“ D'abord elle ne fixoit rien „De tout “ce qui me frappe, qu'est-ce qui est vous, “me disoit-elle? Est-ce cette grande figure “qui est si près de moi, qui me semble “faire partie de moi-même?-C'est moi “qui vous embrasse, lui répondis-je; “je l'embrassai. Je ne distingue encore “rien, reprit-elle; j'éprouve des sensa“tions toutes nouvelles pour moi.; des “plaisirs d'un ordre supérieur, mais qui “me frappent trop péniblement. -- Vous “vous y accoutumerez, lui répliquai-je, “alors vous en ferez enchantée.“ A mesure qu'elle voyoit mieux, elle avoit plus de plaisir; à chaque instant elle me donnoit un-baiser si tendrement, qu'il fembloit que ce baiser m'étoit appuyé sur le cœur même. Je reconnus, dans sa facon de voir progressivement, toutes les nuances que j'avois lues dans des récits d'aveugles-nés, à qui l'on avoit donné la vue. En un mot, je lui appris à voir, ce fut l'ouvrage de plusieurs semaines. Je la conduisis par degrés, d'une foible lumiere à une plus considérable. Il étoit inutile d'abord de lui montrer des perspectives bien étendues; cela ne la frappoit nullement; elle ne distinguoit point les distances, elle croyoit que tout la touchoit, ou plutôt qu'elle pouvoit porter par-tout la main. Enfin elle commenca à discerner les objets. Je fus le premier qu'elle sut reconnoître. „Ah! cette figure-là, dit-elle, “est vivante, tout le reste est mort. On “peut se lasser de tout, mais jamais de “cela.“ Je l'embrassai; mes yeux devoient être expressifs. „C'est une ame qui “parle, s'écrioit-elle, la mienne lui répond.“ Je la menai sur le bord d'un ruisseau, je lui fis voir son visage dans le courant. „ Quelle est cette autre ame, “s'écria-t-elle à cet aspect?-C'est vous“même, lui répondis-je. C'est une image “qui vous représente.“ Elle me regarda tendrement, ses yeux me demanderent si je la trouvois bien: les miens lui répondirent que je la trouvois adorable. Je la laissai plusieurs jours dans le cabinet de verdure. Il falloit me partager entre mes deux beautés. Je venois visiter Tatonille chaque soir; je lui portois à manger; je la menois promener au soleil couchant; j'aidois, autant que je pouvois, les progrès de sa vue. Je vais raconter quelques scenes que je pourrois mettre également sur le compte d'Almanzine, mais qui me parurent plus frappantes dans sa petite rivale, parce qu'elle étoit encore plus neuve que la jeune princesse. Un jour il fit un vent assez violent; la pauvre enfant eut une frayeur inexprimable. Ah! mon cher ami, me dit-elle, “quel est cet esprit invisible qui veut “nous entraîner?“ Je lui expliquai ce que c'étoit que le vent; elle fut long-temps à s'accoutumer à ses effets, à ce trouble de la nature que son souffle met en mouvement. Le lendemain il plut: nouvelle surprise, nouvelle frayeur; elle se etoit dans mes bras: Ah! mon cher Merveil, me di“soitelle, le ciel fond sur nous; il veut “nous noyer.“ Quelques jours après il y eut un orage. Sa terreur fut au comble; les éclairs la firent trembler. Mais quand le tonnerre vint à rouler dans la vaste étendue des cieux, alors elle se jeta dans mes bras à corps perdu. „O mon ami, sauve-moi, “s'écria-t-elle! Il vient, il vient le grand “Juge. La fin du monde est arrivée.“ Elle dit, resta immobile presque évanouie, le visage caché dans mon sein. Elle regrettoit amérement l'état paisible où elle vivoit dans l'ombre, le préféroit au malheur d'exister sous un ciel ouvert capricieux, qui vomit sans cesse les eaux, les seux, la mort le ravage. Tous les effets de la nature, auxquels nous ne pensons point, la frappoient d'une maniere qui m'étonnoit à chaque moment, me rendoit surpris de sa surprise. La grêle lui parut un déluge de pierres lancées du ciel pour l'assommer. Un peu de neige qu'elle vit tomber sur le haut d'une montagne, l'étonna sans l'effrayer. Je la menai dans une glaciere, où j'eus une peine inconcevable à lui persuader que la glace étoit de l'eau. Je lui expliquois tous les phénomenes qui s'offroient à nos yeux. Je lui faisois comprendre la nature; mais je ne l réconciliois pas toujours avec elle. Les couleurs des feuilles, des fleurs, des gazon lui plaisoient; elle goûtoit aussi celles des nuages du matin du soir, les nuances de l'arc-en-ciel; mais elle conservoit toujours un amour particulier pour la nuit Elle aimoit passionnément les étoiles, sur-tout la lune; je la plongeois dans l'extase, quand je lui donnois quelque connoissance astronomique des cieux. J'étuiois moi-même la nature, en la faisant connoître à cette belle éleve; en observant l'impression que ses effets produisoient sur elle, j'étois, à mon tour, frappé de mille choses merveilleuses, auxquelles l'habitude nous rend insenfibles, que je n'aurois peut-être pas senties, si je n'avois eu sous les yeux ma jeune adepte. Cependant Almanzine s'inquiétoit de mes abfences, dont elle ignoroit la cause. Je lui menai Tatonille; elles furent réciproquement surprises à la vue l'une de l'autre. Elles s'admirerent mutuellement. Almanzine demanda à sa rivale laquelle figure lui plaisoit davantage de la sienne ou de la mienne. „Ah! princesse, lui répondit la jeune “ingénue, vous êtes un ange, mais notre “ami est un homme.“ Elles s'embrasserent toutes deux; voilà un couple d'amies jusqu'à nouvel ordre. Je passai quelque temps dans cette vie, qui avoit en vérité bien des délices. Je n'étois pas fâché, me trouvant dans l'âge des plaifirs, de goûter tous ceux qui se présentoient. La danse, les sestins, les partes de toute espece varioient mes journées. Les plus doux amusements étoient ceux de l'amour. Je voltigois entre Almanzine Tatonille, mes deux principales favorites; mais d'ailleurs, les plus jolies mortes de ce séjour céleste paroissoient très-flattées quand je recherchois leurs faveurs; elles se seroient fait un très-grand scrupule de me les refuser. Toutes méritoient qu'on leur rendît hommage; toutes recurent le mien; de sorte que je pus regarder ce grand enclos comme mon serrail; jamais monarque de l'Asie n'en eut un si beau. Ceux qui ont lu les Mémoires Turcs, doivent connoître le temple de Jatab ses heureux prêtres, qui jouissoient des prémices de toutes les vierges du canton. Je me suis rappellé cent fois ce livre enchanteur dans mon brillant Elisée. Je jouissois donc des plus heureux passetemps, mais qui n'affectoient que les sens; mon cœur y prenoit peu de part; car je n'éprouvois pas un veritable amour pour mes deux favorites; j'avois besoin de goûter les plaisirs de l'ame. Je me trouvois plus heureux dans la mine quand mon esprit s'occupoit à policer le peuple Gnôme, à lui enseigner des arts que j'étois obligé d'apprendre moi-même. Il n'y a rien dont on se lasse si-tôt que des plaisirs. D'ailleurs, je voyois que la jalousie faisoit naître quel-que aigreur entre mes deux beautés. D'abord elles se firent des amitiés excessives, qui me donnerent un soupcon de la haine qu'elles vouloient se cacher réciproquement; ensuite cette haine parut malgré tous leurs efforts. Peu-à-peu elles se gênerent moins pour la cacher; l'enfer alloit naître dans les champs Elisées. Je sentis que, pour accorder ces deux femmes, il falloit les séparer; c'est-à-dire, ramener Almanzine dans le séjour des vivants, laisser Tatonille dans celui des morts; mais je voulois conserver la jouissance de l'une de l'autre. Pour en venir à bout, je résolus d'entrer dans l'état de la prêtrise. Je concus que, par ce moyen, j'aurois l'avantage d'aller venir librement d'un monde à l'autre, de posséder la blonde dans l'un, la brune dans l'autre: projet coupable, sur-tout dans un amant de Julie. Je parlai de cette idée à l'un des bienheureux ministres de la religion des Gnômes, qui me dit: „Pour être prêtre, il faut être “vivant, vous êtes mort.“ Je lui répondis que j'étois en état de prouver incontestablement que j'étois vivant; que d'ailleurs il suffisoit de me ressusciter avec Almanzine, qui y consentit. Ce séjour commencoit à lui peser, parce qu'elle y voyoit sa rivale; elle s'ennuya de la mort, demanda qu'on nous rendît à la vie. On nous fit encore essuyer, pour notre retour, des cérémonies bizarres. Il fallut prendre une seconde fois la potion soporique. Je savois le vrai chemin; mais il ne me fut pas permis de détromper Almanzine. Nous fûmes environ six heures-en route; il n'y avoit qu'un quart d'heure de chemin; ma maîtresse crut avoir voyagé au moins quatre mois, nous arrivâmes bien éveillés. Je retrouvai à mon retour dans la mine, la lumiere artificielle assez agréable, mais je ne tardai pas à sentir que rien ne peut valoir le jour. Je fus bientôt ordonné prêtre Gnôme, avec des cérémonies plaisamment graves. Ce nouveau genre de vie avoit ses agréments; j'allois presque tous les jours voir ma chere Tatonille, je me partageois entre les vivants les morts. Cette diverfité avoit quelque chose de piquant. D'ailleurs, une infinité de trèsjolies personnes venoient me consulter sur leurs fautes, mettre leur conscience entre mes mains; cela me valoit mille attentions de leur part; je voyois que les femmes ont beaucoup de dévotion pour leur directeur, quand il est jeune. Tous ces privileges pouvoient avoir quelques douceurs; mais il m'étoit bien pénible d'aider à tromper les hommes, de fonder mes plaisirs sur leurs erreurs. J'éprouvai dans la mine une nouvelle sorte de volupté. Depuis mon retour, la tendre obscurité qui régnoit dans ses recoins divers m'affectoit agréablement. La lumiere d'une huile plus pure que l'ambrosie, avoit ses graces; elle répandoit sur tous les objets un prestige enchanteur. D'ailleurs on étoit, dans ce séjour, à l'abri de l'intempérie des airs, de l'alternative des saisons. La situation particuliere de ce peuple lui inspiroit des idées qui n'étoient qu'à lui, qui donnoient un ton singulier à sa poésie. En voici quelques échantillons que j'ai traduits, que passeront ceux qui n'aiment que les aventures. LETTRE Du Gnôme Sombreval à Phosphorine, son Amante. „Que fais-tu, ma chere Phosphorine, “ô toi, plus belle à mes yeux que la lam“pe d'or qui brûle dans le sanctuaire du “Dieu Grondinabondo, dont l'huile bal“samique répand au loin les plus suaves “odeurs? La nuit me semble exister par“tout où tu n'es pas; sans toi je ne sau“rois vivre. En cherchant de tous côtés la “trace précieuse de tes pas, je me suis “souvent égaré dans des cavernes profon“des, où la main des hommes, par une “téméraire clarté, n'avoit point osé vio“ler les vénérables ténebres entassées de“puis la création du monde. Quelle hor“reur m'environnoit! Il sembloit que “j'étois dans l'anéantissement, hors de “l'empire de la nature. Tu approchois, “le son de tes pas se cadencoit à mon oreille, t'annonçoit à mon cœur. Je “respirois de loin ta douce haleine, plus “pure que l'air oéleste dont jouissent les “morts bienheureux dans les régions de “la lumiere. Ta timide voix percoit le “silence auguste des somterrains, appel“lant doucement ton amant, comme la “voix du Créateur appella mon ame à la “vie. Je saisissois ta douce main, que tu “me tendois dans l'ombre. Je l'appuyois “sur mon cœur, qui battoit avec un ten“dre frémissement. Alors l'obscurité se “dissipoit; je te voyois des yeux de mon “ame, ou plutôt Pobscurité avoit des “charmes, que la lumiere la plus bril“lante ne peut égaler. Viens donc, ô ma “chere Phosphorine, viens consoler “amant qui languit loin de toi, qui ne “peut respirer que dans tes bras.“ Réponse de Phosphorine. O mon cher Sombreval, enfin ta let“tre heureuse, comme l'air ouvert qu'on “respire sur le bord du grand fleuve, m'a “rendu l'ame la vie. Le grand-prêtre “Profondon s'est emparé de ton amante; “il est venu me saisir dans l'instant que je “priois, sur les marches du sanctuaire, “le Dieu des souterrains, pour l'accom“plissement de nos vœux, pour notre “prompt hymen. Il m'a entraînée dans le “profond abyme, que n'a jamais vu la lu“miere, par qui l'on voit tout. Il m'a dit “qu'il vouloit me rendre heureuse; mais “comment puis-je l'être sans toi? Il m'entre“tient d'un séjour céleste où il veut me “transporter, où une lampe unique, éter“nelle“nelle, qu'il dit être l'œil de Dieu même, “avance sur la tête des hommes dans l'im“mensité de l'espace, fournit un jour “brillant, auprès duquel des millions de “flambeaux ne sont qu'une étincelle; où “la voûte sublime, azurée, ne pourroit “être touchée par des millions de pyra“mides élevées l'une au dessus de l'autre, “dans les siecles des siecles. Pour me “peindre ce beau séjour, il m'étale des “idées inexprimables, que toi seul pour“rois me faire comprendre; car tu es tout “pour moi, toi seul peux me rendre “heureuse. Te rappelles-tu ces moments “de délices que nous coulions ensemble, “assis, dans une ombre favorable, sur le “bord du fleuve, dont le murmure nous “plongeoit dans une douce rêverie, tan“dis que nous appercevions dans le loin“tain les lumieres de la ville, dont les “rayons venoient jusqu'à nous, en trem“blant sur l'onde émue? Je laissois ma “main reposer dans la tienne, j'étois “sans doute heureuse, puisque je ne de“sirois plus rien. Que peut le séjour cé“leste, dont on nous parle, nous offrir “de semblable à cette situation? Viens, “mon cher Sombreval, viens m'enlever “au grand-prêtre. Un seul de tes regards “vaut mieux pour moi que toutes ses “promesses, quel que soit l'asyle qu'il “me propose, la douleur la mort re“gnent à mes yeux, par-tout où je ne te “vois pas.“ Sombreval à Voutondo, son ami. „O mon cher Voutondo, cœur plus “pur que l'or qui compose le tabernacle “du Dieu Grondinabondo, c'est à toi que “je tends les bras, du fond de l'abyme où “je gémis. O mon ami, tout est perdu “pour moi! La belle Phosphorine, pru“nelle de la nature, que le Dieu des Alfon“dons regardoit avec complaisance, n'existe “plus pour moi. Le grand-prêtre Pro“fondon l'a jugée digne de ses embrasse“ments augustes; honneur sublime que je “paie de mes larmes, qui fait couler “celles de mon amante! Il l'avoit enlevée “ renfermée dans un souterrain profond, “sous le sanctuaire de notre divinité, asyle “sacré, d'où les oracles s'élevent pour “retentir à nos oreilles. Il a voulu ensuite “la transporter dans la terre de vie, séjour “élevé au dessus de nos têtes, où nous ne “pouvons être admis qu'après avoir été dé“pouillés de l'enveloppe fragile où languit “notre ame exilée. Elle a gémi d'un projet “qui faisoit sa gloire; elle aimoit mieux “cent fois respirer avec moi dans les ca“vernes souterraines, que de jouir loin de “moi de l'immortalité, dans les campagnes “de l'Ether. On a daigné m'introduire au“près d'elle, dans le profond abyme inao“cessible à tout mortel. Le grand-prêtre “lui avoit ordonné de boire la potion fa“tale qui donne la mort. Elle étoit lan“guissammem étendue sur le lit funéraire. “Déja ses yeux nageoient dans l'ombre “éternelle. La pâleur du trépas étoit ré“pandue sur ses belles joues. Jamais elle “ne fut fi touchante; jamais elle ne fut “si belle. Elle m'a serré la main, de sa “main mourante. J'ai vu ses beaux yeux “se ranimer un moment, pour me dire le “dernier adieu, se fermer bientôt au “sommeil de la mort. J'ai vu sa belle ame “s'envoler vers le séjour du bonheur, en “regrettant son amant, qu'elle préféroit “au ciel même. Mon cœur déchiré a sai“gné cruellement. Elle a emporté ma vie. “D'épaisses ténebres se sont répandues sur “mes yeux: ténebres fugitives, pourquoi “n'ont-elles pas duré? Mon ame, à “présent, voleroit après l'ame céleste de “ma chere Phosphorine, s'uniroit pour “jamais avec elle, tandis que mon corps “dormiroit avec le sien dans la paix du “tombeau. J'ai voulu me donner la mort “pour la suivre; le grand-prêtre me l'a “défendu, m'a voulu attacher malgré “moi à cette vie périssable. Ma chere “amante n'est plus qu'une ombre: ses “divins attraits sont éteints. Ce corps an“gélique est sans doute enseveli sous la “terre: on l'a dérobé à mes embrasse“ments, moi je reste seul ici, comme “la lampe solitaire qui brûle sous une “voûte écartée, où nul mortel ne porte ses “pas. Je verse des pleurs, comme la “fontaine plaintive, dont l'eau filtrée au “travers des rochers, coule en murmu“rant sous les cavernes retentissantes. “Mais pourquoi m'affliger? Ma Phos“phorine est heureuse; elle voit le ciel à “découvert; elle respire sous les rayons “de ce grand œil de la nature, dont nous “appercevons quelquefois l'image dans “notre sanctuaire. Le pontife suprême, “dans un asyle sacré, l'honore de ses sain“tes faveurs. Il jouit des appas de Phos“phorine, qui sont aussi beaux que ceux “de son vrai corps, quoiqu'elle ne soit “plus qu'une ombre légere. Hélas! c'est “cela même qui me tourmente. Oserai-je “t'avouer un secret qui devroit être ense“veli dans les plus profondes abymes? Je “crois que mon ame ose être jalouse du “bonheur dont jouit le grand-prêtre, avec “celle de mon amante; les plaisirs “qu'il goûte sont autant de coups de poi“gnard pour mon cœur. Pardonne, ô mon “Dieu, des foiblesses que je déplore. “Viens donc, ô cher Voutondo, viens “fortifier ma vertu ma foi; viens con“soler un ami qui n'a plus que toi dans “ce monde.“ Phosphorine à Sombreval. „Je te salue, mon bien aimé; je t'écris “du séjour céleste, où je respire le pur “éther, où je suis éclairée par l'œil de “Dieu même. Puisse une idée du bonheur “ineffable dont je jouis s'échapper vers “toi, me peindre à ton esprit dans tes “songes heureux! Quoique je respire dans “un autre univers que toi, quoique je sois “dépouillée de ce corps terrestre, où ton “ame éprise daignoit trouver des appas, “je m'occupe encore de toi. Oui, tu es “aussi près de mon cœur, que quand je “vivois auprès de toi, sous nos voûtes “solitaires. Enfin, te voir à mes côtés se“roit pour moi le comble du bonheur. “Oh! combien je t'ai desiré! Combien “j'ai versé de larmes aux pieds du grand“prêtre, pour le conjurer de te donner “aussi la mort, afin de te faire vivre ici “auprès de ton amante: larmes superflues “ peut-être criminelles, puisqu'il n'est “pas permis d'en répandre dans ce beau “séjour! “Comment te peindrai-je le paradis que “j'habite? Il me faudroit des mots nou“veaux pour des idées nouvelles. Com“ment représenter la voûte azurée aussi “vaste que la pensée, pour la hauteur “pour l'étendue? Quel torrent de lumiere, “quand le Dieu des cieux la parcourr “pendant la journée! Quel spectacle au“guste, quand la lune des millions d'é“toiles y étincellent pendant la nuit! Quelle “beauté dans les nuages majestueux qui “s'y promenent! quel aspect souriant “que celui de la campagne! Ah! si tu “marchois sur les gazons émaillés, si tu “reposois à l'ombre des arbres verdoyants, “si tu respirois le baume des fleurs, si ta “vue se perdoit dans les lointains bleuâ“tres, si tu entendois les concerts des oi“seaux l'harmonie de la nature, si tu “voyois le ciel peint dans le miroir des “eaux! Ah! mon cher Sombreval, pour“quoi ne jouis-tu pas avec moi de toutes “ces merveilles! “Si tu savois la bonté dont m'honore “le pontife suprême! Croirois-tu qu'il “me distingue de toutes les célestes habi“tantes qui parent ce beau lieu, qu'il “daigne me visiter tous les jours? Il fait “plus, ô mon ami, il dépose avec moi “sa majesté souveraine, daigne prendre “devant mes yeux cet air attendri ces “regards amoureux, qui te méritoient mes “adorations I m'a conduite dans un “bosquet solitaire, dont rien n'égale les “appas. Il a daigné m'y couvrir de ses “baisers. Je l'ai vu imprimer ses levres “enflammées presque sur chaque partie “de mon corps: je dis mon corps, car “qnoique pur esprit, je conserve l'appa“rence de ma dépouille mortelle d'une “maniere si frappante, que la foi seule est “capable de me faire croire que je n'en “ai pas la réalité. Enfin, le grand-prêtre “m'a plongée dans des torrents de volup“té, m'a comblée de caresses, qui m'ont “ôté, pour un moment, la connoissance. “O mon cher Sombreval! oserai-je t'avouer “mon crime, que l'amour seul peut ab“soudre? Dans les bras du pontife, je “n'étois occupée que de toi; quand il “m'honoroit de ses faveurs augustes, j'au“rois, voulu les recevoir de toi; je te “les aurois, je crois, rendues avec plus “d'ame. Il a renouvellé plusieurs fois ces “scenes voluptueuses; je porte dans mon “sein un fruit de ses chastes embrasse“ments, un enfant spirituel qui doit naî“tre, pour occuper un des trônes de la “terre. Je desire de le mettre au monde, “afin de retourner auprès de toi; car il a “daigné me promettre qu'alors il me ren“dra à la vie, pour me joindre à mon “amant. Il me dit même que je pourrai “goûter dans tes bras une ombre des “plaisirs que j'ai goûtés dans les siens. O “mon bien aimé! c'est peut-être un crime “de le croire; mais, avec plus d'amour, “ils seront peut-être plus grands. “Que fais-tu cependant, chere ame “de mon ame? Tandis que je nage dans “un torrent de délices, tu me pleures sans “doute; tu égares tes pas dans les grottes “solitaires, sur les bords les plus lointains “du grand fleuve; tu me demandes aux “échos caverneux, tes gémissements rou“lent fous nos voûtes retentissantes: tu me “cherches par-tout où nous avons respiré “ensemble dans les jours de notre intimité: “tu t'étends sur ma tombe; tu échauffes “de tes baisers la pierre froide qui cou“vre mon corps; tes jours ne sont “qu'une longue nuit, dont les heures pé“nibles se traînent dans le deuil. Cependant “j'ose jouir sur les fleurs des plaisirs les “plus doux. Ah! je me les reproche, puis“que tu ne les partages pas! J'aimerois “mieux pleurer encore avec toi, sous nos “cavernes sombres, que d'être heureuse “loin de toi. Je te tends mes bras à tra“vers les mondes qui nous séparent; con“soletoi, notre bonheur commun va bien“tôt commencer; oui, bientôt je dépose“rai le fruit auguste des embrassements du “pontife, je revolerai soudain vers la “vie vers toi. Adieu, mon bien aimé; “mon ombre t'embrasse; puisse mon baiser “se reposer sur tes levres.“ Sombreval à Voutondo. Applaudis-moi, mon cher Voutondo, “je suis au comble du bonheur; puisse “ma joie illimitée se répandre dans ton “ame! Ma chere Phosphorine est revenue “à moi du séjour de la mort; je l'ai vue “plus belle que la lumiere, plus éblouissante que des millions de flambeaux, “couronnée de ces fleurs brillantes qui “naissent dans le séjour qu'elle a quitté; “elle m'a tendu ses bras en tremblant d'une “douce joie. Je suis ressuscité avec elle; “ le pontife suprême, le même qui l'a “honorée dans l'autre monde de ses em“brassements, a daigné m'unir à elle d'un “lien sacré, qui me rend possesseur de “ses appas. Qui pourroit te décrite les plai“sirs ineffables que j'ai goûtés avec elle, “sous les auspices de l'hymen? Elle se “vante que le grand-prêtre en a fait ressentir de pareils à son ombre, quand “elle étoit dans le séjour céleste, qu'elle “a mis au monde un fils spirituel (c'est “son terme) qui doit occuper sans doute “un des premiers trônes du monde. Croi“roistu que cette confidence indiscrette “funeste altere un peu, s'il est possible, “le pur amour que je lui porte? Elle a “beau me dire que c'est son ame seule “qui a concu mis au monde un fils, “je trouverois son corps plus pur, si son “ame étoit vierge. Te le dirai-je même? “Ce grand-prêtre, dont on me dit que “les caresses sont si honorables méritent “tant de reconnoissance, m'inspire je ne “sais quoi qui aigrit mon cœur contre lui. “Phosphorine me dit qu'il daignera peut“être encore venir la visiter dans notre “lit nuptial. Qu'il y vienne! je punirai “son insolence. J'ai cru voir dans ses re“gards, quand nous étions à ses pieds, “quand il nous unissoit ensemble, je ne “sais quoi de moqueur, je dirai même “de sourbe. Pardonne tant de blasphêmes; “c'est l'excès de mon amour qui me les “arrache. Ma jalouse délicatesse s'effarounche de ce que l'ombre de mon amante “a volé dans d'autres bras que les miens. “Je voudrois être seul à faire son bonheur, “comme elle seule peut faire le mien. Mais écartons les sombres idées amoncelées dans “mon ame, comme des ombres nuisibles; “goûtons sans mélange les plaisirs que le “ciel nous accorde. Viens, mon cher Vou“tondo, viens être témoin de notre féli“cité, t'en procurer une pareille dans “les bras de ton amante.“ Ce peu de lettres doit suffire, je crois, pour donner une idée du style des Gnômes. Cependant tous les extravagants préjugés de ce pays souterrain commençoient à m'ennuyer, d'autant plus qu'étant prêtre, je me voyois doublement obligé de les respecter. J'aurois bien voulu chercher à ouvrir les yeux de quelque Gnôme; mais le roi m'avoit fait jurer que je ne parlerois bon sens à personne. „Vous “vous feriez, me disoit-il, assassiner en “pure perte; que dis-je, assassiner! les “prêtres vous ayant admis dans leur so“ciété, vous regarderoient comme un “traître; il n'y auroit point de supplice “qu'ils ne vous fissent souffrir. -- Mais vos “préjugés, lui répondis-je, peuvent-ils “être plus absurdes? -- Je conviens, ré“pliquoit le roi, qu'ils sont d'une absur“dité insoutenable. Je vois bien, à votre “éducation, que votre patrie doit être plus “éclairée, que par conséquent vos “dogmes religieux doivent beaucoup plus “approcher de la raison. (Je trouvai cette “phrase fort cavaliere.) Donnez-m'en je “vous prie, une idée, me dit-il un jour; “peut-être les pourroit-on, peu-à-peu, “substituer aux nôtres, ou au moins cor“riger les uns par le mélange des autres.“ A cette proposition, je me sentis un louable desir de propager notre sainte foi, , nouveau missionnaire, je fis au roi, le mieux que je pus, un exposé elair méthodique de ce que l'on nous enseigne dans notre enfance. J'étois un apôtre sans mission, je le confesse à ma confusion, j'en suis si honteux, que je ne sais trop si je devrois raconter ici l'effet de ma prédication. Qu'on attribue mon mauvais succès à l'indignité, à l'ignorance du ministre.Je voulois aller faire des prosélytes ailleurs; car je m'ennuyois tous les jours de plus en plus sous terre. On sent bien que je n'aurois eu garde d'y rester si longtemps, si l'on ne m'y avoit retenu malgré moi. Je pouvois demander tout ce que je voulois, excepté mon congé. Dans la nouveauté, ce séjour m'avoit plu par sa fingularité; mais au bout de deux ans, la voûte infernale de cette mine me pesoit sur les épaules. Un hasard imprévu me fournit les moyens de quitter ce séjour. Les députés de la nation alloient réguliérement, comme je l'ai dit, porter leur or aux habitants du dehors, recevoir des provisions en échange. Ils apprirent, un beau matin, que le pays supérieur qui les nour. rissoit, venoit d'être conquis par une puissance voisine, que par conséquent il n'y avoit plus de vivres à espérer, à moins qu'on ne s'accordât avec le vainqueur. On envoya sur le champ des députés vers le général des troupes victorieuses. “C'étoit, nous disoit-on, un fort bel “homme, très-poli, très-franc, très“gaillard.“ Nos gens allerent le trouver; ils n'entendirent pas plus sa langue, qu'il n'entendoit la leur. Ils lui raconterent, en s'expliquant comme ils purent, qu'ils habitoient sous la terre, dans une ville d'or, qu'ils formoient un peuple nombreux. Il leur dit que cela devoit être curieux; qu'il feroit peut-être un tour chez eux. Ils lui répondirent qu'il y verroit de fort belles choses; mais que, s'il vouloit se laisser empoisonner, on lui en feroit voir encore de plus belles. En un mot, ils lui parlerent, selon les préjugés de leur religion, qui étoient vraiment comiques. Il en rit de tout son cœur. „Mes bonnes gens, “leur dit-il, vous êtes bien drôles; mais “il ne m'est pas possible de contracter avec “des cerveaux comme les vôtres. Cepen“dant, que juger de votre nation par ses “députés? “Il leur écrivit une petite lettre qu'il leur remit, en leur disant: „voilà “mà réponse, portez-la à vos maîtres.“ Cètte réponse étoit inintelligible pour eux. Je leur demandai, à leur retour, des nouvelles de ce général; ils me répondirent qu'il étoit plaisant, qu'il disoit beaucoup de mots semblables à ceux que je prononcois dans ma colere. Les prêtres exorciserent sa lettre; , après l'avoir mise sur l'autel, la sommerent juridiquement de répondre, d'expliquer son contenu; la lettre resta muette. On vouloit, pour la punir, la condamner au feu; mais la vie en dépendoit; car on avoit besoin de vivres. Enfin, après avoir cherché toutes sortes de moyens, le dernier dont on s'avisa fut de s'adresser à moi. On vint me prier de faire les opéraons les plus efficaces pour forcer la lettre à s'expliquer. Toute l'opération consista, de ma part, à la lire, en la traduisant à ce peuple subtil. Elle étoit en françois; jugez de ma surprise. En voici la teneur:„On m'a envoyé des extravagants, qui “m'ont dit être les députés d'un peuple “qui vit sous la terre. S'il existe un peu“ple si privilégié, je lui en fais mon com“pliment: je sens qu'il a besoin de pain, “qu'il faut lui en fournir; je ne m'y refuse pas; mais qu'il m'envoie au moins “quelqu'un de raisonnable, avec qui je “puisse faire des conventions. Ces nobles “ambassadeurs m'ont dit des absurdités; “ m'ont invité fort poliment à me laisser empoisonner pour voir de belles cho“ses. Ces disparates peuvent faire rire; “mais on n'avance pas un sou là-dessus. “Salut au peuple Gnôme. Signé, Tronnon “Tonnerre, général. J'expliquai cette lettre au brave sénat, aux prêtres aux ambassadeurs, qui furent tout étonnés. Il ne leur seroit jamais venu dans l'idée qu'on les prît pour des extravagants. Mais comment faire pour traiter avec l'homme fingulier qui leur écrivoit? quel député lui envoyer? On chercha encore long-temps; il falloit trouver quelqu'un qui pût parler avec cet étranger; on passa en revue tout le monde, l'un après l'autre, l'on ne voyoit personne capable de remplir cette commission: enfin on pensa à moi, quand on ne sut plus à qui penser. On m'envoya donc, avec deux Gnômes, en qualité d'ambassadeur, pour offrir de l'or au vainqueur, lui demander des vivres en échange. Les adieux d'Almanzine furent extrêmement tendres, quoiqu'elle comptât me revoir le lendemain. Elle versa des larmes, je fus attendri. Pour me mettre à même de faire plus d'impression sur le général étranger, on me revêtit de mes habits sacerdotaux dans toute leur solemnité, l'on m'assura qu'en me voyant dans cet équipage, tous les rois de la terre devoient se mettre à genoux devant moi. Je partis avec tout le cérémonial requis, je descendis le fleuve, je vis enfin le grand jour. J'en avois déja joui, dans ce que les Gnômes appelloient les Champs-Elisées; mais c'étoit dans un lieu renfermé, seulement pour quelque temps, au lieu qu'à présent je me trouvois en plein air; je comptois bien ne pas retourner dans ma cage, je me flattois même de retrouver ma Julie. LIVRE TROISIEME. Nous eûmes beaucoup de peine, mes compagnons ambassadeurs moi, à rejoindre le général étranger, qui couroit fort vîte. Enfin nous l'atteignîmes, nous fûmes admis dans son conseil. Tout le monde y étoit vêtu à la françoise; tout le monde parloit françois. Je ne comprenois rien à cela. Mes compagnons, qui me respectoient beaucoup, s'imaginoient que mes habits sacerdotaux inspiroient pour moi à ces étrangers la plus profonde vénération; mais à peine parus-je devant ces guerriers singuliers, qu'il s'éleva parmi eux un rire inextinguible. C'étoit à mes habits majestueux que je devois ce gracieux accueil. Je reconnus bien là des Francois. Il est vrai que j'étois drôlement fagoté. J'avois des cornes sur la tête; mes bras étoient passés dans une espece de culotte, sur-tout je portois devant moi la figure d'un très-gros Priape. On dit au général, à notre arrivée, que nous étions les députés du peuple Gnôme. Oh les fous! répondit-il en nant, voyez “leur accoutrement. Je le priai, dans “ma langue naturelle, de ne pas faire at“tention à l'habit, qui varioit toujours selon les différents pays..... „Quoi! dit-il en “m'interrompant, vous parlez notre lan“gue! êtes-vous François?“ Je lui répondis quo oui. -- „Morbleu, reprit-il, il y a “des François par-tout, jusques sous terre. “Mais, mon cher ami, qu'êtes-vous allé “faire parmi ces extravagants?“ „Monsieur, lui répondis-je, ces gens ont “leurs préjugés à eux comme leurs habits; “mais dépouillez-les de cette enveloppe, “ vous trouverez sous cette écorce la “même étincelle de bons sens que chez les “autres hommes. D'ailleurs, ils ont les “mêmes besoins; ils ont faim. Ils vous “offrent de l'or, donnez-leur du pain.“ -- „Bon, répondit-il, voilà ce que j'ap“pelle parler: hé bien, Monsieur, on leur “en donnera. Mais suivant le vieux pro“verbe, en donnant donnant. Mandez à “vos Gnômes qu'ils envoient de l'or sur le “champ; on leur remettra des vivres, “ipso facto; on recevra d'une main, on donnera de l'autre.“ Il nomma des commissaires pour s'arranger avec moi, me souhaita le bon jour. J'envoyai mes deux compagnons députés dire aux Gnômes qu'ils envoyassent à l'entrée du fleuve, sous la voûte, une quantité d'or que je déterminai; je réglai, avec les commissaires, ce qu'ils devoient fournir en échange. Le général m'invita à dîner. On mangea fort bien à la francoise, l'on chanta de vieilles chansons du temps de Louis XIV. Ce galant homme me fit accueil à sa maniere, c'est-à-dire fort gaiement sans façon. Il causa un quart-d'heure avec moi: j'imitai son ton franc sans gêne, je lui revins assez. Je lui avouai que je n'avois pas envie de retourner chez les Gnômes! „Vous “avez raison, me dit-il; vraiment il “convient bien à des animaux de cette es“pece de posséder un homme comme vous! “Vous êtes un luron, ajouta-t-il; je veux “vous présenter à notre reine.“ Je lui demandai s'il étoit Francois, comment il y en avoit dans ce pays-là; comme “il s'en est trouvé dans votre mine, dit-il; “par un enchaînement burlesque de cir“constances. Nous vous expliquerons tout “cela. Vous m'apprendrez aussi par quel “hasard vous vous trouvez prêtre am“bassadeur des Gnômes.“ Je lui demandai encore s'il avoit chez lui une grande jeune personne, très-jolie, nommée Julie de Noirville. „Nous avons, me répondit-il, “beaucoup de Julies de très-jolies per“sonnes; vous ferez aisément connoissance “avec elles,“ Et là-dessus il se mit à parler à un tas d'importuns; ce qui termina notre conversation. Le lendemain, les députés revinrent. Comme leur nation avoit faim, ils apporterent le double de l'or que j'avois fixé. On leur livra leurs provisions selon ce que j'avois réglé. On convint de continuer à leur en fournir sur le même pied aux mêmes conditions qu'ils en obtenoient ci-devant du peuple qu'on venoit de vaincre. Le général se fit livrer tout l'or; il en fit deux portions égales; il en prit une, dit: voilà pour “nous, mais il n'est pas juste que nous “emportions l'autre part, qui excede ce que “nous avions demandé; tenez, me dit-il, “je vous en fais présent.“ Il y avoit au moins la charge de douze mulets; c'étoit de quoi me faire une fortune énorme. Je reçus ce présent avec joie reconnoissance, en embrassant avec transport mon bienfaiteur. Les députés furent charmés de leur marché, fâchés de me perdre. Ils partirent pour la mine; l'armée décampa, dut se rendre vers les frontieres; le général prit la poste pour faire un voyage à la cour. Il vouloit me donner plusieurs de ses soldats pour porter mon or; car il n'y avoit point de bêtes de somme dans ce pays. Je n'en voulus point, parce que d'autres porteurs s'offrirent à moi, me solliciterent de les accepter. Je me trouvai bientôt seul avec ces maudits porteurs. Une partie se chargea très-lestement de mes richesses, d'autres voulurent m'enlever moi-même. Je préférai de marcher à pied, ils me suivirent. Je me trouvois immensement riche. Je formois les projets les plus agréables; je me promettois de retourner bientôt en France; déja je me voyois possesseur de ma Julie. Mais on sait comment la fortune m'a toujours traité, avec quelle promptitude elle m'a constamment soufflé ses présents, presque dans l'instant qu'elle me les offroit; ainsi l'on se doute bien que, si je suis à présent Crésus, je vais être bientôt lrus. Rien de plus simple que le procédé par lequel je fus dévalisé. Mes porte-faix étoient nombreux, je me trouvois seul à leur merci; ils étoient de plus voleurs, je ne pouvois les empêcher de me voler. Je reconnus alors combien j'avois eu tort de refuser l'escorte que le général m'avoit offerte. Les brigands commencerent par marcher d'une vîtesse étonnante, tellement que j'avois peine à les suivre; ils arriverent bientôt dans une grande forêt. Là, chacun s'enfonca de son côté parmi les arbres; je courois tantôt après l'un, tantôt après l'autre; mais je ne pouvois les poursuivre tous à la fois. J'avois beau les appeller leur crier: „Mais “songez donc que cela m'appartient, que “c'est toute ma fortune:“ ils étoient sans oreilles, mais non sans jambes; je les perdis bientôt de vue l'un après l'autre. Je vins à bout d'en attraper un, mais deux autres enleverent son fardeau; me laisserent l'homme, qui sut aussi se défaire de moi Je me trouvai bientôt seul au milieu de quatre autres coquins, qui m'avoient suivi, malgré moi, pour me porter moi-même. „Oh! me dirent-ils, il est inutile “de courir; vous ne les reverrez jamais, “nous vous le cautionnons.“ Je ne trouvai pas ce propos consolant, quoiqu'ils semblassent me parler ainsi pour me consoler. „Monsieur, ajouterent-ils, vous voyez que “nous n'avons pas notre part du gain que “ces messieurs viennent de faire; nous “espérons que vous voudrez bien nous dédommager.““Qu'appellez-vous vous dédommager? “leur répondis-je. Etes-vous aussi des vo“leurs? voudriez-vous, malheureux, votre “part du vol? Mais au moins, “reprirent-ils, vous devez nous payer “pour avoir voulu vous porter. Les co“quins! Je leur répondis: ma foi, je “n'ai pas le sou; ces brigands m'ont réduit “à la derniere misere. -- Vous ne trou“verez pas mauvais du moins, dirent-ils, “que nous tâchions de tirer parti de vos “habits: vous voyez que nous sommes “accommodants. -- Comment, scélérats! “m'écriai-je.“ Ils ne firent pas attention à mes cris, , triomphant aisément de ma foible résistance, ils me dépouillerent avec la plus rigoureuse exactitude. Ils regardoient en pitié mes habits baroques. „Mais voyez un peu, disoient-ils, quels “habits extravagants! que diable veut-il “que nous fassions de cela? Nous n'en “tirerons pas de quoi nous rafraîchir. En “vérité, nous avons fait là une belle journée.“ Je l'avois faite plus mauvaise qu'eux. „Et le joli mignon, ajoutoient-ils; “il faut des porteurs à cela! (Je ne les avois ni demandés, ni employés.) „Ah! “drôle, tu mériterois bien que nous nous “payassions sur tes épaules; mais cela se “retrouvera.“ A ces mots, ils me gratifierent de quelques coups de poings, me jeterent par terre, disparurent. Je me levai roué de coups tout nu, perdu dans un grand desert sablonneux. Que faire? Je m'avançai lentement du côté par où j'avois vu mes bourreaux s'échapper. La nuit vint; elle fut des plus noires. Que devenir? „Hélas! me disois-je, “pourquoi ai-je quitté le séjour des Gnô“mes? Je serois à présent bien à mon aise “dans le lit d'Almanzine, ou de quelque “autre beauté, dans l'abondance royale, “dans le sein des voluptés; je me vois, “ô Dieu!.. si riche, il n'y a qu'un moment, “formant de si agréables projets.... Ah! je “suis né pour être malheureux! O ma Julie, “où es-tu? Si tu voyois ainsi ton amant, tu “le plaindrois. Tout lui manque, mais, “au sein des déserts, il ne pense qu'à toi, “il ne regrette que toi.“ En prononcant ces tendres complaintes, j'entendois, de temps en temps, les rugissements des lions qui me tiroient fort désagréablement de ma rêverie amoureuse; il tomboit du verglas sur ma chair nue; je ne pouvois me coucher; , pour m'échauffer du moins, il falloit toujours marcher, au risque de m'égarer de plus en plus. Je courus toute la nuit dans l'ombre la plus épaisse. Heureusement je ne rencontrai ni pierre ni fossé pour me casser le cou J'étois dans un grand désert, où il n'y avoit que du sable; j'enfoncois aisément, je me débarrassois avec peine; mais au moins cet exercice m'échauffoit, parce qu'il étoit pénible. Malgré l'embarras où j'étois plongé, je m'occupois beaucoup des moyens de revoir ma Julie, de renouer mon mariage avec elle, comme si j'avois été sûr qu'elle fût encore au monde. J'étois aussi fort inquiet sur la maniere de me trouver à l'audience de la reine, dont le général m'avoit parlé; car c'étoit le lendemain qu'il m'avoit donné rendez-vous, pour me présenter à elle. Comment m'y trouver? comment y paroître décemment? Etois-je loin ou près de la résidence de sa majesté? D'ailleurs, on a beau être dans le même lieu que les grands, on est toujours bien loin d'eux, quand on est tout nu. Le jour commencoit à poindre, j'appercevois des habitations, même de beaux édifices; la campagne devenoit trèsriante; mais je rencontrois de temps en temps des sauvages de couleur de cuivre rouge. Ma peau blanche me donnoit une figure tout-à-fait différente de la leur. Quelquesuns me prenoient pour un de ces mores blancs, qu'on appelle Albinos, ou pour quel-que animal approchant de la figure humaine. Plusieurs vouloient tirer sur moi sans facon. Heureusement la langue de ces peuples ressembloit presque entiérement à celle des Gnômes, ce qui m'aida beaucoup à me faire entendre, à exprimer mes besoins; je parvins enfin à obtenir d'un des passants, qu'il m'indiquât le chemin qui conduisoit au palais de la reine. J'appris que j'en étois fort éloigné; il me fallut marcher tout le jour; le chemin devenoit, il est vrai, plus beau; le désert étoit bien loin derriere moi. Je me trouvois dans un pays habité; mais où l'on étoit habillé, par conséquent où ma figure devenoit moins de mise. Je cueillis par-ci par-là des fruits, qui me valurent l'avantage de ne pas mourir de faim, m'obtinrent de plus quelques coups de bâton de la part de ceux à qui ils appartenoient. On lâcha plusieurs fois de gros dogues à mes trousses; l'amour de la vie me donna la force de courir plus vîte qu'eux. A chaque village que je traversois, je recueillois une troupe de polissons, qui couroient après moi en me huant; quoique j'en lassasse plusieurs, mon cortege augmentoit continuellement. Je decouvris bientôt la ville capitale, cette vue me fit redoubler d'ardeur pour y arriver; mais aussi j'eus plus de peine à avancer, parce que je recueillis une suite plus nombreuse plus fatigante. Il faut avouer bonnement que mes suivants me jetoient de la boue, toutes sortes de superfluités, qui n'étoient pas du choix le plus exquis, que j'étois déja tout couvert de ces matieres hétérogenes, avant d'entrer dans la ville. Malgré mon embarras, j'avois cependant assez de présence d'esprit pour réfléchir sur la bizarrerie de mon entrée. L'aspect de la ville étoit encore plus singulier que cette entrée unique. Je la distinguois déja très-bien, je la trouvois parfaitement semblable à Paris; je reconnoissois, à n'en pouvoir douter, les tours de Notre-Dame, le dôme des Invalides, le Val-de-Grace, l'Observatoire; que sais-je? tant d'autres édifices. Il y avoit là de quoi me plonger dans l'extase; mais je n'avois pas le temps de m'arrêter sur cette contemplation. J'enfilai bientôt une avenue, semblable à la nouvelle qui conduit du pont de Neuilly aux Champs-Elisées. Il n'y a point d'entrée d'ambassadeur qui attire autant d'affluence que la mienne. La charmante promenade se trouvoit pleine du plus beat monde; je sentois combien ma figure étoit indécente, sur-tout pour un pays d'étiquette comme celui où je me trouvois: j'en étois confus; mais que faire? La foule des polissons qui s'amassoient sur mes trousses, devenoit innombrable. La sueur dont j'étois baigné, attachoit davantage sur mon corps tout ce qu'on y jetoit; les spectateurs ne savoient trop pour quel animal ils devoient me prendre; il n'y avoit là personne à qui je n'eusse volontiers cédé ma place. Bientôt je passai devant un corpsdegarde; les soldats voyant l'incongruité de ma parure, crurent devoir se mettre aussi à ma suite pour m'arrêter; voilà donc mon cortege augmenté d'un surcroît pénible. Je redoublai d'ardeur pour courir: je traversai une place semblable à celle de Louis XV; je gagnai le pont Tournant, me voilà dans les Tuileries. C'étoit exactement la même chose que chez nous; la grande allée se trouvoit garnie de la plus brillante assemblée. Toutes les dames se leverent sur mon passage; j'entendois crier: Ah, l'horreur! parmi d'innombrables éclats de rire. En feignant de vouloir embrasser les gens, je les faisois fuir; on se rangeoit pour me laisser passer; je gagnai enfin le château. Heureusement, les soldats le peuple n'avoient pas le droit d'y entrer, par respeet pour le séjour de la souveraine. Il n'y avoit point de gardes à la porte, j'ignore pourquoi. Je me vis bientôt accueilli par les valets, qui s'attrouperent autour de moi, dans une cour semblable à celle qu'on nomme chez nous la cour des princes. Ces honnêtes gens, en éclatant de rire, alloient recommencer, à mes dépens, un jeu aussi triste que celui des polissons qui m'avoient poursuivi: j'apperçus dans un coin de la cour une espece de trône élevé au dessus de plusieurs degrés, d'où j'ai su depuis que la reine jugeoit quelquefois les causes de ses sujets. Je pris ce trône pour un asyle, je m'y réfugiai, comptant qu'on m'y respecteroit. Je tombai sur les marches en criant: Grace! grace! On m'entoura, sans me faire de mal; je restai long-temps sans pouvoir prononcer un seul mot: enfin je dis aux nobles gens qui m'environnoient: „Messieurs, ayez pitié de votre semblable; “j'ai été dépouillé, comme vous le voyez, “par des voleurs; j'ai été mis dans l'état “où je suis par la populace, qui, me “voyant nu, m'a comblé d'outrages. Me “voilà dans la situation la plus déplorable; “harassé, rendu, pouvant à peine respirer; “daignez protéger un suppliant, qui n'a “jamais fait de mal à aucun de vous, “qui n'a pas mérité ses malheurs par au“cun crime que vous lui connoissiez.“ Les valets parurent touchés de ma harangue. „Messieurs, repris-je, je supplie “quelqu'un d'entre vous d'avertir M. le “général de Trombon-Tonnerre, que je “suis arrivé. J'ai eu l'honneur de le voir “il y a deux jours, de faire même un “traité avec lui pour une nation respecta“ble; j'étois alors plus heureux, en “meilleur équiqage. Il m'avoit donné ren“dezvous pour aujourd'hui dans ce palais; “il devoit même me présenter à la reine. “Vous voyez à quel point des malheureux “m'ont mis dans l'impuissance de recevoir “cet honneur; si tout ce que j'avance est “une imposture, on pourra me punir. “Mes amis, dit un de la troupe qui pa“roissoit être raisonnable, s'intéresser à “moi, il ne faut condamner personne sans “l'entendre. Venez, mon ami, me dit-il, “M. le général est ici; l'on va vous con“duire à lui.“ Je le suivis; on dit à une espece de Suisse de m'annoncer. Il demanda qui j'étois.“ Dites à S. E. lui répondis-je, “qu'un prêtre Gnôme, à qui il a donné “rendez-vous, est arrivé.“ Le nom de prêtre Gnôme les fit tous rire, ils me toiserent de la tête aux pieds. Le Suisse, flegmatique, me regarda d'un air aussi froid que si j'avois été habillé. On lui donna commission d'annoncer, à M. le général, un prêtre Gnôme à qui il avoit donné rendez-vous, pour le présenter à la reine. A cette idée, tout le monde rit, excepté le suisse. Il alla froidement m'annoncer à S. E. qui étoit dans un appartement voisin; il repéta, mot pour mot, tout ce qu'on lui avoit dit, sans ajouter une parole sur l'état où j'étois. J'entendis tout de la porte: la reine étoit justement avec M. de TrombonTonnerre. „ Ah! bon, dit-il, justement, “Madame, c'est ce drôle de corps que “j'ai annoncé à V. M. Je l'attendois; “qu'on le fasse entrer.“ J'étois déja derriere un paravent, le général s'avancoit, en disant: „Madame, j'ai l'honneur de vous “présenter M. l'ambassadeur;“ M. l'ambassadeur paroît. La reine s'écrie: Ah, l'horreur! se sauve; le brave guerrier reste la bouche béante les bras abattus, moi, dans ma nudité, je demeure aussi immobile que lui. Oh, oh, dit-il enfin, “que signifie cette comédie? Qu'est-ce que “ce polisson qu'on a laissé entrer ici?“ On lui répond que c'est le prêtre Gnôme qu'il attendoit: les domestiques, arrêtés à la porte, ne pouvoient étouffer leurs éclats de rire. „Que veut dire ceci? s'écria-t-il “en colere. Y a-t-il ici quelqu'un qui ose “prétendre à se jouer de moi?“ Je vis bien qu'il ne me reconnoissoit pas. „Monsieur, lui dis-je, daignez pardonner à vos “gens, aussi-bien qu'à moi. Je ne suis que “trop méconnoissable. Puisse au moins ma “voix rappeller à votre mémoire l'infor“tuné prêtre Gnôme que vous avez daigne “accueillir favorablement il y a deux “jours. Il me reconnut en effet à la voix. “Comment! c'est donc vous? me dit-il. “Mais quelle est cette mascarade? est-ce “dans cet équipage que vous voulez vous “faire présenter à une reine? “Monsieur, lui répondis-je, il m'est “arrivé bien des malheurs depuis que je “vous ai quitté. J'ai été volé, tourmenté, “martyrisé“ Alors je lui racontai en gros mon histoire. Il la trouva plaisante, me plaignit en riant. Il m'examina de la tête aux pieds, me retournant par devant par derriere. „C'est une comédie “larmoyante, me dit-il; sur mon ame, “il a la plus drôle de figure du monde; “on ne peut être plus malheureux, ni en “même temps plus comique. Allons, mon “ami, il faut vous décroter vous cou“vrir; il y a remede à tout. Qu'on ap“pelle mon valet de chambre, afin qu'il “cherche dans ma garde-robe de quoi “habiller le prêtre ambassadeur. Cepen“dant je ne sais comment la reine a pris “ceci; elle s'est sauvée comme un oiseau. “Il y a là-haut de bonnes ames qui pour“ront envenimer cette petite histoire, le “plus charitablement du monde. Il faut “que j'aille voir cela.“ En disant ces mots, M. de Trombon-Tonnerre courut chez la reine; on lui ferma la porte au nez. 8. M. étoit encore toute effrayée. „Mais “qu'est-ce donc? qu'ai-je vu, disoit-elle “à ses femmes, qui en vouloient au gé“néral? Est-ce un homme? est-ce une bête? “Oh! le hideux objet! Et c'est là ce “qu'on appelle un Gnôme!“ Les honnêtes femmes lui répondirent que c'étoit un trait indigne de la part du général, d'avoir osé jouer S. M. au point de lui faire voir une figure si indécente; qu'on n'exposoit jamais un homme nu aux regards d'une jeune personne, encore moins à ceux d'une reine: qu'on ne promettoit point de présenter un prêtre un ambassadeur, pour offrir l'objet le plus indécent; qu'enfin on ne jouoit un tour aussi sanglant qu'à ceux qu'on vouloit outrager de la maniere la plus décidée. La reine, qui n'avoit pas d'abord pensé à se fâcher, crut dès-lors sa pudeur intéressée à témoigner du ressentiment, elle le fit avec toute la dignité possible. Elle ne voulut pas voir le général, lui fit dire de se rendre sur le champ à son armée. Il pesta beaucoup contre cet ordre, descendit en grondant. Il m'appercut au bas de l'escalier: „Quel diable aussi, dit-il, “ces Gnômes sont faits pour me porter “malheur! Tout ce qui vient de chez epx “n'a pas le sens commun. Voyez un peu “quel ajustement pour paroître devant une “reine. Nous avons fait là une belle équi“pée; ayez soin de lui cependant, ajouta“til, qu'il ne manque de rien.“ En disant cela, il monta en voiture. Je voulois lui faire mes excuses.“ Oh! ne vous in“quiétez pas, me cria-t-il de la portiere; “ce ne sera rien. La reine est jeune in“génue; elle peut écouter de mauvais ca“quets; mais dans le fond c'est bien la “meilleure ame du monde.“ A ces mots il partit, me laissa au milieu de ses gens, toujours dans le même déshabillé. A peine son carrosse eut-il disparu, que ces coquins m'entourerent, de l'air le plus insolent, bien déterminés à s'amuser à mes dépens. Je ne répéterai pas leurs propos révoltants. Ils convinrent enfin qu'il falloit me nettoyer m'habiller, sur le champ; ils eurent la cruauté de m'attacher à la corde du puits, , de cette maniere, ils s'amusoient à me plonger dans l'eau, à m'en retirer alternativement. Enfin l'un d'eux, qui paroissoit assez bon homme, obtint que ce jeu cessât. Pour finir de me nettoyer, on se contenta de me jeter cinquante seaux d'eau sur le corps. Après cette aspersion, on me donna une misérable souquenille pour me couvrir, l'on me signifia qu'on daignoit m'élever au rang de marmiton. Voilà mon début à la cour. On concoit combien je fus humilié d'un pareil traitement; mais je sentis qu'il salloit faire contre fortune bon cœur, recevoir de la main droite ce qu'elle m'offroit de la gauche. Je remplis mon emploi avec gaieté, ma gaiete me valut des amitiés de la part de ces drôles, qui étoient disposés à me maltraiter, pour peu que j'eusse eu l'air mélancolique. Un chef de cuisine que je fis rire, me donna un de ses vieux habits, qui étoit encore assez propre. Je fis faire ma barbe, qui étoit encore jeune; je m'accommodai m'habillai en tirant le meilleur parti que je pus de mon ajustement: ils me trouverent tous un air noble galant. „Vraiment, disoient-ils, “c'est un gaillard bien bâti; il a l'air de “quelque chose.“ Je vis que je leur en imposois. Celui même qui m'avoit donné l'habit, paroissoit me respecter pour cet habit même. Je trouvai une guitare, je me mis à en pincer d'une maniere qui plut Je composai bientôt quelques couplets à la louange de la reine, j'allai les chanter sous ses fenêtres, en m'accompagnant de mon instrument. Elle me regarda à travers une espece de jalousie. On lui dit que j'étois le prêtre Gnôme; on lui raconta comment j'avois été volé. Elle témoigna qu'elle goûtoit ma figure mon chant, elle m'envoya cinquante ninons: car les pieces d'or étoient ainsi nommées de son nom. Je me fis habiller très-promptement, les valets n'oserent plus me commander rien: je reçus même des excuses de leur part. Je gagnois tous les jours à leurs yeux; en moms de quinze jours, de marmiton je devins maître. La dame du logis, c'estàdire, la générale qui revint de la campagne, apprit mon histoire, commanda qu'on m'amenât devant elle. Dès qu'elle m'eut vu entendu, elle me fit les plus gracieuses excuses, pour l'impertinence de ses gens, ordonna que je fusse logé dans un appartement de maître, me fit manger à sa table. Aussi-tôt tous ses valets, l'un après l'autre, vinrent me trouver, me demandant pardon de l'air le plus humble. Ils m'assurerent tous, chacun en leur particulier, qu'ils m'avoient reconnu, dès le premier coup d'œil, pour ce que j'étois; que dans le fond de leur cœur, ils s'étoient intéressés à moi, m'avoient respecté en secret. C'étoient ceux mêmes dont j'avois reçu-le plus d'outrage, qui venoient me tenir ce langage. Je pardonnai à tous, excepté à un malheureux, que je crus devoir punir, comme on le verra par la suite. Je me liai d'amitié avec le gouverneur des enfants du général, qui étoit un brave homme. Je lui demandai enfin où j'étois, par quelle étrange aventure je trouvois un peuple qui parloit françois, au bout du monde, dans un pays dont les Francois ne soupçonnoient pas l'existence; je le priai de m'expliquer pourquoi cette ville, qu'on nermmoit Parisneuf, ressembloit si singuliérement au Paris d'Europe: car, en effet, la ressemblance étoit frappante; tous les beaux quartiers s'y trouvoient imités embellis; aux vilains, qui sont communs chez nous, on en avoit substitué de charmants. Cette ville étoit donc beaucoup plus belle que son aînée, l'on auroit dû l'appeller plutôt Paris réformé, que Paris-neuf. Je fis enfin à mon homme un déluge de questions sur la foule des objets nouveaux qui me frappoient. Le gouverneur me répondit: „Mon cher “ami, ce que vous me demandez doit “être voilé des ombres que le ministere “veut y répandre. Nous ne pouvons révé“ler tous nos secrets, nous bien faire “connoître aux étrangers; cependant je “vous dirai tout ce qu'il me sera permis “de vous dire. “Ce pays n'est pas entiérement inconnu “à vos auteurs; plusieurs le nomment, “comme nous, la France-Australe. Il est “question, dans Montagne, d'une contrée “nommée la France-Antarctique: , “quoique notre colonie même ne soit pas “connue en Europe, là terre que nous “habitons a été, depuis un temps immé“morial, le séjour de plusieurs Francois, “que nous nommons Austro-Francs. “Notre cour est Francoise, comme “vous voyez, parce que nous sommes “tous originaires de France, que nous “avons encore parmi nous deux ou trois “vieillards centenaires, qui sont nés en “France même. “Mais comment se fait-il, lui dis-je, “qu'on ne sache rien en France d'une pa“reille émigration? car cette colonie est “nombreuse. Dites-moi, de grace, où “sommes-nous? “Nous sommes dans les terres Austra“les, reprit-il. Je vous répete qu'il y “avoit ici des François depuis long-temps; “mais ils n'avoient aucune communication “avec la France, qui avoit perdu de vue “ce pays. On envoya, sous Louis XIV, “une petite escadre, pour le découvrir “ le conquérir de nouveau. Ces émi“grants y réussirent; mais se voyant dans “une contrée presque inaccessible, ils vou“lurent profiter de cette situation: l'Eu“rope ne pourra pas nous déterrer là, “dirent-ils; sans doute il vaut mieux “rester ici nos maîtres, que de gémir sous “une puissance éloignée, d'exposer ce “beau climat à tous les malheurs qu'a “soufferts le Nouveau-Monde, si nous “la faisons connoître aux trop puissant “Européens. C'étoit la même raison, cher “Merveil, qui avoit engagé nos devanciers, “les Austro-Francs, à prendre le même “parti. Les nouveaux débarqués se dé“terminerent donc à s'établir en paix dans “ce pays. On ne les vit point revenir en “France; on les crut perdus; on ne pensa “plus à eux; ces braves gens fonderent “ici un empire assez puissant, sur-tout “très-heureux. “Nous sommes gouvernés, comme vous “le voyez, par une reine, jamais par “un roi. C'est une loi de l'état. On a vu “que, quand un homme est sur le trône, “le beau sexe a quelquefois trop d'influen“ce; au lieu que quand une femme regne, “elle donne ordinairement sa confiance à “des hommes, les affaires n'en vont pas “plus mal. C'est là, mon cher ami, la “raison qui a mis pour jamais notre scep“tre en quenouille. Le trône est hérédi“taire, cependant nos reines ne sont “point mariées. Je vous apprendrai, par “la suite, comment elles s'y prennent pour “avoir de la succession. Il est certain qu'au “moins, à l'instar du grand-Turc, S. M. “est la premiere bâtarde de l'état. “Vous avez été surpris d'apprendre que “notre souveraine s'appelle Ninon V: c'est “qu'elle descend, en droite ligne, de l'ai“mable fille qui fut si célebre chez vous “sous ce nom. Cette courtisane, honnête “homme, eut du grand Condé une fille, “qui ne fut point reconnue, qui réunit “les graces de sa mere à la grande ame “de son pere. La jeune Ninon, à l'âge “de dix-huit ans, fut embarquée sur l'es“cadre qui conduisit ici nos aïeux. On ne “cherchoit qu'à s'en défaire, l'on y “réussit. Charmante comme elle étoit, elle “se voyoit adorée de tous les hommes; on “admiroit sa sagesse autant que ses graces. “Elle avoit sur tout notre sexe l'empire le “plus marqué; elle étoit aussi consultée “que courtisée. „Au commencement, il étoit question “d'établir une forme de gouvernement. La “plus grande partie des habitants penchoit “pour l'état républicain. On ne manqua “pas de demander à la belle Ninon son “avis sur ce point important. Un soir “tous ses adorateurs étoient chez elle en “grand cercle: on parloit de cet objet, qui “intéressoit tout le monde, l'on ne pou“voit s'accorder. Tout-à-coup, un joli jeune “homme, plus éperdument passionné que “les autres pour la divinité de l'assemblée, “se leva s'écria: Messieurs, vous voilà “bien embarrassés; créons une monarchie, “ mettons la belle Ninon sur le trône: “n'est-elle pas déja notre reine? Cette idée “parut une inspiration du ciel, l'inspi“ration se communiqua au cercle entier, “comme l'électricité. Tous s'écrierent: “Saluons notre reine. Un second inspiré “cria: Et n'ayens jamais que des reines des“cendantes de cette belle personne. Tous y “consentirent solemnellement. Le premier “qui avoit parlé, se sentant aimé, avoit “pu se flatter d'être placé sur le trône avec “sa maîtresse; mais il en fut exclu, comme “tout son sexe. “Tous ces amants d'accord, se jete“rent aux pieds de leur souveraine, en “la suppliant d'accepter la couronne. Elle “eut beau les prier de ne pas pousser plus “loin cette comédie; ce n'en étoit point “une. On proposa au peuple l'arrangement “que l'amour avoit dicté. Le peuple ac“cepta volontiers pour sa reine, celle “qu'il regardoit comme une déesse. Elle “fut forcée de céder au vœu publie; elle “est regardée comme la fondatrice de cet “empire, auquel elle donna des loix, “qu'elle gouverna comme un grand roi. “Tous les amants qui l'avoient élevée à ce haut rang, furent ses conseillers; cela ve “sans dire. “Enfin, pour abréger, notre jeune reine “est la cinquieme depuis elle. Toutes ces “princesses ont été belles, parce qu'elles “descendoient d'une mere très-belle, “qu'elles ont toutes eu le choix du bien“heureux mortel qui leur a donné de la “postérité. Vous devez trouver cette ca“pitale finguliere, par sa ressemblance avec “Paris d'Europe. C'est la disposition natu“relle du terrein, le goût de nos peres “pour leur patie, qui leur a donné l'idée “de pousser l'imitation si loîn. Nous avons “beaucoup embelsi vote Pans, sens que “vous le sachiez. Nous envoyons chez vous, “de temps en temps, des députés, qui “nous mettent à même d'imiter tous les “changements que vous faites chez vous. “Au reste, nous n'avons guere qu'une “capitale, de beaux environs, cinq ou “six villes un peu considérables. Le reste “du pays ne vaut pas votre France. Il y “a encore bien des déserts des peupla“des sauvages.“ A ces mots, celui qui m'entretenoit se tut; voilà tout ce qu'il me fut possible d'en tirer. Ce que j'apprenois sur le compte de la reine, m'inspiroit une envie démesurée de la voir. Elle n'avoit pas seize ans, disoit-on, elle étoit pétrie de graces. Je n'osois pas encore demander d'être présenté à la cour; ma piteuse entrée dans le pays étoit trop fraîche pour cela: d'ailleurs le général n'étoit pas là pour m'introduire. Je rodois continuellement autour du palais, pour voir S. M. Quand elle sortoit, elle portoit un masque de velours noir. On m'assuroit qu'elle n'avoit pris cette habitude que depuis quelque temps, à peu près depuis l'époque de mon arrivée; qu'auparavant elle ne le portoit que rarement, à la campagne, pour se garantir du soleil. Cet usage lui venoit sans doute de France, où il régnoit lors du départ de l'escadre. En anendant que je pusse voir la reine, je m'amusois avec la femme du général, petite brune fort piquante, dont les yeux semblerent vouloir me dire quelque chose dès notre premiere entrevue. Je sentois ce que je devois à son mari, je me proposois d'être fort réservé avec elle; mais j'avois à combattre une jolie femme moi-même. Je cherchois à me distraire avec des citoyennes. Je m'exprime ici un peu cavaliérement, j'en ai honte moi-même. Quel langage quelle conduite pour un amant de Julie! Quoi qu'il en soit, il y avoit à Paris-neuf des Francois, ou plutôt des filles de Francois, des naturelles du pays. Les premieres me plaisoient par leurs graces; mais il n'y avoit pas moyen d'obtenir d'elles un peu de mystere; mon secret éventé mettoit madame la générale dans une grande colere contre moi, quand il parvenoit à ses oreilles. Les secondes étoient plus discretes; mais je les trouvois moins aimables. Elles ne manquoient pas de blancheur, parce que le pays est un peu froid; elles étoient même assez réguliérement jolies; mais elles vouloient copier les Francoises, cette manie leur donnoit un air gauche. Je les aurois mieux aimées dans leur simplicité naturelle.La générale, pour m'agacer, cherchoit à me donner de la jalousie. Elle avoit, parmi ses adorateurs, un vieux financier, qui étoit fort assidu. Les présents énormes qu'il prodiguoit le faisoient supporter. Le malheureux méritoit mon ressentiment; c'étoit le seul homme dont je voulois me venger. Je voyois toujours dans lui le principal auteur des outrages que j'avois recus, pendant ma triste nudité, dans la cour du général. Il avoit alors jeté quelques pieces d'or à la valetaille, pour que ces coquins l'amusassent à mes dépens; quand on m'avoit inondé d'eau de puits, il avoit beaucoup ri, de son rire épais stupide. Depuis que j'étois sorti de mon humiliation, le traître n'avoit cessé de provoquer ma colere. Il me regardoit comme un gredin comme son rival, prenoit avec moi des airs d'une insolence qui me l'auroit fait cent fois jeter par la fenêtre, si la petite générale ne s'y étoit opposée. Je résolus au moins de me jouer de lui, comme il s'étoit joué de moi. Ce personnage écourté me paroissoit taillé pour faire un bouffon, j'en fis le mien. La femme qu'il idolâtroit me seconda merveilleusement bien en cela, sans pourtant cesser de recevoir son argent. Je trouvois ce jeu perfide, je le lui disois, la cruelle, pour me punir, me forcoit d'en accepter ma part. Nous étions en carnaval; , vivant dans une colonie Francoise, nous le célébrions, comme à Paris, par des extravagances. Je résolus de consacrer toutes mes mascarades à représenter, tantôt un personnage, tantôt l'autre, aux yeux du financier, qui ne les avoit pas bons. La générale, qu'il importunoit quelquefois, voulut lui donner une autre maitresse, je me chargeai d'en jouer le rôle. Je n'avois que vingt-six ans; ma barbe encore un peu blonde ne paroissoit point quand j'étois frîachement rasé. Je m'habillai donc en femme, je parus assez bien sous cet ajustement. On m'installa dans une jolie maison, l'on m'amena l'épais Mydas. Il fut ébloui de ma beauté, je lui fis des agaceries, lui témoignai quelques attentions. Il n'en falloit pas davantage pour faire prendre feu à ce laid personnage, qui se voyoit ordinairement rebuté par toutes les femmes. Il me déclara sa passion; je fis les minauderies d'usage en pareil ons chez le beau sexe. Je lui donnai des lueurs d'espérance, il fut transporté au troisieme ciel. Je jouois ce jeu dans un coin d'un appartement, où toute l'assemblée, qui étoit prévenue, rioit sous cap. Après avoir fait soupirer mon amant pendant quelques jours, je lui donnai enfin un rendez-vous en regle. Nous soupâmes tête-à-tête: je le vis s'emflammer par degrés. L'heure de se coucher vint; je le laissai se déshabiller. Quand il fut tout nu prêt à entrer dans le lit, voilà mon mari qui vient; j'entends sa voix tonner sur l'escalier. Effrayée, je ne sais où cacher mon homme de contrebande. Je le pousse sur le balcon je ferme la fenêtre, en y arrêtant un coin de sa chemise, pour le tenir en respect. Mon mari cria beaucoup; c'étoit une basse-taille de l'opéra, qui nous avoit paru propre à jouer ce rôle. Il me demanda des nouvelles d'un drôle qu'il savoit être chez moi. „J'ai aposté, dit-il, six grands coquins, “sur l'escalier, pour l'assommer.“ Il disoit cela très-haut: le malheureux entendoit tout trembloit. Il faisoit d'ailleurs froid, il pleuvoit. Je le vis distinctement, d'une autre fenêtre; il s'étoit tapi le derriere sur ses talons. Je le laissailà passer la nuit. Le jour vint le trouva dans cet état; plusieurs personnes qui étoient averties le saluoient par son nom. Le lendemain la générale sa société vinrent me trouver. On rit beaucoup, je m'écriai: „A propos, il faut délivrer le “pauvre prisonnier.“ Je lui ouvris: il étoit couvert, par la libéralite des polissons, des mêmes ornements que moi, quand je fis mon entrée dans le pays. Tout le monde éclata de rire; il se sauva furieux: mon prétendu mari le poursuivit à coups de souet sur l'escalier. Pour abréger cette scene, un palfrenier, à qui l'infortuné promit cent ninons d'or, lui donna une souquenille, lui procura les moyens de s'évader. En arrivant chez lui, il trouva sur sa table, une chanson sur son histoire, il entendit des enfants la chanter sous ses fenêtres. Ce malheureux, confus de son aventure, resta quelque temps sans oser se montrer; je l'aurois laissé-là, s'il n'eût continué de me faire la petite guerre. Sa honte lui inspira deux desirs; celui de se convertir, celui de me persécuter. Il ne m'avoit pas reconnu sous les habits de femme; mais il se doutoit que le tour venoit de la générale, que j'étois son agent. Ce vieux débauché, pour ne plus libertiner, voulut se marier; il lui falloit une jeune fille: j'en fis le rôle. Sa nuit passée sur le balcon, lui avoit procuré une fluxion sur les yeux, qui, en affoiblissant encore sa vue, le mettoit moins dans le cas de me reconnoître. On me présente à lui; des entremetteuses le décident; on nous marie. Le mariage devoit se consommer dans une petite maison que je fournissois. Nous nous déshabillons; il veut me prendre dans ses bras pour me mettre au lit; tout-à-coup un feu infernal sort de mon corps, remplit tout l'appartement, tonne avec un bruit affreux. J'avois su bien préparer l'artifice. Il croit avoir épousé le diable, se sauve dans le jardin. Les portes de la maison se ferment, on lui jette un seau d'eau sur son corps nu: il entend de grands éclats de rire, le bruit de vingt fouets, qui lui rappelle ceux qu'il a essuyés dans l'aventure précédente. Il grimpe sur un mur, se sauve comme il peut en s'écorchant, retourne chez lui en grelottant, recoit la visite de plusieurs amis qui savent son histoire, lui font des compliments de condoléance. Il leur jure qu'il a épousé le diable, se le persuade, se voit encore chansonné. Cependant de bonnes gens viennent lui dire que c'est un rival qui lui a joué le tour de remplir de feu son appartement, mais que sa pauvre épouse en est innocente, qu'elle a même passé toute la nuit, évanouie de peur. On le persuade; on m'amene à lui; je lui fais de tendres reproches de m'avoir abandonné dans le danger; je lui peins ma frayeur, mes évanouissements, mon abandon, les persécutions de son rival auquel il me cédoit lâchement. Il reconnoît sa faute, me demande pardon, me donne rendez-vous, pour le lendemain, dans une de ses maisons de campagne. La générale qui me forçoit, malgré ma répugnance, de pousser le jeu si loin, vint avec moi au rendez-vous, avant mon prétendu mari. Après avoir soupé, elle se coucha dans le lit nuptial, me permit d'y prendre place auprès d'elle. Notre dupe arrive, s'appercoit que j'ai de la compagnie, prend ma compagne pour un rival, saute sur un pistolet, qui heureusement n'étoit chargé qu'à poudre, le tire sur moi, tandis que je m'élançois hors du lit J'esquivai le coup: mais, pour l'effrayer, je tombai à la renverse je fis le mort. Sur le champ on lui fit accroire qu'il m'avoit tué; la peur le prit, il se sauva de la maison, de la ville, du pays. Nous passâmes la nuit plus gaiement que lui; mais je plaignis beaucoup le général qui gravissoit sur les montagnes, traversoit les fleuves, tandis que sa femme prenoit des ébats si différents; je me voulois du mal de contribuer à le trahir. Le financier voulut rejeter sur moi son prétendu crime. Du fond de sa retraite, il m'accusa d'être le meurtrier de sa femme; de sorte que je me trouvois dans le cas d'être pris pour la victime l'assassin. Cet homme vindicatif étoit dévot. Il n'y a pas de religion révélée dominante à Paris-neuf; mais il s'y trouve plusieurs François qui ont retenu, en secret, quelque idée du christianisme. Notre homme étoit de ce nombre; il reparut. Je gagnai un de ses gens, pour m'aider à le tromper; je préparai encore des feux d'artifice; je pris une trompette, je résolus de faire l'ange, me ressouvenant du tour que joua le pape Boniface VIII, à Célestin IV; j'allai, dans cet équipage; chez le bon homme; je mis la maison toute en feu; je sonnai de la trompette, je criai, par un trou: Fais pénitence. Je renouvellai le même jeu plusieurs nuits de suite. Bref, je fis prendre ma voix pour celle du ciel; mon bon homme, tremblant, demanda un confesseur. Je l'avois prévu; je me déguisai en prêtre, avec une grande barbe, je me fis conduire à lui. Il se jeta à mes pieds, me corfessa ses fautes. Le scélérat, il m'apprit des horreurs. Il avoit sucé le sang du peuple, de la maniere la plus criante; on lui auroit fait grace de ne le pendre que cent fois. Et quant à moi, l'infame! quand je me reprochois les tours que je lui jouois, il m'en préparoit d'abominables. Il avoit aposté, dans plusieurs endroits, des scélérats pour m'assassiner; , sans les déguisements que j'avois pris pour le duper, j'aurois été assommé. D'ailleurs, il m'avoit voulu empoisonner trois fois: un hasard miraculeux m'avoit préservé. Le coquin me disoit avec rage, en me parlant de moi: „Ce malheu“reux m'a coûté plus de deux cents ni“nons, je le crois encore en vie.“ Il avoit de plus inventé des calomnies affreuses pour me faire pendre: je ne lui dis rien; mais mes remords à son égard se calmerent un peu. Il me raconta enfin ses aventures avec moi, son mariage ses autres infortunes. „Or, à présent, me dit-il, que“faut“fautil que je fasse? il n'y a point ici de “couvent; irai-je m'enterrer dans un dé“sert?“„Il faut d'abord restituer, lui dis-je.“ Cetté idée le frappa; elle ne lui étoit pas venue dans l'esprit. Il se seroit plutôt fessé dix fois par jour, que de rendre un quart d'écu. Il fallut cependant s'y résoudre. L'honnête homme rendit gorge, je fus chargé des restitutions. Combien de familles, qu'il avoit réduites à la mendicité, furent rétablies comblées de joie! Je l'obligeai de plus à faire des aumônes, que je distribuai avec équité. Je fus béni dans toute la ville; je réparai en partie, par ces bonnes œuvres. ce que je me reprochois d'irrégulier dans ma conduite à son égard; cela étoit d'autant plus méritoire, que la reine, ayant appris les noirceurs qu'il tramoit contre moi, avoit confisqué tous ses biens à mon profit. Toutes les restitutions faites, il restoit encore au pénitent un bien honnête qui m'appartenoit, que sa conscience le pressoit de me rèmettre. Je lui fis dire, par moi, son confesseur, que je lui laissois tout, que je lui pardonnois. Il fut touché jusqu'aux larmes, il vouloit me voir pour m'embrasser; mais il me craignoit. Il alla, au bout de quelques jours, à un bal, malgré son envie de se faire hermite: il s'y trouva une dame masquée, qui étoit moi-même, qu'il ne reconnut point, qui lia conversation avec lui, lui raconta toute sa confession, en lui disant que ce qu'il avoit révélé étoit su de tout le monde. Il y avoit plusieurs traits qui pouvoient le conduire sur l'échafaud. Jugez de son inquiétude. Il se hâta de se jeter dans la pénitence pour échapper à la justice. Enfin, il quitta tout-à-fait le monde, se retira dans un petit hermitage, s'affubla d'un froc aussi ridicule qu'on puisse en imaginer, fit pendant quelques jours la risée de toute la cour, qui alla le visiter. I crut que sous cet habit il auroit moins à craindre de ma part; il me fit prier de passer chez lui, pour une réconciliation. Je m'y rendis. Il se jeta à mes pieds, me demandant pardon; je le lui accordai. Il m'étoufsa d'un embrassement de cinq quarts-d'heure. Ensuite, m'ayant fait asseoir, il se reconnut coupable à mon égard. „On m'a joué, dit-il, des tours “sanglants; cela vient d'une coquette que “j'adorois, qui me sacrifioit à un jeune “blanc-bec; je vous demande pardon, ce “jeune blanc-bec étoit vous-même... Il étoit “la cause peut-être souvent le ministre “de ces jeux cruels.“ Alors il me raconta “comment une fille lui avoit fait passer la nuit tout nu sur un baloon. „Cela est “bien malheureux, lui répondis-je; mais “celui qui faisoit le rôle de la fille, c'étoit “moi-même. -- Ah! malheureux, s'écria-t-il avec fureur!.“ mais je suis converti, “je dois pardonner.“ Il continua de me raconter comment il s'étoit marié; comment, la premiere nuit, son épouse toute la maison avoit paru tout en feu; comment il avoit été obligé de se sauver Je lui dis, pour le consoler: „celui qui “jouoit le personnage de votre femme, “c'étoit moi-même.“ Il grinça des dents, s'écria: „Pourquoi suis-je converti? “moi qui croyois avoir tué la malheureuse! “Ah si cela étoit vrai du moins!.. Enfin, “le ciel a tiré parti de mes malheurs, pour “m'amener à lui. Il m'a envoyé l'ange “Gabriel; j'ai entendu la trompette du “jugement dernier, la voix céleste qui “m'a crié de faire pénitence.“ A ces mots, je ne pus m'empêcher d'avouer que ce bon ange Gabriel, c'étoit moi-même Ah! esprit infernal, s'écria-t-il les poings “fermés, puisses-tu être confondu à tous “les diables!,. Mais hélas! je suis converti“ Il se radoucit bientôt, en me disant qu'il avoit trouvé un brave homme de confesseun, dont il me fit l'éloge, qui lui avoit fait distribuer tous se biens aux pauvres. Je crus pouvoir lui avouer que ce confesseur, dont il étoit si content, c'étoit moi-même. „Ah “coquin! ah scélératl s'écria-t-il. C'est “aussi toi qui as fait la dame du bal, qui “savoit toute ma confession Alors il m'apostropha d'un surieux coup de poing sur le visage: je lui en rendis deux; il me sauta aux cheveux; je l'empoignai par son gros nez, plein de rubis, le tirai hors de sa cabane. Nous nous roulâmes tous deux dans la boue; le peuple s'attroupa autour de nous, d'abord il fut ébaudi de voir un homme, à qui il venoit se recommander comme à un saint, se battre comme un crocheteur. Ensuite on se mit à rire, l'on nous jeta de grands seaux d'eau sur le corps. Il y avoit là des dévots attachés à l'hermite, des charlatans plqués contre lui par jalousie de métier. Les premiers voulurent s'amuser à me lapider; les seconds prétendirent rendre le même office à mon ennemi. Bref, on parut s'accorder pour nous lapider tous les deux. Nous sentimes en effet les premieres pierres assez lourdes pour exciter notre attention. Soudain nous nous lâchâmes réciproquement; je eulbutai trois ou quatre lapidants, je me sauvai à toutes jambes. Il fallut courir presque aussi fort que le jour de mon entrée à Paris-neuf. Enfin je revins de cette réeonciliation, roué de coups couvert de fange, tout en lambeaux, presque tout en sang. J'allai trouver la générale, qui m'avoit précipité dans ce mauvais pas. Je lui racontai mon aventure; elle en rit à gorge déployée: je fus piqué jusqu'au vif; je crois que j'allois battre la générale, quand la reine entra toujoure avec son mandit masque de velours. A mon aspect, elle poussa un grand cri, dit: „Oh le hideux personnage!“ Je frémissois de me trouver, pour la seconde fois, devant elle dans un piteux état: la premiere fois tout nu, la seconde on ne peut pas plus mal habillé; mais ma cruelle maîtresse me retint par le bras, se hâta de raconter mon histoire à la reine, avec un détail qui annonca qu'elle avoit une mémoire d'ange. S. M. ne dit rien; mais se sauva en étouffant, comme elle pouvoit, un rire immodéré qui vouloit s'échapper en éclats. L'hermite s'absenta pendant quel-que temps, je ne me souviens plus de ce qu'il devint. Cette aventure fit l'histoire du jour, fut cause que la reine parla, dit-on, souvent de moi, rit beaucoup à mes dépens. On me fit mille compliments sur l'honneur insigne que j'avois eu de faire rire la reine. Le général revint, ne goûta point du tout ce qu'il apprit de mon commerce avec sa femme; mais, en homme prudent, il n'en témoigna presque rien: seulement il me fit sentir qu'il n'étoit pas fort à propos que je continuasse de loger chez lui. „Hé bien, dit sa femme, il faut qu'il “prenne un hôtel. -- Que parlez-vous “d'hôtel, interrompit son mari? Ce jeune homme est un brave garcon; il a de la “figure de l'esprit; mais il est sans bien: “voulez-vous qu'il aille se faire entretenir, “dans un hôtel, par quelque vieille folle; “ou qu'il se fasse escroc chevaller d'indus“trie? Il a des talents point de fortu“ne; il faut qu'il obtienne une fortune “par ses talents. Mais qu'il commence mo“destement, s'il vous plaît: je me charge “de lui procurer un emploi décent, con“venable à un commençant honnête sans “bien. Il vivra de son petit revenu, conformément à son état. Il s'élevera par “degrés par son mérite: ces sortes de “fortunes ne sont pas rapides, mais elles “sont solides. Merveil est un homme de plume: j'ai commencé par être simple soldat; il commencera par être simple “commis, ce qui vaut beaucoup mieux. Me voilà général, l pourra devenir ministre; mais il faut qu'il apprenne son métier, en passant par tous les grades. Débar“bouillezmoi cet homme-là; vous l'avez “fardé, vous l'avez enluminé de dorure, “vous en avez fait un colifichet. Le bel “emploi de briller parmi les femmes! “il est fait pour se distinguer parmi les “hommes.“ Le lendemain ce brave militaire m'obtint une place de commis dans les bureaux d'état, avec des appointements modiques, mais honnêtes; il me dit: „Merveil, “louez-moi, pour commencer, un petit “appartement garni; mettez-vous en pen“fion chez quelque honnête bourgeois. “Point de grands laquais; arrangez-vous “pour une bagatelle, avec une bonne “femme, qui fera votre ménage. Point “de dorure; un habit simple uni, mais “décent. Point d'équipage ni de talons “rouges; soyez un honnête secretaire, “ non un duc; alors vous mérite“rez que les hommes fassent attention à “vous, vous deviendrez quelque chose.“ Je le remerciai, en l'embrassant, les larmes aux yeux. Il fut lui-même attendri. „Allez, mon ami, dit-il, conduisez-vous “en homme, je serai toujours votre “ami.“ Sa femme, quand je fus seul avec elle, fit de grands éclats de rire, me dit: „Mais voyez donc comme mon mari “parle iroquois; vouloir enterrer un joli “homme dans la poussiere d'un bureau!“ Je lui répondis que je n'aspirois point à être un joli homme; que je sentois la sagesse des conseils de son mari, que je voulois les suivre. „A la bonne heu“re, me dit-elle, Mons la France; j'ai “toujours vu que vous étiez un trèshon“nête roturier;“ elle me tourna le “dos.“ J'entrai, quelques jours après, dans mon emploi de la secretairerie; je quittai le grand monde; je cessai d'être l'homme du jour, je me perdis dans la foule. Je louai un petit apnartement: ie me mis en pension dans une auberge décente, j'allois manger une fois par semaine chez le général, qui me considéroit beaucoup plus, depuis que sa femme me confidéroit moins. Je fis connoissance avec les gens du service de la cour, qui étoient de ma sphere. Leurs femmes vouloient copier les travers des duchesses; mais elles paroissoient moins insupportables, parce qu'on n'étoit pas oblige de les supporter avec tant d'égards. Leurs filles vouloient avoir des maris, je me trouvois pour cela exposé à leurs innocentes agaceries. Je goûtois beaucoup plus leur petit commerce, que celui des dames du grand monde, avec lesquelles il falloit être impitoyablement absurde: je m'accommodois assez d'une vie réglée; car enfin j'étois las d'être un aventurier. Le ministre me trouva du talent, il me le prouva en m'occupant fort peu, en me tenant le plus bas qu'il pouvoit, en écartant de moi toute occasion de m'avancer. Je reconnus que la moindre apparence de capacité lui donnoit de l'ombrage. Je me voilai le plus qu'il me fut possible; mais je ne pus jamais me rendre assez médiocre pour être goûté par cet homme upérieur. LIVRE QUATRIEME. LA reine me connoissoit déja par les histoires qu'on lui avoit racontées sur mon compte: histoires qui la faisoient beaucoup rire. Le général avoit hasardé quelques mots sur le François dont on parloit tant: S. M. lui dit de m'envoyer chez elle; il me présenta lui-même. C'étoit un jour d'été; tous les volets étoient fermés, rendoient l'obscurité si grande, que je ne pus entrevoir cette jeune reine que comme une ombre: il me fut donc impossible de distinguer ses traits; mais je trouvai sa voix d'une douceur angélique. „ Je vous con“nois de vue de réputation, me dit“elle; vous n'avez peut-être pas vu ma “figure.“ Je lui répondis que j'avois le malheur de ne connoître sa figure que par les éloges que ses sujets enchantés en faisoient. (Il faut noter que ce peuple ne laisse voir le portrait de sa reine que quand elle a mis au monde une princesse; sans cet usage, j'aurois au moins connu son portrait.) Elle me dit que je la verrois en temps lieu; qu'elle se serviroit quelquefois de ma plume. Elle me donna à baiser sa main royale; à peine aurois-je eu autant de plaisir à coller mes levres sur celle de Julie, tant cette chere petite reine m'avoit charmé par son ton affectueux sa figure, à laquelle mon imagination prêtoit mille beautés, puisque mes yeux ne pouvoient la distinguer. Elle me congédia trop tôt; j'allai tout joyeux rendre compte de ma visite au ministre jaloux, qui me dit que la reine accueilloit trop favorablement des inconnus. Je me promenois souvent avec un homme très-éclairé. Dans une de nos promenades, je tombai sur le chapitre de la reine, dont j'étois plein. „Mais, lui dis“je, quand songez-vous à marier votre “jeune souveraine? -- Mon ami, me “répondit-l, ainsi que le grand-seigneur, “jamais notre reine ne se marie. Nous “connoissons bien sa mere; mais nous “ignorons quel est son pere. La loi lui “donne la liberté de se déguiser commé “elle veut, l'invite même à prendré “tous les moyens qu'elle juge les plus “convenables, pour qu'un homme qui “lui plaît la féconde, sans se douter qu'il “ait jamais eu affaire avec la reine; , “comme ces princesses choisissent à leur “gré, elles s'adressent naturellement aux “plus beaux hommes, elles sont de “jolis enfants. Nos grandes dames imitent “trop souvent la souveraine, sans en avoir “le droit comme elle. Il naît un petit “avantage e ce etordre. Quoiqu'on “cache, autant qu'on le peut, au public “le singulier privilege de la reine, il ne “peut être universellement ignoré; si “quelqu'un vouloit se flatter d'avoir été “honoré des faveurs de S. M., il n'en “pourroit jamais être sûr, parce que tout “le monde sait que bien d'autres dames “prennent la même liberté. Notre auguste “maîtresse se laisse peu voir, son visage “n'est guere connu. Si elle accouche d'un “enfant mâle, elle le fait disparoître. Ces “bâtards royaux vivent parmi nous pro“bablement, mais sans se connoître, “sans être connus. On n'éleve que les prin“cesses, qui sont obligées de rester filles. “Par ce moyen, nous sommes très-sûrs “de n'être jamais gouvernés que par des “femmes, nous ne nous en trouvons pas “plus mal. “Nous sommes un peuple à part, “qui n'a rien de commun avec les auttez “Vous verrez demain un usage singuliere “c'est ce qu'on appelle la fête des maria“ges; je vous y conduirai.“ Je le remerciai de son offre, je lui promis d'en profiter. Quand il m'eut quitté, mon hôtesse monta chez moi. Je l'avoit priée de me procurer une femme, qui vînt tous les jours faire mon ménage, sans demeurer chez moi. Je vous ai trouvé une servan“me dit-elle, en appuyant un peu trop “sur cette expression dédaigneuse. C'est une “pauvre petite orpheline qui me fait pi“tié: j'ai beaucoup connu sa mere; elle “mourut il y a quelques mois, le pere “il y a quelques années. La pauvre enfant “ne sait à quel saint se vouer. Il faut que “vous lui fassiez la charité de la prendre “pour faire votre ménage. Une bagatelle “que vous lui donnerez sera une fortune “pour elle. Je la mettrai en penfion chez “une bonne femme de mes amies, qui la “nourrira la logera avec ce que vous “lui passerez, ce que j'y pourrai “ajouter. “Soit, lui répondis-je; je m'en rap“porte à vous.“ Sur le champ elle cria: „Dorothée, monte, ma fille.“ La fille monta, il sembloit qu'elle n'osoit entrer. Avance donc, innocente, lui dit l'hô“tesse: as-tu peur de monsieur? c'est la “douceur même. I aura de la bonté pour “toi, si tu fais ton devoir.“ Il étoit presque nuit, je n'avois pas encore de lumiere; j'entrevis une jeune fille fort bien faite, à qui je trouvai un air tout-à-fait noble Je suspendis mon jugement sur sa figure, jusqu'à ce que j'eusse de la lumiere. Je ne pus cependant me dispenser de dire tout bas à mon hôtesse: „Cela me paroît bien “jeune. -- Oh non! me répondit-elle; elle est en âge en état de vous bien servir: “elle a seize ans passés. -- Oui; mais, “lui dis-je, une jeune fille, qui paroît “avoir de la figure, servir un jeune homme! “cela est-il décent? En un mot, ne la “prendra-t-on point plutôt pour ma maî“tresse, que pour ma servante? -- Quoi! “une petite souillon comme cela? me ré“pondit madame Jovial, un enfant que “vous tirez pour ainsi dire de dessus le “fumier! vous n'y pensez pas; c'est une “pure charité que vous faites. Vous ima“ginezvous qu'on vous croira capable de “descendre à un petit chiffon comme ce“la?“ Pour moi, je trouvois à ce prétendu chiffon un air intéressant, qui sûrement n'avoit rien de commun. Que vou“lezvous? dis-je à mon hôtesse; avec l'air “que je trouve à cette jeune personne, je “serai peut-être gêné, pour lui comman“der quelque chose. -- Hé! bon Dieu, ré“pondit-elle, vous me faites rire! oh! “vous poussez la politesse trop loin! Vrai“ment, il feroit beau voir que vous vous “gênassiez pour une petite misérable, trop “honorée de vous servir! Il faut la traiter “un peu vertement, la relever de sen“tinelle: voilà encore un beau museau, “pour tenir cela dans du coton!“ Je trouvois ce langage tout-à-fait comique, relativement à l'impression que me faisoit cette jeune fille; il me sembloit que madame Jovial affectoit d'exagérer un peu le prétendu dédain qu'elle témoignoit pour elle. „Après tout, me dis-je, l'air “noble que je lui suppose n'est peut-être “que dans mon imagination. La lumiere “va sans doute le faire éclipser, ne m'of“frir dans cette petite fille, qu'un person“nage à traiter aussi cavaliérement que le “veut cette brave femme. -- Encore un “coup, lui dis-je, je m'en rapporte à vous. “ -- Cela suffit, reprit madame Jovial: “tiens, dit-elle tout haut à la fille, descends “avec moi, tu apporteras de la lumiere “à ton maître.“ L'enfant me fit une révérence de très-bonne grace, descendit. Des idées toutes différentes m'absorberent sur le champ, me firent oublier ma nouvelle servante, puisqu'on lui donnoit ce nom. Elle rentra bientôt avec la lumiere. Je ne pensai pas à la regarder; je me mis à écrire quelques vers que je venois de finir, je lui parlai aussi familiérement que l'exigeoit mon hôtesse, (ce qui ne m'est pas ordinaire) sans penser à lever les yeux sur elle. „Mon enfant, lui “dis-je, ne manque pas de dire à madame “Jovial, que je voudrois souper ici: qu'elle “s'entende avec toi pour cela. -- Mon“sieur, me répondit la petite personne, “permettez-vous après cela que je me re“tire? J'ai là-bas mon frere qui me re“conduira. -- Oui sans doute, lui dis-je. Et à quelle heure, reprit-elle, ordonnez“vous que je vienne demain tous les “jours, pour faire votre chambre?“ Le son de sa voix étoit doux comme une flûte. Je levai les yeux sur elle; je vis une beauté réguliere dans sa premiere fleur, des graces sur-tout son corps, de la noblesse dans son maintien, de la pudeur sur son visage; en un mot, cet air intéressant qui est au dessus de la beauté même. Ce qu'il y avoit de plus attachant, c'est que la chere enfant sembloit chercher, dans mes yeux, avec un petit air de crainte, l'impression qu'elle faisoit sur moi; cette impression n'étoit point du tout légere. Je restai immobile stupéfait. A quoi pense “madame Jovial, me dis-je en moi-même, “de me donner cela pour un petit chif“fon? Est-ce elle ou moi qui avons la berlue?“ Je crus cependant devoir m'efforcer de cacher à cette belle enfant, la sensation qu'elle me causoit; pour y réussir je continuai de lui parler du ton familier que j'avois pris d'abord, quoiqu'en secret je me reprochasse de ne me pas montrer plus respectueux. „Quel âge as-tu, lui “dis-je, ma petite? -- Monsieur, répon“ditelle, j'ai seize ans trois mois. “C'est justement l'âge de notre reine, reprisje.“ Elle rougit, repartit: Hélas “je fuis née à peu près dans le même “temps que S. M.; mais quelle différente “destination! L'une placée sur le tône, “l'autre destinée à servir. Trop heureuse “encore que votre bonté daigne m'agréer “pour lui rendre les services qui seront à “ma portée! -- Va, mon enfant, lui re“partisje, le bonheur est de tous les états, “aussi-bien que la santé. A en juger par “ta figure, la reine ne peut pas se porter “mieux que toi, elle n'est sans doute pas “plus contente que tu dois l'être. Ta phy“sionomie annonce de la sagesse un bon “caractere. Comporte-toi bien, suis les “conseils de madame Jovial, j'aurai “soin de toi: adieu mon enfant.“ Elle me fit une révérence si noble, si décente, si respectueuse, que je fus encore ému. Je me levai, malgré moi, pour lui rendre le salut, je restai tout pensif après son départ. „Quelle taille! me disois-je, quelle “figure angélique! quel air noble dé“cent! En venté, Julie ne sauroit être “plus belle; de plus cette enfant pa“roît avoir des sentiments de l'ame. “Cela ne cadre point avec son habit.... “Mais, que dis-je? son habit est propre; “c'est sa condition qui est au dessous d'elle; “le sort est bien injuste!“ Madame Jovial vint me servir à souper. „En vérité, lui dis-je, vous êtes “aveugle; cette fille-là n'est point du tout “faite pour servir. -- Et qu'a-t-elle donc? “me répondit l'hôtesse. Vous paroît-elle si “gauche? ne lui trouvez-vous pas assez “d'esprit pour faire un lit? ou bien seroit“elle trop nonchalante? si je croyois cela, “je saurois bien la faire remuer. -- Vous “ne m'entendez pas, lui repartis-je; je “dis que cette fille est trop bien, trop au “dessus de son sort.“ A ces mots, la bonne dame éclata de rire. „Une petite guenille “comme cela, dit-elle, trop au dessus de “son fort! Je craignois au contraire que “vous ne vous plaignissiez de ce que je “vous donnois une petite créature trop peu “digne de vous servir. Vous la trouvez “trop bien! Il faut en vérité que vous ayez “des yeux très-particuliers. Elle parla long-temps sur le meme ton. Ses filles, d'autres que j'interrogeois, me répondoient de la même facon, en riant de mes questions Il fallut donc que je crusse que j'avois les yeux fascinés. „La lumiere, disois-je, me “fait peut-être illusion; demain nous ver“rons au grand jour.“ Le lendemain le jour n'y changea rien. Je trouvai ma petite ménagere aussi jolie qu'aux lumieres. C'étoit la fraîcheur de la rose: elle me fit la révérence en entrant, d'un air si respectueux si décent, que je ne pus encore m'empêcher de me lever pour la lui rendre. Mon hôtesse, qui étoit entrée avec elle, fit un grand éclat de rire. „Oh! tel maître, telle servante, “dit-elle. On ne peut être plus poli qu'ils “le sont tous deux. Il va bientôt faire de “toi une demoiselle, mon enfant; mais “prends garde à toi.“ La pauvre enfant baissa les yeux, en m'adressant à la dérobée un regard confus. „Allons, travaille, “continua l'hôtesse en la poussant assez ru“dement; ce que je trouvai fort choquant.“ La jeune fille se mit à faire mon lit, d'un air tout-à-fait délicat, qui annoncoit qu'elle étoit fort adroite; mais qu'elle devoit être peu accoutumée à ce métier-là. Je me sentois confus de me faire servir par une si belle fille. Je ne pus m'empêcher de l'aider à soulever les matelas, que je trouvois trop pesants pour elle. „Oh “parbleu! disoit madame Jovial, voilà “des complaisances toutes neuves, vous “n'en aviez pas tant pour mes filles, quand “elles vous rendoient les mêmes services; “cependant je pense qu'elles valent bien “votre prétendue gouvernante.“ Il faut avouer que ses deux filles étoient deux peits monstres auprès de ma Dorothée. J'étois trop plein de cette belle enfant, pour faire attention à ce que disoit la bonne Jovial. Que tje plaignois une si charmante personne d'être obligée de servir! que je trouvois ce métier au dessous d'elle! Je me pourvus de quelqu'un qui se chargea de tout ce que je jugeai trop pénible trop vil pour ma belle Dorothée. Le grave ami qui devoit me mener à l fête des mariages, arriva dans ce moment; Dorothée baissa sur son visage une petite coëffe qui en cachoit une partie. Je ne fus pas fâché de cette attention; mais je cherchbis pourquoi elle vouloit se cacher aux yeux de mon ami. Je le lui demandai tout bas. „Hélas! répondit-elle, je vois bien “que j'ai tort, qu'il faudra tôt ou tard “que ma misere soit connue.“ Elle se croyoit donc au dessus de l'état qu'elle remplissoit. Le sérieux ami ne cessoit de la regarder à la dérobée. Je le trouvois même troublé; il se perdoit dans les raisonnements qu'il me faisoit; son œil, malgré lui, se tournoit toujours vers la belle. Je disois en moi-même: „il faut donc que “cette fille-là n'ait pas l'air si guenille à “ses yeux.“ Il regardoit dans les miens, nous cherchions à nous cacher réciproquement l'impression qu'elle nous faisoit. Dorothée me demanda tout bas mes ordres pour le lendemain: je la conduisis jusqu'à ma porte, je lui serrai la main; elle me parut toute émue. Nous allâmes à la fête; mon ami me sembla rêveur au commencement du chemin; je ne l'étois pas moins. Il ne me dit rien de ma gouvernante; je ne lui en parlai pas: cependant son esprit s'éclaircit par degrès, bientôt il me raconta l'origine de la fête que nous allions voir. „Au commencement de notre établisse“ment, me dit-il, il y avoit parmi nous “beaucoup d'hommes, très-peu de fem“mes. Parmi le peu de pucelles que nous “avions, tout le monde vouloit avoir les “plus jolies, laisser-là les plus laides “Pour remédier à cet inconvénient, on “s'avisa d'un expédient qu'on avoit lu dans “l'histoire ancienne. On ordonna que tou“tes les filles seroient proposées à l'encan; “qu'on vendroit les plus jolies aux plus “offrants; qu'avec l'argent qu'on en re“cueilleroit, on marieroit les plus laides “aux plus accommodants. De cette ma“niere on placa toutes les filles; l'on a “toujours suivi le même usage. A cette “occasion on fit une fête, qui s'est renou“vellée depuis chaque année.“ Nous arrivâmes dans un édifice charmant, qui ressembloit au plus beau colisée. On voyoit dans l'intérieur de l'enclos des salles de spectacle de bal, des cafés d'une galanterie qui effacoit tout ce que la France a de plus brillant en ce genre. Jamais le soleil ne pénétroit dans ces beaux lieux, ou des milliers de flambeaux, de lustres de bougies, formoient une clarté plus séduisante que le grand jour. Le site contenoit un peuple immense. Il y avoit au moins dix mille filles à marier. Elles étoient vêtues selon leurs goûts, qui différoient autant que leurs figures. Parmi ces jeunes personnes, on en voyoit de charmantes; celles-là étoient le plus simplement mises; il y en avoit des laides, surchargées d'ornements qui ne faisoient que les enlaidir encore davantage. Chacune pour se faire connoître cherchoit à déployer ses talents. On voyoit les unes danser avec des jeunes gens dont elles briguoient la conquête; les autres jouoient des instruments ou chantoient; plusieurs peignoient; quelques-unes récitoient des drames. On en voyoit des plus tranquilles, dans des especes de petites boutiques, où elles étaloient les ouvrages qu'elles avoient faits, dont elles croyoient que l'élégance devoit leur attirer des soupirant. En un mot, chacune de ces demoiselles cherchoit à se faire valoir par ses avantages. Les plus laides étoient ordinairement celles dont les travaux paroissoient les plus brillants. Je fus conduit successivement dans toutes les salles; j'avoue que je trouvai ce spectacle enchanteur. Il y avoit plufieurs de ces beautés que j'aurois volontiers achetées pour mes maîtresses; mais Julie, reine de mon cœur, étoit la seule que je defirois pour ma femme. Cependant je pensois de temps en temps à ma petite Dorthée; je ne voyois aucune nymphe, dans toute cette foule, qui méritât de lui être comparée. Il y avoit déja quelque temps que la soire des demoiselles duroit; pendant ce temps, elles avoient taché de faire connoître eur mérite à tous les aspirants qui avoient eu la liberté de les fréquenter dans ce lieu Enfin, toutes ces jeunes vierges devant être bien connues, le grand jour de l'encan arriva. Dans une enceinte immense, parée de verdure de fleurs, qui paroissoit autant un jardin qu'une place publique, on avoit élevé des amphithéatres pour contenir tout un peuple. On voyoit, dans le fond, le trône de la reine, les sieges du conseil des premiers de l'état. Ceux des spectateurs étoient vis-à-vis. D'un côté l'on devoit placer les filles à marier, de l'autre les prétendants.Une décharge de toute l'artillerie de la ille, donna le signal dans les airs; le son de toutes les cloches forma une harmonie majestueuse. Les tambours, les timbales, les trompettes, tous les instruments guerriers retentirent à la fois. Alors la marche s'ouvrit; tous les corps de l'état parurent en habit solemnels. Les magistrats, les principau militaires s'avancerent en ordre; enfin la reine vint, portée sur un palanquin éblouissant d'or de pierreries; mais le visage couvert d'une gaze légere, au travers de laquelle on ne pouvoit que soupconner son visage. Chanun prit place: la reine monta sur son trône; on se prosterna trois sois devant elle, la musique recommenca. Auson des instruments, vinrnt les jeunes Mtles les jeunes garcons, qui avoient déja lié connoissance ensemble. Chacun amenoit sa chacune, ils avoient tâché de s'arranger d'avance en particulier. D'abord toute cette troupe mi-femelle, mi-mâle, dansa un ballet assez agréable, pour animer le coloris des jeunes personnes par cet exercice brillant gai. Ensuite les demoiselles se retirerent à leur place, les garcons allerent les marchander. Cent crieurs publics disoient à haute voix: à combien celle-ci? Chacun proposoit son prix enchérissoit, à qui mieux mieux, sur les jolies. Celle qui fut vendue au plus haut prix, fut déclarée la reine de la fête; on la placa sur un petit trône; elle y étala son petit air conquérant. Les plus belles partirent bien vîte; les jolies ne tarderent pas; les gentilles ne languirent que très-peu; les figures qui ne disent rien, passerent à la faveur du bon marché. Celles qui, sans aueune beauté, étoient aimables par leur esprit, leur caractere, leurs talents, trouverent encore des enchérisseurs. La lie restoit, c'est-à-dire le troupeau des laides. Les crieurs avoient beau dire: à combien? On n'en offroit rien. Les pauvres filles étoient humbles honteuses. Leur humilité-touchoit; mais il falloit un motif plus fort pour les faire agréer. Alors on fit un monceau de l'argent qu'avoit produit la vente des jolies; les crieurs dirent à rebours: coméien veut-on pour prendre celle-ci? Et chacun des laiderons fut adjugé à celui qui en demandoit le moins. Toutes passerent ainsi l'une après l'autre; il ne restoit plus qu'une pauvre fille borgne, horriblement marquée de la petite verole, sans nez. La somme qui restoit se trouvoit très-considérable; on en déclara le montant au public, on l'exposa auprès de la laide, en répétant: qui la veut à ce prix? Un aveugle s'écria, moi. La fille l'accepta: on lui donna l'argent avec une couronne; elle fut placée sur un petit trône, vis-à-vis de la plus belle. Après que toutes ces demoiselles eurent trouvé des maris, une nouvelle décharge générale d'artillerie l'annonca au peuple; les fanfares militaires recommencerent de la maniere la plus éelatante la plus gaie. Chaque époux mit une couronne de fleurs sur la tête de son épouse, qui lui en rendit une pareille; ensuite ils figurerent ensemble des danses charmantes, furent liés avec des guirlandes de fleurs, par de jeunes garcons de jeunes filles. Je ne décrirai point les cérémonies de tous ces mariages; il y eut un mois entier de réjouissances; je goûtai par-tout, ou il y avoit quelques noces, des plaisirs très-vifs. Il m'arriva souvent de danser avec la souveraine; mais elle étoit toujours ou masquée ou voilée; je désespérois de pouvoir jamais voir son visage, qu'on disoit si charmant. Cependant Cependant ma petite gouvernante me faisoit une impression qui m'étonnoit moi-même. Je devenois timide rêveur devant elle, je n'osois plus lui rien commander. Ce n'étoit plus moi qui étoit le maître. Elle avoit le coup d'œil très-pénétrant. Je voyois que la petite fripponne m'examinoit fort attentivement, n'étoit pas indifférente relativement à l'impression qu'elle faisoit sur moi. Je voulois en vain prendre le ton de maître. Si je lui faisois quelque caresse, j'affectois l'air de quelqu'un qui accorde une faveur; elle sourioit, savoit trop bien qu'elle m'avoit subjugué. De jour en jour, mon ton devenoit, malgré moi, plus soumis. Je lui prenois souvent la main, que je pressois de mes levres. „Ma chere “petite Dorothée, lui disois-je, en baisant “ta main, je crois baiser celle de la reine.“ En effet S. M. avoit, comme elle, un petit signe sur la main droite, justement dans le même endroit. C'étoit d'ailleurs la même forme, la même blancheur la même délicatesse. „Oui, ma chere Dorothée, “continuois-je, je crois voir en toi la reine; “c'est la même main, la même taille, les “mêmes attitudes, la même démarche. Il “n'y a que la figure de cette princesse “adorée, que je n'ai jamais vue, mais qui “ne peut effacer la tienne. Quelque belle “qu'on la dise; car tu es intéressante “jolie autant qu'on peut l'être. Enfin, ouis“que la reine ne veut pas que je la voie, “sois ma reine.“ La jeune personne sembloit nager dans la joie, redoubloit pour moi de zele, d'attachement de soumission. J'avois beau vouloir lui épargner ce qu'il y avoit de plus dur dans son service, elle souffroit avec peine que je la fisse aider par une subalterne. Enfin, je l'aimois très-sérieusement; mon hôtesse s'en appercevoit, sourioit malignement. Cependant Julie étoit toujours la dominante dans mon cœur; je rougissois quelquefois, quand je réfléchissois qu'une servante y régnoit avec elle. „Reviens, “disois-je, ma Julie, celle qui est ta rivale “tombera à tes pieds, te reconnoîtra “pour sa maîtresse.“ La reine me faisoit quelquefois appeller pour écrire des lettres. Elle me recevoit avec beaucoup d'affabilité; mais toujours avec son maudit masque. Il me venoit quelquefois dans l'idée que cette beauté cachée pouvoit être ma Julie, que j'avois eu quelques raisons de croire dans les terres Australes; mais d'ailleurs, tout démentoit cette idée. „A propos, me dit un jour “S. M.; mais vraiment vous avez une jolie “gouvernante. A ces mots je rougis. Vous “n'avez point à rougir, reprit S. M.; elle “est réellement jolie; on me l'a montrée “hier, je vous ai reconnu pour être de “fort bon goût. On dit que vous me faites “l'honneur de trouver que je lui ressemble; “cependant je ne crois pas que vous m'ayez “jamais vue.“ Je rougis encore comme un imbécille; je ne pouvois imaginer qui avoit pu dire à la reine que je trouvois de la ressemblance entre elle ma servante. „Ma“dame, lui répondis-je, je supplie V.M. “de me pardonner. Je n'ai jamais encore eu “le bonheur de voir son visage; mais j'ai “admiré, avec tous ses sujets, sa taille “son port, n'ai pu m'empêcher de re“connoître que la jeune personne dont il “est ici question, très-bien élevée, mais “peu favorisée de la fortune, étoit celle “qui approchoit le plus de V. M. pour tout “l'exterieur. J'oserois même dire que sa “voix a beaucoup de la douceur qui flatte “si merveilleusement dans celle de notre “auguste souveraine. Cela est au point que “je rougis de me laisser servir par une per“sonne si charmante; je n'y ai jamais con“senti que par force; dorénavant je ne “veux plus souffrir une indécence, que je “me reproche en secret. -- A Dieu ne “plaise, me répondit la reine, que je cher“che à faire tort à cette fille dans votre “esprit! au contraire, gardez-la; c'est moi “qui vous la recommande: elle est mieux “en vos mains qu'en toutes autres; mais “qu'elle soit bonnement votre servante, “non pas votre maîtresse; cela vaudra mieux “pour elle. Je vais demain à la campagne, “je veux que vous m'y suiviez. Vous pouvez “la mener avec vous pour vous servir.“ Je me retirai, l'esprit rempli de ce que la reine venoit de me dire. Le lendemain je dis à Dorothée: „n'avez“vous point eu l'indiscrétion de vous vanter “à quelqu'un, que vous ressemblez à la “reine?“ Elle sourit, me répondit: “non; mais il y avoit l'autre jour un de ses “domestiques derriere vous, quand vous “m'avez fait ce compliment. -- Avez-vous “vu la reine? repris-je. -- Oui, me dit-elle. “Je passai l'autre jour sous ses fenêtres, “l'on m'assura qu'elle m'avoit regardée. “-Trouvez-vous qu'elle vous ressemble? “ajoutai-je. -- Hélas, reprit-elle, je la vis “si peu, je me vois si peu moi-même! “car heureusement, je n'ai pas été élevée “à me regarder dans le miroir, vu qu'il “n'y en avoit pas chez ma mere.“ Le lendemain la reine m'envoya une fort jolie voiture; j'y montai avec ma petite servante, qui étoit bien véritablement ma maîtresse. J'avoue que j'eus avec elle, pendant la route, une conversation délicieuse. Je ne pus m'empêcher de lui faire des caresses auxquelles, malgré sa pudeur, elle paroissoit sensible. Je ne vis qu'elle pendant toute la route. Je ne savois où j'étois; je fus tout surpris quand nous fûmes arrivés, je croyois être encore dans la ville. Je regardai hors de la voiture; je vis un château pareil à celui de Marly. J'en demandai le nom à Dorothée, qui me dit qu'il s'appelloit Marly-neuf. J'en fus encore plus surpris, je lui dis: „j'ai vu le modele de ce châ“teau en France; ce sont les mêmes beautés; “mais je doute que j'y puisse trouver une “enfant aussi jolie que vous.“ On me donna un appartement si beau, que j'en fus étonné; je le témoignai au concierge, qui me dit en souriant: „cela “ne doit pas vous étonner; c'est celui de la “reine. -- Celui de la reine! répondis-je. “Et où logera-t-elle? -- Où il lui plaira, “répliqua-t-il; croyez-vous qu'il manque “ici des appartements pour S. M.? sans “doute qu'elle est lasse de celui-ci, puisqu'elle a commandé qu'on vous le donnât.“ Quoi qu'il en soit, je trouvai cela fort singulier. Il y eut le soir un bal masqué, où je fus invité. Cette fête me parut d'un brillant, qui égaloit au moins ce qu'on voit de plus beau en France dans ce genre, je m'y amusai beaucoup. Je vis entrer dans le bal une jeune personne masquée, mise avec une grace une magnificence éblouissante. C'étoient la taille la démarche de la reine, ou de ma Dorothée. Je ne pensai pas que ce pût être Dorothée; je jugeai donc que ce devoit être la reine; tout le monde me l'assuroit, le respect qu'on lui portoit me le garantissoit. J'eus l'honneur de danser deux ou trois fois avec cette charmante personne. Il me sembla qu'elle me serra la main, ce qui me confondit; mais elle avoit l'opiniâtreté de ne se point démasquer, je pestois en me disant: Quoi! je ne verrai pas une fois dans ma “vie, le visage de cette reine! “ Enfin elle me prit sans façon par le bras, me dit: Allons nous rafraîchir.“ Je l'accompagnai avec un plaisir un embarras inexprimables. Elle me conduisit dans un très-joli petit boudoir, ferma la porte sur elle. Nous étions seuls. Je lui présentai un verre de limonnade; elle ôta lestement son masque pour boire, je vis une jolie figure qui ressembloit tout-à-fait à celle de Dorothée. Elle sourioit en me regardant d'un air malin intéressant, je restai la bouche béante. „Hé bien, me dit-elle, mon cher “maître, qu'en pensez-vous? -- C'est donc “toi, ma chere Dorothée? lui répondis-je. “As-tu pu te masquer comme cela? -- c'est “la reine elle-même, reprit-elle, qui m'a “envoyé cet habit, en m'enjoignant de me “trouver à son bal. -- Mais ne crains-tu “point, lui dis-je, qu'elle ne s'offense de “ce que tu oses te donner pour elle? “C'est tout le monde qui me prend pour “elle, répondit la chere enfant; je n'ai “aucune part à la méprise; l'on m'a fait “entendre qu'elle desiroit, vu la ressem“blance de la taille, qu'on pût me prendre pour elle, afin qu'elle eût la liberté de se “perdre mieux dans la foule, où elle est “en effet déguisée jusqu'aux dents, tout“àfait méconnoissable.“ Je ne pus m'empêcher d'embrasser Dorothée, tant elle etoit gentille. Elle me laissa faire en rougissant, elle cacha son petit visage dans mon sein. Elle me dit ensuite qu'elle se sentoit un peu fatiguée. „Hé bien, ma chere ame, “lui dis-je, veux-tu t'en aller? -- Oui, “mon cher maître, me répondit-elle.“ Elle remit son masque; je lui présentai mon bras, elle l'accepta, en disant: „Que vous “avez de bonté!“ Nous sortîmes; tout le monde nous fit place respectueusement, prenant ma Dorothée pour la reine. Nous gagnâmes notre appartement, nous nous y enfermâmes, très-contents de notre soirée. Nous trouvâmes un ambigu charmant, servi pour notre souper. Je me mis à table. Ma jolie petite servante ne vouloit-elle pas se tenir debout pour me servir? Je la fis asseoir vis-à-vis de moi; je la priai très-instamment de manger. Elle me faisoit un million d'excuses de la liberté qu'elle prenoit. Elle se louoit tant de mes bontés, que j'en étois tout honteux; elle étoit mise comme une reine, belle comme un ange; n'avois-je pas bien de la bonté de la souffrir à ma table? Les vins étoient excellents: la chere exquise: nous nous trouvions tête-à-tête dans l'appartement de la souveraine; nous fîmes un souper délicieux. Je me sentois enivré d'amour, les yeux de ma compagne me disoient que je ne lui étois pas indifférent. Je ne pus m'empêcher de lui faire des caresses, d'abord assez réservées, mais qui peu-à-peu devinrent trèspressantes, qui lui faisoient une vive impression. Enfin, il fallut nous coucher; nous avions dans l'appartement le lit de la reine, qui étoit magnifique; dans un petit cabinet, un autre lit plus commun, pour une femme de chambre; Dorothée vouloit s'y retirer: „Non, lui dis-je, ma chere amante; tu as “la figure de la reine, tu coucheras dans “son lit. Il ne sera pas dit qu'un original “comme moi occupera la couche d'une “souveraine, tandis qu'une fille angélique, “comme toi, sera reléguée dans celui d'une “domestique. Je serai encore trop honoré “de te servir de valet de chambre.“ A ces mots, je me mis à la déshabiller. Elle ne savoit où elle en étoit, la pauvre enfant; elle n'osoit presque résister. Je ne peindrai pas tout ce qui se passa entre nous: il faut voiler les triomphes remportés sur la pudeur. Nous fûmes entraînés bien au-delà de nos intentions, dans un moment critique au-dessus de nos forces. Si l'innocence de mon amante, le respect du lieu devoient m'en imposer, je n'étois pas libre. Quelle nuit! Accablé de sommeil de volupté, je m'endormis enfin dans les bras de ma divinité.Le lendemain, de grand matin, quand je réfléchis sur ce que je venois de faire, je me dis: „que penseroit-on de moi, si „l'on savoit que j'ai abusé si irrespectueuse“ment de l'appartement de la reines “Quoi! dans le lit même de S. M. attenter “sans pudeur à la virginité d'une fille sage “ innocente, dont je devois être le pro“tecteur! si l'on alloit vouloir me la faire “épouser!...“ Ces réflexions m'inquiétoient. Je jetai un coup d'œil sur ma compagne de lit; elle étoit adorable.“ Après “tout, me dis-je, ne serois-je pas bien “malade quand on me feroit épouser un “ange?“ Je l'éveillai par mes baisers: elle ouvrit un œil confus, rougit, se cacha le visage.“ Oh! ma chere ame, lui dis-je, “regarde-moi, regarde un homme qui “t'adore. Je te demande pardon. Que “l'amour soit mon excuse.“ Je vins à bout de la consoler, en commettant une nouvelle offense. Nous nous levâmes, elle remit ses habits ordinaires je la reconduisis à la ville. Elle étoit languissante, plus touchante encore qu'à l'ordinaire. Elle me supplia du moins de lui garder le secret; , en me demandant cette grace, elle laissa tomber une larme, me donna un baiser, je la quittai, avec les protestations les plus solemnelles de l'amour le plus vif. La petite personne vint faire le lendemain son service ordinaire, avec ses petite habits journaliers, humbles propres; elle avoit un air plus soumis plus respectueux encore que de coutume, s'il est possible. Je la dévorois des yeux; il me sembloit qu'elle avoit du plaisir à me servir, moi j'étois charmé de l'aider, de sorte que nous fîmes la chambre à nous deux. Cette chambre étoit à elle comme à moi; le lit étoit le trône où elle devoit régner. Ayant commencé à Marly-neuf il falloit bien qu'elle continuât à Paris-neuf. Ce temps de jouissance fut court; mais je le regarde comme un des plus heureux de ma vie. Dorothée fut toujours tendre soumise, quoique adorée; car je confesse que je l'idolâtrois. Je ne pensois qu'à elle; à peine Julie me revenoit-elle quelquefois dans la mémoire. Je voyois souvent la reine, qui avoit toujours son maudit masque; elle me demandoit quelquefois des nouvelles de ma servante: je me rappellois toujours alors les libertés que j'avois prises dans le lit de S. M. ce n'étoit pas une chose à lui révéler. Cependant j'avançois tous les jours en faveur. Les courtisans en frémissoient d'envie, me faisoient très-bassement leur cour. Le ministre étoit ulcéré contre moi; mais son accueil paroissoit des plus polis; comme je connois un peu les hommes, je n'en ai jamais été si las qu'à cette époque, où j'étois accablé de leurs embrasfades, dans lesquelles ils auroient voulu m'étouffer. La reine me combloit de pensions, d'honneurs de dignités; elle en vint enfin à me donner le cordon bleu, qui étoit positivement le même que chez nous; avec la différence qu'il n'étoit donné qu'au mérite. Le jour que je devois recevoir le grand cordon, avec plusieurs autres favoris, je me rendis à la cour, revêtu du grand habit de l'ordre; je fus introduit dans la salle de l'audience. La reine étoit sur son trône, dans le faste le plus imposant. La foule me la cachoit. J'arrive assez près d'elle, sans pouvoir l'appercevoir. Je demandois: „Est-elle aussi masquée en don“nant le cordon-bleu?“ Tout le monde m'assuroit qu'elle étoit alors à visage découvert; je disois: enfin je vais donc “la voir“ Mon tour vint; on me fair place pour aller à ses pieds. Je la regarde avidement. C'étoit toute la figure de Dorothée: je restai immobile aux pieds du trône de S. M., qui, dans cette circonstance, avoit un air de dignité sévere composée; elle me regardoit, du moins à ce qu'il me parut, aussi froidement aussi indifféremment que les autres; mais peut-être lui en coûtoit-il un peu d'effort, pour affecter cette indifférence. Je ne savois qu'en penser. Quoi qu'il en soit, je me jetai à ses pieds, elle me passa le cordon avec les cérémonies ordinaires, d'un air parfaitement calme. Je la regardois de tous mes yeux, je jurois en moi-même que c'étoit ma Dorothée. Il fallut que le maître des cérémonies me criât bien fort de me lever, tant je m'oubliois aux pieds de la reine. Je me levai enfin hors de moi-même, ne sachant si je dormois, ou si je veillois. Le lendemain Dorothée vint chez moi, avec son petit air innocent comme à son ordinaire. Je la fixai de l'œil le plus percant qu'il me fut possible, sans pouvoir découvrir rien de particulier dans ses regards. Oh cà, lui dis-je, Madame, je respec“terai tant qu'il vous plaira, l'incognite “que vous voulez garder; je ne reconnoî“trai pas ce que vous ne voulez pas que je “reconnoisse; mais vous me permettrez “au moins de ne pas vous manquer au “point de me laisser servir par vous. Si je “l'ai fait jusqu'ici, pardonnez à mon igno“rance. A présent mes yeux sont ouverts, “ je suis prêt à vous servir à genoux.“ Dorothée me répondit d'un air tout étonné tout affligé: „Que voulez-vous donc “me dire? Est-ce que je vous aurois déplu, “ou que mes services vous ennuient? “Non, Madame, repris-je, non, j'ose dire “que je vous aime d'un amour respectueux, “ qui n'altere en rien la profonde véné“ration que je vous dois. Je vous aime, “pour vos propres qualités, pour les bien“faits dont vous m'avez honoré, pour des “choses enfin dont je n'ose plus parler à “vos pieds. -- Mais encore un coup, que “voulez-vous donc me dire? reprit Do“rothée. Qui peut rien comprendre à ce “langage? -- Madame, repartis-je, je “respecte vos secrets; mais j'adorerai toujours “la main qui m'a décoré de ce cordon.“ En disant ces mots, je baisai le cordon. Mon hôtesse qui étoit entrée, pendant cet entretien, paroissoit étouffer de rire. „Ah! “parbleu! cela est excellent, dit-elle, tu “ne sais pas, Dorothée, il te prend pour “la reine. -- Moi! la relne, répondit la “belle, d'un air confus riant, oh! je “ne puis m'empêcher d'en rire. Mals cela “est donc bien vrai que je ressemble à “S. M.; on me l'a tant dit de tous côtés, “que j'oserois presque en croire quelque “chose. Si cela est vrai, elle devroit bien “me faire ma fortune, ne pas laisser “languir dans l'état de servante une per“sonne qui a l'honneur de porter sa res“semblance. Mais que dis-je? ah! je ne me “plains pas de l'état de servante: je n'ai “jamais été si heureuse: non, mon cher “maître, puisque j'ai le plaisir de vous ser„vir, je ne changerois pas mon sort pour “celui de la reine elle-même.“ A ces mots, je ne pus m'empêcher de donner un baiser à ma belle Dorothée, qui me le rendit de tout son cœur. „Ma “chere madame Jovial, dis-je à mon hô“tesse, ne trouvez-vous pas que c'est la “reine? .... Allez, vous êtes fou, inter“rompit la maligne femme: vous êtes plein “de votre belle, vous la voyez par“tout. Pour moi, j'ai parlé vingt fois à “notre souveraine; il y a bien quelque “chose, un faux air de ressemblance; “mais ma foi! monfieur Merveil, il faut “être amoureux de votre servante, pour la “prendre, comme vous faites, pour S. M.“ Madame Jovial sortit, sans m'avoir convaincu: je dis à ma Dorothée: „J'ai “entendu dire que la reine ne peut se ma“rier, que, pour avoir de la postérité, “elle doit se déguiser, de peur d'être con“nue de ceux qu'elle daigne choisir pour “un si glorieux emploi; or on ne peut voir “une ressemblance plus frappante que la “vôtre avec cette auguste personne, ainsi.... “ -- Ah! mon cher maître, interrompit “Dorothée, je vous ai entendu dire aussi “que vous ressembliez à un jeune homme “de Paris; que tout le monde, même ses “parents, vous prenoient pour lui, que “cette ressemblance a beaucoup influé sur “votre vie. Vous saviez bien cependant que “vous n'étiez pas ce jeune homme.“ Cette réponse me ferma la bouche, je ne sus plus que répliquer, ni que penser. Cependant je lui dis: „quoi qu'il en“soit, je ne serai plus dans le cas de souf“frir que d'aussi belles mains me servent. “La décoration dont la reine m'a honoré “exige que je vive sur un ton plus relevé“ (Cela étoit vrai; il y avoit même déja long-temps que j'aurois dû le faire.) “Il faut que j'établisse une maison, que “j'aie un certain nombre de gens à mon “service, que je ne sois pas restreint à “une jeune personne, qui vient faire ma “chambre! -- Quoi, me dit-elle en pleu“rant, vous ne voulez plus me voir!-A “Dieu ne plaise, lui répondis-je! je regar“derai comme la plus précieuse faveur, “si vous voulez bien permettre que j'aie “l'honneur de vous faire ma cour de temps “en temps. -- Soyez assuré, reprit-elle “du ton le plus déterminé, que si vous “ne voulez pas que je vous serve, comme “ci-devant, vous ne me reverrez ja“mais.“Cette menace m'effraya; je fis tout ce que je pus pour la faire changer de résolution; elle demeura inébranlable; je fus obligé de me laisser servir par elle. Les bienfaits de la reine me mirent dans le cas de monter une maison assez honnête; mais ma chambre ne fut faite que par Dorothée.Un jour, on me dit que la reine étoit fort en colere, elle me fit appeller, je parus devant elle assez embarrassé. Elle avoit un petit air vraiment sévere, je m'en appercus très-bien; car son visage étoit découvert. Jamais celui de Dorothée n'avoit annoncé un pareil courroux. „Qu'est-ce que j'apprends, Monsier? “me dit-elle d'un ton fort singulier, est-ce “vous qui avez l'impertinence de me pren“dre pour votre servante? A-t-on jamais “concu une pareille absurdité? Parce que “j'ai daigné témoigner quelques bontés à “ce monsieur, il s'est imaginé que j'étois “éprise de lui, au point de me déguiser “pour aller tous les jours, par partie de “plaisir, balayer sa chambre. En vérité, “je ne sais qui me tiemt.. Si l'extravagance “n'étoit pas si burlesque, que je ne puis “m'empêcher d'en rire, vous mériteriez “que je vous fisse punir comme criminel “de lese-majesté. “ Je voulus m'excuser sur l'extrême ressemblance. „Allez, dit“elle, cette ressemblance est une idée offen“sante: votre excuse est un outrage. Que “je n'entende plus parler de cette sor“tise.“ A ces mots elle me congédia fort impérieusement. Sa confidente me dit: „Pour Dieu, ne “parlez de cela à ame qui vive. Vous de“viendriez le jouet de la cour, si cela “transpiroit. Figurez-vous un homme assez “fat pour dire que la reine est amoureuse “de lui, jusqu'à se rendre sa servante. Je me retirai fort embarrassé, bien résolu de ne plus parler de cela, de me laisser servir par ma Dorothée, quelle qu'elle fût; car j'en étois venu à ne savoir que penser d'elle. Cependant elle devint grosse, dans le même temps on publia la grossesse de la reine; ce qui occasiona de grandes réjouissances. Toute mon incertitude ne put tenir contre tant de preuves. Je me regardai donc comme assuré que j'étois servi par la reine; mais je me gardai bien d'en témoigner rien. Je m'accoutumois peu-à-peu à recevoir les services d'une souveraine que j'adorois; mais la grossesse paroissoit tous les jours de plus en plus; le temps arriva où S. M., pour cette raison, devoit garder la chambre. Elle fut obligée enfin de me dire un jour, après avoir fait mon lit avec assez de peine: Mon cher maître, je ne pourrai plus “vous servir d'ici à quelques mois; le mé“decin m'ordonne de rester chez moi. “Il m'en coûtera beaucoup, pour être pri“vée de vous voir; ne vous faites pas “servir au moins, pendant mon absence, “par une autre femme. Je lui répondis: “Il est vrai, en effet, que la reine va “garder l'appartement, toi, ma chere “Dorothée, qui lui ressembles tant, il est “bien juste que tu fasses comme elle.“ En disant ces mots, je l'accablai de caresses. Elle y fut sensible; l'attendrissement pénétra son cœur, lui fit perdre le peu de force qu'elle avoit. Je trouvai le moment desiré depuis long-temps; son secret, qui lui pesoit, lui échappa. Elle m'avoua tout. „Ah! cruel, me dit-elle, que veux“tu savoir? Ignores-tu que c'est ta perte “ la mienne? La loi ordonne ma dépo“fition, mon supplice ma mort, si celui “que j'admets dans mon lit sait qu'il est “recu dans celui de la reine; la loi veut “qu'il périsse avec son indiscrete amante. “Garde au moins un secret d'où dépend “notre vie.“ Alors elle me raconta où elle m'avoit vu pour la premiere fois, l'impression que je lui avois faite; en un mot, tout ce qui s'étoit passé dans son cœur à ce sujet. Il résultoit de ses aveux, qu'elle m'aimoit beaucoup. Je n'étois pas tout-à-fait ingrat, je ne mettois que Julie au dessus d'elle. Notre séparation fut arrosée de nos larmes mutuelles; je sentis que dans cet instant, mon amour pour elle fut porté à son comble. J'allois souvent la voir dans son palais, elle me recevoit avec une tendresse qu'elle ne pouvoit cacher, qui faisoit froncer le sourcil à beaucoup de monde. Elle accoucha enfin très-heureusement d'une fille; ce qui occasiona les plus solemnelles réjouissances. Je me trouvai autour de son lit, avec toute la cour, dans le moment qu'on présenta à tout le monde l'enfant nouveau né qui devoit hériter du trône. Quand ce gage de nos amours vint à moi, la reine me jeta un coup d'œil tendre, qui sembloit me dire: voilà ta fille, tandis qu'on disoit à tous les autres voilà votre princesse. Beaucoup de gens remarquerent comprirent ce coup d'œil; elle s'appercut de son imprudence, m'annonca bientôt sa crainte par un autre coup dœil. Le leudemain, tandis que nous étions seuls, elle me dit: „Mon ami, voilà ta “fille, puisse-t-elle être pour moi le gage “d'un amour qui dure autant qu'elle “nous!“ Des espions entendirent ces paroles, en firent leur rapport au gouvernement. Je n'ai su tous ces incidents, que trop long-temps après. L'orage se formoit sans que nous pussions le soupconner. On ne témoigna rien: on laissa la reine terminer ses couches, se rétablir à son aise. Enfin, déja l'infortunée étoit relevée solemnellement, elle alloit recommencer à me servir; un beau matin un exempt de la couronne vient chez moi, me dit: “De la part de la nation FrancoiseAus“trale, je vous arrête.“ Surpris, je m'écrie: On n'arrête ici que de la part de la reine. “On me répond sur le champ: La reine “elle-même est arrêtée.“ Je fus douloureusement frappé de cette nouvelle. „Ah! ma chere reine, dis-je en “moi-même, je suis la cause de ton mal“heur! On s'est appercu que tu m'as dé“voilé le secret de ton rang; tu vas être “privée, pour moi, du trône de la vie.“ Soudain je formai dans moi-même le projet de délivrer cette adorable victime, de la remettre sur le trône, d'y monter avec elle. Mais comment conquérir un royaume, dans un moment où je me voyois enlever ma liberté, où je n'avois pas une épée? (Car on m'avoit soustrait toutes mes armes.) Je jurai cependant de sauver mon amante, de punir mes ennemis. L'exempt seul étoit entré chez moi, je consentis à sortir devant lui, il me suivit sur l'escalier. Je trouvai en bas dix fusiliers. Je méditois profondément comment j'échapperois aux mains de ces coquins; je restai même un instant immobile dans cette situation. Un des grenadiers, me voyan arrêté, me poussa rudement, joignit à cette insolence des paroles injurieuses. „Ah! “scélérats, dis-je en moi-même; j'avois du “scrupule de mer aucun de vous autres; “mais ce malheureux ne mérite aucune “pitié.“ Il falloit cependant céder à la force, en attendant que je pusse m'y soustraire. Un carrosse m'attendoit à la porte, avec une escouade de vingt cavaliers. Malgré mes beaux projets, je fus saisi par ces brigands, empaqueté dans la voiture, conduit renfermé dans une étroite prison, jugé suivant des loix contre lesquelles je déclamai vainement, condamné à perdre la tête. Au bout de peu de jours, je fus conduit sur un échafaud dressé hors de la ville; je vis un peuple immense qui me plaignoit; je roulai mes yeux sur l'assemblée; j'y reconnus plusieurs amis; qui me firent comprendre, par leurs regards, qu'ils étoient prêts à perdre leurs jours pour me sauver. Je leur fis signe des yeux de se réunir tous en un peloton; ce qu'ils firent peuàpeu. Tandis qu'ils se disposoient ainsi, pour gagner du temps, je haranguois l'assemblee, je lui faisois sentir l'atrocité d'immoler le mari de leur souveraine, le pere de l'héritiere du trône. Mon éloquence, mon malheur mon courage arrachoient au peuple des larmes de tendresse d'admiration, le disposoient favorablement pour moi. Enfin, je vis l'instant propice pour échapper aux mains de mes bourreaux. Mon évasion va paroître un prodige; mais il faut songer, comme je l'ai dit, que le vrai n'est pas toujours vraisemblable. Le peloton de mes amis étoit rassemblé proche de l'échafaud. Je saisis un moment où personne ne tenoit le lien dont j'étois garrotté, je m'élance au milieu d'eux, ils me recoivent dans leurs bras. Le bourreau me suit; ils l'écartent à grands coups de sabre; l'un coupe non sans me faire un peu saigner, la corde qui lioit les mains; l'autre me donne une épée nue; un troisieme me jette un manteau sur les épaules; un quatrieme enfin me met sur la tête un grand chapeau bordé, rabattu, qui me couvre le visage. Tout cela fut l'ouvrage, pour ainsi dire, d'un clind'œil. Les bourreaux les archers crient: Arrête! fondent sur mes amis les dissipent. Le peuple applaudit à ma fuite. Les soldats me cherchent ne me reconnoissent pas sous mon déguisement. Je me coule, le mieux qu'il m'est possible, je me perds dans la foule. Je suis déja loin de la place, qui étoit hors de la ville. Le maudit grenadier, à qui j'en voulois déja, me reconnoît, me saisit; je lui abandonne mon manteau je m'esquive. Vingt autres accourent; je me sauve je parviens enfin sur le bord d'une jetée élevée, au pied de laquelle couloit le fleuve. Le détestable grenadier m'avoit rattrapé; je lui donne un épouvantable coup de tête dans l'estomac: il tombe à la renverse dans l'eau, je m'élance avec lui. Le saut étoit de plus de cent pieds; personne n'osa le faire après nous. Le malheureux, dans sa chûte, laissa échapper son fusil, dont je m'emparai. Il tomba lui-même la tête sur le bord d'une chaloupe, se débattit un moment, alla s'engouffrer dans un tournant. Pour moi, je me mis à nager de toutes mes forces, afin de gagner l'autre rive. Cependant les soldats à qui je venois d'échapper, poussoient des cris affreux, pour avertir ceux qui pouvoient se trouver sur l'autre bord; ils me tiroient des coups de fusil que j'esquivois en plongeant. Je gagnai enfin la rive opposée; là je me voyois libre dans la campagne. J'avois le bonheur qu'il ne s'y trouvoit presque personne; que ceux qui devoient me poursuivre, manquoient de bateaux pour traverser la riviere, qu'ils étoient obligés de remonter contre le courant, qui étoit très-rapide, contre le vent, qui devenoit toujours plus violent. Ces circonstances me donnoient le temps de respirer de me cacher: j'allois en proflter; mais je vis accourir deux soldats, qui voulurent fondre sur moi, avant que je fusse tout-à-fait sorti de l'eau: leurs balles n'attraperent que mes habits. J'avois en main l'arme de celui que je venois de précipiter avec moi. Je fonds sur les deux nouveaux venus, la baïonnete au bout du fufil; ma rapidité les déconcerte, je les éventre. Mais j'en vois bientôt accourir d'autres. J'ai le temps, avant que ceux-ci soient arrivés, de saisir les armes de ceux que je viens d'immoler: me voilà seul, il est vrai, mais avec plusieurs fusils pistolets. Je me cache derriere un buisson, j'y dispose artistement ma batterie, je tire à coup sûr. De six ennemis qui arrivoient, deux sont couchés sur le carreau; quatre autres tirent sur le buisson, sans me faire mal; mais ils viennent à moi, en courant l'un après l'autre. Je ne leur donne pas le temps de recharger, j'en abats encore deux à coups de pistolets, avant d'être à portée de leurs baïonnettes: avec la mienne je blesse le troisieme; le quatrieme, se trouvant seul vis-à-vis de moi, s'enfuit. Je l'atteins le précipite dans un fossé, d'un coup de crosse. Ainsi me voilà débarrassé de six hommes; mais j'en vois survenir douze autres. Ces coquins menoient en prison un déserteur, vouloient me joindre à lui. J'étois au milieu de mes morts; j'ai le temps de charger six fusils, avant que les ennemis arrivent. Ils tirent tous à la fois sur moi, d'assez loin; un tronc d'arbre, derriere lequel je me cache, recoit toutes leurs balles. Je tire plus heureusement six coups l'un après l'autre. Quatre portent ahattent quatre hommes. Les huit ennemis qui restent avancent jusqu'à moi; j'étois déja caché dans un fosse sous des feuillages. Ils appercoivent tous les cadavres que j'ai déja couchés par terre. Je les entends dire: „C'est le “diable; il n'est pas possible que cet homme “là soit seul: prenons garde à nous.“ Une bête fauve, que je ne pus distinguer, passe heureusement dans mon fossé, court sous les feuillages: ils entendent le bruit, bruit, voient remuer les feuilles, prennent la bête pour moi, courent après, tirant dessus. Je saute sur un fusil des nouveaux morts, je tire encore un coup derriere eux. Un homme en est atteint au dos: ils s'imaginent alors avoir plusieurs ennemis sur les bras, crient: Sauve qui peut! Le déserteur reste garrotté, me demande la vie. Je le reconnois du premier coup d'œil; c'étoit un garcon d'une intrépidité à toute épreuve. „Mon ami, lui dis-je, veux-tu “me servir? Songe qu'on t'alloit mener à “la mort, qu'on te peut rattraper: ne vaut“il pas mieux périr avec moi les armes à “la main, que de te laisser casser la tête? “-Déliez-moi, me dit-il, vous ver“rez ce que je sais faire.“ Je le déliai, je l'armai. Il y avoit parmi-les morts, sur le champ de bataille, des fusils de reste. Me voilà bien armé, avec un second; , par mon bonheur autant que par mon courage, j'ai déja tant tué que dissipé une compagnie entiere. Les soldats, qui m'avoient laissé échapper sur la place, venoient à ma poursuite en traversant le fleuve dans un bateau. Nous chargeâmes tous nos fusils, nous nous cachâmes derriere des buissons, nous tirâmes tout à notre aise sur les ennemis. Nous en fîmes périr plufieurs; le reste rebroussa chemin. De malheureux paysans nous appercurent dans notre embuscade; ils tirerent sur nous, mais ils n'eurent pas l'adresse de nous atteindre. Nous fondîmes sur eux intrépidement, les rouâmes de coups. Ils nous demanderent grace à genoux. Cependant je voyois venir, dans le lointain, une nouvelle compagnie de grenadiers. „Mon “ami, dis-je à mon camarade, il ne faut “pas tuer nos coquins de paysans, ils “peuvent nous être utiles: vois ce que “j'en vais faire.“ Ils étoient au nombre de six; je leur fis prendre l'habit de six soldats morts. Je leur donnai à chacun un fufil sans baïonnette, que je ne leur laissai pas charger, de peur qu'ils n'en abusassent contre nous. En cet état, armés jusqu'aux dents, nous étions maîtres de leur vie. Nous les fîmes marcher devant nous, nous devions paroître de loin un certain nombre, aux yeux des soldats qui approchoient. J'allai vers eux, en m'arrangeant pour que le vent, qui étoit fort, leur donnât dans le visage. Nous avions chacun six fusils, mon camarade moi. Les ennemis tirerent de trop loin pour atteindre. Le vent leur renvoya la fumée la poussiere, qui leur cachoient notre petit nombre. Nous avancâmes assez rapidement, en chassant devant nous nos paysans, afin qu'ils recussent les balles. Nous tirions entre leurs épaules; presque tous nos coups porterent. Deux de nos rustres furent tués, les quatre autres furent blessés, nous n'eûmes pas une contusion. Nous en vînmes ainsi jusqu'aux ennemis, qui avoient déja perdu bien du monde; nous fondîmes sur eux la baïonnette au bout du fusil; nous leur parûmes deux diables. Trois de leurs gens, qui vouloient déserter, se joignirent à nous: entre nous cinq nous abattimes encore bien des ennemis; le grand nombre prit la fuite. Il resta plus de vingt morts sur le champ de bataille. Nous voilà cinq, nous avons déja dissipé plus de deux compagnies; il n'y a qu'un regiment dans toute la ville. Nous poursuivîmes les fuyards, de maniere que nous les forcâmes de se jeter à la nage, au milieu d'une petite riviere, ou plutôt d'un torrent, qui alloit se jeter dans le fleuve. Là nous en blessâmes quelquesuns; l'eau emporta le reste. Deux déserteurs vinrent encore nous joindre. Ils vouloient tous quitter le royaume; je prétendois y rester pour le conquérir délivrer la reine. „Mes amis, leur dis-je, “nous ne sommes que sept; mais il ne “sera pas dit que sept braves comme “nous s'enfuieroient comme des lâches; “je veux vous rendre maîtres de l'état. “Vous savez qu'à trois lieues d'ici, à Her“beville, il y a eu un complot parmi les “soldats; qu'une compagnie entiere a “voulu déserter, que tous ces braves “compagnons som dans les fers. Allons “les délivrer; ils se joindront à nous; alors je vous menerai au trésor royal, “nous aurons autant d'argent que nous voudrons.“Mes compagnons applaudirent à ma proposition. Nous volâmes à Herbeville; nous enfoncâmes aisément la prison: il ne nous en coûta qu'une balafre, que le geolier recut de nous sur le visage. Nous délivrâmes plus de quarante héros ou coquins, comme on voudra les nommer. Nous les emmenâmes, nous allâmes sur le champ faire rendre gorge à une sangsue publique, qui passoit pour le plus riche fermier-général du royaume. Munis d'argent, nous nous chargeâmes chacun d'un havre-sac plein de vivres, nous nous mîmes en campagne. Nous avions taîné avec nous deux petites couleuvrines prises dans la ville. Nous étions plus de cinquante; mais nous vîmes venir à nous deux régiments. Dans l'instant je pris mon parti. J'avois lu, dans notre histoire, la maniere dont le prince-noir s'y prit à la Bataille de Poitiers, pour battre une armée de soixante mille hommes avec huit mille hommes. Je résolus d'imiter ses manœuvres, parce que le local s'y prêtoit. Je fis grimper mes gens sur une montagne trèsroide, je les placai tous derriere des haies. Il n'y avoit pour monter qu'un petit chemin très-escarpé entre deux haies; mes gens étoient cachés de chaque côté, mes deux couleuvrines en face. J'eus le temps encore de lâcher l'écluse d'un ruisseau, d'inonder ainsi le chemin, pour le rendre impraticable. Les ennemis vinrent pour me forcer dans mon retranchement: les pauvres gens se traînoient sur les mains les genoux dans le sentier glissant inondé; mes soldats, qui avoient chacun deux fusils, tiroient à bout portant. Pas un coup ne manquoit; mes deux couleuvrines foudroyoient d'en-haut les malheureux qui vouloient monter, le désordre se mettoit nécessairement parmi eux. Malgré nes efforts, leur grand nombre nous gagnoit; plusieurs vouloient traverser nos haies, ils étoient recus à coups de baïonnettes; nous avions déja couché sur la place plus de trois cents hommes, sans qu'aucun des nôtres eût été blessé. Cependant le canon de nos persécuteurs approchoit pouvoit nous nuire; nous étions en danger de nous voir forcés. J'avois muni mes gens de crampons de fer; ils s'en servirent merveilleusement pour grimper plus haut. Les ennemis, privés de ce secours, ne pouvoient nous suivre. Nous les canardions d'en-haut à notre gré. Qu'on me passe quelques termes peu choisis: ici je suis militaire. En marchant sur les hauteurs, nous avancâmes vers un endroit très-escarpé de la montagne, où le fleuve baignoit précisément le pied du roc; ils nous suivirent plus bas, comme ils purent. Nous trouvâmes quantité de pierres énormes, que nous roulâmes sur eux, qui tomboient avec eux dans le fleuve. Ils me paroissoient encore au nombre de plus de deux mille; mais nous nous étions arrangés de facon qu'il ne pouvoit pas en échapper un seul. Ils se jeterent à genoux, en nous tendant les bras demandant grace. Nous leur descendîmes des cordes, leur ordonnant d'y attacher leurs armes, que nous montâmes vers nous. Ensuite nous descendîmes jusqu'à l'endroit où ils étoient, nous les laissâmes approcher de nous par parties. Plus de deux cents nous prierent d'abord de les engager avec nous: nous les recûmes leur donnâmes des armes. Nous demandâmes ensuite, à haute voix, s'il y en avoit encore quelquesuns qui voulussent prendre parti avec nous. Plus de quatre cents nouveaux se laisserent persuader. J'enfermai ceux-ci au milieu de nous; mais je ne leur promis des armes que quand je serois sûr de leur bonne volonté. Pour les autres, je les fis garrotter, nous les conduisîmes à notre suite. On me conseilloit de les égorger; mais je rejetai cette proposition avec horreur. Cette journée si meurtriere ne me coûta pas un seul homme. Je ne tardai pas à gagner à mon parti tous mes prisonniers. Je leur fis bientôt rendre à tous leurs armes. Il me vint une foule de déserteurs, en deux jours j'eus un régiment complet. Je pillai une espece de temple, où des dévotes avoient enterré des bijoux extrêmement précieux, en prétendant les consacrer au Seigneur. Ces bijoux ne servant à rien, pas même aux prêtres qui avoient la peine de les garder de les nettoyer, je crus devoir en tirer parti; j'en fis des lingots, je me donnai les airs de battre monnoie. Je ne tardai pas à lever un second régiment. J'en dissipai bientôt six des ennemis, j'en recueillis plus de la moitié dans mon armée. Je dis mon armée, car au bout de dix mois j'en avois déja une de dix mille hommes: il ne m'en falloit pas davantage. C'étoient tous gens déterminés, qui se seroient jetés dans le feu pour moi, parce que je les payois bien, que je veillois trèsscrupuleusement à ce qu'ils ne manquassent de rien. J'allois moi-même soigner les malades les blessés; je leur parlois à tous comme à mes amis particuliers; je les avois accoutumés à la discipline la plus exacte, sans aucuns châtiments; par la raison qu'il n'y avoit point chez moi de distinction de naissance; que le mérite seul élevoit les hommes; qu'il n'y avoit entr'eux que la différence des grades, auxquels chacun étoit sûr de parvenir s'il se comportoit bien, sans aucun passedroit. La principale peine que j'infligeois, qui faisoit autant d'impression que la mort en d'autres lieux, étoit de chasser de mon service ceux qui s'en montroiens indignes. Je crus devoir enfin m'emparer d'une place d'armes: il ne me fut pas difficile d'y réussir. Le peuple étoit pour moi; ma réputation de bienfaisance l'avoit gagné. Dès que je fus maître de cette ville, qui étoit assez grande, j'eus soin d'y chercher les hommes de la probité la plus reconnue. On m'en présenta six qui paroissoient trèshonnêtes. Je les questionnai; je leur donnai occasion de m'ouvrir leur ame, j'en découvris deux entr'autres, qui paroissoient avoir la vertu la plus épurée. Je m'informai d'eux quelles étoient les personnes en place qui avoient commis le plus d'injustices: quels étoient les torts les plus ctiants qu'on avoit faits au public aux particuliers; quels pouvoient être, d'un autre côté, les plus honnêtes gens, les plus éclairés, ceux qui avoient fait le plus de bien. D'après les informations les plus exactes, je punis les gens en place coupables, je déposai les personnes inhabiles, je leur en substituai de plus capables, ayant égard seulement au mérite; je récompensai tous ceux que j'en crus dignes; je réparai toutes les injustices; je pourvus au bien du public, en m'informant de ses besoins, en y apportant les remedes nécessaires, en allant moi-même soulager les moindres particuliers, jusques dans leurs maisons. Enfin je devins, en peu de jours, l'idole de ce peuple. Je fis la même chose dans toutes les villes dont je prenois possession, toutes m'ouvirent leurs portes d'elles-mêmes. Ma réputation s'étendoit de jour en jour, mon parti se fortifioit. J'avois déja sous mes loix un grand nombre de villes, une étendue confidérable de pays. Chacun vantoit mes bonnes qualités; comme on savoit que j'étois d'un autre hémisphere, on m'appelloit le général de l'autre monde. Le peuple, qui ne connoissoit pas d'autre continent que le sien, s'imaginoit qu'on vouloit dire par-là que j'étois d'un autre univers, d'un séjour céleste, par conséquent d'une nature supérieure: il n'en avoit que plus de confiance de respect pour moi. Les grands eux-mêmes, jusqu'aux princes, venoient se ranger sous mes drapeaux; mais cette nouvelle acquisition fut plus pénible à ménager que le reste. Ces nobles prétendoient commander, regardoient comme un affront de servir sous un homme de rien tel que moi. Des princes élevés en princes, étoient capables de tout gâter. Je sus concilier tout, je parvins à m'en faire obéir. Le brave général, mon bienfaiteur, étoit mort depuis quelque temps: si je l'avois eu contre moi, il m'auroit cruellement embarrassé. Sachant que la reine étoit en sûreté pour quelque temps, qu'on avoit suspendu son procès, parce que des médecins, qui la favorisoient, l'avoient déclarée grosse de nouveau, je n'avois pas craint de me réfugier vers l'extrémité du royaume, où les conquêtes étoient plus faciles. Une armée de soixante mille hommes vint m'y combattre; je la défis complétement avec une poignée de monde. Mes soldats étoient tous des héros, parce que je les traitois comme tels. Je passe sous silence le détail de mes opéranons militaires. J'écrirai peut-être quel-que jour l'histoire de mes campagnes; je me contente d'en donner ici les résultats.J'avançois toujours dans le cœur de l'état; mais je n'avois pas encore des forces suffisantes pour approcher de la capitale. Fier de mes victoires, j'en remportois tous les jours de nouvelles. Tout-à-coup on vient m'apprendre qu'on a osé faire le procès à la reine; qu'elle a été condamnée a avoir la tête tranchée, que la sentence est peut-être déja exécutée. Mes cheveux se dresserent sur ma tête à cette nouvelle; je voulois sur le champ voler au secours de mon amante; mais comment faire? J'avois en tête une armée nouvelle de quatrevingt mille hommes; la mienne avoir besoin de ma présence pour résister. Comment la conduire jusqu'à Paris-neuf, sur le corps de tant d'ennemis, à travers tant de pays ravagés? Comment forcer cette ville aussi grande que Paris, mieux fortifiée, munie d'une forte garnison? Mais le danger de ma reine étoit pressant; pouvois-je la laisser périr? Je choisis cent de mes soldats les plus braves, qui me promirent d'aller à tous les diables pour moi, car ce fut leur expression. Je partis en poste avec eux tous. Nous manquâmes peu de chevaux, nous arrivâmes en moins de deux jours. Nous trouvâmes les portes de la capitale fermées. Nous entendîmes toutes les cloches tinten, comme pour les morts; il y avoit des drapeaux noirs au haut de toutes les tours. On tiroit à chaque minute un coup de canon. „Oh ciel, me dis-je! la reine “est-elle morte, ou sont-ce-là les apprêts “de sa mort?“ Nous ne pouvions entrer dans la ville par force; il falloit donc recourir à la ruse. Je connoissois un souterrain qui conduisoit, de la campagne, justement dans la place où l'on devoit immoler la victime: il ne me fut pas difficile d'en trouver la porte, de la faire enfoncer. J'y introduis mes gens chargés d'une poutre énorme, pour briser la grille de fer qui donnoit sur la place. Je les charge de traverser le souterrain, d'attendre, quand ils seront arrivés, que je leur donne le signal de dessus la place même; de sortir alors, en faisant un feu d'enfer. Je les laisse marcher sous terre; pour moi je me rends à découvert au pied des murs. Je grimpe par desfus la muraille, dans un endroit où je ne pouvois être vu; j'entre dans la ville déguisé en prêtre du pays; (car il y avoit aussi des prêtres dans cette extrémité du monde.) J'avois les épaules couvertes d'un manteau, sous lequel j'étois cuirassé armé de toutes pieces. Il y avoit dans chaque rue double rangée de soldats, la baïonnette au bout du fusil. On laissoit passer le peuple dans le milieu. On me prit pour un bon ecclésiastique, l'on me laissa avancer. Je me rendis sur la place qui étoit immense. Il y avoit bien dans son enceinte jusqu'à cinq mille hommes, raugés en armes le long des maisons, sur cinq d'épaisseur. La foule étoit fort pressée au milieuDans le centre s'élevoit l'échafaud redoutable. Il n'étoit que trop vrai; la reine alloit y êne décapitee; elle y montoit justement quand j'arrivai. Elle fut la premiere qui me frappa la vue. Je la vis revêtue de noir, grande, majestueuse. Ma souveraine, celle que j'adorois étoit au milieu des bourreaux, elle alloit perdre la vie pour moi. Hélas! peut-être on l'eût épargnée; mais on l'avoit regardée comme l'auteur de ma révolte; le contre-coup de mes succès étoit retombé sur elle: on l'en punissoit; en un mot, un conseil fanatique, semblable à celui qui fit périr Charles I, roi d'Angleterre, avoit condamné cette personne sacrée à avoir la tête tranchée. Le peuple, qui avoit demandé sa mort, la pleuroit. Tous les yeux étoient en larmes; son rang, sa jeunesse, sa beauté, touchoient tous les cœurs, le mien étoit tenaillé: l'expreffion est hasardée, mais elle n'est pas trop forte. Je vis sur la place, plufieurs amis, que je savois lui être parfaitement attachés, qui étoient abymés dans la douleur. Je me découvris en secret à eux, je leur dis: „Suivez-moi, sans “témoigner aucun dessein, rangez-vous “autour de lissue du souterrain.“ Ils en vinrent à bout. Cependant la reine tint au peuple un discours, qui fit sanglotter toute l'affemblée. Elle adressa au ciel une fervente priere; elle donnoit le dernier baiser aux personnes qui la servoient. Tout-à-coup elle m'appercoit, elle rougit au milieu de sa pâleur. Je donne le signal. Soudain la grille est enfoncée; la porte s'ouvre, avec une décharge épouvantable d'artillerie, d'autres feux qui sortent du gouffre. Le peuple s'en fuit, en poussant des hurlements. Les soldats font de vains efforts pour approcher; mes amis n'ont pas de peine à les arrêter pour le moment, d'ailleurs tous étoient, en secret, pour la reine, jusqu'aux bourreaux, qui restoient confondus. Je m'élance sur l'échafaud, le sabre à la main; ma reine vole dans mes bras; je l'enleve, comme un oiseau, sans que personne cherche à y mettre obstacle. Descendus dans le souterrain, nous y trouvons des chevaux qui nous attendent; nous fuyons à toutes brides dans cet obscur sentier, tandis que nos amis mes gens soutiennent l'effort des soldats, qui donnent enfin signe de vie. Nous arrivons bientôt à l'issue qui aboutit dans la campagne. Nous voilà dehors, nous voilà déja bien loin. Mes gens me rejoignent peuàpeu, , en deux jours, je me revois au milieu de mon armée. Enfin, je conquis le royaume piedàpied. Au bout de deux mois, j'entrai avec la-reine dans la capitale, dont je m'étois emparé d'emblée. Tout fut soumis en très-peu de temps. On amena aux pieds de la reine tous ses juges garrottés. Elle leur pardonna; j'en fis autant; mais les malheureux ne nous pardonnerent pas. LIVRE CINQUIEME. LA reine fut de nouveau universellement reconnue pour souveraine. J'étois maître de l'état; on la supplia de m'associer à son empire, de m'avouer pour son époux. Je me vis solemnellement marié couronné avec elle; notre fille fut reconnue pour la princesse héréditaire. Me voilà roi d'une seconde France, qui ne le cede guere à son aînée, mari d'une des plus belles femmes du monde. Suis-je heureux? non. Mon bonheur étoit en France, non pas avec moi; il reposoit dans le sein de ma Julie. Toujours cette fille admirable étoit présente à mon esprit. Son image désolée me persécutoit la nuit le jour. Je me reprochois ses malheurs mon bonheur. Je me reprochois de briller sur un trône, tandis qu'elle gémissoit peut-être dans les fers. Cependant j'idolâtrois ma femme mon enfant. J'aimois sur-tout le bien public: je m'en occupois infatigablement; mais mon esprit inquiet cherchoit, malgré lui, les moyens de me dérober à mon épouse, à mon trône, à mon royaume. O vanité du mondel que de sang répandu pour me placer dans ce rang périlleux! Et quel fruit en recueillois-je? Jamais le sang n'a fait naître le bonheur. Je goûtois cependant quelquefois de vrais plaisirs, avec mon épouse mon enfant. Ceux qui me charmoient le plus, étoiens ceux qu'on puise dans la nature. Souvent ma reine se plaisoit à redevenir ma servante; nous passions quelquefois des semaines entieres à la campagne, à mener notre ancienne vie. Ma chere amante venoit alors chez moi tous les matins, sous les habirs de Dorothée. Elle faisoit ma chambre, je l'embrassois tendrement, pour la remercier de ses soins. Nous n'étions jamais plus contents que dans ces moments, où, dépouillés de la rovauté, nous retrouvions les sensations de simples particuliers. Ah! si l'on pouvoit comparer les deux conditions, qui envieroit celle des rois? Enfin, je faisois le bonheur d'une femme d'un grand état; je ne pouvois faire le mien. Comme on s'appercevoit de ma mélance lie, pour me distraire, d'honnêtes courisans me proposoient, sans façon, de faire la guerre, d'attaquer, d'envahir quelqu'état voisin. Moi qui étois né dans la classe de peuple, j'envisageois les maux qu'un si cruel passe-temps devoit causer au peuple, le sang des hommes me sembloit aussi précieux que le mien propre. Cependant, autant pour me distraire que pour me mettre en état de mieux gouverner mon royaume, en le connoissant mieux, je résolus de le parcourir de l'examiner de mes propres yeux; mais je voulus observer le plus rigoureux incognito. Pour en venir à bout, je feignis d'être attaqué d'une maladie de langueur, qui me forcoit de garder le lit, de ne me laisser voir de personne. Je me déguisai très-soigneusement; j'embrassai mon épouse; notre féparation fut d'une tendresse inexprimable: jamais je ne l'ai tant vue pleurer. Il m'en coûta beaucoup pour me séparer d'elle; je partis avec mon ministre intime, qui étoit mon ami. J'en avois un autre de la plus haute naissance, qui ne faisoit guere que représenter. Loin d'être pris pour un roi, je ne voulus pas même qu'on me prît pour un seigneur. Je me mis enfin dans cet état médiocre où l'on peut entendre la vérité, parce que les hommes ne daignent pas se déguiser devant nous. On me parla beaucoup du roi sur la route; j'avoue que je fus un peu trompé dans l'idée que j'avois de ma réputation. D'après ce que mes courtisans m'avoient dit, je me flattois d'entendre chanter par-tout mes louanges, beaucoup de monde, au contraire, disoit assez volontiers du mal de moi. Ce qu'il y ade plus piquant, c'est que la plupart du temps le monde avoit raison. J'étois fort surpris de voir qu'on connoissoit tous mes défauts. Personne n'ignoroit que j'étois arrivé entiérement nu: cependant, a tout prendre, il faut avouer que dans ce qu'on disoit de moi, le bien l'emportoit sur le mal. Il est vrai que je me donnois infatigablement des soins pour me faire bénir de mon peuple; mais c'étoit toujours un grand crime pour moi d'être étranger; je vis bien qu'on ne me le pardonneroit jamais: mais comment faire? Quoique ce pays ne soit pas loin de la mer, il n'a point de ports de mer. La situation en est singuliere. Le royaume est à peu près aussi grand que la France; la chaleur du climat est presque la même, quoiqu'il soit plus loin de la ligne. Ce pays enfermé de montagnes, est garanti des vents froids, conserve presque toujours une température assez uniforme. Autant que j'en puis juger, ce doit être une grande presqu'isle, dont l'isthme est sans doure caché, parce que la mer de chaque côté est couverte de glaces énormes, ce qui doit faire prendre cette terre pour une isle. Sur les bords de la mer regnent presque par-tout des rochers escarpés, inabordés insurmontables. Dans les endroits où ces rochers sont éloignés de la mer, les rives n'offrent que des sables déserts. Au milieu de cette immense vallée, fermée de tous côtés, le pays est riant enchanteur. On ne peut guere y entrer que par des fentes de rochers, qu'il est presque impossible de découvrir. C'est-là ce qui forme la sûreté de cet empire, en le faisant ignorer des Européens, qui peut-être aussi n'y trouveroient pas leur avantage, s'ils vouloient y pénétrer. Les naturels du pays sont presque aussi policés que les Francois. Ils m'ont paru d'aussi bonne mine; j'ai trouvé les femmes charmantes. Ce peuple a tous les arts de l'Europe, sans oublier celui de la guerre. Il a nos armes tout ce que nous possédons, excepté nos vaisseaux, la navigation lui étant inconnue à raison de sa position. Ainsi, les AustroFrancs ne versent leur sang que sur la terre. J'ai déja parlé du plaisir que j'éprouvois à retrouver ma vie obscure. Depuis que je suis redevenu simple particulier, je n'ai jamais regretté le rang de roi; étant roi, j'ai souvent regretté celui de particulier.Que je vis de maux auxquels je croyois avoir remédié! Que j'en vis d'autres aux-quels je ne pouvois remédier! Je ne détaille point tout ce que je reconnus dans ma tournée. Beaucoup de misere, comme par-tout ailleurs; beaucoup d'injustices commises en mon nom; un petit nombre de gens blasés regorgeant de richesses; un bien plus grand sans pain, traité comme un vil troupeau: voici ce que j'appercus chez moi, de commun avec les autres états; mais voilà ce que j'y vis de particulier. On aura reconnu que les Austro-Francs, semblables aux anciens Germains, avoient une certaine vénération pour les femmes. C'étoit à elles exclufivement qu'on avoit accordé la couronne. Bizarrerie singuliere dans un état fonde par des Francois! Je vis une province où le sexe avoit encore de bien plus grands privileges: non-seulement les femmes y étoient reines, non-seulement elles y remplissoient toutes les fonctions honorables que les hommes se réservent parmi nous; mais il n'y avoit pas chez elles un seul homme qui ne fût esclave. Quand le beau sexe a de son côté l'empire, il n'en jouit pas avec modération. Cette province étoit une espece de république qui subsistoit sous la protection de ma couronne. A la fondation du royaume, quand on eut élu Ninon premiere pour reine, quand les Francois se furent emparés des plus jolies Francoises pour en faire leurs épouses, quelques mécontentes, qui n'avoient pu trouver de maris, piquées contre les hommes, se retirerent dans ce canton, ayant à leur tête une femme indignée de ce qu'on ne l'avoit pas choisie pour reine. Elles y fonderent ce petit état, d'où elles chasserent tous les naturels du pays, aù moins quant aux hommes. Leur sexe se trouva bientôt en plus grand nombre que le nôtre; , comme elles étoient cent femmes contre un homme, elles n'eurent pas de peine à se rendre les maîtresses. Mais on sait que le sexe timide ne connoît plus de frein quand il a passé les bornes. Ces Virago, (car tel est le nom qu'on leur donnoit) ces Virago, dis-je, ne se contenterent pas d'usurper le sceptre, elles réduisirent tous les hommes au plus dur plus vil esclavage; tellement qu'ils se trouverent traités dans ce pays comme de vraies bêtes de somme. L'amour y étoit inconnu; rien de si barbare que ce gouvernement femelle. Je fus indigné que les reines de France Australe eussent souffert jusqu'à mon regne cet étrange abus; je me promis bien, le plutôt qu'il seroit possible, d'apprendre à vivre à ces mégeres. Mais tandis que je méditois les moyens de les subjuguer, ces malheureuses projetoient de me détrôner de m'enlever, pour m'enfermer chez elles dans une cage de fer, m'y exposer aux plux indignes outrages. Elles avoient frémi d'apprendre qu'un homme venoit de changer la forme du gouvernement, de s'élever sur le trône. Elles s'indignoient d'être sous la protection d'un roi; elles se préparoient à la révolte; mon image étoit chargée chez elles de tous les opprobres dont elles vouloient accabler ma personne. On sent combien il étoit dangereux pour moi d'entrer dans ce pays. Aussi je me gardois bien d'en approcher de trop près, je me promettois seulement d'en faire le tour extérieurement: mais je fus trahi cruellement. A deux ou trois lieues de cette province, j'eus le malheur d'entrer avec mes compagnons dans une auberge scélérate, pour y passer la nuit. L'hôte étoit un coquin, qui s'entendoit avec un tas de bandits, dont le métier étoit d'enlever le plus d'hommes qu'ils pouvoient, de les conduire aux Virago, à qui ils les vendoient pour l'esclavage. On vint nous surprendre dans notre lit: on nous garrotta, l'on nous entraîna jusqu'à la fatale république, où l'on nous vendit par échange à des mégeres. J'eus l'honneur d'être échangé (le dirai-je?) contre un pourceau. Dès que nous fûmes dans les mains de ces furies, garrottés comme nous étions, elles nous rouerent de coups de bâton; ensuite, ne nous laissant de libres que les pieds, elles nous conduisirent à coups de fouet comme des troupeaux. En avancant dans le pays, j'observois des hommes attelés aux voitures aux charrues. J'en voyois qui portoient des vivres ou autres marchandises sur leur dos, qu'on chassoit à coups de fouet d'aiguillon, comme des brutes; de sorte que dans ce pays, les hommes, plus vils que les esclaves, étoient rabaissés à la condition des bêtes. Chacun d'eux portoit le nom de l'animal dont il remplissoit les fonctions: l'un étoit un cheval, l'autre un âne, l'autre un chien, ainsi du reste. On conçoit à quel point je devois être indigné de tant d'horreurs. J'arrivai à la ville dans les réflexions les plus désespérantes, je fus sur le champ conduit au marché. Je me rappelle que sur toute la route, mes furies avoient paru s'amuser à me maltraiter plus que les autres. „Coquin, “disoient-elles en me fouettant, tu as l'air “étranger, tu es peut-être de la vile na“tion du roi. Oh! si nous le tenions, comme “nous le fouetterions! que n'es-tu lui! nous “aurions le plaisir d'avoir un roi pour notre “jouet. Mais voyez ce gredin, nous croire “sous sa protection! On dit qu'il est malade: “puisse-t-il crever!„A chaque mot qu'elles disoient, nouveaux coups de fouet de leur part; à chaque coup de fouet, nouvelle grimace de la mienne; ce jeu paroissoit les amuser beaucoup plus que moi. Enfin nous arrivâmes, comme je l'ai dit, sur le marché des hommes; il y en avoit là une quantité prodigieuse exposés en vente. Ce spectacle me paroissoit douloureusement comique. Tous ces hommes étoient nus, à la réserve d'une ceinture, qui leur cachoit ce qu'on doit le plus voiler. Les femmes venoient les marchander le fouet à la main, de la maniere la plus cavaliere la plus insultante. On me fit déshabiller comme les autres; pour ajouter à ma peine, le temps étoit assez froid Des malheureuses venoient me marchander, en m'examinant à la dent comme un cheval, en me faisant faire les mouvement les plus originaux. L'une m'ordonnoit de courir; l'autre montoit sur moi. On me faisoit tousser, porter des fardeaux, accompagnant toujours chaque exercice de coups de fouet. Enfin une femme dont l'air étoit fort dédaigneux, acheta un attelage de fix grands hommes, livra en échange plusieurs grand barils de ce qu'il y a de plus honteux à nommer, pour fumer les terres. Le vendeur me céda à la dame par dessus le marché: l'indigne créature me donna à sa petite fille, pour faire de moi un jouet tout ce qu'elle voudroit. Je fus conduit à la maison de ma maîtresse, où l'on me chargea des fonctions les plus humiliantes: moi qui étois roi, moi qui avois été servi par une reine; trop heureux encore de n'être pas connu pour ce que j'étois; car si j'avois été découvert, mon supplice étoit tout prêt. Il n'y avoit pas moyen d'échapper; le pays me paroissoit trop bien gardé; d'ailleurs, j'étois chargé d'une chaîne qui m'empêchoitchoit de me déguiser, qui m'embarrassoit beaucoup. Je cherchai à connoître mes compagnons d'esclavage, tant de la maison que de la ville. Je vis que la plupart nés dans leur sort abject, avilis par la maniere dont on les traitoit, paroissoient presque bornés au seul instinct, comme les bêtes qu'ils représentoient, qu'ils se croyoient bonnement d'une nature trèsinférieure aux femmes, qui, de leur côté, croyoient aussi, de la meilleure foi du monde, les hommes d'une espece au dessous de la leur. J'eus pitié de mon sexe, je ne me rebutai pas dans mes recherches.Il me falloit trouver quelqu'un qui pût aller instruire de mon malheur la reine mon épouse, ou rassembler quelques déterminés qui pussent m'aider à secouer le joug de l'esclavage. Un jour je vis dans une petite rue écartée un grand drôle bien bâti, à qui une femme à propos de bottes vint donner un soufflet. Il lui en rendit un plus pesant qui la jeta par terre. Vingt commeres accoururent pour défendre leur voisine, animant tant qu'elles pouvoient leurs esclaves à sauter sur le rebelle, comme on aiguillonne les dogues au combat du taureau. Peu de ces malheureux oserent s'y frotter. Je défendis le généreux esclave; je distribuois aux dames des soufflers à droite à gauche; chaque soufflet couchoit par terre une championne. Le jour baissoit, nous étions vainqueurs; mais la garde venoit; nous nous échappâmes à la faveur du crépuscule. Quand nous fûmes en sûreté, mon homme m'embrassa, en me remerciant de l'avoir défendu. Je lui répondis en le comblant de louanges sur sa valeur, nous devînmes une paire d'amis. Il étoit né libre; des coquins l'avoient enlevé pour le vendre à ces harpies. Je lui trouvai de l'ame du courage. Il étoit tard; il falloit nous retirer chacun dans notre logis. Nous nous séparâmes, en nous donnant pour le lendemain un rendez-vous, auquel nous ne manquâmes pas. „Est-il permis, me dit-il en “m'abordant, que deux hommes de cœur “comme nous soient les esclaves les bê“tes de somme de ces êtres pusillanimes, “qu'on appelle des femmes? -- Non, “mon ami, lui répondis-je, je vous jure “que nous abolirons cet indigne abus, ne “fussions-nous que nous deux. -- Je vous “réponds de cent, interrompit-il. -- Tant “meux, la chose est faite, repris-je;“ tous deux nous sautons de joie. Tout-à-coup nos maîtresses vinrent, à coups de bâton, nous prier de les porter. Nous les prîmes chacun sur nos épaules. Elles firent la conversation au dessus de nos têtes, nous au dessous d'elles. Nous savions tous deux le latin, de sorte que nous ne craignions pas d'être entendus de ces tyranniques femelles.Chaque soir nous nous trouvions au rendez-vous; mon camarade ne tarda pas à m'amener une femme intrépide, que je chargeai d'une lettre en chiffres, pour porter à la reine. Je l'instruisois de mon sort, la pressois de m'envoyer délivrer au plus vîte. Cependant nous arrangions toutes choses pour nous passer du secours, en cas qu'il ne vînt pas; nous avions dans notre parti cent déterminés prêts à nous seconder. Nous étions munis de toutes sortes d'armes de limes pour couper nos chaînes. Le drôle m'apprit bien des particularités, touchant ce pays singulier. On sent qu'une société si bizarre devoit avoir des usages non moins bizarres. Les hommes étoient regardés exactement comme des bêtes. Les femmes se donnoient la peine d'allaiter d'élever leurs filles; pour les mâles, elles les jetoient dans un grand enclos commun, où il y avoit des chevres d'autre bétail. Ces pauvres enfants étoient allaités au hasard par les paisibles femelles. Quand ils avoient quelques années, on les tiroit de là; on leur mettoit une petite chaîne au pied à la main, on les laissoit s'élever dans la maison comme des animaux domestiques. On ne leur apprenoit rien; ce qui rendoit leur intelligence très-bornée. On les formoit cependant aux métiers les plus grossiers. Les femmes savoient bien qu'ils étoient plus forts qu'elles; ces déesses leur faisoient remplir les fonctions les plus pénibles. On n'avoit point d'autres chevaux qu'eux dans la province; ils portoient traînoient les fardeaux, les voitures la charrue. Ils travailloient aux métiers de forgerons autres semblables, mais toujours sous la direction des femmes qui les conduisoient à coups de fouet: pour en être les maîtresses, elles les tenoient toujours enchaînés. Les chaînes étoient même faites de facon que, pour peu qu'on les tirât, il entroit des pointes dans la chair des captifs; l'on ne manquoit pas de les tirer, s'ils s'avisoient de résister. D'ailleurs, les femmes portoient les armes; pour les moindres fautes elles faisoient souffrir aux hommes des punitions cruelles; la mort ne leur coûtoit pas beaucoup à donner. Enfin, les malheureux mâles étoient avilis, écrasés: n'ayant jamais connu d'autres état, ils se croyoient bonnement nés pour celui-là; il ne leur venoit pas dans l'idée de chercher à secouer cet indigne esclavage. Il falloit pourtant bien que les cruelles Virago daignassent se familiariser avec les hommes, pour avoir de la postérité; mais cela se faisoit solemnellement dans des temples, où des hommes étoient nourris engraissés, pour servir d'étalons. De peur que le mêlange des sexes n'enfantât quelque désordre dans les familles, on mettoit aux hommes une ceinture singuliere, qui ne les gênoit point, dont chaque mere de famille avoit la clef D'ailleurs, on inspiroit aux filles tant d'horreur de mépris pour eux, qu'il falloit que le tempérament fût bien fort, pour l'emporter sur le préjugé. On conçoit que les hommes, de leur côté, ne devoient pas être fort tentés par ces Mégeres. On n'aime point des maitresses impérieuses, dont on reçoit un traitement cruel; ces grenadieres, brûlées du soleil, vivant comme des hommes, n'avoient pas des attraits bien touchants. Malgré tous ces obstacles qui régnoient entre les deux sexes, on faisoit beaucoup l'amour, c'est-à-dire, qu'il y avoit beaucoup de libertinage. Toutes les femmes à leur aise avoient de jeunes garcons qu'elles entretenoient, dont elles étoient folles, C'étoient les dames qui faisoient leur cour aux hommes. Plus elles les avilissoient quand elles ne les aimoient pas, plus elles s'avilissoient devant eux quand elles les aimoient; mais elles avoient la clef de la ceinture; il falloit que les hommes fussent toujours à leurs ordres. Les plus riches dames avoient des serrails entiers. La fille aînée de ma maîtresse s'amouracha de moi. Elle loua une petite maison m'y entretint, comme nous en usons à l'égard des filles à Paris. Plusieurs dames jalouses voulurent m'enlever. J'avois tous les jours chez moi un cercle d'adoratrices; je fus pendant quelque temps la beauté du jour. Il faut noter que les filles jouissent dans ce pays-là d'une très-grande liberté. Quand elles ont atteint l'âge de dix-huit ans, elles vont au temple se faire élever à la dignité de femmes. Alors elles sont maîtresses de leurs actions. Leur mere les établit; elles ont une maison des esclaves à elles, dont elles font ce qu'elles veulent, dont elles ont la clef. Ma maîtresse étoit fort jolie, sa mere m'avoit cédé à elle; cette jeune folle m'aimoit à l'adoration; mais c'étoit un amour de libertinage. D'ailleurs je rougissois du rôle infame qu'elle me faisoit jouer, je n'eus jamais tant d'envie de sortir de ce maudit pays. Mon amante étoit une des principales officieres de la garnison de la citadelle. Je tirai parti de son amour, pour m'introduire dans cette forteresse; j'y fis entrer aussi plusieurs de mes camarades; nous ne tardâmes pas à nous procurer des armes pour plus de cent personnes. Nous examinâmes aussi le local, nous prîmes toutes nos dimensions pour nous emparer à loisir de ce château. Le jour que nous avions choisi pour cette expédition, nous sûmes nous glisser dans la citadelle, au nombre de cent. Nous nous armâmes au signal convenu. Nous nous réunîmes en corps; nous poussâmes un eri mâle terrible, qui fit trembler toute la garnison femelle: nous lui ordonnâmes de mettre, bas les armes. Ces pauvres femmes étonnees, hors d'elles-mêmes, obéirent. Nous les mîmes toutes au cachot, nous nous avancâmes dans la ville. Un régiment femelle se présenta; la premiere décharge de mousqueterie le dissipa. Les ennemies voulurent se faire défendre par leurs esclaves, en leur promettant de quoi boire. Nous leur offrîmes la liberté; une grande partie de ces malheureux se rangea de notre côté. Le reste ne soutint pas trois décharges: alors les femmes ne firent plus que se sauver, en poussant des hurlements. Nos esclaves vouloient les mettre toutes en pieces; ce que je ne permis pas. Il falloit contenir ces hommes furieux; je me gardai bien d'abord de leur faire ôter leur chaîne. „Il “vaut mieux, leur dis-je, garder les femmes “pour nous servir que de les égorger. Vous “étiez leurs esclaves, mes amis, elles seront “les vôtres.“ Ce peu de mots flatta mes barbares; mais j'eus beaucoup plus de peine à défendre les amazones qu'à les vaincre. Bientôt elles implorerent notre clémence, en mettant bas les armes, se jetant à nos pieds. Je les fis dépouiller toutes jusqu'à la chemise. J'ordonnai qu'on garrottât celles qui avoient quelques grades dans la milice dans le gouvernement; je fis fouetter ces élues l'une après l'autre, sur le derriere, à la face des hommes, parmi lesquels s'éleva ce rire inextinguible dont parle Homere. Tout étoit déja soumis, quand le secours arriva de la part de mon épouse. Je me servis de ces troupes pour subjuguer les cœurs des femmes. Mes jeunes officiers s'attacherent aux plus aimables, qui furent plus charmées de se voir courtisées par des jolis hommes, que servies à genoux par de vilains esclaves. En peu de temps leur austérité s'humanisa; elles comprirent que, pour être heureuses, il falloit que femmes, vécussent en femmes. Les plaisirs vinrent sourire dans ce séjour, où plusieurs beautés m'avouerent qu'ils étoient inconnus auparavant. Ces-femmes, plus civilisées, devinrent plus jolies Je donnai des fêtes voluptueuses, qui les enchanterent, je régnai sur les cœurs. Moi-même je me permis quelquefois de profiter avec les plus aimables de l'absence de ma femme. Cette nation se mélangea entiérement avec la mienne; ce pays devint une province de mon royaume parfaitement semblable aux autres pour les mœurs le gouvernement. Je rétablis mon sexe dans sa dignité, je confinai l'autre dans ses graces. Je distribuai aux laboureurs de mes états, les esclaves malotrus de ces femmes; j'envoyai, pour les remplacer, de très-jolis jeunes gens. De cette maniere, les deux sexes se mirent naturellement à leur place, l'ordre fut rétabli. Pour faire cette révolution, il ne m'en coûta pas un homme; il n'y eut guere qu'une vingtaine de femmes qui montrerent leur derriere. La reine voulut elle-même visiter ce pays: son arrivée donna lieu à une infinité de fêtes, qui mirent le sceau à l'ouvrage de la conversion de ces femmes. Toutes les jeunes goûterent les nouvelles mœurs; il n'y eut que les vieilles les laides, à qui nul jeune homme ne se chargea de faire goûter le nouveau systême, qui s'obstinerent à louer à regretter le tempe passé. Je donnai pour gouverneur à cette province, le premier compagnon d'esclavage dont j'avois obtenu la confiance, qui m'avoit très-bien secondé dans toute cette expédition. Je lui fis épouser ma maîtresse qui m'avoit entretenu, qui m'avoit paru fort aimable, dès que je n'avois plus dépendu d'elle. Je formai, des plus robustes des plus jolies grenadieres de ce pays, un régiment des gardes amazones, au service de la reine. En un mot, presque tout le monde fut content de ce que je fis dans cette contrée, tant un sexe que l'autre. On ne se lassoit point d'admirer la clémence qui m'avoit fait traiter avec tant de bonté un peuple qui avoit usé envers moi d'une si étrange barbarie. Je laissai la reine au milieu des fêtes, je poursuivis, sous mon déguisement, la visite de mon royaume. Je continuai de voir des pays charmants, parmi lesquels il s'en trouvoit quelques-uns tout-à-fait singuliers. Un jour qu'il faisoit bien chaud, je m'arrêtai, pour me rafraîchir, auprès d'une grande glaciere, je vis un jeune homme, qui avoit l'air fort naïf, mais en même temps fort embarrassé. „Mon Dieu, s'écrioit-il, que vais-je de“venir? La neige va me manquer; mes “hommes vont se réveiller plutôt qu'ils ne “l'ont fixé. Il n'y a que soixante ans qu'ils “dorment; quand ils seront éveillés, ils “me tueront.“ Je regardai ce jeune homme attentivement, en me demandant à moi-même s'il étoit fou. „Voyez, Monsieur, “me dit-il, si c'est ma faute; il y a trois “ans qu'il ne tombe point de neige.“ Je lui demandai pourquoi il avoit besoin de neige. „C'est, me répondit-il, pour con“server des hommes. -- Et comment les “conservez-vous? lui dis-je. -- Dans une “glaciere, reprit-il. -- Vivants ou morts? “repris-je. -- Engourdis, me repliqua“til.“ Je ne compris rien à ce galimatias; je plaignis ce pauvre garcon, que je jugeai avoir perdu l'esprit. Tout-à-coup je vis approcher de moi un grand homme de nonne mine, qui paroissoit fort poli, dont le visage annoncoit une quarantaine d'années. Il m'aborda en me saluant, me dit: „Pardon, “Monsieur; à votre air, je juge que vous “êtes un Francois d'Europe. Votre patrie “est bien changée, depuis la derniere fois “que je l'ai vue. -- Oserois-je vous deman“der, lui dis-je, s'il y a long-temps que “vous avez vu la France? -- Oh, me répondit-il, c'étoit dans le plus brillant du “siecle de Louis XIV; je sens qu'il est “difficile qu'un pays se soutienne dans cet “éclat.“ Je regardai cet homme, avec de grands yeux ébaudis. „Encore un fou, me “dis-je. -- Ah! Monsieur, reprit-il, “avouez que c'étoit un beau siecle que “celui-là. Quelle grandeur! quel éclat! “quel concours de tous les grands hommes, “de tous les beaux arts, qui sembloient “s'être donné le mot pour se réunir dans “cette heureuse époque! Je m'étois trouvé “à Rome sous Léon X, dans mon autre “veillée. C'étoit un beau siecle, à la vérité: „il s'y trouvoit de grands hommes de tout “genre; mais celui de Louis XIV m'a “frappé, par un air de grandeur de “majesté, auquel je n'ai rien vu de com“parable.“Je ne savois que penser d'un pareil langage. „Quelle différence, ajouta mom homme, de ces deux beaux fiecles, à celui “d'ignorance de barbarie, que j'avois ve “auparavant en France, quand les Angloie “firent brûler votre Pucelle d'Orléans! Je “me trouvai à cette cruelle exécution; cela “me fit saigner le cœur -- Hé mais, Mon“sieur, lui dis-je enfin, quel âge avez“vous donc?“ Il me répondit qu'il n'avoit guere que quatre cents ans. A ce propos, je ne pus retenir un grand éclat de rire; cet homme singulier me dit, sans s'émouvoir; „Vous êtes Francois, de plus vous “êtes jeune; il faut vous passer un rire peu “discret. Je ne crois pas que vous puissiez “me soupconner d'être plus âgé que je ne “vous l'accuse. Je ne me suis encore en“dormi que quatre fois; j'ai vécu peu “d'années depuis que je me suis éveillé.“ Je le regardai de l'air le plus stupéfait. I dit enfin: „Pardonnez, Monsieur; j'avois “cru que vous étiez de notre société; que “par conséquent vous deviez entendre “mon langage; mais comme vous n'êtes “pas initié dans nos mysteres, je ne suis “plus surpris de l'étonnement que vous “cause mon discours. Au reste, Monsieur, “nous n'avons rien à cachen; si vous “voulez nous faire l'honneur de venir dîner “avec nous, vous nous obligerez beau“coup.“ Curieux de connoître cet homme sa société, j'acceptai l'invitation. Je vis une société d'hommes, qui me parurent fort honnêtes fort gais. L plus naïve aisance régnoit parmi eux. Nous étions une douzaine à table. Le plus pressé de parler, qui étoit le plus jeune, s'écria: O que ce siecle me paroît différent de “l'autre! quelle furlité! quelle petitesse! “Il y a un peu plus long-temps que vous, “Messieurs, que je suis éveillé; je crois appercevoir qu'on est plus raisonnable “qu'autrefois; mais aussi l'on est bien moins “gai. Je vois de temps en temps des gent “qui daignent sourire: on rioit à gorge “déployée, sous Louis XIV.“ Je ne pus m'empêcher de rire moi-même de ce agage. „Vous auriez bien remarqué une “plus grande différonce, dit un des plus “vieux de la compagnin, si vous aviez vu “ tous les siecles d'ignorance que j'ai eu le “malheur de voir; mais alors, il faut “l'avouer sans ménagement, les hommes “étoient vraiment des bêtes. Sous Louis le “Grand, de cet humble état ils furent élevés “à la dignité d'enfants, je les vis folâtrer. “Maintenant ils commencent à être ce qu'on appelle de grandes personpes; je ne “sais pas s'ils ont gagné à cet avancemment.“.J'étois confondu d'entendre dire à mes convives tant de disparates, avec un faux air de raisonnement. „Hé bien, dit un “ troifieme, comment ferons-nous pour nous tmansporter dans l'autre hémisphere o'est perdre note vie, que de la passer “dans celui-ci. Il me tarde de voir la “France; elle aura décliné sans doute. Il “n'étoit pas possible qu'elle se soutint dans “l'état de grandeur où je l'ai vue le siecle “passé. Elle a dû cependant accroître la “masse de ses lumieres; elle doit même “avoir à présent des philosophes; mais je “doute fort qu'ils aient encore une influence “bien marquée dans le gouvernement. On “ne doit pas voir aujourd'hui des choses “aussi affreuses que j'en ai observé sous le “tyran catholique Philippe II, du temps “des Vaudois des Albigeois. Il falloit alors “frémir d'horreur, regretter les siecles “où les Egyptiens adoroient des oignons.“ Ces messieurs parlerent tous à peu près dans le même sens, se donnant pour témoins oculaires de toutes les scenes dont ils parloient; je ne faisois que rouler de grands yeux étonnés, disant: que de folie de “bon sens!“ En discourant sur différentes matieres, on tomba sur le chapitre-de l'âge, l'on se demanda mutuellement combien on avoit d'années. L'un dit: j'en ai six cents, l'autre sept cents, l'autre huit cents, d'autret plus ou moins; enfin le plus vieux avoit près de mille ans. Je regardai tous ces visages de patriarches, qui me paroissoient d'âges très-ordinaires. Le Mathusalem de la bande n'annonçoit pas même avoir plus de soixante ans. On en vint enfin à mon tour l'on me demanda mon âge: j'avouai naïvement que j'avois vingt-huit ans, ce qui fit un peu rire la compagnie. „Vous “n'avez donc pas encore dormi? me dit-on“ Je répondis que je dormois toutes les nuits. On sourit; celui qui m'avoit amené, dit: „Monsieur n'est pas de notre société, “mes chers confreres; j'ai été trompé “comme vous. “ Chacun me fit ses excuses, l'on redoubla de politesse pour moi. Ces messieurs n'en continuerent pas moins leur conversation. Ils raconterent plusieurs anecdotes singulieres arrivées sous leurs yeux, dans le cours des différents siecles qu'ils disoient avoir vus. Ils parloient des princes des personnages les plus fameux dont l'histoire fasse mention. Ils disoient les avoir connus. Ils se moquoient souvent des historiens, qu'ils osoient démentir redresser sur nombre d'articles. Je me garderois bien de raconter tous les faits dont ils avoient été témoins; cela paroîtroit souvent une satire, qui pourroit être fort mal reçue. Le doyen avoit connu, disoit-il, dans sa jeunesse un homme qui prétendoit avoir vécu dans le siecle d'Auguste, qui même en passant à Jérusalem, avoit entendu parler du divin Législateur des chrétiens. Il s'étoit trouvé six cents ans après en Arabie, quand Mahomet fonda sa religion. Il savoit mieux qu'aucun théologien faire la différence de ces deux fondateurs célebres, l'un sacré, l'autre profane, entre lesquels on ne doit établir aucune comparaison. En un mot, tous ces convives avoient vu une infinité de choses extraordinaires, mais aucun n'osoit se vanter d'avoir jamais vu de miracles. Leur conversation étoit des plus curieuses; mais, malgré tous les détails qu'ils exposoient avec beaucoup de netteté, tous les raisonnements très-bien suivis qu'il faisoient, je ne pouvois m'empêcher de regarder tout ce qu'ils disoient, comme un tissu d'extravagances d'absurdités. Celui qui m'avoit amené remarqua mon embarras, me dit: „Je sens, “Monsieur, combien vous devez trouver “nos discours étranges, n'étant pas initié dans nos mysteres. Il faut pourtant “vous apprendre enfin qui nous sommes. “Si vous avez voyagé dans ces hautes “montagnes, dont le sommet est couvert de frimas, vous avez dû voir quelque“fois des hommes que des coups de vent “ou quelqu'autre accident avoient couvert “de neige. Quand on les déterroit, au bout “de quelques années, ils paroissoient frais “ vermeils, comme s'ils n'avoient fair “que dormir. On les enterroit dans cet état, “les prenant pour mort, malgré leur bril“lant coloris. Nos Peres furent autrefois “plus éclairés; ils jugerent que des corps “si frais étoient plutôt engourdis que morts; “ ils chercherent à les ranimer, au lieu “de les enterrer. “Ils firent d'heureux essais, dégour“dirent par une douce chaleur plusieurs “prétendus morts, leur rendirent la vie. “Leur méthode avec le temps se perfec“tionna; quand ils ne trouverent plus de “corps dans la neige, ils y suppléerent par “un sage expédient. Ils firent d'abord pren“dre une espece d'opium à des criminels, “qu'ils enterrerent sous la neige, qu'ils “eurent le talent de ressusciter au bout de “quelques années. Ils alongerent peuà“peu le séjour de ces corps dans la gla“ciere, parvinrent enfin à les conserver “intact juqu'à cent ans. Alors l'infaillibilité “reconnue du secret a engagé d'honnêtes “gens à tenter volontairement l'épreuve, “ cela s'est perpétué depuis plus de trois “mille ans. Tous ces gens conservés se “contentant d'être spectateurs dans le mon“de, leur vie extraordinaire a presque “toujours été un mystere pour le commun “des hommes: ainsi, il n'est pas surpre“nant que vous n'en ayez jamais entendu “parler. La fable du Juif-errant vient “peut-être d'une fausse idée qui se sera re“pandue dans le public, d'un de nos con“freres chargé de siecles; mais c'est un “conte populaire, qu'un homme de bon “sens ne peut adopter. Quoi qu'il en soit, “il y a un grand nombre de ces immor“tels répandus dans tout l'autre hémis“phere: ce sont là les vrais adeptes. Pour “nous autres nous étions venus il y a “une centaine d'années dans ce pays, “avec les François qui s'y sont établis. “Ne trouvant point de vaisseaux pour re“tourner en Europe, en attendant qu'il “en vînt, nous résolûmes de nous endor“mir; nous nous fîmes conserver dans “la glaciere que vous avez vue. L'on nous “a tous éveillés ces jours derniers; nous “allons nous arranger pour partir le plutôt “qu'il nous sera possible, afin de profiter “de la vie que nous voulons bien nous “procurer pendant quelques années. Nous “avons encore plusieurs de nos confreres “qui dorment sous la neige. Pour vous, “mon cher Monsieur, si vous voulez, il “ne tiendra qu'à vous d'être du nombre: “nous vous enterrerons du plus grand cœur “du monde; nous vous souhaiterons le “bon soir, jusqu'au plaisir de vous revoir “dans quelques siecles.“ Je remerciai ce galant homme le plus poliment qu'il me fut possible; mais en lui témoignant quel-que répugnance d'accepter son offre. „Que risquez-vous? ajouta-t-il. La na“ture nous a fixé un nombre déterminé “d'années; nous ne les multiplions pas, mais “nous les distribuons à notre gré dans “plusieurs siecles. Pendant le temps que “nous vivons, nous apprenons tout ce qui “s'est passé tandis que nous étions enterrés, “ nous suppléons ainsi mentalement tout “l'espace qui s'est écoulé depuis une de “nos veillées jusqu'à l'autre; de même que “vous savez à peu près pendant votre vie “ce qui se passe chaque nuit que vous dor“mez. Ainsi nous jouissons réellement de “plusieurs siecles d'existence, quoique nous “ne vivions que quelques années de chaque “siecle. Vous sentez le plaisir que nous “donne la grande variété des objets que “nous voyons, la différence d'un âge “à l'autre. Enfin, nous nous endormons “quand nous trouvons le temps mauvais; “ celui qui a soin de nous, est chargé “de nous éveiller dans les temps les plus “heureux. Examinez pesez bien tout “ceci; voyez si en ménageant notre “vie, la faisant filer, pour ainsi dire, “nous p'avons pas de l'avantage sur vous, “qui dépensez bonnement la vôtre tout “d'une traite. Ainsi dites un mot, l'on “va vous enterrer.“ Ce beau discours ne me persuada point. Venez voir notre glaciere, me dit l'im“mortel; vous observerez comment on nous “arrange, cela vous tentera peut-être.“ Je le suivis, en me sentant peu disposé à subir l'épreuve. La glaciere étoit profonde, d'une grandeur extraordinaire. Les corps y étoient rangés en bon ordre; mon conducteur en découvrit quelques-uns; je vir des gens frais vermeils, qui paroissent dormir. Il se hâta de les recouvrir, pour qu'ils ne prissent pas l'air. „Nous les lais“serons dormir, me dit-il, jusqu'à ce que “nous trouvions un vaisseau pour partir. “Alors nous les éveillerons pour les emme“ner avec nous. Il n'y a guere que quatre“vingts ans qu'ils dorment“ Je paroissois toujours incrédule. „Je “vais vous en montrer d'autres, me dit“il, qui dorment pour bien plus long“temps.“ Alors il écarta la neige, decouvnit une espece de vivier ou réservoir tout glacé. Au milieu de la glace transparente, qui paroissoit un vrai crystal, je vis plusieurs vieillards bien rangés, qui sembloient endormis, crystallisés, comme faisant corps avec la glace. „Vous voyez “bien, me dit-il, ces gens frais ver“meils; c'est une épreuve que nous faisons. “Nous avons imagine qu'un corps lumain, “si l'on pouvoit l'incruster si etroitement “dans la glace, pourroit se conserver mille “ans, nous avons tenté l'épreuve sur ces “braves vieillards, qu'on ne réveillera que “vers l'an 2800. Ce sont eux qui se sont “courageusement dévoués pour cette expé“rience. Ils avoient déja vécu à peu près “tout ce qu'ils comptoient vivre; ils au“roient attendu tout doucement la mort, “sans faire un nouveau sommeil jusqu'à “leur dernier moment; mais l'épreuve réus“sira. Voyez quel air frais riant! cela “ne vous fait-il pas envie?“ Je lui avouai que je ne me sentois aucune tentation. Il se hâta de recouvrir la glace de neige. „Vous vous imaginez, con“tinuatil, que nous nous contentons tout “bonnement d'endormir nos gens avec de “l'opium, de les enterrer sans facon. “Cela se pratiquoit ainsi d'abord; mais “tous les corps ne réussissoient pas. Nous “avons imaginé depuis bien d'autres pré“cautions que nous nous imposons, qui “rendent le succès infaillible. Il faut des “préparations, un régime que vous ne “connoissez pas. L'air, les aliments les “humeurs renfermés dans un corps ordi“naire, pourroient le corrompre. Nous “vous expliquerions tout cela, si vous con“sentiez à vous endormir; vous pour“riez rencontrer nos vieillards à leur ré“veil.“ Je ne comptois point du tout sur ce réveil. Je n'avois pas pu même croire un mot de ce que cet honnête homme sa société m'avoient dit. Le lecteur en croira ce qu'il pourra. Je remerciai l'immortel, sans lui témoigner rien de mon incrédulité. Je lui donnai une adresse dans ma capitale, le priant de m'avertir quand il trouveroit un vaisseau: il me le promit, nous nous quittâmes fort bons amis. En continuant ma tournée, j'arrivai bientôt dans une petite république, semblable, à peu près, à celle de Geneve, qui étoit sous la protection de ma couronne. J'y vis régner la paix l'abondance. La sérénité l'air de fraternité me sembloient peints sur tous les visages. Le terrein me paroissoit infiniment mieux cultivé que dans mon royaume: en un mot, ce pays faisoit envie, toute ame bien née ne pouvoit manquer de souhaiter d'y vivre. Dans le peu de temps que j'y passai, je vis des institutions qui annoncoient une profonde sagesse. Tous les enfants étoient élevés en commun; les peres les meres ne pouvoient se dévoiler à eux. Les freres mêmes ne connoissoient pas leurs freres: cela paroîtra singulier; mais on tiroit un fort bon parti de cette singularité. On répétoit chaque jour à ces enfants, pendant le cours de leur éducation: „Son“gez que chaque vieillard que vous trou“verez peut être votre pere, chaque femme “votre mere, chaque jeune homme votre “frere. Traitez-les comme tels, si vous “ne voulez outrager ce que vous avez de “plus cher au monde.“ Il est inconcevable combien cette idée, qui prenoit chez eux de profondes racines, les lioit tous les uns aux autres. On ne sauroit imaginer le respect qu'ils portoient aux vieillards, l'amour qu'ils se témoignoient entre égaux. Il n'y avoit pas à craindre qu'on vît qui que ce soit manquer du nécessaire. Tout riche qui voyoit un indigent, pouvoit-il laisser son plus proche parent dans la misere? Tout vieillard étoit appellé mon pere, tout jeune homme mon frere. Ce peuple ne faisoit vraiment qu'une famille. La loi avoit fixé le taux au-delà duquel on ne pouvoit plus acquérir, ne permettoit pas qu'un seul homme pût jouir à son gré de la portion d'un grand nombre d'autres. Cela faisoit que chez ce peuple il n'y avoit pas de riches, ni par conséquent de pauvres. Loin d'estimer les crésus, ces braves républicains les regardoient comme des usurpateurs des sang-sues publiques; ils les représentoient sous un emblême à peu près semblable à celui du géant Gargantua, pour la bouche duquel il falloit tant de pain, tant de vin, C'étoit donc un déshonneur à leurs yeux d'être riche, comme aux nôtres d'être pauvre. Ils ne concevoient pas non plus l'idée que nous avons de la noblesse; plus elle est ancienne, plus nous l'estimons; eux au contraire en faisoient plus de cas à mesure qu'elle étoit plus récente. „Voyez, “disoient-ils, ces nobles d'Europe; ils se “vantent qu'il y a deux mille ans qu'ils sont “nobles, c'est-à-dire, qu'il y a deux mille “ans qu'ils ont eu un honnête homme dans “leur famille!“ Le code de ce pays n'étoit pas un tissu barbare d'usages d'abus; c'étoit vraiment un corps de loix, fondé sur la loi naturelle, justement obligatoire, parce que la nation y donnoit son consentement réel, exprès non tacite. On ne pouvoit dire à ces peuples: „vos peres ont juré l'ac“complissement de ces loix.“ Ils auroient répondu: ce que nos peres ont juré, n'a “obligé que nos peres. Mais notre législa“tion nous oblige, parce que nous avons “juré nous-mêmes, librement sur-tout.“ En effet, on apprenoit aux enfants, jusqu'à l'âge de vingt ans, le code du pays, qui étoit fort simple, qui faisoit partie essentielle de l'éducation. Alors on demandoit publiquement à ces jeunes gens, s'ils consentoient d'obéir à ses loix. S'ils s'engageoient à les observer, ils étoient recus citoyens, ils pouvoient rester dans le pays, où ils devenoient membres du gouvernement; sinon, on leur faisoit un petit fonds honnête, avec lequel ils alloient vivre hors de la république, qui n'avoit plus aucune autorité sur eux. Chaque citoyen avoit le droit de proposer au gouvernement les idées qui lui venoient, pour la formation de quelque loi nouvelle, ou bien pour la réforme ou abolition de quelque ancienne. Alors on affichoit ce projet, on l'exposoit sur les places publiques, à l'examen du public. Chaque citoyen donnoit sa voix par écrit, pour ou contre. On comptoit ensuite, en public, les suffrages; l'affaire passoit, passoit, ou étoit rejetée, à la pluralité des voix. Tandis que j'examinois, avec plaisir, le gouvernement de ce petit pays, que je faisois des notes utiles, tant pour en tirer parti, si je continuois de régner, que pour laisser des lumieres à mon successeur, en cas que je trouvasse occasion de quitter le pays, tout-à-coup je recus de ma capitale un courier foudroyant, qui m'apprit que la reine étoit dangereusement malade. Je fus frappé jusqu'au fond du cœur de cette nouvelle; je courus, jour nuit à francétrier, pour aller rejoindre ma Ninon. A mon arrivée je trouvai une agitation extraordinaire dans tout le peuple. Je vis tout le monde s'accorder à me fuir; à peine me rendit-on froidement les honneurs dus à mon rang. Je crus même entendre sortir de la foule une voix qui disoit: „si la reine “meurt, prends garde à toi.“ Je compris aisement que ce peuple ne me resteroit pas long-temps fidele, si la mort m'enlevoit mon épouse. La perte de mon trône ne m'effrayoit pas; je me proposois bien d'y renoncer si je restois veuf; mais j'étois dans le cas de craindre que la nation soulevée ne se contentât pas de mon abdication, ne voulût me reconduire sur l'échafaud; , quelque dangereuse qu'on me peignît la maladie de la reine, je crus dès-lors ma vie en danger autant que la sienne. J'allai trouver en tremblant mon adorable épouse: je la vis étendue dans son lit, presque sans mouvement, déja couverte de la pâleur de la mort; mais plus ravissante dans cet état que la plus belle statue de Praxitele, par la noirceur de ses cheveux de ses sourcils, par les ramifications de ses veines bleuâtres, par l'air attendrissant répandu sur toute sa personne. Je vis son enfant dormir tranquillement auprès d'elle. Quel spectacle touchant! De vieux restes de femmes, venues de France, l'avoient couverte de reliquaire autres amulettes, sûrement sans qu'elle les en eût priées. Elle paroissoit dans une grande oppression; à peine pouvoit-elle prononcer un mot. Cependant elle disoit d'une voix éteinte: Du moins, si je pouvois le voir, ren“dre mon dernier soupir dans son sein!“ J'étois plus accablé qu'elle. On lui dit: Le voilà. Une foible couleur se répandit sur son teint: elle souleva ses yeux appesantis, m'appercut, m'adressa un regard touchant douloureux, qui me perca jusqu'à l'ame. Jamais je ne l'avois trouvée si belle. Julie disparut de mon cœur. Pardonne, ma Julie, j'étois tout-à-fait à ma Ninon. Elle détourna son regard de dessus moi, pour le fixer sur son enfant. Nouveau trait qui la rendit plus touchante à mes yeux! Je tombai à genoux auprès de son lit; elle me tendit, avec effort, sa belle main, anche comme l'albâtre. Je manquai de m'évanouir en la baisant, en l'arrosant de mes larmes; je restai long-temps la bouche collée sur cette chere main, le cœur abymé dans ma douleur. Enfin, elle poussa un profond soupir, dit: „Ah! les cruels, comme ils m'ont “traitée!“ Sa maladie étoit le crime des médecins de cour. Elle n'avoit eu d'abord qu'un léger rhume. Les malheureux, pour faire accroire qu'ils l'avoient sauvée d'une grande maladie, lui en avoient donné une mortelle. Ils l'avoient affoiblie par une diete cruelle, par des drognes insoutenables, des saignées redoublées. Enfin ils lui avoient ouvert l'artere en la saignant: alors ils s'étoient troublés. Avant qu'ils eussent pu arrêter le sang, elle avoit déja perdu tout ce qui lui en restoit. Pour comble de malheur, l'inflammation s'étoit mise à sa poitrine; les scélérats qui pour la ramener par degrés à la vie, l'avoient plongée dans cet état voisin de la mort, ne savoient plus comment l'en tirer. J'étois si furieux de cette indignité, que j'aurois voulu les faire tous pendre; mais leur supplice auroit-il rendu la vie à mon adorable reine? J'étois aussi mourant qu'elle. „Ah! mon ami, me dit“elle avec effort, que vas-tu devenir? à “quels excès ne se porteront-ils pas contre “toi?“ Excellente femme! dans un état si déplorable, elle n'étoit presque occupée que de moi. J'étois bien à plaindre. J'allois perdre une épouse que j'adorois; j'allois voir mon royaume en feu, par le soulévement que je prévoyois; j'allois perdre mon trône peut-être ma vie. Il est inutile de rappeller ici tout ce que nous nous dîmes de touchant de déchirant: c'étoient deux cœurs feignants qui parloient. On m'entraîna presque mourant sur mon lit, pour que j'y prisse un peu de repos; mais il ne me fut pas possible d'y fermer l'œil. Mon lit me parut de ser. Ninon à l'agonie, mes sujets soulevés, toutes les horreurs d'une guerre civile, les échafauds, les gibets, tout ce qu'il y a de plus horrible dans la nature, se présenta successivement à mes esprits désolés; Julie gémissante, qui me tendoit les bras de l'autre hémisphere, venoit meure le comble à ma désolation. Tout ce que j'avois souffert de peines depuis que j'existois, venoit frapper de nouveau mon imagination mon cœur; je sentois distinctement jusqu'au moindre de mes malheurs. Mais ce qu'il y avoit de plus douloureux, c'est que je ne pouvois me livrer à ma douleur. Le poids d'un vaste royaume ébranlé pesoit sur moi; il falloit que je le soutinsse, sinon, je risquois de voir périr des milliers d'hommes, d'être moi-même traîné sur l'echafaud. Dans mon agitation cruelle, je me levai en sursaut: j'ordonnai qu'on assemblât le conseil; je me recueillis en moi-même, pour prendre une fermeté capable d'en imposer. Je sentois mon courage s'échauffer, je me rendois au conseil; tout-à-coup on vient m'appeller auprès de mon épouse, qui touche, dit-on, à son dernier instant. Mon courage retombe; je m'y traîne. Je la trouve plongéé dans un profond évanouissement. Jamais on n'approcha avec tant de respect du sanctuaire de la divinité, que j'en ressentis en m'avançant vers cet objet céleste. Je collai ma bouche sur sa bouche; mes larmes coulerent en secret sur ses belles joues. Mon haleine échauffa ses levres glacées; elle ouvrit ses yeux rencontra les miens. Un foible rayon parut encore briller dans fes regards: elle vouloit parler, ne faisoit que remuer les levres. Que ne lui dis-je point! O Dieu! elle entendoit mes expressions enflammées, elle en étoit touchée, me serroit tendrement la main. Je prenois notre enfant, je baisois cette chere petite, je collois sa joue enfantine contre la joue de sa mere; l'amour maternel se peignoit encore dans ses beaux yeux. Je vis que ma tendre épouse avoit encore quelques heures à vivre, mais seulement quelques heures. Je m'arrachai de son chevet, je me rendis au conseil qui m'attendoit. Un morne silence régnoit dans l'assemblée; je voyois quelques yeux où se peignoit un touchant intérêt pour moi; mais la plupart me lancoient, presque sans ménagement, des regards envenimés. J'étudiai jugeai tous ces courtisans. Ceux que j'avois comblés de plus de bienfaits, étoient mes plus mortels ennemis. Messieurs, leur dis-je, la reine va “peut-être mourir; il faut prendre un parti. “Si je la perds, ne comptez pas que je “vous fasse le sacrifice de ma patrie, de “ma liberté, de mon repos, peut-être de “ma vie. J'ai resté chez vous pour cette “femme adorable: vous m'avez forcé de “vous conquérir; vous m'appartenez par “le droit de l'épée, si c'est là un droit. Je “veux vous rendre votre ancienne constitu“tion. La reine a une fille, mettez l'enfant “sur le trône, si vous perdez la mere. Je ne veux que l'y établir, retourner dans “ma patrie. Là je rentrerai dans l'état de “simple citoyen, le seul où je puisse être heureux; car la couronne commence fort “à me peser. Au reste, je veux de la li“berté dans les suffrages. Les états-généraux “son assemblés, je prétends que les dépu“tés de tous les corps de toutes les pro“vinces donnent librement leurs voix. S'ils “la refusent à ma fille, je l'emmene avec “moi dans mon pays natal; gouvernez“vous comme il vous plaira: mais je ne “veux pas que l'ambition de quelques par“ticuliers fasse naître des guerres civiles, “ déchire le royaume. Allez dire aux états“généraux que j'entends qu'ils s'assemblent “demain, pour élire celui ou celle qui doit “succéder à ma tendre épouse, pour prê“ter à la personne élue le serment de lui “obéir, dès que l'auguste mourante aura “fermé les yeux. Je veille sur vous; j'em“ploierai les derniers moments de ma “royauté à placer solidement sur le trône “le roi ou la reine qu'on aura juridique“ment élu, à récompenser ceux qui auront “bien mérité de l'état, à punir les ambi“tieux les turbulents, à consolider le “saint empire des loix, par conséquent “à fixer la vraie liberté de la nation. “Qu'avez-vous à répondre? Parlez.“ Tous s'écrierent que l'unique réponse qu'il y eût à faire, étoit d'obéir; Je leur dis, obéissez, je les congédiai. J'allai retrouver la reine; sa derniere heure étoit arrivée. Elle revenoit d'un long évanouissement. On voyoit, sur son visage, le sceau de la mort; mais sans sa lugubre horreur: on entrevoyoit, au contraire, une sorte de sérénité dans ses beaux yeux sur ses levres: ses joues mêmes paroissoient colorées, comme par l'aurore du bonheur dont elle alloit jouir. On voyoit qu'elle avoit pris son parti, qu'elle étoit élevée au dessus de la nature humaine. Quel pur amour se peignit dans ses yeux, quand elle m'appercut! Elle eut la force de parler. Ame céleste! Mon intérêt seul l'occupoit, celui de sa fille. Je lui rendis compte de ce que je venois d'ordonner au conseil. Ce récit me parut la calmer un peu sur notre fort. Que de choses attendrissantes, enlevantes, elle me dit! Que je la trouvai grande sublime dans ces moments suprêmes! que je me sentis petit devant elle! Quel passage que celui de la vie à l'éternité! Enfin le moment terrible arriva. J'en sentis l'approche à une sueur froide qui couvrit tout mon corps, à un tremblement qui saifit tous mes membres. Je vis la mort s'emparer pas-à-pas de ce beau corps. La voix de mon amante s'éteignit peu-à-peu. Ses mains que je serrois, d'abord devinrent froides mortes dans les miennes; ses yeux me disoient qu'elle ne sentoit plus ma douce étreinte. Je remontai plus haut, serrai le bras, que le froid l'insensibilité gagnerent bien vîte; enfin la vie ne parut plus exister que dans ses yeux. Elle regarda sa fille, sembla me la recommander. Elle éleva ses yeux au ciel, les fixa sur moi, s'éteignit. Ainsi passa cette belle ame. Ma bouche chercha à la recueillir; je restai un moment mes levres collées sur les levres de ma Ninon, aussi mort qu'elle. Enfin je revins à moi; je sentis qu'il falloit de la résolution, non des larmes. Je me levai déterminé, je défendis, à qui que ce fût, de dire que la reine étoit morte. J'avois fait déguiser au public, autant que j'avois pu, l'état de sa maladie. J'ordonnai sur le champ, que mon régiment des gardes se tînt prêt pour faire l'exercice dès l'après-midi sous mon commandement. Je me promenai à cheval dans toute la ville: ma contenance étoit fiere, je sentis qu'elle en imposoit à tout le monde. Le peuple me parut tranquille. J'ordonnai que les états-généraux tous les corps fussent assemblés le lendemain. Je commandai l'exercice avec fermeté; mais quel déchirement intérieur je ressentois! J'ignore si le jeune Lacédémonien, qui se laissa dévorer le ventre par un renard, dut souffrir plus que moi. Je me rendis le lendemain à l'assemblée des états-généraux; j'y fis porter ma fille, je montai sur le trône, avec ma couronne sur la tête. „Messieurs, dis-je en “l'ôtant, la reine est morte, je ne vous “dois plus rien. Je vous rends votre cou“ronne vos serments; voilà votre nouvelle souveraine. Vive la reine! Les portes étoient ouvertes; le peuple, qui étoit en dehors, cria: Vive la reine! Le cri se communiqua de proche en proche; tout le monde fit chorus. Je mis à ma fille la couronne sur la tête. Je me créai régent sous elle, pour le temps que je serois dans le pays. J'ordonnai à tous les corps de lui prêter serment de fidélité. Tout le monde obéit; je congédiai l'assemblée. Cependant le peuple avoit crié: Vive la reine! sans savoir encore si c'étoit pour mon épouse, dont il ignoroit la mort, ou pour ma fille. Je fis promener la reine enfant, avec la plus grande pompe, dans toutes les rues. La capitale apprit en même temps la mort de l'ancienne l'avénement de la nouvelle. On pleura sincérement celle qu'on perdoit; car elle étoit adorée, l'avoit mérité. Tout paroissoit tranquille; mais la haine veilloit. Ce n'étoit plus l'amour pour les anciennes constitutions de l'état, qui faisoit des mécontents, puisque la fille de la reine avoit fuccédé à sa mere selon les loix. L'origine du trouble venoit de ce que les principaux de la cour ayant vu dans moi un homme monter sur le trône, vouloient en faire autant, regardant comme abolie la loi qui en excluoit notre sexe. Ma fille, couronnée, renversoit tous leurs projets; ils ne vouloient ni d'elle pour reine, ni de moi pour régent. Je m'apperçus qu'on tramoit sourdement quelques conspirations, dont, tous ceux qui s'etoient flattés de me succéder me paroissoient les chefs. Je résolus de m'assurer d'eux; ils étoient tous du conseil. J'assemblai le conseil, après avoir fait entourer le palais par'deux régiments, je dis à ces ambitieux: „Messieurs, la “nouvelle reine est établie paisiblement sur “le trône; les constitutions de votre état “sont rétablies; mais je vois ici des semen“ces de divisions. Ce royaume ne fait que “de naître; vous avez soutenu déja une “guerre civile à l'occasion de mon avé“nement. Il en peut renaître un autre; le “trouble vient de ce que vous n'avez pas “de législation: il en faut faire une pour “affermir le sort de votre empire. Vous en “êtes les chefs, c'est à vous d'y travailler. “Les cardinaux s'enferment à Rome pour “élire un pape. L'objet de donner des loix “à une grande nation, n'est pas moins im“portant. Suivons les mêmes moyens. Son“gez, Messieurs, que vous êtes dans un “conclave, que vous n'en sortirez pas, “qu'il n'y ait un code sage lumineux, “dressé par vos soins, honoré de la sanc“tion publique, par le consentement de la “nation.“ Quelques mutins voulurent se récrier. Je leur dis: „Messieurs, que ceux “qui ne veulent pas se regarder comme “conclavistes, se regardent comme pri“sonniers d'état.“ A ces mots je me levai; je les fis conduire enfermer chacun dans un appartement; là ils n'eurent plus la liberté de parler à personne, je leur faifois donner à manger par un trou. Au sortir du conseil, je me rendis aux états-généraux; je dis à cette assemblée; „Messieurs, je viens d'établir une espece “de conclave, où j'ai renfermé tous les “premiers de l'état, pour travailler chacun “séparément à un plan de légiflation né“cessaire à ce royaume. Communiquez-moi “pareillement vos lumieres, je profite“rai des mémoires que chacun de vous me “fera passer.“ L'établissement de mon conclave fut applaudi, il étoit nécessaire, parce que je voulois avant de partir, fixer la paix dans ce pays, qu'il falloit m'assurer des boute-feux qui pouvoient troubler le calme, jusqu'à ce qu'il fût bien établi. Alors je fis le tour de la ville, où le bruit de mon conclave s'étoit répandu Tout le peuple crioit: Vive la reine! Vive le régent! De là j'allai rejoindre ma tendre épouse, qu'enchaînoit sur son lit un repos éternel Femme adorée! Je déposai à ses pieds la fermeté que j'avois déployée dans mon conseil. Je m'étendis sur ce corps chéri, versant des larmes en silence. Hélas! mes larmes le mouillerent sans le ranimer! Je contemplois, j'admirois avec enthousiasme ces charmes adorés. Quels trésors de beautés la nature avoit moissonnés, en leur enlevant une ame! Ce qui eût fait d'un sourire mon bonheur celui de mon peuple, devoit être la proie des vers. Je le revoyois ce sourire angélique, retracé sur les levres de ma fille, je couvrois de baisers cette chere petite. Enfin, je fis au cadavre précieux de magnifiques obseques; elles furent honorées des larmes de mon peuple. J'eus la force de retenir les miennes en public; mais elles coulerent au sein de l'ombre; la plaie n'est pas encore fermée dans mon cœur. J'allois voir au conclave chacun de mes prisonniers; je conférois avec eux, je travaillois sincérement à un code favorable à la nation, prenant toutes les précautions possibles pour le rendre immuable. Je voulois ardemment le bien de mon peuple; mon rang me l'imposoit; les pleurs qu'il avoit répandus sur la tombe de mon épouse, me l'avoient rendu plus cher. Tout prenoit, par mes soins, une tournure avantageuse. La nation paroissoit heureuse; elle bénissoit mes travaux, son bonheur étoit une consolation pour moi: mais Dieu! que je cueillois de fruits d'amertume! On vouloit me donner la mort. Je recus pardonnai deux coups de couteau. Je fus manqué deux fois à coups de fusil; souvent je m'appercus qu'on avoit voulu m'empoisonner. Une fois, entr'autres, sans des remedes prompts violents, j'aurois péri. La haine ne se rebutoit pas, ma fermeté ne m'abandonnoit jamais. Je passois tous les jours une heure au fond du tombeau de mon épouse, avec mon enfant dans mes bras; je m'y nourrissois d'une douce mélancolie, qui avoir ses charmes; je m'appliquois infatigablement aux soins du gouvernement de la législation. Telle étoit ma vie. Les hommes, d'un côté, me tendoient de cruelles embûches, pour me faire périr; les femmes, de l'autre, me dressoient de plus doux pieges, pour gagner mon cœur. Je semtois qu'il falloit fuir, pour me désendre des uns des autres; je faisois construire un vaisseau, sur le bord du fleuve. Pour peu que je restasse, je voyois que je devois succomber sous les ennemis multipliés couverts qui m'assailloient. On m'envioit mon rang, que je trouvois si pénible; je ne sais pas si jamais j'ai mené une aussi triste vie. Enfin, j'achevai mon code; je le fis recevoir solemnellement par la nation, qui lapprouva, même avec enthousiasme. J'avois établi dans l'état l'ordre le plus parfait, la plus grande tranquillité. On aimoit la reine ma fille; du moins on n'en vouloit qu'à moi. Je sentois qu'il étoit temps de partir; je voyois mon vaisseau prêt, je l'étois aussi. J'avois fixé le jour de mon départ; je me voyois à la veille de ce jour desiré. J'avois nommé un régent très-honnête homme. J'allai prendre congé du conseil, des états-généraux du peuple. Je vis couler des larmes, sur-tout parmi le peuple; j'eus le plaisir d'appercevoir que j'étois regretté. J'allai embrasser ma tendre enfant dans son berceau. Il me sembla qu'on m'arracha le cœur, quand je me séparai d'elle. On lui avoit mis à la main son portrait, avec celui de sa mere, qu'elle me présenta d'un air enfantin: je les baisai l'un après l'autre, les mis dans mon sein. Je mariai je dotai toutes les pauvres filles de la capitale. On célébra ce jour-là dix mille noces, où je fus béni. Je répandis enfin mes bienfaits sur toutes les classes, je jouis de l'attendrissement que ry fis naître. Cette derniere journée avoit été trèsfatigante pour moi. Je me sentois harafsé fort altéré; je me fis donner un verre d'orgeat. Malgré la précipitation avec laquelle je l'avalai, je le trouvai d'un goûr amer très-singulier. Celui qui me l'avoit présenté, me regarda d'un air sinistre, me donna quelque soupcon. Grand “Dieu, me dis-je, serois-je empoisonné?“ J'envoyai sur le champ chercher mon premier médecin, qu'on ne put trouver; j'en fis appeller, sans fruit, un second un troisieme. Je fus une heure avant de pouvoir être secouru. Je me sentis bientôt dans le corps un feu épouvantable. On me donna du contre-poison qui me fit encore plus souffrir que le poison. Mon mal-aise augmentoit sans cesse; une fievre terrible me consumoit. On me mit au lit, , dans ma tête échauffée, je fis les plus horribles réflexions. Si près de partir, ô ciel! après avoir échappé à tant de dangers, mourir, je ne sais comment! Et Julie, que je m'étois flatté si long-temps de revoir!... „Hélas, me disois-je, est-elle “encore au monde pour que je l'y revoie? “Ah! si elle est dans l'éternité, je bénis “mon trépas qui va me rejoindre avec “elle.“ On ne me déguisoit pas que j'étois en danger. Accoutumé à braver la mort, je sentis qu'il ne m'étoit pas permis de la craindre. Je pris sur le champ mon parti; , loin de redouter le trépas, je le trouvai trop lent. Cependant je rêvois continuellement à ma Julie. De la rêverie je tombai dans l'assoupissement; de là je ne tardai pas à m'évanouir, à perdre toute connoissance. J'ignore combien de temps je restai dans cet état. Je commençai enfin à m'éveiller par degrés. D'abord je ne faisois qu'entendre un murmure affreux; je sentois un cahotement épouvantable; j'étois transis glacé. Je ne voyois pas encore: j'allois ouvrir les yeux; mais qui pourroit se figurer ce que j'allois voir. LIVRE SIXIEME. J'ouvais enfin les yeux: quel spectacle! J'étois nu, les mains liées derriere le dos, étendu seul dans une chaloupe, au milieu d'une mer agitée. Je regardai autour de moi, je ne vis qu'un ciel orageux des flots mutinés. J'entendis le bruit de la tempête redoutable, quoiqu'expirante. De pâles éclairs me battoient encore sur la vue, le bruit du tonnerre murmuroit dans le lointain. J'étois inondé de l'eau du ciel, froid comme un marbre, foible comme un mourant. Je refermai mes yeux, je restai un moment immobile, recueilli en moi-même. „Est-ce un songe, me disois-je? “est-ce une réalité?“ Je rouvris bientôt mes tristes regards, je recueillis la certitude désespérante que je veillois, que mon malheur étoit réel. „Je suis éveillé, me dis-je alors; “je vis, mais pour combien de temps? “Merveil seul, ainsi garrotté sur l'abyme “des mers: serois-tu capable de te déses“pérer? Non, je suis toujours moi-même.“ A ces mots je me levai furieux. Je portai des regards percants autour de moi. Je n'appercus rien pour me nourrir; je ne vis dans la nacelle qu'un petit papier tout mouillé, que je ne pouvois déployer pour le lire. Enfin je remarquai un clou, dont la tête éraillée sortoit un peu du bois de la chaloupe. Je sentis qu'en frottant contre ce clou, les cordes dont j'étois lié, peu-à-peu seroient grattées sciées par ce bout de fer déchirant. Je frotai donc mes liens contre ce secours heureux, en m'écorchant un peu les mains. Je dus passer beaucoup plus de douze heures à faire opiniâtrément ce métier; je mis enfin mes mains en liberté, quoiqu'en sang. Alors je sautai de joie; je ramassai le petit papier tout trempé; je vins à bout de le lire. En voici la substance. „Nous n'avons pas voulu te donner la “mort, parce qu'enfin tu as été notre roi. “La potion que tu as prise, par nos soins “secrets, n'a fait que te jeter dans un éva“nouissement léthargique; mais nous avons “prétendu absolument nous défaire de toi. “Console-toi, malheureux; si tu lis ceci, “tu sauras que ta fille est sera conservée sur le trône. “Les Granos ou Roxaune.“ Les scélérats! ils ne vouloient pas me donner la mort, ils me jetoient nu, garrotté, sans pain sur la mer, pour y mourir de faim, ou pour assouvir, tout vivant, celle des poissons. Enfin ma fille vivoit du moins, restoit sur le trône. C'étoit vraiment une consolation pour moi; mais il falloit manger. Je trouvai par hasard à mes pieds une vieille épingle crochue, que je courbai encore davantage. J'en fis un hamecon, que j'attachai au bout de la ficelle dont j'avois eu les mains liées, je formai, par ce moyen, une espece de ligne. En coupant cette ficelle, je m'étois écorché la main tellement, qu'il en pendoit un petit morceau de chair: j'arrachai ce morceau de ma propre substance, je l'attachai à mon épingle pour servir d'appât, je jetai ma ligne à l'eau. Je ne tardai pas à sentir un poisson qui vint y mordre. Je l'enlevai rapidement, avant qu'il eût le temps de se débarrasser de mon hamecon, qui, n'étant qu'une épingle, n'avoit rien pour le retenir. Le poisson étoit assez gros; je le sis séchen au soleil, je le mangeai de bon appétit. J'en pris successivement d'autres, qui me fournirent une nourriture suffisante; la chair des premiers servit d'appât pour amorcer les suivants; mais il falloit boire Ma nacelle étoit pleine d'eau de mer; je la nettoyai le mieux que je pus. Le temps devint assez calme, mais pluvieux: c'est ce qui me sauva; car je recueillis assez d'eau de pluie dans ma nacelle, pour m'abreuver. Je passai six jours dans cet état, vivant de ma pêche de l'abondante rosée du ciel: mais cette vie ne pouvoit pas durer. Le beau temps devoit me faire périr de soif; je mangeois tristement des poissons, en attendant que je fusse mange par leurs confreres. Dans mon inquiétude, je me laissois emporter au gré du vent des flots. Enfin j'appercus, dans le lointain, quelque chose que je pris pour un vaisseau, qui en étoit un (je n'ai jamais su ce qui l'avoit amené si loin); je tressaillois de joie. Jamais des mariniers, après un voyage autour du monde, n'ont vu la terre avec tant de plaisir. Il ne me suffisoit pas de voir ce bâtiment secourable, il falloit le rejoindre. Comment y parvenir sans rames, sans rien pour me conduire? Je fus secondé par la fortune par le vent, qui, chassant le vaisseau à peu près de mon côté, l'approchoit de moi, quoiqu'en me chassant moi-même. Quand j'en fus à une moyenne distance, je me mis à pousser les cris les plus aigus, en élevant les bras au ciel. On m'apperçut, on m'entendit, on tira un coup de canon, je vis venir à moi la chaloupe, qui ne tarda pas à me rejoindre. Elle étoit conduite par deux mousses, qui se mirent à rire en me voyant tout nu. Ils me firent entrer avec eux,“ attacherent mon esquif au leur, me conduisirent au vaisseau. Je me vis entouré d'Anglois; car l'équipage étoit de cette nation. Je n'entendois pas leur langue, ils n'entendoient pas la mienne; quels éclaircissements pouvoisje en tirer? Dès que je fus à bord, on me présenta au capitaine, qui me parla anglois; je lui répondis en francois. Il l'entendoit un peu, mais il avoit beaucoup de peine à le parler. Il n'avoit pas d'ailleurs le temps de m'entretenir, parce qu'un autre vaisseau qui approchoit, qu'il jugeoit être François, tiroit déja quelques coups de canon, qu'il falloit se préparer au combat. Je demandai de quoi me restaurer; le capitaine ordonna qu'on me satisfît, l'on m'apporta de l'eau-de-vie, du biscuit du bœuf salé. J'avalai délicieusement un verre d'eau-de-vie, je rompis le jeûne avec ardeur. Déja l'on se canonnoit, le combat devenoit très-chaud. Je restai sur le pont; les boulets passoient autour de moi, sans me causer de distraction, tant j'étois occupé à réparer mon individu. Il y eut beaucoup de sang répandu; il en jaillit jusque sur mon corps nu; ce qui me rendit encore plus agréable à voir. Enfin nous fûmes victorieux, nous conduisîmes à bord nos prisonniers. Il y avoit parmi eux une dame fort bien faite pétrie de graces; son visage étoit couvert d'un voile, je le supposois très-beau. Notre capitaine la conduisit respectueusement dans sa propre chambre, parut faire beaucoup plus d'attention à elle qu'à moi. Elle passa devant moi, détourna les yeux comme avec horreur; ce qui me fit réfléchir sur ma nudité. Le chef du vaisseau, qui s'en apperçut aussi, commanda qu'on me couvrît, l'on me donna un habillement de mousse. Enfin il daigna jeter les yeux sur moi, me demanda, en passant, qui j'étois. „Je suis, “lui dis-je, un roi détrôné.“ Je me proposois de lui expliquer l'énigme. „Point “de bouffonneries, s'écria-t-il en m'inter“rompant; d'où venez-vous?-D'un pays “inconnu, lui répondis-je. -- Qui vous a “mis, reprit-il, dans l'état où nous vous “avons trouvé? -- Je n'en sais rien, répli“quaije. -- C'est un bouffon, dit-il. Puisqu'il “est François, qu'on le mette à servir les “prisonniers de sa nation.“ A ces mots il passa son chemin. „Mais, Monsieur, “lui criai-je, écoutez-moi.“ Il étoit plein de sa belle Francoise; il ne me répondit pas. Je me vis traité comme le dernier polisson. Je servis à table les officiers prisonniers, sans pouvoir parler qu'avec beaucoup de peine; car j'avois la voix éteinte par un gros rhume. Je fus envoyé chez la dame, pour lui offrir mes services; je la trouvai le visage appuyé sur son lit, immobile gémissante. J'eus beau la prier de m'ordonner ce qu'elle voudroit, elle ne me répondit point; mais quelqu'un me chargea de lui envelopper les pieds de peaux de mouton, parce qu'elle y avoit mal, qu'il faisoit froid. Je m'acquittai avec joie de ma commission; elle me laissa faire, sans daigner lever son visage. Ses deux pieds étoient couronnés de deux jambes faites au tour; mais il falloit que le respect étouffât dans moi toute ombre de desir. Cette chere personne ne pouvoit se soutenir sur ses jambes; à la fin du jour, elle voulut prendre le frais sur le tillac, au clair de la lune. Je fus obligé de la porter dans mes bras, je la serrai contre mon cœur avec un plaisir singulier, quoique je n'eusse pas encore vu son visage ni presque entendu sa voix; car elle ne me parloit que par monosyllabes, encore d'une voix suffoquée. Elle passa ainsi plusieurs jours sans montrer son visage, j'eus du plaisir à la servir. Cependant notre long voyage approchoit de son terme; nous passions devant les côtes de France; ce qui faisoit soupirer la dame moi aussi; car nous aurions voulu tous deux débarquer dans notre patrie: il falloit aller jusqu'en Angleterre; nous y arrivâmes bientôt, nous débarquâmes à Plimouth. Je sentois toujours malgré moi un tendre intérêt pour la dame que j'avois servie, dont je n'avois pas vu la figure, ni presque pas entendu la voix. Je disois en moi-même: „probablement je la verrai.“ A peine fûmes-nous à terre, que le capitaine lui rendant la liberté, un paquebot Hollandois se trouva tout prêt à faire voile vers la France. Elle y monta, partit, sans que j'eusse eu le bonheur de la voir. Elle laissa à terre un homme, qui paroissoit lui être attaché, pour avoir soin de quelques effets. Je m'accostai de ce personnage, liai connoissance avec lui. Il vanta beaucoup sa demoiselle, l'éleva jusqu'aux nues. „C'est, disoit-il, la plus adorable personne “du monde; je ne lui connois d'autre défaut “qu'une passion bizarre, qu'elle conserve, “dit-on, pour un malotru, que ses yeux “ne reverront jamais. Ceci m'éveilla. Et “ce malotru, lui dis-je, le connoissez-vous? “ -- Non, me répondit-il; je ne l'ai jamais “vu; mais je connois sa figure, parce que “Mademoiselle a un autre amant qu'elle ne “peut souffrir, qui ressemble, dit-on, “parfaitement à celui qu'elle aime.“ A ces mots, le cœur me battit d'une force extraordinaire. „Et, repris-je d'une voix “tremblante, comment appellez-vous cette “chere personne? -- Julie de Noirville, “me repliqua-t-il. -- Puissances du Ciel! “m'écriai-je alors; j'ai eu ma Julie dans “mes bras, je ne l'ai pas connue: mon “cœur m'a trahi! Ciel! je l'ai laissée échap“per; je ne la reverrai peut-être jamais. “Mais comment se trouvoit - elle sur mer? “ C'est ce que j'ignore, me répondit cet “honnête homme;“ je n'en pus tirer d'autre éclaircissement. J'étois furieux d'avoir laissé partir ma maîtresse; mais comment la rejoindre? Je venois d'obtenir ma liberté; mais je ne possédois pas une obole. On m'offrit, gracieusement de me garder pour mousse, dans le vaisseau qui m'avoit amené. Cela me donna l'idée de solliciter ce poste sur quelque autre bâtiment qui partît pour la France. Je trouvai, non sans peine, ce que je cherchois; mais je fus obligé d'attendre quinze jours un vaisseau qui partit pour Rouen. Nous eûmes beaucoup à souffrir dans la traversée; j'essuyai bien des humiliations dans l'honorable fonction de mousse que j'exercois; mais enfin j'arrivai dans la capitale de Normandie; j'y quittai le service maritime. Je rencontrai, sur le port, un ancien ami, à qui je me fis connoître. Il me donna un lous; il venoit du Havre; il y avoit vu débarquer une dame, telle que je lui peignis Julie, il m'assura qu'elle avoit pris la route de Paris. Je partis sur le champ pour le lieu qui devoit m'offrir Julie. Je me rendis à la maison où je l'avois vu jadis demeurer. La maison n'existoit plus; on en avoit bâti une autre à sa place; l'on ne connoissoi, pas, dans ce logis, la reine de mon cœur J'avois très-peu d'argent quand j'arrivai dans la capitale. Je rodai, pendant trois jours inutilement, pour chercher l'objet de mes vœux. Au bout de ce temps, je me trouvai sans Julie sans argent. Je rencontrois de tous côtés mes anciennes connoissances; mais personne ne me reconnoissoit. Il est vrai qu'un habit de mousse, dont j'étois couvert, n'attiroit pas beaucoup les regards sur moi. Enfin, je rencontrai Saint-Jean, mon ancien valet: il étoit pâle défait, j'eus peine à le reconnoître. Il n'eut pas plus de sagacité à mon égard: je fus obligé de lui dire qui j'étois, nous nous embrassâmes avec tendresse avec joie. Il étoit sans argent comme moi: il fallut faire notre reconnoissance à sec, , pour célébrer mon arrivée, nous eûmes le plaisir de passer la soirée ensemble sans souper. Il avoit été chassé sans raison sans la moindre gratification, du service de mon rival. Ne sachant comment vivre, las de servir, il s'étoit adonné au métier de portefaix; mais depuis quatre mois il étoit consumé par les fievres, à peine se pouvoit-il porter lui-même. Tout ce qu'il put faire pour moi, fut de me proposer d'embrasser sa profession, jusqu'à nouvel ordre, de me procurer des pratiques; ce qui me fournit les moyens de le soutenir avec moiAinsi tout ce que je gagnai, en urrivant à Paris sans argent, fut un affamé à nourrir. Il fallut donc soumettre ma majesté, ci-devant royale, à porter des fardeaux; le nouvel état que je trouvois dans la France Européenne, me laissoit regretter de temps en temps le rang que j'avois occupé dans la France-Australe. Saint-Jean moi nous ne négligions rien pour déterrer Julie. Je croyois l'appercevoir dans toutes les voitures que j'examinois. Une fois, entr'autres, je suis bien trompé si ce ne fut pas elle qui passa rapidement dans un très-beau carrosse. Je voulus courir après elle; mais j'étois chargé, j'eus le malheur de glisser, de faire une chûte assez douloureuse. Son équipage n'eut pas la complaisance de m'attendre; avan que je fusse relevé, je la perdis de vue. Il y avoit déja quinze jours que je menois cette joyeuse vie, soutenu par le seul espoir de retrouver mon amante. Enfin, S. Jean vint me rejoindre un beau matin, tout transporté de joie: „Réjouissez-vous, “me cria-t-il, j'ai vu... -- Qui, Julie? “lui dis-je. -- Non, son pere, me répondit-il. -- Et sa fille? repris-je. -- Il ne “sait pas ce qu'elle est devenue, répondit-il; “mais enfin il m'a communiqué bien des “lumieres. -- Et que t'a-t-il appris? lui “dis-je avec impatience. -- Mais, répondit-il, il m'a dit: 1. Que votre lettre de “cachet subsiste toujours; qu'il est encore dans l'espérance le dessein de vous “faire périr dans un cul de basse-fosse. “Bravo, repartis-je: voilà des nouvelles “charmantes. -- Ainsi, ajouta-t-il, conti“nuez votre déguisement.“ Je lui promis, avec beaucoup de remerciements, d'y être fidele, sur-tout tant que je n'aurois pas de quoi acheter des habits moins déguisants. „Mon cher ami, dis-je à S. Jean, la “découverte que tu as faite de mon plus “mortel ennemi, est admirable; il ne “faut pas la négliger: va le voir le plus “souvent que tu pourras; par ce moyen, “nous découvrirons peut-être quelque “chose.“ Dès le lendemain, S. Jean fit sa visite au vieux spectre; il le trouva lisant Séneque par passe-temps, comme le joueur dans la comédie de Regnard. Cet homme noir y vit que quelqu'un avoit été guéri de la fievre, à coups de fouet. „Ouais, dit-il, ceci est “plaisant. Sans doute l'émotion que ce trai“tement a dû causer au patient, aura pro“duit dans son sang une révolution qui “l'aura guéri. Il faut tenter cette épreuve.“ Le vieillard étoit aussi fou que méchant, tant il est vrai, je crois, qu'il n'y a point de méchanceté sans folie! Le hideux personnage avoit une maîtresse presque aussi vieille que lui. Cette harpie étoit bien la plus impertinente pécore qu'il y eût sous la voûte des cieux. C'est sur cette impertinente même que le projet fut fondé. Cette Vénus antique avoit une fievre quarte qui réfistoit à tous les remedes. Noirville dit à S. Jean: je veux faire une expérience. Séneque “m'apprend qu'on a guéri des fiévreux à “coups de fouet. La marquise d'Aigreville “a la fievre: rien ne peut l'en délivrer. “Il faut que je la fasse souffleter bâton“ner; elle est d'une hauteur insupportable: “un traitement si humiliant si révoltant “la mettra hors d'elle-même, lui causera “une révolution qui la guérira. Connois-tu “quelqu'un en état de faire l'opération? “Oh! je vous en assure, répondit-il; j'ai “à ma disposition un grand gaillard, fort “comme un Hercule, qui fera au mieux “votre affaire. -- Mais il faut, reprit le “méchant homme, que ce soit un va nu“pieds, quelqu'un de bien bas, afin qu'elle “soit encore plus frappée d'un pareil trai“tement de sa part. -- C'est un porte-faix, “répondit S. Jean. -- Fort bien, dit le vieil“lard, amene-le-moi demain matin; il y “aura deux louis pour lui, un pour to. “Nous pourrons même commencer l'épreu“ve sur toi; car tu as aussi la fievre.“ S. Jean lui témoigna son peu de goût pour ce remede, en lui observant qu'étant prévenu, le battant se trouvant son ami, la bastonnade ne pourroit lui faire une grande impression, ni par conséquent un grand effet. Mon camarade vint me rendre compte de ce projet, me dit: Savez-vous quel “est le va-nu-pieds que je veux prendre “pour l'exécuteur? c'est vous-même, s'il “vous plaît“ J'eus beau lui dire qu'il me faisoit trop d'honneur, que le vieux squelette pourroit me reconnoître. „Non, dit-il, “les années l'accoutrement présent vous “ont rendu méconnoissable; il s'agit de “gagner trois louis.“ Il fallut céder. Le lendemain je salis le mieux que je pus mon visage, sur lequel je laissai tomber une partie de mes cheveux. Le vieux cacochime, bien loin de me reconnoître, à peine me regarda. Il nous conduisit à la campagne, chez sa vieille marquise, il ordonna à tous les domestiques de ne pas remuer, quelque bruit qu'ils entendissent chez leur maîtresse, fût-ce même des cris de sa part. C'étoit lui qui fournissoit à la dépense de cette maison; par conséquent on lui obéissoit. Il me fit entrer chez sa beauté surannée. C'étoit une très-méchante femme, qui m'avoit beaucoup tracassé autrefois, de laquelle je n'avois pas daigné me souvenir dans tous mes voyages. Je ne devois avoir aucun scrupule de la souffleter copieusement. „Ma chere poule, lui dit son vieux coq, “voilà le médecin dont je vous ai parlé “hier au soir. Remettez-vous entiérement “entre ses mains. -- Où est-il? dit-elle en cherchant de tous ses yeux, ne “voyant qu'un crocheteur. -- C'est ce “monsieur, répondit-il, en me montrant “fort positivement. -- Quoi! ce polisson? repliqua-t-elle avec la surprise “la plus dédaigneuse. -- Qu'appelles-tu polisson? lui dis-je en lui appliquant “un soufflet, qui lui fit voir mille chandelles.“Il faudroit peindre la stupéfaction, l'indignation, la rage qui saisirent cette furie, la rougeur la pâleur qui se succéderent cent fois sur son visage. „Où suis-je? “s'écria-t-elle enfin. A moi! au voleur! “au feu! on m'assassine! -- Crie donc “pour quelque chose, vieille sorciere, lui “dis-je, en lui appliquant le second volume “sur la joue. Fort blen, disoit Noirvile; à merveille! -- Indigne monstre! “s'écria là marquise en se jetant fur lui, “en le dévisageant. -- Coquin; me “crioit-il, défends-moi.“ Pour toute réponse, j'empoignai le Baton, j'en jouai terfillement fur le dos de la vieille, qui aimoit mleux le souffrlr que de lâcher prise. Elle mordoit; elle déchfroit son amant décharné. J'avols le plaissr méchant de me venger d'elle par mes mains, du vieillard par ses dents ses ongles. Enfin elle tomba évanouie de rage. Je continuois le jeu du bâton, j'en distribuois tellement les faveurs, que l'homme en recevoit sa portion. Il me cria long-temps de finir; je finis: il étoit tout en sang. „Comment, gueux, me dit-il, tu “te tournes contre celui qui t'emploie! “-Pardonnez-moi, Monsieur, lui répondis-je; vous voyez bien que je ne l'ai “pas fait exprès. Donnez-moi, je vous “prie, ce que vous m'avez promis, afin “que je me sauve, de peur qu'il n'arrive quelque esclandre. -- Comment, “scélérat, me dit-il, tu as osé porter la “main sur moi, au point de me mettre “en sang, tu veux que je te récompense! Je te ferai pendre. Holà quelqu'un! -- Ah! vieux monstre, m'écriai-je, c'est ainsi que tu me paies. Tiens, “voilà ton reste.“ Alors je le rouai de coups de bâton, tout à mon aise: il avoit beau crier, les domestiques, fideles à ce qu'il leur avoit prescrit en entrant, retenus d'ailleurs par S. Jean, ne paroissoient pas. Le malheureux grincoit des dents, se cassa les deux ou trois seules qui lui restoient. Enfin, je le mis dans le même état que sa marquise, auprès de laquelle je le laissai couché, je me sauvai à toutes jambes avec mon camarade.La fievre de la dame étoit causée par une maladie peu décente, qui n'est pas la petite vérole. J'avois un bras d'Hercule, non de Mercure; ainsi je ne put la guérir; mais, en récompense, je contribuai beaucoup à la guérison de son ame, qui étoit fort gangrenée; car son aventure ayant éte sue, devint l'histoire du jour, occasiona des chansons des épigrammes, qui firent rentrer l'héroine en elle-même. La grace opéra par le bâton; cette pieuse béate s'avisa de prendre le voile. On sent quelle aimable novice elle dut être. Le seigneur daigna l'appeller à lui avant sa profession, ce qui veut dire, qu'elle mourut avant ce terme. Sa mort fit rire plusieurs bonnes ames; mais je ne sache pas qu'elle ait fait pleurer personne. Cependant je me reprochai l'exécution que j'avois faite sur cette sainte, sur son vieil amant. Une telle vengeance étoit indigne de moi. Ce qu'il y avoit de plus malheureux, c'est que nous avions perdu les trois louis sur lesquels nous comptions, que nous n'avions pas le sou; mais S. Jean se portoit mieux, commençoit à me seconder. Nous continuons ensemble notre joli métier de porte-faix, nous vivions au jour la journée. On me croira sans doute, quand je dirai que, de tous les métiers exercés par moi dans ce bas monde, ce n'étoit pas là le plus agréable, qu'il falloit un peu de philosophie pour supporter un pareil sort, après avoir été roi. Pour surcroît de mlheur, je ne trouvois point Julie, je ne savois même que penser de cette chere personne. Elle revenoit de dessus la mer. Comment avoit-elle quitté la maison de son pere? Etoit-ce un amant qui l'avoit enlevée? Vivoit-elle encore avec cet amant? Julie étoit-elle infidelle? Julie étoit-elle sans honneur? Ces pensées me paroissoient accablantes. Que n'étois-je encore loin d'elle! Que n'étois-je exilé sur un trône au fond des Terres-Australes! Je ne pouvois vivre dans cette inquiétude mortelle. Saint-Jean n'osoit retourner chez Noirville. Je gagnai sur lui qu'il s'y rendît. Le vieillard le recut trèsmal; mais étant dans son lit, il ne put lui casser la tête. Les domestiques, qui étoient tous plus ou moins nouveaux, (car ce méchant homme ne pouvoit garder long-temps personne chez lui) dirent à mon camarade, que depuis quelques jours il avoient vu se présenter une très-belle dame ou demoiselle, qui étoit venue se jeter aux genoux de leur maître, en versant beaucoup de larmes. Le colérique vieillard, se montrant fort irrité contre elle; l'avoit renvoyée avec la plus grande dureté; mais avec la précaution de la faire suivre: précaution inutile! Celui qui étoit chargé de cette commission, avoir perdu de vue cette belle personne, proche d'un couvent, où il conjecturoit qu'elle pouvoit demeurer. Les gens de Noirville, enchantés de la douceur de la touchante beauté de la demoiselle, soupconnoient qu'elle étoit la fille du vieillard. Elle avoit passé tous les jours au logis, depuis cette entrevue, mais fans pouvoir jamais obtenir de revoir ce barbare. Personne n'avoit pu la suivre, parce que son équipagé alloit très-vîte, qu'elle avoit l'attention de venir le soir; ce qui faisoit qu'on la perdoit aisément de vue. Je fus transporté de ce récit. „Oui, dis-je à Saint-Jean, c'est Julie elle-même; “elle vient demander grace à son pere; “elle demeure dam un couvent, où son “honneur est en sureté. Ma Julie est sage, “ellé sera fidelle. Nous allâmes le lendemain matin chez le vieux Noirville, pour tâcher de recueillir encore quelques lumieres. Il étoit sorti. „Où peut-il être allé? m'écriai-je, ce sera, „sans doute chez sa fille. Allons, mon “ami, au couvent où l'on soupconne qu'elle “habite.“ Nous nous y rendîmes; SaintJean parla à la Touriere, tandis que je l'attendois dehors. Il vint, au bout d'un moment, tout joyeux, me dire: „Vous “avez deviné juste; c'est ici la demeure “de Julie. -- Je trépignai de joie. Ah! “mon ami, lui dis-je en l'embrassant, il “faut tout risquer pour la voir: entrons. “ -- Tout beau, reprit-il, elle n'est pas ici “pour le présent; un vieillard est venu ce “matin la prendre pour la mener je ne “sais où. L'on ne sait pas même si elle “reviendra; car elle a ordonné à sa femme “de chambre de faire ses malles. Je “restai la bouche béante. Mais enfin, “m'écriai-je, sachons où elle est allée. “ On n'en sait rien, me répondit Saint-Jean.“ Tout-à-coup nous vîmes paroître la femme de chambre de mon amante. Cette fille venant de dehors alloit rentrer au couvent: je la reconnus pour l'avoir vue sur le vaisseau. „Ah! mademoiselle “Marianne, lui dis-je, qu'est devenue votre “maîtresse? -- Comment! c'est toi, “pauvre diable, me dit-elle, par quel “hasard te trouves-tu ici?“ Je lui racontai, en peu de mots, comment j'étois venu à Paris. „Eh mademoiselle Julie, ajoutai-je avec empressement, où est-elle? “Et que t'importe? me dit la soubrette. “Elle est avec son pere. Il est venu la “prendre, pour la conduire je ne sais où. “Je vois qu'il lui accordera sa grace, si „elle consent à se marier; je la regarde “déja comme mariée. -- Mariée, Mademoiselle! m'écriai-je, comme frappé “d'un coup de foudre. -- Hé mais “oui, marié, me répondit-elle. -- Et “avec qui, je vous prie? lui repartis-je. “ -- Avec qui, reprit-elle; es-tu fou, avec “tes deux grands yeux hébétés? il est “vrai que tu ressembles assez à son futur. “Je n'ai pas vu l'original; mais voilà son “portrait.“ A ces mots, elle tira une boîte de sa poche, me montra un portrait, que je reconnus pour celui de mon rival; car il me ressembloit parfaitement. Plein de rage, je frappai la terre du pied; ce qui fit faire de grands éclats de rire à mademoiselle Marianne. „Il est fou, disoit-elle, sur mon honneur.“ Je sentis enfin qu'il falloit me déguiser mieux. Je renfermai ma douleur, j'affectai de rire de mon transport. „Mais, Mademoiselle, dit “Saint-Jean, ne pourriez-vous point faire “gagner quelque chose à ce pauvre garcon, “aux noces de votre maîtresse? -- Oui, “me dit-elle; ne t'embarrasse pas: je tâcherai de te fourrer dans la cuisine en “qualité de marmiton, ou de t'employer “à quelque autre bas office. Adieu, pauvre diable.“ J'avois mille autres questions à lui faire; mais elle étoit déja entrée dans le tour. J'étois si abymé dans ma douleur, que j'oubliois de me retirer. S. Jean me tira par le bras. „Hé bien, me dit-il, n'avons-nous “pas merveilleusement employé notre “temps? n'avons-nous pas recueilli bien “des lumieres? -- Oui, de belles lumieres! lui répondis-je en soupirant, nous “voilà bien avancés!“ On sent combien je dus être affligé; mais je ne perdis pas courage. Il falloit trouver Jusie: je la cherchois sans la trouver. Je courus pendant quinze jours la campagne la ville; je m'en retournois tous les soirs dans mon taudis, sans une obole sans ma maîtresse. L'embarras que me causoit cette recherche, me faisoit négliger d'embrasser, pour vivre, des ressources plus décentes que celle du noble métier de porte-faix. Après avoir siégé sur le trône, je ne jouissois que de l'air de la lumiere, l'on ne pouvoit plus cruellement jouer au roi dépoui le. Enfin, S. Jean vint tout joyeux un soir me dire: „mon ami, réjouissez-vous, le vmariage de mademoiselle Julie est uné “chose constante.-Malheureux, lui “dis-je, en l'interrompant, tu as la scruauté de me proposer de me réjouir! “ Ce n'est pas-là ce que je veux dire, “répondit-il; je veux vous annoncer que, “comme son mariage se fait décidément, “mademoiselle Marianne, sa femme de “chambre, vous a tenu parole, a trouvé “à vous placèr chez elle en qualité de “marmiton. Mais Julie est-elle mariée, “repris-je, ou doit-elle seulement se marier? e n'en sais rien, repliqua-t-il; “je sais seulément que demain on fait chez “son pere le repas des noces. Ainsi elle “est mariée, on elle doit l'être; c'est la “même chose. on, cruel, m'écriai-je en fréur; il y va de ma vie ou de “ma mort: voilà la différence. -- Quoi “qu'il en soit, reprit-il, j'ai rencontré “mademoiselle Marianne, qui m'a recommandé de vous dire de venir au logis, “m'assurant qu'elle avoit parlé de vous,“ qu'enfin vous étiez-élu marmiton de “la maison de Noirville. Moi, j'étois charmé de vous avoir trouvé un morceau de “pain à gagner. Au reste, vous irez à ce “logis si vous voulez; que m'importe? “-Sans doute j'y veux aller, repris-je “avec une espece d'indignation; mais ce “ne sera pas pour un aussi vil motif que “celui de gagner un morceau de pain.“ Je m'y rendis en effet, je fus installé solemnellement dans la cuisine, en qualité de laveur d'écuelles. Hme fut impossible de parler à mademoiselle Marianne. Elle m'appercut de loin, me cria en passant: bon jour, pauvre diable! Je la remerciai de tout mon cœur. Je questionnai tous les gens, je leur demandai si le repas qu'on préparoit étoit celui des noces, ou simplement des fiançailles. „Que voulez-vous que je vous “apprenne, me dit un petit marmiton, “mon camarade? Nous ne savons pas tous “les secrets de nos maîtres. Ils veulent que “cette affraire soit secrete. Ils se marieront “sans que nous nous en appercevions: Peut-être le sont-ils; peut-être ne le sont-ils “pas. Mademoiselle a été religieuse, elle “veut éviter l'éclat en se mariant. .. Rien “de plus juste, lui répondis-je; mais comment lui permet-on de se marier, après “avoir été religieuse? -- C'est qu'elle ne “l'est plus, ce me semble, répliqua-t-il; on “a cassé ses vœux, elle est libre comme “vous moi.“ On doit sentir combien j'étois désespéré. „Est-elle mariée, ne l'est-elle pas? me “disois-je. Si elle l'est déja, que deviendrai-je? si elle ne l'est pas encore, “comment empêcherai-je qu'elle ne le “soit bientôt?“ J'étois abymé dans mes réflexions dans ma douleur; mais on ne me laissoit pas le temps de m'y livrer. „Allons, polisson, me disoient les cuisiniers, travaille.“ Et il falloit travailler, parce que le repas étoit pour le soir même. Je brûlois de voir mon amante; mais il n'y avoit pas moyen d'obtenir ce bonheur. Je savois qu'elle étoit en haut avec son prétendu; il ne m'étoit pas permis d'y monter. On ne laissoit pas entrer un être de mon espece dans les appartements. Mademoiselle Marianne même ne paroissoit pas; je l'aurois priée en grace de me faire voir sa maîtresse; elle l'auroit fait en riant comme une folle de ma démence. Enfin le soir vint; on servit. Le cœur me battoit en lavant les assiettes. Mes mains tremblantes en cassoient plusieurs, je recevois à ce sujet quelques apostrophes, auxquelles il ne falloit pas faire attention. Je voyois les domestiques qui montoient pour servir; j'enviois leur sort. Je cherchois dans les yeux de ceux qui descendoint, l'image de Julie, l'impression qu'avoit dû leur causer sa vue. Hélas! ils ne se doutoient pas qu'ils avoient eu tant de bonheur; le marmiton tant de jalousiel Il n'y avoit pas assez de domestiques, le service manquoit. Le maître-d'hôtel vint nous dire dans la cuisine:“ il me “faut encore un ou deux laquais. Qui prendrai-je de vous autres laveurs d'écuelles? A ce mot mes palpitations augmenterent au point que je craignis de me trouver mal. Cependant M. l'Architriclin nous passoit en revue. „Enfin, à toi, drôle, me dit-il, qu'on lui donne un habit de livrée.“ Je m'élance d'un saut dans un petit réduit, où l'on me sournit de la poudre de la pommade. Je me donne rapidement un coup de peigne, j'endosse une livrée, je frappe tous les yeux dans la cuisine. „Parbleu! dit toute la valetaille, c'est le “marié, c'est lui-même tout craché. “Oh! la ressemblance est plaisante, dit le “maître-d'hôtel; je vais bien faire rire monsieur.“ A ces mots il me donne un plat à porter, me dit: marche. Je tremblois de tous mes membres. J'allois voir ma Julie; que pouvoit-il résulter d'une pareille scene? Cet original qui nous conduisoit, alloit fixer tous les yeux sur moi, me faire reconnoître. Jugez comment je devois être reçu du pere du mari. D'ailleurs, si Noirville ne me reconnoissoit pas pour l'ancien amant de sa fille, ne pouvoit-il pas me reconnoître pour celui qui lui avoit donné tant de coups de bâton, quelques jours auparavant? J'entrai dans la salle en tremblant. Mes avides regards chercherent Julie, se fixerent tout d'un coup sur elle. Je la reconnus fur le champ. Elle me parut embellie, comme un climat qu'on n'à vu qu'à la haissance du printemps, sourit dans toute sa gloire, au matin d'un jour serein de la belle saison. Je fus ébloui de sa beauté; je demeurai ravi en extase; le plat me seroit tombé des mains, si le maîtred'hôtel ne me l'eût enlevé dans le moment. Je me postai derriere la chaise du pere de Julie, vis-à-vis d'elle. Delà je m'abymois dans la contemplation de cette figure angélique. Elle causoit avec mon détestab rival, d'autant plus détestable, qu'il étoit triomphant. Quelle amertume inondoit mon ame! Voir mon amante après une si longué absence, ne pouvoir voler dans ses bras, la voir dans ceux de mon rival; être valet tandis qu'il étoit maître. Cependant une chose me consoloit: Julie étoit mélancolique; elle ne paroissoit point goûter son sort, ni par conséquent aimer mon rival. Elle m'aime encore, me disois-je; mais, “hélas! elle n'est plus à moi.“ Tandis que je m'occupois de ces pensées, Noirville, entouré de cinq ou six têtes à perruque, examinoit un feu d'artifice qu'on alloit tirer sur la table à la fin du repas, dissertoit gravement sur cet objet important. Ils étoient tous si attentifs, lui à parler, les autres à l'écouter, qu'ils ne s'étoient pas apperçus qu'on leur avoit joué un tour assez plaisant; une jeune espiegle s'étoit amusée à attacher ensemble leurs perruques, par les nœuds liés l'un à l'autre; elle avoit passé autour d'eux tous un long ruban, tellement arrangé, qu'au moindre effort qu'ils devoient faire pour se désunir, ils alloient serrer des nœuds qui les emchaînoient enfemble. Je voyois préparer tout ce petit jeu, sans y faire attention. Je contemplois Julie, qui n'y faisoit pas plus d'attention que moi. On m'avoit mis à la main un réchaud à l'esprit-de-vin tout allumé; je le tenois en tremblant, tout à ma Julie, toujours derriere la chaise de son pere. Dans ma distraction, sans m'en appercevoir, je mets le feu à sa perruque. Voilà les perruques de ses voifins qui prennent feu à l'envi l'une de l'autre. Voilà mon grouppe de causeurs qui, en voulant se séparer, se lie plus étroitement. Voilà toutes ces figures effrayées, toutes ces têtes enflammées qui se tiraillent s'entrebattent, tandis que les femmes, dont les coëffes se sentent de l'incendie, poussent des cris s'évanouissent. Voilà un homme grave qui en se débarrassant, frappe du derriere de sa tête une glace, la casse, rapportant sa tête en avant, heurte avec force contre celle d'un autre homme grave. On voit voler les coups de poings; on entend les jurements, les cris, les grincements de dents. Les valets, qui ont été chercher l'eau, en jettent galamment sur les dames sur les dignes messieurs dont les perruques brûlent aussi les fourrures; car on étoit en hiver. Tout ce qui se trouvoit sur la table prend feu, y compris le feu d'artifice, dont l'exécution fut très-belle, sans causer beaucoup de plaisir. La flamme monte jusqu'au cordon qui attachoit un lustre au dessus de la table; le cordon brûlé, le lustre tombe sur les porcelaines, brise tout. Les gens qui se battent s'entrepoussent augmentent le dommage; tout est renversé, tout est en morceaux. Le parquet est jonché d'hommes de femmes foulées aux pieds, des débris de porcelaine, de lustre, de glaces, de bouteilles, de mangeaille, de meubles autres effets nageants dans l'eau, le vin, les liqueurs, l'huile le vinaigre, le tout arrosé sans interruption par les valets, pour éteindre les petites flammes qui voltigent sur ces amas en désordre, sur ce chaos renouvellé des Grecs. A force de jeter de l'eau, l'on vient cependant à bout d'éteindre le feu. Chacun se leve tout déchiré, tout débraillé, tout dépouillé, couvert de lambeaux; les hommes, avec des restes de perruques brûlées; les femmes, avec des morceaux de coëffes des jupons délabrés, les uns les autres avec des visages enflammés, brûlés, couverts d'ampoules. Enfin l'auguste assemblée reprend séance; on s'examine, on se reconnoît mutuellement, quoiqu'avec peine. Moi qui ne veux pas de reconnoissance, je me sauve où je peux, de crainte que l'orage ne retombe sur moi. Des valets m'attrapent; cinq ou six de ces coquins me traînent devant la compagnie majestueuse, sans faire attention aux coups de pied poing que je leur distribue largement. Je me couvre autant que puis le visage de mes cheveux, afin de n'être pas reconnu pour l'auteur du trouble. Cependant un valet de Noirville me reconnoît, lui dit: „C'est là le coquin “qui vient de mettre le feu à votre perruque, c'est le même qui vous a donné “l'autre jour tant de coups de bâton.“ Alors le vieux brûlé saute sur moi en disant: „ Ah détestable scélérat!“ Je lui applique sur le visage une furieuse apostrophe qui le jette à la renverse. Il s'écrie: „Qu'on me le dépouille jusqu'aux es, “qu'on le déchire à coups de souet.“ On lui obéit; on m'arrache par lambeaux mes habits ma chemise. Je me vois tout n devant des dames, devant ma Julie. On ne peut trouver d'abord que de petits martinets. En attendant mieux, on se dispose à m'en vergeter les épaules. J'étois accablé par le nombre; il n'y avoit pas moyen de résister. Déja les ignominieux instruments de correction commencoient à outrager mon individu. Alors je m'écrie d'une voix douloureuse: „O “ma Julie, peux-tu laisser ainsi traiter ton “amant?“ Figurez-vous, à ces mots, Julie, comme frappée de la foudre, qui tombe à la renverse, qui se releve, qui me regarde d'un air inquiet, qui rougit, qui pâlit, qui s'élance dans mes bras, qui me reçoit dans les siens; toute la famille, frappée comme elle, qui se jette sur nous, pour nous arracher des bras l'un de l'autre. „Ah! cher Merveil, tu vis, s'écrioit “Julie défaillante! -- C'est toi, abominable scélérat! disoit Noirville. -- Tu “n'es pas à tous les diables, ajoutoit mon rival; malheureux, ne t'ai-je pas donné “cinq cents louis pour aller te faire pendre au bout du monde? -- Ombre acharnée sur nos pas, s'écrioit Noirville, tu “viens donc finir ici ton odieuse vie! Qu'on “redouble, qu'on redouble, qu'on le fasse, “mourir sous les verges.“ On redoubloit en effet; Julie poussoit des cris lamentables, , dans mon désespoir, j'élevois les bras au ciel. Tout-à-coup un vieux domestique s'écrie: Arrêtez, respectez votre maître, le maître légitime de cet hôtel, l'héritier véritable de la famille.“ On s'arrête. Noirville s'écrie: „Que veux dire ce misérable? Il radote. -- Voyez-vous, reprit le “vieillard, les armes de la famille qui se, “peignent sous son bras, qui sont plus “sensibles, parce que vous avez fait rougir sa chair par vos coups?“ On regarde, on voit en effet les armes de la famille dessinées, je ne sais comment, sous mon aisselle. „Hé bien, que signifie cela, disoit la “compagnie? -- Cela veut dire, repliqua “le vieillard, que monsieur est le véritable héritier de cette maison.“ On lui demande l'explication de cette énigme. „Sachez, répondit-il, que ce jeune seigneur (qui, par parenthese, étoit en fort “mauvais équipage) est le fils de feue “madame la marquise d'Erbeuil; qu'avant “qu'il eût l'âge de trois ans il lui fut enlevé; qu'elle eut le bonheur de le retrouver entre les mains d'une mendiante, “de le reconduire chez elle; qu'à l'article “de la mort cette dame, prévoyant qu'on “pourroit encore jouer à son fils le même “tour, lui fit graver ses armes sous Paisselle, de maniere qu'elles devoient paroître sensiblement, pour peu que la partie “devînt rouge colorée par un léger frottement. L'esprit de cette chere malade “étoit alors un peu exalté par la fievre; “cette idée le prouve. Elle me disoit: “S'il a le malheur d'être encore enlevé, “ privé de son héritage paternel, qu'il “ignore son rang, dont la connoissance lui “rendroit son mauvais sort plus insupportable; mais s'il se trouve dans un état “digne de lui, ses gens, en lui passant sa “chemise, pourront découvrir cette marque, lui apprendre qui il est. C'est pour “cela que j'ai fait graver ainsi, hors de la “portée de sa vue, ses armes son nom. “Voyez, Messieurs, continua le vieux domestique; voilà ce nom qui paroît à présent dans toute son évidence.“ Et chacun lut au-dessous des armes, Louis, marquis d'Erbeuil. Alors il me sembla qu'il me tomboit des écailles de dessus les yeux. Je me rappellai, comme un songe, mon premier enlevement par le grand manteau rouge, la belle dame qui m'avoit retiré des mains de la Bohémienne, la cérémonie qu'elle m'avoit fait souffrir, quand on m'avoit gravé les armes sous le bras; mon second enlevement, enfin tout ce que j'ai raconté au commencement de ces mémoires, jusqu'à la tendre amitié que j'avois pour la petite Julie au berceau Je ne sais pas comment je n'avois jamais pensé à toutes ces choses, auxquelles tenoit mon sort. Le vieux baron écumoit de rage, s'écrioit que le domestique étoit un mposteur. „Non m'écriai-je, tout ce que Baptiste avance est vrai. Je me souviens très-bien d'avoir été enlevé deux fois de la “maison maternelle. -- Et par qui? dit “Noirville en pâlissant. -- Par vous, lui “répondis-je.“ En effet, il me sembloit que le grand manteau rouge qui m'avoit enlevé, que j'appellois alors mon oncle, ressembloit, comme deux gouttes d'eau, à ce grand efflanqué. „Tout cela est vrai, “reprit le domestique; c'est vous, M. le “Baron qui l'avez enlevé; je vais en chercher la preuve.“ Et sur le champ il courut à sa chambre, tandis que Noirville crioit à l'imposture, vouloit nous devisager tous. Les spectateurs ne savoient que penser de tout ceci; le noir baron sentoit qu'ils n'étoient pas pour lui. Le domestique revint avec un papier. Le furibond se jeta sur lui, pour le lui arracher; mais le pere de mon rival s'y opposa, prit l'écrit, lut ce qui suit: „Le baron de Noirville, mon beau-frere, m'ayant déja enlevé une fois mon “fils jumeau Louis, que j'ai retrouvé comme il m'avoit enlevé précédemment “mon autre fils jumeau Charles, qui ressembloit parfaitement à son frere, “que je n'ai jamais revu; en cas que ledit “baron ait encore une fois l'indignité de “soustraire mon fils Louis, ce cher enfant “aura un figne évident pour se faire connoître; Pon verra sous son aisselle, “pour peu que la partie soit colorée par “un léger frottement, les armes de la famille son nom, Louis, marquis d'Erbeuil, que j'y ai fait graver au dessous “d'un figne narurel; ce qui conste par la “fignature de celui qui l'a gravé, de “plusieurs témoins. Je dépose chez un notaire le double de cet acte, je recommande audit notaire de protester contre “l'usurpaton que mon beau-frere doit faire “des biens de mon fils, afin qu'ils soient “restitués au légitime héritier, quand il “reparoîtra. Je charge Jean-Baptiste Caudron, mon fidele domestique, de veiller, “autant qu'il lui sera possible, sur mon fs, “ je lui donne à cet effet huit cents liv. “de penfion, afin qu'il apprenne à ce cher “orphelin qui il est, qu'il le fasse reconnoître par la famille. Fait à Paris, cer “eptembre ro. Signé Louise Fiorn, “marquise d'Erbeuil.“ On asouta à cette lecture celle d'un acte copfirmatif du précédent, figné de huit témoins. Beaucoup de gens qui étoient dus la compagnie, qui avoient été fort liés avec la marquise d'Erbeuil, reconnurent son écriture; , voyant très-expressément sur ma chair les armes, le nom le signe désignés dans Pécrit, ils dirent que cela paroissoit elair. Alors Noirville entra dans une colere épouvantable: il s'écria qu'il étoit stupéfait indigné de voir tout le monde se donner le mot pour accueillir une imposture, se tourner contre lui. Il jura qu'il brûleroit la cervelle au premier qui oseroit lui soutenir les atrocités qu'on avoit inventées. I voulut cent fois se jeter sur le vieux domestique sur moi. I paroissoit un démoniaque; on sut le contenir; mais set extravagances ne firent que prouver davantage contre lui. Il parvint à arracher la lettre des mains du fidele Baptiste, à la jeter dans le feu; mais on la sauva Laissez-le faire, dit lhonnête serviteur; “il y en a un double chez le notaire.“ Et sur le champ le brave homme y couut.Toute cette scene nous avoit conduitt jusqu'au matin. Après aveir tardé longtemps, le notaire vint, avec un procureur fix témoins. „Messieurs, dit-il, voilà “la lettre, dont vous devez avoir la pareite“ Tout le monde les confronta ensemble: c'étoit exactement la même chose. L'officier public ajouta: „Voilà six témoins, “de huit qui étoient autour du lit de madame la marquise d'Erbeuil, quand l'inscription fut faite sous le bras de l'enfant; “les deux autres sont morts.“ On interrogea tous ces témoins; leurs réponses furent unanimes. Ils demanderent à voir mon aisselle, frotterent la peau, virent exactement les armes, le nom le signe. Ils s'écrierent: „Cela est clair. Monsieur, “vous êtes chez vous.“ C'étoit à moi qu'on parloit ainsi. „Monfieur, me dit le procureur, ayant été créé votre tuteur à la “mort de madame votre mere, j'ai prptesté contre l'usurpation de vos biens, “faite par M. votre oncle. La protestation “lui a été signifiée en forme; la voici, “tout est en regle. Sous peu de jours nous “obtiendrons une sentence qui vous mettra “en possession. -- Mon cher Monsieur, “me dit un bon vieillard, j'ai été l'intendant de votre famille, sous M. votre pere “ Mde. votre mere. Je suis encore tout “prêt à vous servir. En attendant, voilà “une bourse de trois cents louis que je vous “avance sur vos revenus. -- Mon cher “maître, me dit enfin le fidele Baptiste, “car il est à présent démontré que vous “l'êtes, ceux qui ont connu feu votre “honnête homme de pere, conviendront “que vous avez tous ses traits; daignez “accepter mes services; je veux consumer “chez vous les dernieres années qui me “restent.“ Je l'embrassai tendrement. Tout le monde me salua me complimenta, m'appellant M. le Marquis, d'une voix nanime: mais M. le Marquis étoit nu jusqu'à la ceinture. Baptiste alla chercher un habit de mon pere, qu'il me mit sur le corps, avec l'ajustement complet. Je me trouvai donc habillé, un peu à l'ancienne mode; mais ceux qui avoient connu mon pere s'écrierent qu'ils croyoient le voir ressuscité. Alors je dis, d'un ton attendri: „O ma “Julie, êtes-vous mariée? -- Oh! non, “non, s'écria-t-elle, avec la plus grande “vivacité, en se jetant dans mes bras.“ Mon rival, à son tour, dit: „Tout beau, “s'il vous plaît, M. le Marquis; puisque “tout le monde veut que vous le soyez, “je ne m'oppose pas à votre petite fortune; “mais pour cela vous ne devez pas m'enlever ma femme. Premiérement il n'est “pas encore prouvé, ou du moins déclaré “par un arrêt juridique, que vous soyez le “marquis d'Erbeuil: en second lieu, si “vous l'êtes, Julie est votre cousine, “vous ne pouvez l'épouser sans dispense: “en troisieme lieu, il faut savoir si votre “oncle, que vous dépouillez de tout, “voudra vous l'accorder: en quatrieme “lieu, vous êtes moine: bien loin de “pouvoir vous marier, vous êtes dans le “cas d'être enfermé pour le reste de votre “vie, dans un cul de basse-fosse. Enfin “elle est fiancée avec moi, vous ne me „l'enleverez pas à ma barbe.“ Je lui répondis: „Monsieur, l'arrêt qui “certifiera mon sort sera facile à obtenir, “vu les preuves incontestables qu'on vient „de produire. Si Julie est ma cousine, je “me procurerai facilement une dispense. Si “son pere veut que je lui cede quelque “chose, il me cédera volontiers sa fille. Si “l'on a pu casser les vœux de mon amante, on pourra pareillement casser les miens, “qui ne sont pas plus solides; mes vœux “cassés, je ne crains plus les moines. Enfin, “si vous êtes fiancé, je suis aimé; je m'en “rapporte à la décision de Julie. Faites-en “de même.“ Julie s'écria que sa décision étoit pour moi, elle m'embrassa; ce que je lui rendis avec usure. Pendant tout ce colloque, Noirville confondu, abymé dans ses réflexions, cherchoit sans doute quelque biais pour se tirer de ce mauvais pas. Son incertitude étoit visible: il me regardoit tour-à-tour d'un œil envenimé, d'un air flatteur caressant, paroissoit tenté à chaque moment de se jeter sur moi, tantôt pour m'embrasser, tantôt pour m'étrangler Enfin il se leva furieux pour aller se coucher; chacun en fit de même. On sent combien le changement prodigieux subit de ma fituaton devoit m'inspirer de réflexions, tenir mes esprin éveillés. De porte-faix, de malheureux, sans naissance, sans parents, sans argent, je me trouvois tout-à-coup l'héritier d'une riche noble famille, bientôt possesseur d'un bien immense. Je me voyois l'égal de Julie, digne d'elle, aimé d'elle; mon cœur palpita long-temps, ne me laissa le pouvoir de m'endormir que fort tard, pour me livrer aux songes les plus heureux. Sain-Jean vint me trouver dès que je fus éveillé. „Mon camarade, lui dis-je, “je serai toujours ton ami, je partagerai “avec toi.“ Il me baisa la main, en pleurant, en me disant: „Mon cher maître, “je vous consacre mes services ma avie.“ Mon procureur entra bientôt. Il me dit qu'il me regardoit comme en possession de mon état de mon bien, tant la sentence en ma faveur étoit infaillible; qu'il n'y avoit d'obstacles que mes vœux. „Comment les “avez-vous faits? ajouta-t-il “ Je lui racontai l'histoire de ma profession monacale; il en rit, me dit: „Il n'y a plus d'obstacles. Je suis très-sûr de faire casser ces “vœux irréguliers. Je vais dès aujourd'hui, “envoyer, pour cet effet, un mémoire en “cour de Rome. Il faudroit des preuves; “mais quelques sequins en tiendront lieu. “Voulez-vous toujours épouser votre cousine?-Sans doute, répondis-je avec “chaleur. -- Il faut donc, reprit-il, demander en même temps les dispenses “nécessaires; ce sera l'affaire d'un mois. “Ayez soin cependant de vous tenir caché, “pour éviter la vengeance de votre oncle, “ de votre rival, qui ont une lettre de “cachet contre vous; plus encore celle “des moines, qui pourroient mettre la grisse “sur vous.“ Il me quitta pour aller travailler à mes affaires. Au milieu de mes belles espérances, je me trouvois cependant avec une lettre de cachet sur le corps, des vœux qui m'exposoient au danger d'être replongé, par les moines, dans le plus horrible sourerrain.Avec de l'argent, je me vis bientôt équipé d'une maniere qui me rendoit digne de me présenter devant Julie. J'allai la trouver; je rencontrai à sa porte mon rival qui en sortoit, qui paroissoit fort mécontent. „Ah! M. le Marquis, me dit-il, comptez-vous toujours m'enlever mon bien? Ecoutez, je suis généreux; je pourrois vous “perdre: je n'aurois qu'à aller trouver vos “moines, ou faire mettre à exécution la “lettre de cachet que j'ai contre vous; “mais, puisque vous êtes noble, je veux “procéder noblement avec vous Faites ce “que vous pourrez pour réussir; obtenez la “cassation de vos vœux, la dispense du “pape, pour votre mariage, l'arrêt du “parlement qui établira votre sort. Quand “vous aurez tout cela, si Julie vous préfere “à moi, nous nous couperons la gorge “ensemble.“ Il dit me quitta. J'entrai chez Julie, je m'appercus que ma figure fit sur elle l'impression la plus heureuse. Que nous nous dîmes de choses tendres! Quels moments que ceux de ce tête-à-tête! Nous passâmes un mois dans l'union la plus douce la plus intime. Enfin, je gagnai mon procès complétement. Mon bien me fut adjugé, avec arrérages, dommages intérêts. On juge de la fureur de Noirville. J'attendois impatiemment mes papiers de Rome, pour m'expliquer: ils arriverent enfin. Le pape avoit cassé mes vœux avec la plus grande authenticité, m'avoit d'ailleurs accordé la plus ample dispense pour épouser ma cousine. Possesseur de ces actes favorables, j'invitai à dîner toute la famille. Mon rival Noirville s'y trouverent, malgré la haine qu'ils avoient contre moi. Le pâle vieillard, vers le dessert, rompit le silence qu'il avoit gardé obstinément, me dit: „Vous triomphez; vous vous “croyez déja possesseur de mon impertinente fille de toute ma fortune. Hé “bien, sachez qu'il y a ici quelqu'un qui “peut réclamer la moitié du bien, à “qui je donnerai la préférence pour l'insolente maîtresse que vous vous disputez “tous deux. Vous avez un frere jumeau. “On l'a cru mort; il vit, c'est votre “rival. Voyez sa figure, observez sa ressemblance avec vous, osez douter de la “parenté.“ Tout le monde paroissoit frappé de la vraisemblance qui se trouvoit dans la découverte de Noirville. Je prends tout-à-coup mon parti. Je m'élance comme un éclair dans les bras de mon frere. „Embrasse-moi, lui dis-je, mon cher frere; “pardonne-moi tout ce qui s'est passé, “que tout soit oublié. Prends la moitié de “mon bien, laisse à Julie la liberté de “décider entre nous deux.“ Toute la compagnie applaudit à la franchise de mon transport. Mon rival en parut touché embarrassé. „Monsieur, me dit-il, vous “êtes noble généreux. Je ne puis faire “une meilleure acquisition que celle d'un “frere tel que vous: mais voyons donc “si vous l'êtes. Expliquez-vous, M. de “Noirville. -- En effet, dit M. de Bonac, “supposé jusqu'ici pere du jeune homme, “je sais que d'Orville est mon fils, l'a “toujours éte; je ne vois pas pourquoi “l'on veut m'enlever mon fils. Noirville “répondit: l'histoire est facile à développer. Votre vrai fils mourut en nourrice, “ cette perte désola les pauvres gens qui “le nourrissoient, parce qu'ils comptoient “sur une récompense, s'ils avoient pu “vous le ramener en bon état. Cela me “donna l'idée de réparer cette perte, “de me défaire d'un des héritiers qui devoient me voler la succession de ma belle-sœur. Elle avoit deux petits jumeaux parfaitement ressemblants. J'en volai un “je le portai au nourricier de votre fils, “en attendant que je trouvasse l'occasion “d'enlever l'autre. Le villageois recut l'enfant avec transport, l'éleva, vous le “remit, en vous le donnant pour votre “fils; vous le recûtes pour tel. Ainsi de “deux jumeaux, je placai l'un sur les roses, l'autre sur le fumier. Ils ont poussé “tous deux, leur extrême ressemblance “a fait naître des quiproque des événements singuliers. Au reste la nourrice “le nourricier vivent encore; ils peuvent “vous certifier tout ce que j'ai dit.“ Cette confession surprit beaucoup l'assemblée. Les uns s'écrioient: „Voilà qui est “bien extmordinaire! les autres, voilà “un homme bien détestablel“ Et cependant les deux freres s'embrassoient de tout leur cœur. On n'avoit jamais tent admiré notre ressemblance, que depuis qu'elle étoit devenue si naturelle. En effet elle étoit partieuliere, mais non pas sans enemple. J'en ai vu souvent une aussi frappante entre jumeaux comme nous. Tout le monde étoit surpris de n'avoir pas deviné une chose si simple. On fit venir la nourrice le nourricier, qui demeuroient à Paris. On leur promit de ne leur rien faire, pourvu qu'ils reconnussent la substitution qui avoit été faite entre leurs mains, d'un enfant à la place de l'autre. Ils se jeterent à genoux aux pieds du comte de Bonac, pere putatif de mon rival, le conjurerent de leur pardonner leur faute, en l'avouant d'une maniere claire détaillée, avec des circonstances qui ne permettoient pas de révoquer en doute leur fincérité. Tout-à-coup le comte de Bonac s'écria: Cependant je ne veux pas perdre mon “enfant Puisqu'il n'est pas mon fils, je “l'adopte pour tel, il aura tout mon bien.“ A ces mots d'Orville embrassa son pere avee tendresse, ensuite il se jeta dans mes bras. „Hé bien moi, dit-il, mon frere, “je te laisse ma part de ton bien; je suis “assez riche. Il n'y a que Julie que je veux “te disputer; mais encore un coup, je “m'en rapporte à sa décision.“ Julle, pour toute réponse, me regarda tendrement. Je lui dis à l'oreille: „Je “vous demande un rendez-vous pour demain matin.“ Elle me l'accorda, je “m'y rendis.“ Je la trouvai fort inquiete; je paroissois hésiter à l'épouser, cherchai des éclaircissements. Je lui pris la main, que je serrai contre mes levres, je lui dis enfin: „Julie, ma chere Julie, je vous “adore avec plus d'ardeur que jamais; “mais j'attends un aveu sincere. Vous avez “été absente, Julie, vous avez voyagé “sur mer; je vous ai rencontrée sur un “vaisseau: expliquez-moi tout ce mystere.“ Julie parut extrêmement frappée quand je lui dis que je l'avois rencontrée sur un vaisseau. „Comment, comment? s'écria-t-elle. -- Je vous expliquerai cela par l “suite, lui répondis-je: éclaircissez-moi “seulement sur l'objet de mes demandes. “Hé bien, mon cher ami, me dit-elle, “vos demandes son justes. Je les ai pressenties; je n'ai pas eu dessein de vous “rien cacher. C'est mon pere qui m'a ordonné de taire ce fatal secret. Apprenez “donc ce que vous desirez si justement “de savoir. “Vous vous souvenez de l'état où vous “m'avez laissée, il y a sept ou huit ans. “J'étois plongée dans l'évanouissement: on “me fit revenir avec beaucoup de peine. “Mes yeux en se rouvrant vous chercherent, ne vous trouverent pas, se refermerent. Je demandai ce que vous étiez “devenu. On me dit d'abord, (sans doute “pour m'ôter l'espérance de vous revoir) “qu'on vous avoit rendu à votre prieur, “qui vous avoit replongé dans votre infernale prison. A cette nouvelle je retombai dans l'évanouissement. On me fit “encore revenir; mais je refusai de rien “prendre, en disant que je voulois me laisser mourir de faim. On vit que je serois “fille à tenir parole, l'on m'assura que “vous n'étiez pas dans votre prison; mais “qu'on vous avoit fait partir pour les isses “aveo une pacotille de dix mille francs. “On me le ura, je le crus, je consentis “à prendre un bouillon. A les entendre, “vous étiez fi gai d'avoir une pacotille, que vous aviez bien fait voir combien “peu vous m'aimiez. Je n'en crus pas un mot, je me rétablis; car la rage dont “je m'étois crue attaquée n'étoit qu'une “chimere. La persécution m'attendoit au “sortir de la maladie. Je fus tourmentée nersellement pour épouser votre frere; je “ne pus m'y résoudre. On me donna un “mois pour m'y déterminer. On me promettoit de faire casser mes vœux, si je “consentois à me laisser mener à l'église “pour y contracter un lien qui m'étoit “aussi odieux que celui du couvent Si je “refusois, on devoit merendre à mes cruelles religieuses, pour qu'elles me replongeassent dans ma prison souterraine. “L'alternative étoit cruelle; les vexations étoient affreuses. On me forca de “quitter la maison de mon pere, pour me “conferver à mon aman. “Dans mon embarras. mortel, je pensai “à mademoiselle de Mirville. Le ciel me suggéra que je pourrois atendre du secours de son repentir de son amitié. “Je lui écrivis; elle vint me trouver, elle se jeta dans mes bras. Je lui exposai ma douloureuse situation; elle en fut “touchée presque autant que moi-même: “ se leva soudain d'un air vif déterminé: Il faut vous sauver de-là, me dit-elle; je le dois, je le veux, j'en fait “mon assaire. Quoique je fusse veillée, “elle eut l'art de m'enlever, en me prêtant sa pellisse, qui m'enveloppa, me “fit éviter les regards des furveillants; elle “m'empaqueta dans un fiacre, elle me “conduisit... où... chez madame de Bonneville, cette excellente respectable “dame qui vous avoit placé vous-même en “pension dans mon couvent sous l'habit “de fille, qui vous avoit procuré le “gros lot d'une loterie, montant à vingt “mille livres. Cette généreuse femme étoit “paremte de mon amie. Celle-ci lui avois “raconté vos aventures les miennes; “elle en avoit souri, en nous plaignant “cependant tous deux. Elle ne vous en “vouloit point; elle desiroit beaucoup “de vous revoir en homme. Ce fut donc “votre ancienne bienfaitrice qui devint la “mienne. Elle consentit à me cacher chez “elle pendant un certain temps, qu'elle “employa à m'obtenir la cassation de mes “vœux. “Sur ces entrefaites son mari fut nommé “consul de France à Lisbonne. Vous savez “que c'étoit un vieux libertin; mais depuis quelque temps, il étoit perclus d'une “moitié de son corps; ce qui l'avoit rendu “entiérement sage. Je consentis à suivre “madame de Bonneville en Portugal, pour “l'aider dans l'éducation de ses deux petites filles. J'y ai passé avec elle plus de “six ans, aussi heureuse que je pouvois “l'être sans vous. Enfin son mari mourut “l'été dernier. Sa pieuse épouse ne tarda “pas à le suivre. Je la pleurai bien tendrement: mais que me restoit-il à faire dant “le pays? Je ne voyois d'asyle décent dans “l'univers que la maison de mon pere, “, quoiqu'il en pût arriver, je résolus “de m'y rendre. Je laissai les enfants de “ma bienfaitrice en de très-bonnes mains, “ je m'embarquai sur un vaisseau Francois, qui, après avoir beaucoup voyagé, “fut pris par un Anglois, comme vous le “savez, à mon grand étonnement. Je fus “transportée en Angleterre, de-là en “France, où je retrouvai mon pere. Il “fit le difficile pour me pardonner ma fuite, “ ne consentit à révoquer la malédiction “qu'il avoit, disoit-il, lancée contre moi, “qu'à condition que j'épouserois d'Orville. “Il me fit voir des rapports incontestables, “qui m'apprirent que le vaisseau sur lequel “vous étiez parti pour les isles, avoit été “pris par des corsaires Barbares, qui vous “avoient tous jetés à la mer. Dans la déplorable certitude de votre mort, (certitude accablante qui déchira mon cœur “je crus devoir me sacrifier pour contenter mon pere, combler les vœux d'un “homme dont j'avois le malheur d'être “aimée. Vous avez paru au milieu du sacrifice; vous m'avez rendu la vie, que “je n'aurois pu conserver long-temps dans “les bras de votre rival. Me rendrez-vous “aussi votre cœur? Vous possédez le mien; “voyez jugez.“ Je sautai au cou de Julie, je l'embrassai. „Ma chere ame, lui dis-je, je suis à “vous pour la vie. Je dois vous paroître “un grand malheureux d'avoir exigé de “vous cette explication; pardonnez-moi “vous-même, décidez mon sort.“ En effet, n'avois-je pas bonne grace à prétendre éplucher la conduite de mon amante, après toutes les libertés que j'avois à cacher dans la mienne? Elle se jeta dans mes bras. Son pere vint; elle tomba à ses pieds, lui demanda son consentement pour notre mariage. „Permettez-vous, me dit-elle, “que je remette à mon pere, pour son entretien, un héritage récent qu'une de mes “tantes m'a laissé en mourant? -- Oui, “ma chere Julie, lui dis-je, de tout mon “cœur: j'y joindrai, si vous voulez, la “moitié de notre bien.“ Noirville, furieux de notre générosité, nous remercioit en grincant des dents. „Mariez-vous, malheureux, dit-il enfin; je vous donne ma “malédiction.“ Il dit s'enfuit. Il alla s'enterrer dans le monastere où j'avois pris l'habit, il est à présent un des moines les plus fervents. Mon frere plut à mademoiselle de Mirville, par la ressemblance qu'il avoit avec moi. Flatté de cette conquête, il prit du goût pour elle, l'épousa. Nos deux manages furent célébrés ensemble, ses parents adoptifs lui laisserent hientôt un très-gros héritage. Je n'avoi pas trente ans, Julie n'en avoit guere plus de vingt-cinq. Elle étoit au comble de sa beauté. Nous nous adorions, nous vécûmes heureux ensemble. Pendant trois mois je me plongeai dans le repos, je menai la vie la plus douce à Paris; mais mon étoile m'appella bientôt à de nouvelles aventures, que j'écrirai peut-être aussi par la suite, si le public, en me lisant, m'encourage à poursuivre. Fin du Tome second. LIVRE PREMIER. Je demande bien sincèrement pardon à mes lecteurs de les avoir plantés là brusquement au milieu de ma narration. Le billet de mon père, placé à la fin de ma seconde Partie, a dû me justifier à leurs yeux, en leur apprenant qu'on étoit venu s'emparer de ma personne, que j'avois été enfermé à la Bastille avec une précipitation des circonstances qui avoient déconcerté toutes mes idées. Je ne pouvois, dans ce lieu de captivité, ni poursuivre mes aventures, ni en donner le récit au public. J'étois condamné au repos: mais de quel repos jouit-on quand on enrage? Arrêté au moment où j'allois partir dans le dessein de rejoindre mon Adélaïde, dans l'espérance presque la certitude de l'épouser, je maudissois le sort qui avoit choisi cet instant pour enchaîner mes pas, reculer mon bonheur, suspendre en quelque façon le cours de ma vie. Tout ce qui se passe dans ce donjon terrible doit être caché sous un secret inviolable; il n'est donc pas juste qu'on attende de moi la description du lieu, ni celle de la vie qu'on y mène, ni le détail des interrogatoires que j'y ai subis. Il suffit de dire que j'y fus traité avec beaucoup d'égards d'humanité, que je n'en fus pas moins fâché de m'y voir enfermé, que je tournai sur le champ toutes les ressources de mon esprit vers les moyens de m'évader, que je vis avec désespoir qu'il ne s'en offroit pas un seul à mes yeux. Je dirai aussi que je crus reconnoître, dès le premier interrogatoire, que j'avois été arrêté sur les calomnieuses dépositions du noir Spinacuta, mon éternel ennemi, qui, selon les apparences, m'avoit accusé d'être un lâche espion des Anglois, d'avoir été chargé par eux de commissions perfides, capables de m'attirer en France le traitement le plus rigoureux. „Ah! scélérat, m'écriai-je, je te “punirai; mais à présent le traître a “le bonheur d'être en Italie. Il a rejoint la belle Princesse Gémelli, mon “invariable amie; il a trouvé auprès “d'elle mon Adélaïde, ma tendre “amante. Il jouit de la vue de ces “deux personnes adorables, il me noircit à leurs yeux: qui sait s'il n'aura “pas l'odieux talent d'épouser la Princesse, de séduire jusqu'à ma Maîtresse? Cependant, je suis enfermé “loin de ces deux objets si chers: “l'infame vit dans la liberté, dans le “bonheur auprès de ce que j'aime; “il triomphe, je frémis; il jouit de “l'aspect du Ciel qu'il offense, je “ronge mon frein dans les ténèbres“. Ne pouvant forcer ma prison, je songeai d'abord à l'égayer. Pour marcher sur les traces de mon père qui cultivoit avec succès tous les Arts, j'avois étudié, entre autres, celui de la Peinture. J'obtins une boîte de pastel des toiles; je peignis d'abord le portrait de mon Adélaïde, dont les traits charmans étoient gravés dans mon cœur, quoique je ne l'eusse jamais bien vue, comme je l'ai dit souvent, depuis mon enfance. J'y joignis celui de ma chère Princesse Gémelli, ma noble bienfaitrice. Bientôt toutes les femmes qui m'avoient été chères s'offrirent à mon imagination, respirèrent sous mes crayons. A leur tête brilloit Scintilla, cette Amante née chez les Guèbres, que j'avois épousée selon les rits de la Religion Polythéiste. Elle balançoit presque Adélaïde dans mon cœur, fut placée vis-à-vis d'elle. Tendre compagne! combien n'avoit-elle pas de droits à mon amour! Peu à peu je vins à bout de peindre aussi, de ressouvenir, les portraits des autres beautés chéries, sans être adorées, qui m'avoient rendu successivement heureux par des jouissances douces, quoique souvent coupables. Agnès Spalanzoni sa mère, l'altière Duchesse de Valamos la douce Thérésine, la Prêtresse Aphrodise, qui m'avoit accordé dans les Cieux ses faveurs inappréciables, la Reine Zephyrine, qui ne m'avoit honoré que d'un bienfaisant accueil: toutes ces beautés dont j'ai entretenu précédemment mes Lecteurs, rangées autour de moi, ornant de leurs attraits le mur funéraire qui m'enfermoit, égayoient mon cachot; j'avois, à les contempler, un plaisir semblable à celui qu'on éprouve, dans une belle nuit, à considérer le ciel parsemé d'étoiles. Une harpe, une harmonica, un autre instrument fort touchant, qu'on nomme voix humaine, répondoient sous mes doigts, m'inspiroient les plus agréables sensations, en s'accordant avec ma voix. Je chantois Adélaïde Scintilla dans de tendres Romances que l'amour me dictoit. La voûte sépulcrale qui me couvroit, n'avoit jamais sans doute répondu à tant de chants. Des lectures délicieuses conspiroient avec la Peinture pour m'adoucir les ennuis de la captivité, en me faisant vivre avec les grands Hommes dont je parcourois les Ouvrages, de même que je respirois avec les belles personnes dont j'avois peint les portraits. Tant d'agrémens, qui varioient mes loisirs, avoient transformé pour moi un cachot de la Bastille en un bosquet de l'Elysée; je jouissois doublement en refléchissant que j'étois heureux en dépit des Puissances de la terre; sans l'ardent désir qui me faisoit tendre les bras vers mon Adélaïde, j'aurois peut-être trouvé le bonheur au fond de la Bastille. Je m'étois fait une occupation plus agréable encore que toutes celles dont je viens de parler. On ne reçoit le jour, dans ces malheureux cachots, que par un trou pratiqué en biais dans l'épaisseur du mur. Il y a un carreau de vitre à l'extrémité intérieure, un autre à l'extérieure, la lumière vient par cet étroit long soupirail, comme par une lunette d'approche. On me permit d'ajuster des verres un miroir dans ce canal introducteur d'un foible jour, d'y composer une espèce d'optique, par des procédés dont on verra peut-être, par la suite, le détail dans mes œuvres philosophiques. A l'aide de cette heureuse invention, les objets extérieurs, avec lesquels, sans cette ressource, toute communication m'étoit interdite, venoient se peindre sous mes yeux comme dans une chambre noire, m'offroient des paysages animés des scènes mobiles. Ainsi, je jouissois de l'aspect de la campagne de la ville, des tableaux mouvans que traçoient à mes regards des hommes qui ne soupçonnoient pas mon existence. Oh! combien d'amoureux ébats qu'on croyoit secrets, qui amusoient à la Bastille une témoin caché! Je passois quelquefois des heures entières dans cette contemplation, qui avoit pour moi des charmes; bientôt elle m'offrit des délices. Un jour je vis s'avancer sous mes yeux l'image d'une jeune beauté, supérieure à toutes celles qui s'étoient déjà présentées à mes regards. Je la reconnus.... O ciel! c'étoit mon Adélaïde. L'amour l'avoit trop bien gravée dans mon cœur, pour que je pusse m'y méprendre. "Grand Dieu! “m'écriai-je, ta bonté m'amène celle “que j'aime: comment puis-je la voir “en France? Elle doit être en Espagne ou en Italie, elle se trouve “à Paris sous le même toit que moi! “Nous serons bientôt unis ensemble.“ La reine de mon cœur sembloit me sourire, je baisois mille fois l'image chérie qui se traçoit sur mon papier, qui venoit me visiter dans ma prison. Le Guichetier ou Garçon de chambre qui me servoit, étoit d'une grossièreté naïve, mais assez bon diable. Il paroissoit s'intéresser à moi. Je lui faisois de temps en temps quelques petits préfens qui le disposoient merveilleusement en ma faveur. Il avoit un plaisir singulier à regarder dans l'espèce de chambre noire ou d'optique dont je faisois mes délices. Un jour il apperçut l'image de mon Amante. "Oh ! " oh ! dit-il, voilà mademoiselle Adélaïde. -- O Ciel ! m'écriai-je, comment la connois-tu? -- Et comment " la connoissez-vous vous-même, répondit-il? -- C'est mon Amante, " repartis-je vivement, c'est l'éternel " objet de mes affections. -- Oh! j'y " suis donc, reprit-il; je la vois de " temps en temps caresser un petit " brimborion de portrait qui vous ressemble comme deux gouttes d'eau: " elle a souvent les yeux fixés sur le " petit trou qui vous sert de lucarne. " On diroit qu'un instinct secret lui " fait soupçonner que l'original du portrait lorgné sans cesse est enfermé " de ce côté-là; il semble qu'elle " tourne autour du pot vis-à-vis de " moi, comme si elle vouloit me tirer " les vers du nez. Elle m'a fait déjà " quelques petits cadeaux, avec une " petite grâce qui n'appartient qu'à " une petite chatte comme elle. Je vois " qu'elle veut m'engeoler. -- Ah ! " m'écriai-je, laisse-toi engeoler, mon " garçon, je te récompenserai aussi bien " qu'elle. Donne-moi de ses nouvelles. " Mais comment mon Adélaïde est" elle à la Bastille? -- Je n'ai pas le " temps de vous dire tout cela, me " répondit le Guichetier; je crains que " M. le Gouverneur ne me surprenne " ici. Je sais qu'il veut vous rendre une visite dans la journée. Je m'en " vais; mais ne vous embarrassez pas, " regardez dans votre chambre noire, " vous allez bientôt y revoir votre Adélaïde ." A ces mots, ce bon valet me laissa indécis entre la surprise l'enchantement. "O ciel! me disoisje, mon Adélaïde est ici très" certainement; elle respire dans le " même asile que moi, je ne puis " lui parler ! Mais comment s'y trouve" t-elle? Adélaïde est-elle prisonnière? " Mais non, je la vois se promener en " plein air" . En effet, je ne tardai pas à voir paroître l'image de mon Adélaïde conduite par celle du Guichetier. Le bon garçon sembloit lui montrer où j'étois lui apprendre où il falloit qu'elle se plaçât pour que je pusse l'appercevoir. Elle fit mille salutations tendres passionnées, qui sans doute s'adresfoient à moi. Je goûtois la satisfaction la plus vive. J'avois mon Adélaïde sous mes yeux presque dans mes bras. Ah ! le Paradis de Mahomet n'est rien auprès de pareilles délices. Tandis que je m'enivrois dans la contemplation d'un objet si cher, le Gouverneur vint me surprendre: il étoit déjà sur mes épaules, sans que je me fusse apperçu de son avrivée. " Comment, dit-il, voilà la Femme de " chambre de mon épouse" ! Je fus tiré de ma rêverie par ce propos, je regardai le Gouverneur avec surprise consternation. " Ne vous effrayez pas, me dit-il, " mon cher ami; vous devez bien sentir que vous n'avez pu composer cette " optique sans mon consentement, au " moins tacite. On ne vous fournit " rien qui ne passe par mes mains. Je " vous loue de votre manière agréable de vous occuper de charmer " les ennuis de la captivité. Si tous vos " confrères les prisonniers en faisoient " autant, la Bastille deviendroit un " petit paradis. Je devrois peut-être " vous interdire cet amusement; car " enfin, vous jouissez par-là de l'extérieur du château; vous vous promenez en quelque façon dans la " Ville dans la campagne; qui sait " si, par la suite, vous ne pourriez " pas avoir, par ce moyen, quelque " communication avec le dehors? Mais " en temps comme en temps. -- Ah ! " Monsieur, lui dis-je, je ne vois pas " comment je pourrai communiquer, " par cette invention, avec ame qui " vive. -- Je ne le vois pas bien clairement non plus, me répondit-il; " mais vous pouvez avoir plus d'esprit " que moi, il faut se méfier de cet " esprit-là. Quoi qu'il en soit, vous " me paroissez lorgner avec plaisir cette " jeune personne ". C'étoit de mon Adélaïde qu'il parloit, car elle étoit sous nos yeux. " Oui, lui répondis-je, " elle me paroît aimable. -- Oh ! reprit-il, elle est charmante ". Le Gouverneur dit ces mots avec un transport qui me fit le considérer, qui m'inspira presque de la jalousie. Il me parut épris de mon Amante. " Cela est " assez naturel, me dis-je en moi-même, j'en conviens, mais M. le " Gouverneur peut voir de près ma Maîtresse, lui parler, la serrer dans ses " bras, tandis que je suis réduit à contempler son image. -- Il n'y a que " peu de jours que nous la possédons, " continua le Gouverneur; elle a déjà fait la conquête de toute la maison sans doute aussi celle du Gouverneur, me dis-je en moi-même. C'est une amie intime de ma femme, continua-t-il, qui lui a fait ce cadeau. On nous l'a prodigieusement recommandée. Elle a reçu la plus brillante éducation. Elle arrive d'Italie: ce sont des malheurs nqui l'obligent de servir; mais nous sommes bien loin de la regarder comme une domestique. En vérité j'admire se pouvoir de la vertu. Cette jeune personne m'inspire vraiment du respect. Cependant je soupçonne qu'elle a une inclination secrète, une passion malheureuse qui lui fait verser des larmes . .. . Tenez, voyez, elle en répand justement. En effet, ma chère Adélaïde pleuroit dans ce moment, paroissoit plongée dans une méditation mélancolique; ce qui valoit mieux que si elle avoit peint, comme auparavant, dans ses yeux, la tendresse l'amour; si elle y avoit mis une expression qui auroit pu faire foupçonner au Gouverneur quelque intelligence avec moi. Bientôt il me quitta, me laissa délicieusement abîmé dans le plaisir de contempler ma chère Adélaïde pleurant soupirant pour moi. Mais, ô ma chère ami, me dis-je en moi-même, mon plaisir est imparfait, il faut que tu le partages. Je jouis de ta vue, il faut que tu ayes aussi le privilége de voir celui que tu daignes aimer. Alors je cherchai dans ma tête, par des méditations profondes, les moyens de faire voir mon image, hors de ma prison, à ma chère Adélaïde. Cela n'étoit pas facile. J'avois beaucoup étudié la dioptrique la catoptrique; je sentois que c'étoit déjà un très-grand effort d'avoir amené sous mes yeux la perspective du dehors, à travers un soupirail étroit long. Il étoit beaucoup plus difficile de ramener en dehors le spectacle du dedans. Les objets éclairés se peignent dans un asile obscur; mais ceux qui sont ensevelis dans un asile obscur ne peuvent se peindre dans un lieu éclairé. Je conclus de cette réflexion qu'il falloit choisir, pour mon opération, le règne de l'ombre, où le dehors seroit obscur, ma retraite éclairée. Je parvins à détacher mes deux carreaux de vitre, pour les ouvrir fermer à volonté. Celui de dehors me donna beaucoup de peine, parce qu'il étoit placé très loin de moi, que je n'y pouvois atteindre qu'avec l'extrémité d'une perche assez longue. Maître de ma lucarne, je vins à bout d'arborer, en dehors, un drapeau blanc que j'eus la précaution de n'exposer que la nuit. J'arrangeai mes verres mes miroirs avec beaucoup de combinaisons, dont je rendrai compte dans un autre Ouvrage. Je fis instruire mon Adélaïde de l'endroit où elle devoit se trouver la nuit, avec un flambeau, pour éclairer son visage, une lunette d'approche pour bien distinguer ce qui se trouveroit peint sur le drapeau. En effet, la nuit venue, mon Adélaïde étant à son poste, par l'effet de mon optique, son image, éclairée par le flambeau, vint fe peindre sous mes yeux; la mienne, pareillement éclairée, se traça sur l'heureux drapeau, nous jouîmes de la vue l'un de l'autre. Oh! comme nous nous parlâmes des yeux, combien de choses nous sûmes nous dire! Je voyois à souhait mon Amante. Elle avoit planté son flambeau dans une espèce de grand chandelier, la lunette sur un pied mobile, de sorte qu'elle avoit les mains libres. Je profitai de cette circonstance; je lui fis ces signes qui représentent des lettres, avec lesquels on peut se parler de loin. Nous nous étions mille fois entretenus de cette manière, qui par conséquent nous étoit très-familière. Elle me répondit; l'on sent combien un mot dit de choses entre Amans. J'avois le bonheur de m'entretenir, en dépit de toute la terre, avec l'idole de mon cœur. Nous fûmes obligés d'abréger notre délicieuse conversation, de peur d'être apperçus. Nous nous donnâmes rendez-vous pour le lendemain à pareille heure; nous nous quittâmes en nous adressant réciproquement un baiser. Je retirai mon drapeau, je fermai ma petite lucarne, je me couchai plein de ma chère Adélaïde, qui me fut presque aussi présente pendant toute la nuit, que si je l'avois réellement tenue dans mes bras. On me demandera comment j'avois pu me concerter avec mon Amante, pour lui faire ainsi partager le plaisir de ces singuliers entretiens. Je répondrai que je l'avois fait prévenir par mon Guichetier. Ce gros garçon s'intéressoit à moi: mais il étoit vraiment honnête. Où la vertu va-t-elle se loger? Il ne vouloit pas se charger de remettre à mon Adélaïde la moindre lettre, ni le moindre effet venant de ma part. Je ne le puis en conscience, me disoit-il; je dois remettre au Gouverneur tout ce qui vient de vous; vous gâteriez tout si vous vouliez mettre ce brave Seigneur dans votre confidence. Je fais même beaucoup plus que je ne dois, en rapportant de vive voix quelques mots de votre part à votre jolie Maîtresse. C'étoit donc verbalement que ce scrupuleux Ceolier lui portoit mes messages. Pour procurer une lunette d'approche à ma chère correspondante, je fus obligé d'en faire préfent à l'honnête commissionnaire, en lui faisant promettre qu'il voudroit bien la prêter à mon Amante. Il y consentit, en me disant: C'est mon bien, je puis en disposer, je npuis prêter ma lunette. C'est ainsi que je continuai de jouir tous les soirs de la conversation de ma chère Adélaïde. A l'heure du rendez-vous nous toussions réciproquement, pour nous donner le signal, avec un bruit insensible, que l'oreille seule des Amans pouvoit entendre. Nous vînmes à bout de nous faire une langue de signes li abrégée, que nous nous expliquions, avec cette ressource, aussi promptement qu'avec la parole. Oh! quelles soirées délicieuses nous passions ensemble, unis séparés! Adélaïde m'apprit qu'elle avoit ci-devant tout arrangé pour notre mariage, avec la Princesse Cémelli; qu'elle m'avoit attendu en Italie pour le conclure; que ne me voyant point arriver, elle avoit cru devoir venir en personne chercher de mes nouvelles en France; qu'à son arrivée elle avoit appris ma détention avec la plus vive douleur; qu'elle avoit sur le champ résolu de s'introduire dans ma prison; que pour en venir à bout, elle s'étoit fait recommander chaudement à la Bastille par la Marquise de, à laquelle notre chère Princesse émelli l'avoit adressée; que, par l'entremise de cette dame, elle étoit entrée en qualité de Femme de chambre chez l'épouse du Gouverneur du malheureux Château, avec l'unique but de chercher à y voir son tendre Amant. Je fus enchanté de l'amour que me témoignoit Adélaïde; j'appris avec ravissement qu'il n'y avoit plus d'obstacles à notre mariage; que dis-je, plus d'obstacles? ma prison en étoit, pour mon malheur, un terrible, insurmontable. Je brûlois d'en sortir. Je tournai tous les ressorts de mon esprit vers cet objet unique. A peine étois-je levé chaque matin, que je m'enfermois dans ma chambre noire, je ne tardois pas y voir paroître mon Adélaïde. Un jour, sollicité par un très-honnête appétit, j'attendois avec quelque impatience mon ordinaire. Je vois ouvrir ma porte; le Guichetier entre; mais au lieu d'un gros garçon franc, épais, tel que celui qui me servoit ordinairement, je vois un petit polisson leste, sémillant, qui enlève de dessus sa tête une fausse chevelure, s'essuie le visage qu'il avoit enfumé je ne sais comment, jette le grossier habit qui le couvroit, , débarrassé de cette enveloppe, m'offre, au lieu d'un uichetier, une jeune femme trèsjolie, qui me saute au cou. Je reste ébahi, enchanté; je la dévore des yeux; je cherche dans ses traits ceux de mon Adélaïde. Ce n'étoit pas elle, c'eût été trop de bonheur; il y auroit eu de quoi en mourir: mais c'étoit du moins une personne ravissante. Elle dut me paroître telle dans une prison, après la longue privation où j'étois de ce sexe enchanteur. ors de la Bastille, elle n'eût été sans doute à mes yeux qu'une mortelle fort aimable; mais dans mon cachot, elle me parut une divinité. Oui, me dit-elle en me serrant contre son cœur, voilà ce qu'on m'a ndit; on ne m'a pas trompée, on ne m'a pas flatté le portrait. C'est le plus charmant deshommes, c'est plus qu'on ne m'avoit promis, c'est plus que je nn'avois pu me figurer. Je fus enchanté de l'arrivée de cette belle dame de son début avec moi. Je la serrai dans mes bras; je lui rendis, avec transport, les amitiés dont elle vouloit bien m'honorer. "Mais enfin, Madame, lui dis-je, qui êtes-vous? à quel heureux motif dois-je vos bontés? ... -- Mon cher ami, répondit-elle, je suis la Marquise de ***, amie, confidente, &, si voulez, protectrice de votre Adélaïde. C'est la Princesse émelli qui me l'a adressée. Eprise comme elle est, elle n'a pu ns'empêcher de me parler de vous; comme j'ai gagné bientôt sa confiance, elle s'est étendue sur vos nlouanges, avec une profusion qui xannonçoit l'Amante la plus passionnée. Je rabattois, dans mon imagination, la moitié de la valeur qu'elle vous donnoit; mais il en restoit toujours assez pour m'inspirer un violent désir de vous voir. Cela n'étoit pas facile; mais je suis l'intime amie de votre Gouverneur de sa femme. Je fais la pluie le beau temps dans cette maison. C'est moi dernierement qui ai placé le gros Pâté votre Cuichetier. Or, pour vous voir, je me suis avisée de tuer, de mon autorité nprivée, un de ses parens; c'est àdire, de le donner pour mort. J'ai prétendu que mon protégé avoit une succession à recueillir, qu'il falloit lui accorder un congé, pour qu'il allât dans son pays faire raffle du montant de cet héritage. On m'a dit: -- Mais qui remplira sa place? -- Oh! j'ai ce qu'il vous faut, ai-je répondu; un petit jeune homme, son proche parent, dont je réponds comme de lui-même, viendra demain s'offrir à vous avec une lettre de ma part. Acceptez-le les yeux fermés; mais sur-tout qu'il fasse l'office de son parent, je l'exige absolument -- . On a bien voulu accepter ma proposition. Je me suis barbouillée, enfumée, déguisée, comme vous avez vu; je me suis présentée à la Bastille, avec une lettre de ma part. On n'a pas eu l'esprit de me reconnoître, quoiqu'on ne m'eût pas reçue les yeux fermés, comme je l'avois prescrit. Votre Pâté est en route; il va bientôt arriver dans son pays. Il ne tardera pas à voir que les morts que j'ai tués se portent fort bien; mais je saurai lui susciter des obstacles qui l'empêcheront de revenir plutôt que nous ne voudrons; d'ailleurs, il ne sera pas fâché lui-même de profiter de son congé. Pendant son absence, nous aurons le temps de faire connoissance enfemble, mon cher ami, de nous connoître même autant qu'on peut se connoître. Ces mots furent accompagnés d'un regard auquel rien ne pouvoit résister, d'un nouvel embrasseent qui fut très-vif, très-expressif, des plus tendres. Je ne pus m'empêcher de partager les transports de la belle Marquise; elle étoit d'une pétulence, d'une originalité charmante. Jamais femme ne fut plus agaçante plusdangereuse. Je lui demandai, dans le cours de la conversation, pourquoi mon Adélaïde n'avoit pas su s'introduire chez moi comme elle, s'il n'y auroit pas moyen de me procurer sa visite. "Oh! laissez là votre Adélaïde, me dit brusquement la Marquise; c'est une Agnès, cela est fait pour la vertu. Cela aime bien tendrement, bien sagement. Cela est bridé par des préjugés que cela respecte beaucoup. J'en ai eu comme elle, moi qui vous parle: deux mois de couvent m'en ont guérie. " Il paroissoit en effet que ces deux mois avoient opéré complètement. Mon Adélaïde n'étoit pas faite pour être l'amie d'une telle femme. "Laissez-vous aimer, mon cher ami, ajouta-t-elle; votre Adélaïde a pour vous l'amour du grand genre, l'amour du Roman; j'ai des sentimens plus humains." Cette femme, aussi attrayante que scandaleuse, étoit une syrène; ses deux yeux de feu lançoient des éclairs; son ame combustible sembloit briller dans ses regards s'élancer vers la mienne. C'étoit la Duchesse de Valamos, avec je ne sais quoi de plus gai, de plus spirituel, de plus sémillant. Eeureusement elle ne pouvoit faire avec moi une longue séance, de de peur d'être surprise. Elle reprit son enveloppe de Guichetier, me quitta en me donnant le baiser le plus tendre, me disant, au revoir. Elle me laissa dans le plus grand désordre. Je m'enfermai sur le champ dans ma chambre noire. Je ne tardai pas à y voir paroître mon Adélaïde. Quelle différencel Comme l'amour est plus attrayant, quand il est honnête, quan il paroît timidement dans un œil virginal, sous la sauve garde-de la chasteté! La Marquise revint les jours suivans, plus folle plus passionnée. Elle y prit goût malgré moi. J'avoue, en rougissant, qu'elle paroissoit goûter un plaisir singulier à me voir; je confesse, en rougissant doublement, que je ne pouvois me dispenser de partager son plaisir. Elle étoit si belle ... Je ne dirai pas jusqu'à quel point nous nous oubliâmes ensemble; j'en suis trop honteux. Les gens peu scrupuleux s'imagineront que je fus décidément infidèle à mon Adélaïde. Les ames honnêtes auront peine à croire que j'aye poussé l'oubli de moi-même jusque-là. Quoi qu'il en soit, je n'eus pas, dans les bras de la Marquise, l'ombre d'un plaisir qui ne fût puni par de cruels remords. Je goûtois, auprès de ma jolie Cuichetière, toutes les délices terrestres physiques. On sent bien qu'elle m'apportoit tout ce qu'il y avoit de plus exquis en vins, liqueurs, friandises de toute espèce; agrémens qui étoient cees caralen, et vensun lie nie prusit guoit, avec une franchise naive piquante, selon l'expression d'Horace: Oseula qua Venus Quint parte sui nectaris imbuit : Des baisers ineffables Que Venus humectoit du tiers de son nectat. Mais si j'étois un homme fortuné dans les bras de la Marquise, je devenois un Dieu dans la contemplation d'Adélaide. Je me voyois aimé purement comme un être céleste. J'aimois avec la même pureté une beauté ravissante, que mon art amenoit sous mes yeux, comme par un prodige. C'étoit le pur commerce des ames. Pour un prisonnier, mes chers frères, étoit-je si malheureux? Ma Ceolière quelquefois rioit comme une folle, quand elle voyoit, dans ma chambre noire, l'image d'Adélaïde qui rêvoit amoureusement. "Oh! comme elle est bonnel disoit cette femme sans mœurs; elle se contente de soupirer. Elle a les honneurs de l'amour platonique; il me faut quelque chose de plus substanciel; mon partage est meilleur, ce me semble." Ces saillies, un peu scandaleuses, étoient suivies de démonstrations qui annonçoient une personne toute différente de la pudique Adélaïde. Je dois cependant rendre justice à la Marquise. En lui passant quelque chose de trop peu réservé dans ses mœurs, elle avoit d'ailleurs des vertus qui me réconcilioient avec elle. On vantoit sa bienfaisance. Elle se piquoit d'imiter Ninon de l'Enclos, se vantoit, non sans quelque fondement, d'être une honnête femme. Un bonheur dont on rougit ne tarde pas à peser. D'ailleurs, quel bonheur peut-on goûter dans la captivité? La mienne se prolongeoit trop cruellement; le Lecteur sûrement brûle de m'en voir sortir, autant que je le désirois moi-même. Je tournois toutes les ressources de mon esprit vers cet objet unique; la Marquise faisoit des efforts trèssincères pour me tirer d'esclavage: mais je redoutois toujours son indiscrétion. Il étoit sûr que nous devions être découverts, je craignois que mon sort n'empirât par cette découverte. Ma crainte n'étoit que trop fondée. Au bout de peu de jours de jouissance, nous étions plongés tous deux, un matin, dans un égarement inconcevable; le Gouverneur entre, presque sans que nous nous en appercevions. Il voit une femme entre mes bras. Il s'écrie: "Ah? bon Dieu! est-elle tombée du Ciel? Il reconnoît la Marquise. Comment, Madame, lui dit-il en fureur, est-ce-là donc agir en amie? Ne voyez-vous pas le danger où vous me jetez, si cette sottise transpire? -- Et vous n'avez qu'à n'en point parler, répondit-elle. -- Ah! le scélérat de petit Guichetier, reprit-il; c'est lui qui va en porter la folle enchère. Je vais le punir, je vais le faire pourrir dans un cachot. A ces mots, la Marquise saute sur ses habits de Guichetier, s'en couvre rapide ment, dit avec dignité; Punis moi, si tu l'oses. " Le Gouverneur parut déconcerté, "Madame, sortons, lui dit-il froidement". il n'y eut pas moyen de s'en dispenser. Il fallut obéir. Elle me lança le regard le plus tendre, sortit. Ma porte fut refermée, je me retrouvai dans une prison; car, depuis quelques jours, ce n'en étoit presque plus une. On sent bien que mon petit Cuicletier ne revint pas. L'ancien, le gros Pâté reparut. Il arriva positivement ce jour-là de son pays, très-fâché d'avoir fait un voyage inutile. Il entra chez moi; mais il ne parla pas. J'eus beru le questionner, il ne me répondit pas un mot. Il avoit ses ordres. Ma solitude devint triste. Je courus à ma chambre noire, dans l'espoir d'y trouver quelques consolations; mais Adélaïde n'y parut plus. Je conçus qu'elle avoit appris ma nouvelle infidélité, que son dépit contre moi s'étoit justement réveillé. "Ah ! m'écriai-je amèrement, j'ai perdu mon Adélaïde! J'eus beau, les jours suivans, me renfermer dans ma chambre noire, cette chère personne ne daigna plus y reparoître. Seulement j'y voyois de temps en temps la Marquise, qui rioit comme une écervelée, sans que sa vue m'excitât à en faire autant. Il étoit indispensable que je sortise de ce séjour qui me devenoit insupportable. Adélaïde étoit peut être retournée en Italie. Il falloit courir après elle, me justifier à ses yeux, ou bien j'allois mourir de douleur, d'impatience, d'ennui. Je me sentois déjà légèrement malade: cette circonstance me donna l'idée de feindre que je l'étois gravement. Je me mis au lit. J'y ruminai le projet de m'évader; enfin, je crus avoir trouvé un expédient pour en venir à bout. Je m'étois remis à peindre depuis une quinzaine. M. le Gouverneur avoit permis que Madame la Marquise deme procurât un mannequin pour draper mes figures. Ce mannequin étoit entré dans la Bastille, avoit été visité scrupuleusement monté chez moi. Je m'en servois pour habiller des portraits. Ce fut sur ce meuble singulier que je fondai l'espérance de ma sortie. Je dis que je voulois le renvoyer à la Marquise, qui, en effet, l'avoit fait redemander. Pâté daigna m'assurer qu'il alloit en parler au Gouverneur, me quitta pour cet objet. Notez que j'étois alors dans mon lit, que le mannequin habillé étoit négligemment étendu sur le plancher. Je me levai subitement dès que je fus seul; je mis le mannequin dans mon lit; je me couvris des habillemens du masque dont je l'avois revêtu; je me jetai par terre à sa place. Un petit fat plein de confiance dans ses propres lumières, employé je ne sais en quelle qualité auprès du Gouverneur, fut chargé de venir examiner le mannequin, afin de voir si je n'y avois point inséré quelques lettres. Il entra d'un air dédaigneux, me vit étendu sur le carreau, me prenant pour ce que je voulois paroître: "C'est donc là, dit-il, ce fameux mannequin dont on parle tant? Il n'est pas très-mal fait; il imite assez, quoiqu'un peu gauchement, les formes humaines. Il se contenta de fouiller dans mes poches, de retourner un peu mes membres, que je laissai mollement à sa disposition. Bon, dit-il, cette recherche est inutile; je ne vois pas qu'il y ait ici aucune lettre. Vous autres, vous avez toujours la manie de regarder ces prisonniers comme bien fins. Mais cela pèse. Vraiment, je ne croyois pas que cela fût si lourd.... -- Oh! oui, répartit le Guichetier, cela pèse plus qu'on ne croiroit; il y a là-dedans, à ce qu'on dit, une carcasse de fer; il y a des rotules pour faire jouer tous les membres. -- Et comment se porte Monsieur, reprit le fat en haussant la voix regardant à peine du côté de mon lit, où il me croyoit gissant? ... Oh! oh! Monsieur ne daigne pas répondrel cela est cruel.... -- Laissez-le, dit Pâté, c'est une homme singulier; il faut qu'il soit bien gai pour répondre". Monsieur le fat sortit en haussant les épaules. Le Guichetier me chargea sur les siennes. "En effet, dit-il en grommelant, il est plus lourd à porter que cent coups de nerf de bœuf". Il sortit, en fermant bien ma porte, de peur que je ne songeasse à m'échapper. Il me descendit dans un appartement du Gouverneur, me jeta durement sur le plancher, en disant: "Il faudra porter cela chez Madame la Marquise de ***, qu'on n'y manque pas". Brisé par ma chute, j'aurois volontiers cassé le museau à ce brutal; mais je disois: "Me voilà déjà hors du cachot". Et je prenois patience. Les domestiques trouvèrent ma figure de mannequin fort plaisante. Ils s'amusérent à me mettre successivement dans différentes attitudes, auxquelles il falloit me prêter. Bientôt ils se jetèrent réciproquement à la tête ma triste perlonne. A chaque élan qu'on me donnoit, j'avois le malheur de tomber rudement sur le pavé. J'étois meurtri, martyrisé, je devois être immobile, impassible, tandis que je souffrois comme un damné. Ce passe-temps amusoit fort mes bourreaux, qui rioient avec de bruyans éclats. Seul, je ne prenois point part à la joie, quoique j'en eusse une sicruelle à la fête. Les femmes vouloient m'ajuster; elles m'enfonçoient des épingles dans la chair. J'avois la force de ne pas remuer, de ne pas crier: mais quelle devoit être la fin de ce jeu singulier? Il étoit immanquable qu'en me remuant de toutes les façons, on devoit découvrir bientôt que j'étois un homme Il suffisoit qu'on levât mon masque, qu'il tombât, qu'on m'atrachât un gant. Après avoir souffert avec une patience stoîque, j'allois être découvert, soudain renfermé dans mon cachot veillé de plus près. "Oh! Messieurs, s'écria un benêt de valet, il me vient une idée impayable. Pour faire peur à Mademoiselte Adélaïde, il faut mettre le fantôme dans son lit." C'est là le nom bizarre qu'ils me donnoient. A ces mots, le cœur me battit avec une violence avec un charme inexprimables. On me porta en effet dans la chambre de ma bien aimée. Je fus couclié dans le lit virginal où reposoit, toutes les nuits, l'idole de mon cœur. Oh! qu'il m'en coûtoit pour paroître sans vie, quand j'étois dans le transport dans l'effervescence! Il est vrai qu'une épingle cruelle, restée enfoncée au bas de mon dos dans l'une des jumelles, tempéroit le plaisir que me causoit ma situation. Adélaïde entra subitement avec une compagne, avant que j'eusse eu le temps de me délivrer de cette pointe acérée. Elle pleuroit sanglotoit. "Ah! l'ingrat! disoit-elle, j'avois tout oublié. Que dis-je? j'avois pris plaisir à me faire une douce illusion en sa faveur; j'avois rêvé, dans la complaisance de mon cœur, que je serois héureuse entre les bras de cet infidèle; je vois, avec amertume, que je me suis bercée d'une chimère, que je suis condammée à traîner dans à une solitûde étemnelle le reste de mes jours languissaus. a chère personne se jeta . genoux au pied de son lit, sans s'appercevoir que j'étois dedans. Elle pria son Dieu bien chaudement, lui demanda pardon de son amour trompé, de ses espérances chimériques, le suppliant de pardonner aussi à son infidèle, de le rendre heureux plus sage. Sa compagne la quitta. Je voyois mon Adélaïde abîmée dans ses larmes, gémissant sur moi. Je ne pus m'empêcher de chercher à me justifier à ses yeux. J'osai prononcer, d'une voix timide: Ma chère Adélaïdel A ce mot, elle pousse un cri. Soudain toute la valetaille aux aguets, qui attendoit re cri, s'imagina qu'elle avoit eu peur du fantôme. On fond à grands éclats dans sa chambre. "Ah! elle a eu peur, disent ces polissons. Il faut encore faire peur à d'autres; allons le porter dans le lit de la dévote". Adélaïde restoit immobile stupéfaite. J'avois bien besoin de la nouvelle idée qui venoit à ces valetsJe me trouvois dans le lit de ma chère Adélaide. Qui sait si elle n'y seroit pas entrée après avoir soufflé sa lumière? J'allois du moins avoir avec elle une explication, me justifier à ses yeux, la serrer dant mos bras, passer avec elle non dans son lit, car elle ne m'y auroit pas souffert une nuit aussi délicieuse que chaste; voilà qu'on m'enlève pour me placer dans celui d'une dévote. On m'y traîna en effet; on me jeta d'abord sur le ventre, j'eus le malheur que des polissons s'amusèrent à claquer la partie éminente où l'épingle étoit enfoncée: d'où l'on peut juger de la douleur que me causoit chacune des claques. Je ne sais pas comment mon sang ne me trahissoit point en coulant de mes blessures. Enfin, je fus couché dans le lit, laissé seul. Bientôt la dévote entra pour fe coucher. Sur ce nom de dévote, je m'étois figuré que c'étoit une vieille fée sèche laide; , d'après cette idée, je n'étois point flatté de me trouver dans son lit. Je fus agréablement détrompé, quand je vis que c'étoit une grosse maman bien ronde, bien fraîche, bien dodue. Je m'attendois qu'elle s'amuseroit long-temps à faire ses prières; elles furent au contraire d'une brièvete surprenante; un gros quart-d'heure fut employé, par la béate, à chercher ses puces. Je n'ose mettre sous les yeux du Lecteur tous les charmes qu'elle mit sous les miens pendant cette recherche, ni lui rendre compte de l'impression qu'ils devoient faire sur un homme de mon âge, qui n'étoit pas un mannequin. Enfin la sainte personne va pour se mettre au lit; elle apperçoit le fantôme, paroît d'abord frappée; mais heureusement elle en avoit entendu parler; ce qui modéra sa surprise sa crainte. Elle se remit bientôt, dit: "Bon! c'est le fantôme. Mais, en vérité, cela ressemble bien à un homme.... Oh! cela est particulier.... Si j'osois voir, sous ses habits, comment il est fait ... Ces fantômes ont ils un sexe? ...". Je demande pardon au Lecteur du scandale que doit lui causer une pareille dévote. En disant ces mots, elle rioit comme une folle, commençoit l'impertinente visite. Qu'on refléchisse cependant, pour son excuse, qu'elle croyoit n'avoir affaire qu'à un mannequin. Elle étoit déjà déshabillée, dans le costume d'une femme qui va entrer dans son lit; elle avoit des charmes, sa recherche audacieuse alloit me mettre dans le cas de me trahir. Pour la faire cesser, je lui appliquai un soufflet de poidé. A ce coup imprévu elle pousse un cri, tout le monde fond encore dans sa chambre, avec de grands éclats de rire. Elle fut déconcertée; mais elle ne se vanta ni de la visite qu'elle vouloit faire, ni du soufflet quelle avoit reçu. Tout les mauvais plaisans la quittèrent bientôt, à la réserve d'un petit Abbé, Précepteur de l'enfant du Oouverneur. Je fus immobile témoin de ce qui se passa. Lecteurs, ne me le demandez pas, plaignez ma position. Enfin l'Abbé, prêt à sortir: A propos, dit-il, il faut vous débarrasser de ce vilain fantôme. La dévote n'étoit pas trop de cet avis; mais un gros valet, qui attendoit le Précepteur à la porte, m'enleva sans façon, me jeta brusquement dans une espèce d'allée jusqu'au lendemain. Il fallut passer une nuit froide dans ce triste état. Je voulois remuer pour me mettre à mon aise; mais un gros chien de basse-cour, qui étoit auprès de moi, me mit la patte sur le corps, grinça des dents, reniffla, parut prêt à aboyer à me dévorer. A chaque ombre de mouvement que je voulois faire, même cérémonie de sa pant. Ilfallut rester imobile sous la patte du dogue, pallet, sans souffler, la nuit la plus cruelle. Enfin, quand le jour fut venu, un porte-faix vint me prendre, m'enfonça dans un sac qu'il noua sur ma tête, me chargea sur ses épaules, m'emporta. Le cœur me battoit. Je n'étois pas sûr encore d'avoir passé la porte de la Bastille. Je n'y voyois pas dans ce sac, je craignois de me trahir, si je voulois donner signe de vie avant d'être dehors du malheureux château. Bien-tôt je reconnus, au bruit des carrosses que j'entendis rouler, que j'étois sorti du donjon: je méditois sur les moyens de m'élancer de planter là mon malheureux porteur. Tout à coup j'entends crier: "Arrête, c'est un prisonnier que tu emportes. Il n'y avoit plus à délibérer. Soudain je m'élance, je me débarrasse du sac. Le porte-faix est renersé de peur; tout le monde reste stupéfait. J'étois dans la rue Saint-Antoine; un homme veut me saisir; je le jetre à dix pas de moi, du plus terrible coup de poing qu'il eût reçu de sa vie. J'enfile, avec la rapidité d'un éclair, une allée que je connois, qui aboutit dans une autre rue. J'y jette bas mes habits de fantôme mon masque, je suis déjà bien loin dans l'autre rue, habillé comme tout le monde, n'ayant plus rien qui puisse attirer les yeux sur moi. On cherche le fantôme; je le laisse chercher, je me perds dans la foule. Fin du Livre premier. LIVRE SECOND. Ou devois-je me réfugier, dans une si pénible circonstance? Si je vais chez mon père, me disois-je, on ne tardera pas à m'y trouver. Je cours au hasard, je traverse le pont Marie l'isse Saint-Louis; je gagne bientôt le chemin de Villejuif, je suis la grande route qui conduit à Lyon; ce qui m'inspira l'idée de me sauver en Italie, pour m'y réunir à mon Amante, qui étoit pourtant à Paris. Je me doutois bien que mon signalement ne tarderoit pas à être répandu de tous côtés; il falloit donc me déguiser. Je trouvai à Villejuif, dans une auberge, une fille que je connoissois assez particulièrement. Je lui proposai de changer d'habits avec elle. Nous payâmes notre dépense avant cet échange, quand il fut fait, on nous laissa sortir sans s'en appercevoir, sans faire attention à nous. Je poursuivis ma route en tournant le dos à la Capitale, bien affligé d'être contraint de quitter cette Ville sans voir mon père mon Adélaïde, que j'y laissois malgré moi. Je chargeai la fille, dont j'avois pris l'habit, d'avertir verbalement mon père que je prenois la route d'Italie, je la quittai avec une sorte d'attendrissement. Quand je fus près d'arriver à sa poste suivante, je vis passer en voiture un Officier Croix de Saint-Louis, qui m'examina beaucoup. Il s'arrêta bien-tôt à la poste pour changer de chevaux, je ne tardai pas à l'y rejoindre. Il s'avança au devant de moi. "Mademoiselle, dit-il, je vous vois avec surprise marcher à pied. Vous ne paroissez pas faite pour voyager de cette manière. D'ailleurs vous êtes inquiète, je crois m'appercevoir que vous fuyez Paris. Je ne vous demande point votre secret: mais aurois-je le bonheur de pouvoir vous être utile? me permettriez-vous, de vous offrir une place auprès de moi? ... -- Je l'accepte de grand cœur, Monsieur, lui répondis-je avec la plus tendre reconnoissance, si vous suivez la route d'Italie. -- Bon Dieu! Mademoiselle, est-ce que vous allez si loin que cela? ... -- Monsieur, répliquai-je, du moins j'en prends la route; si vous la suivez aussi, voyez jusqu'où vous pouvez me conduire. -- Hélas! répondit-il, très-peu loin, pour mon malheur. Je ne puis passer Fontainebleau; mais j'y vais faire mes adieux à une Dame qui part justement pour l'Italie, je crois entrevoir des moyens de vous faire partir avec elle. Voulez-vous en courir les risques, vous fier à un vieux Militaire? -- Très-volontiers, Monsieur, lui répondis-je; je connois l'honneur qui anime les gens de votre état, sur-tout quand ils sont parvenus à l'âge mûr. Je me remets en vos mains les yeux fermés. -- Vous prenez le bon parti, Mademoiselle, répliqua-t-il, je ne trompetrai pas votre confiance. A ces mots, nous montâmes tous deux en voiture, nous brûlâmes le pavé. Dans le chemin, mon conducteur, malgré les engagemens qu'avoit pris avec moi son honneur, se mit en frais pour me dire des galanteries. Je pris la chose sur le ton plaisant. Je le persiflai, il parut déconcerté. Le voyant rester muet, pour relever la conversation, je parlai de guerre de nouvelles du jour, quoiqu'au sortir de la Bastille je ne fusse pas au courant. Mademoiselle, s'écria mon Officier tout émerveillé, vous parlez comme unhommel vous avez les lumières d'un sexe les grâces de l'autre. C'en est trop, il faut vous respecter, toute aimable que vous êtes, s'efforcer d'être raisonnable avec vous quand vous faites perdre la raison. Nous arrivâmes à Fontainebleau. J'avois bien fait d'endosser l'habit de femme. A notre arrivée, je vis arrêter un jeune homme à peu près de ma figure de ma taille. Nous apprîmes bientôt que c'étoit sur le signalement d'un prisonnier échappé de la Bastille, qu'on avoit mis à ce pauvre garçon la main sur le collet. Il prouva qu'il n'étoit pas ce prisonnier, fut relâché; mais j'eus lieur d'être inquiet. J'étois heureux de me trouver avec un Officier connu; car si j'avois été seul, on m'auroit examiné; malgré mon déguisement, on m'auroit sûrement reconnu. Quoi qu'il en soit, mon brave Militaire me conduisit dans un hôtel, où il me présenta à une très-jolie Dame sa parente, qui partoit le lendemain pour l'Italie. Je fus très-bien reçu par cette Dame. Je crus voir que ma physionomie faisoit sur elle une douce impression, j'apperçus dans son accueil plus que de la politesse. On me fit beaucoup parler pendant le souper; on reconnut, par ma conversation, que j'avois beaucoup voyagé. "Ma foi, ma petite cousine, dit le Militaire à la Dame, vous partez seule avec une Femme de chambre pour toute compagnie; vous allez faire une assez longue route, vous vous trouverez fort embarrassée, parce que vous n'avez jamais voyagé; il vous faudroit un homme pour vous conduire: vous n'en avez point; mais voilà Mademoiselle en me montrant qui va en Italie, qui sait ce que c'est que de courir le monde, qui, à son petit air résolu, fait reconnoître que sûrement elle ne sera pas embarrassée pour vous servir. d'écuyer. Qu'elle s'habille en homme, ou du moins, en amazone; je vous jure qu'elle fera sa figure, qu'elle en imposera,. Je souris de ce propos. La Dame m'observa fort attentivement, d'un air qui annonçoit de l'intérêt: Si Mademoiselle, dit-elle, veut bien me confier où elle va, je pourrai peut-être l'y conduire. -- Je vais, lui répondis-je, rejoindre une tendre amie nommée la Princesse émelli, qui est actuellement à Milan. -- Oh? oh! nous la connoissons beaucoup, s'écria l'Officier; elle a logé chez Madame à Paris, il y a un an, pendant le voyage qu'elle a fait dans notre Capitale. -- Bon, reprit Madame d'Amainville, car tel étoit le nom de cette jolie personne, je suis charmée de cette circonstance, pour pouvoir vous emmener avec moi, sans manquer aux lois de la prudence; car enfin, Mademoiselle, pardonnez-moi cette remarque, je n'ai pas l'honneur de vous connoître, vous paroissez décidément vouloir rester inconnue. Or vous sentez le danger qu'il peut y avoir de se charger, sans connoissance de cause, d'une personne de notre sexe fur-tout, dont la réputation est si délicate; mais vous connoissez une Dame respectable, dont le nom doit vous servir de recommandation de passeport; d'ailleurs, la candeur l'honnêteté se peignent sur votre visage. Je répondis comme je le devois à un compliment si flatteur. L'Officier revint au projet de me déguiser en homme, ou du moins en amazone; mais sous ce costume je craignois de ressembler trop à mon signalemeut. Mon déguisement n'en eût pas été un; l'on sent qu'il eût pu m'être funeste. Je dis d'un ton résolu que je n'étois pas obligée d'être habillée en homme pour me faire respecter. Oh! je le crois, dit en riant l'Officier,. Et il m'embrassa. Bientôt nous prîmes congé de lui. Il me recommanda fort chaudement à sa cousine; dès qu'il fut parti:; Ma foi, dis-je à cette belle Dame, nous n'avons que deux heures à dormir, qu'est-il besoin de nous mettre au lit, pour être obligées de nous relever de nous rhabiller presque aussi-tôt? Si vous m'en croyez nous partirons sur le champ. -- Mais la nuit dit la Dame d'un ton craintif....-Oh! fiez-vous à moi, lui répondis je , je ne vous laisserai pas insulter Moncoumge lui en inspira. Partons, dit-elle, suivons cette intrépide amazone. La femme de chambre fut du même avis. On fit venir des chevaux, nous voilà sur la grande route. J'amusai mes deux compagnes autant qu'il me fut possible, quoique j'eusse l'esprit assez inquiet, que la nuit, d'accord avec mes rêveries amoureuses, me présentât sans cesse mon Adélaïde, ma chère Adélaïde irritée contre moi, abandonnée par moi dans une prison; Adélaîde que je fuyois malgré moi, quand j'aurois voulu la rejoindre me justifier à ses yeux. L'intérêt que j'avois inspiré â la Dame croissoit à chaque instant. Mademoiselle Adélaïde, sa Femme de chambre, se déridoit peu à peu auprès de moi; car d'abord elle âvoit paru concevoir de l'ombrage, craindre que je ne la suptemons ueais poui mneia tietene der d'un œil plus favorable qu'elle ne méritoit peut-être, l'embellit à mes yeux. A la première couchée je me trouvai dans l'embarras. Mademoiselle Adélaïde mit au lit d'abord sa maîtresse, me fit l'honneur ensuite de me rendre le même service. service. Il y avoit deux lits dans la chambre; Madame d'Amainville fut couchée dans l'un, moi dans l'autre. Ensuite la soubrette se déshabilla auprès de notre feu, vint lestement se placer auprès de moi. "Pardonnez-moi, me dit-elle, Mademoiselle, tous les lits sont occupés dans l'auberge. Et elle se glissa auprès de moi très-librement, sans attendre ma réponse. Bon Dieu! s'écria la Dame, que faites vous donc? est-ce Mademoiselle qu'il faut charger des génes de notre situation? En vérité, vous êtes bien libre; venez avec moi, s'il vous plaît. -- Oh! Madame, dit la suivante, me voilà arrangée pour cette nuit; Mademoiselle m'a fait place: nainsi nous verrons, la nuit prochaine, à suivre un autre plan". Madame d'Amainville m'accabla d'excuses de remerciemens pour la bonté que j'avois de souffrir dans mon lit sa Femme de chambre, qui étoit pourtant fort jolie, quoiqu'elle eût la figure un peu sèche revêche. Je répondis par monosyllabes, comme une personne à moitié endormie, afin de m'épargner la satigue d'une réponse plus détaillée; nous nous souhaitâmes réciproquement le bon soir. Je puis assurer, avec la plus grande sincérité, que je ne désirois aucunement la faveur dont m'honoroit Mademoiselle Adélaïde. Elle me mettoit dans un véritable embarras. Il ne falloit me trahir. Je me rappelois que mon père, au même âge que moi cet âge est bien impérieux, s'étoit trouvé dans une pareille circonstance, qu'il avoit été maître de lui-même. J'entrevoyois beaucoup de difficulé pour être maître de moi a ce point-là, d'autant plus que la demosselle, très-innocemment sans doute, se colla contre moi, me serra dans ses bras. eureusement elle ne tarda pas à s'endormir; que n'en puis-je faire autant! Je restai long-temps occupé à rêver à ma situation, au danger que je courois, à mon père dont je n'avois pu prendre congé, auquel je n'osois méme écrire, de peur que ma lettre interceptée ne trahît ma route, à ma chère Adélaide que je laissois irriteé contre moi, que je n'avois pu entretenir avant de partir. Je m'endormis fort tard en pensant à cette chère personne. Elle me sui vit dans mon sommeil. Je la vis pendant toute la nuit en rêve. Elle vouloit me fuir; je m'écriois sans cesse: O ma chère Adélaïdenl Je la saisis dans mes bras; elle parut me presser dans les siens avec une ardeur que je ne lui avois jamais connue. Alors, je l'avouerai, mon rêve fut moins chaste que ceux que m'inspiroit ordinairement cette beauté virginale. J'en étois surpris, j'en rougissois moi-même, quoiqu'en dormant. Il me sembloit qu'elle m'appeloit son cher Lafleur, nom qui me paroissoit ignoble, tout à fait étranger dans sa bouche. Je lui répondois cependant toujours tendrement, continuois de l'appeler Ma chère Adélaïde. Je la trouvois moins délicate, moins pudibonde qu'à l'ordinaire. Je me sentois étouffé dans ses singuliers embrassemens. Enfin, pour me jeter dans la confusion, il me sembla que nous avions des témoins qui éclatoient de rire. En effet, je fus éveillé par de bruyans éclats. J'ouvre les yeux; je me vois pressé réellement, non pas, il est vrai, entre les bras de mon amante Adélaïde, mais dans ceux de ma compagne de lit, décorée du même nom, qui, quoiqu'en dormant aussi, paroissoit très-passionnée, crioit: Mon cher Lafleur! Elle s'éveille elle-même, se reconnoît avec surprise dans mes bras. Les éclats de rire nous font regarder autour de nous, nous appercevons sa maîtresse qui rioit en effet a gorge déployée, des innocens ébats que nos rêves mutuels avoient occasionnés, où la nature avoit travaillé à notre insçu. Ah! mon cher Lafleur s'écria Madame d'Amainville en nous contrefaisant: ah! il-ma chère Adélaïde! On voit qu'il étoit heureux que le nom de ma Maîtresse ressemblât à celui de la Femme de chambre. Malgré cet accident, mon sexe ne fut point trahi aux yeux de la Dame innocente. Ah Mademoiselle, dit-elle à sa Femme de chambre, c'est Lafleur que vous aimez, vous le rêvez; cette chère Demoiselle, ajouta-t-elle en me regardant, qui, sans le savoir, se prêtoit à votre rêve avoit la bonté de vous appeler chère Adélaïde. J'affectai de rire beaucoup dé cet incident. La suivante fut d'abord déconcertée; mais elle prit enfin son parti, rit comme moi de l'aventure. La Dame me fit ses excuses de m'avoir exposé à cette scène désagréable, en me laissant coucher avec cette fille. Je protestai que je n'étois point offensé contre elle, nous nous levâmes gaiement. Notre scène de nuit fournit matière à la conversation du jour suivant. Nous en rîmes beaucoup; la Dame tout de bon, les deux autres personnages comme ils purent. J'appris l'histoire des amours de la suivante. Lafleur étoit un heureux mortel qu'elle avoit toujours feint de haïr. Elle avoit jusques-là si bien joué son jeu, que sa maîtresse en avoit été la dupe; mais enfin le sommeil venoit de la trahir. Elle on rioit d'une manière aisée, qui m'annonçoit qu'elle étoit bonne comédienne. Le soir, Madame ne voulut pas permettre absolument que je couchasse avec cette fille. "Non, me dit-elle, en vérité, Mademoiselle, je ne le souffrirai pas. Je vous dois des excuses de la négligence qui m'a fait ne pas insister davantage hier au soir pour vous faire accepter mon lit; mais aujourd'hui, si vous n'avez point de répugnance, je vous prie instamment de le partager". Je témoignai combien j'étois confondu de tant de politesses, j'acceptai la proposition avec un redoublement d'embarras; car enfin la maîtresse étoit ecncore plus jolie que la suivante. Nous fûmes bientôt au lit. La Dame se montra beaucoup plus réservée que sa Femme de chambre. Je m'éloignois d'elle le plus que je pouvois, dans le dessein d'être aussi sage que je le devois. Elle prit cette précaution pour l'effet de mon respect. "Ma chère amie, me ditelle, ne vous éloignez donc pas tant: le respect est ici hors de saison; vous ne m'en devez pas d'ailleurs. Je ne vous demande que de l'amitié. Mais dans une auberge comme celle-ci, dans un endroit que nous ne connoissons pas, il semble que deux femmes sont plus forteoums dans le cas de moins craindre, quand elles sont plus près l'une de l'autre. Approchezvous donc, ma bonne amie". Ainsi, tout ce que je gagnai, en voulant m'éloigner, fut d'inspirer à ma compagne l'envie de s'approcher de moi. Je me trouvai donc bientôt étroitement pressé contre elle, avec les plus saintes résolutions de résister à la circonstance. Lecteurs, eus je la force d'être sage? Oui, je l'eus; mais c'est un tour de force, je ne vous souhaite pas de pareilles épreuves. Le lendemain matin, nous paroissions tous deux enthousiasmés de notresagesse, nous regardions fierement Adélaïde, qui paroissoit confondue; car elle attendoit sa revanche. Nous la persiflâmes un peu pendant la journée. Le soir venu, il parut naturel que nous n'eussions encore qu'un lit madame moi; nous nous étions trop bien comportées ensemble, pour nous priver de cette petite douceur. Il y avoit pourtant des lits dans l'auberge; mais Madame avoit peur, ne vouloit pas coucher feule. Elle fut plus familière la seconde nuit; elle me fit même des caresses, très-innocentes assûrément, mais très-embarrassantes. J'étois sur un brâsier; je me pinçois, je me mordois de toutes mes forces, pour que la douleur appaisât l'effervescence où me jetoit ma situation: heureusement le sommeil, qui s'empara d'elle, me délivra de cette espèce de persécution; je vins encore à bout d'être sage cette seconde nuit; mais je désespérois d'avoir le même bonheur la nuit suivante. Nous nous applaudîmes encore pendant toute la journée aux yeux d'Adélaide, qui paroissoit confondue. Je voulois, le soir, éviter la bonne fortune qui me persécutoit; mais il n'y avoit pas de lit dans l'auberge. Madame d'Amainville, toujours avec la même innocence, devint plus pressante. Il falloit être plus qu'un Saint pour résister à l'ascendant d'une pareille situation; je faisois les plus grands efforts pour en venir à bout. Je me flatte qu'on ne peut trouver mauvais que je rapporte ces circonstances, qui doivent me justifier aux yeux du Lecteur, me disculper relativement à tous mes écarts antérieurs, en faisant voir combien j'ai toujours eu les intentions honnêtes, combien j'ai fait d'efforts pour n'avoir rien à me reprocher. Enfin ma compagne s'endormit, , malgré mon embarras, je ne tardai pas à en faire autant. Bientôt des songes trop relatifs à ma situation vinrent troubler mon sommeil. Le physique dominoit impérieusement sur le moral. Je crus encore tenir mon Adélaïde entre mes bras. Il me sembloit qu'elle se livroit à sa passion avec aussi peu de ménagement que quelques jours auparavant. Je lui disois toujours: Ma chère Adélaïde al Mais il me sembloit qu'elle m'appeloit son cher André. Je lui répondois sous ce nom, j'étois moi-même étonné de mes transports. Enfin le lit craque s'enfonce. Je m'éveille en sursaut, j'entends, comme ci-devant, de grands éclats de rire autour de moi. C'étoit la maligne Adélaïde qui jouissoit avec ravissement de la confusion de sa maîtresse. Cette chère Dame venoit de rouvrir les yeux; je n'ai jamais vu l'humiliation rendre une personne si touchante. La Femme de chambre répétoit, avec une malignité diabolique: "Ah! mon cher André"! Sa maîtresse, après avoir gardé quelque temps le silence, dit enfin: "Mademoiselle voudroit sans doute mettte le cher André en comparaison avec M. Lafleur? -- Pourquoi pas? répondit la suivante, si Madame l'agrée; ils se valent bien tous deux. -- Ah reprit Madame, j'espère que vous me permettrez d'y voir quelque diffénrence. -- Oserois-je demander à Madame, répliqua l'impertinente, si elle compte avoir vu Lafleur? -- Je ne crois pas avoir eu cet honteur-là, répondit la Dame; mais le nom désigne ce que c'est. -- Je vous jure, Madame, reprit Adélaïde, qu'il n'y a que la différence du nom, que c'est d'ailleurs la même personne. André est son nom de baptême, Lafleur son nom de guerre. -- C'est-à-dire, repartit la Dame, que, selon Mademoiselle, nous sommes rivales? Allez ordonner qu'on atèle les chevaux, partons promptement". La maligne Adélaïde alla remplir la commission. "C'est une méchante langue, me dit Madame d'Amainville: j'ai eu trop de bonté de la souffrir jusqu'ici à mon service; elle en abuse? & me donne une leçon. Nous montâmes en voiture moins gaiement que la veille. La Dame affecta de ne rien dire à sa Femme de chambre; mais celle-ci ne put s'empêcher de rire assez haut. "Du moins, disoit-elle, c'est moi qui ai fait le plus d'impressionà Mademoiselle, car c'est mon nom qu'elle a répété encore, nou celui d'une autre" . La pécore, comme on oit, savoit prendre le change en sa faveur. Je ne daignai pas dire un mot pour la détromper. Bientôt nous arrivâmes à Turin, nous y dînâmes avec deux Religieuses que nous avions rencontrées dans la grande avenue qui conduit à cette Ville. L'une étoit très-jeune très-jolie; l'autre, d'un âge plus mûr, paroissoit sa Directrice, ou, si l'on veut, sa Minerve. Leur conversation nous parut agréable. La mienne, si j'en pus croire leurs regards, sembla leur inspirer de l'intérêt pour moi. Elles venoient de Chambéry. Comme elles alloient aussi à Milan, il fut décidé que nos deux voitures ne se quitteroient pas. Nous nous réunîmes à souper. Il ne se trouva point encore assez de lits dans l'auberge, chacune de nous dut coucher avec une compagne. Madame d'Amainville ne vouloit pas me laisser à sa Femme de chambre, le méchante soubrette prétendoit qu'au moins sa maîtresse fût privée de moi. "Il me vient une idée fort naturelle, dit la Dame, puisque nous voilà si bonnes amies car en route on se trouve subitement aussi unies que si l'on s'étoit connu toute sa vie: il faut mêler la marchandise; j'aurai le plaisir de coucher avec l'une de ces Dames; Mademoiselle, ma compagne de voyage, avec l'autre. C'est fort bien imaginé, ajouta la Femme de chambre, je crois qu'il faut mettre ensemble les deux jeunes personnes. -- J'y consens, dit la mère Directrice". Les deux jeunes personnes rougirent; c'étoient, sous le bon plaisir du Lecteur, Mademoiselle Cataudin la jeune Religieuse. L'autre resta à Mâdame d'Amainville, qui ne m'en parut pas très contente. Cette Dame n'étoit pas tout à fait si âgée que sembloit le vouloir faire entendre sa méchante domestique; elle avoit tout au plus vingt-six ans mais je n'en avois guères: que vingt, sa Femme de chambre vouloit la donner pour une matrone à mon égard. Cette pécore eut l'honneur de coucher gravement seule. Ici mes Lecteurs vont commencer à se méfier de moi; car enfin je vais peind'e, pour la troisième fois, la même scène. La ressemblancé de la situation produisit des effets ressemblans. "Ah! Mademoiselle, me dit la jeune Religieuse en se pressant contre moi, que je m'applaudis de vous avoir pour compagne que je vous trouve heureuse de n'être pas liée comme moi par des vœux que j'envie en secret votre sort -- Ah! ma chère compagne, lui répondis-je d'un ton attendri, vous avez aimé, je le vois. En avez-vous fait autant, reprit-elle d'une voix timide? A ces mots je poussai un soupir. » C'est tout » mon bonheur mon malheur, lui » repartis-je. -- Que je suis charmée, » me répliqua-t-elle, de vous voir cette » conformité avec moi, ma chère amie"! Et en me difant ces mots elle me serroit de plus près, m'accabloit de ses chastes baisers, que je ne luirendois qu'en tremblant. Moi, garçon très-vivant, je me trouvois ferré par une jeune Religieuse contre son cœur palpitant. Lecteurs, mettez-vous à ma place, aucun ne refusera sans doute cette situation; mais, ô vous qui êtes hommes d'honneur, fentez mon embarras! A la sin nous vînmes cependant à bout de nous endormir; sa maudite fituation amena le malheureux songe. Je rêvois que mon Adélaïde avoit pris le voile. "Ah ! Chevalier, me disoit-elle, osez-vous être si pressant? Ne voyez-vous pas la situation où je suis, le danger que je cours? ... Ah cruel m'y serois-je attendue? Abuses-tu de ma foiblesse?...". L'infortunée me résistoit, l'obstacle irritoit mes désirs. "Ah! cruelle Adélaïde, m'écriai-je, nu va être punie de tes refus, de tes rigueurs; tu céderas à ton vainqueur". Ma victime vouloit se récrier, paroissoit réellement vertueuse. Sa vertu agonisante lui sit pousser un cri perçant. Nous ne tardons pas à nous éveiller mutuellement. "Ah! ma chère amie, me dit ma compagne, que je sors d'un rêve cruel que je fuis charmée de me retrouver entre les bras d'une personne de mon sexe"! Cependant nous appercevons Madame d'Amainville la Directrice qui nous observoient. Ma compagne plonge la tête dans le lit. "D'où venez-vous donc, mes enfans, nous dit la Directrice? -- Ah Madame, pardonnez, répondit la jeune Religieuse toute troublée, je me trouvois dans un grand embarras". La sage Minerve ne voulut pas pousser les questions plus loin. Elle me fit signe de l'œil de ne rien dire de plus, 'examina en silence. Elle parut fâchée d'appercevoir, dans un coin, la maligne Femme de chambre qui nous lorgnoit d'un œil perçant, rioit sous cape. La jeune Religieuse osa montrer enfin sa tête hors du lit. "Ah! ma chère mère, dit-elle, j'ai rêvé le cruel Chevalier; en me serrant dans ses bras, il me prenoit pour ma rivale, l'indigne Adélaïde". A ces mots, la Femme de chambre Adélaïde leva la tête, ne put se cacher qu'il étoit question d'une autre Adélaïde qu'elle. La Directrice dit à ma compagne en l'embrassant: "Ma chère enfant, l'ancienne passion subsiste toujours; le cœur n'est pas guéri". Elle fit signe à Madame d'Amainville, qui paroissoit vouloir parler, de ne pas insister sur cette scène, pour ne pas faire jaser la Femme de chambre. Nous nous levâmes en filence, nous montâmes en voiture: nous parlâmes peu sur la route. Cependant la Demoiselle Adélaide observa que c'étoit toujours son nom qui prévalcit, que je ne répétois que celi-là. Enfin à la dernière nuit que nous devions coucher en route, on ne voulut plus m'abandonner la jeune Religieuse; , puisque j'occasionnois des rêves si passionnés, on crut devoir me donner pour compagne de lit une personne plus grave, plus modérée, capable de m'en imposer, même dans mon sommeil En conséquence, il fut décidé que je partagerois la couche de la sévère Directrice. Je regardai cette décision peu flatteuse, comme bien capable de produire l'effet qu'on s'en promettoit; je ne me sentois pas beaucoup d'empressement pour me prêter à cet arrangement. Cependant, quand j'observai de près cette None sucrée, je la trouvai moins mal que je n'avois cru d'abord. Elle perdoit sans doute, vue auprès de sa jeune compagne; mais, considérée à part, je trouvai qu'elle paroissoit encore fraîche appétissante. Je me couchai gravement auprès d'elle, je me promettois bien de passer une nuit tranquille; mais ici le Lecteur va perdre absolument patience. Je le prit cependant d'observer que s'il m'a trouvé sincère vrai jusqu'ici, il doit penser que je n'ai aucun motif de me démentir en cette circonstance, que si j'inventois quelques fictions, je tâcherois du moins, pour être cru, de les choisir vraisemblables; ainsi, l'absurdité apparente de cette aventure doit être un garant de sa réalité. Je m'attendois à trouver la Directrice taciturne, ou du moins austère laconique dans les propos, froide réservée dans ses manières. Rien de plus éloigné de son caractère. Elle avoit un caquet inépuisable. "Ma chère enfant, me dit-elle, je vous prive d'une compagnie plus agréable que la mienne; mais j'ai tant de plaisir à me voir avec vous, vous m'avez inspiré tant d'amitié, que vous y devez être un peu sensible". Et la Béate accompagnoit ces complimens et caresses d'embrassemens, qu'elle paroissoit me prodiguer de tout son cœur sans y entendre malice. Je répondois le plus poliment que je pouvois à ses amitiés, je cherchois à m'y soustraire; cependant, à mon grand étonnement, je m'en sentois ému, je me gardois bien d'en témoigner rien. Je soubaitai décidément le bon soir à ma compagne; je feignis de dormir; bientôt je dormis en effet. Mais le cruel Morphée vint encore me pérsécuter par des fonges. Ce ne fut plus mon Adélaïde que je rêvai, ce fut la grave Religieuse même. Je me sentois pressé dans ses bras. "Ah! père Samuel, disoit-elle, qui auroit cru cela de vous? Finissez-donc, méchant.... Cruel.... ménagez ma foiblesse. ... Nous nous damnons.... Arrête". Je m'éveille. La bonne mère me tenoit en effet ces propos. Elle s'éveilla elle-même, fit un signe de croix, dit: "Ah! mon Jésus! où suis-je? j'ai mérité cette humiliation". Nos trois compagnes de voyage étoient rassemblées autour de notre lit. Elles n'avoient point rêvé; comme nous couchions toutes dans la même chambre, elles avoient été réveillées par nos singuliers transports. La jeune Professe n'osoit rire ouvertement; mais elle paroissoit enchantée. La Dame souriort avec ménagement, , se taisoit d'un air indulgent. La maligne Adélaïde étoit dans le ravissement. Elle parla seule, dit entre ses dents; "C'est le père Samuel qui est le tenant". Pour moi, je fouriois sans prononcer un mot, je m'habillois. Adélaïde trouva le moyen de me dire à l'oreille: "Mon drôle, je connois votre sexe, vous mériteriez que je parlasse; cela dépendra de votre conduite". Je n'avois pas, dans ma bourse, de quoi faire taire cette indiscrète; je lui donnai un baiser qui me parut la flatter autant qu'un présent pécuniaire. J'étois fort embarrassé. Les trois Dames, en silence, me considéroient d'un œil fort attentif. Elles paroissoient se douter de quelque chose; chaque fois que nos regards se rencontroient, elles rougissoient. Au reste, elles n'avoient rien à se reproche mutuellement. Mais il étoit temps d'arriver. Nous arrivâmes en effet à Milan. Nous conduisîmes nos Religieuses à leur Couvent. Nous les quittâmes avec un regret touchant, leurs yeux timides semblèrent me demander le secret. Madame d'Amainville voulut bien me mener sur le champ au palais où résidoit la Princesse Gémelli, se hâta de me quitter, en me donnant pourtant son adresse, en recevant de moi un chaste baiser, avec un attendrissement qui lui fit verser des larmes. Je fus sensible à cette séparation touchante. Mon cœur parla plus que mes lèvres, pour remercier cette généreuse amie. Je promis d'allet la voir dè le lendemain. J'embrassai aussi la suivante; malgré sa malice, je la vis elle-même attendrie. Fin du Livre second. SECONDE SUITE DE AVENTURIER FRANÇOIS. LIVRE TROISIÈME. Je vis beaucoup de voitures dans la cour du palais de la Princesse, grande illumination qui annonçoit une fête extraordinaire. Le Suisse, qui ne me connoissoit point, ne vouloit pas à toute force me laisser monter. Mon habit de femme le trompa comme tous les autres. "Mademoiselle, dit-il en son patois, vous êtes bien gentille; mon loge il est à vous; mais je ne puis vous laisser entrer dans Madame, parce qu'elle est remplie, très-remplie d'un objet qui l'occupe. Les carrosses ils vont aller dans un moment à l'église, les chevaux avec tout le monde. -- A l'église, bon Dieu! répondis-je, il est minuit soné; qu'y va-t-on faire? Heureusement une Femme de chambre qui me connoissoit entra dans ce moment. Elle me reconnut; elle me sauta au cou. Laissez entrer Monsieur, dit-elle au Suisse. -- Monsieur! s'écria-t-il tout émerveillé; que voulez-vous dire? Il est vrai que je ne lui ai pas regardé au usexe. Entrez, Monsieur Mademoiselle, puisqu'on le veut." Je montai avec la Femme de chambre. "Ah! me dit-elle, que vous arrivez à propos! Si vous pouviez empêcher une horrible sottise que va faire Madame! Mais il est bien tard. Au reste, ce n'est pas sa faute; c'est sa famille conjurée qui l'y force. Figurez-vous qu'elle va épouser, dans l'instant même, l'indigne Spinacuta, votre éternel ennemi. -- Elle! m'écriai-je, ô Dieu! épouser un pareil monstrel c'est le Ciel qui m'envoie. J'entre. La compagnie étoit à table. Je la trouvai nombreuse brillante, occupée sérieusement des graves fonctions d'un festin magnisique. La Princesse me reconnoît, se lève avec transport, se précipite dans mes bras. Chéri, ce jeune homme que je trouvois si délicat, si ressemblant à mon Adélaïde, étoit auprès d'elle en habit militaire. Il'se lève, manque de se trouver mal. Je le soutiens contre mon cœur je l'embrasse, tandis que la Princesse me presse dans ses bras. Tout le monde paroît surpris. On me regarde, on reste dans un étonnement muet. Le noir Spinacuta rougit, pâlit. "Que veut dire ceci? s'écrie le malheureux". A la vue de mon déguisement, je crus m'apperçevoir que la Princesse fit une réflexion tacite, prit un parti secret: ce fut sans doute celui de supposer que j'étois vraiment une femme. "Puisque je ne puis avoir le frère, dit-elle, qu'au moins j'aye la sœur. Méchante! vous avez laissé votre frère à la Bastille"! Je compris qu'elle parloit ainsi pour donner le change à mon ennemi. J'entrai dans ses vues. "Hélas! Madame, répondis-je, que n'ai-je pas fait? il a de puissans ennemis; il faudroit de fortes sollicitations de la part de personnes de grande considération, pour contrébalancer le parti qui l'écrase. -- Ah! s'écria Spinacuta, j'y vole du pied des Autels. Nous allons dans ce moment à l'église; je m'ariacherai soudain, s'il le faut, des bras d'une épouse adorée, pour aller secourir mon ami, mon sauveur. ... Mais, Madame, ajouta-t il tout bas en s'approchant de l'oreille de la Princesse, » vous voulez vous amuser un peu à mes dépens; c'est-là le cher Cataudin lui-même déguisé en fille. -- Vous devez bien savoir que ce n'est pas lui, répliqua ma bienfaitrice. Vous entretenez à son sujet une correspondance exacte; s'il étoit sorti de la Bastille, on vous l'auroit mandé. -- Il est vrai, répondit-il, que, pour solliciter en sa faveur, j'écris fort souvent". En ma faveur! le traître! c'étoit bien contre moi qu'il ne cessoit de solli citer. La Princesse me dit tout bas: "Savez vous pourquoi vous avez été enfermé? Confiez-le moi. -- C'est, lui répondis-je, sur les imputations calomnieuses de ce scélérat. Je l'ai reconnu, à n'en pouvoir douter, dans les interrogatoires que j'ai subis. J'ai vu plusieurs de ses lettres entre les mains du Magistrat qui m'interrogeoit; j'ai eu l'adresse d'en lire une bonne partie, où j'étois peint des couleurs les plus atroces. -- Ah! le monstre s'écria ma bienfaitrice indignée, il vouloit nous faire accroire qu'il s'employoit pour vous, qu'il étoit pénétré pénêtré de la plus tendre reconnoissance pour son sauveur. De quel pas abominable vous me tirez si à propos! Voici le moment où nous devions aller à l'Eglise pour le plus effroyable hymen; mais ce seroit un sacrilége d'y procéder. Il faut éviter ce nœud funeste. Je vais me trouver mal". Dans le moment on entre. Un Ecclésiastique vient dire que tout est prêt à l'Eglise, que le Prêtre attend la compagnie à l'Autel. Tout le monde se lève. La Princesse pâlit; elle se soulève en tremblant. "Donnez-moi le bras, dit-elle à Chéri à moi, pour passer dans mon cabinet". Spinacuta veut offrir le sien. "Laissez-nous un moment, dit ma noble amie". Et elle entre avec nous dans le cabinet. Secondez-moi bien, dit-elle, mes enfans, il faut me tirer de ce mauvais pas." Elle essuie le peu de rouge qu'elle avoit, elle se poudre le visage, afin de paroitre pâle. "Je vais m'évanouir, reprit-elle. Sonnez; jouez votre jeu avec attention. Si vous trouvez que je remplisse bien mon rôle d'évanouie, vous laissérez entrer Spinacuta ceux qui voudront me voir, pour qu'ils soient dupes de l'artifice". Nous sonnons en effet. Les Femmes de chambre accourent, voient Madame sans mouvement, poussent un cri: tant elle jouoit bien son personnage! Spinacuta vient tout effaré. Qu'y na-t-il donc? dit le malheureux,. Il voit sa prétendue renversée, immobile. Ah! je m'en étois bien douté, s'écria-t-ill On le voyoit indécis entre le parti de continuer à jouer la douceur l'honnêteté, celui de laisser paroître la noirceur de son ame. La compagnie suryient. Tout le monde paroît croire de bonne foi la Princesse évanouie. On n'épargne aucun soin pour la faire revenir. Elle résiste long-temps à tous les secours; enfin elle rouvre les yeux; mais elle se trouve si accablée, qu'elle ne peut aller à l'Eglise. Elle prie en grâce qu'on y envoie faire ses excuses. Spinacuta n'étoit pas de cet avis: mais un Médecin arrive; il décide que Madame la Princesse est attaquée d'une maladie grave, qu'il faut la mettre au lit sur le champ.On voit que cet obligeant Dosteur s'applaudit en secret d'avoir une bonne maladie a traiter, qu'i seroit bien fâché que ce ne fût qu'un jeu Il n'y a pas moyen de résister au digne Esculape. On met la Princesse au lit, on envoie remercier les Gens d'Eglise. Le deuil est substitué au brillant de la fête. Chacun se retire doucement, en témoignant la plus grande consternation. Spinacuta frémissoit, grinçoit des dents, se jetoit à genoux auprès du lit, protestoit qu'il ne quitteroit pas sa chère Amante, dût-il mourir à ses pieds. Il me lançoit de temps ent temps des regards indécis, mais foudroyans. Il se mordit la langue de manière à se mettre la bouche en sang. Enfin, l'infaillible Docteur décida que Madame avoit besoin de repos. Il nous fit tous sortir. Spinacuta feignit de s'évanouir, se laissa emporter. Nous rentrâmes Chéri moi, nous congédiâmes l'Esculape, nous restâmes avec l'adorable Princesse. "Je suis fort embarrassée, nous ditelle; j'ai fait là une cruelle sottise. Et comment puis-je reprocher aux autres lensleurs, quand j'en commets une si palpable? Cependant je vous en dois, à vous, Monsieur le Roi des infidèles; je sais de vos fredaines. Je l'interrompis: Ma noble amie, lui dis-je, je suis coupable sans doute; mais qu'est devenue ma chère Adélaïde? ... -- Je la crois en route, répondit-elle, pour revenir nous joindre." Je regardai le jeune Chéri; il paroissoit vivement affecté de notre conversation. Je ne pouvois revenir de ma surprise. Je lui trouvois exactement les mêmes traits que la vue de mon Adélaide m'avoit offerts dernièrement. Il est vrai que je n'avois apperçu cette chère personne que dans ma lanterne magique. D'ailleurs mon Adélaïde étoit à Paris, ou du moins en route; le jeune Chéri se trouvoit à Milan: mais il paroissoit fatigué; n'étoit-il point arrivant comme moi? "Quoi qu'il en soit, reprit la Princesse, il faut tâcher d'employer tous les moyens possibles pour prévenir le malhonnête homme. Il a sans doute chercher à vous perdre. Nous parlerons de cela demain plus amplement; le plus pressé pour vous, à présent, est de souper de vous coucher. Vous devez avoir besoin de repos. J'en ai autant besoin qué vous, quoique je ne sois pas aussi malade que j'ai affecté de l'être. Bonsoir, mon cher Chevalier, nous sommes tous bien embarrassés: mais la nuit porte conseil. Je vous recommande au jeune Chéri." Cet aimable enfant eut soin de me faire souper; mais il me parla peu. Je le voyois plongé dans une profonde rêverie. Il me conduisit dans ma chambre à coucher, prit congé de moi en soupirant. Je fus attendri, glacé en même temps, d'un si froid accueil de la part d'un ami comme Chéri. Je remarquai aussi que la Princesse ne m'avoit point demandé comment j'étois sorti de la Bastille; ce qui me faisoit soupçonner qu'elle en étoit instruite: mais par qui? Je me couchai seul, je n'en rêvai pas moins; mais mon songe fut tout autre que ceux des nuits précédentes. Je n'avois pas d'objet auprès de moi pour m'enflammer. Je vis, pendant toute la nuit, Adélaïde; mais Adélaïde irritée, Adélaïde s'enfermant dans un cloître pour punir un infidèle. Je me levai le lendemain de grand matin; mais j'appris que Chéri étoit déjà parti pour je ne sais quel voyage. Je fus mortifié de me voir ainsi négligé. J'attendois des consolations de la part de ce jeune homme. Madame d'Amainville vint saluer la Princesse, qui la reçut à bras ouverts. Je n'avois pas encore jugé à propos d'arborer l'habit d'homme; je continuai de jouer, auprès de ma compagne de voyage, le rôle de femme. Ma noble amie lui promit de s'employer sans réserve, pour lui faireobtenir une grâce qu'elle sollicitoit auprès du Gouvernement. Spinacuta vint. Ma chère bienfaitrice feignit devant lui d'être plus malade que la veille. Il parut désespéré; il me prit à part, m'examina du regard le plus perçant, chercha à découvrir si je n'étois pas l'objet de sa haine déguisé en femme. Je déconcertai sa pénétration. Il finit par me traiter galamment comme une jeune beauté. Il me fit les plus grands complimens. Des désirs odieux parurent s'allumer chez lui, l'infame sembla projeter en secret de me sacrifier à ses déréglemens, de me déshonorer, si j'étois réellement du sexe dont je portois le costume. Du reste, il me témoigna le plus tendre attachement, la plus vive reconnoissance pour mon frère. Je le laissai dire tout ce qu'il voulut. L'après-midi, je le rencontrat sur les boulevarts. Il voulut absolument me ramasser dans sa voiture. Il étoit avec une très-belle femme qui me parut sa Maîtresse, qui me fit, comme lui, des amitiés excessives, m'invitant beaucoup à regarder sa maison comme la mienne; me témoignant le plus grand désir de se lier intimement avec moi. Le méchant Comte me faisoit les plus tendres instances pour que je daignasse accepter les invitations de sa belle Dame. J'entrevis son dessein; il pensoit que je me trahirois auprès de cette Dalila, qu'elle découvriroit aisément le secret de mon sexe. "Tu mériterois bien, me disois-je en moi-même, que je découvrisse mon sexe à ta Maîtresse, en lui faisant commettre avec moi une infidélité, dont nous ririons ensemble à tes dépens". Je me débarrassai, le plus promptement que je pus, du couple imposteur. Je n'avois pas eu lieu d'estimer la Maîtresse de Spinacuta; mais à mon âge, sa beauté ne pouvoit manquer de parler à mes sens. Le lendemain matin j'apperçus, dans notre cour, une espèce de porte-faix qui faisoit sa toilette; c'est-a-dire, qui atrangeoit son ajustement de crocheteur. Je le reconnus pour l'indigne Spinacuta. Il posa sur sa tête une fausse chevelure qui le rendit méconnoissable; mais je l'avois vu à découvert avant qu'il ne s'en affublât. Je compris qu'il se déguisoit ainsi pour venir nous espionner tous. Je l'avois observé d'une petite fenêtre dérobée où personne ne m'avoit apperçu. Je descendis sur le champ, je dis que j'avois besoin d'un crocheteur; on me présenta ce polisson-là. Je lui dis: Suis-moi. Il me suivit, fort content sans doute de son déguisement, sous lequel il croyoit n'être pas reconnu. Je le menai à la douane, où la Princesse m'avoit chargé d'aller retirer une balle de marchandises qui arrivoit pour elle. Je parlai aux Commis, je m'arrangeai de manière qu'il n'y avoit qu'à emporter la balle. Je chargeai Spinacuta de l'enlever; mais auparavant j'avois payé deux autres crocheteurs, pour le rosser comme un intrus ou comme un voleur, dès qu'il y toucheroit. Ils ne manquèrent pas de lui fondre sur le corps de s'escrimer sur lui de toutes leurs forces. Oh! ils gagnèrent bien l'écu romain que je leur avois donné. Après avoir laissé bien rosser mon traître, j'approchai, je le reconnus pour mon crocheteur. Je parlai haut; je dis: "Qu'est-ce donc que ces animaux-là?" En un mot, je le fis lâcher, j'ordonnai qu'on lui appliquât le fardeau sur son dos meurtri. Il suoit à grosses gouttes, vacilloit sous le faix, comme un homme qui n'étoit pas accoutumé à ce dur métier. Je marchai parfaitement à mon aise, tandis que le malheureux se traînoit péniblement sur mes pas. Je passai devant la porte de sa Maîtresse. Elle sortoit justement à pied dans ce moment-là lle sut me reconnoître, n'eut pas la même adresse à l'égard de son entreteneur. Elle me fauta au cou, m'arrêta long temps dans la rue, m'engagea enfin, non sans peine, à entrer chez elle. J'ordonnai à mon crocheteur, qui n'en pouvoit plus, de mettre bas son fardeau dans la cour; je restai quelque temps au pied de l'escalier avec la Dame, qui me dit des horreurs de Spinacuta, qu'elle appeloit toujours le plus vil des hommes, ou plutôt des animaux. Il étoit à portée d'entendre son panégyrique. La pluie commença bientôt à tomber; ce qui fit que Madame redoubla ses instances auprès de moi, pour me faire monter chez elle. Je cédai. Le crocheteur fut laissé dans la cour; il essuya l'orage dans toute son étendue, par la raison que tous les endroits où l'on pouvoit se mettre à l'abri étoient occupés par des jeunes gens qui ne vouloient pas souffrir auprès d'eux un malotru comme lui. Au contraire, ces jeunes laquais, pour le punir d'avoir voulu faire le hargneux, s'amusoient à le jeter sous les gouttières, se le renvoyer les uns aux autres à coups de pied. Le seul moment, où l'on voulut bien le laisser tranquille, lui devint encore plus funeste; car quelqu'un ayant profité de l'orage pour vider, par la fenêtre, un vase dont on ne peut présenter le nom ni même l'idée, il en reçut toute la profusion sur sa tête; ce qui le rendit le plus hideux personnage qu'on pût imaginer. Il étoit trop sale pour qu'il fût possible de lui remettre le fardeau sur ses épaules. Sa Maîtresse me prêta sa voiture, dans laquelle j'emportai ma marchandise. J'ordonnai au dégoûtant personnage de me rejoindre à l'hôtel de la Princesse Cémelli. J'y arrivai bientôt; je prévins toute la maison de recevoir, comme il le méritoit, le vil garnement qui venoit à pas lents. Il ne tarda pas à paroître. Jamais gueux n'offrit un alpect si soulevant. La valetaille lui jeta sur le corps des sceaux d'eau fangeuse, puisée dans le ruisseau, se mit en devoir de lui nettoyer le visage avec des balais. Ensuite on lança sur lu plusieurs dogues qui le roulèrent encore dans la boue. Enfin sa fausse crinière, arrachée de dessus sa tête, laissa la facilité de le reconnoître: alors chacun lui fit un million d'excuses, sans que personne pût retenir les ris immodérés qu'il avoit excités. Il grinçoit des dents; il parut aussi noir aussi atroce que dégoûtant. Cependant il se contint, se retira gravement sans dire un mot, en méditant sans doute une insigne vengeance: mais on craint toujours moins des complots sur lesquels on est prévenu. La Princesse me dit: "Vous êtes un méchant; mais cependant le scélérat mérite un traitement cent fois plus méchant encore". Soit que je fusse homme ou femme, il n'étoit pas douteux que le monstre me détestoit, après la mortification qu'il venoit d'essuyer. Cependant il reçut des nouvelles de France, qui lui apprirent que son prisonnier s'étoit échappé de la Bastille, qu'on n'épargnoit aucun soin pour le retrouver, qu'on croyoit qu'il s'étoit sauvé du côté de l'Italie, qu'on le prioit, s'il découvroit ce fugitif, de faire ses efforts pour qu'il fût arreté. Le scélévat se hâta de montrer cette lettre au Gouverneur de Milan, qui crut que les égards dus à la Cour de France l'obligeoient à voler au devant de ses désirs, en s'assurant de ma personne. L'ordre fut expédié pour m'arrêter, un ami de la Princesse nous en donna l'avis, qui nous jeta dans le plus grand trouble. La Princesse ne se trouvoit pas moins embarrassée que moi; elle étoit persécutée pour terminer le mariage différé par son accident imprévu. L'indigne Spinacuta vint nous voir dans cette circonstance. Il me dit qu'il me connoissoit, que j'étois un homme, que je lui ferois raison de ma conduite à son égard. A ces mots, l'insolent, enhardi par l'habit de femme que je portois, leva la main comme pour me donner un soufflet. Je le prévins, lui en appliquai un terrible. "Viens, malheureux, lui dis-je, me rendre raison de tes insultes". Nous descendons ensemble. Je reçois dans le moment une lettre que je n'ai pas le temps de lire. Nous vîmes à la porte une escouade de Sbirres. "Messieurs, leur dit Spinacuta, saisissez ce coquin". J'étois en déshabillé de mousseline, avec un léger soupçon de rouge. Les Sbirres paroissoient embarrassés; je me crus arrêté dans ce moment, un violent accès de douleur serra mon cœur effrayé. Mais le chef de l'escouade, mettant au malheureux Spinacuta la main sur le collet: "C'est vous même, dit-il, que j'arrête de la part de l'Empereur". Spinacuta pâlit: on se saisit de sa personne, on l'enleve, je reste immobile. Cependant je lis ma lettre, qui étoit du Ministre d'Etat de France, qui m'apprend qu'on a reconnu mon innocence, que l'ordre de mon élargissement est donné; que mon accusateur, ayant mis en jeu, par ses calomnies, diverses Puissances respectables, méritoit un châtiment exemplaire; que je ne tarderois pas à être vengé. Je vis alors la cause de l'emprisonnement du détestable Comte; j'appris qu'il étoit envoyé garrotté à Naples, sa Patrie. La Princesse se vit tirée d'embarras, aussi bien que moi, par cette heureuse aventure. Elle se leva sur le champ; car elle avoit gardé le lit depuis mon arrivée, pour jouer la malade. SonMédecin paroissoit désespéré de ce qu'elle ne l'étoit pas réellement. Nous célebrâmes dès le soir même une petite fête, en réjouissance de notre délivrance. Mais hélas! un nouvel embarras m'attendoit. La Princesse tomba réellement dangereusement malade. Dut-elle ce malheur aux efforts de son Esculape? Je lui rendis, dans cette circonstance, tous les soins que je lui devois. Je la veillois jour nuit. Elle paroissoit extrêmement sensible aux peines que je me donnois avec tant de courage de bonne volonté. Je la vis deux fois aux-portes de la mort. Sa reconnoissance son amitié pour moi sembloient rallumer, dans ses yeux, le flambeau de la vie, prêt à s'éteindre. Pour comble de malheur, j'appris qu'Adélaïde venoit d'être attaquée de son côté d'une maladie grave. J'étois à tout moment tenté de voler auprès d'elle; mais je ne pouvois le faire qu'en abandonnant la Princesse. D'ailleurs on me cachoit obstinément où languissoit mon Amante infortunée. Je la suppofois malade en route, dans une auberge, j'en ressentois une double inquiétude. On me cachoit aussi ce qu'étoit devenu Chéri, dont l'absence ajoutoit aux tourmens de mon esprit. Enfin, la nature triompha, chez la Princesse, d'u ne maladie tres opiniâtre. Cette noble amie se trouva beaucoup mieux; mais sa convalescence fut longue. Je la conjurai à genoux de m'apprendre où étoit mon Amante, de me permettre de voler à son secours. "Il n'en est pas besoin, dit-elle; cette chère Adélaïde arrive demain, elle est beaucoup mieux". En effet, elle arriva foible pâle, mais plus touchante peut-être, dans cet état, par une tendre langueur. Je voulus me jeter à ses pieds. Elle parut vouloit m'éviter; une rougeur presque imperceptible colora cependant ses joues quand elle m'apperçut. Elle reçut mon compliment avec politesse; mais elle se déroba sans pitié à mes embrassemens. Je fus affligé jusqu'au fond du cœur d'une si cruelle réception. Pendant plusieurs jours Adélaïde ne parut point à la table de la Princesse, même dans ses appartemens, au moins tandis que j'y étois. Quand je l'appercevois quelquefois de loin, elle me paroissoit plongée dans une sombre rêverie. Ma bienfaitrice aussi, de son côté, devenoit rêveuse, soupiroit sans cesse. Je ne comprenois-rien cette mélancolle répandue autour de moi. Je craiois quelle ne me gagnât. Ma douleur étoit violente; mais elle ne me prenoit que par accès. Cependant un soir je surpris Adélaide plongée dans ses rêveries mélancoliques, sous un berceau de verdure. Elle voulut s'enfuir, mais je la retins. "Non, cruelle, lui dis-je, vous ne condamnerez pas à la mort un malheureux sans l'avoir entendu". Je parlai beaucoup; je fis sur l'inhumaine une impression visible; je me justifiai pleinement à ses yeux. J'avois pour moi son cœur; je faisis sa main qu'elle laissa entre les miennes. Elle trembloit soupiroit. Des larmes coulèrent de ses beaux yeux. Je me jetai à ses genoux, je baisai mille fois ses mains tremblantes. La lune sembloit se complaire à faire parvenir jusqu'à nous sa lumière argentine, en traverfant les feuillages. Que mon Adélaïde me parut céleste dans ce moment touchant! Elle laissa tomber sur mes épaules ses bras, qui embrassèrent presque mon cou. Elle m'avoua que la Princesse la pressoit aussi d'oublier le passé, de terminer un hymen si long-tems différé. "Mais, ô Dieu laisutatelle, quel nouvél obstable s'élève -- O Ciel l m'écriai-je donc cet obstaclen? Elle ne voulut jamais me le découvrir; je recueillis, dans ses bras, de nouvelles alarmes: mais je vis qu'elle me plaignoit, je vis qu'elle m'aimoit". Ah! chère Adélaïde, lui dis-je, si j'ai votre cœur, je triompherai de tous les obstacles". J'apperçus dans ses regards l'aurore de mon bonheur. Nous restâmes les bras entrelacés. La Princesse nous surprit dans cette douce étreinte. Elle nous serra tous deux contre son cœur. "Ah! dit-elle, soyez heureux, tendres Amans; puisque je ne puis l'être moi-même, que je jouisse au moins, par contre-coup, de votre félicité". J'embrassai avec transport ma noble amie, dont les yeux versoient aussi une pluie de larmes qui couloient jusqu'à mon cœur. Nous sortîmes tous trois du berceaules bras entrelacés; nous tombâmes à genoux devant la lune paisible radieuse, devant le ciel étoilé, que nous prîmes à témoins de nos sermens mutuels. O moment délicieux! Il me sembla qu'un rayon de bonheur s'échappa du sein de l'Eternel, passa dans mon ame. Je quittai ma charmante Adélaïde ma chère Princesse, que j'aimois presque autant qu'elle. Je ne pus leur dire qu'à demain, je comptai fermement que le lendemain devoit être le jour où mon bonheur seroit pour jamais assuré au pied des Autels. Je m'enfuis précipitamment chez moi; je me mis au lit, je m'endormis dans les songes les plus rians. Le lendemain matin, je crus qu'il ne me convenoit plus de me dénaturer de m'avilir sous les sots vêtemens de femme. Pour rendre heureuse mon Adélaïde, je devois être un homme, j'en pris l'habit. Je descendis chez la Princesse; une de ses Femmes me dit qu'elle n'avoit pu se refuser aux instances d'une Dame de la plus haute considération, qui étoit venue, de grand matin, l'enlever à la campagne avec Adélaïde. J'appris, en frémissant, qu'elles devoient y passer quelques jours. Mon bonheur m'en parut différé pour des siècles. Je traînai mon ennui dans toute la ville pendant trois jours mortels, désespéré d'ignorer le lieu fortuné qu'honoroient de leur présence les deux amies de mon cœur, furieux de ne pouvoir, pour cette raison, les y aller rejoindre. Enfin, j'appris le troisième soirqu'elles étoient de retour. Je volai à l'appartement de la Princesse pour voir les deux beautés; mais, au lieu de m'ouvrir la porte à deux battans, on me fit des excuses, l'on me pria de laisser reposer ces Dames. Je restai confondu. "Est-ce bien à mo que l'on parle, m'écriai-je? Regardez-moi, me reconnoissezivous bien? -- Oui, Monsieur le Chevaller, me répondit-on, nous vous réconnoissons parfaitement; mais nous avons les ordres les plus précis de ne pas vous laisser entrer". Je me retirai furieux; je pestai hautement contre les caprices du sexe; je me couchai la rage dans le cœur, ne pus dormir Je me levai de très-grand matin; j'allai dans la campagne soulager mon cœur au grand jour, pleurer avec l'aurore. Je rentrai plus calme; j'allai chez la Princesse; on me laissa entrer. Elle étoit en compagnie: elle me reçut avec politesse froideur; ce qui m'inquiéta. Je vis Adélaïde traverser l'antichambre; elle m'apperçut se sauva fur le champ. Je ne pus m'empêcher de m'écrier: "Ah! cruelle, tu me donnes la mort "! Je me retirai le cœur serré; je ne pouvois entrer en explication vavec la Princesse, je maudissois la compagnie, qui me privoit de l'avantage de lui demander la raison d'un changement si étrange; je sortis furieux, pour chercher des lumières qui pussent éclaircir à mes yeux ce funeste mystère. A peine posé-je le pied sur le seuil de la porte, qu'une espèce d'Exempt m'aborde me prie de le suivre, pour venir parler à Son Excellence M. le Gouverneur, qui veut me parler. Je suis fort étonné de ce message. Je demande à l'Exempt s'il ne se trompe point; il me répond si cathégoriquement, qu'il est clair que c'est moi qu'il est chargé de conduire chez le Gouverneur. Je le suis avec inquiétude; nous arrivons. Ce Seigneur me reçoit d'abord assez mal. "Qu'est-ce donc que j'apprends, Monsieur? me dit-il; commentl! quatre plaintes à la fois contre vous?" Je demeure ébahi. "Et quelles plaintes? m'écriai-je. -- Vraiment, répondit Son Excellence, vous n'en manquez pas une. Voilà quatre femmes grosses, c'est Monsieur qui a fait tous ces chef-d'œuvres". Ce langage étoit de l'hébreu pour moi. J'en fis humblement l'aveu au Gouverneur, le priant de s'expliquer mieux. Il reprit sur le champ: "La Maîtresse, la Femme de chambre, tout est bon pour ce Monsieur; , ce qui doit paroître plus révoltant encore, c'est qu'il y a deux Religieuses. -- Deux Religieuses, bon Dieu! m'écriai-je, effrayé de cette profanation. -- Oui, ajouta Son Excellence travailler ainsi en routel quatre enfans en quatre nuits"! Ici je commençai à comprendre quelque chose; je me rappelai mes deux Religieuses avec lesquelles j'avois voyagé, dont j'avois même partagé la couche, Madame d'Amainville avec sa Soubrette. "Et se déguiser en femme, reprit le Gouverneur, pour coucher avec des femmes honnêtes les déshonorer! Ce langage me parut clair; mais je ne méritois pas ce reproche. "Il est sûr, ajouta Son Excellence, que vous avec couché avec quatre femmes, qu'elles sont déclarées grosses toutes les quatre, qu'elles jurent, d'une manière uniforme d'une voix unanime, ne pouvoir accuser que vous". Je supplai ce Seigneur de m'écouter; je lui racontai en détail l'histoire telle qu'elle étoit; je jurai que je n'avoisfait que dormir à côté de ces femmes, que j'avois rêvé comme elles, que je ne pouvois savoir ce que j'avois pu faire pendant mon sommeil; mais que j'étois sûr d'avoir respecté ces Dames tant que j'avois été éveillé. "Voilà, Monsieur, ajoutai-je, l'aventure telle qu'elle est, voyez s'il est possible qu'en dormant j'aye pu opérer avec tant de justesse, a mettre, sans le savoir, dans un si grand embarras, des infortunées qui devoient être sacrées pour moi". Le Gouverneur parut frappé de ma candeur: il ne savoit quoi me répondre. "Je n'y comprends rien, me dit-il; voilà une chose bon absurde bien invraisemblable". Je n'y comprenois pas plus que lui; vous, Lecteurs, vous y attendiez-vous? Pouvois-je être coupable de cette manière? Etoit-il possible que j'eusse fait, en dormant, tant d'ouvrage sans m'en être apperçu? Car enfin, j'ai dit la pure vérité. YI a-t-il exemple d'une pareille venture? On a bien entendu parler d'un père qui fut enivré par ses deux filles, qui les féconda en dormant; mais ce fait est puisé dans une source sacrée que je ne puis citer ici: c'est une matière de foi étrangère à notre discussion. Pour moi je n'étois pas-ivre; l'on m'accusoit d'avoir fait le double travail de ce père endormi. Comment celapé voit-il être? Ces Dames n'avoient-elles pas d'autres agens qu'elles vouloient cacher, en rejetant sur moi toute la faute? Quoi qu'il en soit, je me trouvois plus embarrassé que le Gouverneur. "Il faut pourtant, dit-il, tirer d'embarras, sur-tout ces pauvres Religieuses; car enfin on veut les punir sévèrement". Je répondis que je ne connoissois pas d'autre expédient de ma part, que de raconter à leur Supérieure le fait tel qu'il étoit; que mon récit s'accorderoit sans doute avec le leur, que ce récit devoit suffire pour constater leur innocence la mienne. Le Gouverneur me congédia, avec injonction de me présenter toutes les fois que j'en serois requis. Je me retirai l'amertume dans le cœur. "Quoi! me disois-je, les malheureuses bpunes fortunes me persécutent à ce point ! Elles me rendent coupable en dorant, sans aucune participation de la part de ma volontél C'est-là sans doute le motif de la nouvelle colère dont n'accablent la Princesse Cémelli mon Adélaïde". J'espérois pouvoir me justifier; mais je ne voyois point ces deux Dames. D'un autre côté Madame d'Amainville, lasse de son veuvage, charmée du poids que je lui faisois porter, sollicitoit vivement, auprès du Couvernement, pour qu'il me forçât de réparer son honneur en l'épousant. La maligne Adélaïde, sa Femme de chambre, avoit le front d'exiger la même réparation. Je fus sommé juridiquement, en un même jour, d'épouser la Maîtresse la Suivante. Je fis ma déposition en forme, pour la justification des deux Religieuses. Il résultoit toujours, de cette malheureuse histoire, que j'étois jugé punissable, pour m'être déguisé en femme, avoir peut-être abusé volontairement de ce dangereux déguisement; mais la nécessité de me cacher, pour assurer mon évasion; faisoit mon excuse. Enfin je parvins à la Princesse. "Eh bien, me dit-elle, vous voilà dans de beaux draps! Quatre femmes engrossées à la fois Deux infortunées Religieuses exposées au sort le plus affreux? Deux femmes qui réclament votre main avec des droitsl Malheureux! vous alliez épouser Adélaïde; car enfin il n'y a avoit plus de prétexte pour reculer; voilà une maudite affaire qui nous replonge tous dans le malheur. Cette Madame d'Amainville a de forts appuis dans ce pays-ci; , dans le fond, que voulez vous lui opposer? Comment Adélaïde pourroit-elle vous ravir à une femme qui, dans la situation où elle se trouve, a sur vous des droits si sacrés? -- Ecoutez-moi, répondis-je, ma noble amie, je vous en conjure à genoux". Alors, la main sur le cœur, je lui racontai, avec la plus rigoureuse vérité, l'histoire de mes quatre nuits, de mon sommeil, de mes rêves. "Voilà, ma chere noble amie, ajoutai-je, voilà exactement le fait. Jugez si je suis coupable, si j'ai l'ombre de part à cet accident; si je n'ai pas droit de refuser, sans scrupule, une femme qui veut s'armer du glaive des Lois, pour m'arracher à mon Amante. Daignez donc, ô ma bienfaitrice! me mettre en présence de mon Adélaïde, obtenir d'elle mon pardon. -- Hélas mon cher ami; répondit la Princesse, que voulez-vous que je fasse le Votre Adélaïde s'est sauvée, pour ne vous plus revoir: elle est rentrée dans un couvent; je ne sais plus par quel moyen la titer de ce malheureux asile. Oitiel m'écriai-je avéc amertume,je suis bien malheureux ! je me vois aussi rigoureusement puni, quand je suis parfaitement innocent, que lorsque j'étois coupable. Ah Madame, dites-moi, je vous prie, où est cette chere cruelle personne, pour que je vole à ses pieds, que je m'y justifie. -- Je ne puis absolument vous le dire, reprit la Princesse d'un ton décidé, qui me plongea dans le désespoirn. Elle vit mes sousfrances. Elle me plaignit. L'intérêt le plus doux se peignit dans ses yeux. Je ne l'avois jamais vue si tendre à mon égard. Ses regards annonçoient, j'oserois presque dire, de l'amour. Cependant elle me perçoit le cœur. uJe ne comprends plus votre Adélaïde, me disoit-elle; je suis sûre qu'elle n'a pas donné son cœur à aucun aute homme; cependant, elle me paroit changée à voture égard. Je serois tentée de croire qu'elle cherche des prétextes pour vous fuir renoncer à vous. -- O Dieu! m'écriai-je douloureusement, Adélaïde ne m'aime plus! voilà le dernier coup. Sa colere étoit affreuse, mais son indifférence est mortelle. Que dis-je son indifférence ? Elle me hait peut-être". La Princesse pleura long temps aver moi; cette douce amie versa un baume consolateur sur les blessures de mon cœur. Cependant le jeune Chéri revint. Je ne savois pas où il étoit allé passer plus d'un mois. Ce jeune homme affecta, non seulement de ne pas me le dire; mais je le vis froid réservé pour moi. Il étoit d'ailleurs plongé dans une mélancolie continuelle. "Ah! disois-je en soupirant, j'ai perdu ma Maitresse mon ami". Je fus conduit en forme, par un Juge par mon Avocat, au couvent des deux Religieuses qui étoient les victimes de nos songes mutuels. Je renouvelai de vive voix, devant la Prieure, le Directeur, les Administrateurs, la déposition que j'avois faite par écrit. Je racontai, dans le plus grand détail, tout ce qui s'étoit passé entre les deux sœurs moi. "Nous n'avons pu nous donner le mot, ajoutai-je; si elles ont dit la vérité, leur récit doit s'accorder avec le mien". On fit venir les deux cheres personnes, pour les confronter avec moi. Le petit accident dont on se plaignoit étoit assez visible dans l'une l'autre. Je les vis s'avancer avec une douce confusion, qui les rendoit encor plus touchantes. Elles oserent enfin lever les yeux sur moi. Elles me reconnurent avec un air de plaisir, d'enchantement, que je ne puis décrire. Ma figure, sous l'habit d'homme, sembloit leur causer une extase voluptueuse, que je n'avois pas cidevant appercue dans leurs yeux. Elles s'entre-regardoient, tomboient, en soupirant, dans les bras l'une de l'autre, comme n'ayant rien à se reprocher mutuellement. Elles firent leur déposition parfaitement conforme à la mienne. Tout annoncoit l'indubitable innocence de ces deux Nones, aussi bie que la mienne, sollicitoit leur grace. Il est vrai qu'on voyoit, par leun aveux, que la jeune Professe aimoitun Chevalier, que la mere Directrice aimoit le Pere Samuel. A cette parue de la déposition, ce Pere fut un peu déconcerté. C'étoit le Directeur lui-même. "Comme les songes, dit-il, sont extrava gans bizarres, comme on a bienrai nson de dire qu'il faut les interpréter en sens contraire"! La Prieure vouloi faire des difficultés, en regardant le coupables comme d'un œil d'envie; mais mon Avocat lui dit: "Madame, je sais comment on a extorqué des vœu à cette jeune Professe. Je sais tous les tours qu'on lui a joués pour parvenir à ce malheureux but. Je saurai prouver la nullité de ces vœux abusifs, les faire casser". A ces mots, les deux Religieuses furent comme frappées d'un doux transport. La jeune parut se croire déjà sortie du couvent, liée avec moi du nœud de l'hymen. La Prieure la regarda d'un œil envieux, qui sembloit vouloir la priver du bonheur que cette jeune personne se promettoit déjà si visiblement. Le Directeur & les Adminisstrateurs dirent: "Allons, Madame, il faut ensevelir cette malheureuse affaire dans le secret. Nous voyons ici une innocence mutuelle; mais le Public n'y croiroit pas. Nous saurons trouver le moyen de délivrer les deux Sœurs, sans que la honte qu'elles ont encourue, non méritée, transpire hors de ces murs. Il faut leur pardonner, oublier totalement ce qu'on ne devoit pas savoir. N'y consentez-vous pas, Madame? -- Mes vénérables Chefs, répondit-elle, je vous ai appelés pour m'éclairer: vos avis sont des sacrés auxquels j'obéis aveuglement. A ces mots, elle monta sur son Tribunal, dit aux deux Sœurs, que leur innocence ayant paru présumable aux yeux des Vénérables, quelles que pussent être leurs fautes, elle leur pardonnoit. Elles vinrent toutes deux se prosterner aux pieds de l'indulgente Prieure, pour la remercier lui baiser la main. Elle daigna leur donner le baiser de paix, d'un signe absolu les congédia bénignement. Les deux Nones justifiées se retirerent, en me lançant un regard qui annoncoit le désir qu'elles auroient eu de rester avec moi, le regret de me perdre. La Prieure me regarda aussi d'un œil assez particulier, qui sembloit dire: "Le benêt! voyez, que ne s'adressoit-il à la Prieure"? Je pris congé de l'auguste compagnie; je me vis, avec plaisir, séparé de deux femmes qui m'avoient fait cependant une douce impression. Ce n'étoit pas tout. J'avois encore eux beautés sur les bras. L'une des deux m'embarrassoit par son crédit. On conçoit que c'étoit la Maîtresse. I Soubrette Adélaîe se vantoit aussi d'avoir de fortes protections, de me orcer de l'épouser. Elle se donna, en effet, beaucoup de mouvement; mais tout l'effet de ses démarches de ses hautes protections, fut d'obtenir que je lui donnerois quatre sequins, environ 45 livres de notre monnoie, pour l'aider à faire ses couches. Telle fut la somme à laquelle on estima l'honneur de cette digne beauté. Je fouscrivis de bon cœur à cet arrêt. La fiere Déesse me jeta un regard qui annonçoit qu'elle me plaignoit d'être privé d'une si rare acquisition, que celle de ses charmes; je m'applaudis d'être débarassé de cet honneur: mais il n'étoit pas si aisé de me délivrer de la Maîtresse. Le Gouverneur nous avoit renvoyés en justice réglée. Je n'avois pas le moyen de plaider; j'étois violemment tenté de m'enfuir à Paris, auprès de mon pere; mais l'espoir de recouvrer le cœur de mon Adélaïde, la nécessité de consoler ma chere Princesse émelli, que je voyois tomber dans la langueur, me retenoient à Milan. Chéri lui-même, tout changé qu'il me paroissoit à mon égard, m'attachoit à ce pays, par le plaisir de l'y voir quelquefois, de contribuer à essuyer ses larmes. L'infortuné en versoit continuellement. Il me fuyoit pour pleurer, jamais il ne vouloit m'ouvrir son cœur. Il falloit donc, puisque je venois à Milan, trouver quelque moyen de satisfaire Madame d'Amainville, sans l'épouser, afin d'éviter un procès que je ne voulois ni ne pouvois soutenir. Je crus devoir prendre les voies de la conciliation, je me flattai de pouvoir lui inspirer, par le langage de la persuasion, une résignation douce à mes volontés. Je pris le parti de lui rendre ma visite. Il me sembloit qu'une femme qui poursuivoit un homme en justice pour s'en faire épouser, devoit le recevoir à bras ouverts quand il s présenteroit. Je comptois d'ailleurs sur l'impression favorable que me vue avoit toujours produite sur elle pendant le peu de temps que j'avois passé avec elle, je m'attendois à me voir reçu avec ce sourire que ma présence faisoit ci-devant épanouir sur ses levres vermeilles. J'entre: à mon abord, elle pâlit, frissonne, tombe renversée. Je veux la secourir: » Ah! malheureux dit-elle avec horreur, ne m'approche pas. -- Sortez, Mon sieur, sortez, me crie toute la comnpagnien. Il n'y a pas moyen de m'en dispenser. Je sors fort humilié; je vais me promener dans un grand cimetiere public qui est sort beau. La tristesse du lieu s'accordoit avec la mélancolie de mon ame: "Fort bien, me disois-je, voilà mon affaire en bon train; Madame d'Amainville paroît d'une humeur accommodante, dans des dispositions tout à fait favorables". Moi, qui avois toujours eu le bonheur d'inspirer autour de moi un tendre intérêt, je me trouvois dans une simation bien mortifiante. J'avois perdu le cœur d'Adélaïde, j'inspirois l'horreur à Madame d'Amainville, je voyois même Chéri, mon ami, me dédaigner me fuir. Il n'y avoit que la Princesse Gémelli qui me restoit fidele. Ses yeux continuoient de me témoigner de l'attachement; mais elle ne m'admettoit que rarement en sai présence, me forçoit par-dà de chercher ailleurs de la dissipation. Tant de mélancolie entassée autour de moi, pénétroit insensiblement dansmon cœur, étoussoit ma gaîté, me menacoit de la consomption; je devenois malade, on réel ou imaginaire; ce qui est aussi dangereux. J'appris bientôt que Madame d'Amainville étoit malade aussi de son côté. Ma vue lui avoit causé tant d'horreur, qu'elle en avoit fait une fausse couche. Je gémis de son accident; mais j'eus lieu de croire qu'elle auroit dorénavant moins de raisons de me persécuter, pour me faire accepter sa main. Il est vrai que son horreur pour moi devoit redoubler. J'étois à ses yeux un monstre échappé des prisons, qui avoit profité d'un honteux déguisement pour assouvir sa brutalité, qui ne distinguoit ni le rang ni l'état, qui confondoit la Maîtesse avec la domestique, couvroit du même opprobre le sang le plus noble le plus abject; qui sacrifioit à ses désirs effrénés les objets mêmes consacrés au Seigneur, ne craignoit pas de les liter, pour se procurer un moment de plaisir, aux remords éternels au sont freu dont une pareille faute est punie dans les Monasteres. C'est ainsi qu'on parloit de moi dans cette maison. La Dame, qui avoit de la naissance, de lh fortune, de la jeunesse, de la daute étoittop onfensée, trop humiiéot voir rosuser s main, pour ad metre, sur mon compte, des senumens raisonnables. Plusieurs ames charitables daignerent me rapporter ces propos. J'en étois affligé. Je ne pouvois supporter l'idée de passer pour un homme sans honneur, je voulus absolument me laver d'une pareille imputation. J'écrivis à la Dame offensée une lettre qui, ayant l'éloquence du cœur, étoit touchante persuasive. J'appris que cette missive fit sur elle une pression assez favorable. J'y joignis les sollicitations de plusieurs personnes qui avoient du crédit sur son esprit, la recommandation de la Princesse Cémelli, qui lui répondit de mes sentimens de mon honneur. Enfin, elle consentit à me voir. Elle étoit convalescente, plongée dans une douce langueur. En entrant, elle vit dans mes regards un tendre intérêt qui parut la flatter. Son courroux, presque dès l'abord, expira dans ses yeux. Elle me laissa asseoir auprès d'elle sur un sopha, même prendre sa main, qu'elle ne songea point à retirer des miennes. Je plaidai ma cause avec chaleur. Je déduisis à ma belle ennemie les raisons les plus sontes, pour lui prouver mon mnocence. J'y joignis des caresses innocentes respectueuses. Je la serai dans mes bras, je lui baisai les mains. Elle paroissoit ne pas vouloir se laisser persuader; elle résistoit à mes raisons: mais elle étoit sensible à mes caresses; je ne les épargnois pas. La compagnie qui survint nous obligea de nous séparer. J'obtins la permission de revenir le lendemain. Je n'y manquai pas. La chere Dame fut encore plus douce plus traitable que la veille; mais tous mes argumens étoient sans force. Mon silence produisoit autant d'effet. Elle ne vouloit pas absolument être persuadée par le langage le plus persuasif; il fallut y ajouter des maneres expressives, joindre, pour ainsi dire, le geste à la déclamation, jouer avec elle une pantomime très-animée, puisque les paroles ne la contentoient pas. Ce jeu, où nous nous trouvâmes engagés sans dessein prémédité de pan ni d'autre, nous mena plus loin que nous ne pensions. Nous nous oubliâmes comme deux écervelés; pour réparer une faute commise en dormant, je dois laisser croire à peu près que nous en commîmes une en-veillant. As'érsiere n comme dit Homere. Aini s'exécutoit l'arêt de Jupiter. Quoi qu'il en soit, cette chere Dame, qui m'avoit regardé comme un malheureux, pour un accident, fruit inopiné de nos songes mutuels, où ma volonté n'étoit point répréhensible, me regarda comme un très-honnête homme, quand je lui eus manqué bien décidément les yeux ouverts; je n'eus pas d'autre voie pour lui prouver mon mnocence, que de devenir bien coupable. Je fus très-honteux de cette nouvelle faute; mais il en résulta un nouvel inconvénient. Ma complice, plus contente de moi, n'en désira que plus vivement de m'avoir pour époux. Je lui protestai que j'avois des engagemens antérieurs; la Princesse le lui protesta de même, une Médiatrice d'une si haute considération lui fit entendre raison. Cependant lapetite Dame se plaignit à elle du nouveau grief qu'elléavoit contre moi, d'une faute qu'elle nuroit dû taire, parce qu'elle lui étoit commune avec moi. La Princesse vint à bout de lui faire comprendre, que, pour son honneur, elle devoit ensevelirtous ces petuts scandales dans le filence l'oubli. La Princesse me parla de ma nouvelle caravane, dont je rougis beaucoup. Elle me promit bien de la cacher à mon Adélaïde, mais j'appris que cette chere personne en avoit été instruite, je ne sais comment; il fut décidé que je n'étois pas digne d'elle. Lecteurs, le croyez-vous? Je fis, à peu près dans le même temps, deux connoissances qui chercherent à me procurer des dissipations; l'on va juger si ces deux nouveaux amis avoient l'étiquette des ministres du plaisir. L'un étoit un Médecin, l'autre un Abbé. Le premier avoit soigné la Princesse Gémelli dans sa grande maladie; depuis quelque temps je me plaignois beaucoup à lui de ma santé. "Toute votre maladie n'est que de l'ennui, me disoit-il, je vous en procurerai la guérison. Il vous faut une ndissipation honnête, des objets nouveaux qui parlent à votre imagination, vous retirent de l'espèce de croupissement où je vous vois nplongé. J'entreprends cette cure". L'autre ami de fraîche date étoit un soi-disant Ecclésiastique, qui n'en avoit pas, je crois, l'état, mais qui en portoit la décoration. C'étoitun de ces hommes serviables, qui, sous le petit manteau, s'adonnent dans les maisons, vous disent toujours: Laissez vous servirn. Enfin, c'étoit un de ces inutiles qui cherchent à se rendre nécessaires, dont on devroit se défaire à tous momens, dont on croit toujours ne pouvoir se passer. Cet honnête homme, Espagnol d'origine, venoit, dit-on, de Naples. Il ne l'avouoit cependant pas bien ouvertement. Nous fîmes connoissance dans un casé. Il parut me prendre en amitié. Le drôle n'étoit embarrassé de rien. Toutes mes peines étoient des vétilles; il devoit m'en tirer en se jouant. Il sut se faire introduire, par moi, chez la Princesse émelli, je lui accordois quelque confiance. Je me plaignois aussi quelquefois à lui de ma santé. "Vous ne savez pas, me disoit-il, remonter les poids quand ils sont en bas. Vcus n'avez pas le secret de tirer parti de tout, de vous faire servir par des gens auxquels il faudroit mspirer l'envie de vous être utile". Je lui parlois un jour de la répugnance que j'avois pour me droguer. " Il ne vous faut pas de drogues, me dit-il. Vous ne savez pas ce qu'il y a de nouveau dans l'Empire d'Esculape. Sa Cour est à présent à Cythere. C'est une partie de plaisir aujourd'hui que d'être malade; l'on vous fait trouver la santé au milieu des plaisirs. Laissez-vous servir, je vous conduirai quelque part où vous trouverez cette bienheureuse santé que vous croyez avoir perdue. Vous verrez du nouveau; c'est l'Abbé Basile qui vous le promet. J'eus la bonté de me fier à cette parole, quoiqu'elle me fût donnée si lestement. Je dis à l'Abbé que le Docteur Buonafede, le Médecin de la Princesse, m'avoit fait à peu près la même promesse. Il vous parloit de la même chose, me répondit Basile. Il est aussi des nôtres. ous verrez le Temple de la Santé. L'est bien autre chose qu'enFrance en Angleterre; cesont bien d'autres merveilles. C'est votre nimagination qui est malade, c'est elle qu'il faut guérirn. Nous prîmes jour pour mon introduction dans ce Temple de la Santé dont on me parloit; j'attendis avec impatience ce bienheureux jour. Fin du Livre troisieme. SECONDE SUITE DE L'AVENTURIER FRANÇOIS. LIVRE QUATRIEME. Le jour venu pour l'exécution de notre projet; mon Médecin, auquel j'en avois rendu compte, n'eut pas le temps de m'accompagner, me remit au seul Basile, ce qui ne me plut pas beaucoup, parce que je commençois déjà à ne plus avon grande confiance dans ce peuut Collet. Il me fit attendre si long-temps, que, ne comptant plus sur lui, je me couchai, même je m'endormis. Il vint m'éveiller, me fit lever. La nuit étant fort obscure, il me conduisit dans une voiture bien fermée, avec un air de mystere, qui me donnoit quelque inquiétude. Nous arrivons enfin dans un quartier que je ne reconnois pas au milieu de l'ombre. Mon guide ouvre une petite porte, me fait entrer, referme sur le champ la petite porte, sans entrer avec moi, de sorte que je me trouve seul, dans une nuit profonde, au milieu d'un édifice que je ne connois pas. Ici je commencai à pester. "Je suis nun grand sot, me dis-je à moi-même, de me mettre à la merci d'un homme qui m'est suspect, pour me guérir d'une maladie que je n'ai peut-être pas". Je regarde autour de moi. La muit étoit des plus sombres; cependant j'entrevois un ciel très-voilé, à peine visible. Je m'étois cru d'abord enfermé dans quelque vestibule obscur, l'aspect du ciel m'indiquoit au contraire que je devois être en plein air. J'avance à tâtons, je me casse le nez contre une colonne qui, au toucher, me paroît de marbre. Je tourne à droite, autre colonne qui me casse le nez; à quelques pas de sà, troisieme colonne aussi dure que les précédentes. "Oh! oh! me disoisje, que veut dire ceci? Suis-je au milieu des ruines de Palmyre? " Cependant plus j'examinois, plus il me paroiffoit que j'étois dans un vaste enclos entouré de portiques soutenus par des colonnes de marbre. Le grand cimetiere, ou campo santo de Milan, dont j'ai déjà parlé, avoit cette forme. J'étois donc dans ce cimetiere: mais quel rapport ce triste asile avoit-il avec le plaisir, avec la Cour de Cythere, où l'on m'avoit promis de me conduire? Tout à coup j'entends percer dans les airs d'affreux gémissemens; je vois de longs fantômes qui semblent sortir de la terre, qui s'égarent de tous côtés. Ils sont couverts de linceuls mortuaires. Ce jeu, fait pour inspirer de la terreur à des femmes, ne me paroissoit qu'une comédie; mais des voleurs pouvoient être cachés sous ces voiles funéraires, le dénouement pouvoit être désagréable. Je n'avois, pour toute arme, que mon épée. Je la tire du fourreau, la fais étinceler. Sa lueur semble effrayer les ombres errantes éparses autour de moi. Bientôt je vois paroître, sur un Trône qui s'avance de lui-même, un grand squelete couronné, orné du manteau royal, tenant pour sceptre une faux redoutable. La lumiere lui sort par les orbites des yeux. Les fantômes errans s'assemblent autour de ce singulier Souverain, lui rendent hommage. Je cours, l'épée à la main, au devant du spectre nocturne. A mesure que j'avance, il recule sur son Trône. Je suis entouré de fantômes blancs. Je leur fais, avec mon épée, dessiner un cercle, je les tiens à une certaine distance de moi. Nous avançons toujours vers le milieu du cimetiere, les fantômes moi. Tout à coup, au moment où je m'y attendois le moins, je sens le terrein manquer sous mes pieds. J'enfonce, je suis renversé, je me trouve seul dans un cachot creusé sous la terre, dans une espece de tombeau où regne l'ombre la plus épaisse. Je reste confondu. D'autres auroient été pétrifiés. "Que nveut dire ceci? me disois-je: pour guérir les maladies de l'imagination, il paroît qu'on veut allumer l'imagination; mais avec ces belles inventions, il y a une infinité de gens qu'on fera mourir de peur, au lieu de les guérir". Cependant je metrouvois enterré tout vivant; j'en frémissois de colere. Je frappois vainement de tous côtés autour de moi, j'étois enfermé bien hermétiquement. Alors j'entendis chanter les Prieres des morts, à peu près comme dans nos Temples. Je soupconnois d'abord que c'étoit pour moi; mais je n'eus plus lieu d'en douter, quand j'entendis prier proCregorio pour Crégoire. Je ne comprenois rien à cette farce scandaleuse, où je voyois même de l'impiété, On vouloit apparemment me faire accroire que j'étois mort, me traiter comme tel. Aux chants funéraires succéda un silence très-long, pendant lequel je m'ennuyai horriblement. Enfin, j'entends ouvrir des trappes. Je sens sortir de terre des hommes qui s'élevent à tâtons dans ma sépulture se pressent autour de moi. Stupéfait, anéanti, je sentis de grandes mains velues qui s'emparerent de ma tête. J'eus lieu de craindre qu'on ne voulût m'étrangler. Je résistai de toutes mes forces; mais, malgré mes vains efforts, on me boucha la bouche; nouveau motif de croire qu'on vouloit se défaire de moi en m'étouffant. On vint à bout de me tenir sous le nez un flacon dont j'étois forcé de respirer l'odeur enivrante. Je sentois que cette odeur indéfinissable m'étourdissoit, je craignois qu'elle ne finît par m'empoisonner. Quand mes bourreaux crurent sans doute que j'en avois assez respiré, ils s'enfoncerent sous la terre, je me retrouvai seul; mais troublé, mais étourdi, défaillant, luttant contre l'anéantissement, où bientôt je tombai jusqu'à nouvel ordre. Après un sommeil profond léthargique, dont je ne puis savoir la durée, éveillé par le son des trompettes, j'ouvre enfin les yeux. Je me vois dans un Palais magique, imitant ceux de l'Opéra, merveilleusement illuminé, qui sembloit bâti dans les airs, au milieu des nuages. Un vieillard vénérable, tenant dans sa main droite la boule du monde, , par un mélange profane, ayant à ses pieds l'Aigle qui portoit la foudre, siégeoit sur le Trône des nues. Quatre beaux jeunes gens, à peu près costumés comme nos Peintres représentent les Anges, sonnoient de la trompette vers les quatre points cardinaux du Ciel. De jolis peuits enfans, dont je ne voyois que la tête, ayant des petites aîles sous le menton, dont ils sembloient se cacher les yeux, éblouis de l'éclat du rayonnant vieillard, représentoient assez bien ce qu'on nous peint sous le nom de Chérubins de Séraphins. Un cortége rayonant d'hommes de femmes vêtus de blanc étoit prosterné sur les nues, devant le Trône du Souverain. Des éclairs étinceloient par intervalles, doroient les nuages; la soudre grondoit sous ses pieds. Tout cet appareil étoit fort bien imaginé, fort bien exécuté, capable de faire illusion; mais je ne me croyois point mort, ni aux pieds de l'Etre suprême. Les quatre jeunes gens, parés chacun d'une paire d'aîles, appelerent les morts des quatre parties du monde. Alors quate autres personnages aîlés vinrent m'enlever, me forcerent de me prosterner aux pieds du Trône. Un nouveau vieillard, qui n'étoit pas celui qu'on paroissoit adorer, ouvrit un grand live, lut un abrégé de ma vie, qui, à mon grand étonnement, se touva assez exact. Alors l'homme siégeant sur le Trône, auquel on osoit donner le nom sacré de la Divinité, me ditt uAccusé de tant de déréglemens, qu'as-tu à répondre aux pieds de ton Juge? -- Ehl Messieurs, répondis-je, cessez de vous jouer d'un homme qui n'est ni crédule ni tout nà sait ignorantn. A ces mots, là soudre gronda, une profonde subite obscurjté sit disparoître tous les objets; jefus enlevé tapidement, replongé danx mon premier cachot, ou dans un pareil. Cet accident imprévu me mortisia singulierement. J'étois beaucoup plus à mon aise au milieu du Palais magique, que dans le silence l'ombre d'un tombeau. J'appelai long-temps, sans qu'on daignât me répondre. J'avois beau demander en grace qu'on me tirât de cette prison, promettant de me soumettre à tout ce qu'on voudroit, le plus profond silence régnoit toujours autour de moi. Pour comble de disgrace, je n'avois ni à boire ni à manger, je commencois à sentir le besoin de l'un de l'autre. Enfin, le sommeil, qui a toujours été propice à mon pere, me le fut pareillement. Il m'amena les fonges les plus heureux, pour la seconde fois, éveillé par les trompetes, je me retrouvai au pled du Trône. Plusieurs autres insortunés s'y trouvoient prosterés comme moi, pour être jugés. Ils répondirent tous humblement aux questions qu'on leur fit; leur sentence leur fut prononcée. Quand mon tour fut venu, malgré toute l'envie que j'avois de me comporter avec une apporence derespect, je ne pus m'empêcher d'éclater de rire. Soudain la foudre éclata comme la precédentecédente fois, une nouvelle obscurité fit tout disparoître; je fus encore enlevé invisiblement, replongé dans mon cachot. Cette seconde leçon me corigea totalement de l'envie de rire; d'autant plus que je sentois le besoin de réparer la nature affoiblie. Je restai encore très-long-temps dans ce triste état. J'avois beau crier on ne me répondoit pas. Pour comble de malheur, le sommeil ne venoit point me soulager, précisément parce que j'en avois besoin. "Les malheureuxl me disois-je; belle façon de me guérir! Ils jouent un jeu à me tuer. Peut-être est-ce leur dessein". Enfin, je ne sais si ce fut sommeil ou défaillance, je perdis connoissance; j'eus le bonheur, à mon réveil, de me retrouver encore, au son des trompettes, au pied du Trône des nues. Une voix imposante prononça ces paroles: "Pour la troisieme derniere fois". Frappé de cet avertissement laconique, je me gardai bien de laisser échapper la moindre imprudence qui pût annoncer que je n'étois pas la dupe de cette comédie. On me demanda ce que j'avois à répondre devant mon Juge. Je répondis qu'on avoit lu un précis de ma vie, qui m'avoit paru très-exact; que je n'avois jamais com mis aucune faute qu'à mon corps défendant; mais qu'enfin je n'en avois pas été exempt: j'ajoutai même, en faisan un grand effort pour conserver mon sérieux, que j'en étois très-repentant, que rilen demandois humblement pardon. Alors les harpes d'or sonnerent pour célébrer la gloire du pécheur repentant. Une obscurité vénérable se répandit dans le Temple des nues. Le tonnerre gronda aux pieds du Trône. Une voix éclatante se fit entendre, prononça ces mots: uIl s'est repenti, qu'il soit placé auprès du séjour de la félicité; qu'il jouisse, du moins, nde la vue du bonheurn. Soudainj fus enlevé de nouveau placé dans une espece de petit boudoir, sous u berceau de treillage, mêlé de verdue de fleurs, d'où, par une assez grand fenêtre, je jouis de la perspective plus riante. La vue de l'Elysée, où j'avois sé journé dans les montagnes de la Sierra Morena, n'avoit rien de supérieur à celle de ce beau paysage. J'y vis de Bergerst desDergeres, omés àl'envide fleurs de guirlandes, se lnant au doux ébats qu'un amour innocent leur permettoit. Il falloit que la scene fût bien riante, puisque, malré le besoin qui me tourmentoit, je m'oubliai quelques momens dans la contemplation de ce beau spectacle, sans faire attention à une petite table qui étoit servie auprès de moi. Enfin, l'aspect d'une autre bien plus appetissante qu'ou apporta presque sous mes yeux, de mon berceau, me fit penser à la nécessité de soulager mes besoins. Je regardai dans ma petite niche, j'apperçus ma petite table servie avec frugalité; mais assez honnêtement. Je me jetai sur un bouillon qui me fit beaucoup de bien; j'avalai un verre de vin trèspassable, qui ne m'en fit pas moins. Ensuite je mangeai plus posement l'ordinaire assez copieux qui étoit en mon pouvor; mais je regardois, par ma feêtre, l'autre table. Je la voyois entourée de la plus agréable compagnie, de la plus brillante jeunesse des deux sexes. La joie y régnoit avec l'amour décent. La chere la plus exquise, la conversation la plus gracieuse, les propos les plus flatteurs, quelquefois des hansons charmantes, secondées d'une musique délicieuse, animoient ce repas enchanteur. Je pouvois tout voir tout entendre; mais ce mince bonheur ne me suffisoit pas. J'avois toujours joué le rôle d'acteur, celui de simple specateurne m'amusoitnullement. Commeon ne paroissoit pas faire à moi la moindre attention, je voulus parler, afin de prendre part à la fête. Soudain un abatjour ferma hermétiquement ma fenêtre; je me retrouvai plongé dans une pro fonde obscurité. Je frappai du pied sur la terre, je priai instamment qu'on rouvrît ma fenêtre, promettant solennellement de ne pas parler. On me fit attendre, ou plutôt languir fort long-temps. J'entendois cependant la musique enchanteresse, les éclats de rire, jusqu'au bruit des baisers, sans doute innocens, que les Bergers imprimoient sur les levres de leurs Bergeres. Quelquefois ils parloient aussi des sots témoms de leurs plaisirs, ces propos me regrdoient. On s'exprimoit avec ironie pitié sur ces benêts; je ne sais si quelques mots échappés, à un jeune homme ne me firent pas ntrevoir qu'on ne tardoit pas à faire àces malheureux témoins une opération qui les privoit de leur sexe, afin de les rendre plus traitables plus faciles à conduire. On sent qu'il n'y avoit là aucune circonstance qui pût m'égayer. Je frémissois dans l'ombre; mais il ne falloit pas témoigner mon ressentiment, si je voulois qu'on me rendît du moins la clarté. Elle me fut enfin restituée, je me vis, par grace, rétabli au rang de ces témoins qu'on appeloit des benêts. Mais les cruels n'avoient pas assez excité dans moi la jalousie l'indignation; il leur manquoit de goûter sous mes yeux des plaisirs portés à un excès scandaleux, pour faire naître en mon cœur le comble du désespoir. Je vis deux couples charmans entrer dans un berceau voisin du mien, où je pouvois les observer à souhait. L'un de ces deux couples étoit blond, l'autre brun. Je vis donc régner, d'un côté, la douce mollesse, la tendresse languissante, tout ce qu'il y a de plus touchant; de l'autre, j'apperçus la pétulance, le plaisir, le transport, tout ce qu'il y a de plus agaçant. Que ne se dirent-ils pasl quels propos enchanteurs! quelles délicieuses perfides caresses! Ah! Cataudin, étois-tu fait pour n'être que spectateur? uSi je reste ici encore quelques jours, me disois-je, il y a de quoi me faire tomber dans l'étisie dans la consomption. Les barbares veulent, je le vois, me rendre réellement malade, pour avoir le plaisir nde me guérir. Puis excité, malgré mes intentions honnêtes, par les scenes d'intimité dont on avoit la cruauté de me rendre témoin: Encore si j'avois npour ma part, ajoutois-je, le moindre mdividu de ce sexe enchanteur, afi de n'être pas là tout seul à me morfondre, tandis que je vois les autres s'amuser... Ne fût-ce qu'une simple servantel ... Ah! Chevalier de Rosamene quel proposl Je ne me reconois plus. Tout à coup je vois paroître dans mon boudoir une grosse servante, une jousslue assez appétissante, qui me tombe des nues. Je demeure ébahi. Bientôt un feu séditieux s'allume dans mes veines, j'en suis honteux désespéré. J'oublie toute la délicatesse que l'honeur le sentiment m'inspiroient. Je ne suis plus qu'une machine mue par des passions aveugles. Les cruelsl par quelles combinaisons ils m'avoient amené à une situation si peu digne de moil Je serte dans mes bras, puisqu'il faut le dire, cette grosse réjouie; je rougis trop de cette scene pour la raconter. Qu'on ne me croie pas cependant si coupable que je puis le paroître: je fus bientôt puni d'un égarement involontaire. Je vis entrer dans le bosquet de la jouissance c'est ainsi que j'entendois nommer le lieu de plaisir que j'avois sous les yeux; je vis entrer, dis-je, dans le bosquet une grande personne voilée, mais très-bien faite. Elle avoit la taille l'encolure de mon Adélaïde. Un jeune homme s'empara d'elle, en difant, «Ma chere Adélaïde! » O Ciel! Je voulois tout briser. Cependant je me contenois, de peur d'être puni par un enlevement soudain, du moindre éclat que je ferois: mais voir mon Adélaïde entre les bras d'ur autre, tandis que j'étois réduit à une servantel J'étois dévoré des serpens de la jalousie. Mon imagination s'allumoit; je croyois entendre précisément la voi de mon Amante; je croyois la reconnoître, quoiqu'elle eût le dos tourné de mon côté. Cependant mon odieux rival poursuivoit ses instances auprès d'elle. On l'écoutoit, on lui rendoit caresses pour caresses; que sais-je? il alloit être heureux sans doute. Je ny puis plus tenir; je m'écrie: uAh perfidel J'enfonce tout à coup; je me retrouve sous la terre. Cette épreuve fut peut-être une des plus cruelles de ma vie. O Dieu! celle que j'aimois étoit dans les bras d'un rival, d'un ravisseur, je frémissois sous la terre, dans l'ombre dans le tombeaul Mais est-il vrai, me disoisje? Adélaïde peut-elle se prêter à un jeu si indigne d'elle? .. Ah? la perfide En toute autre circonstance je ne l'aurois pas cru; mais depuis quelque temps elle me fuit; mais la Princesse avoue qu'elle est changée à mon égard. C'est ici qu'elle vient chercher des plaisirs odieux Ol Adélaïde, Adélaïde?..Cependant il faut absolument songer à sortir de cet affreux état, n'être plus le jouet de ces malheureux, qui, avec leurs trappes maudites toutes leurs autres machines, me font monter descendre à leur gré, tantôt sur la terre, tantôt dessous. Oh! imbécillel c'est moi qui, de gaîté de cœur, me suis remis au scélérat qui m'a précipité dans cette ridicule demeure, où l'on se joue de moi comme d'un enfant! Je faisois tout bas ces réflexions; car on m'en eût puni, en me laissant plus long-temps dans l'ombre, si on les eût entendues. Enfin, l'on m'enleva encore de ce noir cachot, je fus jeté, pour ainsi dire, sur la terre. Je me trouvai à la porte d'une grande salle, où j'apperçus beaucoup de monde qui se pressoit d'entrer; j'entrai comme les autres. Je vis un tribunal de Médecins en hermine en robes rouges, siéger gravement, comme la Cour de Pluton, avec tous les oremens de la dignité médicale. Parmi ces Docteurs empesés, je reconnus mon Médecin Buonafede. Je fus tente de lui sauter au collet, de lui reprocher, avec des gestes expressifs démonstratifs, de m'avoir fait faire une démarche qui m'attiroit tant de disgrace: mais je sentis qu'il falloit me contenir, si je ne voulois être replongé dans l'ombre. On me fit placer à mon rang. Tous les malades imaginaires qui cherchoient la santé, approchoient l'un après l'autre. Ils demandoient d'être régénérés, renvoyés sains bien portans aux régions de la lumiere. On leur tâtoit le pouls; l'on prononçoit: Soit fait ainsi qu'il est requisn. Alors on les faisoit sortir par une porte ppposée à celle par où ils étoient entrés. La curiosité de voir le lien où on les conduisoit, la crainte d'être reconduit dans l'ombre, plutôt que dans les régions de la lumiere, me forcerent de faire comme les autres, quand mon tour fut venu. Après avoir faît la même fupplique que mes compagnons les malades, j'obtins les mêmes paroles: Soit fait ainsi qu'il est requis". Alors on me fit passer, comme les autres, dans de grands appartemens o nous attendîmes la fin de la féance doctorale. Ce moment arrivé, nos Esculapes quitterent leurs simarres, le men vint à moi les bras ouverts. Loin de répondre à ses amitiés, je l'accablai de reproches, maudissant le moment où je m'étois engagé dans une démarche si funeste. Après l'attachement nque vous m'avez témoigné, lui disnje, devois-je m'attendre, de vote part, à un tour si perfide? Barbare, en promettant de me rendre la santé, vous avez risqué mille fois de me donner la mort; moi sur-tout né pour jouir, moi réduit à être témoinl Oh! ce rôle de témoin me tenoit au cœur. Mon Docteur parut surpris de ce que je lui disois. Expliquez-moi donc, reprit-il, ce que vous avez éprouvé, afin que je voye si l'on vous a soumis à de plus rudes épreuves que les autresu. Je lui racontai de point en point tout ce que j'avois souffert depuis que le maudit Abbé Basile m'avoit conduit dans le cimeiere. Quand j'eus fini mon récit: On a passé de beaucoup les bornes avec vous, me dit le Médecin. Il faut que vous ayez quelque ennemi qui vous ait recommandé pour qu'on vous tourmentât. -- Ah! m'écriai-je, si je croyois que ce fût ce détestable Abbél ... Mais quel intérêt peut-il avoir à me faire sousfrir? Au reste, que signisient ce cimetiere, ces fantomes, ce tombeau, ces funérailles, ce jugement, cet appareil religieux profane, par un mélange sacrilége? Quel rapport tout cela peut-il avoir avec ce qu'on a promis? Il est question de me guérir, pourquoi me rendre malade, à demi mort? -- C'est assez l'usage des Médecins, me répondit le Docteur. Quand les gens ne sont par malades, veulent ette guéris, il saut bien leur donuer une maladie; plus on la rend grave, plus il y a de ngloire à les en délivrer. -- Mais enfin, repris-je, pourquoi ces cérémonies mystiques, qui tendent à faire accroire aux gens qu'ils sont morts? -- Mon cher ami, me répondit l'Esculape, c'est pour avoir plus de mérite à leurs yeux; car il est nencore plus beau de ressusciter les gens, que de les guérir. Au reste, il faut considérer nos desseins notre position. Il est ici question de ntravailler sur l'imagination des hommes, de la frapper fortement, pour leur faire croire que nous avons un pouvoir surnaturel, que nous sommes des especes de Dieux. Il faut obferver que nous avons affaire à des peuples très-superstitieux, cousus de préjugés, sur l'imagination desquels tout ce qui est relatif aux objets religieux a le plus de pouvoir. C'est donc parmi ces objets que nous avons cherché les illusions les plus capables de leur faire impression. Nous ne leur persuadons pas précisément qu'ils sont morts, que nous allons les ressusciter; mais nous leur faisons accroire du moins qu'ils sont hors du monde, dans un nouvel Univers; que nous allons les régénérer, les renvoyer à la lumiere, leur donner, pour ainsi dire, un corps tout nouveau. Nous sommes au commencement de notre établissement; nous allons en tâtonnant. Nous n'avons encore rien de bien arrêté sur la maniere d'initier les croyans dans nos mysteres de leur faire illusion. Notre but, comme je vous le dis, est de frapper l'imagination. Nous perfectionnerons nos ressorts notre plan; mais il faut, dans nce pays-ci, employer des moyens relatifs aux objets religieux. Au reste, mon cher ami, je vais tâcher de vous dédommager de ce que vous avez soufsertn. A ces mots, le Docteur me conduisit dans une salle magnifique, où je vis une foule de jeunes beautés réunies, dans la parure la plus séduisante; ce coupd'œil étoit l'un des plus beaux que j'eusse encore vus. Toutes ces belles personnes annonçoient la complaisance la plus obligeante; leurs regards sembloient solliciter les cœurs de se rendre à leurs charmes. J'envis une, entre autres, qui me frappa singulierement parun air decandeur d'innoncence uancé dans ses yeux avec le feu d'un timide amourJe ne pus m'empêcher de lui rendre les armes pour le moment. uParmi toutes cés belles, me dit mon Docteur, voudrezvous bien choisir celle qui vous plaira le plus, pour devenir son pédagogue? Vous allez entrer tout à l'heure, avec les hommes, dans une salle contigué, où un Docteur va vous faire une belle oraison, pour vous exposer le systême du Magnétisme animal, par lequel vous allez tous être guéris. Or, comme ces matieres sont trop abstraites pour les femmes, comme ces cheres personnes conçoivent plus par sentiment que par raisonnement, chaque homme choisit celle qui lui sourit le plus, pour lui expliquer, ou plutôt lui faire sentir, en particulier, dans un charmant tête à tête, tout ce qu'elle pourra concevoir de nos mysteres. Choisissez donc, mon cher ami, celle que votre cœur vous inspire d'éclairer, qui vous paroît la plus susceptible de vous écouter. -- Mon choix est fait, m'éncriai-je avec transport, en regardant la belle innocente qui m'avoit d'abord frappé. Cette jeune beauté rougit parut enchantée; ce qui la rendit plus charmante. Mon guide sourit, me dit: Vous êtes de bon goût, elle est très-jolie; venez donc recevoir des lumieres, pour avoir le plaisir de les lui communiquer". Nous entrâmes, à ces mots, dans une espece d'amphithéâtre, au milieu duquel siégeoit un Aréopage de graves Docteurs en simarre, dont le chef élevé sur la tribune aux harangues, quand tout le monde fut placé, quand le silence fut établi, entonna ainsi son discours emphatique, avec toute la pompe doctorale. Mes chers malades, vous êtes des bêtes; la choseest palpable, oui, vous êtes des bêtes, en comparaison des êtres célestes supérieurs à votre nature; mais vous êtes des Anges par nrapport aux êtrés animés uniquement par le brute instinct. Vous êtes des ignorans, mes chers disciples, oui, vous l'êtes positivement relativement. Vous l'êtes positivement, parce que vous ignorez ce qu'il y a de plus nécessaire aux hommes, ce ressort par lequel l'homme malade se rétablit, comme il le désiré, dans un état dé santé. Vous l'êtes rélativement aux faux savans, parce que vous n'aves point, comme eux, corrompu voure esprit par la fausse sciénce dont se parent ces dangereux Docteurs, qui vous assassinent journellement. Vous êtes donc des ignorans, mes chers malades, je vous en félicite, parce que vous êtes mieux disposés, par cette heureuse ignorance, a vous imbiber, pour ainsi dire, de la sublime doctrine que nous allons vous prêcher, plus aptes à en ressentir les heureux effets: car enfin c'est sur l'imagination qu'ils operent; si l'on n'a pas foi en notre doctrine, l'imagination n'étant pas prévenue en sa faveur, ne peut en recueillir les fruits. C'est cette faculté seule qui est malade chez vous, c'est elle seule qu'il faut guérir. Les brutes sont bornés au physique; leur vie est dans leur sang, leurs maladies sont donc purement physiques; mais l'homme est doué d'une ame. Quand cette substance céleste est malade, le corps est en mauvais état; c'est donc cette ame qui souffre, c'est elle qu'il saut rendre à la santé. Or des Docteurs purement automates prétendent vous guérir, comme les bêtes, par quelques simples ou autres remedes matériels, ne considerent dans vous que le physique. Vous êtes des machines d'un ordre supérieur, qui a des rapports avec tout l'Univers; il est donc indispensable, pour vous guérir, de connoître le grand ressort du monde. Il y a dans P'Univers une vertu magnétique, qui étoit, pour les anciens, une qualité occulte, qui est à présent connue de quelques mortels favorisés de la nature supérieurement organisés. Cette vertu magnétique est comme un courant de vie qui anime tous les êtres; mais ces différens êtres y participent plus ou moins. Il est des infortunés qui s'abreuvent moins que les autres au courant de la vie, qui, privés de cette sève heureuse, languissent dépérissent: tel est votre état, mes chers malades. Mais il est aussi des favoris que la nature a organisés d'une maniere céleste, qui savent se rendre maîtres de ce courant de vie, en faire passer l'heureuse influence dans le sein des malades qu'ils en voient privés. C'est à ces mortels supérieurs qu'il vous faut recourir. Tandis que les gens passés Docteurs de la Faculté vous traiteront comme de stupides animaux, croiront vousguérir par des simples, des potions sans effet, autres remedes puérils, nous vous ntraitons ici selon le rapport que vous avez, mes amis, avec le systême du nmonde. Nous voyons les choses dans le grand, nous les administrons de meme. Nous saisons couler dans votre sein ce fleuve aimateur, qui forme la vie de tout ce qui respire. Des hommes supérieurs ont, dans tous les siecles, entrevu cette dottrine. Les Egyptiens en faisoient usage; les Mages, d'où vient encore le nom de Magiciens, connoissoient l'influençe des astres sur nous, savoient se rendre maîtres de cette influence, pour opérer, par ce moyen, le bonheur de leurs semblables. Des hommes qu'on a cherché à ridiculiser sous le nom d'Astrologues, ont eu le même fecret, que la nature leur révéloit par l'aptitude qu'elle leur donnoit de diriger à leur gré cette influence. Telle est, chers malades, la doctrine que nous professons, tel est le secret par lequel nous saurons vous guérir. Vous avez vu les grandes choses que nous avons déjà opérées en votre faveur. Nous vous avons sfait sortir du monde terrestre, où vous végétiez; nous vous avons transportés dans un monde idéal, où nous saurons vous régénérer. Félicitez-vous donc d'être des ignorans, de n'être pas bridés par les préjugés des faux savans, puisque cette heureuse ignorance nous donne la facilité de vous plonger dans une illusion qui vous procurera la santé. Sachez concevoir le degré que vous tenez dans la chaîne des êtres. Sentez que vous êtes des bêtes, en comparaison des intelligences supérieures; que nous vous traitons comme d'heureuses machines soumises à notre ascendant, dont nous mettrons à profit l'imbécillité fortunée, pour leur bonheur notre gloiren. Il est clair que ces Messieurs nous regardoient comme des stupides, dont ils se jouoient évidemment. Ils nous le disoient; tous leurs auditeurs, traités de bêtes, prouvoient qu'ils méritoient ce nom par l'air d'admiration que la plupart offroient visiblement, qu'on ne pouvoit méconnoître à leur bouche béante. Ensuite ces heureux ignorans, qui ne comprenoient pas toutesles belles choses qu'ils avoientadmirées, allerent, comme moi, dans la salle voisine, pout les communiquer les expliquer à leun belles. Ils dirent à ces jeunes personnes, qu'il y avoit un courant de vie qu'on feroit couler chez elles; qu'ils étoient des bêtes; qu'elles en étoient aussi; mais que c'étoit tant mieux, parce que leur maladie étoit imaginaire, qu'en ne comprenant rien au traitement, elles seroient bien mieux guéries. Toutes les belles admirerent, de si rares merveilles, regarderent comme de grands Docteurs les ignorans qui les leut exposoient d'une maniere si savante. Pour moi, j'approchai de ma nouvelle Maîtresse la petite Anguillette: je lui ex posai les choses aussi savamment qu'aucun autre: je la fis rire comme une petite folle; mes caresseslui en apprirent autant que mes raisons. Bientôt on nous fit passer dans la salle des crises. On nous banda, à tous, les yeux pour nous y conduire. Nous restâmes long-temps privés de la lumiere; je sentois, pour mon compte, des mains délicates qui me chatouilloient. J'éclatois de rire, comme il est d'usage dans cette circonstance. J'entendois rire les autres ignares; d'où je concluois que nous étions tous chatouillés. Voilà, me disoisje, une guérison qui commence fort gaîmentn. Nous étions pressés dans les bras de personnes du sexe; l'imagination s'allumoit par l'effervescence qu'on faisoit naître dans le sang des prétendus malades. Enfin, l'on nous débanda les yeux. Nous nous vîmes tous assis dans une salle décorée avec une volupté enchanteresse. Chacun de nous portoit sur ses genoux le doux fardeau d'unetrèsaimablenymphe, qui avoit sans doute rempli à son égard le rôle de chatouilleuse. Il y avoit, au milieu de la salle, deux statues qui paroissoient de marbre blanc: je dis qui paroissoient; car, à les bien considérer, on appercevoit que ce n'étoit qu'une imitation. Illes avoient bien le luisant, la couleur, le veiné du marbre poli; mais il sembloit qu'on leur entrevoyoit une certainemollesse. L'unereprésentoitunhomme, l'autre une femme, tous deux nus, mais de la forme la plus belle. Les hommes serangerentautour de la statue defemme, les femmes autour de celle d'homme. Après iférentes cérémonies mysiqes operées par les Docteurs pour magnétiser les statues on vit cesfigures s'animeraugrand étonnementdelasso blée admiratrice. Chacun, à son tour, approcha de la statue, qui le toucha, le palpa, le magnétisa d'une maniere capable d'opérer sur le tempérament aussi bien que sur l'imagination. Notre statue de femme étoit fort belle, par conséquent douée de ce qu'il falloit pour faire impression sur des hommes. Je voyois que la statue d'homme n'avoit pas moins de puissance sur les femmes. Quand tout le monde eut été palpé, les deux statues se mirent à danser ensemble une danse très-voluptueuse, je dirois presque lascive. La musique s'accordoit trop bien avec cette danse: au bout d'un moment on nous y fit tous prendre part. Chacun donna la main à sa chacune. Je dansai avec ma petite Anguillette, qui, malgré son air d'innocence, étoit d'une vivacité d'une pétulance charmantes. Nous pafsâmes ainsi une soirée fon agréable, qui fut couronnée par unrepas délicieux. Après le souper la danse recommença, pendant laquelle chacun s'esquiva, plus tôt ou plus tard, avec sa Déesse. Chaque couple fut conduit à son appartement. Je fus installé avec mon Anguillette dans ma chambre, qui étoit fort voluptueusement meublée. Il y avoit deux lits jumeaux, l'un pour ma compagne, l'autre pour moi, avec la permission tacite, sans doute, de n'en déranger qu'un. C'est ici qu'il faut abandonner les Lecteurs aux suppositions qu'ils formeront chacun selon leur caractere, selon ce qu'ils auroient fait eux-mêmes en pareille circonstance. Il est très-sûr que je n'étois déjà plus malade. Je demandai à ma compagne si elle l'étoit encore. Oh! non, me répondit-elle avec transport; je ne me suis jamais si bien portéen. Je questionnai beaucoup cette jeune personne. Sa conversation étoit font agréable; mais, malgré son air de candeur d'ingénuité, je la trouvai fort mystérieuse. Elle paroissoit avoir plus d'usage qu'une Agnès de son âge n'en faisoit pressentir au premier coup-d'œil; d'ailleurs, malgré la grande réserve qu'elle avoit affectée d'abord, je ne pouvois plus la prendre pour une novice. Quoique je me sentisse parfaitement guéri, mes Docteurs me firent poursuivre le traitement pendant quelques jours, pour bien assurer ma guérison me mettre à l'abri d'une rechute. On me sit mener la plus joyeuse vie. Tous les plaisirs artistement variés remplissoient tous nos instans, ne nous laissoient point de vuide. Le lendemain de ma premiere jouissance, on m'envoya une statue de bronze pour me palper. Cette figure, très-bien imitée de l'antique, représentoit une femme de la plus rare beauté. Je fus étonné de la voir entrer majestueusement dans ma chambre. Elle me tendit les bras, je m'y précipitai. Elle me toucha d'abord, comme eût pu faire un Médecin Magnétiseur. Peu à peu elle mit plus de mollesse, de volupté dans ses manieres. Enfin, quand elle s'apperçut qu'elle faisoit impression sur moi, elle se débarrassa, je ne sais comment, d'une enveloppe bronzée qui la couvroit; je vis, avec autant d'enchantement que de scandale, une très-belle femme, dans un état que je ne puis décrire. Elle étoit d'une blancheur éblouissante, le parut doublement, quand elle sortit de ceut enveloppe sombre triste. Je sents que j'étois tombé dans une maison son peu décente; j'en voulus de nouveau à l'Abbé qui m'y avoit conduit. Je concevois qu'il falloit que les Docteurs prissent une voie plus honnéte pour pour guérir leurs malades. Il y avoit trop à réformer dans leurs procédés; un établissement de cette sorte ne pouvoit subsister. Je ne pus m'empêcher de faire quelques représentations à ma statue dépouillée, sur l'indécence d'une pareille conduite. Elle courut se cacher dans un de mes deux lits, pour dérober à mes yeux des appas dont la prostitution me scandalisoit. Elle parut pénétrée de mes remontrances; je vis couler ses larmes, j'en fus attendri. Alors il m'arriva ce qu'on voit tous les jours arriver à des femmes honnêtes, dévotes même, qui veulent se mêler de convertir des hommes. Le vice scélérat triompha de l'innocente vertu. Je sus donc la dupe de cette femme, ses pleurs me toucherent, j'eus la foiblesse de chercher à la consoler; ce soin, si honnête dans son principe, me mena plus loin que je ne voulois. Je vis que toutes les prétendues statues de ce beau séjour étoient des hommes des femmes, qui avoient un sourreau de peau bien hermétiquement collée sur la leur. Cette enveloppe étoit peinte en marbre ou en bronze, d'une maniere à tromper. Les yeux de ces fgutes étoient couverts avec un art qui ne les laissoit pas appercevoir, quoiqu'elles ne fussent pas privées de la vue. Il n'étoit pas surprenant que de pareilles statues fissent impression, l'on voit trop en quoi consistoit leur vertu magnétique. Je remarquai, de plus, que toutes les beautés, statues ou non statues, que je voyois dans ce dangereux séjour, étoient à peu près à la disposition de ceux qui se montroient jaloux d'en faire la conquête; ce qui m'inspiroit une répugnance secrete. Je n'ai jamais goûté le libertinage. Mes divertissemens cependant devenoient de plus en plus agaçans. Les statues se familiarisoient avec nous. D'abord elles faisoient leurs rôles de statues; ensuite elles nous palpoient à la maniere des Docteurs magnétiseurs; mais leurs gestes paroissoient ceux de machines qui iroient par ressorts par le jeu d'une manivelle; bientôt après elles devenoient tout fait vivantes. Alors le mélange des bronzées des marbrées étoit piquant. On voyoit d'abord danser des contredanses formées de figures des deux couleurs. Ensuite, nous autres malades, nous entrions en danse, mélés avec ces effigies. Il étoit amusant de voir, là une slatue qui se mettoit en mouvement, plus loin une autre qui dansoit, plus loin enfin, une autre qui sortoit de son enveloppe. Tout ce que je raconte ici se passoit pourtant avec une espèce de décence. On ne pouvoit nier qu'il y eût des graces, de l'enchantement; mais onydésiroit plus d'honnêteté. D'ailleurs il s'y trouvoit, selon l'idée des entrepreneurs, tout ce qui pouvoit guérir des gens qui n'étoient point malades. Le plaisir est comme ce monstre dont parle Eorace, qui a la tête d'une belle femme la queue d'un poisson. Desinit in piscem mulier formosa superné. Si l'aspect en est riant, les suites rendent sérieux. Mon Docteur me conduisit d'abord dans un endroit où l'on recueilloit toutes les beautés qui portoient des marques visibles de ces plaiis, par lesquels on avoit prétendu les guérir. Elles restoient là jusqu'à ce qu'elles se fussent débarrassées de ces ndices d'une conduite peu sage. On prétendoit que leur honneur étoit bien couvert dans cet asile. Elles y entroient ar une maison où elles étoient censées ses en pension, qui communiuoit, sans que personne en sût rien, avec ce secret asile. Elles en sortoient par la même Maison, quand elles étoient débarrassées de leur fardeau; de sorte que le public ne pouvoit se douter ni du plaisir goûté, ni des suites qu'il avoit eues. Je causai avec une des ces pettes femmes, qui étoit déjà rondele. Mal gré l'épreuve à laquelle on l'avo oumise, elle paroissoit avoir conservé une innocence comique intéressante. "Cela est singulier, me disoit-elle, je me croyois bien guérie, voilà que l'incommodité me reprend, personne ne veut plus me magnétiser. J'avois eu, ci-devant, des obstructions, dureté, enflure même dans le bas ventre, suppressions enfin très-inquiétantes: pardonnez-moi de vous tenir ce langage d'une malade. Le régime de cette maison m'avoi guérie; mais je vois renaître à present les embarras, l'enflure, les suppressions je vous le dis tout bas), enfin tout ce dont je me plaignois". L'innocente me laissa entrevoir qu'elt consentiroit encore à être magnétisée par moi. Je ne crus pas devoir profiter d sa bonne volonté. Elle me racontali maniere dont elle avoit été introduit dans cette maison. Je reconnus qu'on l'avoit éprouvée beaucoup moins rigoureusement que moi. La petite personne étoit fort crédule. « Cela est plaisant, disoit-elle, d'être comme cela transportée dans un autre monde. Moi, je m'y trouverois assez bien. Sans le nouvel embarras dont je me plains, qui me force à garder la retraite, je ne demanderois pas à retourner dans l'autre monde; mais je voudrois bien, puisqu'on doit me régénérer me faire un nouveau corps, qu'on effaçât tous les petits défauts qui déparent le mien, qu'on me rendît parfaitement belle. On ne peut jamais l'être trop. Savez-vous quelque moyen pour cela? Je vous croirois très-capable de me rendre aussi jolie que je le désire «. Je fus très-flatté de la bonne opinion que me témoignoit cette petite bestiole; mais je ne cherchai point à lui montrer mon savoir faire. Je vis qu'avec l'aptitude à tout croire, elle n'avoit que des dées très-vagues de tout ce qu'on avoit voulu lui persuader. Mon Médecin me conduisit dans un autre asile, qui pouvoit être nommé le Repentir, où l'on mettoit à part les néophytes qui ressentoient les fruits cuisan de leurs fautes. Là se trouvoient de maladies réelles qu'on guérissoi réellement. Je craignois bien d'ête obligé de venir aussi passer quelque temps dans cette disgracieuse retraite. Ayant commis les mêmes fautes que ces malades, je méritois la même punition. Je sortis de cette infirmerie avec inquiétude, quoique je ne sentisse réel lement aucun malaise qui pût m'e donner. Il restoit encore a remplir une cérémonie qui n'étoit pas fort agréable aux prétendus régénérés; mais qui plaifoit beaucoup aux entrepreneurs. Il falloit paver la régénération. Le plus grand art des Esculapes consistont à mettre leurs contribuables dans la nécessité de les satisfaire, à rendre ces bonnes gens plus généreux qu'is n'eussent voulu l'être. Il n'y eut pas moyen de me dispenser de payer trèsnoblement ces Messieurs. Ils savoient à qui ils s'adressoient, s'assuroient auparavant de la solvabilité de leurs malades. Il étoit enfin question de sortir de ce Temple de la Santé, où l'on n'avoit sait qu'abuser de ce don du Ciel. J'étoisrasasié des plaisirs dont je n'avois pas envie de me glorifier. Je sentois tout ce qu'il y avoit de révoltant dans l'entreprise des Magnétiseurs, je tâchois de le faire comprendre à mon Docteur. Il convenoit de tout ce que je voulois, mne disoit que l'entreprise étoit au berceau, que tous les abus seroient réformés; mais qu'il falloit passer aux gens quelques fautes dans leur apprentissage. Je n'avois point vu l'Abbé Basile, mon introducteur, pendant toute cette caravane; mais j'avois cru reconnoître sa voix. Il faisoit, à l'égard du beau sexe, le rôle d'une statue magnétisée. Il étoit assez bien fait pour remplir ce rôle singulier. J'avois payé, je sollicitois pour qu'on me laissât quitter ce mystérieux asile. Un beau soir, on nous donna une fête particuliere, où le repas, le bal, tous les autres agrémens surent également piquans. Jamais, je crois, je n'avois gouté autant de plaisir dans cette maison digne de figurer à Cythere. Je m'attendois à en sortir le lendemain. Je me couchai, m'endormis dans cette idée. Je fis des songes fort heureux pendant toute la nuit. Le matin je m'éveille, empressé de partir, je regarde autour de moi; je me vois dans mon lit, dans mon propre lit, chez la Princesse Gémesli. Fin du Livre quatrieme. SECONDE SUITE DE L'AVENTURIER FRANÇOIS. LIVRE CINQUIEME. Je fus très-surpris, comme on peut se l'imaginer, de me retrouver ainsi dans mon lit. Je me rappelai l'endroit où j'avois passé plusieurs jours, où j'aurois juré que j'étois encore. Je fus tenté de croire que mon séjour dans cette singuliere habitation n'étoit qu'un rêve; mais, en dépit des apparences, les circonstances en étoient trop présentes à mon imagination, pour que je pusse douter de leur réalité. Tout à coup mon domestique entra dans ma chambre, me voyant éveillé, il parut fou de joie. "Ah! triomphe! victoire! s'écria-t-il, vous êtes enfin éveillé! -- Comment, éveillé? lui dis-ie. -- Oui, mon cher Maître, reprit-il, comment vous sen tez-vous, après un sommeil de près d'un mois?.. Oh! voilà une singuliere maladiel On n'a jamais rien vu de pareil... Mais vous voilà frais comme une rose". Je restois stupéfait, ne pouvois articuler une parole. Le fripon alla chercher le portier deux autres domestiques. "Voyez, leur dit-il, le voilà réveillé. N'est-il pas plus frais plus vermeil qu'il n'a jamais été?.. après avoir dormi si long-temps... C'est un vrai prodige". Tous les domestiques s'écrioient: "C'est un vrai prodige". Tous me félicitoient d'être si bien portant, après avoir dormi si long-temps. Chacun s'extasioit à l'envi sur une si rare aventure. Je restois muet stupéfait. Mon Médecin entra. "Monsieur, lui cria-t-on, il est éveillé. -- Ah! tant mieux, dit-il en m'embrassant; j'en suis ravi. Il y a long-temps que je fréquente les malades, j'en ai vu de bien désespérés; mais jamais je n'ai rien vu de si extraordinaire qu'un sommeil d'un mois; au reste, cela n'est pas sans exemple.Tous nos Auteurs font mention d'accidens semblables; mais le cas est très-rare, peut passer pour merveilleux. -- Comment, Docteur, lui dis-je, vous osez être complice d'un pareil jeu, vous qui m'avez vu si souvent dans la retraite indécente où l'on m'avoit conduit? -- Mon cher ami, me répondit le Docteur Buonafede, je crains que vous ne soyez pas encore bien éveillé". Pour lui prouver que je l'étois, je lui détaillai plusieurs circonstances qu'il devoit savoir aussi bien que moi; je lui rappelai sur-tout ce qu'il m'avoit dit plusieurs fois, pour justifier les absurdités que je reprochois à son entreprise, qu'elle n'étoit pas perfectionnée, qu'on n'alloit encore qu'à tâtons, qu'on se proposoit de réformer. "Mon bon ami, me dit-il, prenez bien garde à tous ces propos sans suite qui vous échappent. Savez-vous que si des gens qui vous connoîtroient moins, vous entendoient parler ainsi, ils croiroient qu'un grain nde folie a succédé à votre sommeil extraordinaire. Cela n'est pas sans exemple dans de pareilles circonstances". Je ne pus entendre parler ainsi le maudit Docteur, sans mpauence, ou plutôt sans colere. Il témoigna, sur mon état, une inquiétude qui m'offensa vivement. L'Abbé, mon introducteur, ne tarda pas à paroître. Je voulus lui sauter au collet. On me retint. Il affecta beaucoup d'étonnement. "Monsieur l'Abbé, lui dit le Docteur, ne craignez rien, ce ne sera rien; c'est une suite assez naturelle d'un sommeil si extraordinaire; mais cela ne durera pas. L'essentiel c'est qu'il est éveillé. -- Oh! j'en suis enchanté, répondit l'Abbé; de plus, il est en bonne santé, ce me semble. Vous voilà en bon train, mon cher Chevalier, nous ne tarderons pas à vous guérir radicalement. Quand voulez-vous que nous allions dans l'endroit dont je vous ai parlé? -- Comment, malheureux, lui répondis-je, ne m'y avez-vous pas mené? Ne vous souvenez-vous pas des plaisirs scandaleux que vous m'y avez procurés, d'un mois presque entier que vous m'y avez fait passer? Ne vous rappelez-vous pas le cimetiere où vous m'avez conduit? -- Mon cher ami, répliqua l'Abbé, vous m'affligez de parler ainsi. Je ne sais ce que vous voulez dire. Jn'ai pas mis le pied dans aucun endroit scandaleux. -- Comment, repris-je, vous n'étiez pas l'une des statues qui dansoient?" A ces mos, tout le monde éclata de rire. "Mais, mon cher ami, reprit le Docteur, daignez donc réfléchir sur ce-que vous dites. On vous a mené goûter des plaisirs dans un cimetiere, Monsieur l'Abbé étoit une statue dansante. Peut-on s'empêcher de prendre ces propos sans suite, pour les écarts d'une imagination déréglée?" Je regardai autour de moi. Je vis que tous ceux qui m'entouroient paroissoient me cronre dans le délire. J'en fus tout à fait honteux, je n'osai presque plus insister sur ce que j'avois vu. Non que je doutasse de ce que j'avançois, que j'adbérasse à ce qu'on vouloit me persuader que j'avois dormi si long-temps; mais je n'osois plus soutenir ce qui me faisoit passer pour un fou. Je voulus savoir si la Princesse étoit, à mon égard, dans la même idée que toute sa maison: je descendis chez elle. Cette noble amie me reçut avec sa tendresse ordinaire: "Mais, mon cher ami, ajouta-t-elle après les complimens ordinaires, qu'est-ce donc que l'on dit? Est-il vrai que vous avez dormi pendant un mois? -- Quoil ma chere Princesse, répondis-je, vous donnez aussi dans l'erreur générale? Si j'avois dormi depuis un mois, ne le sauriez-vous pas depuis longtemps? n'auriez-vous pas eu la bonté d'envoyer chaque jour savoir de mes nouvelles, n'auriez-vous pas appris que j'étois absent? -- Ié mais, mon enfant, reprit-elle, j'arrive, j'apprends cela dans le moment. J'ai été aussi un mois absente; mais puisque vous avez été je ne sais où, racontez-moi donc cela. Où vous a-t-on mené? Que vous est-il arrivé"?.... Alors je fis à la Princesse un récit abrégé de ce qui m'étoit arrivé depuis un mois, je lui racontai toute l'histoire du Magnétisme, ettant seulement certaines foiblesses dont j'étois honteux. Tandis que je parlois, elle m'examinoit d'un œil perçant, où se peignoit la compassion; elle branloit la tete, en disant: "Il n'est que trop vrai. -- Quoil ma Princesse, m'écriai-je, est-ce que vous vous joindriez à mes ennemis pour me croire dans le délire? -- Mais, mon enfant, me répondit-elle, que voulez-vous que je dise? Là, de bonne foi, jugez-vous vous-même, avouez que tout ce que vous avez raconté là est bien extraordinaire, bien peu croyable. – Cela peut être extraordinaire, repris-je, mais je vous jure que rien n'est plus vrai"; j'ajoutai tout ce que je pus imaginer de plus convaincant pour prouver à la Princesse que j'avois du bon sens. Dans ce moment, le fourbe de Médecin entra. Il affecta un air désespéré. "Hé bien, lui dit ma Bienfaitrice, il paroît que vous avez raison. Le pauvre malheureux"! Je voyois que ma rhétorique avoit joliment réussi. J'étois cru décidément fou. Je n'avois plus qu'à me présenter à mon Adelaide avec cette belle réputation-là. J'osai cependant demander des nouvelles de cette rigoureuse beauté. "Je ne sais que vous dire, me répondit la Princesse; je n'y comprends rien: j'ai beau plaider en votre faveur; je ne puis plus rien gagner sur elle; j'ai perdu sa consiance. -- Et moi j'ai perdu son amour, m'écriai-je douloureusement. Me sera-t-il permis, du moins, de la voir, d'aller me justifier à ses yeux? -- Mon bon ami, répondit ma noble amie, je ne vous conseille pas de le faire à présent dans l'état où vous êtes. -- Dans l'étatoù je suisl repris-je avec douleur.... Je suis bien malheureux. J'ai perdu le cœur de mon amante; pour comble de disgrace, on veut me faire passer pour fou. Il y a de quoi me le faire devenir". Je quittai la Princesse profondément affligé. Je cherchai dans ma tête à bien examiner les choses. "Mais suis-je donc fou, me disois-je? ai-je dormi? ai-je rêvé, comme on me le soutient? A propos, j'ai un moyen de m'assurer du fait. J'avois cent sequins sur moi; il me semble que je les ai donnés chez ces charlatans. Voyons s'ils sont encore dans ma bourse. J'y mets la main, point de sequins. Ah! les friponsl m'écriai-je. Cela est indubitable, on veut me faire passer pour fou; c'est un complot formé par mes ennemis. Mais j'ai été chez les Magnétiseurs; je le prouverai: j'y ai dépensé mon argent". Je remontai chez moi. Mon valet me parla toujours sur le même ton. "Tiens, malheureux, lui dis-je, vois si je n'ai pas été réellement conduit dans l'endroit dont je t'ai parlé. Tu sais que j'avois cent sequins; je les ai dépensés; je ne les ai plus à présent: qu'as-tu à répondre a cela? Non, Monsieur, me répondit le coquin, vous ne les avez point dépensés; c'est moi, mon cher Maître, qui ai été obligé, pendant votre sommeil, de les employer pour votre soulagement. Oh! je vous présenterai mon mémoire; vous verrez si je suis fidele àmon Maîtren. Je restai confondu. Cependant je commençois à sentir un certain malaise. Toutes les nuits je souffrois des douleurs sourdes, je rêvois toujours Anguillette, la prétendue innocente à laquelle je les devois. De même que quand on couve une indigestion, on a des rapports empreints du goût de quelque mets qu'on a mangé, l'on juge que c'est ce mets mal digéré qui cause l'indigestion; de même je sentois les avant-coureurs d'une maladie à laquelle je m'étois exposé; je jugeois que j'en étois redevable à cette perfide sainte Nitouche. Enfin, la secrete incommodité, que je craignois, se déclara décidement. J'en fus d'autant plus humilié, qu'il m'étoit impossible de nier que je l'avois méritée. Ce fut alors que je me jugeai indigne, non seulement d'Adelaide, mais même de tout son sexe. Souillé d'une contagion impure, mes embrassemens devenoient, en quelque sorte, pestiférés. On devoit me fuir comme un être immonde, indigne de posséder une chaste épouse, qui respireroit peut-être la mort entre mes bras; indigne de donner le jour à des enfans qui, puisant la vie dans une source mfectée, pourroient me reprocher, par la suite, leur existence déplorable, languiroient sous mes yeux, victimes innocentes de mes égaremens. Accablé de honte, j'allai confesser ma faute dévoiler mon état à un Chirurgien. Il me soumit à une visite aussi humiliante que l'aveu que je lui avoit fait. Mais, à mon grand contentement à ma grande surprise, il ne fit que rire de mon indisposition, m'assura que je n'avois qu'une bagatelle, dont il me débarrasseroit dort aisément sans me soumettre à aucun régime particulier. Vous avez, me dit-il, ce petit inconvénient de commun avec les éros les Rois mêmes. En cueillant des roses, devez-vous être surpris d'avoir été effleure par une légere épine? Ce secourable mortel me consola beaucoup, me releva même un peu à mes yeux. Je recommençai à soulever mes regards vers le Ciel, à ne plus rougir de moiméme. J'osai regarder mes semblables; mais je n'en fus pas moins piqué contre l'indigne Abbé qui m'avoit conduit dans ce bourbier. Il vint, pour son malheur, dans un moment orageux, où j'étois au comble de mon indignation. Je l'accablai de justes reproches; , joignant le geste aux paroles, je lui donnai une correction très-marquée, dont je ne le vis pas aussi révolté que je l'aurois cru. Il me parut fait à de pareils présens; la rupture seule de mon bâton put me faire penser à mettre fin à cet acte de justice. Satisfait de cette petite vengeance, j'enris moi-même après; , tout occupé des moyens de rétablir ma santé, je ne pensai plus à cette misere: j'avois dans la tête d'autres inquiétudes. Je ne pouvois me procurer des nouvelles de mon Adelaide. Chéri, dans le sein duquel je voulois épancher ma douleur, Chéri paroissoit me fuir: il étoit entré au service de l'Empereur. Il se voyoit idolâtré de tous les jeunes Officiers qui me l'enlevoient tousles jours. La Princesse seule continuoit de m'honoter du plus tendre intérêt; mais je la voyois mélancolique languissante. Pour comble de disgrace, j'appris, par une de ses femmes de chambre, qu'elle n'ignoroit pas la petite maladie que je cherchois à cacher; que Chéri en paroissoit instruit comme elle, que le bruit en étoit parvenu même jusqu'aux oreilles d'Adelaide. L'excès de ma confusion me fit rentrer sous terre à cette nouvelle, je me retrouvai de nouveau le dernier des hommes. Tandis que je m'occupois à me guérir de cette infirmité, on songeoit à me faire traiter d'une autre, dont le siége est tout différent. Un beau matin, je fus cité, pour la seconde fois, devant le Gouverneur, qui me demanda s'il étoit vrai que j'eusse eu querelle avec un Ecclésiastique, qui se plaignoit d'avoir été blessé par moi. Je lui répondis qu'il n'avoit point été question de querelle, que ce n'étoit qu'un acte de justice, par lequel j'avois puni un polisson qui le méritoit; que la maniere dont je l'avois traité ne faisoit point de blessures, mais simplement des contusions. "Fort bien, reprit son Excellence; c'est avec cet air leste dégagé que vous avouez une violence qui mériteroit punition, si vous n'étiez pas dans l'état dont on m'a parlé"!... A ces mots, M. le Comte me renvoya devant un Magistrat chargé de m'interroger de recueillir les dépositions qui seroient faites pour ou contre moi. Je comparus devant le vénérableRobin, qui me demanda, d'un ton magistral, de quel droit javois porté la main sur un homme d'un état respectable; pourquoi je l'avois traité de la maniere la plus outrageante. Je répondis qu'il avoit abusé de ma confiance, en me conduisant dans un lieu scandaleux, où j'étois très-fâché d'avoir mis le pied, où ma bourse ma santé avoient été endommagées. Le Magistrat exigea que je lui expliquasse quel étoit ce lieu scandaleux; , de questions en questions, je me trouvai engagé dans le récit de ce qui m'étoit arrivé d'extraordinaire pendant près d'un mois: récit qui m'avoit déjà fait passer pour sou dans la maison de la Princesse Cémelli, qui produisit le même effet dans cet interrogatoire, Je ne pus m'empêcher de déclamer contre les Médecins, que je taitai de charlatans. Il y avoit là deux Esculapes chargés de m'examiner; ils avoient ricané pendant tout mon récit; mes yeux les avoient, plus d'une fois, menacés d'une juste puntion. Ils dirent au Juge: "Cela est clair", & voulurent me tâter le pouls. Je retirai ma main avec indignation. "Vous le voyez, dirent-ils au Magistrat; il sussit d'observer ses yeux égarés furieux. D'ailleurs, c'est une maladie de famille".... Il y avoit là sur le bureau un tome des Mémoires de mon pere: on y voit qu'il a été mis à Bicêtre, comme fou. "C'est parce qu'il l'étoit sûrement, dirent ces Messieurs". Le Juge parut convaincu. Il me sembla que les deux indignes Médecins, aussi bien que le Magistrat, étoient payés pour me déclarer sensé. Ils me dirent gravement: Cela suffit, me renvoyerent. Le Juge parla cependant à l'oreille à quelqu'un qui sortit sur le champ, courut d'un air affairé. Je témoignai aux trois personnages tout le mépris qu'ils m'inspiroient; ce qui ne fit qu'empirer ma cause. Cependant, comme on ne m'avoit point prononcé de jugement, je comptois retourner tranquillement chez moi; mais à ma sortie du Palais de ce Tribunal inique, je fus arrêté par des Sbires. Je me défendis vaillamment avec ma seule canne; car j'étois sans épée. J'en jetai plusieurs dans la boue; mais je fus accablé par le grand nombre. On me lia; on me garrotta. J'entendois le Peuple dire autour de moi: "C'est un fou; c'est dommage". On me plaignoit; mais tout le monde paroissoit intimement persuadé que j'étois fou. Je frémissois: "Je vais donc, me disois-je, être enfermé, enchaîné, comme mon pere, aux Petites Maisons, dans une loge de fou": ce qui est un véritable supplice pour quelqu'un qui ne l'est pas réellement. Je fus agréablement surpris de me voir transporter à l'ôtel-Dieu. Je ne pouvois comprendre pour quel but on m'y entraînoit. "Hé bien, me disois-je, puisnque je suis malade, on m'y guéra". Je fus conduit, en effet, dans une salle assez propre; on me mit dans un lit; mais on m'y garrotta. "A propos de quoi? m'écriai-je". On ne se pressa pas de me répondre. Je m'apperçus que les autres malades étoient garrottés de même. On commença par me saigner du pied; on m'appliqua ensuite les fang-sues. Je demandai pour quelle raison. Un malade, mon voisin, me répondit: "C'est pour vous donner les hémorrhoides. -- A propos de quoi? lui dis-je. -- C'est, reprit-il, pour vous dégager la tête. -- Hé, je n'ai pas la tête malade, repartis-je. -- Et vous ne voyez donc pas, répliquatil, que, vous moi, l'on prétend que nous sommes insensés? Nous voilà ici dans la salle des fous; vous voyez de quelle maladie on nous traite ". Je me sentis excessivement humilié d'un pareil traitement. J'en devins furieux; mais c'étoit donner des armes contre moi que de laisser éclater ma fureur. "Ah! m'écriai-je avec amertume, dans sa loge de Bicêtre, mon pere fut moins malheureux que moi". Les Médecins vinrent me visiter. On m'examina beaucoup la tête; on me la frappa comme un tonneau que sonde un Rat de cave. Quelqu'un parla de me trépaner. "Malheureux, m'écriai-je, voulez-vous me rendre fou? ai-je eu la tête fracassée, pour être soumis au trépan"? Un Dosteur moins pressé, dit: "Adagio. Commençons par la douche; si elle ne produit rien, nous en viendrons au trépan". En conséquencequence, on me mit sous une fontaine, l'on fit tomber l'eau, avec violence, sur mon malheureux chef, dont on avoit préalablement coupé les cheveux. Oh! j'eus lamtête cruellement lavéel On sent combien je devois frémir rougir en même temps d'un pareil traitement. Après cette trop longue épreuve, on me reporta dans mon lit, la tête ébranlée tout étourdie. Les cruels avoient juré que j'étois fou, ou que je le deviendrois. Je voulois écrire à la Princesse émelli; mais garrotté, comme je l'étois, comment pouvoir écrire? Le second jour de ma détention, une tès-aimable compagnie vint voir mon voisin le malade, avec lequel j'avois déjà lié connoissance, qui paroissoit m'avoir pris enamitié. Il se trouvoit, dans la compagnie, quelques Dames très-aimables. J'y voyois, entre autres, une jeune Demoiselle, à peu près de l'âgé de mon Amante, presque aussi belle qu'elle: il me sembloit que je reconnoissois, dans les traits de cette chmmante pensonne, un mélange dè eux d'Adélaïde de Scintilla. Elle mémut vivement dès le premier coup'œll je aroyois entrevoir dans ses rejads une impression réciproque d'intérêt. Mon compagnon le malade ne présenta gravement à ces Dames, en leur disant: «Mesdames, j'ai l'honneur de vous présenter ce Monfieur garrotté, qui est fou comme moi". Il vouloit faire entendre sans doute par-là que je n'étois pas fou; car apparemment il se supposoit parfaitement dans son bon sens. M. le garrotté, Chevalier de Rosamene, salua ces Dames aussigalamment qu'il pouvoit le faire dans ceue circonstance. La compagnie me répon dit, en souriant, par une légere inclination de tête, par quelques signes de complaisance de bonté. Mais lldemoiselle Artémise, c'est le nom dela jeune personne dont je viens de parle, me rendit très sérieusement une révérence bien profonde, qu'elle accompagna d'un regard plein d'unsttendre iérêt, que j'en fus pénétré jusqu'au son du cœur. On se mit à caufer de matiere au-dessus du langage ordinaire. Mon camarade soutint la conversation comn un homme d'un bon sens consomnt. Tout ce que je dis parut aussi me fai honeur; je vis toutesles Dame entre autres, me regarder avec un térêt mêlé, je dirois prsque d'admi tion,. Personne ne seseroit douté, aun de noblesse de décence qui régnoit dans la conversation, qu'il y avoit là deux prétendus fous. Je racontai quelques unes de mes aventures, qu'on parut écouter avec une sorte d'enchantement, dont je fus justement flatté. Tandis que je jouissois du plaisir que je paroissois inspirer, au milieu de l'enivrement que j'éprouvois à faire une impression si favorable sur une compagnie dont j'étois si charmé, on vint m'enlever pour me conduire au lieu où l'on administre les douches. On proposa aux Dames de leur procurer le plaisir de ce spectacle. Elles me suivirent toutes, surprises affligées de la maniere leste cavaliere dont on me taitoit. On me posa l'on m'assujetit htête sous la fontaine, l'on me lava le crâne aussi impitoyablement que la veille. Ce traitement devoit me paroî-te humiliant; mais le souffrir devant ces Dames, devant la touchante Artémisel ô Dieu? voir succéder la pitié, oui, la simple pitié, à l'admiration que j'avois vue, pendant notre conversation, le peindre dans leurs yeux Je frémissois, ,malgré les efforts que je faisois poaur me contenir, l'indignation devoit clater sur mon visage: "Allons, mon ami, me disoient ces Dames, prenez patience, c'est pour votre bien". J'en prends à témoins toutes les Puissances du Ciel; c'est-là ce qui me depitoit le plus. "Quoi me disois-je, les monstres triomphent! Malgré toutce que ma conduite mon langage offrent de bon sens, on me croitfou, sur leur décision, sur leur traitement"! La petite Artémise, je dois le dire pour ma consolation, n'offroit pourtant rie qui me désobligeat dans ses regards. Je n'y voyois qu'une pitié noble tendre, où il n'y avoit rien d'humiliant pour celui qui en étoit l'objet. La compagnie eut la constance d'assister à toute l'opération, de me voir reporter dans mon lit. Ensuite on prit congé de mon camrade de moi. M. le Chevalier de Rosamene, malgré sa tête lavée, fut honoré d'un sourire flatteur d'un soupçon de révérence de la part de ces Dames; mais la révérence de la fidele Artémiste fut encore sérieuse, profonde, atcompagnée d'un regard qui me pénéna jusqu'aucœur. On promit de revenirme voir dès le lendemain. On me témor gna qu'on étoit enchanté de ma conver sation; mais on ajouta, sans doute pou modérer ma vanité, qu'on désiroit q les douches opérassent un bon effet, qu'on se flattoit de me voir bientôt parfaitement rétabli: compliment révoltant, qui me déclaroit fou. Artémise ne parut point adopter une façon de penser si offensante à mon égard. Le lendemain ma généreuse Princesse vint me voir, avec une grande Demoiselle faite au tour, qui avoit la tête ensevelie dans une grande caleche; mais que je reconnus pour mon Adélaïde, quoique je ne fisse que l'entrevoir. Mon cœur vola au devant de ce couple chéri. "Ah! mon cher ami, me dit la Princesse, que vous devez nous en vouloir de n'être pas venues plutôt vous rendre visite! Je vous jure que nous ignorions parfaitement le lieu de votre retraite, malgré toutes les diligences que nous faisions pour le découvir: nous ne l'apprenons que dans la minute". Adélaïde tomba à genoux auprès de mon lit. "Mon cher ami, me dit-elle, pardonnez-moi votre malheur: j'y ai peut-être contribué. "Ah! si je le croyois, je me détesterois". Je vis, avec douleur, que ces deux Beautés aussi me croyoient réellement fou, que mon Amante aignoit d'avoir contribué, par ses rigueurs, à me mettre dans cet état Ah! qu'osez-vous penser, lui répondis-je, ma chere Adélaïde? Pouvez vous donc vous résoudre à croire que j'ai perdu l'usage de la raison? Ne seroit-ce pas me juger indigne de vous, par conséquent me condamner à ne vous posséder jamais? Ah! mes cheres amies, je prouverai que ma raison n'est point aliénée. Mes deux anges tutélaires commençoient à le croire, me regardoient avec une sorte d'extase. Tout à coup on vient m'enleve comme la veille, malgré ma résistance, pour m'administrer les douches. Les deux tendres amies m'y suivirent. J'eus encore la tête lavée, cruellement lavée devant elles. Il falloit que je subisse une si humiliante épreuve devant toutes les personnes dont l'estime pouvoit me flatter. Mes deux Beautés parurentme plaindre; mais elles me disoient aussi: C'est pour votre bien; ce compliment devoit me mettre en colete, même contre elles. On me reporta dans mon lit. La Princesse fit ses générosités, en me recommandant fortement. On promit que je serois bien traité, l'on tint parole. Ma chere bienfaitrice mon Adelaide me quitterent, après m'avoir embrassé tendrement. Elles me protesterent qu'elles alloient faire tous leurs efforts pour me tirer bientôt de cette rigoureuse captivité. Je les vis partir avec le plus grand regret. J'avois eu soin de leur présenter réciproquement le fou, mon voisin, qui avoit des intervalles très lucides, mais qui étoit pourtant réellement fou. A peine ces Dames étoient-elles parties, que celles de la veille revinrent. Elles m'aborderent de l'air le plus amical: mais la jeune Artémise, à un sourire celeste, à une rougeur enchanteresse, joignoit un respect égal à sa tendresse, qui étoit donblement flatteur pour mo dans cette circonstance. La couversation se lia comme la veille, fut aussi intéressante. On me fit détailler tout au long l'histoire qui m'avoit fait passer pour fou. Je la racontai avec tous les détails susceptibles d'être racontés devant des Dames, je mis dans mon récit une suite une liaison qui annonçoient du bon sens. Les Dumes parurent enchantées de ma narration. Artémise étoit comme suspendue au fil de ma voix. "Mais en effet, dit sa mere, j'ai entendu parler de quelque chose comme cela. Ce n'est point une chi mere; j'en suis certaine. Oh! m voilà convaincue de votre bon sens. Ce jeune homme a des ennemis". Elle appela le premier Médecin. "Monsieur, lui dit-elle, voilà un homme qui n'est pas fou. -- Cela se peut bien, Madame, répondit-il. Vous voyez l'efficacité de nos remedes; le voilà déjà guéri. -- Je n'ai jamais éte fou, m'écriai-je; vous m'avez traité d'une maladie que je n'avois pas. Vous l'entendez, Madame, reprit le Médecin; nous avons trop tôt chanté victoire; il n'est pas encore tout à fait guéri; mais il est beaucoup mieux. -- Monsieur, réprit la Dame, il aété conduit chez des Charlatans qui se vantent de guérir par le magnétismne nanimal: connoissez-vous cela? Chimere que tout célal reprit l'Es'culape. Fou, archi fou qui va là 'chercher la santé! – Mais, reprit la Dame, vous devez du moins délivrer ce jeune homme. -Voyons, répliqua le Dbcteur, voyons du moins s'il en est temps". A ces mots, il mit ses lunettes, me tâta le pouls la tête, approcha son oréille de la mienne, pout ntendre si mes artéres ne battoien point trop fortement. "Hem, il seroit, dit-il, peut-être encore opportun de le laisser quelque temps garrottè; mais pour complaire à Madame, il n'y a rien qu'on ne fasse. Garçons, déliez ce malade, qu'il n'ait plus que les mains attachées. -- Non, Monsieur, reprit la Dame, j'exige absolument qu'il soit parfaitement libre.". Le Docteur m'examina encore de plus près, dit: "Qu'il soit donc fait ainsi que l'ordonne Madame, nquelque danger qu'il y ait à cela. On en sera quitte pour le veiller de plus près". Dès que je fus libre, je baisai respectueusement la main de ma chere biensaitrice, j'osai en faire autant à celle de la jeune Artémise, dont le visage se couvrit d'une rougeur charmante. "Surtout, ajouta la Dame, qu'on le traite avec douceur, qu'on ne le laissé manquer de rient -- Maman, insinua la timide Artémise, laisséra-t-on toujours Monsieur exposé à recevoit la cruelle douche? -- Nou, sans doute, reprit sa mere. M. le Docteur, j'exige absolument que vous le disnpenséz de cette inigne ablution". Le Docteur y consentir. Mon camaradé le fou disoit: "C'est fort bien fait A mon tour à présent". Son tour ne venoit point, il en étoit tout surpris. La mere d'Artémise reprit: Je vous laisse un témoin qui m'insntruira de votre conduite. Ma fille reste ici. Il y avoit long-temps qu'elle se croyoit appelée par le Ciel au service des malades. Je combattois toujours sa prétendue vocation; j'avois l'esnperance de la faire revenir d'une si étrange résolution; mais depuis nqu'elle a vu ce jeune homme, sa vocation l'a reprise avec tant de force, qu'il n'y a plus moyen d'y résistet. Heureusement elle n'a pas encore prononcé ses vœux. Elle entre donc dès aujourd'hui postulante, à mon grand regret, je l'avoue; je vais la remettre a Madame la Supérieure". A ces mots, Artémise me lança un regard qui sembloit me dire: "C'est npour vous que je fais ce sacrifice". Le Docteur la lorgna, en souriant, avec ses lunettes. "Oh! le petit Ange, dit-il, sa vue seule guérira nos malades; nous envierons leur sort". Je me félicitai tout haut du bonheur que j'allois avoir d'être soiqné peut-être par de si belles mains, je dis que je ne désirois plus de sortit de l'HôtelDieu. «Il n'est pas besoin de me garrotter, dis-je au Docteur; ce bel objet a plus de force que tous les liens pour me retenir. -- Hem, dit l'Esculape, en riant, il n'est pas si fou; nos remedes ont opéré". Le détestable Docteur! il avoit la rage d'attribuer tout à ses remedes. Je quittai Madame Buonamici, mere d'Anémise, avec les plus tendres remercîmens. Elle alla présenter sa fille la Prieure, jeune personne fut sur le champ reçue postulante. J'eus le bonheur que, dès le jour même, elle vintm'apporter un bonillon. Je vis bien que je devois cette faveur à la bonne volonté du Médecin, payé pour être honnête à mon égard. La tendre Artémise, devenue ma bienfaitrice, me parut encore plus intéressante. Je voyons en edde un Ange secourable, envoyé vers moi des palais éternels. La-pudique tendresse qui caractérisoit sa physionomie, le tendre embarras, la rougeur uimide que je voyois s'y peindre, tout la rendoit céleste a mes yeux. Je ne lui avois pas fait une compliment, quand jlui avois dit que je n'étois plus pressé doe; c'étoit la pure vérité. Ms jusi tification, ou plutôt la preuve de la saine raison dont je jouissois traînoite longueur, malgré les efforts réunis de la Princesse de Madame Buonamici; je n'étois pas impatienté de ces délais. Je pouvois me plaire dans une salle de fous. J'y voyois tous les jours mon Adélaïde ma noble amie, j'y étois servi par ma petite Artémise; pouvois-je m'y déplaire? Il est vrai que je n'y avois plus la tête lavée. Je présentai ces Dames les unes aux autres. La plus tendre amitié s'établit sur le champ entre Adélaïde la jeune Artémise. Ces deux ames, d'une trempe supérieure, étoient parfaitement sympathiques; les vœux de leur amitié venoient tous se réunir sur moi. Bientôt la belle Artémise prit l'habit de Religieuse. Elle étoit adorable sous la guimpe le voile. Je lui trouvois quelque chose d'angélique. J'en avois plus de plaisir à me voir servi par elle; il sembloit qu'elle s'en acquittoit avec un redoublement de complaisance d'ardeur. Enfin, le Gouverneur entendit parler bien positivement des Docteurs du Magnétisme. Il se rappela mon hit toire, vit que je n'avoipas tant deton qu'on l'avoit cru; que par conséquent je pouvois bien n'être pas si excessivement fou. Il pensa qu'il pourroit tirer de moi des lumieres pour la découverte de ces honnêtes gens. Il me fit venir. "Hé bien, me ditril, on prétend que vous êtes guéri? -- M. le Comte, lui répondis-je, je n'ai jamais été malade de la maladie dont on m'a supposé atteint. -- Racontez-moi donc, reprit-il, ce que vous avez vu chez ces gens au Magnétisme. On dit que cela est singulier". Je fis alors à S. E. un récit trèscirconstancié. "Cela est plaisant, me dit ce Seigneur, je ne m'étonne pas qu'on vous ait pris pour un fou. Si ce que vous dites n'étoit pas prouvé, cela pourroit paroître absurde. C'est mon affaire à présent de veiller sur ces mysteres. Quant à vous, mon cher, guéri ou non, il paroît que vous n'étes pas fou; que, par conséquent, on peut vous rendre votre liberté. Vous êtes donc parfaitement libre dès ce moment. Je fais plus. Il faut bienvous accorder quel-que petit dédommagement. Nous avons reçu dernierement, au service de l'Empereurs un jeune. Officier, votre intime ami, nommé Chéri. Il est bien foible, bien délicat; mais je sais qu'il a de la bravoure. D'ailleurs il a la conduite la plus réguliere de tout le Régiment. Je crois lui faire un cadeau, aussi bien qu'à mon Souverain, de vous engager dans le même service. Je sais le grade que vous occupez dans celui d'Angleterre; il faut vous en donner ici l'équivalent. Recevez donc, mon cher ami, ce brevet de Colonel, que j'ai eu soin de faire dresser signer pendant votre détention. Je compte que j'aurai toujours à m'applaudir de l'acquisition que je fais aujourd'hui". Je reçus, avec la plus vive reconnoissance, le brevet que me présenta S. E., & je lui peignis mes sentimens, d'une maniere qui lui prouva démonstratitivement que je jouissois de toute la plénitude de mon bon sens. Je m'étois levéfou, me voilà Colonel. Il falloit changer de logement comme de situation. J'allai à l'hôtel-Dieu prendre congé des Médecins, des malades, des Religieuses, sur-tout de ma petite Artémise. Quand elle me vit habillé, ma figure parut lui causer la plus douce impression. Il fallut me résoudre à lui dire que je venois lui faire mes adieux. Je lui racontai le changemenarrivé subitement dans ma situation. Je lui dis, du fond de mon cœur, que je regrettois l'état de malade, qui, du moins, me faisoit jouir de sa société de ses soins. Je la vis abattue, quelque temps muette. Comme un tendre regret transpiroit aussi dans ses beaux yeux? J'exhortai cette fille angélique à en faire autant que moi, à quitter cette retraite, à retourner dans le monde, pour en faire l'ornement. Elle parut fâchée d'avoir pris l'habit; mais elle me dit qu'elle ne pouvoit le quitter, au moins si-tôt. "Ah! que vais-je faire ici sans vous? ajouta-t-elle d'un ton pénétré ". Je lui fis les promesses les plus solennelles de ne l'oublier jamais, de venir la voir le plus souvent qu'il me seroit possible. Je l'embrassai tendrement, je la quittai baignée de pleurs; je m'enfuis le cœur serré. Fin du Livre cinquieme. SECONDE SUITE DE L'AVENTURIER FRANÇOIS. LIVRE SIXIEME. LA Princesse me reçut avec ravissement. Adélaïde parut avoir les mêmes sentimens; mais les pleurs s'y joignoient; un fond de mélancolie perçoit dans ses yeux, à travers les rayons de la joie. Je fus reçu à bras ouverts par tout le monde; mais chacun me félicitoit sur ma guérison parfaite. Il passoit doncpour constant que j'avois été fou. J'avois beau le nier. "Rien de plus naturel, disoit-on, que cette négation formelle; mais rien de moins croyable". Je ne pouvois digérer une opinion si peu flatteuse pour moi, si bien répandue dans le public. Le plaisir d'être libre, de vivre chez la Princesse avec mon Adélaïde, me consoloit de cette petite disgrace; mais, dès le lendemain, je ne vis plus mon Amante. La Princesse me dit que l'inhumaine avoit absolument voulu retourner à son couvent, qu'elle refusa deme faire connoître. "Ah! c'en est fait, me dis-je avec amertume, j'ai perdu le cœur d'Adélaïde. Je l'ai trop mérité: mais, Dieu! si quelque-rival me l'enlévoit? ... Quelque rivall ô Ciel!... Je punirois le traître..." Chéri entra, tandis que je prononçois ces mots. Il voulut d'abord se reirer; mais je le retins. "Eh quoi, Chéri, ului dis-je, vous, mon unique ami, vous me fuyez, vous refusez de partager, avec un second vous-même, les peines les consolations qu'il peut avoir? ... Après une amitié si tendre, qui paroissoit devoir être inviolable! ... Vous étiez mon ami, vous êtes à présent mon confrere, vous ne pouvez vous dispenser de mevoir.. Ah! Chéri, tout le monde m'abandonne, vous m'enfonçez le poignard dans le cœur ". Chéri ne put retenir ses larmes. "Mon bon ami, me dit-il d'une voix entrecoupée, sivous saviez tout, loin de me saiedes reproches, vous me plaindriez. – Vous n'êtes pas le seul repris-je, qui s'éloigne de moi, la cruelle Adélaïde me fuit. Quand tous les obstacles sont levés pour notre union, quand nous pourrions aller au pied des Autels prononcer les sermens qui nous rendroient heureux, elle s'ensevelit dans un cloître, m'envie jusqu'au plaisir de connoître sa retraite! -- Ah! mon cher Cataudin, reprit Chéri les larmes aux yeux, il y a de grands obstacles que vous ne connoissez pas; ils sont insurmontables. -- Ils sont insurmontables! repris-je; ah! cruel -- Oui, répliqua-t-il, il est trop vrai; Adélaîde ne peut jamais être à vous; il faut que vous y renonciez. -- Ah barbare, m'écriai-je, vous me jetez dans la consternation. Moi, renoncer à mon Adélaïde... Ah! jamais... Non, Chéri, ne me faites jamais une pareille proposition; je la prendrois pour une injure. Et que ferois-je, grand Dieu, dans l'Univers, sans mon Adélaïde? -- Et, reprit Chéri, n'y a-t-il donc qu'elle au monde, qui npuisse être quelque chose pour vous? Et ne pouvez-vous trouver aucune femme qui vous dédommage de sa nperte ? -- Et qui voulez-vous, m'écriai-je, qui puisse remplacer, à mes yeux, mon Adélaïde? Est-il une femme dans le monde que je puisselui comparer? -- Ah! mon ami, repartit le jeune homme, vous vous exagérez son mérite. La Princesse Cémelli, notre constante bienfaitrice, quoique l'amour ne vous parle pas en sa faveur, n'est-elle pas digne d'être comparée à votre Adélaïde? Que lui manque-t-il? Beauté, fortune, naissance, les dons réunis de l'esprit du cœur... Un amour pour vous... -- Un amour! arrêtez,répliquai-je vivement, la Princesse est au-dessus de cette foiblesse. C'est une Divinité tutélaire, que je révere avec tendresse, comme un être céleste. Penser à l'amour visàvis d'elle, ce seroit, à mes yeux, une espece de profanation. Je suis fier des sentimens d'intérêt de bonté dont-elle m'honore; mais je croirois l'outrager, si j'osois penser que l'amour pût lui parler en ma faveur. Rappelez-vous toute sa conduite avec nnous; respectez notre auguste bienfaitrice. -- Ah mon cher ami, reprit Chéri, depuis sa derniere maladie, depuis les tendres soins que vous lui avez si justement prodigués, elle est bien changée. Voyez la langueur qui couvre son visage, sa santé qui s'altere chaque jour. Oh! mon cher Cataudin, c'est à vous à lui sauver une seconde fois la vie. -- Et que faut-il faire? demandai-je tout ému -- Il faut l'épouser, répondit Chéri. -- Vous n'y pensez pas, repris-je. La Princesse ne songe point à commettre, avec moi, une si haute sottise. Si je me proposois, je serois sûrement très-dédaignéusement refusé; elle mépriseroit un malheureux transfuge qui voudroit lui présenter le rebut d'Adélaïde. La Princesse est noble pure dans ses générosités; la soupçonner du motifdont vous parlez, la croire capable de dépouiller celle nqu'elle a comblée de ses bienfaits, ce seroit l'outrager. Pouvez-vous, Monsieur, vous vanter d'avoir son aveu, pour me faire une pareille proposition? -- Non sûrement, répondit Chéri. -- Avez-vous du moins, reprisje, celui d'Adélaïde? -- Je ne puis répliqua-t-il, vous rien dire làdessus. Je parle selon mon cœur. Je dis les choses comme je les sens. Vous ferez ce que vous voudrez". A ces mots, Chéri me quitta, un peu couroucé en apparence, mais cependant avec je ne sais quoi de tendre encore de touchant dans ses regards. Cette conversation m'avoit beaucoup affecté. J'allai me promener sur le bord du canal, en réfléchissant à ce que venoit de me dire Chéri. "Quoi! me disois-je, la Princesse pourroit-elle songer à m'épouser? Elle y a pensé autrefois; mais c'étoit avant de connoître Adélaïde. Depuis ce temps, elle nous a toujours témoigné, à tous deux, l'amitié la plus pure, la plus noble, la plus désintéressée. Elle a faît ce qu'elle a pu pour m'unir à mon Amante; elle n'est point capable de vouloir m'enlever à sa protégée. Il est vrai que, depuis sa maladie, elle paroît me regarder plus particulierement plus tendrement que cidevant; il est vrai qu'elle tombe dans une langueur alarmante, que je surprends souvent son œil fixé sur moi avec un touchant intérêt; mais les hommes sont toujours portés à se flatter, à interpréter en leur faveur les choles les plus indifférentes. ... Ah! j'ai de grandes obligations à cette Princesse; mais me condamneroit-elle à la payer aux dépens d'Adélaïde, aux dépens de tous mes vœux? Mon Amante consentiroit-ellé à être sa victime?" Je restai long-temps absorbé dans mes réflexions, flottant dans une mer d'incertitudes; mais toujours décidé à ne pas sacrisier mon unique Amante. Chéri lui ressembloit plus que jamais, à cette Amante adorée. J'avois eu le bonheur de la voir plusieurs fois depuis quelque temps. Il est vrai qu'elle avoit foin de se cacher le visage le plus qu'elle pouvoit; mais j'en avois assez vu pour reconnoître qu'elle étoit le vrai portrait de Chéri. Depuis que ce jeune homme étoit au service de l'Empereur, il portoit, comme moi, de petites moustaches qui le déguisoient un peu. J'ai tout lieu de croire qu'elles étoient postiches; car il ne paroissoit pas encore avoir l'ombre d'un poil follet. Mais il avoit le teint brillant. On disoit, tant pour la beauté de ses traits, que pour la douceur de son caractere la régularité de sa conduite: "C'est une vierge". On n'en étoit pas moins persuadé de sa yaleur. Plusieurs Officiers même avoient cherché à letâter l'épée à la main; il s'étoit toujours sibien montré, qu'il leur en avoit fait passer l'envie: mais j'appris une chose singuliere sur le compte de ce jeune homme si sage. Le bruit se répandit qu'il avoit fait un enfant à une fille; car c'est ainsi qu'on s'exprimoit grossierement, qu'il alloit être forcé de l'épouser. Je fus justement surpris de cette nouvelle qu'on me débita de tous les côtés. Je restai quelques jours dans le silence, vis-à-vis de Chéri, qui paroissoit inquiet, afin de voir s'il m'en parleroit le premier. Il s'en garda bien. Je fus donc obligé de commencer, de le questionner. Il ne nia point, me dit, d'un ton assez décidé: «Qu'y auroit-il de surprenant là-dedans? Si je répare ma faute, qu'aura-t-on à me reprocher? -- Mon bon ami, lui répondis-je, vous parlez en homme d'honneur; mais, au nom de l'amitié qui nous unit, pourrois-je me flatter de voir cette Beauté? -- Cela est impossible, me répondit-iln. Et il me quitta assez brusquement. Je me sentis enioffensé de cette conduite. Je suis bien bon, me dis-je un peu dépité, delconserver de l'amite pour ce jeune écolier; cela n'est pas capable d'attachement. Qu'il ait fait un enfant, qu'il épouse sa Déesse, qu'elle soit ce qu'elle voudra, que m'importe"? Cependant je m'informois de tous côtés sur le compte de Chéri de son enfant. Tout le monde m'assuroit que l'histoire étoit très-vraie; mais personne ne me paroissoit connoître la Beauté qu'il avoit fécondée; ou du moins on vouloit paroître l'ignorer, pour ne pas donner la satisfaction de me la faire connoître. Un malheureux me fournit ensin de tristes lumieres. Ce maudit Abbé Basile, que j'avois puni pour avoir abusé de ma confiance, eut l'adresse de s'y insinuer de nouveau. Ce sut la Princesse elle-même qui me le recommanda. J'avois eu le malheur de l'introduire chez elle; je ne pouvois refuser de communiquer avec un homme qui étoit honoré des bontés de ma bienfaitrice. Je demandai à ce fourbe, s'il savoit quel étoit l'objet des amours du jeune Chéri. Il me dit d'abord qu'il l'ignoroit; mais de maniere à me faire croire qu'il vouloit me le cacher. Je le pressai; il résista quelque temps, voulut s'envelopper du manteau du mysterr "Enfin, me dit-il, pourquoi voulez ous que je che che cherche à mettre la dissention entre deux amis comme Chéri vous; on dit, du moins, qu'il a été votre ami. Ah! sans doute, m'écriai-je en soupirant. -- Maistout le monde, ajouta-t-il, yvoit du changement. -- Le changement est visible, répondis-je; mais j'en ignore la cause. Achevez, vous all peut-être me la découvrir. -- Vous voyez aussi, reprit-il, du changement dans votre Adélaïde? -- Ah? m'écriai-je, c'est ce qui me déchire le cœur. J'en ignore aussi la raison. Poursuivez, je tremble. Voici le grand jour des révélations. -- Si je vous apprends, poursuivit l'Abbé, quelle est la Maîtresse de Chéri, le double mystere vous est découvert». A ces mots, il me sembla que le cruel me lança un serpent qui pénétra dans mon sein. "Ah barbare, m'écriai-je, que dites-vous? Mais achevez de me percer le cœur. Dites, quelle est cette Maîtresse? -- Puisque vous le voulez, reprit le perfide, cette Amanteaimée de Chéri qui va l'épouser, selon le bruit public, c'est votre Adélaïde". A ces mots, je pousse un cri, je reste muet, immobile, comme frappé de la foudre. Il me semble qu'une Furie, sortie des enfers, me frappe le yeux de sa torche ardente, me fait voir un million de lumieres. Ce changement d'Adélaïde, celui de Chéri, le conseil qu'il m'a donné d'épouser la Princesse, l'assurance barbare qu'il m'a répétée, qu'Adélaïde ne seroit jamais à moi, le bruit qui s'est répandu de son mariage prochain, bruit dont il est convenu lui-ême; toutes ces ciconstances désespérantes, réunies, semblent m'offrin le flambeau de l'évidence. "Quoi me disois-je, Adélaïde, la pureté même, auroit pu trahir son honneur, se seroit exposée à concevoir, dans son sein, un fruit illégitime! auroit consenti à trahir le premier choix de son cœur, l'ami de sa tendre enfancel Chéri, ce jeune homme si vertueux, dont tout le monde admire la sagesse, la douceur, la bonne conduite; Chéri, lié avec moipar l'amitié la plus noble la plus sacrée, auroit pu jouer le rôle d'un vil suborneur, s'exposer au mépris du public, à celus de la Princesse sa bienfaitrice; trahir son amil Non, cela n'est pas possible. -- Je veux bien le croire, répondit Basile avec la plus insigne nmalignité. Supposez que je n'ai rien dit; j'ai pu me tromper. Vous avez raison, tout cela n'est pas possible. Je me rétracte solennellement. -- Non, cruel, repartis-je, non, je vois votre odieuse finesse. Vous avez lancé le trait dans mon cœur, vous voulez le laisser faire son effet, sûr de m'avoir empoisonné. Mais il ne sera pas dit que vous aurez avancé des propos si odieux sur le compte de deux infortunés honorés de l'estime publique, que vous les aurez couverts d'opprobre d'infamie, sans vous soucier de me donner aucune preuve. Je vous somme de me prouver ce que vous avez avancé, sinon vous m'en répondrez. La vengeance sera terrible... -- Ah! reprit l'Abbé, voilà ce que je craignois. Je ne voulois pas m'engager dans ces délations qui répugnoient à mon cœur; mais, puisque vous voulez des preuves, il faut bien, pour mon honneur, que je vous en fournisse. Parlez donc; quelles preuves exigez-vous? quelle sorce doivent-elles avoir? Si Adélaide a donné son portrait à Chéri, si elle lui a sacrifié vos lettres, croyez-vous que cela prouve quelque chose? Et comment pouvez-vous savoir répondis-je, qu'ila ces lettres? On n'affiche pas ordinairement ces sortes de faveurs. -- Mon bon ami, reprit Basile, je suis fâché d'appuyer survos blessures, en vous faisant toucher mes preuves au doigt à l'œil; mais je vous jure que je les ai vues entre les mains de Chéri. -- Il ne suffit pas de les avoir vues, répondis-je précipitamment, il ne suffit pas même de les avoir lues, il faut les produire sous mes yeux. Barbare, je t'en punirai; mais acheve de me donner une affreuse lumiere, une certitude désespérante. Je veux ignorer, je brûle d'apprendren. Basile me donna rendez-vous pour minuit. La Princesse devoit aller à la campagne avec Chéri. L'indigne délateur, qui avoit la bassesse de suborner les domestiques, devoit me faire entrer avec lui dans la chambre du jeune homme, par l'entremise d'une Femme de chambre; nous devions y voir, à notre aise, tout ce que m'avoit annoncé le traître. Je le trouvai au rendez-vous. Il m'y avoit devancé. Il y étoit avec la perfide Suivante toute prête? à nous faire entrer. J'avoue que je sents des remords d'une conduite si basse. Je ne pouvois me résoudre à entrer furtivement dans un appartement, à violer l'asile d'un honête homme, à lui ravir ses secrets par cette odieuse voie: mais une fatale curiosité m'entraînoit. Je suivis mes lâches guides. Nous trouvâmes, dans un secrétaire, le portrait d'Adélaïde, que j'avois fait faire moi-même, dont je lui avoit fait présent; le mien, que la Princesse lui avoit donné; ne bague tressée de mes cheveux, don sacré de l'amour honnête, qui me paroissoit indignement trahi; une infinité d'autres petits cadeaux que j'avois faits à la cruelle; enfin, toutes les lettres que je lui avois écrites. A cette vue, je tombai tout à coup à la renverse sur le lit du barbare Cheri. Mes yeux se voilerent un moment des ombres de la mort. Je les rouvris bientôt. L'Abbé voulut m'administrer des secours; je le repoussai avec horreur, , sans lui dire unmot, je m'ensuis précipitamment chez moi. Je tremblois de tous mes membres. J'eus cependant la force de me mettre seul au lit, mon domestique étant au bal. Je me couvris beaucoup, pour transpirer me guérir d'un frisson universel qui me tourmentoit. Je restai long-temps immobile, insensible, dans la stupeur, presque privé dé tout sentment. Un sommeil de fer me surpritenfin; mais il fut troublé par des songes cruels, sans suite, sans liaison, de vrais rêves d'un malade. Je voyois Adélaïde, Chéri, qui m'assailloient au fond d'un bois, le poignard à la main; qui me perçoient me déchiroient à l'envi la poitrine; qui m'enterroient, encoretou vivant, qui, après avoir dansé su ma tombe, s'joignoient ensemble par des nœuds abhortés. Je me levai de grand matin; mais, pour comble de malheur, j'appris que la Princesse ne reviendroit pas de plusieurs jours. Je me trouvois seul, sans consolation. Ma situation ne pouvoi étre plus affreuse. J'allois me promener dans le fatal cimetiere dont j'ai parlé, qui n'étoit plus au pouvoir des charlatans. J'errois le soir, dans l'ombre, au milieu des tombeaux. J'y méditois sur mon état déplorable; j'y formois le projet de quitter Milan, de m'enfuir aux extrémités du monde. Au bout de quelques jours, mon désespoir s'adoucissant, se changeant par degrés en une mélancolie plus douce, comme un froid glacial qui se desserre devient bumide; j'eus la force de composer, sut mon infortune, une Romance, dont je sis les paroles la musique. Je la chantois le soir, dans mon cimetiere, sous les rayons paisibles de la lune, en m'accompagnant d'un luth amoureux; je versois de douces larmes. Sans doute cet air étoit touchant, puisque j'ai vu plusieurs fois des gens indifférens fonde en pleurs, en me l'entendant simplement chanter. Pour mon malheur, je ne voyois que l'indigne Abbé. Je le questionnois sur ce qui se passoit dans le monde. Il me disoit ce qu'il vouloit. Je lui demandai si la trahison de Chéri mn'avoit point tanspiré. Il parut d'abord vouloir faire encore le mysterieux; mais, pressé par moi, il me dit enfin que cette nouvelle étoit très-répandue, qu'elle faisoit l'enreuen public, qu'on en parloit diversement; mais qu'on s'attendoit à un combat singulier entre le Chevalier de samene Chéri. Je frissonnai de ceue idée, je ne répondis pas. Je sentois, en frémissant, qu'en qualité de milinire, je ne pouvois me dispenser d'en venir à cette horrible extrémité. Quelques jours après, l'Abbé me dit que les ôfioiers étoient surpris scandalisés dece que je ne m'étois pas encore comporté en homme d'honneur; qu'on faisoit des paris dans la Ville, pour ou contre ma conduite brave ou lâche; que mon honneur ne pouvoit être plus compromis. Il m'apprit, de plus, que le mariage de mon rival devoit se faire le lendemain. Cette nouvelle me rendit ma fureur, me décida. Je sortis pour chercher mon ennemi. Je le trouvai sur la place du Dôme avec plufieurs Officiers. Je vis qu'on s'attendoit à une explication de ma part avec l'infortuné Chéri. J'abordai ce jeune homme; il parut embarrassé devant moi; mais cependant il s'avança pour m'embrasser. Je le repoussai avec horreur. "Perfide, lui dis-je, quel est ton projet? Serpent que j'ai réchauffé dans mon sein, tu veux m'embrasserl Fuis. Je rougis de l'uniforme que je porte, quandje vois qu'il m'est commun avec toi, que tu le déshonores". Chéri voulut se justifier. Les Officien scandalisés lui dirent: "Monsieur, vous êtes Militaire, vous savez où les gens de notre état portent leur justification. Après ce que M. le Chevalier vous a dit, il n'y a pas deux partis ". A ces mots, on nous tourna le dos. Nous restâmes seuls vis-à-vis l'un de l'autreJequittai aussi le malheureux Chéri, qui me tendoit les bras, qui paroissoit foudroyé. Je lui dis en partant: "Monsieur, je vous donnerai de mes nouvelles". Un ami survenu le soutint l'entraîna, je partis furieux. Je rentrai chez moi encore tourmenté des accès orageux de la plus violente colere. "C'en est donc fait, me disois-je, le parti en est pris. L'indigne Chéri mourra de ma main, ou moi de la sienne". Mais bientôt le remords vint succéder à ma colere, me présenta ses couleuvres. J'étois comme un homme égaré dans une forêt, qui, après la soudre la tempête, entendroit siffler les serpens, rugir les monstres sauvages, se verroit exposé à en être dévoré. "Malheureux me disois-je, que nvas-tu faire? Plonger la mort dans le sein de ton ami, assassiner celui qui te fut cher, qui combattit àtes côtés pour tavie, que tout Milan admire comme un être angélique, que le Ciel sembloitvoir, avec complaisance, uniavec toil Et que dira la Princesse?... Ah! fût-il, à mon égard, l'homme du monde le plus coupable, il doit être sacré pour moi, puisqu'il est sous la protection de mon adorable bienfaitrice. Et la cruelle Adélaïde!.. Ne lui porterai-je pas aussi la mort dans le sein, en immolant son nouvel Amant? Elle le mérite sans doute aussi, la perfide; mais puis-je tourmenter Adélaïde, quoiqu'elle soit coupable"? Le maudit Abbé vint. Il me plaignit beaucoup de la dure nécessité où il me voyoit de me battre contre mon ami. Je lui peignis mes remords. Il n'osa les combattre de front. Il affecta même d'y applaudir: "Mais, ô fatal honneurl s'écrioit-il, idole des braves guerriers, faut-il que des remords si vertueux se taisent devant toi, paroissent une lâcheté révoltante, qu'on doit repousser avec horreur? -- Mais pourquoi, interrompis-je, immoler nun ami? Suis-je si sûr de son crime! Il a mes lettres; qui sait s'il ne les a vu pas volées? Du moins je n'ai pas-vu les siennes. Il faut, pour le croite ncoupable, que je voye des preuves de sa main, ou que j'en entende de sa bouche". L'odieux Abbé parut assez mécontent de mes réflexons. Il fronçoit le sourcil ruminoit en lui-même. Enfin, je le vis sortir sans me dire un mot; mais paroissant couver quelque dessein. Une heure après, je me promenai dans le jardin de la Princesse. J'entrai sous un berceau, pour rêver à ma triste aventure. J'étois aussi immobile qu'un homme qui seroit plongé dans un profond sommeil. Bientôt je fus tiré de ma rêverie par la voix de Chéri même, que j'entendis parler près de moi. Je regardai doucement entre les feuillages, je l'apperçus, je fus tenté de voler dans ses bras, pour lui fournir les moyens de se justifier: mais je le vis tout entier à la conversation qu'il avoit avec Basile. Le scélérat l'avoit amené là, par une perfidie, pour me mettre à portée d'entendre tout ce qu'il diroit. Ce malheureux s'étoit aussi insinué dans la confiance de l'infortuné jeune homme. Ils s'assirent sur un banc auprès de mon berceau. Je e disposai à les écouter, je pouvois les entendre. "Mais, disoit l'Abbé, ne pourriez-vous pas chercher à le voir, pour vous justifier à ses yeux, pour le satisfaire? -- Et, répondit Chéri, quelle justification voulez-vous que je produise devant lui? Quelle satisfaction puis-je lui donner? Il veut épouser Adélaïde; moi je ne veux pas qu'il l'épouse. -- Mais enfin, reprit l'Abbé, il va donc se trouver seul dans le monde, privé de ce qu'il aime. Ah! vous êtes cruel à son égard. -- Moi cruell répliqua vivement Chéri: je veux qu'il épouse une Princesse adorable, qui est la réunion de toutes les vertus de toutes les perfections, à qui il doit tout. -- Mais enfin, dit Basile, que ne le menez-vous voir son Adélaïde? Peut-être la voix de cette personne, qu'on dit si belle, auroit quelque poids sur son cœur, l'engageroit à faire ce que vous désirez. -- Moi, répondit Chéri, que je le mene voir Adélaïde, pour que tout son feu renaisse auprès d'elle, qu'il devienne plus incorrigible que jamais Je sais combien il devient fou en présence de cette fille, je veux qu'il ignore ce qu'ele est devenue, afin que je sois obéi; car enfin cela est fixé dans mon cœur. Jamais Cataudin n'épousera Adélaïde; je m'y opposerai de tout mon pouvoir". "Ah! perfide, m'écriai-je, en sortant du berceau; j'en suis donc sûr enfin, c'est donc toi qui es le véritable artisan de mes maux. je l'ai entendu de ta propre bouche. C'est toi qui ne veux pas que j'épouse Adélaïde Rends grace à la Princesse, que je révere dont je respecte la demeure, si je ne te punis pas sur le champ". En disant ces mots, je lui appuyois brutalement le poing sur le visage. Il étoit muet immobile, me regardoit d'un œil douloureux, mais tendre. Dans ce moment, nous sommes abordés par quatre Officiers qui venoient pour voir Chéri. "Allons, mes amis, dirent-ils, il n'y a pas moyen de vous en défendre. Nous venions pour tenter un dernier effort, malgré les lois de l'honneur, que vous auriez déjà dû suivre; nous voulions voir s'il n'y auroit pas quelque biais pour réconcilier deux amis si étranges que vous, sans en venir à l'extrémité honorable que vous semblez craindre tous les deux; nous en rougissons pour vous; mais ensin il n'y a plus moyen de reculer. Nous voulons régler cela. Il ne faut pas que deux aimables jeunes gens, comme vous, périssent. Au premier sang, morbleu, celà suffit; après cela, vous vous retrouverez les meilleurs amis du monde". Je voulois me retirer sans rien dîre; mais deux de ces écervelés me suivirent, deux autres resterent auprès de Chéri. Je tâchois de me défaire d'eux; mais je n'en pus venir à bout. Ils vouloient absolument diriger notre combat, s'en rendre maîtres. "Nous vous servirons de témoins, me dirent-ils. Les deux autres rempliront le même office auprès de Cheri. Nous arrangerons tout pour vous faire soigner tous deux, en cas de blessures, pour vous mettre en lieu de sureté". Il fallut absolument prendre l'heure le lieu. Le moment fut fixé au lendemain, à six heures du mâtin. Le lieu fut un endroit écarté dans la campagne, caché par des arbres, mais proche du grand chemin. Il fut réglé que je laisserois à mon adversaire le choi des armes; mes extravagans témoins partirent, pour lui faire part de nos arrangemens, lui donnet l'heure le lieu du rendez-vous. Je passai la nuit la plus terrible, dans des songes orageux. Je me voyois, comme Oreste, tourmenté par les Furies, qui m'offroient la tête de l'infortuné Chéri, me reprochant de l'avoir massacré. J'entendois une voix qui plunoit sur les vents, la pluie le tonnerre, me crioit: "Arrête. -- Ah! me disois-je, sa ressemblance seule avec mon Adélaïde ne devroit-elle pas me le rendre sacré?" Je m'éveillai tout transi, couvert d'une sueur froide, maudissant les malheureux témoins qui m'entraînoient à un combat suneste que je me reprochois; il est certain que, sans eux, je n'aurois pas poursuivi cette déplorable vengeance. J'aurois cédé à la voix des remords. Ces barbares entrerent chez moi dès cinq heures du matin. Il fallut me lever. Mes genoux trembloient, quand je fus debout. Je fis mes efforts pour déguiser à mes témoins ce secret inconvénient. Je m'habillai avec peine, je les suivis avec mon épée deux pistolets. Je marchois péniblement. J'avois, à mes yeux, l'air d'un patient qu'on mene à la mort. Un vent très-violent nous souffloit au visage, paroissoit me repousser. Je cédois presque à sa violence; mes deux barbares me tirent, pour me faire surmonter cet obstacle. Il me sembloit que j'étois entraîné par les Eménides. "Malheureux! me disois-je, la nature même t'arrête, l'Etre suprême fait souffler l'Aquilon fougueux contre toi, pour empêche le crime". Nous arrivons sur la place fatale. Je crois sentir que la terre tremble sous mes pas. Je vois déjà, sur la grande route, une chaise de poste pour le vainqueur, une litiere un Chirurgien pour le vaincu. Chéri ne tarda pas à paroître avec ses conducteurs. Ils étoient exactement obligés de le soutenir par-dessous les bras. Il étoit pâle mourant; oh! c'étoit bien lui qui avoit l'air d'être conduit au supplice. En le voyant, je sentis un frisson qui parcourut toutes mes veines. Il ne m'avoit jamais paru ressembler, d'une maniere si frappante, à mon Adélaïde. Il me sembloit que c'étoit elle-même que j'allois immoler. Toute ma tendresse se réveilla dans mon cœur. Je fus tenté de voler dans les brat de mon ami. Il se précipita tout à coup dans les miens. Il inonda mon visage de ses douces larmes. Oh! comme je le plaignois, comme je devenois un mon tre à mes yeux? Cependant j'entendois les Officiers dire, en parlant de Chéri: "Ce n'est pas un homme que cela; il a la figure d'une jeune fille, il en a l'ame la foiblesse. -- Arrêtez, m'écriai-je, a su se montrer mieux qu'aucun de vous. Si vous l'aviez vu sur mer, dans les combats, vous auriez admiré sa valeur. Il va vous en donner des preuves. -- Qu'il se hâte donc un peu, aussi bien que vous, répondirent ces extravagans; car enfin nous ne savons que penser. Nous ignorons si vous êtes parfaitement guéri de la maladie dont on vous a traité à l'Hôtel-Dieu; si cette maladie n'a point remplacé la valeur qu'on vous prêtoit auparavant". Les insolens osoient me traiter de lâche ou de fou. "S'il ne faut que vous prouver, leur dis-je, que cette valeur n'est pas remplacée, je le prouverai sans peine à celui d'entre vous qui osera se présenter, à tous les quatre l'un apres l'autre, sivous voulez. Je serui plus empressé quand il sera question de me montrer contre vous, que contre mon ami. – Fort bien, dit avec dédain l'un de ces Messieurs, voilà ce que l'on gangne à servir de pareilles gens. – Monsieur, reprit un autre, commençez toujours par terminer l'affaire dont il est question, nous verrons après, qui de nous daignera se charger de vous apprendre à vivre". "Allons, Chéri; mon ami, m'écriai-je, il faut en découdre; il faut prouver à ces Messieurs que nous avons du cœur, afin de les punir d'en avoir douté. Tiens, mon ami, je te dome le choix des armes, prends ton épée ou ce pistolet". Chéri, détournant les yeux, prend lé pistolet. "Cruel! tu veux donc ma mort? lui dis-je d'un ton pénétré". Je croyois qu'il se contenteroit de l'épée, au premier sang. Nous tirons au sort, son arrêt me condamne à risquer, le premier, d'inmoler mon ami. A travers la pâleur mortelle qui couvroit son visage, je crus y voir percer quelque signe de joie, de ce que je devois tirer le premier. Il se tint immobile, en position de recevoir la mort. O Ciell j'avois là mon ami devant les yeux, un des plus beaux ouvrages du Créateur, qui se présentoit à mes coups; il falloit, de fang froid, lui brûler la cervelle! Je n'en avois pas la force. L'amitié, les remords, les vertus, les Furies, tout me retenoit. Je voyois mille éclairs battre sur mes yeux. La terre s'enfuyoit sous mes pieds. Trois fois je soulevai mon bras pour commettre le crime, trois fois mon bras tremblant retomba. Enfin: "Je ne serai point barbare à cet excès, m'écriai-je, tirons". J'éleve mon bras, le coup part. Non, ce n'est pas moi qui ai frappé mon ami. J'élevois la main pour tirer en l'air. Un malheureux me tire le bras tandis que je lâche le coup, en change la direction, la balle sacrilége va se plonger dans le sein de l'insortuné Chéri. Ses deux témoins le souiennent, lui crient: "Venge-toi". Les deux miens furieux jettent dans un sossé le malheureux qui m'a voulu arrêter le bras. "Ah! mon ami, m'écriai-je, je n'ai pas voulu te frapper; mais je suis un monstre, punis-moi". Je me tiens fixe, dans l'attitude nécessaire pour recevoir la mort que j'implore. Chéri me peint, dans ses yeux, le plus tendre intérêt. Il a la force de faire ce que je n'ai pas eu le bonheur d'exécuter; il tire en l'air sou pistolet, me donne la vie, tombe. Tout à coup nous entendons crier: "Arrête, arrête". C'est la Princesse qui arrive à six chevaux, qui se précipite de la portiere. C'étoit son Coureur qui avoit eu la force d'arriver avant elle, qui n'avoit pas eu celle de parler, qui, voulant me retenir le bras, pour empêcher le coup, lui avoit donné la plus affreuse direction. "Ah! malheureux, s'écrie la Princesse, épargne ton Adélaïde» . Mon Adélaïde, ô Ciel! il n'est plus temps. Chéri étoit Adélaïde. Elle mouroit par mes mains; je vis son beau sein qu'on découvrit, je vis le sang qui en couloit, je crus voir la soudre tomber sur moi, le Ciel s'écrouler sur ma tête. Oh! que n'avois-je un goufsie ouvert à mes piedsl que n'avois-je un bûcher allumé je m'y serois jeté. Je saute, comme un éclair, sur l'épée d'un témoin, je me la passe au travers du corps; je me précipite sur l'herbe, dans les bras de mon Amante. Mon sang se confond avec le sien. Elle souleve ses yeux appesantis: quel tendre amour s'y peint à travers les ombres de la mort! "O mon amil dit-elle, qu'astu fait? O ma noble amie, quelle affreuse lumiere vous avez offente nà cet infortuné Vous lui donnez la mort la plus cruelle, ou des remords éternels. -- Ah! malheur à moi s'éncrioit la Princesse. Pourquoi ai-je été si fidelle à votre funeste mystere? C'est moi qui suis la cause de vote mort à tous deux. Chere cruelle Adélaïde, c'est à mon fol amour que tu voulois t'immoler, malgré moi"! Cependant, au lieu de perdre le temps à nous écouter, on nous soignout. J'entrevois que plusieurs personnes arrivent; déjà je ne voyois plus qu'au travers d'un nuage. Il me sembloit pourtant que, parmi les nouveaux venus, je distinguois le Médecin de l'Hôtel-Dieu, qui se vantoit de m'avoir guéri. Je crus entendre qu'il crioit: Je l'avois bien dit que cet homme-là n'étoit pas guéri. Je réclame ce maladen. Je sens qu'on me tiraille en divers sens, qu'on paroît se disputer mon individu agonisant. Je sens mon cœur défaillir. L'ombre s'étend sur mes paupiéres; l'Univers disparoît... Fin du Livre sivieme. SECONDE SUITE DE L'AVENTURIER FRANÇOIS LIVRE SEPTIEME. Je rouvre enfin les yeux. Je me vois sur un lit, entre les bras d'une Religieuse qui fixe sur moi ses doux regards, qui me baigne de ses larmes. C'étoit la tendre Artémise. » Ah! mon bien aimé, me dit-elle, vous vivez, je respire. -- O, ma chere Artémise, lui répondis-je, c'est vous qui me sauvez la vie: elle me seroit odieuse de la part de tout autre; elle m'est précieuse de votre main seule. Mais où suis-je? Où est mon Adélaïde? -- Tout va bien, mon ami, reprit Artémise, vous êtes à l'Iôtel-Dieu. Notre premier Médecin vous a réclamé, comme un malade dont il n'avoit point terminé la guérison. La Princesse Sémelli vouloit vous faire tansporter chez elle, pour vous soigner avec Adélaïde; mais le barbare l'a emporté. -- Et mon Adélaïde? m'écriai-je. -- Elle est aussi bien qu'elle peut être, répondit Artémise; on ne juge pas sa plaie mortelle, ni la vôtre, mon bon ami. Soyez sans inquiétude sur cette chere personne, vous savez qu'elle est entre bonnes mains. La Princesse n'épargnera rien pour la sauver; quant à vous, mon cher ami, tant qu'il me restera un souffle, je l'employerai pour vous". Je baisai tendrement la main de cet Ange tutélaite. "O Vierge pure céleste, lui dis-je, vous perdez vos soins pour un scélérat. Ah! qu'Adélaïde vive; que je fois rayé du nombre des vivans Quoi, vous, ame chaste, innocente, vous daignez vous intéresser en faveur d'un monstre que l'Univers doit abhorrer? Ah! quel baume sur les plaies affreuses de mon cœur, que l'intérêt d'une ame si belle!" Je commençai alors à sentir ma blessire; elle étoit très-douloureuse; mais Atémise m'assuroit qu'on ne la jugeoit nottélle.. Quel tendre intérêt se Pignit dans ses-yeux, quand elle vit dans les miens l'impression de la douleur? Il falloit tous les soins d'une si charmante personne, pour me faire supter la vie, pour m'empêcher de repousser avec horreur tout ce qui tendoit à me la conserver: que dis-je? Artémise me la rendoit presque douce, malgré l'horreur de ma situation. Cete jeune bienfaitrice me faisoit une si douce impression, que je goûtois presque une sorte de plaisir à être malade, pour avoir l'avantage d'être soigné par elle. Il est vrai que le zele le tendre amour, qui assaisonnoient ses soins, les rendoient délicieux. Cependant j'étois justement surpris de ne point voir la Princesse. Cette noble amie me savoit blessé dangereusement, elle ne daignoit, ni visiter son protégé, ni lui donner de ses nouvelles. "Malhèureux Cataudin, en étois-tu digne? Après tant d'imprudences eu plutôt de forfaits, n'as-tu pas dû lasser sa patience ses bontés?... Et mon Adélaïde, qu'est-elle devenue? On m'assure qu'elle va très-bien; mais tant que je ne l'apprends pas de sa bouche, ou du moins de sa main, je n'ose me fier aux rappons les plus favorables". Pour comble de malheur je m'appercevois que l'indigne Médecin ne m'avoit réclamé que comme un fou, puisqu'il faut le dire; &, s'il réussissoit à me guérir de ma blessure, ne voudroit-il point me faire enfermer aux petites mailons? Et ne le méritois-je pas? N'avoisje pas fait l'acte de folie le plus complet le plus cruel? Et la Justice d'ailleurs ne voudroit-elle pas se méter des suites de cette affaire? Assassin, suicide, ou sou, quelles alternatives! Mon inquiétude empiroit mon état, ne permettoit pas aux remedes d'opéret leur effet. Artémise me représentoit tendrement cette influence dangereuse de mon esprit malace; lle m'invitoit être plus tranquille, par les motifs les plus touchans, par les soins les plus complaisans: mats, hélas mon inquiétude augmentoit tous les jours. Je ne tecevois point de nouvelles de a Princesse. Etoit-elle malade elle-même? Etoit-elle assez irritée contre moi, pour e plus vouloir entendre parler du mallureux Rosamene, pour me rejeter loin d'elle, malgré ma situation dououreuse, qui sollicitoit, du moins, sa pitié? L'une l'autre idée étoit aussi désespérante. Je n'apprenois rien que de vague de mon Adélaïde. On me disoit froidement qu'elle alloit bien, mais je ne savois où elle étoit; mais je ne voyois venir personne de sa part, personne qui l'eut vue. Pas une ame ne me visitoit. Mon inquiétude horrible enve nimoit ma blessure, me menaçoit d'une mort prochaine. Nouvelle scene d'horreur Le détestable Abbé Basile vint me visiter. Le regardant comme un scélérat qui avoit beaucoup contribué à mes malheurs, par les indignes rapports qu'il m'avoit faits, je ne voulois pas le voir. «Ah! fuis, m'écriai-je, malheureux, contente-toi de m'avoir donné la mon, aussi bien qu'à mon Amante". Le lâche se mit à genoux, d'un air hypocrite, auprès de mon lit. "Mon cher Chevalier, me dit-il, daignez m'écouter; je viens de la part de la Princesse Cémelli. -- De la part de la Princesse? est-il vrai, lui dis-je, quelle preuve en offres-tu? Donne-moi sa lettre. -- Je n'en ai point, ré pondit-il. -- Fuis donc, scélérat, repliquaije. -- Monsieur le Chevalier, reprit l'hypocrite, encore un coup, daignez m'écouter. Je n'ai point e nlettre de sa main, parce qu'elle n pu vous écrire; je vais vous en dire la raison, en vous apprenant ce qu'est devenue cette protectrice chérie. -- Qu'est-ce donc qu'elle est devenue? m'écriai-je. -- Monsieur le Chevalier, reprit-il, vous savez qu'elle avoit fait transporter Mademoiselle Adélaïde chez elle. Elle lui aprodigué les plus tendres soins. Elle a passé la nuit auprès d'elle; l'on commençoit à bien augurer de cette chere personne. -- Ciell m'écriai-je auroit-elle changé, auroit-elle empiré? – Pour Dieu, daignez m'écouter, répliqua le fourbe. Le lendemain matin, la Princesse, qui vous aime, alloit sortir pour venir vous voir. Tout à coup ndes envoyés secrets l'ont arrêtée par ordre du Gouvernement". A ces mous, je pousse un cri, je reste quel-que temps immobile muet, regardant le malheureux qui m'avoit fait ces els rapports. "Qu'a-t-elle donc fait? dis-je enfin au scélérat. -- On l'ignore, répondit-il. On ne lui a pas donné le temps de regarder autour d'elle, de dire un mot à qui que ce soit, d'écrire une syllabe.-Et mon Adélaïde, repris-je en frémislani, qu'est-elle devenue? -- Vous jugez bien, dit-il, qu'un pareil coup de foudre ... dans une pareille circonstance ... Je ne sais que vous dire... au moins, si elle y suc comboit, ce ne seroit pas vous qui l'auriez immolée. C'est le Gouverement, c'est cette nouvelle affreuse de la détention de la Princesse. -- Ele respire donc encore? lui répliquaije -- Mais, reprit-il, j'ai tout lieu de le croire. -- Malheureux, interrompis je, tu ne fais que le croire; & où est-elle? -- C'est ce que j'ignore, répondit-il; mais soyez sûr que je la découvrirai, si elle existe encote. -- Si elle existe encore m'écriai-je Son existence est douteuse, la Prin cesse est partie, l'on ignore sans ndoute où elle est enfermée,. O Ciel!.. Dans un instant de calme, où lamladie me laisse quelque omhre de repos, je reprends ma narration. Je me cioi menacé d'une fin prochaine, je veur consigner sur le papier la suite de me aventures, aussi loi que je pourai l conduire. Je prie la tendre Artémise qui daigne me soigner, dont le sl est aussi pur que son cœur, elle qu aura vu mes. derniers momens, det miner mon récit, quand je ne serai plus. On sent que tout ce que m'avoit dit le cruel Basile avoit porté de nouveaux coups de poignard dans mon cœur, rendu ma situation plus déplorable; comme un orage empire l'état d'un malade le fait tourner à ia mort. Je fus tourmenté de la fievre la plus violente, j'eus le transport, je fus garrotté dans mon lit; à mon réveil, je sentis que ce transport ayant confirmé l'idée qu'on aoit de ma folie, si je n'avois pas le bonheur de mourir, je serois condamné àune éternelle captivité. Ma plaie se rouvrit vingt fois, mon litfutbaigné de mon sang. Enfin le monstueux Abbé vint me porter le dernier coup. A son aspect abhorté: "Qu'est ndevenue mon Adélaïde? lui criai-je d'une voix forte". Le barbare étoit en grand deuil, un mouchoir blanc à la main, comme un personnage théâtral. Il n'épargna ni les sanglots, ni les larmes, ni les mots entrecoupés. Il me présenta une lettre d'Adélaïde, contenant, disoit-il, ses dernieres volontés. Je voulus la lire, je n'en eus pas la sorce. J'avois un voile répandu sur les yeux. uMais, barbare, lui dis-je, parle donc, vit-elle encore?n Enfin, paroissant se déchirer la poitrine, eu se frappant le sein, le scélérat prononoa ces mots terribles: "Elle nous contemple à présent du haut des Cieux. Ah barbare, lui dis-je en désaillant: tu as consommé ton ouvrage. Fuis, tu m'as donné la mort". A ces mots, je tombai dans le plus profond évanouissement. Je ne revins à moi qu'au bout de plusieurs jours; je me retrouvai toujours sous ies regards touchans de l tendre Artémise. Je repensai à la lete de ma chere Adélaïde. Je me sentis la vue moins nébuleuse, j'eus la force de lire cette lettre chérie; je la meu, arrosée de mes larmes, sous les veux du Lecteur. Lettre d'Adélaïde à Caraudin. "O mon cher Cataudin, le premier choix de mon enfance, l'éternel objel de mes vœux de mes soupirs, pourquoi l'amour le plus tendre, pourquoi ce sentiment qui doit faire le bonheur des Amans, quand il est réciproque comme le nôtre, a-t-il fait toujours notre malheur, va-t-il nous conduite tous deux peut-être à une mort que je n'ose euvisager sans horreur? C'est ma cruelle jlousie, c'est cette suite fatale de l'amour porté à son comble, qui a peut-être causé tous nos maux. Je ne pouvois forcer tout mon sexe à fermer les yeux sur toi. Des circonstances, sans doute irréfistibles, t'ont entraîné dans des fidélités passageres, pendantlesquelles ton cœur m'est toujours resté. J'ai osé m'initer contre ces effets naturels indispensables de la présence du plus chéri des hommes. J'ai osé aspirer à 'éprouver... Epreuves cruelles, qui ne l'ont été que pour moi Enfin j'ai senti les tristes effets de ces résolutions indiscretes de ces erreurs fatales. J'ai voulu les réparer. Je me suis apperçu que notre auguste bienfaitrice avoit toujours senti pour toi un noble attachement qu'elle prenoit pour de l'amitié, qui étoit quelque chose de plus tendre. J'ai vu qu'elle avoit touours eu la force de soumettre aux lois de sa générosité, ce sentiment caché; qu'elle avoit toujours travaillé sincetement pour notre bonheur réciproque, je me suis prêtée à recueillir les fruits de ses nobles sacrifices: mais jai cru m'appercevoir enfin que sa derniere maladie, les soins que tu lui avois prodigués dans cette crise, avoient brisé cette force qui la faisoit s'oublier continuellement, pour ne s'occuper que de nos intérêts. J'ai cru que je devois, à mon tour, me sacrisier à une femme adorable, qui avoit tout fait pour nous, au tendre Amant que j'annois avec le plus pur désintéressement. J'ai pensé qu'en travaillant pour le bonheur de la Princesse, pour ta fortune ta gloire, je ferois une chose digne de moi; qu'en rendant heureuse ma bienfaitrice ainsi que mon Amant, je le serois moi-même par une sorte de ressentiment. O fatale erreur Par ce malheureux projet, j'ai creusé l'abîme où nous nous voyons plongés. Mon bon ami, armez-vous de courage pour recevoir cet aveu; je vais peut-être paroître devant le tribunal du grand Juge. Oserai-je vous dire que je le désire? Ma vie a été jusqu'ici empoisonnée d'amertume. Je viens de causer les plus grands malheurs, par l'erreur la plus déplorable. La mort est un asile qui me dérobe à la plus affreuse existence. J'ai causé peut-être votre mort, vous êtes innocent de la mienne. Je sais qu'on vous a tiré le bras, qu'on a changé la direction du coup que vous ne vouliez pas m'adresser. C'est le hasard seul qui a fait mon malheur, ou plutôt c'est le Ciel qui m'a punie. La Princesse, notre chere bienfaitrice, se trouve aussi enveloppée dans notre infortune. Il lui est survenu tout à coup une disgrace qui lui a été suscitée par des ennemis. Comment une ame si aimante peut-elle avoir des ennemis? Mais cette disgrace ne peut durer: la vérité percera. Tâchez de vivre, mon bon ami, pour la consoler, pour faire son bonheur, pour vous entretenir quelquefois, avec elle, de l'infortunée Adélaïde. Vous pouvez avoir encore de beaux jours. Vous avez été élevé à l'école du malheur; il y a là de quoi être sage heureux. Les infortunes qui ont déchiré votre cœur, y entretiendront une douce sensibilité, un attendrissement perpétuel, qui a ses charmes. Ah! mon bon ami, je me berce du doux espoir que vous allez me survivre; mais qui sait si ce ne sera pas moi plutôt qui aurai le malheur de recueillir vos cendres? Cette idée me fait frémir. La plume me tombe des mains ... Mon bon ami, comnent paroîtriez-vous devant le souverain Juge, coupable de votre mort, vous présentant devant lui, sans avoir été appelé? Ce Juge est note pere. Si je paroissois avec vous en sa présencel Si nous étions deux à lui demander gracel.. Puisque je n'ai pu vivre avec vous, s'il m'étoit permis, du moins, d'y mourir!.. Mais non, vivez, rendez heureuse notre chere Princesse. Mon bon ami, ne vous alarmez pas plus qu'il ne faut. Je ne suis pas encore condamnée par les Médecms. J'aurai peut-être le malheur de vivre. Si je suis la premiere rétablie, je volerai das vos bras. Je tâcherai d'accélérer votre guérison par mes soins. Je vous servirai. Je suis jalouse de la belle Artémise; elle vous rend des services bien méritoires. Ce n'est pas l'amour qui l'entraîne, c'est la piéte seule qui l'inspire. Ame pure, objet des regards complaisans du Ciel? Son innocence est encore sans tache. Elle n'a point brûlé de feux profanes. C'est une chaste Vierge; c'est un Ange sur la terre. Avec quel doux plaisir je m'entretiens avec vous, mon cher ami Tâchez de répondre, de voue côté, à votre Adélaide. Mon cher Cataudin, je sensune petite défaillance. Je me hâte de vous dire que je n'ai jamais cessé de vous aimer. J'ai affecté quelquefois de l'indifférence; mais combien elle coûtoit à mon cœurl Ah! mon bon ami ... Je n'en puis plus... Mon bon ami... Pardon... Adieu... Peut-être...»... La lettre n'est point finie ... O Ciel? peut-être Adélaïde étoit-elle tombée en défaillance dans ce moment. Peut-être étoit-ce là le dernier mot qu'elle avoit écrit. Le scélérat me disoit qu'elle n'étoit plus; mais je ne pouvois le croire sur sa parole. Il me sembloit que mon cœur me disoit le contraire. Je donnai cet écrit précieux à lire à ma chere Artémise. Elle versa en filence de douces larmes. Qu'elle étoit belle dans ce moment Elle remplaçoit presque, à mes yeux, la tendre Adélaïde. Elle me dit que Basile étoit revenu; que, n'ayant pu obtenir de me parler, il lui avoit remis deux lettres qu'on avoit trouvées dans les papiers d'Adélaïde. Je les joins ici en soupirant. C'étoit une letre d'Adélaïde à la Princesse Cémelli, une réponse de cette chere bienfaitice. Comme ces deux pieces jettent des lumicres sur les mysteres continuels dont mon existence est enveloppée, je crois devoir les communiquer à mes Lecteurs. O chere Adélaïde, que tu nous as fait de mal à tous deux en voulant travailler à mon bonheur Je ne pouvois le trouver que dans tes bras. Lettre d'Adéluide à la Princesse Cémelli. "Ma bonne Princesse, ma noble amie, vous m'avez toujours permis de vous ouvrir mon cœur. Je vous l'ai ouvert sans résorve. Vous y avez lu comme dans le vôtre. Vous y avez reconnu tous les sentimens heureux ou malheureux qui ont varié sa destinée. Vous y avez toujours vu notre cher infidele régnant comme un Monarque mébranlable sur son Trône. Vous m'avez honorée d'une confiance réciproque. Vous m'avez raconté tous vos secrets, ou du moms vous m'avez promis de me les révéler tous. Vous l'avez fait jusqu'ici; mais il en est un de réserve, ce me semble, qui vous tourmente, que vous voulez cacher, même à la confiante Adélaïde. Expliquons-nous. Vous avez jadis aimé le Chevalier de Rosamene. Vous me l'avez avoué mille fois. Vous preniez plaisir à le dire. Vous avez meme pensé à l'élever jusqu'à votre personne; c'étoit votre projet chéri. Vous avez daigné sacrifier ce vœu secret de votre cœur au bonheur de l'infortunée Adélaïde. Une grande Princesse s'est immolée à une petite particuliere, sa protégée. Le trait étoit digne de vous, vos bien-faits continuels ont, depuis, égalé un si généreux sacrifice. Vous avez conquis, par ce procédé, la personne à laquelle vous vouliez vous sacrifier. Elle est à vous sans réserve; vous pouvez en disposer comme de vos propres facultés; mais c'est à cette heureuse favorite à faire à présent son devoir. Vous aimez, ma belle Princesse, vous ne me le dites plus. Vous aviez d'abord donné votre cœur au Chevalier, parce qu'il vous avoit sauvé la vie au milieu de l'onde écumante. Il vient de vous la sauver peut-être une seconde fois, par les justes soins qu'il vous a rendus dans une maladie mortelle. Votre ame aimante reconnoissante s'est attachée avec une nouvelle force à celui par qui vous respiriez. Vous n'êtes plus maîtresse présent d'un sentiment si impérieux. Il saut que vous viviez ayecle Chevalier, ou que vous renonciez à la vie. Mon tour est à présent venu, ma chere Princesse, je vais remplir mon devoir d'aussi bonne grace que vous. La générosité est bien moindre de ma part que de la vôtre. Vous ne me deviez rien, je vous dois tout. Que dis-je? est-ce un sacrisice que je fais? Non, c'est une nouvelle grace que je vous demande. Je n'ai pas la bassesse d'aimer comme les ames vulgaires, que leur intérêt seul anime. J'aime Cataudin pour lui-même, non pour moi. N'est-il pas naturel, voulant son bonheur, que je cherche à lui procurer le sort le plus heureux le plus glorieux qu'il puisse désirer? Quoil je vois un moyen de lui faire la fortune la plus brillante, de lui obtenir le parti le plus cher, le plus beau qu'il puisse envisager, je l'attacherois à un humble parti comme moi, à un sort obscur comme le mien Je m'opposerois à sa fortune, à sa gloire, à son bonheurl Ne serois-je pas un monstre? J'aime mon Cataudin; lui seul est l'objet de mes vœux, de ma complaisance. C'est mon idole. Je veux le placer sur un Trône, sur un Autel, l'y adorer en silence, dans un respectueux éloignement. Je puiserai, de loin, mon bonheur dans ses yeux, en y lisant le sien. J'aurai rempli mon devoir à l'égard de ma noble bienfaitrice. Je verrai cette personne révérée, dont les bienfaits font ma vie, m'avoir enfin quelque obligation. Je serai ennoblie a mes yeux. Je me verrai la dépositaire du bonheur du couple chéri, qui le réfléchira dans mon cœur. Ah! cette perspective m'enchante. Ma chere bienfaitrice, daignez agréer mon projet; daignez vous y préter. Faites le sort, la fortune d'un homme que vous aimez, que vous avez trouvé, jusqu'ici, seul digne de votre cœur. Ecoutez-le ce cœur qui vous parle, qui soupire en secret, que vous avez dompté si long-temps, mais qu'il est temps enfin de satisfaire. Adélaïde ne vous cede rien. Son Amant est plus à vous qu'à elle. Le respect dû à votre rang le contraint devant vous à présent; mais quand vous l'aurez élevé jusqu'à vous, alors il s'épanouira; il s'attachera à son égale; votre amour réciproque sera d'autant plus violent, qu'il aura été plus long-temps contraint. Tel sont mes sentimens, ma respectble amie. Avouez que tels sont aussi les vôtres. Daignez souscrire à mon proahe aui puesque dioslepou voui sentez qu'elle ne peut-être heureuse, si elle ne voit heureuse sa chere Princesse..". O noble Adélaïde! c'est cette héroine de l'amitié, c'est ce cœur animé des plus sublimes vertus que j'ai pu méconnoîtrel Ah! malheureux Cataudinl tu l'aurois connu si tu avois été capable des mêmes sacrifices. Et ceté chere personne n'est plus, dit-on, sur la terre, c'est ma main cruelle qui l'a fait périrl Affreuse idée Je ne puis m'y livrer, je ne puis y croire. Elle m'écrase comme un tonnerre. Lisons, pour reprendre haleine, la réponse de la chere Princesse. Réponse de la Princesse Cémelli, à son amie Adélaïde. "Tu ne veux donc pas m'avoir la moindre obligation, cruelle Adélaïde. Mes bienfaits pesent donc à ton cœur, aussi sensible, que généreux. Tu veux me rendre mille fois plus que je ne t'ai prêté. Pour récompense des générosités les plus ordinaries, tu veux me céder ton Amant, celui qui est, à tes yeux, peut-être aux miens, le premier des hommes; tu veux me donner ta vie; car ensin, pourras-tu vivre, quand tu venas ce mortel chéri entre les bras d'une autre? Vous êtes jalouse, Adélaïde; qui ne le seroit pas d'un si intéressant jeune homme? Oui, je l'aime, je l'ai toujours aimé. J'ai pensé à lui, tant que je n'ai pas su qu'il avoit le cœur prévenu pour une autre; mais quand j'ai appris qu'il t'aimoit, ma douce aie, j'ai senti qu'il falloit renoncer à un homme qui ne pouvoit me donner son cœur, en échange du mien. Bel effort, de vous céder ce qui vous appartenoit! Pourquoi ne seroit-ce pas autant fierté que générosité? Pourquoi voulez-vous que j'épouse un homme qui en aime une autre que moi? L'honnête garçon ne me l'a pas caché. C'est lui qui m'a resusée. Ma fortune, mon rang ne l'ont point tenté, non plus que ma personne. Il aimoit sa chere Adélaïde; qu'il la possede. Il s'est toujours comporté avec moi d'une maniere qui lui a mérité mon estimé. Vous voulez me faire accroire qu'il m'a de grandes obligations. Il a été le premier à m'obliger sans m'avoit jamais vue; il m'a rendu le plus signalé service; il m'a donné la vie; il a risque la sienne pour sauver la mienne; il m'a conquise au péril de ses jours. En voulant me donner à lui, je ne lui faisois présent que de son bien. Dans ma derniere maladie, j'aurois péri, sans les soins assidus, inappréciables qu'il m'a rendus, encore au péril de sa vie; car il n'a craint ni la fatigue ni la contagion. Il n'a pas quitté un moment le chevet de mon lit. Il a passé, auprès de moi, vingt-deux nuits de suite, sans qu'il m'ait été possible de lui voir fermer l'œil un moment pendant un si long espace de temps. Cet effort étoit au-dessus des forces de la nature. Sa générosité le soutenoit l'animoit; vous osezme vanter encore lamsienne; vous voulez que je dispose de celui qui auroit tout droit de disposer de moi, s'il le vouloit; que je le prive de tout ce qu'il aime Pour quelle récompense? Pour ma fortune. Ne voilà-t-il pas une belle vétille auprès de son mérite, auprès de ce que je lui ferois perdre? Nous avons trop tourmenté cet excellent jeune homme. Il a paru le mérter par quelques infidélités: mais comment vouliez-vous qu'il s'en dispensât? Est-ce lui qui a jamis cherché à porter ailleurs son hommage? N'a-t-il pas sui, par une vertu peu commnune, toutes les conquêtes que les plus fiers triomphateurs se font gloire de rechercher? Les autres femmes ont des yeux comme nous, ma chere; ce mortel est ensorcelant. N'avons-nous pas vu des Beautés, fieres avec tous les autres hommes, lui offrir, jusques devant nous, un cœur qui n'étoit pas accepté? Il eût fallu, pour résister à tant d'attaques à l'ascendant des circonstances, qu'il eût été d'une nature supérieur à la nature humaine; nous avons osé le vexer, nous donner des airs de le punir! Mademoiselle, je me suis trop long-temps prêtée à vos caprices romanesques. Je vous ai permis d'abord d'endosser l'habit d'homme vis-à-vis de vote Amant. En vérité, il faut que la nature vous ait douée d'un charme inexplicable. Comment donc, ma belle? ce jeune homme ne vous a bien vue que dans votre enfance. Depuis que vous êtes avec moi, vous avez toujours su vous voiler vous déguiser devant lui. Il vous connoît si peu, que vous avez vécu auprès de lui, travestie en homme, sans qu'il vous ait reconnue. Il a, dans la tête, une Deauté idéale, une Divinité supérieure à tous les objets que lui offre ce bas monde, qu'il appelle Adélaïde. Tout ce qu'ilvoitn'est que dans l'ordre de la nature, ne peut être son Adélaïde... Je vous jure que vous avez eu tort de poursuivre si long-temps ce déguisement. Vous voyez ce qui en résulte. Ce brave garçon, par sa confiance fa bonne foi, méritoit de n'être pas trompé. Il a trop expié ses fautes, ma chere Adélaïde; il est temps de vous montrer sans voile à ses yeux; il est temps de couronner sa flamme; elle le mérite. Un homme qui peut vous aimer si constamment, si ardamment, quand il vous connoît à peine, est peut-être l'Amant le plus méritant qu'on ait jamais vu. Il vous a fait des infidélités; mais ne vous a-t-ilpas fait des sacrifices? Finissez, je l'exige, ma chere Adélaïde. Je ne sais ce que je crains; mais je crains quelque chose. J'ai des pressentimens. Renoncez à votre projet. J'y suis très-sensible; mais fiez-vous un peu plus à la vertu de vos amies. Les rands ne sont pas faits pour être heureux, mais pour faire des heureux. Laissez-moi remplir à votre égard, à celui de votre ami, une si haute destination, & c...". Grand Dieu! quelle impression me sit la lecture de ces deux lettresl mais quelle impression tardive Je les lus cent fois, je les baisai mille, en les atrosant de mes pleurs. O femmes nobles, sublimes, que je me sentois petit devant vous Mais combien j'avois été mbécille Quoi j'avois pu vivre si long-temps avec mon Adélaïde sans la reconnoître; j'avois poussé la méprise jusqu'à la résolution cruelle d'immoler celle que j'aimois, tandis que je devois songer à l'épouser. Je m'étois laissé abuser, je ne sais comment ni pourquoi, par un malheureux, payé sans doute pour me trahir. N'étoit-ce point un secret émissaire de l'indigne Spinacuta? Il m'a fait voir que Chéri avoit mes lettres, mon portrait, celui d'Adélaïde. Rien de plus simple. Chéri n'étoit autre qu'Adélaïde. O Dieu! j'étois si aimé, en même temps st malheureux Et celles qui m'aimoient, que sont-elles devenues? La chere Princesse Cémelli languit dansles horreurs de la captivité. Pour qui? Pour moi seul. Ce sera encore le noir Spinacuta qui aura semé des calomnies sur son compte, pour la punir de la préférence dont elle sembloit m'honorer. Et pour Adélaïde, ô Ciel! un monstre ose assurer qu'elle n'est plus. Nouvelle affreusel coup terrible de la main du sort, qui me frappe sur la poitrine, en me jetant hors de la terre des vivansl Non, je ne puis croire, sur la foi d'un scélérat, cette effrayante nouvelle! "Non, mon ami, ne le croyez pas, me dit la tendre Artémise; mais en attendant que vous retrouviez vos deux cheres amies, qui les remplacera pour vous? car vous voilà seul à présent dans les déserts du monde. Permettrez-vous à la timide Artémise de chercher, par ses soins, à vous tenir lieu, tant qu'il sera possible, des objets célestes que vous avez perdus"? -- Oui, mon Artémise, lui répondis-je; vous seule me restez dans l'univers. Il n'y avoit que vous sous le Ciel qui fussiez digne de remplacer de si cheres personnes, sa bonté a daigné vous amener dans mes bras. Il proportionne ses faveurs aux coups qu'il me porte". Cette chere Artémise paroissoit prendre, dans mes bras, la figure même de mon Adélaïde. Un amour du plus grand caractere se peignoit dans son œil virginal. En la voyant, un doux rayon de plaisir pénétroit dans mon cœur, comme un beau jour sourit dans les rigueurs de la saison glaciale. Mais, hélas! je voyois s'altérer la santé de cette belle personne. Il lui survenoit quelquefois des défaillances qui faisoient craindre pour sa vie. C'étoit moi sans doute qui étois la cause de sa triste situation. Elle la devoit à trop de fatigue qu'elle avoit pise pour me soigner. J'étois l'assassin d'Adélaïde, de la Princesse, même d'Artémise.... Quelle défaillance affreusevient m'assaillir moi-même. Je n'ai jamais rien senti de pareil. Ah! la mort, de sa main de glace, vient presser mon cœur. C'en est fait.... O mon Adélaïde!.... ô mon Artémise? ... Je me meurs. Lunivers s'efface. Mon Dieu, pardonnemoi; reçois-moi dans tes bras .... Lettre de Orégoire Merveil, Marqgu d'Erbeuil, pere du Chevalier, à Jule son épouse. Milan, 16 Févier. "Ma chere Julie, je suis désespéré. Je suis arrivé trop tard. Tu sais pourtant, ma bonne amie, que je n'ai pas perdu de temps; que dès que j'ai appris le malheur de mon fils, j'ai pris la poste sur le champ. Je l'ai trouvé sur son lit, sans mouvement. On me soutient qu'il est mort; mais moi, qui sais que je suis tombé en léthargie à Casalmaggiore, moi, qui sais que la léthargie ressemble à la mort, je me flatte qu'on se trompe, que je ramenerai mon fils des portes du trépas. On lui a suscité des chagrins de toute espece. C'est ce damnable Spinacuta qui le persécute éternellement. Le malheureuxest enfermé à Naples; mais, du fond de sa prison, il lui suscite des tracasseries diaboliques. Il a envoyé un Agent secret, que j'ai découvert. Ci-devant il s'étoit servi d'un certain Figaro, mauvais sujet qu'on a produit, avec avantage, sur nos Théâtres. Ce fripon ne la pas été assez au gré de l'odieux persécuteur. Il en a choisi un plus méchant, de la même société, un scélérat décidé, un organiste hypocrite, nommé Basile. Ce vil polisson est venu s'établir à Milan, pour remplacer le Comte devenit la Furie persécutrice de mon fils. Il apris le costume d'un petit Abbé pimpant. Il a conduit Cataudin, d'abord chez des Médecins Magnétiques, pour le saire assassiner à la sourdine; ensuite il l'a fait passer pour fou. Il l'a précipité dans le combat malheureux qui occasionne sa mort. Enfin, il lui a appris, pour lui donner le coup de grace, que la maîtresse étoit morte. Je ne sais pas si cela est vrai. Je ne puis déterrer cette insonunée Adélaïde. Quoi qu'il en soit, j'aifaitmourir sous le bâton le détestable Basile; que n'ai-je pu rendre le même senvice à son indigne maîtrel On a trouvé, dans la poche du coquin subalteme, une leure qu'il écrivoitau coquin tité qui le soudoyoit. Ieureusement, il n'avoit pas eu le temps de la faire partir. Je t'en envoie copre. Pour moi, jeprodigue mes soins au cadavre de mon fils; tar on jure que c'est un oadavre. Soins superflus! Je ne perds cependant par l'espoir. Je t'écrirai bientôt plus au long. Réponds-moi, ma chere amie; soutiens-moi dans cet horrible malheur". Lettre de Bafile au Comte Spinaeutae, incluse dans la précédente. "Mon très-cher très-honoré Maîte, à qui je donne bien plus volontiers ce nom qu'à ce pauvre Comte Almaviva, ruiné depuis qu'il a pris, pour son Intendant, ce coquin de Figaro, la prudence ma forcé de quitter ce Maître pour un meilleur. Vous allez voir que je saurai mieux répondre à votre confiance, que le malheureux Barbier de Séville. J'ai su, je crois, vous défaire de l'étemel Chevalier de Rosamene; mais il faut vous donner des détails qui puissent satisfaire votre cœur noble, vous faire goûter le plaisir, plus que noble, de la veigeance. Je n'ai pas eu de peine à m'insinuer dans la confiance de ce jeune indiscret. D'abord, je lui ai persuadé qu'il étoit malade, afin qu'il n'eût pas l'insolence de se parer d'une santé florissante, tandis que mon très-honoré Maître, son ennemi, ne jouissoit pas de la sienne. Ensuite, pour lui procurer une maladis éelle, peut-être mortelle, je l'ai mis entre les mains des Médecins. Je l'ai conduit dans un singulier asile, où des Docteurs prétendent guérir toutes les maladies, par une vertu magnétique qu'ils disent répandue dans l'Univers. C'est une comedie; mais on vient à bout d'y faire tourner la tête aux malades, ordinairement ils en sortent avec une suite funeste des plaisirs qu'on leur afait goûter. J'ai voulu que le Chevalier nemanquât aucun de ces inconvéniens. Au sortir du Magnétisine, il est devent sou, ou du moins j'ai su le faire passer pour tel. Il a été enfermé traité d'une maniere qui décrédite un homme pour toute sa vie. Après la maladie de la partie supérieure, il en a éprouvé une autre dans la moyenne région; j'ai su l'engager à s'adresser, pour s'en faire guérir, aun Charlatan qui a beaucoup augmenté le mal. Tout cela n'étoit encore rien. Votre enemi avoit souffert; mais il falloit qu'il mourût. J'ai su le brouiller avec un jeune homme que je soupçonnois étre son amante déguisée. J'ai obtenu la confiance de ces deux jeunes écervelés; je les ai amenés à se battre l'un contre lautre. Vous sentez mon but. Je me suis dit: Le jeune ami tuera le Chevalier, nous en serons ainsi débarrassés; ou bien le Chevalier le tuera, il mounra de douleur, ou se brûlera la cervelle de désespoir d'avoir tué son Amante, ou du moins il sera obligé de se sauver. De cette maniere nous l'écarterons, je saurai bien le retrouver tôt ou tard, pour lui procurer l'honneur d'être immolé à la satisfactionde mon très-honoré Maître". Ce que j'avois imaginé n'a pas manqué d'arriver. Les deux Adversaires se sont trouvés à un rendez-vous. Le prétendu jeune homme a choisi le pistolet: le Chevalier a tiré si heureusement, quoiqu'il voulût épargner son ami, qu'il lui a fait passer deux balles dans le sein. Alors s'est fait la reconnoissance. Le malheureux avoit blessé son, Amante. Figurez-vous son désespoir. Il n'a pas manqué, sur le champ, de se passer une épée au travers du corps. On a emporté les deux moribonds chacun de leur côté. Il falloit envenimer les plaies du Chevalier; car, sans cette précaution, avec un tempérament de fer, il auroit pu en revenir. J'ai déterré une lettre de sa Maîtresse, par laquelle cette imbecille déceloit que son déguisement la fausse nouvelle qu'elle semoit de la prétendue résolution où étoit Adélaïde d'entrer dans le Cloître, n'avoit pour but que d'amener le sieur Cataudin à épouser la Princesse émelli. C'étoit un de ces beaux sacrifices d'héroîne de Roman, un de ces efforts de vertu, faits pour nous amuser, nous autres gens sans préjugés. Elle protestoit qu'elle aimoit toujours son Chevalier. Vous sentez bien que celui-ci a été doublement désespéré de l'avoir immolée. Je n'ai pas manqué de lui apprendre, avec le cœur bien serré, qu'elle n'étoit plus. Je n'en sais rien, dans le fond, parce que j'ignore ce qu'elle est devenue; mais je présume qu'elle est morte. Vous sentez qu'un redoublement de désespoir a repris le Chevalier; qu'il s'estjugé indigne de vivre; qu'il n'a plus voulu souffrir aucun remede. D'ailleurs son sang un peu infecté, puisqu'il faut ledire, par la secrete incommodité dont je vous ai parlé, a envenimé la plaie; de sorte que jamais Médecin n'a si bien péré que moi, pour expédier les malades; l'on m'assure en effet que le seur Cataudin, avec tout son mérite, arendu son dernier soupir. Pour comble de bonheur, la Princesse émelli a été arrêtée à cette époque, par un effet de nos sages mesures; de sorte qu'elle n'a pu n voir ni secourir le Chevalier, qui s'est trouvé seul abandonné. Elle est à présent avec vous; c'est-à-dire, au moins, dans la même prison. Vous voilà au comble de vos vœux. Vous êtes débarrassé de votre ennemi; vous n'avez plus qu'à sortir de prison, en faire sortir votre Amante, l'engager à vous épouser. Il y a un revers à cette médaille si riante. Le Marquis d'Erbeuil, pere du Chevalier, est arrivé pour voir mourir son fils. On dit que sa figure enchante toutes les femmes. Pour moi, elle me glace me pétrifie. Quel homme il veut m'exterminer; ce ne sera pour lui qu'un jeu. Il vous en prépare autant qu'à moi, mon très-honoré Maître. Vous êtes bien heureux d'être enfermé; votre prison vous met du moins en sûreté contre ses coups. Je tremble. J'ai un pressentiment. Je veux partir incessamment de Milan. Vous croyez peut-être que c'est pour la peur? Non. C'est pour aller le braver jusques dans Paris même. La fortune m'y attend, je crois. Vous y avez envoyé Figaro; il y a fait une sensation singuliere. Je me flatte d'en faire autant. J'ai lieu de le croire; car enfin j'ai un mérite qu'on doit accueillir. Je suis nécessaire à Paris. Les François sont méchans comme d'autres, soit. Ils ont un talent tel quel pour perdre ceux qui les offufquent: mais en général, ils sont trop étourdis, trop inconsidérés. Ils n'ont que de la superficie; il leur manque de la profondeur. Ils font bons pour une boutade: mais machiner une intrigue combinée par une haine réfléchie; faire périr lentement mnennemi, fans qu'il se doute que vous lui en voulez; l'amener, sans qu'il s'en apperçoive, au bord de l'abîme l'y pousser; rester les bras croisés, lui faire faire à lui-même toutes les démarches pour sa perte; c'est-là un art encore fort au-dessus des François; j'espere qu'en le leur enseignant, je ferai une immense fortune. Déjà un Auteur m'a introduit, avec Figaro, dans une Comédie; il apprend aux François, par mon canal, ce que c'est que la calomnie, le parti qu'on en peuttirer. Vous voyez qu'il rend par-là un grand service à sa Nation. Je veux enseigner à cette Nation légere tous les secrets de la scélératesse. On s'y occupe de misérables tracasseries qui méritent tout'au plus, à leurs auteurs, le titre mesquin de méchant. Il faut des noirceurs, morbleu pour prétendre au noble titre descélérat. Je vois cependant des dispositions. Déjà ce nom a perdu de son horreur. On s'est même accoutumé à un autre, qui sembleroit devoir encore plus répugner, parce qu'il désigne un patient puni du supplice affreux de la roue. On prodigue a Paris de tous côtés, l'on répete a l'envi l'élégante épithete de roué. Vous sentez que quand l'horreur du supplice a disparu, celle du crime ne doit pas durer long-temps. Je voudrois voir cet Auteur, pour l'inspiter. J'espere que j'en ferois quelque chose. Son éloge de la calomnie m'a prévenu en sa faveur. Je lui apprendrois à me peindre à fond dans la nouvelle piece qu'il médite. On dit qu'elle est de mauvaises mœurs. Bravo L'Auteur fera son chemin; il a des dispositions. Ce n'est pas que je prétende vous le donner pour un scélérat, ni pour un roué: il en est sûrement bien loin. Il connoît même si peu le mérite de ces noms, qu'il s'offenseroit si on les lui donnoit. Cela écrit inconsidérément tout ce qui lui vient sous sa plume. N'a-t-il pas fait des Drames où il peint la vertu? Ne veut-il pas se mêler aussi de bienfaisance? Ce n'est pas là encore un homme. Je crois appercevoir dans lui de la suffisance, de la vanité, si commune à la Nation, du vent, en un mot. C'est un ballon rempli d'air, si vous voulez, une bulle d'eau de savon, brillante formée d'un soussle, qu'un autre souffle fait évanouir. Je dis tout cela au hasard; car je ne le connois pas personnellement. Mais il a du moins eu la gloire de mettre dans sa Piece, contre la coutume générale, un scélérat impuni. Ah! Monsieur le Comte, on ne sent pas tout le mérite d'un scélérat. On s'obstine à faire cas d'un honnête homme. On ne veut pas sentir qu'un bourru de cette espece est roide ne sait jamais plier; que le vicieux au contraire est fouple se prête à tout; qu'on sera sûr de lui, qu'on lui fera faire tout ce qu'on voudra, tant qu'on aura de l'argent. Chassez le vice, vous ôtez le liant de la société; plus de brillant, plus de plaisir. Sous le sceptre de fer que porte la vertu, tout est austere, triste, unisore; le monde assoupi rentre dans le néant".... Suite de la lettre du Marquis d'Erbeuil. "L'indignation ne me permet pas d'en copier plus long. O ma Juliel quel odieux scélératl Comment peut-il exister sur la terre un homme aussi abominable? J'ai pourtant entendu parler sur ce ton plusieurs grands Seigneurs des gens en place. Ma tendre amie, le monstre a été puni, M. de Beaumarchais n'aura pas le désagrément de le peindre aussi noir qu'il étoit. Je t'ai dit que j'avois fait mourir sous le bâton cet mdigne Basile. Mes gens viennent de m'apprendre que, s'étant apperçus qu'il respiroit encore, ils l'avoient étouffé dans un bourbier, comme on en usoit anciennement à l'égard des lâches. Je n'aurois osé mettre soustes yeux son abominable langage, si je ne t'avois appris, en même temps, son châtiment. Cependant je vais être obligé de partir sur le champ, pour éviter les poursuites qu'on va faire au sujet de cette équitable vengeance. On sent que l'homme étoit un scélérat, qu'il est justement puni; mais ce n'étoit pas à moi à le faire exécuter. On m'a fait prévenir, sous main, de me soustraire aux recherches de la Justice. Ainsi, je pars sur le champ. Je ne pourrai rendre à mon fils les derniers devoirs, ni m'assurer s'il ne reste pas un souffle de vie caché dans son sein. Je recommande qu'on l'examine aussi scrupuleusement que j'aurois pu le faire, avant de le déposer dans la sépulture. O mon cher filsl en quelles mains étois-tu tombé? O que n'as-tu vu la lettre abominable où ce scélérat se peint avec tant d'impudencel Quels malheurs tu aurois évité Mais où soupçconner des ames si diaboliques? C'est le ton du siecle. Il ya des gens qui adorent le Dieu du mal, c'est-à-dire, le Diable, puisqu'il faut le nommer par son nom, qui se dévouent à son service. Aussi voit-on ces gens-là renverser les notions du juste de l'injuste, confondre détruire toute morale, prêcher la méchanceté par principes. Il en est d'autres qui mettent ces abominables principes en pratique. On vit la même chose en Itale, du temps de Machiavel: mais détournons les yeux de cet affreux tableau. Nous avons tant de malheurs particuliers à déplorerl Mon fils, doué par la nature de tant de brillantes qualités, va être mis au tombeau. Son persécuteur, ame infernale du même limon que celle de Basile, est, heureusement pour lui, à l'abri de ma vengeance, dans une prison; mais je ne le perdrai pas de vue. Tout est prêt pour mon départ, ô chere Juliel je monte en chaise, pour te rejoindre sous peu de jours". Fin de la III. Partie. SECONDE SUITE DE L'AVENTURIER FRANÇOIS. QUATRIEME PARTIE. LIVRE PREMIER. Mes chers amis, je ne suis pas mort. Voilà déjà deux fois que je l'ai échappé belle; mais enfin, je respire; Et l'avare Achéron vient de lâcher sa proie. J'étois tombé dans l'anéantissement. Combien ce triste état a-t-il duré? Qu'estce qui s'est passé pendant ce temps-là? Je l'ignore. J'ai appris que mon pere, par un excès de tendresse, étoit venu de France pour me secourir. O tendre pere! Il m'a trouvé mort. Il a été obligé de partit, sans avoir la douceur de savoir que je ressusciterois. Je n'ai point vu son arrivée, je n'ai point vu son départ. Je me suis éveillé. On va croireque c'est dans un tombeau. Non. D'abord, c'étoit au sein de la nuit. J'étois nu, exactement nu, fort durement couché. Entâtonnant, je reconnus que j'étois sur une grande table, fort éloignée de valoir un lit de plume. En promenant mes mains autour de moi, je sentis que la droite se reposa machinalement sur quelque chose qui ressembloit au sein très-ferme très-froid d'une femme. Je tressaillis, non d'horreur, mais simplement de surprise; en égarant plus loin ma main timide, je reconnus toutes les dépendances qui m'assurerent que j'étois auprès d'une femme nue comme moi: „Que signifie une telle situation? me “disois-je aussi scandalisé que surpris. “Apropos de quoi coucher un homme “nu sur une table, auprès d'une femme “aussi indécemment dépouillée? Pourquoi choisir le temps de ma prétendue mort, pour un arrangement si “peu honnête“? Je compris cependant qu'on avoit dû me croire effectivement mort; qu'en cette qualité on m'avoit porté dans la chambre où l'on ensevelit les morts; qu'au jour naissant, je devois être probablement enveloppé dans le linceul; que ma voisine, au sein froid ferme, devoit être une morte posée sur la même table, pour le même objet. Cette morte m'intéressoit. Je désirois qu'elle pût, comme moi, revenir à la lumiere. Mes mains, je l'avoue, s'égatoient, non pour satisfaire aucun désir malhonnête, mais dans l'intention d'examiner s'il n'y avoit pas espérance de la appeler à la vie. Puisqu'on voit la légitimité de mon but, qu'on me permette de dire que je touchois une peau de satin, que je sentois, dans les sones de ce corps, tout ce qui pouvoit annoncer la jeunesse. Autant qu'il n'étoit possible de juger des traits par le ta, en passant la main sur le visage, il me sembloit que ce devoit être celui d'une très-jolie personne. Toutes ces circonstances m'intéressoient nécessairement, quoique l'humanité dût suffire pour m'émouvoir en faveur de cette semme, quelle que fût sa figure: comme Artémise étoit la dermere personne de son sexe que j'avois vue, qui m'avoit interressé, je prêtois à la morte les traits de cette belle personne. Je me rappelois même les défaillances que je lui avois vu éprouver récemment; je concevois une espece de soupçon lointain, qui me la faisoit entrevoir dans cette dépouille immobile. J'appuyois, avec crainte respectueusement, ma main sur la poitrine. Il me sembla que le cadavre s'échauffoit singulierement sous ma main fortunée. Je sentis battre le cœur, d'abord foiblement d'une maniere douteuse, ensuite très-décidément. La beauté, que je supposois à cette infortunée, me fit vaincre la répugnance que tout mort ou vivant doit inspirer en pareille circonstance. Désirant de la ranimer, je la serrai dans mes bras. Je sentis sa poitrine s'échauffer de plus en plus sous la mienne, son cœur battre contre mon cœur. Je poussai l'humanité jusqu'à presser sa bouche de la mienne. Enfin, j'entendis exhaler un grand soupir. Je redoublai mes tendres salutaires careffes. La personne s'écria: Stelle! dove son'io? (Ciel! où suis-je?) Je reçus ces mots avec les plus vifs transports de joie. Cette voix, d'ailleurs, ne m'étoit pas inconnue; elle avoit même je ne sais quoi de tendre qui pénétoit jusques dans mon cœur. „Ma chere “amie, dis-je à la nouvelle ressuscitée, ne craignez rien, vous êtes dans les bras d'un ami. On nous a pris pour morts, sans doute, vous moi. On nous à mis sur cette table, pour nous ensevelir dans la matinée; mais nous y mettrons bon ordre. Rendons grace au Ciel; nous ne pouvions nous éveiller plus à propos. Qu'entends-je reprit la morte rendue à la vie? Est-ce vous, mon cher Chevalier?“ Alors, je reconnus la personne. „Est-ce vous, lui répondis-je, ma chere Artémise? Comment vous trouvez-vous ici? Vous étiez donc aussi tombée en léthargie? Hélas! reprit-elle, sans doute il ya de “a sympathie entre nous deux. Quand evous ai vu rendre ce que je croyois le demier soupir, j'ai été si saisie, que je suis tombée évanouie. On m'a “ait revenir à force de soins; mais la maison où vous veniez de mourir a paru, dès-lors, insuportable, “jai voulu en sortir. Mais, ô Dieu! comme j'ai trouvé ma mere indispolée contre moi! Un scélérat, un hypocrite, qui veut s'emparer de mon ben, m'a ravi le cœur de cette mere, avant si tendre. Elle s'est emée contre moi, elle m'a dit qu'elle Moit fait tout ce qu'elle avoit pu “pour m'empêcher d'entrer dans ceue “maison; mais que, puisque, sans “égard pour elle, j'y étois entrée, elle “vouloit absolument m'y faire rester; “que si je prétendois en sortir, elle “m'abandonneroit, me renieroit pour “sa fille, me donneroit sa malédiction. J'ai vu que j'avois perdu le “cœur de ma mere. A la suite d'une “perte récente, qui m'étoit déjà si “sensible, j'en faisois une nouvelle, à “laquelle on ne peut rien comparer. “J'ai vu d'ailleurs toute la maison s'armer contre moi. J'ai été renfermée “très-étroitement. Je me suis senti le “cœur si serré, que j'ai été attaquée “d'une fievre des plus violentes. J'ai “eu le transport. J'ai perdu la connoissance, qui m'étoit si pénible. “Enfin, sans doute on m'a prise aussi “pour morte, puisque me voilà dans “ce cruel état. Je reconnois très-bien “que nous sommes dans la chambre “où l'on ensevelit les morts. On n'aura “pas eu le temps, hier au soir, de “nous coudre dans le funeste linceul, on aréservé ce tristé office pour “ce matin Ah! que le réveil nous “est venu à propos! Que je le beni “ce réveil, puisqu'il me rend le morte chéri dont la perte m'étoit si sensible! “Je reprends la vie, je retrouve l'homme qui m'est cher, sans doute aussi “je recouvrerai ma liberté le cœur “de ma mere“. Je pressai dans mes bras cette jeune personne, avec un attendrissement inexprimable. „O ma douce Artémise! lui dis-je enfin, mon Ange tutélaire, “le seul bien qui me reste sur la terre, faut-il que je vous cause tant de malheurs, en récompense de tant de “bienfaits dont vous m'avez comblé, que le Ciel me condamne à paroître ingrat, même quand je suis “privé du sentiment? Non, ma chere amie, il ne faut pas nous endormir dans la circonstance où nous sommes; nous devons profiter de la vie qui nous est rendue, nous soustraire aux tyrans qui nous persécutent. -- Hélas! reprit Artémise, il “est trop vrai; si l'on nous retrouve “ainsi échappés à la mort, on nous enfermera chacun de notre côté, vous comme fou, puisqu'il faut le dire, “moi peut-être en la même qualité“. Tandis que nous parlions ainsi, le Mur commençoit à poindre, , pat grés, nous appercevions les objets répandus autour de nous. Nous vîmes très-clairement que nous étions en effet dans la chambre où l'on enfevelit les morts. Il s'en trouvoit plusieurs, autour de nous, qu'on avoit déjà enveloppés dans le drap mortuaire; deux ou trois autres étoient encore nus; entre autres un Negre qui, dans ce triste état, avoit la figure du Diable, fit pousser un cri à la timide Artémise. Je craignis que ce cri fatal ne nous attirât la visite soudaine de quelque surveillant. Il ne vint heureusement personne: mais le chant du coq nous annonçoit que nous ne tarderions pas à voir paroître quelqu'un; c'est ce qu'il étoit à propos d'éviter. Il falloit sortir de ce triste asile; mais le pouvions nous étant nus? Nous eûmes beau regarder autour de nous, nous n'apperçûmes que le triste uniforme des morts, que des linceuls funéraires, qui ne pouvoient former, pour des vivans, un habillement décent; car enfin, si nous paroissions sous ce bizarre accoutrement, il est cerin que nous devions être remarqués arrêtés. Il nous falloit un vêtement quit pût au contraire nous dérober aux régards les plus clairvoyans. N'ayant rien autre chose, nous nous servîmes de ce que nous avions. Nous entortillâmes les draps les plus fins autour de notre corps de tous nos membres; il ne nous resta de nus que les pieds, les mains, la tête; ce qui nous donnoit une figure assez plaisante. Nous prîmes chacun un second drap sur nous, pour nous servir de draperie ou de manteau. D'autres linceuls furent employés à nous faciliter notre descente par la fenêtre; car, étant enfermés sous la clef, nous ne pouvions sortir que par cette voie. Artémise auroit eu bien de la peine à en venir à bout sans mon secours. Nous attachâmes nos draps à la fenêtre, qui heureusement n'étoit pas bien haute. Je me glissai le premier en dehors, quand je fus descendu seulement d'une brasse, je dis à la chere Atémise d'appuyer ses deux pieds sur mes épaules, de bien empoigner le drap; ce qu'elle fu assez adroitement. Dans cet état, je me glissai le long du linceul, en soutenant mon doux fardeau. Quand nous fumes en bas, nous nous trouvâmes dans un jardin. Heureusement il n'y avoit point de chien qui pût réveiller le monde par ses aboyenens; mais en récompense nous mes un mur assez élevé, qu'il falloit escalader, pour sortir entierement de prison. Je vins à bout de grimper jusqu'au haut. Là, j'attachai le bout de mon drap à une barre électrique plantée sur le sommet. Je redescendis ensuite pour chercher Artémis. Je la fis monter sur mes épaules, j'eus la force de m'élever le long du drap, en soulevant cette chere personne. Parvenus en haut, il nous fut aisé de descendre du côté de la rue, par le même procédé que nous avions employé pour descendre de la fenêtre, nous nous trouvâmes ainsi en liberté: mais pour combien de temps? Nous trembhrons à tous momens d'être arrêtés; quand nous appercevions de loin quelqu'un, nous enfilions un autre chemin. Cépendant nous rencontrâmes la patrouille au détour d'une rue; nous en étions si près, qu'en paroissant fuir, nous aurions excité à nous poursuivre. Nous passâmes doncfierement de l'autre côté de la rue. A notre grand étonnement, les Soldats ne nous dirent rien; seulement, nous crûmes en voir quelquesuns sourire. Cette heureuse circonstance nous rendit plus hardis; quand nous rencontrions quelques ourgeois, nous passions avec dignité en les regardant. Ils nous appeloient Signore maschere (Mesdames Masques), comme on diroit en France, Beaux Masques, ils sourioient. Cela me fit conjecturer que nous étions en carnaval; quoique j'ignorasse parfaitement, depuis l'époque de mon malheureux combat, en quel temps je vivois, je reconnus, par un cacul fort aisé, que nous devions être au Mardi Gras; ce qui étoit réel fort heureux pour nous. Chacun revenoit paisiblement du bal, 'en retournoit chez soi. Nous revenions d'une autre fête; quoique les passans ne nous gênassent pas beaucoup, nous entrâmes dans une petite rue écartée, pour en éviter l'affluence. Nous vîmes qu'on avoit attaché une malheureuse éclanche à la chaîne d'une sonnette. Un gros chien, en sautant, morsilloit cette proie, faisoit sonner la clochette. Le portier venoit, ouvroit la porte; le chien, à son approche, s'écartoit, le contemploit flegmatiquement à une respectueuse distance. Le portier regardoit de tous côtés, ne voyoit personne, juroit contre les polissons, se retiroit en fermant sa porte. Un momentaprès qu'il étoit parti, le chien recommençoit son jeu sonnant; le portier revenoit avec un fouet qu'il cachoit sous sa veste, de maniere qu'on le voyoit pendre. Le dogue reculoit avec le même respect; l'homme n'appercevoit encore personne, se retiroit en redoublant ses juremens. Nous observions cette farce, d'un angle obscur où nous étions cachés. Nous ne savions où nous retirer. Il ne nous étoit pas possible de rester, de jour, au milieu de la rue, dans un état si comique. Nous souhaitions de bon cœur, quele Janus de cette porte, en courant après le chien, nous fournît l'occasion d'entrer chez lui. Enfin le bon homme revint ouvrir; il sortit pour voir, si, en rodant quelques pas, il ne découvriroit point le sonneur. Il ne vit aucun homme; mais il apperçut la piteuse éclanche pendue à la chaîne de sa sonnette. Alors il eut assez d'imaginative pour deviner la cause de la sonnerie; il courut, avec son fouet, après le chien, qui gambada devantlui, finit par se jeter si à propos dans ses jambes, qu'il le fit tomber le nez dans la boue, ou dans ce qu'on voudra. Pendant ce bel exploit, il avoit laissé sa porte ouverte, nous eûmes le temps d'y entrer, avant qu'Il pût voir clair rentren lui-même. Nous crûmes devoir éviter ses regards. Nous nous enfonçâmes dans un long corridor très-obscur, où nous ne rencontrâmes personne. Que faire? nous ne pouvions obtenir des secours, sans être vus, nous ne pouvions être apperçus, sans risquer d'être pris pour des voleurs. Nous rodâmes long-temps sans but déterminé, fort embarrassés de nos personnes. Enfin, nous crûmes entendre un bruit souterrain, qui s'élevoit de dessous nos pieds, qui ressembloit à de la musique. Nous écoutâmes, nous nous confirmâmes dans l'opinion que c'étoit en effet un son musical. Nous distinguâmes, de plus, un bruit sourd cadencé comme celui des fauts reglés; ce qui nous annonçoit qu'on dansoit au son des inftrumens, comme il est d'usage. Nous cherchâmes les moyens de parvenir à la salle du bal. Nous trouvâmes, à force de tâtonner, un escalier obscur, par lequel nous descendîmes. Nous découvrîmes enfin la porte de la salle, ou plutôt de la cave. Nous remarquâmes, à quelques toises de là, un grand trou creusé dans le mur, avec les pierres dérangées enlevées de ce tou; ce qui nous fit conjecturer qu'on passoit d'un bâtiment voisin dans celuici, par cette breche, où l'on pouvoit ensuite remettre les pierres, pour la reboucher à volonté. Nous étions à la porte des plaisirs; nous entendions, comme on dit, les joies du Paradis; elles ne nous tentoient point; mais il nous falloit un asile des secours. „Que risquons-nous, dis-je, à ma “chere ame, de frapper à cette porte? “Ces gens se divertissent, ils sont gais “ contens. Les gens de bonne humeur sont ordinairement assez accommodans“. Artémise trembloit; mais elle ne pouvoit s'opposer à mon dessein. Je lui donne un baiser, je frappe à la porte. On ne nous entendit pas d'abord, parce qu'on étoit tout occupé de la danse bruyante. Nous fûmes obligés de redoubler, tant qu'à la fin on nous ouvrit. Nous apperçûmes une assez nombreuse assemblée, composée de Capucins de Capucines. Nous entrâmes gravement, couverts de nos linceuls. A notre aspect, les Capucins effrayés pousserent des cris, les Capucines, au contraire, firent de grands éclats de rire. Nous aurions éte surpris de voir que le sexe le plus foible témoignoit le plus d'assurance, si nous n'avions pas apperçu que les Religieuses avoient de grandes barbes qui, sous leurs guimpes, ne les rendoient pas fort agréables; tandis que les Religieux étoient de jeunes imberbes effeminés: d'oùnous conclûmes que les deux sexes avoient troqué d'habits pour un déguisement mutuel. Les jolis petits Capucins continuoient d'avoir peur, les grosses Capucines barbues poursuivoient leurs bruyans éclats de rire. Enfin cex prétendues meres nous dirent, d'une voix mâle: „Messieurs les revenans, soyez “les bien venus; sans doute vous venez prendre part à nos plaisirs, “nous y consentons de bon cœur; mais “commencez par le buffet“. Nous en avions besoin. Nous nous restaurâmes volontiers. Ensuite il n'y eut pas moyen de nous dispenser de danser, quelque peu d'envie que nous en eussions. On doit se rappeler que nous avions chacun, pour tout habillement, un drap entortillé autour de nos membres, un second par-dessus, qui nous servoitde draperie ou de manteau. D'abord on jet à l'écart le drap qui formoit no-te manteau; nous nous trouvâmes réduis; Artémise moi, à celui qui étoit roulé autour de nos membres. Dans cet état, il n'étoit pas, ce me semble, fort aisé de danser. On nous tiroit les mains, l'on nous faisoit tourner malgré nous. Les linceuls se dérouloient nécessairement dans un pareil exercice; nous nous trouvions insensiblement dépouillés, au grand étonnemnt de l'assemblée, à notre grande confusion. Des malheureux aiderent le déroulement, nous débarrasserent trop parfaitement de notre enveloppe; l'on sent dans quel état ils nous mirent. „Oh! la “plaisante mascarade, s'écrioient les “hommes déguisés, toujours en éclatant de rire.“ Il paroît que ces jeunes gens croyoient de bonne foi que nous etions venus là, par un bénéfice du carnaval, sous ce singulier déguisement, pour prendre notre part de la fête. Figurez-vous la confusion de la pudique Artémise, de se voir en cet état devant une assemblée oùil y avoit des hommes. Jamais un Praxitele ne pourra représenter la pudeur virginale avec des traits si caractéristiques si naifs, que ceux qu'offroit en cet inftant ma compagne. Tout le monde immobile, frappé d'une surprise muette, paroissoit la contemplen avec enchantement. Il sembloit que l'impreffion de cette pudeur enchaînoit les transports du désir qu'on voyoit éclore; mais enfinils éclaterent. Une des plus ardentes Capucines barbues se précipita sur elle, la serrant dans ses bras: „Femme ou “Ange, qui que tu sois, dit-il, je t'adore“. Tous les autres se précipiterent à l'envi, pour suivre ce malheureux exemple. Me sera-t-il permis de dire que les Religieuses, de leur côté, paroissoient me lorgner aussi amoureufement du coin de l'œil? Jaloux de mon Artémise, j'arrachai à un Musicien sa contrebasse, je sautai à grand coups d'instrument sur le corps des effrontés. Je les empoignois par la barbe, je les jetois sur le carreau à dix pas de moi, je le foulois aux pieds. J'étois déjà triomphant sur un trophée formé des corps des vaincus; mais pendant que je terrassois les uns, d'autres s'emparoient de mon Artémise. Il en survint un si grand nombre, qu'ils eurent la force de m'enchaîner à un pilier. Ah! les coquins, si je n'avois pas été affoibli par une longue maladie... Alors le plus grave de la bande me dit: Mon ami, soyez sans inquiétude. “Pour soustraire cette innocente Beauté “à la pétulance de ces jeunes poursuivans, je m'en empare, moi. -- Grande “obligation que nous t'aurons là! m'écriai-je. Elle saura bien te résister“. Tous les autres crierent, en chorus: „Nous saurons bien la lui disputer“. Grande consolation pour Artémise pour moi! Enfin le barbare l'enleva malgré ses cris; tous les Capucins disparurent. Nous restâmes seuls, les Capucines déguisées moi. Alors la principale me dit: „Mon ami, ne craignez rien. Votre compagne sera respectée; elle est entre les mains du “Gardien. Quant à vous, personne “n'est ici capable de vous faire violence; , pour vous dérober même “aux importunités de cette jeunesse, “je m'empare moi-même de votre “personne. Venez, mon fils, trouver “votre salut sous l'aîle d'une mere“. Celle qui me parloit si dignement avoit à peine vingt-six ans, me paroissoit fort appétissante. Elle me détâcha du pilier; mais elle me laissoit les mains enchaînées. Ses compagnes disoient entre leurs dents, assez intelligiblement: „Fi, la “vilaine goulue, qui veut tout pour “elle“! Ces Déesses, pour rentrer dans leur couvent, passerent toutes par la breche dont j'ai parlé. La Religieuse ma Minerve, me couvrit, comme elle put, de ses habillemens. Elle me donna même une guimpe, pour me servir de ceinture. Elle parvint ainsi à me conduire jusqu'à sa cellule, qu'elle ferma exactement sur nous. Qand nous fûmes seuls: „O mon ami! me dit-elle en “m'embrassant, vous êtes sans doute “un Ange que le Ciel nous envoie; “car je ne puis croire que vous soyez “un simple mortel. Un homme n'auroit pu pénétrer jusqu'à nous; un “homme n'auroit pas vos graces ineffables: mais je me reproche de vous “laisser ainsi enchaîné“. Alors elle me délia les mains, en me disant: „Vous “voyez combien je me fie à vous“. Je témoignai à la grave mere la reconnoissance que m'inspiroient ses sentimens ses manieres si favorables pour moi. „Mais, mon cher fils, ajouta-t-elle “enfin, qui êtes vous? Comment se “fait-il que vous vous trouviez au milieu de nous? -- Madame, répondis-je à la Béate, vous paroissez trop honnête pour vouloir me trahir, d'autant plus que je n'ai rien à me reprocher. Je suis un mortressuscité; mais, “pour vous parler plus clairement, “voici mon histoire“. Alors je lui racontai de point en point mon combat, ma blessure, ma maladie, ma léthargie, mon réveil, mon introduction dans cette maison. „Jésus, mon Dieu! disoit la Religieuse en faisant, à chaque instant, “des signes de croix, tout ceci est “conduit par le Ciel, mon cher enfant; “oui, c'est le Ciel qui vous envoie“. Elle m'ajouta cent autres propos de cette espece, en me laissant toujours habillé comme la Vérité, selon une expression vulgaire; en me regardant meme, je crois, d'une façon particuliere, avec une distraction affectee. Elle s'apperçut enfin que je grelottois. „O mon bon “ami! me dit-elle, mille fois pardon “de ma distraction. Fourrez-vous bien “vîte dans mon lit, pour ne pas gagner un rhume. Je monterai la garde “auprès de vous“. Je me glissai, en effet, dans le lit comme un trait; mais je lui dis: „Madame, j'y entre uniquement pour me réchauffer; car je suis “transi; mais je vais vous le restituer “sur le champ. Je n'abuserai pas de “votre complaisance, jusqu'à vous “laisser veiller auprès de moi hors du “lit. -- Mon bon ami, reprit-elle, si “l'on me soupçonnoit avec vous, “vous sentez toutes les conséquences “qui en résulteroient, l'idée qu'on “auroit de moi. J'aurois eu beau rester innocente auprès de vous, comme “je le dois, que des gens diaboliques “auroient la noirceur de n'en rien “croire; telle est même l'opinion “publique, pardonnez-moi de le dire, “ou du moins de le penser, que ce seroit...“. Ici je vis ma Religieuse embarrassée, je repris, „que ce seroit de la vertu perdue, n'est-ce pas? “ -- Que vous êtes méchant! reprit-elle“. Enfin la personne mitonnée me parut une franche hypocrite. Je ne veux point scandaliser les ames honnêtes, en leur offrant tous les détails qui me donnerent cette opinion de ma Capucine, ni leur rendre un compte exact de la nuit qu'il fallut passer dans sa compagnie. Il est vrai que les circonstances étoient contre elle; , malgré mes bonnes intentions, elles étoient aussi contre moi. Le Chapitre féminin avoit décidé qu'on laisseroit cette matinée entiere aux jeunes Religieuses, pour qu'elles pussent se rétablir des fatigues de la nuit du Mardi Gras. Il paroît qu'on avoit daigné fermer les yeux, afin de leslaisser jouir du bal dont j'ai parlé. Nos Prieures de France ne seroient probablement pas si complaisantes. Après une nuit passée, dirai-je en bonne fortune? avec la Capucine, qui me parut plus contente de moi que je ne l'étois moi-même, je dis à cette belle: „Il faut que je vous quitte un “instant, ma chere amie; car enfin, “vous sentez que je suis obligé d'aller “délivrer ma compagne“. En effet, la chere Artémise ne m'étoit point sortie de la tête pendant toute la nuit. Je me la représentois entre les bras des audacieux Capucins, je frémissois de jalousie d'indignation. „Ah! cruel, “me dit la None, vous brûlez de me “fuir de rejoindre votre complice. “Pourquoi ne pas la laisser où elle est? “Je vous jure qu'elle ne manquera de “rien. -- Je le crois bien, répondis-je; “mais je ne veuxpas, moi, que tout lui “soit fourni par des Capucins, que “son honneur soit exposé... Qu'appelez-vous, son honneur! s'écria la “Religieuse: ô Ciel! qu'osez-vous “penser sur le compte des Séraphiques? Ah! mon cher ami, son honneur est en sûreté chez les Capucins “autant que chez nous-mêmes. Ils sont “sont aussi sages, aussi vertueux que “nous pouvons l'être. Ce sont les mêmes principes“. En effet, je m'appercevois beaucoup de cette sagesse: sils étoient aussi vertueux que ma compagne de nuit, la jeune Artémise étoit en de bonnes mains. Nous nous levâmes. Comme il falloit me donner de quoi me couvrir, la Religieuse, nommée Sainte-Monique, me fit endosser l'habit de Capucin sous lequel elle avoit paru au bal; , pour elle, je la vis se revêtir de la guimpe de son uniforme féminin, sous lequel je la trouvai très-appétissante. Elle me sit jurer de revenr dans ses bras dès que j'aurois délivré Artémise. Je passai par la breche dont j'ai parlé; avec le capuchon sur la tête, je fus pris pour un Capucin; je rodai dans toute la maison, sans qu'on fît attention à moi. D'ailleurs les Moines étoient au chœur. J'avois beau chercher, je ne découvrois aucune trace de mon Artémise. Enfin, ellem'apperçoit d'une fenêtre, je l'entends crier en françois: „Ah! le voilà“. Je la reconnus, quoiqu'elle fût habillée enpetit Capucin. Elle me dit qu'elle oit enfermée sous la clef; que je ne Mouvois monter chez elle que par la fe, nêtre. Je profitai du moment où il n'y avoit pas de témoins, je grimpai, à l'aide d'une vigne sauvage qui tapissoit la muraille. Je me précipitai dansles bras de cette charmante personne. „O “ma chere Artémise! lui dis-je, avez-vous été respectée? -- Oui, heureusement, me répondit-elle; mais pour “combien de temps? C'est ce que j'ignore. Hier, je me suis jetée à leurs “pieds, pour implorer leur pitié. Ils “ont été touchés de mes larmes, parce “qu'ils étoient tous fatigués, qu'ils “avoient plus besoin de repos que de “toute autre chose; mais aujourd'hui, “mais à tous momens, je tremble. O “Dieu! sauve mon honneur. -- Il ne “faut pas perdre de temps, repris-je, “ma chere Artémise; je vais vous aider à descendre par cette fenêtre“. Elle y consentit; mais malheureusement il vint quelqu'un dans la cour sur laquelle donnoit cette fenêtre. Il fallut attendre le départ de cet importun. Pendant ce temps fatal, je restois devant ma compagne, dans une oisiveté qui me pesoit. Je la voyois grande, belle, enchanteresse. Je me disois: „Quoi, cette charmante personne seroit-elle la proie de ces indignes penaillons? Je ne le souffrirai pas. Si “une fleur si belle doit-être cueillie, “qui peut y avoir plus de droits que moi?...“. On frémit déjà de loin; on craint de me voir coupable scélérat. Ames honnêtes, je tâcherai de ne point vous scandaliser; vous me plaindrez peut-être. Il y a des momens, dans la vie, où la tentation est au-dessus de nos forces. Nous nous sentions malheureusement tous deux dans cet embarras réciproque, par une funeste sympathie. Je me disois cependant: „Dois-je outrager une fille si honnête, “si sage, ma bienfaitrice?“ Ces bonnes pensées opéroient en sa faveur; mais j'avois eu le malheur de lire, depuis peu, un certain livre. J'avois présent à l'esprit un jeune Don Alono, que l'Auteur donne pour un personnage vertueux. Il survient une éruption d'un volcan. Le vertueux Don Alonzo a le bonheur de sauver une jeune Vierge consacrée à la garde du feu sacré. Il la conduit dansla campagne, il y passe, tout au plus, deux heures avec elle; là, sans respecter une jeune Beauté qui doit lui être sacrée, parce qu'il l'a sauvée, parce qu'elle se confie à lui, parce qu'elle est jeune innocente, parce qu'elle est d'un état révéré dans ce pays-là, parce qu'enfin elle doit être enterrée vive si elle perd sa virginité; le cruel lui ravit sans pitié, dans si peu de temps, cette fleur précieuse; l'on donne cela pour un Sage! Cet exemple me fut bien dangereux. Je trouvai que la circonstance où j'étois me rendoit bien moins condamnable que Don Alonzo. L'Auteur n'a pas, sans doute, prévu ce mauvais effet que pouvoit produire son Ouvrage. Son Héros commet là une faute dont je n'aurois pas été capable; il ne se la reproche point! il va chicaner les Péruviens sur leurs préjugés, tandis qu'il a manqué aux principes de la morale, communs à toutes les Nations! Moins coupable que lui, j'avois de cuisans remords. La chere Artémise, qui portoit cidevant, dans ses beaux yeux, le calme de la vertu, se trouvoit alors confuse humiliée. Les importuns étant sortis de dessous nos fenêtres, je vins à bout de faire descendre ma compagne par la fenêtre, je la conduisis chez les Capucines. La Mere Sainte-Monique, que e devois rejoindre, la revêtit d'une guimpe de l'uniforme d'une Capucine, la conduisit dans une cellule, pour qu'elle y prît du repos, dont elle avoit grand besoin. Je n'en avois pas moins besoin qu'elle. Après quelques restaurans pris à la hâte, ma Religieuse me conduisit dans une autre cellule, où, sur un lit solitaire, je me livrai au plus profond sommeil. Je restai plongé pendant long-temps dans le plus doux anéantissement. Je m'éveillai, je ne me souviens plus comment; je fus quelque temps sans pouvoir reconnoître où j'étois. Enfin, je me rappelai avec peine tout ce qui m'étoit arrivé depuis ma résurrection. Je ne vis plus, auprès de moi, l'habit de Capucin dont j'avois été revêtu avant de me coucher; mais je trouvai, en sa place, celui d'une Capucine. Il fallut m'en revêtir comme je pus; mais je le fis très-maladroitement; de sorte que quand je parus devant la Mere SainteMonique, elle ne put retenir de grands éclats de rire, qu'elle accompagna des embrassemens les plus passionnés. Je lui demandai ce qu'étoit devenue mon Atémise. „Vous allez tout savoir, me “dit-elle, venez dans ma cellule“. La chere Dame voulutm'y faire desamitiés qui m'impatienterent. Je lui répétois sans cesse: „Qu'est devenue mon Artémise“? Elle sembloit ouloir éluder ma question, que je lui renouvelois impitoyablement. „Mon cher ami, me “disoit-elle, modérez-vous, elle n'est “pas perdue“. Pendant ces délais, elle rajustoit ma guimpe mon habillement de None, que j'avois très-mal arrangés. J'avois l'habit d'une Religieuse; la fureur qui éclatoit dans mes yeux, la colere qui rendoit encore ma voix plus forte, juroient avec ce modeste uniforme. „Que voulez-vous me dit Sainte-Monique?... Je “ne sais pas... Il se pourroit que les “jeunes Capucins, sachant que la breche de notre mur souterrain étoit encore ouverte, fussent venus, qu'ils “eussent emmené avec eux cette “jeune personne... -- Ah! les scélérats m'écriai-je en me saisissant d'une “grosse bûche, je les assommerai“. Je descends les montées quatre à quatre. Je rencontre une vieille Mere, qui me crie: „Ecoutez donc, ma Sœur“. Je poursuis mon chemin sans faire attention à elle, je l'entends dire de moi, en se fignant: „Ah! bon Dieu, “la dévergondée!“ J'arrive au lieu où étoit la breche; mais je la trouve rebouchée. O Ciel! je frappe à coups redoublés de ma bûche. J'entends des éclats derire de l'autre côté; je distingue qu'on prend des mesures pour empêcher que mes coups ne dérangent les pierres replacées. Furieux, j'éclate en reproches. Je traite les ravisseurs de scélérats; à chaque injure que je prononce, j'entends redoubler les éclats de rire. Enfin je distingue la voix de ma chere Artémise, qui crie semble m'implorer. On l'enleve, sa voix gémissante se perd dans le lointain. Il n'y avoit pas moyen de passer par ce trou rebouché. Il falloit sortir par la porte du Couvent femelle, pour entrer dans le Couvent mâle, réclamer hautement mon Artémise: mais, revêtu de l'unisorme d'une Religieuse, comment pouvoir mettre le pied dans la rue? Cependant il arrive un courrier tout essoufflé. „Il s'est échappé, dit-il, deux “morts de l'Hôtel-Dieu. On prie ceux “qui les trouveront de les ramener sains “ saufs, s'il est possible. Il y aura “bonne récompense. On défend de les “tuer, ni de leur faire aucun mal“. La Mere Prieure fit chercher dans tout le Couvent, pour voir s'il ne s'y trouveroit point de morts, recommandant beaucoup qu'on ne les effarouchât pas. Il ne s'y trouva qu'un bon vivant; mais on ne lui en rendit pas compte. On forgea, au contraire, une fausse lettre d'obédience, où j'étois qualifié de Mere Sainte-Hélene, envoyée dans ce Couvent par les Supérieurs. Je fus reçu à bras ouverts par la Prieure en cette qualité. On me fit donner une cellule. Je participai dès ce moment à tous les avantages de la Communauté; , dès le soir même, j'eus l'honneur d'assister à l'exercice de la discipline, qui m'amusa singulierement, parce que des hommes ne sont pas dans le cas d'y assister. J'ai promis solemnellement de ne jamais faire la description de cette cérémonie; je tiendrai parole. On sent que je me ménageai, que je ne me fis pas saigner. Toutes les jeunes Religieuses avoient connivé dans l'arrangement qui me faisoit passer pour une Capucine. Chacune prétendoit avoir les mêmes droits sur ma personne. On avoit cédé les honneurs du premier pas à la Mere Sainte Monique; mais toutes les autres comptoient bien jouir de ma compagnie, chacune à son tour, selon l'âge ou l'époque de la profession. Je ne goûtois point du tout ces arrangemens. C'étoit jouer dans ce Couvent le rôle de la prétendue Sœur Besogne, dont il est parlé dans la Pucelle. Il en devoit résulter les mêmes inconvéniens; ce qui étoit fort contraire à ma santé, répugnoit à mes principes: car enfin un homme qui pensoit, ne pouvoit consentir à vivre dans un travestissement si scandaleux, à porter le libertinage une malheureuse fécondité dans l'asile de la chasteté de la virginité. Je sentois tout le danger auquel je serois exposé, si j'étois découvert. Il y avoit, dans ce bercail, plusieurs, tant Novices que jeunes Professes, très-jolies. Je me trouvois comme un Sultan dans un charmant sérail. Tous les jeunes gens envieront mon sort: mais je frémissois de m'y trouver, je sentois que la prudence l'honnêteté me défendoient d'y rester. Ce qui m'inquiétoit le plus, c'étoit le séjour de mon Artémise chez les Capucins. Je vins à bout de la faire réclamer. Les Novices surent contraints de la réndre. Avoient-ils busé ela circonstance? Lui avoient-Ils faitviolence? C'est ce que j'ignore n'ai jamais pu pénétrer à fond. J'aime à croire qu'elle sut résister à cette pétulente jeunesse. Du moins elle s'en vantoit; , ingénue comme elle étoit, j'eusse commis un crime, en refusant de la croire. Elle étoit, comme moi, vêtue en Capucine. On lui forgea aussi une lettre d'obédience qu'elle présenta à la Prieure; nous nous trouvames ensemble dans le même Couvent. A peine eus-je recouvré mon Artémise, que je voulus à toute force quitter ce Monastere avec elle; car, en effet, qu'avois-je à faire dans cette prison mysuque? Les Capucines me conjuroient en grace de rester, pour ne pas les trair. „Car enfin, si vous partez, me “disoient-elles, on verra que nous “avons usé d'imposture, afin de vous “faire passer pour une Professe. Attendez une circonstance favorable“. Je risquois je m'ennuyois; je ne voulois donc pas les écouter: mais je n'avois ni argent, ni habits pour m'échapper. Je sus vaincre cette difficulté. Nous découvrîmes qu'il y avoit un pent hônital de quelques lits, fondé ourde vieilles femmes insirmes, atta ché à notre Couvent. Artémise témoigna le goût qu'elle avoit pour servir des malades, fit voir les talens qu'elle possédoit dans cette partie. Je prétendis avoir les mêmes talens le même goût qu'elle. On jugea donc à propos de nous attacher au service des malades; comme il n'y avoit plus là ni tour, ni grille, quoique les Nones, qui se méfioient de nous, nous surveillassent de près, nous trouvâmes le moyen de nous échapper, nous courûmes à toutes jambes dans la rue, de peur d'être rattrapées. Heureusement, nous étions dans un quartier fort écarté, où il y avoit très-peu de monde; car notre course précipitée, avec une mise comme la nôtre, devoit nous faire remarquer. Nous ne tardâmes pas à rencontrer une voiture, où il y avoit deux jeunes gens qui paroissoient tout émerveillés de nous voir. Nous allâmes vers eux, en leur criant: „Ah! sauvez nous“. Ils nous ouvrirent de grand cœur la portiere, nous reçurent avec eux, fouette, cocher. Les deux jeunes gens paroissoient enchantés de nous posséder. Presque toutes les politesses surent d'abord pour Artémise. Cela étoit naturel; car enfin elle étoit femme, elle avoit les graces de son fexe. Pour moi, je devois à ma grande jeunesse d'être pris pour un individu de ce sexe; mais l'extrême délilicatesse ne devoit pas se trouver dans mes traits. Cependant l'un des deux nous dit: „Pour moi, j'aime cette grande “Virago“. Et il sembla prendre le parti de tourner ses affections de mon coté. L'autre, dès le commencement, avoit paru décidément s'attacher à ma compagne. On nous demanda fort poliment nos ordres, protestant qu'on alloit nous conduire où nous voudrions, faire ce que nous ordonnerions. „Messieurs, “dis-je aux jeunes gens, je débute par “vous dire, pour vous inspirer de la “confiance, que nous n'avons ni feu “ni lieu. Nous venons de nous échapper, par un miracle, d'un Couvent “où il ne nous étoit pas possible de “rester. Nous avons besoin d'un asile “où nous puissions éviter d'abord les recherches qu'on va sans doute faire sur “notre compte; ensuite il fautnous aider “à trouver les moyens de nous évader “de ce pays. Nous tenons toutes deux “à des familles honnêtes, riches même, “qui nous mettront à portée de satis “faire aux obligations que nous pourrions contracter. Au reste, nous n'allons pas tarder à faire ensemble une “connoissance plus particuliere. Nous “vous raconterons quelques circonstances essentielles de notre histoire. “Nous vous peindrons au juste notre “situation. Vous verrez si vous pourrez “nous obliger; nous verrons, de “notre côté, si nous pourrons consentir “à être obligées par vous. A en juger “par l'accueil honnête que vous “nous faites, par tout ce que nous “voyons de vous, nous jugeons d'avance que nous ne pouvions tomber “en de meilleures mains“. Ce discours, qui eût été tout simple de la part d'un homme, parut surnaturel divin de la part d'une femme. Nos jeunes gens assurerent qu'ils étoient prêts à suivre toutes nos volontés, sûrs qu'une personne qui s'exprimoit si bien, devoit être aussi recommandable par les qualités de son cœur, que par celles de son esprit. Nos jeunes éveillés nous dirent qu'ils alloient dîner tête à tête dans une maison de campagne, nous offrirent de nous y conduire. „Volontiers, „répondis-je, nous serons partie “carrée". Nous arrivâmes dans un château qui étoit un vrai palais. Nous y fûmes servis avec une magnificence singuliere, l'on eut, pour ma compagne pour moi, tous les égards dus a notre sexe. Je racontai notre mort, notre arrivée dans le Couvent, notre évasion. Je n'omis que les passe-temps secrets que je me reprochois, tout ce qui pouvoit me faire reconnoître pour ce que j'étois. Je dis que je serois charmée qu'on pût nous procurer à chacune un habit d'homme pour nous déguiser, quel-que argent, sur notre billet, pour nous procurer la subsistance dans notre évasion. Les jeunes gens ne parurent pas pressés de nous laisser partir. Ils nous mviterent beaucoup, au contraire, à rester; nous promirent d'ailleurs, de la meilleure grace du monde, tous les habits l'argent que nous pourrions désirer. Vers la fin du repas, j'eus besoin de sortir un moment. Je pris un peu le frais dans le jardin. Il y avoit une grille ouverte qui donnoit sur le grand chemin. Je passai le seuil de la porte, pour regarder cette grande route, qui me parut belle. Un équipage à six chevaux venoit à toutes brides: je m'arrêtai un moment pour le voir passer; ce qui étoit imprudent, pour un-homme qui avoit intérêt de se cacher. Une figure de Prêtre m'aborda poliment, me parla de choses indifférentes. J'eus la patience de rester là quelques minutes pour l'écouter. Tout à coup je me vois assailli par une foule de gens armés, qui sortent des haies de je ne sais où. Je voulus crier; on me boucha le passage de la voix. Ils étoient en si grand nombre, qu'ils m'entraînerent, malgré ma résistance. Bientôt d'autres spadassins vinrent me disputer aux premiers. Je fus tiraillé d'un côté de l'autre. L'on finit par s'accorder me faire monter dans une voiture bien escortée, pour me conduire, à quelques milles de là, chez un Juge ou Podesta. Nous comparûmes devant l'Illustrissime. Les premiers qui m'avoient arrêté, dirent que j'étois un mort décédé à l'Hôtel-Dieu, qui devoit être enterré dans le cimetiere commun, qui précédemment avoit été enfermé comme fou. Ils me réclamoient donc gravement, dans la double qualité de fou de mort. Les autres outenoient que j'étois une. Religieuse échappée du Couvent des Capucines; ce que prouvoit l'habillement dont j'étois revêtu; ils prétendoient m'avoir, comme Professe fugitive. Le Podesta me demanda ce que j'avois à répondre. Je lui dis que je n'étois ni mort, ni fou, ni Religieuse; que je me sentois en état de prouver ces trois assertions. Il me demanda pourquoi j'étois habillé en Religieuse. „C'est, “lui répondis-je, parce que je n'ai pas “d'autre habit pour le présent, que “j'ai pensé qu'il étoit moins indécent “d'être habillé en Religieuse, que “tout à fait nu -- . Pourquoi donc, “reprit-il, comment n'avez-vous “pas d'autre habillement que celui-là? “ -- C'est, répliquai-je, une histoire “qui seroit un peu trop longue à vous “raconter. J'en ferai le récit à M. le “Gouverneur de Milan, devant lequel “j'ai déjà eu l'honneur de paroître plusieurs fois, qui en sait le commencement, dont je réclame le jugement “ la protection“. Ma demande fut octroyée. On me conduisit à Milan; on prévint le Gouverneur, je comparus devant lùi. Il me reconnut du premier coupd'œil. „Mais comment donc, me dit-il: quelle est cette nouvelle farce? “Vous croyez donc toujours être en “carnaval?“ Pour ma justisication, je lui racontai l'histoire de ma mort, de ma résurrection, de mon introduction chez les Capucines, de mon évasion, du malheur que j'avois eu d'être arrêté comme mort comme Religieuse. „Je suis inquiet, ajoutai-je, de ma compagne Artémise que “j'ai laissée chez deux jeunes gens “qui la trouvent appétissante, “contre lesquels elle aura peut-être “peine à se défendre“. Je lui nommai les deux jeunes Seigneurs. „Si elle est “sage, me répondit S. E., elle se défendra. Ce sont deux jeunes gens “pleins d'honneur, qui ne sont pas “capables de lui faire violence. Vous “êtes plus heureux que sage; mais en “vérité la fortune s'amuse à farcer avec “vous. Je ne sais comment arranger “cela. Vous avez, sur le corps, une “affaire d'honneur; de plus, vous avez “été deux fois enfermé comme fou; “après cela, vous voilà mort. On se “croyoit débarrassé de vous. Point du “tout: voilà que vous vous échappez “enenlevant une autre morte; vous “vous introduisez dans un Couvent “de Capucines. Vous vous donnez “pour une Religieuse, vous travaillez sans doute à faire de petits Religieux; car nous savons comme vous “besognez; sans doute, dans quelques mois, nous entendrons parler “des suites de ces belles opérations. Je “vous avoue qu'une conduite ou une “destinée si bisarres me paroissent fort “embarrassantes, qu'on ne sait pas “trop comment laisser la liberté à un “jeune homme aussi ingambe aussi “dispos que vous. Quittez cette mascarade; je vais vous faire donner d'autres habits, je verrai ce que je “pourrai faire pour vous“. Madame la Gouvernante entra quand son mari finissoit ces mots. Elle me reconnut. „Ah! il est charmant, s'écria-t-elle. Monsieur le Comte, il faut absolument nous laisser le temps de “jouir de son déguisement. Nous sommes encore en carnaval“. (Notez que le carnaval dure à Milan jusqu'au premier Dimanche de Carême, l'on voit, par-là, que je n'avois été que quelques jours chez les Capucines.) Sans attendre la réponse de son mari, la belle Dame m'emmena avec elle, me présenta galamment à une nombreuse assemblée qu'elle avoit chez elle, comme une jeune Religieuse sa parente, à laquelle on avoit accordé une petite vacance. Tout le monde, par politesse, témoigna être enchanté de ma figure de mes graces. Toutes les Dames, parmi lesquelles il s'en trouvoit de jolies, m'embrasserent avec transport. Tous les Cavaliers s'empresserent de me baiser la main respectueusement. La Gouvernante rioit comme une folle. Son mari vint, ne put s'empêcher de sourire lui-même. On dîna gaîment. Tous les honneurs furent pour moi. Après le repas on dansa, je ne pus me dispenser de prendre part à la danse. On ne tarrissoit point sur mes louanges. On me trouvoit des graces jusques au bout des doigts. Un Poëte improvisateur chanta mes louanges; , avant la soirée, il y avoit déjà des sonnets à ma gloire, imprimés sur du satin. Tous ces honneurs m'ennuyoient beaucoup. Je me représentois Artémise en proie à la pétulance de deux jeunes Militaires; , d'ailleurs, l'image de ma chere Adélaïde, morte par mes coups, me persécutoit sans cesse. Je sentois, d'ailleurs, que je ne tarderois pas à être reconnu, que les hommes furieux changeroient en outrages inévitables, les hommages inconsidérés qu'ils me rendoient pour le moment. Ce que je prévoyois ne manqua pas d'arriver. Il vint, dans le cours de l'aprèsmidi, plusieurs visites d'Officiers aussi empressés que les autres de m'honorer de leur courtoisie; mais qui, peu à peu, me reconnurent, me le firent savoir en me marchant sur le pied. Ils étoient piqués d'avoir été pris pour dupes; , plus ils m'avoient rendu d'hommages quand ils me croyoient femme, plus ils vouloient m'en punir, en me reconnoissant pour un homme. Je me hâtai d'aller prendre les habits de mon sexe. Je rejoignis les fier-à-bras. Nous sortîmes ensemble. Dans la soirée même, au clair de la lune je donnai, avec mon épée, une leçon à deux des plus suffisans, qui en ont été plus de six mois au lit; ce qui fit passer aux autres l'envie qu'ils témoignoient de me tâter. Ce nouvel exploit vint encore aux oreilles du Gouverneur, qui me dit: „Monsieur le Chevalier, quelque attachement que j'aye pour vous, je ne “puis absolument vous permettre de “rester sur les terres de mon Gouvernement. Ni les hommes, ni les femmes, rien n'est sacré pour vous, mon “cher. Vous allez prendre les Beautés “jusques dans les Cloîtres; vous les “prendriez sur l'autel. Vous enlevez les “vivans les morts. Vous êtes à craindre, respirant, comme ne respirant “pas. Je n'abuserai pas de la confiance “que vous m'avez témoignée, en demandant d'être conduit devant moi; “mais il faut partir absolument; il faut “partir, vous dis-je, ou je vous fais “arrêter sans rémission. -- Mais Artémise? lui dis-je d'une voix tremblante. “ -- J'aurai soin de la faire chercher, “me répondit-il, de vous faire passer “de ses nouvelles, quand je saurai où “vous serez réfugié. Je me charge, de “plus, d'employer tous les moyens “maginables pour la réconcilier avec “sa mere, lui faire un sort aussi heureux que vous pourriez le désirer: “mais partez sur le champ. Voilà ma “bourse. Ecrivez-moi, si vous avez “besoin de quelque chose; mais partez.... Je n'avois rien à répondre à des instances si pressantes; il falloitrecevoir les bienfaits de S. E. suivre ses volontés. Il m'encoûta; mais je partis. Je me rendis d'abord au lieu où j'avois laissé Artémise. Les deux jeunes Seigneurs n'y étoient plus. On m'assura que la jeune Religieuse, ma compagne, s'étoit échappée. (Car je déclarai qui j'étois, sans quoi l'on ne m'auroit pas reconnu.) Je rodai dans tous les environs, pour apprendre de ses nouvelles: je ne pus en recevoir. Quelqu'un me dit cependant qu'elle avoit pris une route qu'il me montra. Je la suivis pendant long-temps. Je reçus quelques renseignemens sur le chemin, qui m'indiquoient sa trace. Je poursuivois ainsi cette chere Amante à la piste: elle m'entraîna, de cette maniere, jusques en France. La chere personne, selon les lumieres que je recueillois, s'étoit engagée dans les montagnes du Dauphie; mais elle s'y étoit perdue. J'eus beau m'informer de tous les côtés, je ne recueillis plus de nouvelles sur son compte. J'arrivai, en la cherchant, jusqu'à la grande Chartreuse. J'allai y demander l'hospitalité, qui me fut accordée. On sent combien le lieu tout ce que j'y voyois, secondoit la mélancolie dont j'étois abreuvé. Je me promenois, avec une sombre volupté, dans ces lieux consacrés au silence, à la solitude, à la pénitence. Je me voyois seul dans ivers. J'avois perdu mon Amante par ma propre main; mes vaines expiations pouvoient-elles effacer ce crime? La Princesse, ma bienfaitrice, étoit enfermée, soustraite aux regards des mortels, je ne pouvois rien faire pour elle. Enfin, je venois de perdre tout récemment la tendre Artémise. Que de fautes, d'ailleurs, n'avois-je pas à me reprocher! Quels passe-temps criminels! N'avois-je pas porté la débauche dans le sanctuaire de la pudeur? Le lit conjugal m'avoit-il été sacré? Dans les asiles les plus saints, sur les grandes routes, en veillant, en dormant même, sous la terre, au milieu du feu, dans les airs, dans notre Religion, dans celle des Payens renouvelée; par-tout ma funeste destinée ne m'avoit-elle pas précipité dans des fautes que toutes mes larmes ne pouvoient effacer? Quoique jeune, bon Dieu! n'avois-je pas eu assez d'aventures? Adélaïde n'existoit plus sans doute. Je me devois au Dieu qui m'avoit ravi mon idole. La mélancolie conduit à la dévotion: tout, d'ailleurs, m'y portoit dans cette maison. Les chants religieux que j'entendois répéter dans le Temple du Seigneur, me sembloient des accens de voix célestes, qui m'appeloient à Dieu. Ma vocation me parut constatée par le flambeau de l'évidence. Je demandai, avec larmes, le saint habit. Il me fut accordé les bras ouverts; me voilà Chartreux. Fin du Livré premier. SECONDE SUITE DE LAVENTURIER FRANÇOIS. LIVRE SECOND. Je fais grace à mes Lecteurs du temps où je sus postulant, des cérémomes de la prise d'habit. Me voilà Chartreux, comme je l'ai dit. On est toujours vis-à-vis de sor dans cette solitude; si quelqu'un va là pour se guérir de quelque passion, il me paroît prendre la voie la plus détournée. La solitude remet sous yeux l'image de la personne qu'il chérit; cette image s'agrandit à sa ve le poursuit sans cesse; de même que quand on sort d'une ville, les tours, le clochers, tous les objets les plus srappans s'élevent s'alongent. dans les airs, à mesure qu'on s'éloigne. Ma chere Adélaïde se présenta donc à mes yeux, plus belle que jamais. J'avois su conseryer un portrait de cette chere personne, où elle étoit représentée en pied dans un très-petit médaillon. C'étoitle Gouverneur de Milan, dans les mains duquel je ne sais quel hasard l'avoit amené, auquel j'en étois redevable. On a vu ce que je savois faire avec des verres dans ma prison de la Bastille. Je fis usage du même talent dans ma cellule. J'obtins quelques verres, avec lesquels je trouvai le moyen de faire paroître sur le mur, de grandeur naturelle, l'image de mon Amante, exprimée avec une netteté qui la rendoit vivante à mes yeux. C'étoit tout ce que je pouvois faire dans une cellule; car les Chartreux n'auroient pas souffert que j'y conservasseun tableau ou une statue représentant une jeune fille. L'image que j'enfantois sur le mur, n'étoit que passagere fugitive comme une ombre; quand je partois, elle disparoissoittellement, que D. Prieur avoit beau faire sa visite chez moi, il n'étoit pas possible qu'il y trouvât l'idole de mon cœur. Cependant elle étoit sous mes yeux, tant que je restois dans maretraite. Je lui dressois un petit autel; ma chere Adélaïde étoit la Divinité qui obtenoit mes adorations. Je fis secretement en miniature les portraits de Scintilla, d'Artémise, de la Princesse Gémelli, de toutes les personnes qui m'étoient les plus cheres. Je faisois, à l'aide de mes verres, paroître leurs images autour de celle de mon Adélaïde, comme un cortége auguste qui rendoit hommage à la Reine de mon cœur. O quelles satisfaction voluptueuses j'éprouvois dans la compagnie de ces ombres chéies, qui devoient l'existence à mon amour à mon industrie! J'avouai à Don Prieur que j'étois tourmenté d'une passion malheureuse, qui xigeoit que j'eusse quelques occupai qui pussent me distraire. Il me permit, puisque j'étois versé dans la peintre dans la sculpture, de cultiver ces nlens, pourvu que je ne cherchasse à tendre que des objets relatifs à la Religion. Je lui dis que, s'il me le permetoit, j'entreprendrois la statue de la erge, objet de nos plus saints homages. Il y consentit, je fis une sta-te qui représentoit parfattement mon Amante, avec les attributs le costume que nos Artistes donnent à la Mere du Sauveur. Je ne comptois pas en cela commettre une profanation. Les Apeles les Phidias, quand ils représentent les rsonnages célestes, sont obligés touous de prendre pour modeles des beautés terrestres. Je comptois qu'on me laisseroit mon ouvrage pour ma satisfaction; mais Don Prieur en fut si content, qu'il voulut absolument en décorer l'autel d'une Chapelle où nous allions tous les jours rendre hommage à laVierge sacrée, dont ma statue passoit pour être l'image. J'avois un plaisir sensible à pouvoir aller chaque jour adorer à genoux la Divinité de mon cœur. „Non, ma “chere Adélaïde, me disois-je en moi-même, ce n'est point un sacrilége dete “rendre une espece de culte. Si la mort “t'a ravie à la terre, tu dois être, dans “les Cieux, sur un des trônes qui entourent celui de l'Eternel. Je ne fais “que prévenir ta canonisation“. Je souriois secretement en voyant tous les Chartreux à genoux, comme moi, devant la statue de mon Amante. Toutes ces occupations nourrissoient, dans mon cœur, le feu sacré de l'amour. Je vivois ainsi avec des ombres que je faisois paroître sur ma muraille; cette vie avoit ses agrémens, parce que ces ombres m'étoient cheres. Mais j'étois autre chose qu'une ombre. J'avois un corps aussi bien qu'une ame, je sentois le besoin de converser avec des êtres qui eussent l'un l'autre. Je ne voyois les révérends Peres, mes maîtres ou mes confreres, qu'une fois la semaine; mais, les eussé-je vus tous les jours, des Chartreux n'étoient pas tout à fait ce qu'il falloit pour me dédommager de la perte d'Adélaïde, de tant de Beautés enchanteresses, dont j'avois été l'heureux possesseur. Un chat, un chien, quelques oiseaux, joints à ces vénérables Peres, ne me dédommageoient point encore. La culture de mon petit jardin avoit ses charmes. J'y voyois naître, sous mes yeux, les fruits les fleurs. Les végétaux sembloient se disputer, avec les animaux, le soin de varier mes loisirs. Mais combien il me restoit de vuide! D'ailleurs, je l'avoue à ma confusion, les exercices monotones du chœur me paroissoient bien longs. Quand on n'est pas conduit, dans de pareilles maisons, par la vraie dévotion, on y est bien malheureux. Mon pere a vécu dans une ile déserte; mais il y respiroit en plein air, il y étoit libre, il y étoit Roi d'un pays charmant, il n'y avoit point de chœur. Moi, au contraire, j'étois chargé d'entraves. Son île étoit un Empire, ma retraite une prison. Chaque fois qu'on recevoit un nouveau Néophite, je plaignois le jeune infortuné; , par une contradiction qui est dans la nature, j'étois charmé d'avoir un nouveau compagnon de mon infortune. Un jour, on en reçut un que j'examinai moins que les autres, quoiqu'en général je ne fisse pas grande attention a la figure de ces nouveaux venus. J'avois la tête plus occupée ce jour-là que les autres jours. Enfin le moment vint de donner à celui-ci le baiser fraternel. Je me mis à genoux auprès de lui, sans le regarder; je posai ma joue contre la sienne, j'allots passer de l'autre côté sans le regarder davantage. Il me serre la main, me dit: „Ah! cruel!“ Je le regarde, je le reconnois. Ciel! ô Ciel! c'étoit mon Artémise. Le prétendu Novice me dit tout bas: „Ne témoignez rien de votre surprise; “ne nous trahissons pas“. Il fallut me contenir. Je laissai achever la cérémonie, je brûlois de pouvoir converser avec la chere Artémise; mais cette douceur me fut interdite. Il fallut attendre le seul jour de la semaine où nous pouvions nous promener dans le parc; encore ne pus-je alors lui parler en particulier, ni par conséquent lui rien dire ni rien entendre de sa bouche. Seulement elle vint à bout de me dire tout bas: „Je suis logée immédiatement “auprès de vous. Tâchons de nous “voir“. Cette nouvelle me donna beaucoup de courage d'espérance. Dès le soir, quoique je n'eusse point d'échelle, malgré les obstacles qui rendoient la communication presque impossible, je parvins à franchir le mur qui séparoit nos deux jardins. Je volai dans les bras de ma chere Artémise. O quels embrassemens! quelle douce réunion! Mais il fallut nous priver promptement de cette douceur. „A “tous momens, me dit-elle, Don “Prieur peut entrer chez nous. Si l'on “nous trouvoit ensemble, ce seroit un “crime capital. Il ne faut pas nous “trahir dès les premiers jours. Il est “nécessaire que nous restions encore “ici quelque temps, parce que, selon “des rapports vrais ou faux, on machine quelque chose contre nous. “On nous cherche tous deux, vous “sur-tout, dans toute la France l'Italie. Votre signalement est répandu “par-tout. On a intéressé les Gouvermens, les Puissances. Personne ne “nous soupçonne ici. Retournez vîte dans votre cellule“. Il fallut obéir à mon Artémise, la quitter après un baiser aussi tendre que chaste. Que la solitude me pesa quand je fus rentré dans ma cellule! Mais il étoit question de me procurer les moyens de voir, quand je voudrois, mon Artémise. Je réfléchis à tout ce qu'elle m'avoit dit, au nouveau danger que je courois; mais sur-tout je songeai à ouvrir une communication entre elle moi. On pouvoit à chaque moment entrer chez nous; il falloit donc à chaque moment être prêt à paroître seuls, quoiqu'en compagnie. On pouvoit visiter nos cellules pendant notre absence; il falloit donc que la communication fût invisible. En ne travaillant que la nuit, je vins à bout de faire une ouverture au mur qui nous séparoit; un double panneau de boiserie la couvroit la remplissoit de chaque côté. Nous avions fait que tailler ce panneau, qui existoit précédemment. En poussant un bouton, nous le faisions descendre, nous nous trouvions à découvert vis-à-vis l'un de l'autre. La conversation finie, à l'aide du même bouton, notre panneau remontoit fermoit hermétiquement l'ouverture, en joignant de maniere à trom per les yeux les plus clairvoyans. Pour plus de fûreté, j'avois mis devant ma boiserie un tableau qu'on m'avoit permis de peindre, représentant mon Adélaide en pied, sous le costume de la Reine des Cieux. Quand je voulois voir Artémise, j'avois aussi l'indignité de faire descendre Adélaïde, mais Adélaide seulement en peinture. De son côté, ma compagne avoit une armoire qui couvroit l'ouverture. Elle n'avoit que les deux battans à ouvrir ou fermer; la clôture ou jointure du panneau étoit imperceptible chez elle comme chez moi. Nous avions eu soin, d'ailleurs, d'arranger nos portes de maniere qu'elles fussent difficiles trèsbruyantes à ouvrir. De sorte que Don Prieur auroit eu beau venir pour nous surprendre, il auroit toujours trouvé notre panneau bien fermé; mais d'ailleurs il ne s'en doutoit pas, le bon homme. Il étoit venu plusieurs fois chez Artémise ou chez moi, tandis que nous étions en conversation, l'ouverture avoit été si promptement fermée, qu'il n'avoit pu se douter de rien. A la faveur de cette communication, nous vivions ensemble aussi parfaitement presque aussi sûrement que dans le monde; c'étoit un double agrément pour nous, de jouir de cette liberté, au milieu de la captivité austere d'un Couvent de Chartreux. Cette vie devint par-là très-agréable; nous mangions ensemble, nous vivions presque comme mari femme. Les heures du chœur étoient longues; mais, pendant ce temps au moins, nous jouissions de la vue l'un de l'autre; nous avions, par signes imperceptibles, des entretiens muets, qui avoient leurs charmes. On me demandera si la communication étoit ouverte la nuit. Je répondrai qu'Artémise ne le vouloit pas; que, sans aucune mauvais intention, je la pressai beaucoup pour y consentir, qu'enfin j'obtins son aveu tacite. Nous avions assurément les vues les plus innocentes; mais les passions ont plus d'ardeur font plus de ravage dans ces afiles, où elles ont, pour s'évaporer, moins de distractions de dissipations. Elles nous tyranniserent impérieusement, confondirent tous les projets que nous avions faits d'être parfaitement sages. Je ne donnerai pas ici des aveux plus détaillés; mais j'inviterai tous les Lecteurs qui voudront être chastes, à ne jamais se mettre dans un pareil danger. O plaisirs criminels! pourquoi faut-il que la contrainte la gêne surmontées vous donnent tant d'attraits; qu'en vous condamnant, je me plaise encore, malgré moi, à me rappeller votre perfide mémoire? Onsent bien que, dès que nous fûmes libres vis-à-vis l'un de l'autre, nous commençâmes par nous raconter mutuellement comment nous nous trouvions dans cette retraite. Les Lecteurs savent déjà comment j'y étois venu. Les petits événemens qui venoient d'y conduire Artémise étoient aussi simples. Elle me les raconta, avec des graces que je ne puis rendre, dont je n'essaye pas même de donner l'idée. „Vous savez, me dit-elle, mon cher “Chevalier, que vous nous quittâtes “subitement, les deux jeunes gens “moi. Vous me laissâtes seule à la “merci de ces étourdis. Votre présence “leur en imposoit sans doute; dès que “vous fûtes parti, de polis galans “qu'ils étoient, ils devinrent des bandits, je dirois presque des scélérats. “Au lieu d'un assaillant, j'eneus deux. “Ils se montrerent insolens railleurs. “J'avois beau pleurer, me jeter à leurs pieds, réclamer leur honnêtété, ils “ricanoient de ma douleur. A peine “les novices Capucins étoient-ils aussi “indécens. Ce fut apparemment la “chaleur du combat; car j'appelle “ainsi leur opiniâtreté à m'attaquer, “ mon courage à me défendre; ce “fut, dis-je, la chaleur du combat qui “dut nous empêcher de remarquer le “vacarme que dut exciter la prise de “mon cher Chevalier. J'étois dans le “plus horrible embarras; malgré mon “trouble, je m'apperçus que vous ne “reveniez pas, ce fut sur-tout le besoin que j'avois de vos secours, qui “m'y fit penser. Qu'étiez-vous devenu? “Je me vis enfin pressée avec tant d'acharnement par les deux scélérats, “que je me trouvai réduite à la seule “ressource de me jeter par la fenêtre. “Elle étoit ouverte, très-peu haute; “ du fumier, que le hasard avoit “ramassé au-dessous, adoucit ma “chûte. Je me fis très-peu de mal; je “me relevai lestement, je volai hors “du château. Un Pélérin qui m'avoit “vu sauter, vint au devant de moi. Il “me prit dans ses bras. -- Ma belle “Demoiselle, dit-il, ne vous êtes-vous “point fait mal? -- Non, Monsieur, “lui répondis-je; mais, de grace, sauvez-moi. -- Ne craignez rien, reprit-il, ma belle enfant; les deux insolens qui vous poursuivent, ne vous “feront pas violence en public. En “effet, ils accouroient; mais le Pélérin, avec un pistolet à chaque main, “leur cria: „Si vous avancez, je vous “brûle la cervelle.“ Ils firent semblant “de rire, me dirent que je n'entendois “point la plaisanterie, rentrerent “chez eux. Je remerciai mon libérateur. -- Mais, Monsieur, lui dis-je, “votre ouvrage n'est fait qu'à moitié. “Vous voyez l'habit que je porte; il “va m'être funeste, si vous ne me secondez. On me poursuit, si je parois sur le grand chemin-sous cet “habit, à coup sûr je serai arrêtée. J'avois une compagne qui pourroit bien “être tombée dans les mains des Sbirres. (C'étoit de moi qu'elle parloit.) “Je tremble, je ne sais ce qu'elle est devenue. Ne l'auriez-vous point rencontrée? -- Et oui, vraiment, répondit le “Pélérin, je l'ai vue très-clairement au “milieu d'un régiment de Sbirres qui “s'étoient emparés de sa personne. “O bon Dieu! m'écriai-je en pleurant. -- Ma belle enfant, reprit ce “brave homme, il ne faut pas vous “désespérer; il ne faut pas sur-tout “que vous vous exposiez a être arrêtée “comme elle. Je n'ai point d'habits à “vous donner pour vous déguiser; “mais prenez ma souguenille de Pélérin, elle couvrira du moins votre “uniforme de Religieuse. Je passai le “surtout du bienheureux voyageur. “J'endossai le grand chapeau le collier de coquillages; je pris en main “le bourdon, me voilà Pélérin. “Mon conducteur, qui resta lestement “vêtu, me donna le bras. “J'appris qu'on vous avoit mené “d'abord chez le Podesta du village le “plus prochain. Nous nous acheminâmes vers cet endroit; mais nous “apprimes, sur la route, qu'on vous “conduifoit à Milan, mon cher Cataudin; nous nous y rendîmes le “plus secretement qu'il nous fut possible. Là, mon guide me proposa un “habit d'homme pour me déguiser “mieux. Nous perdîmes bientôt vos “traces dans cette grande Ville. Quelqu'un me dit pourtant que vous “aviez pris la route de France. On “vous représentoit comme habillé en “homme; ce qui étoit naturel. On spécifioit même a peu près quel habit “vous portiez; je crois qu'il y avoit beaucoup d'imaginaire dans le portrait du fugitif qu'on me donnoit pour “vous. Je suivis le fantôme qu'on avoit tracé à mes yeux. Je demandois dans “lesauberges unhomme semblableà ce “fantôme. Selon la maniere dont je m'y “prenois pour questionner, avec la manie de ne mettre fin à mes questions, “que quand on m'avoit dit ce que je “voulois, je venois à bout de me faire “dire par tout: „Oui, nous avons vu “cet homme; il a pris telle route“; “je croyois vous suivre, quand il paroît au contraire que je vous précédois. “Enfin, un jour je rencontrai un homme “assez vieux, qui me parut fort dévot, “auquel je demandai, comme aux autres, s'il ne vous avoit point vu. Je “vous dépeignis. Il me répondit: Je crois avoir chez moi le jeune “homme dont vous me parlez; venez, “vous en jugerez“. Je le suivis. Il s'écarta de la grande route, me conduisit dans sa maison, qui étoit jolie. “J'y trouvai, en arrivant, un très-vieil “homme une très-vieille femme, qui étoient son pere sa mere, “qui toussoient crachoient sur leurs “tisons: je vis, de plus, une vieille “servante aussi infirme qu'eux; mais je “n'apperçus pas l'ombre d'un jeune “homme. “Embrassez, me dit le béat, ce bon “vieillard cette chere vieille; regardez-les comme votre pere votre “mere. -- Mais mon Amant, lui dis-je, “où est-il? -- Mon bon ami, reprit “l'hypocrite, fiez-vous à moi, vous ne “vous en repentirez pas. -- Moi, plus “sotte que lui, je m'y fiai; j'appris “à connoître l'homme austere en paroles, qui avoit eu l'art de m'aturer “chez lui. Sans vous offrir à mes yeux, “il vint à bout de m'y retenir long-temps. On me demandera pour quel “but; car mon habit d'homme devoit “empêcher ses désirs de naître à mon “égard: mais, à ses regards passionnés “d'une maniere odieuse, je voyois qu'il “devinoit mon véritable sexe. Les premiers jours, il me disoit que vous l'aviez quitté sans qu'il sût pourquoi; “mais que sûrement vous ne tarderiez “pas à revenir. Il s'étonnoit de ce que “vous aviez pu fuir un homme comme “lui. Il m'assuroit ensuite qu'il vous “avoit vu dans tel endroit; „si vous “voulez, disoit-il, je vous y menerai “le plutôt que je pourrai“. “Que vous dirai-je enfin, mon cher “Chevalier? Levieux fourbe cherchoit, “par tous ces délais, à me retenir, pour “vous effacer de mon cœur, prendre votre place. Bientôt il me manifesta ses mauvais desseins, auxquels “je n'eus pas de peine àrésister. Enfin, “un jour que j'étois à la Messe aux “Chartreux, je vous reconnus pour un des Novices. Le désir me prit sur le “champ de vous rejoindre. Je me promenai dans votre maison, dans ce “clos solitaire où vous ne pouvez vous “promener vous-même qu'une fois la “semaine. Le charme de la solitude, la “douce mélancolie empreinte sur tout “ce qu'on voit ici, saisirent mon ame, “m'inspirerent le désir singulier de partager avec vous un sort qui avoit ses “douceurs. Déguisée en homme, je fus reçue sur un très-léger examen, “j'ai le bonheur de mener, avec mon “cher Chevalier, une vie que je souhaiterois de ne voir jamais finir“. J'embrassai tendrement ma chere Artémise, après son récit. Je l'aimois, sans tansport cependant; je goûtois avec elle du moins un sort tranquille. Oh! si mon Adélaïde avoit été a sa place, je n'aurois plus eu rien à désirer. Je n'avois point de livres de littérature; mais la solitude, ma situation, mes malheurs, mes jouissances, tout me rendit Poëte. Il me falloit des objets pour occuper la sphere active de mon esprit, qui fermentoit depuis que j'étois si tranquille dans mon petit ménage de Chartreux. La Poësie vint m'osfrir ses idées, tantôt sombres, tantôt riantes. J'entrepris un grand Ouvrage en vers, que je composai au chœur, pour m'abreger la durée de ce long exercice. Je prétextai un gros rhume une extincdion de voix, afin d'être dispensé de chanter. Mon corps étoit donc seul présent au chœur; mon ame s'égaroit dans les enchantemens dans les pays célestes. Si l'aveu que je fais ici peut scandaliser les gens pieux, si une semblable occupation leur paroît profane, dans le lieu dans la circonstance, ils seront peut-être édifiés, quand ils verront le fruit de ce travail; car enfin je ne me suis permis, dans ce Poëme, que de chanter la vertu. Artémise avoit un goût excellent, un tact merveilleux. Je la consultois, jen recevois d'excellens avis. Ces occupations ne me sufsisoient pas encore. On doit se rappeler que j'ai voyagé chez des peuples que j'ai nommés Sylphes, dans une Ville aérienne, où l'on avoit l'usage de s'élever dans l'air, à l'aide de globes vuides, ou remplis de fumée ou d'air inflammable. La captivité où je me trouvois, m'inspira l'envie de monter dans les airs. Je voulus pour cet effet composer un globe une nacelle. Je ne pus y travailler sans la permission de D. Prieur, qui, par curiosité, me le permit d'abord. Il me donna du taffetas. Artémise m'aida à le coudre, sans qu'on en sût rien. J'en formai mon globe. Je le remplis d'air chaud, j'y attachai une petite lampe, dont la lumiere, entrant par une étroite ouverture, entretenoit la chaleur la raréfaction de l'air. Cet air raréfié devenoit plus léger que l'air atmospherique, le globe s'élevoit naturellement dans les Cieux. Le mien fut composé de taffetas azuré, pour qu'on l'apperçût moins aisément dans l'air. J'y suspendis une nacelle pareillement de couleur d'azur; je m'élançai dans l'Empyrée, d'abord aux yeux du seul D. Prieur. Artémise, qui étoit prévenue, meregarda d'une petite fenêtre. Pour les autres Chartreux, ils étoient chacun dans leur cellule, ne se doutoient de rien. Parhasard, personne du canton n'apperçut le globe, parce que nul n'étoit prévenu. Je m'élevai à plus de mille toises. Je restai quelque temps stationnaire dans l'air, jouissant du plus beau spectacle qu'il fût possible de concevoir. Je redescendis ensuite à plomb dans mon jardin, où D. Prieur m'embrassa avec transport. „Mon cher enfant, me dit-il, vous “avez fait là une découverte des plus “belles qu'il soit possible d'imaginer. “Mais il faut voi le parti qu'on en “peut tirer; car ce n'est rien d'être “merveilleux, on doit être utile. Je “réfléchirai là-dessus, mon bon ami. “Amusez-vous toujours à perfectionner votre invention; nous reparlerons de cela dans une quinzaine“. Il faut noter que, dans ce temps là, on n'avoit point encore entendu parler de la découverte des globes aérostatiques. Au moment où j'écris, il commence à en être question; mais j'étois un précurseur ignoré. Je ne prétends point ici diminuer la gloire de M. Mongolfier. Je ne me suis pas apperçu qu'il ait entendu parler de mes expériences. Sa gloire lui appartient donc entierement. Je continuai secretement mes expériences. Nous étions dans le temps de la pleine lune. Je m'élevois le soir à la clarté de cet astre nocturne, afin de n'être pas observé. Je voyageois dans l'air, je descendois sur les châteaux, j'attachois mon globe aux girouettes, je pénétrois dans l'intérieur des maisons, où je paroissois un Etre descendu du Ciel. Quoique j'évitasse, le plus qu'il m'étoit possible, d'être apperçu, j'eus plusieurs aventures singulieres, que je me ferois le plaisir de raconter, si je ne craignois de trop alonger ces Mémoires. Je ne puis cependant me refuser à la tentation d'en écrire une qui m'amusa beaucoup. J'ignore si le Lecteur en sera aussi content que moi. Un beau soir, je m'abattis sur un Couvent de Génovéfines, qui étoit à quelques lieues du mien. Je pensai que étoit là un lieu où je pourrois voir des choses plaisantes. On n'étoit point encore couché. Je vis, à travers les fenêtres de plusieurs cellules, plusieurs Religieuses qui se déshabilloient pour se mettre au lit. J'apperçus alors des charmes que des yeux mortels ne devoient pas contempler, que les regards seuls du céleste époux étoient en droit de regarder du Trône des Cieux. J'en remarquai une très-jolie, qui cherchoit ses puces, puisqu'il faut le dire familierement. Je m'amusai quelques momens à jouir de cette vue, quoique je me reprochasse intérieurement cette espece de trahison; car enfin la jeune Sœur ne soupçonnoit pas qu'elle eût un témoin. Je fus puni, un instant après, de mon indiscrete curiosité; car j'apperçus, à travers les vitres d'une autre cellule, une vieille Mere dans la même recherche que la jeune; ce qui me présenta le plus hideux coup-d'œil, me fit reculer d'horreur. Je retournai vers la jolie chercheuse; j'étois même tenté de la surprendre, car je voyois sa fenêtre ouverte; mais je ne pus me résoudre à lui donner tant de confusion. En rodant autour des fenêtres, à leur niveau, dans le cloître, j'apperçus sur un balcon deux jeunes Pensionnaires qui prenoient le frais, qui parurent m'avoir apperçu. Je le jugeai, aux propos que je leur entendis tenir. „Ah! “vois-tu, s'écria l'une des deux, cette “grande boule bleuâtre? On diroit que “c'est la Lune qui est descendue du “Ciel. -- Oui, sûrement, répondit l'autre, ce ne peut ête que la Lune, ou “peut-être la Planete de Vénus; je “tremble, Mademoiselle, sauvons-nous. N'appercevez-vous pas quelque chose suspendue à la Planete? “ -- Mon dieu, oui, ma chere amie, “reprit la premiere; je tremble, sauvons-nous: elle approche. Mon Jésus! ayez pitié de nous“. Voyant que j'étois apperçu, je voulus profiter de la circonstance; pour rassurer mes deux craintives colombes: „Ne craignez rien, leur dis-je, mes chers enfans; je ne viens point du Ciel pour “vous faire aucun mal. -- O mon “Dieu! s'écrierent les deux belles, il vient du Ciel!“ Elles tomberent sur leurs genoux. J'approchai de leur balcon, j'y attachai mon globe; j'entrai, par la fenêtre, chez ces deux jeunes personnes. Elles se prosternerent la face contre terre. „Relevez-vous, leur dis-je du ton le plus amical, mes cheres “ierges; votre innocence vous rend cheres au Ciel, dignes des regards des esprits célestes. Vous pouvez “avoir quelques fautes à vous reprocher; car qui est parfait sur la terre? “Je vous les dirai peut-être par la suite, ce ne sera que pour vous en annoncer le pardon; mais pour le moment, je ne veux que vous féliciter, “ vous apprendre combien j'ai de “plaisir à vous voir. Daignez donc lever les yeux me regarder. Ce n'est “pas un ennemi qui est devant vous“. Les deux belles s'enhardirent par degrés, leverent un peu la tête, m'apperçurent; reconnoissant mon habit de Chartreux: „Ah! c'est S. Bruno, s'écria l'une des deux“. Il pourra se faire que quelques Lecteurs de Romans ignorent que S. Bruno étoit le Fondateur des Chartreux: il faut donc que je le dise, afin que ces gens ignares non lettrés sachent pourquoi mon habit me faisoit prendre pour ce Saint. J'étois venu sûrement sans aucun dessein de tromper ame qui vive; mais ces jeunes personnes s'enferroient d'elles-mêmes. Je les trouvois fort jolies, sur-tout l'une des deux, qui paroissoit la Maîtresse; car l'autre, quoique gentille, n'avoit l'air que d'une Femme de chambre. Il me parut que ma figure fit une douce impression sur l'une l'autre, principalement sur la Maîtresse. Une étincelle d'amour, qu'elle dut voir dans mes yeux, la flatta sans doute. Je l'entendis dire tout bas à sa Femme de chambre: „Qu'il a l'air “doux doux honnête pour un Saint“! Je cus, pour m'amuser, devoir entrer dans leur idée. Ce qui me mortifioit beaucoup, c'est que je ne pouvois rester avec elles qu'un moment, parce que, ne voulantpas qu'on s'apperçût au Couvent de mes promenades aériennes, je ne pouvois m'absenter long-temps. „Mes cheres enfans, leurs dis-je, j'ai “voulu vous voir, je vous ai vues. Le “cours des lois éternelles me rappelle à “présentau séjour céleste. Je reviendrai vous voir demain, à peu près à la “même-heure. Qu'aucun indiscret témoin ne trouble l'auguste faveur que “vous recevez des Cieux. Surtout renfermez dans votre cœur le secret de “cette faveur unique. Le moindre mot échappé vous la feroit perdre. Vous m'êtes cheres, jeunes Beautés. Je vous quitte à regret, vous me reerrez, sivous êtes discretes. Rentrez, pour le moment, dans votre appartement, ne paroissez plus sur le balcon“. A ces mots, les deux innocentes baiserent humbiement ie bas de ma robe; je remontai dans ma nacelle, je m'élançai dans l'air. Je m'apperçus que le joli couple, conformément à mes ordres, ne reparoissoitpas en effet sur le balcon, quoique la fenêtre restât ouverte. Je rédescendis, je m'arrêtai proche de cette fenêtre, pour entendre jaser les deux cheres sémelles. „Il est sûr, Mademoiselle Laure, “disoit la Femme de chambre, que “vous recevez là, du Ciel, une des faveurs les plus signalées. Sacrisiée, par “vos parens, à un aîné qu'ils veulent “enrichir, vous trouvez dans les “Cieux un Protecteur qui va travailler “à votre bonheur; car enfin, l'air de “bonté d'affection que nous avons “vu transpirer dans ses regardscélestes, “annonce tout l'intérêt dont il vous “honore. Et qui sait si, par sa faveur, “vous ne pourrez pas épouser le jeune “Chevalier de Foudras, que vos parens vous refusent, que vous avez “paru trouver d'une figure assez revenante? -- Ah! Barbe, que dis-tu? “répondit Laure: à présent qu'est-ce “que tous les hommes à mes yeux? “Que sont-ils auprès de S. Bruno? "Quelle jeunesse rayonnante! quelle “fraîcheur aérienne! Avoue que c'est “là un personnage vraiment céleste; “qu'une jeune élue qui a eu le privilége de le voir, ne peut plus goûter “les ignobles mortels;Mais ensi, “ma chere Maîtresse, reprit la Femme “de chambre, vous êtes terrestre, vous; “ vous ne vous flattez pas sans doute “d'épouser S. Bruno“. A ces mots, l'intéressante Laure soupira, je fus obligé de remonter dans les Cieux, pour regagner mon Couvent, où je n'étois plus qu'un des derniers serviteurs du grand Saint pour lequel on me prenoit ailleurs. Je me rappelai l'histoire d'un Tisseand, qu'on voit dans les Mille un Jours, qui se fit passer pour Mahomet auprès de la Princesse de Gazna. Je me souvins de plusieurs pieces de Théâtre composées sur ce sujet, entre autres, d'une Comédie manuscrite que je connois depuis long temps, intitulée l Faux Mahomet, où c'est un Marquis François qui joue le rôle de Prophête. Je vis de la conformité entre cette aventure la mienne. Je souris du hasard qui m'ouvroit les moyens de m'amuser, en représentant un personnage céleste. Loi je me peins avec toute ma scélétatesse; car enfin ma conduite va bien-tôt devenir peu susceptible d'apologie. Aussi coupable que la plupart des autres jeunes gens, je n'ai au-dessus d'eux que avantage de reconnoître mes torts; encore une fois, je ne les expose sous leurs yeux, que pour leur apprendre à ne pas faire trophée des déréglemens dont ils doivent rougir. Je rentrai dans ma cellule, sans qu'on se fût apperçu de mon absence. Je trouvai la tendre Artémise qui m'attendoit avec impatience pour souper. Notre table étoit dressée; mon Amante avoit joint à notre ordinaire une salade cueillie, partie dans son jardin, partie dans le mien, quelques mets qu'elle avoit elle-même apprêtés. Je me précipitai dans ses bras en arrivant; je lui demandai un million d'excuses de l'avoir fait attendre; nous nous mîmes à table. Cent fois je fus tenté de lui raconter l'aventure qui venoit de m'arriver; cent fois je fus arrêté par je ne sais quelle honte. J'avois des remords; je me reprochois justement de trahir, en quelque façon, la fidelle Artémise; car enfin je sentois un goût naissant pour Laure; il falloit que j'éprouvasse en secret quelques désirs criminels, puisque je n'osois les avouer à mon Artémise ni à moi-même. Une nouvelle circonstance contribua encore à me jeter dans la trahison la perfidie. Artémise me confessa qu'elle craignoit de ressentir l'effet de nos déréglemens mutuels, dont je ne suis peut-être pas convenu jusqu'ici bien décidément. Elle paroissoit en porter des marques; quel embarras dans la situauon où nous étions! Jamais Chartreux, sans doute, ne s'est trouvé dans l'état du novice Artémise. Il falloit songer à quitter ce Couvent, avant qu'elle mît au monde un fruit infortuné du crime, ou du moins de l'égarement. Le lendemain, malgré mes nobles remords, je ne pus résister au désir d'aller voir la petite Laure. Je m'y rendis à peu près à la même heure que la veille. Je trouvai mes deux Beautés sur leur balcon. Elles paroissoient m'attendre avec impatience: elles me reçurent à genoux, me baiserent les pieds. Je leur dis avec tendresse: "Relevez-vous, “ma chere Laure, vous, Barbe, faites comme votre Maîtresse, je l'exige “absolument. Renfermez dans votre “cœur le respect que vous paroissez “m'accorder: conversez avec moi “comme avec un mortel, un ami, qui “vient ici pour vous secourir, pour adoucir votre sort, pour vous sauver umalheur d'être sacrifiée à la fortune e votre frere, vous donner un “homme selon votre cœur. Je ne sais “pas trop si le Chevalier de Foudras “vous convient; quoi qu'il en soit, “oubliez les relations que je puis avoir “avec un séjour supérieur; , encore “une fois, parlez-moi comme à un “ami. Vous me prenez pour Saint “Bruno; mon habit, l'avantage que “je parois avoir de venir du Ciel, vous “donnent cette idée. Je ne nie point, “je n'assure point la vérité de cette “conjecture; mais pourquoi, mes enfans, ne me prendriez-vous pas pour “un mortel? -- Bienheureux habitant “du Ciel, répondit Laure, eh! comment pouvons-nous vous prendre “pour un mortel, quand nous voyons “que vous savez nos noms, nos destinées, tout ce qui nous regarde, “sans que personne vous en ait instruit? “Quel mortel peut avoir le don de “deviner si parfaitement? -- Quoi “qu'il en soit, ma belle enfant, lui dis-je en lui serrant la main, regardez-moi comme votre ami. Pour que vous “puissiez vous prêter mieux à l'illusion, je daignerai paroître à vos yeux “sous un costume moins sacré. Je me “permettrai même de vous faire d'innocentes caresses, comme un pere “sa fille, comme un ami à sa tendre “amie. Je vous recommande toujours “un secret inviolable. Adieu, ma chere “Laure, le temps me presse; je vous “reverrai peut-etre demain“. A ces mots, je lui donnai un doux baiser, qu'elle reçut avec une expression si tende de plaisir, de confusion, de respect, que j'en fus enchanté. J'y retournai le lendemain, après en avoir fait pareillement mystere à la fidelle Artémise. Il me restoit encore quelques habits dans mes malles: j'endossai l'unifome de mon Régiment, parce que je sais que l'habit militaire plaît toujours singulierement aux femmes. J'avois su m'ajuster si bien une perruque, qu'il étoit impossible de ne la pas prendre pour mes cheveux naturels. Je m'habillai dans ma nacelle, tandis que je voguois dans l'air, afin de cacher cette expédition à la chere Artémise. Sans être dégoûté d'une si charmante personne, j'avois pour elle simplement cette tendreamitié qui nous laisse jouir, dans u calmeheureux, du commerce de nos amis, qui nous oceupe, pendant leur absence, de leur doux souvenir; mais sa grossesse, puisqu'il faut le dire ment, m'obligeoit de la respecter. J'étois à son égard réservé comme j'aurois dû toujours être. Quand j'arrivai, mes deux Beautés m'attendoient. Je ne puis exprimer la douce surprise qui se peignit dans les yeux de Laure, quand elle m'apperçut en Militaire. Elle me reconnut du premier coup-d'œil, se jeta dans mes bras avec un empressement qui m'annonçoit qu'elle ne voyoit plus dans moi le Saint, que j'avois choisi le vrai moyen pour qu'elle me prît pour un homme. Cette enfant me faisoit, je l'avoue, la plus forte impression; , sous mon habit de Cavalier, j'oubliois moi-même auprès d'elle que j'étois Chartreux. J'invitai Laure à monter dans ma nacelle; je la vis d'abord trembler frémir de la proposition; je la serrai dans mes bras: „Ma chere Laure, lui dis-je, “peux-tu craindre quelque chose auprès de moi“? J'achevai, par mes tendes caresses, de la rassurer. Je la posai doucement dans ma chaloupe aérienne. Barbe restoit à genoux sur le balcon. „O bienheureux Saint! me disoit-elle, ramenez ma Maîtresse; Mademoiselle Laure, recommandez-moi à “Dieu, à sa sainte Mere, à tous les “les Saints; rapportez-moi une absolution générale un pardon de tous “mes péchés passés a venir, d'ici à “plus de cinquante ans: recommandez-moi sur-tout à Sainte Barbe, ma “digne Patronne“. Laure trembloit se serroit contre moi, comme la vigne embrasse l'ormeau. Nous laissâmes Barbe extasiée, nous nous élevâmes dans les airs. Il faisoit le plus beau clair de lune: nous montâmes à une hauteur prodigieuse: le ciel étoit parfaitement etoilé; quelques nuages argentés s'y promenoient paisiblement; nous en appercevions plusieurs sous nos pieds, qui réfléchissoient les tranquilles rayons de la Lune. La terre étoit assez éclairée pour qu'on pût distinguer les plaines, les montagnes, sur-tout la me, sur laquelle jouoit une lumiere tremblotante. Sans êtreaussi beau qu'on peut le voir de jour, le spectacle étoit admirable. Je tenois la peute Laure dans mes bras; je la serrois contre mon cœur; elle paroissoit rassurée, parce qu'elle reposoit dans mon sein. Comme l'extase le ravissement sepeignoient dans ses beaux yeux, avec une innocence presque enfantine! Elle admiroit le grand spectacle dont elle jouissoit; mais elle rapportoit tout à moi. Après avoir contemplé le Ciel, elle me regardoit, sembloit se plaire à voir dans mes yeux, comme dans un miroir, la perspective de l'Univers. Notre conversation fut délicieuse. Oiseaux qui veniez vous reposer sur notre char de triomphe, vous seul pûtes l'entendre! Nous jouissions encore des plaisirs de la simple innocence, nous ne désirions pas au delà: pourquoi n'avonsnous pas su toujours nous tenir à un si doux partage? Il fallut enfin quitter les Cieux, en soupirant. Je redescendis Laure sur son balcon; je la remis chez elle. Barbe se prosterna devant elle, lui demanda des nouvelles du Paradis. Je fus obligé de la quitter. Que notre adieu fut tendre! quels doux embrassemens! Je retournai chez moi; j'embrassai mon Artémise avec crainte, en rougissant comme un coupable. Mes visites à Laure furent assidues, quelque temps encore innocentes; mais nous avions trop compté sur nos forces. Mes intentions étoient sûrement aussi pures aussi chastes que les siennes: si l'on m'avoit proposé d'abuser une jeune personne, sur-tout par une voie si odieule, l'idée seule m'ausroit fait horreur; mais il résulta enfin de nos entretiens nocturnes, de nos voyages aériens, ce qu'on croira toujours, quand même je voudrois le nier. Je le confesse à ma confusion, ce fut à la face du Ciel, au milieu de son immensité, que je me rendis coupable envers une enfant innocente, dont je devins le séducteur par une coupable hypocrisie. O jeunes gens, après un pareil exemple, osez-vous fier sur vos forces! Ce qui me causoit le plus de remords, c'est que la jeune personne n'en éprouvoit aucun. Elle ne comptoit pas avoir commis l'ombre d'une faute, en se livrant à un Saint. Je pouvois la détromper; mais c'étoit lui plonger le poignard dans le cœur. Effrayé de ma faute, je me trouvai dans un grand embarras à son égard. D'un côté, je sentois qu'il falloit la fuir, pour ne pas continuer une vie déréglée, qui pourroit être enfin devoilée; de l'autre, je me reprochois d'abandonner une jeune personne quim'aimoit, après avoir assouvi ma passion criminelle. Une preuve que son innocence existoit encore, après la perte de sa fleur virginale, c'est qu'elle me demandoit souvent à voir le séjour des Bienheureux. Toutes ces filles veulent çonnoître les joies du Paradis. J'avois beau répéter à celle-ci, que pour jouir de ces avantages, il falloit être mort: „Tuez-moi, disoit-elle, mais faites-moivoir “les délices du Paradis“. Elle redoubla ses instances avec tant d'opiniâtreté, qu'il fallut enfin songer à la satisfaire. Je me rappelai le mystérieux asile du Magnétisme à Milan, où on m'avoit fait voir tant de belles choses, qui m'avoient ensuite procuré l'agrément de passer pour fou. En conséquence, je prétextai une affaire indispensable, relativement à un service que je devois rendre à la Princesse Gémelli, ma bienfaitrice; j'obtins un congé de quinze jours pour me rendre à Milan: je m'y rendis en effet; mais ce fut par la Diligence aérienne. Une belle nuit bien claire me suffit pour ce voyage. Je planai sur la Ville; enm'orientant, je sus trouver le Campo santo ou cimetiere. J'étois sûr que le Palais du Charlatanisme ou du Magnétisme, ne devoit pas être bien loin de là. Mon regard perçant ne tarda pas à découvrir l'endroit où les Opérateurs rétablis, je ne sais comment dans leur crédit, faisoient de nouveau voir à leurs adeptes le Paradis, avec le trône la gloire de l'Etre suprême. Je descendis justement au milieu des spectateurs, au pied de ce trône prétendu céleste; je confondis le Charlatan sacrilége qui prétendoit représenter la Divinité. Tous les MNéophites furent émerveillés; mais les imposteurs parurent déconcertés. Je dis à l'oreille au fourbe qui osoit jouer le rôle sacré de l'Etre suprême, que j'avois à lui parler. Il congédia soudain l'assemblée, je restai seul avec lui. Alors je lui dis: „Ami, “je vous connois; vous m'avez magnétisé comme les autres; j'ai été votre “proie, non pas votre dupe. Je ne “viens pas ici pour vous faire aucun “tort; mais, puisque je me trouve aujourd'hui forcé deremplirlerôle d'imposteur, rôle qui pese à mon cœur, “j'ai recours à vous pour m'aider dans “cete circonstanceà tromperune jeune “fille. Elle me prend pour S. Bruno. “Je vous apprendrai, par la suite, comment j'ai eu la fatale adresse d'amener “cette jeune fille à ce degré de crédulité, sans en avoir aucun dessein. Elle ge à présent que je lui fasse voir le Paradis; je ne connois que vous quipuissiez me donner les moyens de lui procurer cette petite satisfaction. “ -- Ah! très-volontiers, me répondit, “en m'embrassant, l'imposteur magnétique. Nous nous connoissons en “effet. Je me rappelle très-bien de “vous avoir vu dans notre Eden. Je “sais bien que vous n'êtes pas taillé “pour être dupe. Cette maison, “tout ce qui est ici, vous appartient; “disposez de votre bien“. Je pris jour heure avec le Docteur, je convins de ce que nous ferions voir à la chere petite Laure. Ensuite, traversant les airs, je volai vers la belle innocente. „Ma chere enfant, lui dis-je, vous voulez donc “absolument voir le Paradis? Je vous “ai dit qu'on ne pouvoitavoir cet agrément sans être mort; vous m'avez “prié de vous donner le trépas. Etes-vous toujours dans les mêmes dispositions, consentez-vous que j'éteigne votre belle vie? Je suis tout “prêt; si vous voulez, vous allez mourir“. Une mort si prochainé parut effrayer la belle. „Sera-ce pour toujours? dit-elle. -- Mais, ma belle enfant, lui répondis-je, vous savez que “quand on est mort, c'est ordiairement pour long-temps. ui repritele; mais un Sai comevous “doit avoir le secret de mé resusciter. “Eh bien, ma charmante, lui repartis-je, je ne suis pas capable de rien “refuser à machere Laure. Quand vous “voudrez, je vous ferai jouir du sommeil des morts. Voilà un petit poison “qu'il faudra prendre pour cet effet. “Vous allez regarder cela comme une “médecine; mais je vous jure que cette “potion n'est point d'un goût désagréable. -- Oh! me dit-elle, donnez-moi quelque temps, je vous prie, “pour me préparer à la mort. On ne “va pas lestement dans l'autre monde “comme au bal. Si je n'étois pas bien „préparée, qu'en arriveroit-il, bon “Dieu? Qui sait si, quand je serois “morte, on ne me feroit pas voir l'Enfer, au lieu du Paradis; ou si du moins “on ne voudroit pas me retenir, pour “mes péchés, dans ce redoutable “séjour? Je ne veux pas encore mourir “pour toujours“. Je promis à Laure que je lui accorderois volontiers tout le temps qu'elle défiroit; mais il me survint une réflexion. Je e dis a moi-même: "Cette “jeune fille ne voudra pas mourir sans “confession; le moindre aveuqu'elle ràson Consesseur, découvrira out le mystere. L'Ecclésiastique, apprenant cette histoire, voudra lui dévoiler l'imposture. -- Ma chere enfant, “dis-je à l'innocente, vous voudrez “sans doute voir votre Confesseur? “ -- Vraiment, me répondit-elle, je ne “veux pas mourir sans confession. Est-ce que vous vous y opposeriez, mon “cher petit Saint? -- Ma chere amie, “repris-je, à Dieu ne plaise que je “m'oppose à ce que votre conscience “vous mspire; mais voilà notre secret “découvert. -- Le croyez-vous, répliqua-t-elle? Mais qu'est-ce que cela “feroit, quand j'avouerois quelque “chose au tribunal secret de la Pénitence? -- Ma chere fille lui répondis-je, vous ne savez pas mes raisohs; “ je ne dois pas vous les dire. Un habitant des Cieux n'impose aucune loi “sans sujet, il doit être immuable “dans ses arrêts. Il est donc toujours “indispensable d'obéir à la loi du mystere, que je vous ai prescrite; cependant, si vous vous confessez, vous ne “pourrez vous dispopser d'y manquer. – Oh! il me vient idée, me dit-elle, “qui va tout concilier. En qualité de “Saint de Pondateur d'Ordre, vous “avezsûrement le pouvoir de confesser “consessez-moi. Mais, ajouta-t-elle, “cet habit de Cavalier ne m'inspire “pas de confiance; paroissez, comme “auparavant, sous votre costume de St. “Bruno, je me jette à vos pieds“. Charmante innocence! combien elle m'inspiroit de remords! Comme une premiere imposture nous conduit à une seconde! Il fallut me permettre encore celle-là; mais je ne voulus pas absolument me prêter à un plus grand sacrilége. „Ma chere enfant, dis-je à Laure “en souriant malgré moi, j'approuve “votre idée; elle vous est inspirée. “Ah!lsans doute par vous s'écria-t-elle. “ -- Quoi qu'il en soit, repris-je, je veux bienvous entendre; mais, pour une mort passagere, la confession doit “suffire; le surplus seroit une profanation. Allez, ma fille, nous nous “verrons demain; tenez-vous prête“. Je l'embrassai tendrement, je partis. J'écrivis aux Charlatans de suspendre, pour quelques jours, les préparatifs qu'ils devoient faire pour magnétiser mon amante. Barbe, qui étoit du secret, ne voulut pas qesa Maîtresse s'entînt à la simple confession. Elle comprit bien ce que je lui avois voulu interdire, afin de ne pas me rendre coupable de l'imosture la plus sacrilége; mais elle fit faire à la jeune personne, une foule d'exercices de dévotion qui reculoient notre voyage chez lesDocteurs du Magnétisme, me faisoient trembler pour la découvertede mon secret. J'étois aussi iquietrelativement à mon congé, un peu court pour tant d'opérations. L'on fit, ou l'on entama du moins des neuvaines; on obtint la permission d'aller en pélérinage à je ne sais quelle Notre-Dame, qui heureusement n'étoit pas éloignée. Onache ta des réliques, pour en couvrir Laure pendant sa prétenduemont. Enfin le jour fut décidément fixé: j'en donnai avis aux Charlatans. Je présentai à Laurettele prétendu poison, quin'étoit qu'un narcotique; elle le reçut en trem blant, l'avala dévotemem à genoux, en faisant force prieres, chargée de ses Rellques Barbe à genoux pareillement, un gros chapelerà la main, difoitforce patenôtres, aspergeoit continuellement sa Maîtresse d'eau benite. Je fouffrois de toutes ces pieuses opérations, parce que, dans mnesdNeggemens, i oioues reseee la Region, que je senciss ee ggmissane onbien j'y manquois dans cette circonstance. Quand la potion eut produit son esset, que je vis Laure bien endormie, je la posai dans ma nacelle, je l'enlevai dans les airs. Tout étoit prêt chez les Opérateurs. L'imposteur, qui osoit représenter la Divinité, siégeoit sur son trône; sa Cour céleste étoit rangée, autour de lui, sur des nuages imitant ceux de l'Opéra. Des rayons partoient, de tous côtés, de ces nuages. Le spectacle enfin, que je ne décris pas en détail, étoit vraiment enchanteur imposant. Je descendis justement au pied du trône, avec le grave froc de S. Bruno. A notre arrivée, une mufique céleste se fit entendre. Laure fut promptement parée d'une robe blanche couronnée de fleurs; je fus revêtu moi-même d'habits analogues aux siens, pour la couleur les feurs. Je lui fis respirer une certaine essence; elle s'éveilla. Je ne puis décrire l'extase muette le ravissement ineffable qui se peignirent dans ses yeux, à l'aspect de ce brillant spectacle. La musique parut fire elle ne égale ipression-Elle me regarda, parut aussrenchantée ue surprise, de me voir Il btlan. E se regarda elle-même avec un pareil étonnement. Le chœur chanta en italien: „Quelle est cette ame pure qui s'éleve “de la terre sous les auspices du Serviteur de Dieu? Qu'elle ait l'avantage unique de jouir ici du bonheur “destiné aux bienheureux, de retourner sur la terre, pour y publier, “à jamais, les merveilles du Paradis“. Heureusement Laure entendoit l'italien; elle étoit originaire de la Lombardie. „Oh, oh, dit-elle, on parle italien dans le Paradis!“ Tout à coup la musique se tut. Un silence auguste régna un moment dans l'assemblée. Alors le Vénérable, assis sur le trône, prononça des mots, qu'on peut traduire ainsi: Soyez heureux, tendres Amans. Soudain le chœur répéta, au son des fanfares: Soyez heureux, tendres Amans. Des Anges, ou plutôt des jeunes gens revêtus du costume que nos Peintres donnent à ces esprits célestes, nous enleverent, nous conduisirent dans un bosquet ravissant, en face d'un boudoir charmant, répété dans un bassin d'eau pure. La musique la plus douce la plus mélodieuse venoit jusqu'à nous, en traversant les feuillages. L'air étoit embaumé du parfum des fleurs. Je pressai, dans mes bras, ma chere Laure, dont l'habillement galant voluptueux sembloit ajouter à ses charmes. Elle ne pouvoit revenir de sa surprise. Elle restoit pâmée dans l'extase la plus douce. Enfin, elle me dit, en mots entrecoupés: „Où suis-je? ah! je le sens bien “que je respire dans les régions du Paradis! Jamais je ne pourrois, sur la “terre, voir des choses aussi admirables, ni goûter de pareilles délices! “O Saint! cher à mon cœur, me laisserez-vous retourner sur la terre?“ Je n'épargnai rien pour mettre le comble aux plaisirs de la chere innocente. Je la plongeai dans une ivresse qui lui causoit le plus touchant délire. Voyez, “disoit-elle, cela seroit pourtant un “péché avec un homme, sur la terre“. Je suis obligé d'abréger ici mon récit, pour me conformer à l'état de précipitation où j'étois; car il falloit me hâter de partir. Le terme de mon congé me pressoit. Je conduisis la belle dans les jardins; elle vit d'autres bosquets, d'autres boudoirs; par-tout des groupes de jeunes Amans, des danses, des festins, tout ce qui caractérise perpétue la joie. Jamais aucun lieu de délices ne représenta si bien le brillant Elysée: „Qui se seroit attendu à cela? disoit “Laure enchantée. Comme le Paradis “est différent de la maniere dont on “nous le peint sur la terre! Nos Docteurs n'en ont pas la moindre idée“. Enfin, je fis avaler de nouveau, à ma petite Laure, la potion soporisique. Elle l'avoit bue la premiere fois avec crainte; elle la but cette fois-ci avec répugnance; car elle avoit la plus grande envie de rester dans ce beau séjour. Bientôt le breuvage opéra. La belle s'endormit. Je la reconduisis chez elle, après lui avoir fait enlever précédemment ses habits galans. Elle se retrouva dans son appartement, dans le même ajustement qu'elle en étoit sortie. Je l'éveillai facilement; elle se revit avec peine vivante, me reconnut sous l'habit de S. Bruno. Elle me témoigna ses regrets, me fit ses remercîmens, en me disant qu'elle avoit goûté des plaisirs inessables; que le Paradis étoit centmille fois plus charmantqu'elle ne se l'étoit figuré, qu'elle soupiroit après l'heureux instant où une mort durable l'y feroit retourner. Barbe étoit émerveillée de tout ce qu'elle entendoit. Elle vouloit s'empoisonner pouraller voir de si belles choses. „Mais, hélas! disoit-elle, il n'y a pas de “S. Bruno pour moi!“ Elle avoit eu cependant la force de garder le secret, , grace à sa discrétion, l'on ne s'étoit point apperçu de l'absence de Laure, qui avoit duré trois jours. Cependant il résulta de toute cette histoire surnaturelle, un effet trèsnaturel. Laure se trouvoit dans le même état que ma chre Artémise, cet état paroissant tous les jours de plus en plus, il devenoitimpossible de lecacher. On doit s'ennuyer de voir que jusqu'ici nous n'ayons as été découverts, Laure dans son Couvent, moi dans le mien, où je n'étois pas arrivé heureusement trop long-temps après le terme expiré de mon congé. On s'attend que nous avons dû être surprispar les Moines ou par les Religieuses; point du tout, on n'eut pas l'esprit de rien deviner, nous fûmes oblinés de découvrir tout nous-mêmes. Les parens de Laure connoissoient sa répugnance pour le cloître. Is trouverent nhoiooe fort riche, assez aimable, qui voulut bien promettre d'épouser cette jeune personne sans dot. Ils vinrent à sonCouvent, transportés de joie de trouver à se défaire si avantageusement de leur fille. Ils entrerent tout radieux: „Je suis enchanté, dit “M. de Fiervac, pere de Laure, de la “régularité de ce Couvent; je ne pouvois mieux placer ma fille, pour la “préserver de tout danger“. Ils embrasserent leur fille, croyant-la combler de contentement: „Réjouis-toi, “Laure, lui dit sa mere, nous allons “te faire sortir du Couvent, te marier“. Laure, à cette nouvelle, témoigna le dédain le plus marqué, dit à ses parens qu'il étoit impossible qu'elle se mariât. „Hé bien, lui dit son “pere, vous prendrez le voile, morbleu. -- Encore moins, reprit Laure; “je suis pourvue“. Sa mere la regarde avec surprise, s'apperçoit qu'elle est grosse; elle s'écrie: „O Ciel!“ Le pere furieux regarde, s'écrie pareillement: „O Ciel! que dites-vous? Je lui brûlerois la cervelle sur le champ. Mais “cela n'est que trop vrai, de par tous “les diables! ajouta-t-il en considérant “l'innocente pécheresse, ma fille est “grosse. Ah! détestables Religieuses, “c'est “c'est ainsi que vous avez su la gar der! “ -- Qu'appelez-vous? dirent les Nones offensées. Vous nous outragez, “Monsieur; votre fille est chaste “pure comme nous-mêmes. -- Morbleu! ce n'est pas beaucoup dire, interrompit Fiervac. -- Monsieur, reprirent les Vénérables, nous ne répondons pas à l'indignité que vous “venez de prononcer; mais nous pouvons jurer que notre Pensionnaire n'a “vu aucun homme; nous en répondons corps pour corps. -- Oh! cela “est bien vrai, s'écria Barbe, je puis “bien l'attester. -- Cependant, malheureuse, dit le pere en prenant l'attestante au collet, tu vois qu'elle est grosse? -- Et quand cela seroit, reprit “Barbe. -- Comment, scélérate, s'écria “le vieux Gentilhomme, tu conviens qu'elle est grosse, tu dis qu'elle n'a “pas vu d'homme? -- Non, sans doute, répondit la Soubrette. -- Et qui donc “l'a mise dans cet état? reprit le pere furieux. -- Hé bien, répondit Barbe, puisqu'il faut vous le dire, c'est S. Bruno. -- Que veut-elle chanter? dit “le vieillard stupéfait. -- Oui, repritelle, c'est S. Bruno, le Fondateut des Chartreux. -- Qu'entends-je? s'écria Fiervac indigné; c'est ainsi qu'on “m'ose jouer? Malheureuse! d'où “est venu le scélérat? -- Du Ciel, répondit Barbe. -- Attendez donc, reprirent les Religieuses, s'il y a ici “du miracle, nous n'en pouvons plus “répondre. Dieu est tout-puissant, il “communique son pouvoir à ses Saints. “ -- Ah! les indignes péronnelles! “s'écrie à son tour Fiervac. Il y a ici du “miracle; les Saints viennent du Ciel “pour débaucher les filles. Et que dis-tu, toi, malheureuse, ajouta-t-il en “s'adressant à Laure? -- Que voulez-vous, mon peret répondit-elle; croyez “que les saints principes d'honnêteté, “que vous m'avez inspirés, sont toujours gravés dans mon cœur; que je “ne suis point capable de rien faire qui “puisse déshonorer ma famille, que “je ne serois pas dans la situation où “vous me voyez, si S. Bruno n'étoit “pas descendu du Ciel, pour me traiter comme sa chaste épouse“. A ces mots, le pere furieux ne se connoît plus; il veut étrangler sa fille: elle tombe évanouie de peur; on la délasse, l'on trouve un portrait dans son sein. Ce portrait étoit le mien, dont je lui avois fait présent. „Quel est ce portrait? dit le pere. -- C'est justement “S. Bruno, répondit Barbe“. Malheureusement, j'étois représenté en Militaire. „Quel est ce jeune éventé? s'écria le vieux Gentilhomme. Je n'ai “jamais vu de S. Bruno de cette espece; qui vous a dit que c'étoit “S. Bruno? -- C'est moi qui l'ai deviné, reprit Barbe; car il ne nous “l'a jamais dit. -- Et comment l'as-tu “deviné, scélérate, répliqua le vieillard? S. Bruno est habillé en Chartreux. -- Aussi étoit-il bien en Chartreux, repartit la Soubrette, la premiere fois qu'il parut; ensuite il a “paru sous le même habit, quand il a “confessé Mademoiselle, avant qu'elle “mourût; puis, quand il est venu la “chercher pour la mener dans le Paradis. -- Quelle complication de folies d'impostures! s'écria le pere indigné. Comment, scélérate, as-tu pu “croire que ce jeune homme étoit S. “Bruno? -- Hé mais, répondit-elle, je “l'ai vu descendre du Ciel; il étoit “vêtu en Chartreux: il nous a dit tout “ce que nous pensions; il a paru instruit de toutes nos affaires comme “nous-mêmes. Enfin, il a empoisonné “Mademoiselle; il l'a conduite dans le “le Paradis, l'a ramenée, l'a ressus citée“. Sur ces entrefaites, Laure avoit recouvré l'usage de ses sens. On lui demanda ce que c'étoit que le Paradis. Elle raconta qu'elle avoit vu l'Etre suprême sur son trône, au milieu des nuages des rayons; qu'elle avoit vu les Anges, les bosquets, les boudoits, les lits de roses; enfin, qu'elle avoit goûté les joies du Paradis. Le pere trépignoit de rage. „Mais, Monsieur, lui “dit la Mere lrieure, réfléchissez, je “vous prie; voilà du surnaturel dans “toutes les regles. D'abord, je puis “vous protester qu'aucun mortel ne “peut entrer ici, à moins qu'il ne “vienne par le chemin des airs; ce qui “n'est point donné à l'homme. Si le “Ciel a permis qu'un Bienheureux “vînt visiter votre fille, ce n'est pas “une chose nouvelle. Nier de pareilles “aventures, c'est nier la vie des Saints; “c'est nier la Providence. Au reste, “pour vous convaincre, Monsieur, “nous allons mettre le cas sous les “yeux de notre Révérend Pere spirituel“. On fit venir le Directeur. On lui raconta l'histoire de point en point. „Or voyez à présent, mon très-honoré Pere, ajouta la Prieure, s'il n'est pas “visible que le Ciel a opéré dans cette “circonstance, a voulu témoigner, “d'une maniere spéciale, sa faveur à “cette jeune personne“. Le Directeur écouta gravement, mais avec un sourre presque imperceptible. A la fin il toussa, dit: „L'histoire est sans doute “extraordinaire; mais il ne nous appartient pas de mettre des bornes à la faveur de Dieu. On doit éviter, il est “vrai, de croire trop légerement des “sables superstitieuses; mais il faut “aussi reconnoître le doigt de Dieu, “quand il se montre, ne pas affoiblir la confiance qu'ont en lui les “fideles, en niant effrontémentles graces qu'il leur accorde. Voilà un homme descendu des nues, qui sait tout, “qui fait voir le Paradis. Que voulez-vous? D'abord, il est impossible à un “mortel de descendre du Ciel. Monsieur, faites preuve de votre foi. Vous “avez dû voir de pareils miracles dans “la vie des Saints“. Les Religieuses levoient la tête, le vieux Gentilhomme étoit confondu. „Comment, disoit-il, on voudra me faire accroire que je “suis un incrédule, un impie? Il y a “sans doute, dans la vie des Saints, “des visites que des Bienheureux ont “rendues à des filles; mais on n'en a “point encore vu qui leur aient fait “des enfans“. Cette saillie embarrassa les Religieuses, ferma la bouche au Directeur. „Au reste, ajouta le pere de “Laure, c'est le soir, dit-on, que ce “malheureux vient vous voir: je m'y “trouverai demain au soir; nous “verrons si le scélérat saura aussi me “séduire, moi“. A ces mots, il partit furieux, tout le monde respira. Heureusement, je fus instruit de sa résolution. Le bruit se répandit sur le champ que S. Bruno étoit venu visiter une Demoiselle du Couvent de Sainte Pétronille. Le lendemain, le concours y fut prodigieux. Personne, au moins parmi le peuple, ne doutoit de la vénté de ce miracle. On sut qu'on attendoit, le soir, S. Bruno, qui devoit descendre du Ciel, comme à l'ordinaire. Heureusement, c'étoit le jour de notre récréation, celui où nous parlions. C'est ce qui fit que j'appris ces nouvelles. Je me préparai en conséquence. J'eus le temps, en travaillant chez moi jusqu'au soir avec Artémise, de composer un artifice, des especes de nuages qui devoient environner ma nacelle. La nuit vint; elle fut très-obscure, ce qui favorisoit mes désirs. J'arrivai dans l'air au-dessus du Couvent, je m'apperçus aisément qu'une foule innombrable entouroit, en dehors, ce Monastere. Je restai stationnaire au-dessus de la cour, sur laquelle donnoient les fenêtres du parloi. J'entendis trèsdistinctement les voix de tout le monde, je m'apperçus, par conséquent, que la famille étoit rassemblée. Invisible par le bienfait de la nuit, j'écoutai tout ce qu'on disoit, je me réglai en conséquence. Le pere éclatoit en menaces contre moi: „Qu'il vienne donc, disoit-il, ce malheureux“. Soudain je m'écrie du haut des airs: „Fiervac, garde-toi d'outrager le serviteur de Dieu. Bonacin, ne crains pas de prendre Laure pour ton épouse, “soumets-toi aux ordres du Ciel, sans prétendre expliquer ses desseins“. A ces mots, toute la vénérable assemblée resta muette. Bonacin (c'est le nom du ehe épouseur qu'on avoit amené) s'éae e ne veux point me sae de querelle avec les Saints. Si la belle “Laure n'a eu affaire qu'avec Saint “Bruno, je puis l'épouser sans compromettre mon honneur; il paroît “qu'il y a là réellement du surnaturel. “ -- Et moi, je n'y vois que de l'imposture, reprit Fiervac; je veux en “punir l'auteur. Quel est donc cet ennemi secret qui n'ose paroître? Qu'il “se montre, nous verrons s'il mérite “des hommages“. J'allume tout à coup mon artifice, je parois au milieu des airs. J'étois sur une espece de trône formé en conque marine, entouré de nuages d'Opéra, dorés par des rayons qui s'échappoient de toute mapersonne, suspendu à un globe azuré qui me servoit de dais, qu'on dut prendre pour la Lne. On apperçoit, au milieu de ces rayons, S. Bruno, c'est-à-dire, l'illustre Cataudin, revêtu de son habit de Chartreux, lançant d'abord la foudre, paroissant ensuite vénérable calme au sein d'une pure lumiere. En cet état, je descends gravement aux yeux des mortels stupésaits. Je dis alors d'un ton grave paisible: „Fiervac, ose résister au serviteur de Dleu!“ Soudain toute l'assemblée tomte la face contre tétre. OgrandSaints'écrie Fiervae “pardonnez, je tombe à vos pieds “je me soumets à vos ordres sacrés“. Le Prétendu s'écrie à son tour: „O favori du Ciel! je me soumets avec “joie; j'accepte avec respect reconnoissance l'épouse que vous me “donnez; elle est chere sacrée pour “moi. Je suis fier d'être votre fuccesseur. Le fruit qu'elle porte aura tous “mes soins mes hommages. -- O le “plus chéri des Bienheureux! s'écrie “aussi Laure à genoux, abandonnez-vous l'infortunée Laure? -- Favorite “du Ciei, lui répondis-je, j'ai rempli “ses desseins sur vous. Il faut que je “retourne dans la région supérieure; “épousez Bonacin; tel est l'arrêt suprême. Il vous rendra heureuse; “je veillerai sur vous du haut des “Cieux“. La chere Laure me dit, en pleurant, „J'obéis“. Je l'honorai d'un sourire céleste, je commençai à remonter dans l'air. Toutes les Religieuses crioient à l'envi: „Grand Saint, bénissez-nous“. Je m'arrêtai, je leur donnai la plus gracieuse bénéction. Alors je m'élançai dans les Cieux, au milieu des acclamations d'un peuple innombrable. Toutes les pétites cloches du Couvent sonpoient en volée. Je m'élevai à une prodigieuse hauteur: là, je tirai encore de l'artifice pour saluer le peuple une derniere fois, je dus alors disparoître à tous les yeux. Glorieux content d'un si grand succès, j'arrivai encore de nuit, à la grande Chartreuse, je me préparois a descendre, croyantn'être pas observé; mais j'apperçus des lumieres, plusieurs hommes armés qui paroissoient apostés pour m'attendre. „Oh! oh! “me disois-je, les indignes Chartreux “voudroient-ils maltraiter S. Bruno"? J'entendis la voix d'Artémise qui me cria: uPrends garde, mon cher ami, on veut “t'arrêter“. Soudain je tire ce quime restoit d'artifice, ma foudre factice éclate avec fracas dans les airs. Les gens armés paroissent confondus. „Accours à moi, “m'écriai-je, ma chere Artémise“. Elle accourt, je descends l'enleve fi mon char, je m'élance de nouveau, avec elle, au plus haut des Cieux. Dieux! avec quel transport cette chere amie me revit, m'embrassa! „O “mon cher ami! me dit-elle, je tremble encore de ton danger. On a tout “appris, on vouloit te perdre t'enfermer dans un cachot sous la terre, ans “un oul de basse fosse. On comenaçoit aussi à soupçonner qui j'étois, “l'on m'auroit probablement fait subir “le même sort qu'à toi. -- O ma bonne “amie! lui répondis-je, quoi, trahie “par moi, tu t'occupois de monsalut“! Cependant nous entendions D. Prieur s'écrier sous nos pieds; „Ah! scélérat, “nous t'excommunions, nous t'anathématisons. -- Et moi, m'écriai-je à mon “tour, je me ris des imbêcilles Chartreux“. A ces mots, je m'élance je me perds dans les Cieux. Fin du Livre second. SECONDE SUITE DE L'AVENTURIER FRANÇOIS. LIVRE TROISIÈME. Quand nous sûmes dans l'air, hors de la portée des hommes, au-dessus d'eux, plus parfaitement libres qu'eux tous, si nous avions eu de quoi subsister, nous recommençâmes nos caresses mutuelles, nous restâmes quelque temps entrelacés dans nos doux embrassemens. Nous prîmes conseil, poursavoir de quel côté nous tournerions notre course; nous jetâmes un coup-d'œil sur la terre, comme Jupiter du haut de l'Olympe. La nuit commençoit à éclaircir ses sombres voiles. L'aurore transpiroit au bord de l'horizon; mais elle devoit être encore insensible sur la terre, où nous appercevions des lumieres, qui nous annonçoient que les hommes se levoient pour leurs travaux journaliers, n'étoient point encore éclairés par la clarté céleste. Cependant cette terre ombragée se débrouilloit, par dégrés, comme le Chaos. Nous commencions à distinguer les montagnes; les mers, les fleuves même, les nuages pourprés qui se promenoient sous nos pieds, en portant leur ombre sur les campagnes. Nous entendions, de très-loin, un foible écho du gazouillement des oiseaux à l'aspect de l'aurore; les plus hardis s'élevoient jusqu'à nous, pour se reposer sur notre nacelle, célébrer, autour de nous, la naissance du jour. Ce spectacle étoit ravissant. Nous en jouîmes avec transport; nous élevâmes, de concert, nos deux cœurs vers l'Eternel, pour le remercier de ses bienfaits. Cependant l'ignoble aiguillon de la faim nous tourmentoit dans les Cieux. Nous étions sans aucun moyen de subsistance. Je voulois tourner notre vol du côté de Paris, pour réjoindre mon pere; mais, quoique je possédasse parfaitent la diréction des baflons, un vent insurmontable de nord-ouestdéconcerta tous mes efforts, nous poussa sur la Mediterranée, bientôt sur l'Italie. Nous étions, heureusement, dans la sai son des fruits des vendanges. Nous descendîmes dans un endroit écarté, où nous ne vîmes personne. Nous cueillîmes du raisin des fruits, nous enlevâmes notre capture dans les Cieux. Soulagés par ce foible restaurant, nous nous sentîmes en état de passer encore quelque temps sans autre nourriture: mais nous comprîmes qu'à la longue celle-ci ne seroit pas suffisante, qu'il faudroit yjoindre du pain. Nous n'étions pas sans espoir d'en trouver; l'admiration que nous devions causer aux mortels, nous répondoit que nous en obtiendrions tout ce qui nous seroit nécessaire. Bientôt nous nous apperçumes que nous étions observés. Nous entendions des acclamations s'élever de la terre. Nous ne savions si nous devions nous empresser de répondre à la curiosité publique. Tout à coup nous vîmes avancer vers nous des nuages énormes, comme de vastes îles ou montagnes qui auroient flotté dans l'air, Les éclairs en sortoient comme du sein d'un volcan. Les foudres serpentoient sur ces masses informes. Bientôt la terre se couvrit entietement de nuages; car, comme nous planions au-dessus de ce voile nébuleux, à nos yeux, c'étoit la terre qui se couvroit, non le Ciel. Le tonnerre gronda sous nos pieds: à tous momens il éclatoit à notre vue; il montoit dans les airs; mais heureusement il ne pouvoit atteincre jusqu'à nous. Là, nous vîmes se former la grêle, nous traversâmes un nuage composé de cette grêle nouvellement formée. Au-dessous de nos pieds, les vents souffloient, les nuages rouloient comme les flots de l'Océan furieux; bientôt un vaste murmure nous apprit que la mer n'étoit pas loin de nous. Artémise joignoit sa consternation à celle de la Nature entiere. Des aigles autres oiseaux de proie, qui s'étoient réfugiés sur les bords de notre nacelle, venoient tout tremblans se cacher à nos pieds. Ma compagne se pressoit contre mon sein; je la serrois dans mes bras, j'éprouvois une volupté douloureuse touchante, au milieu des tempêtes qui sembloient bouleverser l'univers. Le bruit des vents, de la pluie, de la mer en furie, des tonnerres multipliés, formoit un murmure immense, qui retentisfoit dans nos âmes. Notre voix étoit perdue dans ce fracas universel; mais note auour étoit supérieur à la discorde qui tourmentoit les élemens, le plaisir le plus sensible résultoit, pour nous, du désordre de la Nature. Cependant les nuages commençoient à se dissiper. Par intervalles nous découvrions la terre les mers; bientôt la sérénité, qui régnoit pour nous dans les Cieux, vint aussi, sous nos pieds, sourire aux malheureux mortels. Nous étions près des bords de la mer, nous nous efforcions de résister au vent qui vouloit nous précipiter au-dessus de cette plaine salée. Nous avions besoin de vivres; c'étoit chez les hommes qu'il falloit descendre pour en avoir, plutôt que chez les poissons. Nous descendîmes en effet sur Notre-Dame de Lorette. Tous les dévots les pélerins étoient à genoux pour nous recevoir. L'histoire de S. Bruno, qui avoit daigné descendre du Ciel, étoit déjà parvenue dans ce pays-là. „Oh! voilà “S. Bruno, s'écrioient les peuples “émerveillés. -- Mais, disoient certaines gens, quel est ce jeune Novice qui est auprès de lui? -- Oh! “répondit un Docteur, c'est sans doute “ce compagnon du Saint, qui se leva “dans son convoi, pour dire qu'il étoit condamné par le juste Jugement de Dieu. Apparemment Saint “Bruno a obtenu sa grace“. On nous regardoit comme des Bienheureux qui n'avoient besoin de rien, qu'on invoquoit à genoux. On se trompoit: nos besoins étoient réels urgens. Je criai d'une voix imposante: „Amis, les habitans des Cieux reçoivent les présens de ceux de la terre, “quand ces derniers se sont rendus dignes de cette complaisance“. C'étoitlà, comme on voit, une maniere céleste de demander la charité. On se hâta de nous offrir de l'encens. Cette fumée n'avoit pas assez de substance pour nous. „Enfans des hommes, repris-je, le Ciel “reçoit l'offrande du pain du vin; il “agrée même les autres alimens des “hommes. Ils doivent offrir à ceux qui “n'ont besoin de rien, tout ce qu'ils “désireroient pour eux-mêmes“. Alors on nous offrit un morceau de pain bénit, du vin dans une burette. Ce n'étoit pas là encore notre compte. Amis, repris-je, le Ciel voit votre bonne intention “dans vos modiques présens; mais ils “doivent être faits avec plus de profusion; les enfans du Ciel, qui n'enont as besoin, sauront bien trouver les “indigens auxquels ils sont nécessaires, “pour leur en faire des générosités, “dont vous aurez le mérite“. Après ce petit avertissement, on nous apporta en foule, du pain, du vin, des volailles rôties, des fruits, des pâtisseries, une abondante quantité de provisions de toute espece. Quand notre nacelle fut pleine, nous refusames le reste, qu'on nous apportoit avec prodigalité. „C'est “assez, mes enfans, dis-je à ces donateurs bonaces; souvenez-vous de la “faveur que le Ciel vous a faite; il “vous bénit par nos mains“. Alors je donnai, dans l'air, une grande bénédiction; Artémise, de sa main féminine, en fit autant, non sans se mordre les levres, pour ne pas éclater de rire. Nous remontames dans les Cieux, nous nous mîmes sur le champ à travailler nos provisions avec une ardeur proportionnée au besoin que nous en avions. Nous planâmes quelque temps au dessus de la terre, suivis des acclamations de tous les habitans des villes des campagnes sur lesquelles nous passions. Par-tout on tiroit le canon; par-tout on sonnoit les cloches. Enfin, nous nous laissâmes aller au dessus de la mer. Nous mes des bâtimens Prançois aux prises avec des Anglois. Nous criâmes du haut des Cieux: „Malheureux, osez-vous “combattre sous les yeux du serviteur “de Dieu“! Soudain les combattans regarderent en l'air. On nous apperçut; on braqua les lunettes, pour nous distinguer mieux. Les François se précipiterent à genoux, quelques-uns en riant, à la vérité. Les Anglois nous envoyoient des Goddam; mais ils paroissoient indécis, ne sachant s'ils devoient nous obéir ounon. Nous commandâmes impérieusement qu'on se retirat chacun de son côté. Les François joyeux nous obéirent avec ardeur, cinglerent vers la France. Les Anglois n'oserent les poursuivre; sauvai ainsi mes compatriotes de la grifse des ennemis qui alloient s'emparer d'eux. Jusqu'ici nous n'avions pas eu le temps, Artémise moi, de nous expliquer. Je n'avois pu savoir ce qui s'étoit passé au Couvent pendant mon absence. Elle mouroit d'envie de me le raconter, je jugeai à propos enfin de lui donner audience. J'étois, plus qu'elle, danslecas de redouter une explication; car enfin, elle n'avoit rien à se reprocher à mon égard; moi, j'étois coupable d'une infidélité marquée. Elle savoit mon histoire avec la petite Laure, elle ne m'en témoignoit jamais rien; elle sembloit au contraire redoubler de tendresse à mon égard, comme pour m'empêcher de soupçonner qu'elle fût instruite de rien, ou pour me prouver, par ses carresses, que son amour n'étoit point altéré, ou pour regagner, par des manieres si généreuses, un cœur qui avoit eu tort de se refroidir pour elle. Son récit fut bien simple. Don Prieur avoit entendu parler d'un prétendu Saint Bruno qui descendoit du Ciel, suspendu à un globe. Il savoit le secret du ballon, puisque je n'avois pu l'entreprendre sans sa permission. Il vit clairement que je me donnois carriere, que non seulement je vivois dans le désordre, mais que j'accompagnois la débauche, d'une imposture outrageante pour la religion. Il résolut de me faire porter la peine d'une pareille conduite. Artémise avoit cru s'appercevoir qu'on l'examinoit beaucoup, depuis quelque temps. Sa taille, qui grossissoit à vue d'œil, indiquoit son sexe sa faute; quelques mots échappés lui avoient fait connoître qu'on formoit, sur cet article, de violens soupçons. On se doutoit aussi qu'elle avoit quelques liaisons particulieres avec moi, l'on se repentoit de nous avoir logés l'un à côté de l'autre. On l'avoit changée de logement; celui qui lui avoit succédé dans sa cellule, d'accord avec un autre qu'on avoit mis dans la mienne, se doutant de quelque chose, chercherent si bien, qu'ils découvrirent notre communication. J'ai su depuis, qu'on attendoit mon retour, pour punir, ainsi que moi, ma chere complice. Je m'applaudis, avec Artémise, de ce que nous étions échappés à ces redoutables Juges. Soutenus dans l'air, libres par la protection de l'Etre suprême, nous lui demandâmes pardon, à la face du Ciel, de ce qu'il y avoit d'irrégulier de vraiment repréhensible dans notre conduite. Cependant le terme de la grossesse étoit arrivé pour mon Amante: les douleurs survinrent. Il étoit difficile de se trouver plus embarrassés que nous. Au milieu de l'air, suspendu au-dessus de la mer, nous nous recommandâmes au Pere de la Nature. Sans doute il nous pardonnoit, puisqu'il daigna accorder à ma chere Artémise l'accouchement le plus heureux. Elle me fit pere d'un petit Chatteux, qui naquit dans l'empire des airs, apparemment pour en occcuper le trône. Ce cher enfant devoit être regardé comme libre, puisqu'il n'étoit venu au monde sur le territoire d'aucun Souverain. Le berceau des plus grands Princes n'avoit point eu l'avantage d'être élevé, comme le sien, dans la voûte céleste: mon fils pouvoit se vanter de la plus haute origine, se dire descendu du Ciel. J'offris à l'Eternel ce gage de mon amour; je lui demandai pour cet enfant un sort aussi brillant que le lieu de sa naissance. „O mon Dieu! disois-je, “sois son pere, puisque je ne puis rien “dans ce moment pour lui ni pour “moi-même“. Le vent emportoit la mere, l'enfant, le pere, ses prieres. Nous arrangeâmes, le mieux que nous pûmes, notre chere progéniture. Bientôt nous nous trouvâmes au-dessus d'une grande ville, que nous reconnûmes, à sa situation, a son étendue, à ses minarets surmontés de croissans, pour Constantinople. Au canon que nous entendîmes tirer de toutes parts, nous jugéâmes que nous étions appercus. Je crus devoir descendre dans cette Ville, même dans le sérail, s'il étoit possible. Je savois que mon pere y avoit peint une Sultne, que le grand Seigneur pouvoit s'en ressouvenir. Nous primes donc le parti de gagner la terre. A mesure que nous en approchions, nous éntendions les acclamations du peuple; nous appercevions même la foule qui levoit les yeux les mains vers nous, qui se prosternoit en criant: „Allah, Allah, Rézul Allah“. Je conclus, de ces mots, qu'ils nous prenoient pour Mahomet, qu'ils nomment Rézul Allah (Envoyé de Dieu.) Il me fut aisé de reconnoître le sérail, aux sept tours dont tous les canons tiroient sans intervalles. Le Sultan lui-même, au milieu de ses Sultanes, nous regardoit descendre, paroissoit émerveillé comme les autres. J'arrivai au-dessus de sa tête. Je demandai, en langue franque, si Sa Hautesse nous permettoit de descendre devant elle. S. H. répondit elle-même qu'elle l'agréoit de tout son cœur. Alors nous descendîmes sur le balcon même, où cePrince nous lorgnoit avec ses femmes les plus intrépides; les autres étoient prosternées la face contre terre, aussi bien que toute la Cour Musulmane. Le Sultan faisoit la meilleure contenance qu'il pouvoit. Nous le saluâmes profondément àlafrançoise. „Magnifique Seigneur, lui dis-je en langue franque, “ ous venons mettre sous ta protection “notre enfant nous“. Le Grand Seigneur regarde avec surprise deux Chartreux un enfant. „Qu'est-ce que cela? “dit-il dans la même langue, un enfant de deux Derviches, qui descend “du Ciel avec eux! Venez-vous de la “part de Dieu ou de son Prophête?“Nous venons, luirépondis-je,honorés “de la protection de Dieu, qui nous “a accordé le secret merveilleux de “planer dans les airs; nous venons “chercher auprès de vous, en passant, “les secours de l'hospitalité. -- Mais “qui êtes-vous? reprit le Sultan. “Magnifique Seigneur, lui répondis-je, “Ta Hautesse a connu mon pere. C'est “lui fûrement qui a peint ce portrait “où je te vois, à travers cette fenêtre, représenté d'une maniere si vraie, “ servant de pendant à la Sultane “Cadishé. -- Ah! oui, reprit Sa Hautesse en éclatant de rire; c'est ce “drôle de corps qu'on vouloit empaler, qu'on m'a fait punir, en lui “donnant pour esclave la femme que “j'aimois le mieux. En effet, je reconnois que vous lui ressemblez: “mais comment vois-je ici un enfant “avec deux peres, sans une mere! “ -- C'est, répondis-je, parce que ma “compagne, "compagne, malgré son déguisement, "est femme mere de cet enfant. Il vient de naître au milieu des airs. Fort bien, reprit S. H., il faut l'élever “dans notre sérail; c'est un enfant du Ciel: c'est, sans contredit, le premier “des bâtards. Nous en ferons, par la “suite, l'Aga des Janissaires. Hé mais, “brave Derviche, vous êtes d'une famille prodigieuse pour les talens. Vous “en avez là un qui surpasse celui de “votre pere, même les ressources “ordinatres de la Nature: car enfin, l'on “n'a jamais vu personne s'élever dans “les airs. Et savez-vous peindre aussi?“ Je répondis que je m'étois exercé dans cet art. „A merveille, reprit le Monarque. Il faut donc que vous peigniez aussi ma nouvelle favorite; pourvu “qu'elle ne s'amourache pas de vous, que vous ne me la souffliez pas en “me l'enlevant dans l'Empyrée. En tout cas, je ne ferai pas la sontise de vous la donner pour esclave. Arrêtez-vous ici. Que votre femme s'y repose de ses couches, vous ne manquerez “de rien. Hola! vous autres, relevez-vous donc, n'ayez pas peur; ces deux Dervlches sont deux mortels incapables de vous faire du mal. Qu'on “leur prépare un appartement dant “mon Palais“. On nous installa, en effet, dans un appartement superbe. On mit Artémise dans un beau lit à la françoise. On arrangea notre fils, comme les enfans nouveaux nés des Turs; nous avions tout lieu, en apparence, d'être contens d'eux; mais ma compagne conçut de justes alarmes, parce que le Grand Seigneur, apprenant qu'elle étoit une femme, l'avoit lorgnée avec un air de convoitise, qui avoit paru violemment irriter la Sultane favorite. Artémise avoit lieu de craindre d'être arrêtée par le Sultan, ou peut-être empoisonnée par la Sultane. Le lendemain, je fus introduit auprès de cette Sultane favorite, pour la peindre. C'étoit une Beauté fiere, peu attayante, selon moi; mais je vis, auprès d'elle, une jeune Sultane subaltere, moins réguliere, il est vrai, que la savorite; mais plus jolie, dont la phyfionomie douce gagnoit tous les cœurs. Celle-ci paroissoit la complaisante de l'autre. J'appris, depuis, que cette chere persome étoit la petite Iis, qui avoit appartenu à mon pere. Le Grand Seigneur parut prendre ses précautions en conscience, pour que je ne pusse lui souffler sa Maîtresse, comme avoit fait mon pere. Il ne cessoit de fixer les yeux alternativement sur elle sur moi. La fiere Beauté, loin de me regarder avec complaisance, peignoit dans ses yeux le courroux dédain. En osantinterpréter ses sentimens, je croyois voir qu'elle affichoit le dédain, pour convaincre son auguste Amant qu'elle n'étoit pas capable de descendre jusqu'à moi, j'entrevoyois que son courroux, plus véritable, avoit pour objet Artémise, qu'elle sembloit me reprocher d'avoir amenée. Mais la douce confidente me dédommageoit bien des hauteurs de sa Maîtresse. Je n'ai jamais vu des yeux si pétillans, ni qui annonçassent, en même temps, autant de bonhomie. Elle étoit debout derriere le couple auguste, , de là, elle me lançoit, à la dérobée, ses tendres regards, auxquels je ne pouvois répondre, qui m'alarmoient justement. Nous parlions très-peu, l'ouvrage avançoit merveilleusement. Cependant le bruit se répandoit dans toute la Ville que le grand Prophête étoit descendu du Ciel'avec une Houri déguisée. Chacunvouloit voir le Prophête la Houri. Le Grand Seigneur, pour s'amufer, ne demandoit pas mieux que de se prêter au préjugé public; mais on lui représenta qu'il falloit consulter le grand Mufti, pour savoir s'il étoit permis de contrefaire ainsi le Prophête sacré. On fit appeler ce Chef de la Religion Musulmane. Il parut bientôt. Le Grand Seigneur lui dit: „Voilà un homme “descendu du Ciel. Tout le monde “veut que ce soit le Saint Prophête; “puis-je me prêter à cette erreur publique“? Le grand Musti demanda gravement qui j'étois; on le lui expliqua; comme il vit que j'étois Chrétien, il prononça son oracle en ces termes obligeans pour moi: „Il ne faut pas laisser “représenter le Saint Prophete par un “chien“. Ce fut la petite Isis qui m'expliqua, par la suite, ce beau compliment, dans un secret tête à tête. Cependant il fut décidé qu'on me feroitvoir au public. En conséquence, on m'éleva sur un trône au milieu du bazar ou marché public. Tout le monde se prosterna devant moi la face contre terre. Pour qu'il n'y eût pas de dispute sur ce que je pouvois être, on défendit à tout le monde, sous peine d'être empalé, de faire aucune question là-dessus, même de me regarder. Par ces sages mesures, la cérémonie fut bientôt fime. Je brûlois de partir. Artémise étoit relevée de ses couches. Le portrait de la Sultane étoit fini. Le Grand Seigneur continuoit de m'alarmer, par les regards qu'il jetoit sur mon Amante. Sa favorite paroissoit toujours plus courroucée plus redoutable. Le Sultan vouloit reenir Artémise; mais, comme il étoit honnête, il ne choisissoit que des moyens licites. Il avoit beaucoup insisté pour que nous voulussions bien lui laisser notre enfant; nous y avions consenti, non sans répugnance. Il se flattoit que le fils arrêteroit la mere; en effet, ce motif paroissoit faire sur elle une grande impression; mais le pauvre petit mourt. Adieu l'enfant du Ciel, réservé aux plus brillans destins. On n'eut plus alors de prétexte pour nous retenir. S. H. nous avoit fait de superbes présens; elle avoit eu, de plus, l'attention d'envoyer un émissaire secretauprès d'Artémise, pour l'engager à renoncer à moi. Je fis semblant d'ignorer ces menées. J'appris que d'honnêtes gens conseilloient trèssort au Sultan, s'il ne pouvoit persuader, d'agir en Monarque de l'Orient. L'ignorance que j'affectai sur ce complot, nous sauva. On m'avoit laissé mon ballon. Nous étions censés devoir rester encore quelque temps à Constantinople. S. H. vouloit avoir du moins le portrait d'Artémise, auquel je devois travailler. Je lui offris de faire, dans l'air, diverses évolutions avec mon Amante. Je piquai sa curiosité. Le canon du sérail annonça le spectacle. La foule fut mnombrable. Nous montâmes dans la nacelle, Artémise moi, nous ous élevâmes dans les airs. Nous entendîmes quelque temps les acclamations de la foule admiratrice; mais nous montâmes au-dessus des nuages, bien-tôt nous nous dérobâmes a la vue, aussi bien qu'au pouvoir des Turcs. Je dirigeai ensuite notre course vers la Perse. Il fallut consoler ma chere Artémise, qui osoit pleurer dans les Cieux. Elle étoit inconsolable de la mort de son fils. Je lui dis les choses les plus touchantes, que j'accompagnai des plus tendres caresses. Je fis, en un mot, tout ce qu'il falloit pour la consoler. Ne vois-je pas d'ici des libertins qui disent crûment, que, pour la consoler de la mort d'un enfant, je lui en fis un autre? Nous voguâmes long-temps dans l'air, ne voyant que le Ciel, tant nous étions élevés hors de la vue de la terre entourée de brouillards. Je sentis cependant qu'il falloit m'en rapprocher, pour pouvoir diriger mon voyage. Je descendis, je daignai me remontrer aux mortels. J'avois appris, sur mer, un peu de pilotage. J'avois une boussole, je connoissois parfaitement la posiion d'Ispahan, où je voulois aller. Je rus reconnoître avec ma lunette, que nous étions apperçus sur la terre, , ux habillemens des habitans, je jugeai que nous étions sur la Perse. Quelque temps après, je vis la Capitale, que je reconnus à sa grandeur à sa position. Je me plaçai sur le palais du Sophy, je me flattai que je serois bien reçu par le cousin de mon pere. J'apperçus, comme à Constantinople, toute la Cour du Souverain, avec le Despote à sa tête. J'excitois les mêmes transports d'admiration que par-tout ailleurs. Je demandai en françois, si l'on ous permettoit de descendre devant le Sophy. Les Persans paroissoient fort embarrassés pour nous entendre nous répondre. Le Souverain, qui sembloit entendre un peu notre idiome, s'écria en cette langue: „Comment...“ Une Princesse âgée, qui paroissoit sa mere, qui devoit être ma grande tante, se hâta de répondre: „Oui, sans doute, “enfant du Ciel, daignez descendresur “la terre“. Nous descendîmes en effet devant la foule prosternée. Je sautai légerement de dessus mon char. Je courus vers le Sophy, je lui dis: „Mon “cousin, permettez-vous que j'aye “l'honneur de vous embrasser“? Le Monarque stupéfait se laissa embrasser sans prononcer un mot. De là, j'approchai de sa mere. „Ma chere tante, lui “dis-je, permettez-vous aussi que j'aye “la satisfaction de vous embrasser? “Comment donc, répondit-elle, comment ai-je pour neveu un habitant “des Cieux? -- Ma chere tante, lui répondis-je, je suis le fils de votre neveu le Marquis d'Erbeuil. -- O mon “cher neveu, s'écria-t-elle en m'embrassant, quejai de plaisir à vous voir! “Et comment se porte votre pere? “ -- Je l'ai laissé, répondis-je, en bonne “santé à Paris, dans les bras de Julie, “son épouse. -- Ah! que vous me ravissez! reprit la bonne tante. Mon “fils, embrassez votre cousin. C'est le “fils de Grégoire Merveil le cher Marquis d'Erbeuil“. Son fils lui obéit de bonne grace; mais, à ce nom de Grégoire Merveil, je vis une belle Dame s'approcher avec un empressement qui me la fit reconnoître pour Cadishé . „Comment, disoit-elle, le fils du Marquis d'Erbeuil? ... -- Oui, vénérable “Cadishé, lui répondis-je, vous voyez “le fils de l'heureux mortel qui vous a conduite dans ce pays-ci. -- Ah! je le vois, s'écria-t-elle; c'est le cher Caaudin“. Je reconnus, par-là, que on pere lui avoit parlé de moi. „En effet, ajouta-t-elle, je revois dans lui les traits de son pere. Mon cher Sophy, il faut que vous me permettiez “de l'embrasser. -- Oh! de grandcœur, “répondit le Sophy, un peu fait aux “mœurs françoises“. Sur le champ Cadishé profita de la permission, avec toute l'ardeur dont mon pere s'étoit si bien apperçu. Ma vieille tante m'embrassa aussi de nouveau. „En effet, di“elle, je reconnois, dans lui, les traits “de mon cher Marquis d'Erbeuil. C'est “ce petit Cataudin, dont mon neveu “nous avoit parlé. Soyez le bien venu, “mon cher petit neveu. -- Hé mais, “reprit Cadishé, brave Sophy, vous “devez être glorieux des parens que le “Ciel vous a donnés. Ils ont les talens “les plus sublimes. Ce sont des hommes “célestes“. Le Despote convint de tout ce que disoit Cadishé. Il y avoit long-temps qu'il lorgnoit Artémise restée sur le char. On me demanda qui elle étoit. Je la fis descendre. J'ai oublié de dire qu'à Constantinople on nous avoit fait quitter, à tous deux, nos habits de Derviches, ou, si l'on veut, de Cha treux, qu'on nous avoit, tous deux, superbement vêtus à la Turque, chacun selon le costume de notre sexe. Artémise paroissoit donc réellement une semme, elle n'y perdoit pas. Le Sophy lui présenta galamment la main, pour descendre du char. Je lui dis que étoit une jeune personne à laquelle je devois la vie. Il me demanda la permission de l'embrasser; ce que je lu accordai. Ma compagne reçut pareillement les embrassemens de ma tante de Cadishé. Ensuite on nous présenta au peuple, qui brûloit de nous voir, qui nous reçut avec transport adoration. Le Monarque dit à ses sujets que j'étois un de ses proches parens, non pas Mahomet, comme ils le croyoient. Les peuples crurent que leur Prince étoit d'origine céleste, puisqu'il lui venoit des parens du Ciel. Ils chanterent: „Vive notre Sophy d'origine céleste, “ ses parens qui viennent du Ciel!“ On célébra, dès le jour même, des réjouissances extraordinaires pour mon arrivée; l'on fit des préparatifs pour d'autres fêtes plus brillantes. On me ena voir la statue de mon pere Grée Merveil, que j'embrassai avec atdrissement. Ensuite nous soupâmes samille. Le portrait de mon pere étoit pendu sous un dais, dans la sale du festin. Le lendemain, tous les Corps de l'État vinrent me rendre hommage, me complimenter en Persan, que je n'entendois pas. Un interprête m'apprit queles Orateurs avoient beaucoup parlé de ma valeur, de mes exploits, de mes victoires, des trônes que j'avois renversés, des Rois que j'avois mis aux sers; sur-tout de l'affection particuliere dont m'avoit toujours honoré le divin Mahomet. Je témoignai combien j'étois flatté de pareils éloges. On me composa, sur le champ, un etit sérail, où l'on mit, pour mes plair, de tès-jolies personnes. Jignorefi mile étoit fort contente de cer rangement. On me montra plusieurs de mes petits freres, que mon pere avoit plantés dans ce pays-là, qui tous portoient, dans leurs traits enfantins, quelque chose de ceux de Grégoire Merveil. On m'invita beaucoup à laisser aussi après moi, dans cette heureuse Cour, de petits Princes de mon sang. On me fit raconter mon histoire, tout ce que je savois de celle de mon pere. Je m'en acquittai d'une maniére qui me parutsatifaire tous mesauditeurs. On s'écria unanimement: „C'est Grégoire Merveil. Il lui ressemble autant par les aventures le courage, “que par la physionomie“. On exigea que je fisse aussi des portraits dont on fut émerveillé; mais on le fut bien plus de mon globe. D'abord, ou me pria d'y monter, de planer sur la Ville, ce que je fis de grandcœur, au merveilleux contentement de tout le pays. Cadishé, enchantée de ce spectacle, jalouse de voir monter dans les Cieux Artémise, une femme comme elle, voulut bientôt y monter à son tour. Le Sophy le permit; j'enlevai avec moi, dans les airs, cette belle favorite; mais quelle fut ma surprise, aussi totque nous fûmes horsde la portée de la vue des hommes, de la voir se montrer à mes yeux telle qu'elle avoit paru à ceux de mon pere, c'est-à-dire, comme une femme emportée par des passions effrénées! J'avois beau lui représenter ce qu'elle devoit au Sophy, ce que je lui devois moi-même: „Nous sommes “ici, disoit-elle, au-dessus de toutes les obligations de toutes les lois. Hors du pouvoir des hommes, nous me leur devons plus rien dans ce moment. Habitans des Cieux, nous ne “devons qu'aux élus qui s'y trouveront avec nous. Quand nous serons “redescendus sur la terre, nous reprendrons nos obligations vis-à-vis “des habitans de la terre“. J'étois bien loin de goûter une pareille morale. Je n'avois sûrement pas l'ombre d'une mauvaise intention, quandje m'étois élevé dans les airs. Le Ciel seul doit savoir comment je me comportai dans son Empire. Nous redescendîmes lentement. Cadishé témoigna être enchantée de sa promenade aérienne, déclara qu'elle en vouloit faire une pareille tous les matins. Je n'étois pas de cet avis. Elle se la sit ordonner par son Médecin; mais je prétextai des mauvais temps des vents contraires, pour me dispenser de lui donner cette satisfaction. Heureusement, une légere indisposition l'obligea de garder le lit pendant quelques jours. D'autres Odalisques profiterentde ce temps favorable, pour me demander à monter aussi dans les airs. Je me prêtai à leurs désirs. Je vis qu'elles se ressembloient toutes, j'étois surpris de ce que le Sophy, mon cousin, avoit tant de confiance dans leur vertu. Toutes marquoient la plus grande satisfaction de ce voyage; mais Cadishé, étant relevée, s'opposa fortement à ce qu'on laissât monter, dans l'air, toutes ces impertinentes rivales. Le Sophy avoit quelque envie d'y monter aussi; mais on lui représenta que son rang lui interdisoit tout ce qui présentoit l'ombre du danger. Boileau dit, au sujet du passage du Rhin: „Louis... “Se plaint de sa grandeur, qui l'attache au rivage“. On pouvoit dire pareillement: „Le Sophy... “ Se plaint de sa grandeur, qui l'attache à la terre“. Il fallut rester en Perse pendant tout le temps des réjouissances qu'on célébroit pour mon arrivée. J'étois excédé de fêtes de plaisirs. Artémise paroissoit s'ennuyer, comme moi, dans cette Cour. Elle sembloit soupçonner que je lui faisois quelques infidélités dans les Cieux. Cependant, comme elle offroit des signes d'une nouvelle grossesse, on en prenoit un prétexte pour vouloir nous retenir; mais j'insistai absolument. On nous combla de présens. On nous fournit les provisions les plus abondanes les plus exquises, nous nous séparâmes, avec attendrissement, de nos amis royaux. Elevés de nouveau dans les Cieux, nous voyageâmes avec une incroyable rapidité. Nous descendîmes d'abord au Tonquin, où mon pere avoit été Dieu. J'y parlai françois. On m'envoya le Tailleur gascon Saint-Léger, dont il est parlé dans les Mémoires du Marquis d'Erbeuil. Je lui dis que j'étois le fils d'un François qui avoit été Dieu dans ce pays-là. „Ah! sandis, me dit-il, je “vous reconnois, sans vous avolr jamais vu. Venez, vous serez aussi notre Dieu. Nous allons assommer celui que nous avons, pour vous donner sa placen. Ilapprit aux Tonquins qui j'étois. Ils me sirent la même proposition, en me disant: „Nous nous “donnons à vous“. Je leur répondis, comme Louis Iaux Génois: „Et moi, “je vous donne au Diable“; je m'élançai dans les airs. Je descendis chez le Grand Mogol, il seroit trop long de détailler tous les honneurs qu'il me rendit. Il vouloit me régaler de ses roupies, qui sont d'or, comme tout le monde sait. La somme qu'ilm'offroitme paroissoit exorbitante; elle nous auroit trop chargés, nous nous contentâmes de provisions fraîches. Nous descendîmes aussi au Royaume de Siam. Le Roi, pour nous honorer, nous présenta du béthel qu'il avoit mâché. Nous le remerciâmes poliment, en lui disant que les habitans des Cieux ne mangeoient pas des alimens terrestres. Cette réponse nous obligeoit de ne pas séjourner long-temps dans ce payslà; car nous n'aurions pu le faire sans manger. Cependant nous y restâmes assez long-temps pour voir tirer du sang de la tête de plusieurs grands Seigneurs, à coups de sabre, pour les plus légeres inadvertances. Je fus aussi la cause innocente que la Reine fit fendre la bouche à quelques-unes de ses Dames d'honneur, qui avoient trop parlé sur mon compte, la fit coudre à quelques autres, qui n'avoient pas assez parlé. Nous nous hâtâmes de quitter un si charmant séjour, où nous vînmes cependant à bout de nous procurer des provisions, nous formâmes le dessein de gagner le pays des Alcyons ou des Sylphes, cette Ville aérienne où j'aois déjà séjourné, afin d'y revoir la Reine Zéphirine la Prêtresse Aphrodise. Bientôt nous vîmes, dans le lointain, une nuée blanche, qui, à mesure qu'elle approchoit, se débrouilloit à nos yeux. Nous ne tardâmes pas à reconnoître que cette nue étoit composée d'une infinité de globes volans, comme on dit que la voie lactée est la réunion de plusieurs millions d'étoiles. Je dis en moi-même: „Sûrement c'est une troupe “d'Alcyons. Je ne me croyois cependant pas si près de leur pays“. Je me hâtai d'avancer vers eux; ils me paroissoient, réciproquement, diriger leur course vers nous. En peu de temps, je me vis assez près d'eux pour reconoître les armes la livrée de la Reine des Sylphes. Je distinguai très-aisémentson globe, à la magnificence qui le décoroit, aux chiffres de S. M., à ses Gardes du corps. Enfinjela distinguai elle-même sur son char, avec la grande Prêtresse. Je me levai, je m'écriai: " O ma belle “Reine! ô ma chere Aphrodise!“ Elles se leverent toutes deux, me reconnurent avec transport, me tendirent les bras. On jeta le pont, je passai chez elles, je me précipitai dans leurs bras. Elles avoient chacune une petite enfant sur leurs genoux. „Embrassez “vos filles, me dirent-elles“. C'étoient mes deux jumelles, filles d'Aphrodise de moi, héritieres du trône de l'autel. Elles étoient parfaitement ressemblantes, d'une figure enchanteresse. J'embrassai, avec transport, la mere les deux enfans, aussi bien que la Reine. Nous goûtions dans les Cieux un plaisir digne du séjour céleste. Je demandai, à ces deux eautés, des nouvelles de leur Empire. Alors, comme un nuage imprévu qui cache le soleil, des pleurs voilerent leurs yeux, où j'avois vu briller d'abord les rayons de la joie. "Plus d'Empire, me dit la Reine, “plus de Ville, plus d'Alcyons!“ Ses soupirs me dirent lereste? „Nous vous “raconterons, reprit la Reine, dans un “temps plus calme, l'histoire de notre désastre; vous, mon cher ami, qu'êtes-vous devenu? Possédez-vous “enfin votre Adélaïde; est-ce elle que “nous voyons sur votre char?“ A ces mots, les larmes me vinrent aux yeux à mon tour. „Elle n'est plus m'écriai-je; “cet horrible malheur est presque mdubitable. Cette main...“ En prononçant ce mot, je tombai dans les bras des deux belles. „Mais respirons “un moment, repris-je, ne troublons “point, par des pleurs, l'instant de notre réunion“. Nous nous embrassâmes de nouveau, nous restâmes muets dans ces doux embrassemens. Les deux Sylphides pleuroient, sans doute en pensant à leurs malheurs. J'avois aussi les yeuxhumides, en songeant aux miens à ceux des malheureux Sylphes. Je remarquois que, de quatre peuples singuliers que nous avions vus, mon pere moi, habitans de la terre, de l'eau, du feu, de l'air, il n'en restoit pas un seul; de sorte que nous pourrons passer pour menteurs l'un l'autre, nous qui avons parlé de leur existence, quand on verra que personne ne pourra plus les trouver. Le souffle de l'Eternel, qui les avoit tirés du néant, les a dissipés comme la poussiere. Après avoir gémi quelque temps, je présentai, aux deux Sylphides, la belle Artémise, qu'elles accueillirent avec une grace enchanteresse. „Mesdames, leur dis-je, c'est une ame “de la trempe de la vôtre; elle m'a “sauvé la vie, elle m'a sacrifié la sienne“. La plus pure intimité fut tout à coup établie entre nous tous. Il fallut enfin parler de choses essentielles. Je demandai aux deux Sylphides quel dessein les amenoit du côté où je les voyois diriger leur course. Elles me répondirent que, se trouvant sans patrie, par la ruine de leur séjour céleste, elles avoient pris le parti de chercher un asile sur la terre; que l'Europe, sur-tout la France, étant le pays de la civilisation des Arts, elles avoient formé le dessein de se retirer dans cette belle partie du monde, avec toutes leurs richesses (qui étoient prodigieuses), qu'elles étoient enchantées de me rencontrer, pour les guider dans leur voyage. Je fus charmé de leur projet; je les en félicitai de tout mon cœur. „Oh! je vous conduirai, “leur dis-je en les embrassant de nouveau. Je le ferai avec une insigne volupté. Faisons volte-face, repassons sur l'Asie“. Nos Dames avoient une quantité très-considérable de provisions de toute espece; ce qui nous dispensoit de descendre à terre de longtemps. Nous retournâmes donc en arriere avec un vent favorable. Nous passâmes sur le Thibet. Nous vîmes le grand Lama, qui, pour prouver son estime à ces belles personnes, voulut leur faire l'indécent cadeau dont il régale ses dévots. On sait que ce grand Prêtre distribue ses déjections sacrées, dessechées à la vérité réduites en poussiere; ses prosélites en saupoudrent leurs sauces, en portent de petits sachets pendus à leur cou. N'étant point élevés dans cette croyance, nous ne pûmes goûter le présent du Dalaï-Lama, nous lui fîmes entendre que de pareils dons n'étoient pas faits pour des enfans du Ciel. Nous prîmes chez lui d'autres provisions que celles qu'il nous offroit. Nous refusâmes aussi des clous sanglans que nous présentoient les Bonzes, qu'ils tiroient de leur postérieur, où ils avoient la bonté de les enfoncer. Nous traversâmes la Chine, dont les campagnes régulieres, cultivées avec symétrie, offroient, à vue d'oiseau, le lus charmant coup-d'œil. Nous gagnâmes Pékin, nous vîmes, en souriant, les Lettrés gouverner le peuple. Ils faisoient distribuer, à droite à gauche, des bastonnades; la Nation avoit l'avantage d'être obligée d'exposer une partie de ses enfans, parce qu'il n'y avoit pas de quoi nourrir tout le monde, malgré l'extrême culture du sol. Nous admirâmes, sans enthousiasme, un pays si excellent. Nous y vîmes un peuple qui ne daigna pas témoigner la moindre surprise en nous voyant dans l'air, qui nous vendit très-cher des vivres, nous trompa sur la moitié de ces provisions. Nous avançâmes jusques sur le Japon; nous y vîmes des gens à qui le Gouvernement rendoit la vie si dure, qu'ils s'en défaisoient pour un rien, se fendoient le ventre sans façon. Des crimes horribles, enfantés par des supplices atroces, nous firent reculer d'horreur. Le Gouvernement n'étoit prodigue que de la mort des tortures. Il commençoit à faire froid. Je craignis de passer sur la Tartarie la Russie. Je tournai vers le sud-ouest; je traversai, de nouveau, une partie de l'Asie; d'où j'entrai dans l'Europe. Je puis dire que je brûlai la Pologne, pour marquer la rapidité avec laquelle je passai par-dessus ce pays, où je vis, avec dégoût, des Gentilshommes despotes des paysans serfs. Je planai sur la Hongrie, dont je goûtai beaucoup le vin de Tokai; sur l'Allemagne, où il y a d'excellentes choses. Un coup de vent terrible me poussa vers le midi, tandis que j'étois près de lès admirer, me priva de voir l'Empereur le Roi de Prusse. Je passai au-dessus des Alpes, qui sembloient rentrer dans la terre sous mes pieds. Je planai sur une partie de lItale sur la Sicile. Le Mont Etna nous salua, en passant, d'une explosion terrible, nous envoya, au milieu des flammes de la fumée, des pierres, ou plutôt des roches calcinées. Heureusement, elle ne purent nous atteindre. Nous nous élevâmes au-dessus de la portée de l'explosion, quoiqu'elle monte ordinairement à une hauteur si prodigieuse, que, selon l'expression de Virgile sidera lambit (elle lêche les astres). Enfin nous gagnâmes l'Espagne. Nous y descendîmes uniquement pour acheter des vivres, qui commençoient ànous manquer, quoique notre cortége ne fût pas tès-nombreux; car la Reine en avoitlalsé la plus grande partie en Asie. Nous remontâmes, sur le champ, dans l'air; nous fûmes poussés au-dessus du Portugal. Nous descendîmes à Lisbonne. On y célébroit un Auto-da-fé. On nous dit: „Vous arrivez justement pour “être de la fête“. A ces mots, nous comptions qu'on alloit nous placer sur des trônes avec la famille Royale, pour nous faire voir le spectacle; nous gémissions de cette dure contrainte. Nous nous mîmes en devoir de descendre; mais on sauta sur le corps de ceux qui s'étoient le plus pressés; j'entendis qu'on donna l'ordre de les brûler comme sorciers. Nous avions été honorés par-tout, excepté sur cette malheureuse péninsule. Un pareil traitement fit perdre aux autres la volonté de descendre: mais il ne falloit pas abandonner nos compagnons aux flammes. Je sautai sur le Patriarche de Lisbonne sur le grand Inquisiteur. Je les enlevai sur ma nacelle, je criai que j'allois les brûler dans l'air, si l'on ne me rendoit mes compagnons. On fut obligé de nous les rendre; nous nous hâtâmes de quitter ce malheureux pays. Quelques vaisseaux Anglois Hollandois, que nous rencontâmes, que nous étonnâmes beaucoup,Coup, en descendant près d'eux, nous lournirent des vivres, en échange de quelques diamans; nous cotoyâmes paisiblement la France, dans le dessein de nous rendre à Paris. Nous n'avions pas eu le temps, jusques-là, de nous demander mutuellement notre histoire, tant le vent nous avoit toujours contranés occupés. D'ailleurs je n'osois rouvrir des plaies que le temps seul pouvoit guérir. Je priai enfin la Reine Zéphirine de me raconter comment la fortune cruelle l'avoit privée de son Mmpire. „Est-ce donc, lui dis-je, quelque tremblement de terre, ou quelque vent violent qui a renversé votre “Capitale dans les eaux, au-dessus “desquelles elle étoit élevée dans l'air? “ -- Hélas! me répondit cette belle “Reine en soupirant, ce n'est point la “violence de l'air ou des vents, ce ne “sont point les eaux qui ont anéanti la “brillante Alcyonée. C'est le feu qui “l'a dévorée dans les Cieux. C'est la Religion même qui nous a effacés de la “terre; oui, c'est ce culte, par lequel “nous espérions nous rendre le Ciel “favorable, qui a causé notre ruine. Nous conservions, dans un Temple, un feu sacré, comme plusieurs autes peuples: Il ne s'est point éteint par la “négligence des Vierges chargées de “l'entretenir. Il s'est accru, au contraire, par le voisinage de plusieurs matieres combustibles; , du Temple, “il s'est étendu dans toute la Ville. “C'est sous les vêtemens mêmes d'une “Prêtresse que ce feu destructeur a couvé, s'est ensuite manifesté. Je ne “sais comment il y avoit pris: quoiqu'il “en soit, comme ces malheureuses “Vestales avoient toutes des fourrures, “auxquelles il se communiquoit, toutes “celles qui vouloient secourir leurs “compagnes, voyoient leurs habits “s'enflammer. Plusieurs coururentdans “différens endroits, où elles porterent “l'incendie. Vous savez que, pour “plus de légereté, le bois composoit “tous nos édifices: ainsi, l'élément dévorant n'avoit que trop de matiere. “Déjà le feu se communique au Temple, déjà il gagne les autres édifices. “Bientôt toute la Ville est un vaste bûcher enflammé. Un vent furieux étendoit les progrès de l'embrâsement. “Nous avions des pompes pour faire “monter l'eau de la mer; mais elles se “touvoient hors de service, dans le plus déplarabioétat eux quiétoient echargés de les faire manœuvrer “étoient absens, s'abandonnoient sans doute aux excès de Vénus ou de “Bacchus, dans des lieux de déréglement. Nous ne pûmes les avoir à “temps. Bref j'ai vu les flammes dévorer la Ville ses malheureux habitans. Leurs cris perçoient jusqu'à mon “cœur déchiré. Je voulois mourir avec “eux, me précipiter dans les feux; “mais on m'a retenue, on m'a forcée “de vivre. Heureusement on a sauvé, “avec moi, Aphrodise vos deux “cheres jumelles. Elles m'aident à supporter la vie, votre rencontre va “me la rendre précieuse“. Après ce récit, j'embrassai, malgré la majesté de son rang, l'aimable Reme Zéphirine. Il fallut que je racontasse, de mon côté, mes aventures, qui me valurent aussi les plus tendres embrassemens. Cependant nous avancions, il étoit temps de planer au-dessus de la terre, pour gagner Paris. Un nouveau coup de vent nous poussa encore sur l'Angleterre. Les Anglois étoient sérieusement occupés, dans ce moment, à prendre les plus justes mesures pour perdre l'Amérique. Je ne jugeai pas à propos de mêler l'histoire des ballons à des objets si graves. Nous restâmel stationnaires dans l'air, au-dessus de Londres, si élevés, que nous n'étions pas à la portée de la vue des hommes; je descendis seul, de nuit, pour qu'on ne s'apperçût pas que je descendois du haut du Ciel. Je m'apperçus que les fiers Bretons traitoient les François avec plus de politesse que jamais, parce que ceux-ci leur avoient résisté assez vertement. Je vis que les Rois de la mer n'étoient pas très-heureux sur la terre. Il régnoit une misere trèsconsidérable au sein de ce peuple-Roi. Ces bonnes gens faisoient consister leur souveraineté à servir de chevaux pour traîner les personnages qui leur plaisoient, à s'enivrer aux dépens des ambitieux qui vouloient être élus Membres du Parlement; car on élisoit, dans ce temps-là, un nouveau Parlement. La presse régnoit chez ce peuple libre, j'allois m'y voir enrôlé par force. Je remontai dans les Cieux, je m'y trouvai plus libre que les Anglois ne l'étoient sur la terre. Le vent étant devenu favorable pour notre retour en France, nous en profitâmes. En moins de quinze heures nous allâmes descendre, de nuit, à Paris, près de Observatoire. Nous y attachâmes notre globe, nous cherchâmes mon pere. Nous apprîmes qu'il étoit pour lors à la campagne, dans une très-belle terre qu'il avoit proche de SaintGermainenLaye; nous nous y rendîmes sur le champ par la voie des airs. La soirée étoit d'une beauté ravissante. J'apperçus, chez mon pere, au clair de la lune, un groupe qui prenoit le frais sur la terrasse. Je reconnus narfaitement sa voix celle de prestous les autres personnages. Soudain, nous allumâmes des fanaux, nous poussâmes un cri, de concert, pour nous faire remarquer. Nous entendîmes, pour réponse, une exclamation générale de tout le groupe de promeneurs. Soudain nous descendîmes devant eux, je me précipitai dans les bras de mon pere. Il me reconnut, il me rendit mon embrassement avec la plus vive tendresse. „Oh, oh! s'écria-t-il, voilà enfin quelque chose qui “m'étonne. J'ai eu des aventures bien “extraordinaires; mais je ne m'attendois pas à voir descendre des nues “mon fils, que je croyois mort. Mon “cher Cataudin, tu nous apprendras comment s'opere un tel prodige. Ma “chere Julie, le voilà, oui c'est lui Tout le monde étoit plongé dans la stupéfaction, restoit dans une extase muette. Julie paroissoit encore une des plus belles femmes du monde. Je l'embrassai avec transport. Elle me le rendit avec une égale tendresse. „Oui, c'est “bien lui, dit-elle; il est très-palpable; “ce n'est pas une ombre“. J'embrassai mon oncle, le jumeau le vivant portrait de mon pere, ma tante son épouse, la Reine Ninon sa fille, le Roi des Alfondons, toute cette famille admirable. Je leur présentai Zéphirine, la Reine des Sylphes, qui venoit pour vivre avec eux, la grande Prêtresse Aphrodise, avec ses deux jumelles, ma chere Artémise. Ces belles personnes étoient dignes de figurer dans la société angélique où je les amenois. Mon pere, en voyant mes deux petites filles, reconnut mes traits. „Mon ami, dit-il “en m'embrassant, je te reconnois, tu “es le digne sang de Grégoire Merveil; “mais tu ne connois pas toutes tes richesses“. A ces mots, il me présenta un joli enfant, dont les traits charmans me rappelerent ceux de Scintilla, qui l'avoit eu de moi. Jel'embrassai avecune tendresse inexplicable, je ne pus retenir mes larmes, en pensant à cette chere épouse. Nous entrâmes dans le Château. J'y vis le portrait en pied de Scintilla auprès de celui de mon-Adélaïde, qui excita encore mes larmes. Je n'osai demander de ses nouvelles, pour ne pas m'entendre confirmer encore sa mort. Je baisai mille fois les deux portraits. „Qu'on tue le veau gras, s'écrioit mon “pere, mon fils bien aimé est revenu“. Nous fîmes le souper le plus gai le plus délicieux. Tout le Château fut illuminé, tout le Village dansa pour célébrer mon retour, tandis que nous nous ivrions ensemble aux plus tendres épanchemens. Fin du Livre troisieme. SECONDE SUITE DE L'AVENTURIER FRANÇOIS. LIVRE QUATRIEME. Je ne peserai point sur le détail des plaisirs que je goûtai chez mon pere. La tableau du bonheur n'est pas ce qui attache le plus les Lecteurs; celui des malheurs réveille leur sensibilité, les intéresse-d'avantage. Quoi qu'il en soit, je jouis pendant plusieurs jours, dans la maison paternelle, du sort le plus heureux; mais je me le reprochois, il me manquoit quelque chose. Adélaïde n'y étoit pas. Elle n'étoit plus même sur la terre; j'en avois presque la certitude effrayante; c'étoit mon crime qui l'avoit arrachée du séjour des vivans. Avec un tel reproche à me faire, pouvois-je goûter tranquillement le plaisir le bonheur? Il falloit d'ailleurs m'informer de ce qu'étoit devenue la chere Princesse Gémelli, ma bienfaitrice, que j'ai laissée à Naples dans une prison. Le traître Spinacuta respiroit dans la même retraite: mais si ce monstre avoit su recouvrer sa liberté, si la justice des hommes ne l'avoit pas puni de ses forfaits; c'étoit à moi à remplir cette tâche, à purger la terre de ce scélérat. Mon pere avoit veillé long-temps sur lui, pour le châtier dès qu'il seroit en liberté; mais sa prison l'avoit toujours mis à couvert de cette juste vengeance; depuis quel-que temps le Marquis d'Erbeuil l'avoit perdu de vue. Je communiquai mon dessein à ce pere chéri. „Tu as raison, “me dit-il, mon fils, j'avois juré de “punir ce malheureux, quand je te “croyois mort; mais tu vis, 'est ton “ennemi personnel; cette victime t'appartient, sa punition doit être ton “ouvrage". Je laissai, chez mon pere, Artémise, pour faire ses couches. La Reine la Prêtresse des Sylphes étoient déjà parfaitement établies dans cette heureuse samille. Elles élevoient, avec amour, mes deux jumelles mon petit Scintillin. Je me séparai, en pleurant, de tous ces objets cheris. Je précipitai ma course jusqu'à Naples; j'y arrivai en moins de quinze jours. Je me présentai d'abord au Ministre. Je lui déclinai mon nom. Je lui rappelai le tort qu'on m'avoit fait, je lui dis le bonheur que j'avois eu d'apprendre que mon innocence avoit été reconnue. „Cela est vrai, me répondit le Ministre, qui avoit mon affaire présente. “Nous nous empresserons de vous faire “reconnoître pour un homme d'honneur; S. M. va réparer, avec plaisir, le tort qui vous a été fait. C'étoit “en partie pour punir le Comte Spinacuta de ses indignes calomnies contre vous, que nous l'avions fait arrêter, je voulois qu'on ne lui rendît “la liberté que quand vous y consentiriez; mais il a fait jouer tant de ressorts, qu'il a obtenu son élargissement“. „Bon! me dis-je en moi-même, “j'aurai la gloire de punir ce scélérat“. J'osai demander, au Ministre, des nouvelles de la Princesse Gémelli. „Elle “vient de sortir de prison, me dit-il. “Nous l'avions fait arrêter sur des dépositions qu'un inconnu nous avoit “fait parvenir; il y a tout lieu de “croire que cet anonyme étoit Spinacuta. Elle a prouvé la fausseté des imputations, , malgré les preuves de “son innocence, on l'a retenue encore quelque temps, on ne l'a mise en “liberté qu'à la recommandation du “perfide qui étoit l'auteur de sa disgrace, à condition qu'elle l'épouseroit. Toute sa famille estréunie pour “la forcer à signer son malheur. Je “crains bien qu'on n'ait surpris, dans “cette circonstance, la religion de S. “M. Ce Spinacuta est un caméléon, “un intrigant de la premiere classe. -- Graces à Dieu, me dis-je en moi-même, le monstre n'épousera pas ma “Princesse; je la délivrerai de ce comble d'horreur“. Le Ministre me conduisit chez leRoi, qui voulut bien me témoigner son regret d'avoir sévi contre moi sans que je l'eusse mérité, le cas qu'il faisoit de ma personne; car ildaigna me certifler qu'il avoit entendu parler de moi tout à saiten bien. Il me ditmême avec bonté, qu'il étoit de son devoir de me dédommager; il me donna sur le champ un brevet de Colonel. I me présenta à toûtet sa Cour, à laquelle l peignit resimé qu'il avost conçue pour moi, son regret de m'avoir disgracié, sur des imputations dont on lui avoit démontré depuis la fausseté, comme il l'avoit annoncé lui-même, si-tôt qu'on lui avoit dévoilé son erreur. Il ajouta qu'il me reconnoissoit pour un parfait honnête homme, qu'il exigeoit que chacun me reconnût pour tel. Tout le monde m'accueillit à l'envi du Souverain; j'eus, à cet égard, toute la satisfaction que je pouvois désirer; mais il étoit question de retrouver la Princesse Gémelli, de la retirer des mains du perfide, de punir ce traître. Je fus long-temps à la chercher, sans pouvoir la trouver. J'étois vivement justement alarmé de ce mystere répandu sur son existence. Aucun de ses parens d'ailleurs n'étoit à Naples. Le Cardinal, son frere, avoit disparu, sans qu'on sût ce qu'il étoit devenu. Le monstre lui-même s'étoit éclipsé tout à coup. „C'est “lui sûrement, me disois-je, qui a enlevé ces honnêtes gens-là“. Je m'informai de toutes les terres qu'il pouvoit posséder. J'appris qu'il en avoit une dans un endroit écarté, désert, au milieu des montagnes, dont on pouvoit à peine soupçonner l'exislence. „C'est là “sûrement, me dis-je, que le barbare aura conduit sa proie, pour la posséder “ la tyranniser à son gré; mais il va “me trouver“. Je partis sur le champ pour ce malheureux gîte, j'y arrivai le même jour. C'étoit un coupe-gorge, un donjon creusé dans les rochers, enterré dans les forêts, un vrai repaire de voleurs; en un mot, c'étoit un de ces vieux châteaux qui passent pour être au pouvoir des esprits infernaux. Je crus sentir que tout respiroit le crime dans cet odieux séjour, sembloit y porter l'empreinte de l'âme du détestable Spinacuta. J'entre: tout étoit ouvert, je ne voyois personne. Je cours de corridors en corridors; je parviens jusqu'à la chapelle, qui étoit pareillement ouverte. Là, je trouve enfin du monde. Toute la maison paroissoit y être réunie, profondément occupée d'une cérémonie cruelle. Je vois le Célébrant; j'apperçois ma Princesse infortunée, pâle tremblante; on lui prenoit la main par force, pour la présenter au noir Spinacuta. C'étoit le Cardinal lui-même qui se prétoit à cette violence contre sa sœur. L'hymen fatal alloitêtre formé en dépit de Dieu mêe, au pied de ses Autels. Je me précipite; je saisis au collet le monstre; „Messieurs, m'écriai-je, je ne permettrai pas que ce barbare souille le “sanctuaire par sa présence par le “crime qu'il veut consommer. “Qu'entends-je? s'écria le Cardinal. “Quelle est cette violence? Quoi donc, “en face des Autels!... -- Quoi, chez “moi! dit Spinacuta d'une voix tonnante... -- Oui, s'écria la Princesse “en se jetant dans mes bras, voilà “mon sauveur; il va me soustraire au “sort le plus affreux. O Chevalier! défendez-moi, je vous avoue de tout. “ -- Messieurs, vous l'entendez, m'écriai-je à mon tour, je vous prends “tous a témoin, aussi bien que Dieu “même“. Spinacuta s'emport horriblement. Pour toute réponse à ses invectives, je lui jurai qu'il n'obtiendroit la Princesse qu'en me passant son épée au travers du corps. L'odieux ennemi s'adressa au Colonel des Gardes du Corps, qui étoit de l'assemblée, le pria de me faire punir comme je le méritois. „Monsieur le Comte, répondit cet honnête Militaire, je sais que M. le Chevalier est à présent Colonel, comme “vous moin. E il lui fit entendre qu'il ne voyoit plus que les voies d'honneur à employer entre nous deux. „Messieurs, dis-je à la compagnie, “M. le Comte Spinacuta, par des calomnies atroces, m'a fait d'abord “chasser ignominieusement de ce pays“ci. Mon mnocence n'a pas tardé à être “reconnue. Sa Majesté a daigné la manifester, me donner, pour dédommagement, un brevet de Colonel. “Le barbare m'a persécuté en Espagne, m'y a fait fusiller, avec “des circonstances qui ajoutent encore à l'énormité du fait. Ensuite je “lui ai sauvé la vie, au sortir d'un “Gouvernement où il s'étoit attiré l'exécration publique. Il affectoit pour “moi la reconnoissance la plus vive; “ pour ma récompense, il m'a chargé “d'imputations affreuses auprès du Ministere de France, m'a fait enfermer “à la Bastille. Mon innocence a encore “été reconnue; mon calomniateur s'est “vu à son tour, emprisonner à Naples. “Du fond de sa prison, il a soudoyé un “scélérat, pour me jouer les plus infames “tours, chercher les moyens de me “faire périr. Il a eu l'art cruel de faire “enfermer la Princesse qu'il veut obtenir pour épouse; c'est par les plus “odieuses violences qu'il veut s'emparer d'elle: mais, graces à Dieu, “me voilà arrivé à temps, je serai “son défenseur. Cet homme est indigne, sans doute, qu'on use envers “lui des voies de l'honneur; mais le “rang qu'il a tenu, la famille à laquelle “il appartient, m'obligent à des égards. “Je m'offre donc à lui soutenir ce que “j'avance, l'épée à la main. -- Messieurs, s'écria le monstre, il veut “m'assassiner, pour me ravir la Princesse. -- Lâche! lui répondis-je, “moi t'assassiner! Je viens t'offrir de te “combattreen chemise, sans autrearme “que mon épée: est-ce ainsi qu'on “assassine“? Toute l'assemblée paroissoit déconcertée. La Princesse reposoit fierement dans mes bras, comme sur un tône: elle approuvoit avec transport tout ce que disoit son défenseur. „Voilà “des difficultés réelles, dit le Cardinal; on ne nous avoit pas présenté “les choses sous ce point de vue; il “faut, avant d'aller plus avant, que les “deux adversaires prouvent, chacun “de leur côté, ce qu'ils avancent“. Spinacuta redoubla de fureur. Il trouva odieux qu'on osât le compromettre vis-à-vis d'un aventurier qui avoit été condamné au dernier supplice. Il dit qu'il étoit maître de fait de la personne de la Princesse, qu'il ne la lâcheroit pas. On lui répondit qu'on étoit bien en état de lui tenir tête, s'il prétendoit user de violence; qu'il étoit attaqué, dans son honneur, par un Militaire reconnu par Sa Majesté pour un parfait honnête homme, honoré successivement du brevet de Colonel par le Roi d'Angleterre, l'Empereur, le Roi des Deux Siciles; qu'il n'avoit donc pas d'autre voie, pour se justifier, que celle de l'honneur; qu'il eût à y songer. Il sortit furieux, en me lançant le regard le plus finistre le plus noir. Tout le monde dit tout haut qu'une pareille conduite n'étoit pas faite pour le justifier des accusations que j'intentois contre lui. Il put entendre ce propos, se retourna, en me lançant un regard aussi noir que le premier. La Princesse se rejeta dans mes bras, m'appela de nouveau son sauveur. Un Colonel de la compagnie nous dit alors, avec la plus grande honnêteté: „Messieurs, dans l'état où sont les “choses, Madame la Princesse ne peut “rester chez cet homme étrange. Mon château n'est qu'à trois milles d'ici; “la compagnie veut-elle agréer que jel'y “conduise, jusqu'à cr ue cette affaire “soit décidée“? On aucepta cette offre avec la plus vive reconnoissance, nous descendîmes tous pour sortir ensemble. Spinacuta nous apperçut, courut à nous: „O Ciel! s'écria-t-il, que “faites-vous? Croyez-vous que je vous “laisse enlever mon épouse“? Il se précipita sur la Princesse, pour l'arracher de nos bras. Je le saisis au collet, je l'entraînai loin de ma bienfaitrice, vers laquelle je revins sur le champ. Spinacuta s'écrie: „Ah! monstre, je “t'abhorre; que ne puis-je te dévorer “le cœur“! Et il fond tout à coup sur moi l'épée à la main. J'eus le temps de tirer la mienne, en faisant un faut en arriere; autrement j'allois être percé d'outre en outre. Tout le monde se jeta entre nous deux, pour nous séparer. „Il “n'est pas encore temps, disoit-on à “Spinacuta“. On le retint avec beaucoup de peine, tandis que la compagnie sortoit emmenoit la belle Princesse. Quand le scélérat vit qu'il n'étoit pas le plus fort, il changea de ton. "Messieurs, dit-il avec un faux air d'honnêteté, pardonnez un premier mouvement involontaire“. Et reprenant un ton furieux: „Demain, me “dit-il, demain matin, nous nous “verrons selon les lois de l'honneur. Je saurai punir un misérable“. Je répondis: „Oh! de grand cœur. Je “m'y trouverai“. Je priai plusieurs Militaires, qui se trouvoient des nôtres, de régler avec lui le lieu, les armes, les conditions du combat, je partis avec la compagnie, en serrant dans mes bras la belle Princesse. Elle me témoigna la plus tendre reconnoissance. „Voilà, dit-elle, la seconde fois que vous m'arrachez des “bras de ce monstre: vous m'avez “aussi sauvé deux fois la vie“. Elle me marqua les plus mortelles alarmes au sujet du combat, dont elle alloit être la cause innocente. Je tâchai de la rassurer par tout ce que j'imaginai de touchant de consolant. Je la priai de ne pas croire au combat qu'elle supposoit, ou d'avoir assez de confiance dans mon courage, pour ne pas en redouter l'issue. Tout ce je disois me rendoit plus cher à ses yeux, ne faisoit qu'augmenter la rainte qu'elle avoit de me voir exposé au danger pour elle. On vin me dire à l'oreille qu'on toit convenu de tout, relativement bu combat, fixé au lendemain à six heures du matin; que l'épée étoit laseule arme, l'on me nomma le lieu qui devoit être le théâtre de notre valeur. Cette nouvelle ne m'empêcha pas de faireun repas fort gai, où je déployai la plus grande tranquillité. Je dormis profondément la nuit suivante, je m'éveillai à cinq heures du matin. Je me levai; des amis vinrent me prendre, me conduisirent au lieu du combat. Tout étoit prêt: une chaise de poste pour le vainqueur; un Chirurgien une litiere pour le vaincu. Mon ennemi ne tarda pas à paroître. C'étoit un homme de qoans, dans toute laforce de l'âge, d'unetaille gigantesque, qui paroissoit capable de m'écraser. Il accouroit dans l'excès de la rage la plus violente; le feu rouloit dans ses yeuxensanglantés; sa voix étoit un vrai tonnerre. Rien n'égale l'horreur des regards qu'il me lança. Un chien d'une prodigieuse grandeur, que la Princesse lui avoit donné, vint à lui pour le caresser. D'un coup de poing il lui enfonça le crâne, le jeta roide mort. „Je t'écraserai, “s'écria-t-il, comme ce vil animal“. L'écho répéta sa voix tonnante. Il arracha, d'une main foudroyante, unarbrisseau, dont il frappa renversa un cheval de la voiture qui étoit destinée pour le vainquenr. A son aspect, les fpectateurs parurent craindre en secret pour moi. Je m'avançai lestement, le fer en main, vers mon adversaire. Le traître me tira subitement un coup de pistolet, me rata, jeta cette arme loin de lui. Je lui répondis par un coup de plat d'épée sur le visage. „Ah! malheureux, “s'écria-t-il avec rage, tu oses m'outrager de la sorte! Abominable scélerat, tu auras ma vie, ou j'aurai la “tienne“. Nous n'avions pomt de seconds, parce que personne n'avoit voulu être celui du monstre, il me parut clair que tous les témoins s'intéressoient pour moi. Je me recommandai intérieurement à l'Etre suprême, lui disant, dans le fond de mon cœur. „Mon Dieu, ma “cause est juste. Je défends la vertu, “je veux purger la terre d'un monstre “nuisible au genre humain“. Nous jetâmes tous deux nos habits loin de nous, sur la poussiere, nous nous élançâmes l'un contre l'autre. Mon adversaire avoit le poignet d'une force terrible. Pour moi, j'étois d'une agilité peu commune, je le fatiguois autant qu'il me lassoit. Je parvins à le faire reculer de quelques pas; mais nous nous trouvâmes alors sur un terrein glissant, , en lui voulant pousser une botte qui devoit traverser, je glissai, je tombai. Soudain le lâche voulut profiter de cet avantage me percer sur la terre; tout le monde se jeta sur lui pour empêcher cet assassinat, en lui reprochant sa lâcheté. Son épée m'avoit déjà cependant atteint; ce qui ne fit que me donner plus d'ardeur, quand je vis mon sang couler. Je me relevai comme un éclair, je le pressai avec une rapidité foudroyante, je lui fis bientôt une blessure plus considérable que la mienne. Il devint plus furieux. Bientôt son épée se brisa en éclats dans ses mains. Je baissai la mienne jusqu'à ce qu'on lui en eût fourni une autre. Il sauta sur moi comme un lutteur redoutable, me serra dans ses bras de fer, m'enleva de terre, me rejeta sur le sable. Il vint à bout de me terrasser; mais je l'entraînai avec moi. Nous luttions sur la terre, baignés de sang l'un l'autre. Il vouloit m'écraser sous son poids; mais j'eus l'art de m'échapper de me relever. Il se releva pareillement. On lui soumnit une autre épée. Il fondit sur moi denouveau, vint à bour de me faire, dans le bras, une nouvelle blessure; je lui en rendis, sur le champ, une seconde. Notre sang couloit, rien ne se décidoit. Enfin, animé par la rage que m'inspiroit un si pénible combat, je pressai si vivement mon ennemi, que je lui passai mon épée au travers du corps. Il tombe en rugissant, essaye de se relever, succombe sous le poids de sa foiblesse. Son épée se rompt, de nouveau, dans ses mains. „Misérable, lui “dis-je, je devrois t'achever; mais je “t'abandonne à ton malheureux sort. “Va te faire soigner, je te donnerai ton “reste quand tu seras en état de le recevoir“. Il ne me répondit rien; il étoit suffoqué par la rage. On se hâta de mettre le premier appareil sur ses blessures. Le Chirurgien trouva la principale plaie fort dangereuse, sans assurer cependant qu'elle fût décidément mortelle. Quant aux miennes, il dit que ce n'étoient presque que des égratignures. On emporta le vaincu dans la litiere, je voulus absolument aller rejoindre la Princesse Gémelli. Elle venoit d'entendre dire que nous devions être aux mains. Elle trembloit pour ma vie. Elle me voit arriver leste dispos. Elle me saute au cou avec un transport inexprimable. „Ah! mon sauveur, s'écria-t-elle, vous êtes vainqueur! -- Oui, “ma tendre amie, lui dis-je, le Ciel a “secondé la bonne cause; mais ma “victoire n'est pas complette. Nous ne “sommes pas encore entierement délivrés du monstre; il est en danger, “mais il respire encore. -- Dieu soit “loué, reprit-elle. J'aurois été bien “fâchée d'avoir à me reprocher qu'un “homme fût mort pour moi. Puisse-t-il “se rétablir changer de caractere! “Mais, ô Ciel! ajouta-t-elle, ne vois-je “pas du sang sur vous, mon cher “ami?“ Je lui montrai mes deux égratignures. Elle vit combien c'étoitpeu de chose, fut rassurée. Cependant un Officier de la compagnie jugea qu'il étoit bon que je me cachasse, pour voir, sans danger, la tournure que prendroit cette affaire. “On sauroit bien vous trouver ici, me “dit-il, parce qu'on est prévenu que “vous y êtes“. Et il me conduisit à quelques milles de là, dans un château qui lui appartenoit depuis peu, sans qu'on en sût rien. Il étoit clair que je devois être, là, dans une parfaite sûreté; ainsi j'y fus sans inquiétude. En peu de temps, je me vis parfaitement guéri de mes mes blessures, je jouissois de la santé la plus florissante; mais je m'ennuyois beaucoup d'être enfermé, quand je brûlois d'agn. J'appris que mon combat avoit fait beaucoup de bruit, que ce bruit étoit venu jusqu'aux oreilles de S. M. qui avoit dit: „Spinacuta le mérite; “comment se fâcher de cela?“ Mais la famille de ce malheureux, sans doute à son instigation, avoit présenté, depuis, un mémoire au Rot, où elle peignoit l'action, de ma part, sous les plus odieuses couleurs. Heureusementj'avois des témoins qui pouvoient me justifier; mais on me forçoit de garder la plus rigoureuse retraite. La vérité triompha, quoiqu'avec peine. On exposa si bien au Roi au Ministre toutes les circonstances de notre combat, qu'il fut décidé qu'on feindroit de l'ignorer, qu'on ne feroit aucune poursuite à cet égard. J'eus donc la liberté de revenir à Naples, où je parus être accueilli avec un redoublement de bienveillance. La Princesse y revint aussi; fsu famille étoit décidée à agréer fon mariage avec moi; mais cette noble amie voulut rendre le cdange à mon Adélaide, déclara qu'elle ne consentiroit jamais à me donner la main, tant qu'elle ne seroit pas parfaitement sûre de sa mort; car enfin elle reconnoissoit les droits antérieurs, ou plutôt exclusifs, de ma premiere Amante. Nous fîmes, de tous côtés, les recherches les plus exactes, pour découvrir les traces de cette chere personne. Nous entrevîmes des lueurs qui purent nous faire soupçonner qu'elle existoit encore. Mais qu'étoit-elle devenue? C'est ce que nous ne pouvions déterrer; d'autres lumieres plus fortes sembloient nous attester sa mort. J'embrassois, dans la complaisance de mon cœur, les lueurs favorables à mon amour. O comme je désirois de retrouver mon Adélaïde, malgré le tendre attachement que je ressentois pour la Princesse Gémelli! Cependant le scélérat n'étoit pas mort. Il'me donna bientôt de nouvelles preuves de son existence, qui me déciderent parfaitement à lui proposer, de nouveau, le combat,dès qu'il seroit rétabli: car enfin, il falloit que je l'immolasse, si jene voulois être sa victime. Un jour, que je me sentois dévoré de sois à la chasse, on me présénta de la simonade, pour me rafraîchir. Heureusement j'ai l'odorat très-fin. Je sentis que l'odeur de ce breuvage me répugnoit, n'étoit pas telle qu'elle devoit être. Je craignis tout à coup qu'il ne fût empoisonné de la part de Spinacuta. Je le fis verser dans une assiette qu'on présenta à un chien altéré. L'animal infortuné en but précipitamment, ne tarda pas à en mourir. On s'apperçut qu'un domestique de mon ennemi s'étoit introduit dans cette maison, s'étoit sauvé, à toutes jambes, quand il avoit vu présenter le breuvage à un chien. Il n'y avoit donc pas d'équivoque sur l'auteur de cet empoisonnément. Le malheureux, que j'aurois dû poursuivre en justice, se rétablissoit de jour en jour, je brûlois d'envenir aux mains une feconde fois avec lui, pour purger la terre d'un si grand scélérat. Il passoit enfin pour rétabli, je m'attendois, à chaque moment, à le rencontrer; mais il lui survint un accident qu'il méritoit. Ce misérable, pour avoir le plaisir de se défaire plutôt de moi, vouloit précipiter son rétablissement, forcer la nature. Ilprenoit tout ce qui pouvoit irriter, chez lui, le genre nerveux, lui donner un feu trop hâtif. Il buvoit beaucoup de liqueurs fortes, y ajoutoit les drogues les plus échauffantes. Ce singulier régime, joint à des excès encore plus dangereux qu'il se permettoit déjà avec les femmes, avoit mis le feu dans son sang; mais il ébranloit altéroit son temperament en l'exaltant. Un jour, dans une débauche de toute espece, dans une orgie odieuse, il but tant de liqueurs, qu'il tomba mort ivre. On le mit en vain dans du fumier pour le ranimer. On fut obligé de l'en tirer pour tenter un autre remede. On lui fit à peu près le traitement qu'on avoit jadis essayé sur Charles le Mauvais, Roi de Navarre, détestable sujet comme lui, dans une circonstance presque semblable. On le froua de graisse d'huile, de camphre, d'esprit-de-vin, autres ingrédiens trèscombustibles; on l'enveloppa dans un drap imbibé d'eau-de-vie. Malheureusement pour l'yvrogne, on n'avoit pas employé, autour de sa personne, tout le rogôme qu'on avoit destiné pour cet usage. Il en restoit une bonne dose qui tentoit fort ceux qui avoient eu soin de lui. Ils crurent que cette liqueur leur appartenoit, résolurent de se régaler aux dépens du scélérat. Ce barbare ne permettoit jamais à ses gens aucun plaisir; ils en virent un considérable à se divertir en sa présence à ses frais. Pour que leur eau-de-vie fût plus douce, ils voulurent la boire brûlée. En conséquence, ils la transvaserent dans une jatte, y mirent le feu. Pour braver encore plus leur Maître endormi, ils voulurent qu'il leur fervît de table, lui poserent, sans façon, la jatte sur l'estomac. Or voilà qu'en célébrant leur orgie autour du cadavre, ils laissent tomber de l'eau-de-vie enflammée sur le drap imbibé de pareille matiere; voilà, tout de suite, le feu qui y prend; voilà qu'il perce jusqu'à la chair du patient, le réveille; voilà le malheureux qui saute, en poussant des cris affreux; voilà mes gens effrayés, qui, au lieu de le secourir, se sauvent de peur. Là flamme s'étend. Bientôt le cadavre vivant est tout en feu. L'eau-de-vie; le campfre, l'huile,la graisse, nourrissent la flamme. Il pousse des cris horribles, court, renverse tout. Il sort du château en hurlant; il veut fauter sur tous ceux qu'ilrencontre. Chacun fuit sa brûlame acoolade. On daigne cependant chercher e leau pour le soulager. On étoit, malheureusement pour lui, dans un temps de sécheresse. On lui jette tout ce qu'on peut trouver de liquide dans les bourbiers; l'eau bouillonne crie sur son corps, sans éteindre la flamme. Que ne vuidoit-on pas sur Son Excellence pour la soulager l Je venois positivement chez ce malheureux, pour le provoquer a un second combat. Je rencontre cette épouvantable figure enflammée, hurlante, couverte d'une sange bouillonnante. Le spectre veut me sauter sur le corps, m'embrasser, pour me communiquer son supplice. J'ai le bonheur de le repousser avec mon pied, de le faire tomber dans une espece de cloaque, où des gens officieux le vautrerent le retournerent de tous les sens. Satan plongé dans l'eau bénite ne pourroit avou, une apparence plus diabolique. Com-on le détestoit cordialement, en souffrant un peu de le voir tant souffrir, on ne pouvoit s'empêcher de rire de l'aventure. Enfin, l'on vint à bout d'éteindre le feu, sans faire cesser les douleurs du patient. On le jeta dans un tombereau, on le porta chez lui. On lui vuida plus de cinquante sceaux d'eau sur le corps, l'on employa plus de vinst balais pour le nettoyer. Tout son individu n'étoit qu'une plaie affreuse. En dépit de tous les soulagemens qu'on lui prodiguoit, il souffroit, jour nuit, des douleurs infernales. Malgré l'horreur de sa situation, l'avant goût d'un enfer anticipé, après un traitement de plusieurs mois, il échappa encore à des maux si horribles, se rétablit. Il estvrai quesa figure étoit abominable; mais il ne craignit pas de la montrer. Il se présenta mêmeà Naples. Il y fit horreur. On lui défendit de paroître à pied dans les rues. Son extérieur étoit devenu aussi effroyable que son intérieur. Il faisoit avorter les femmes enceintes. Il fut contraint de s'enfermer bien exactement dans sa voiture, de se rendre invisible quand il sortoit de chez lui. On ne permit pas qu'il parût à la Cour. Malgré sa figure exécrable, il persistoittoujours à vouloir, en mêmetemps, épouser la Princesse m'immoler a sa haine atroce. Il osa se présenter devant cette femme adorable. Elle frémit à sa vue, tomba évanouie.„Ah! me dit-elle, quand elle fut revenue à elle-même, je ne croyois pas que ce monstre pût m'inspirer plus d'herreur que j'en éprouvois à le voir; “mais je m'étois trompée. O Ciel! “moi devenir l'épouse de cet horrible “personnage“! Elle retomboit dans l'évanouissement chaque fois qu'elle y songeoit. Le monstre avoit conservé toute sa noirceur diabolique. Il machinoit sans cesse, pour me perdre, des projets d'iniquité. Il faisoit jouer les plus puissans ressorts pour se faire livrer la Princesse. Il y avoit un contrat en forme, une cérémonie célébrée en face des Autels. Son Chapelain juroit que toutes les paroles sacramentales avoient été prononcées, que le mariage étoit parfait. On plaida, tous les Légistes, que ma bienfaitrice consulta, la condamnerent unanimement. Elle étoit dans des transes mortelles. Le jour du jugement arriva. La Princesse s'étoit tenue prête pour s'évuder, en cas qu'elle perdît son procès; mais l'ennemi avoit prévenu toutes ses tentatives; elle s'appercevoit, en frémissant, qu'elle étoit gardée à vue, d'une maniere qui lui ôtoit toute espérance de pouvon s'esquiver. Elle étoit malade de tristesse d'horreun. Je lui jurois en vain que je la tirerois de ce danger, en poignardant le barbare. J'eus la force d'assister au jugement du procès. Ma noble amie perdit d'une voix unanime. Il est impossible de peindre l'horrible joie qui éclata dans les yeux du monstre. „Je triomphe, dit-il; mais “je ne suis satisfait qu'à moitié. Il me “reste à me venger, ajouta-t-il en me “lançant un regard tout différent de celui qui avoit peint son odieuse joie, “mais aussi effrayant“. Je sortis consterné pour rejoindre la Princesse. Ilne m'avoitpas été possible de poignarder le scélérat en public. Je ne savois comment annoncer, à ma bienfaitrice, l'odieuse nouvelle. Un agentexpédié par le barbare m'avoit devancé. Elle étoit déjà évanouie d'horreur. Je tombai moi-même, auprés d'elle, dans un anéantissement de quelques momens. Enfin la rage me ranima. „Il faut, “me dis-je, fauver ma Princesse du “fort le plus affreux. Courage, chevalier! Montre-toi fils de Grégoite “Merveil“. Mais bientôt l'imbécille scélérat m'épargna les frais du courage dont je croyois avoir besoin, vint s'enfener delui même. Pourcépondre à toutes les trames qu'il ourdissoit contre-moi, j'avoiscru evoir, à monmur, fenddadresse contre lui. J'avois permis à l'ini de mes gens, qui étoit un garçon trèsintelligent, très-zélé même, quoiqu'assez mauvais fujet, de chercher à se placer chez lui à s'insinuer dans sa confiance. Le drôle y avoit réussi, bien-tôt il étoit devenu l'intime confident de Spinacuta. Les scélérats de cette espece font plus aises à duper que d'autres. Ils ne pensent qu'à tromper, il ne leur vient pas dans l'idée qu'on peut leur rendre la pareille. L'ennemi chargea mon homme d'être son espion auprès de moi; l'on juge comment it fut servi. Une bonne action fut la cause heureuse qui me délivra de ce monstre. J'avois rendu quelques services à une pauvre famille qui demeuroit vers le haut de la Ville, dans une maison écartée. Il y avoit, là, un bon vieillard malade à toute extrémité. Cet infortuné me fit dire qu'avant de mourir il défiroit ardemment de voir son bienfaiteur, pour le remercier lui recommander sa pauvre famille. Je promis d'y aller dès le soir même. Spinacuta fut instruit de la visite que je devois faire. Il se transporta sur les lieux. Ce quartier lui parut un coupe-gorge. " A merveille dit-il! “Un lieu si désert est favorable à nos “desseins. Il ne doit passer ici personne le soir. Nous y pourrons expédier, tout à notre aise, notre ennemi. “Il faut me trouver des braves. (C'est “ainsi qu'on appelle, en Italie, des “Spadassins qui se chargent, pour un “honnête salaire, d'assassiner qui l'on “veut.) Mais voyons la maison“. Il s'y trouvoit, par hasard, une fosse d'aisance, qu'on avoit ouverte, dans la journée, pour la vuider la nuit. L'odeur la vue de ce hideux objet parurent enchanter Spinacuta. „Voilà positivement ce qu'il “nous faut, s'ecria-t-il tout transporté. “Le sieur Cataudin va toujours seul “sans flambeau; il ne se doutera de “rien; il faut qu'il passe auprès de ce “cloaque ouvert. Jous n'avons pas “beson de braves. Poste-toi dans dn “coin obscur; quand tu le verras “passer, sans songer à mal, pousse-le “rudement par derriere, fais-le tomber dans la fosse. Voilà un tombeau “digne de lui“. Mon homme accepta la commission sans faire deldifficultes, ou iln'en it que ce qu'il falloit pour être mieux payé. On choisit, de concert, l'endroit ù il devoit se cacher, celui où le Comte se tiendroit, dans la rue, en embuscade Il fut convenu que le confident, aprè m'avoir jeté dans la fosse, viendroi avertir le Comte, afin qu'il eût le jol plaisir de une voir expirer dans cette fosse immonde. Je fus instruit de tous par ce double confident. J'allai seul au rendez-vous. Prévenu du fait, j'entrevis l'ememi, proche de la maison, dans la niche où il étoit tapi. Je feignis de ne pas l'appercevoir. J'entrai. Mon espion faisoit sentinelle, en se bouchant le nez. „Vous saurez, me “dit-il, bientôt de mes nouvelles“. Il me conduisit lui-même dans l'escalier, qu'il connoissoit mieux que moi, il redescendit pour exécuter son dessein. J'entrai chez le bon vieillard. Je ne détaille point la scene attendrissante dont je fus témoin. e-fis les promesses les plus consolantes au moribond à sa famille. J'y joignis quelques libéralités, j'eus le chagrin de le voir expirer. Je me hâtai de quitter ce lieu de douleur. Deux de ses enfans, grands garçons, m'éolairerent en descendant de e grenier. Nous entendions, au bas de l'escadier, comme des ens ui se débattoient. Tout à coup (je demande pardon à mes Lecteurs de les entretenir d'objets si rebutans; la vérité m'y force. On doit sentir que si mon récit étoit de pure invention, j'aurois choisi des idées moins soulevantes); tout à coup, dis-je, nous appercevons une figure couverte de ce qu'il y a de plus hideux à concevoir, qui cherche à sortir de la fosse infecte. Le malheureux y retombe à notre aspect. Nous nous hâtons de lui tendre une corde qu'il a le bonheur de saisir; nous le tirons avec de grands efforts, très-étonnés de ce qu'il étoit si lourd. Nous en découvrîmes bientôt la raison. Nous apperçumes, avec surprise, une autre figure encore plus hideuse, cramponnée aux jambes de la premiere, qu'elle ne vouloit pas lâcher. Nous tendîmes aussi la corde à ce second malheureux. Illâcha la jambe, saisit le lien; ce qui nous donna la facilité de tirer tout à fait le premier de ce manvais pas. Nous procédâmes ensuite plus commodément au salut du second. Ce dégoûtant personnage étoit déjà presque entierementhors de la fosse; il m'apperçoit, se renverse d'horreur, avec tant deviolence, que la corde, quin'étoit tenue, dans ce moment, que par l'un de nous, lui échappe, le malheureux retombe dans l'immodice. Il n'y eut plus moyen de l'en retirer qu'avec de grands crocs ou harpons; à peine fut-il dehors qu'il rendit l'ame. On est curieux de savoir quels sont les deux misérables tirés d'un lieu si infect. Si l'on me permet encore quelques détails sur un si triste sujet, on va l'apprendre. Mon espion ne m'eut pas plutôt quitté, qu'il alla trouver le Comte, lui dire que l'affaire étoit faite, qu'il pouvoit venir jouir de sa vengeance. Le scélérat titré le suivit avec ardeur. Le drôle lui fit avançer la tête sur la fosse, pour qu'il vît sa victime, profita du moment pour le pousser dans le cloaque mortel; avec d'autant plus de plaisir, qu'il s'apperçut que le traître vouloit l'y précipiter lui-même, sans doute pour ensevelir le secret de son crime, par la mort de l'exécuteur. Mais le monstre, en tombant, s'attacha à la jambe de mon fourbe, l'entraîna avec lui. Heureusement mon ennemi tomba dessous, mon homme, en montant sur lui, l'enfonçoit davantage, s'élevoit pour sortir de la fosse Quoi qu'il en soit, les deux malheureux auroient péri, sans nos secours. Je me consolai aisément de la mort de Spinacuta; mais je puis donner ma parole d'honneur que je n'avois aucune part à l'action de mon valet. Ici la Justice n'avoit point à sévir. C'étoient deux malheureux tombés ensemble dans une fosse d'aisance; accident qui n'est pas nouveau. On ignoroit les détails de leur chûte. Le mort ne pouvoit parler; le vivant se gardoit bien de le faire. Cependant l'histoire perça dans le public. Tout le monde convint que le genre de mort ne pouvoit être mieux choisi. La famille du monstre fut excessivement furieuse. Un homme d'une si grande Maison, mort par le ministere d'un valet, sur-tout d'un genre de mort comme celui-là, outroit ces Noblesstupides; mais ils eurent beau faire; ils ne purent obtenir que cette affaire eût aucune suite. Je fus vengé sans danger, je pus enfin respirer. Je plaignis ce misérable d'avoir reçu une ame si atroce; mais je ne pus êt e fâché que la nature fût purgée de sa triste personne. J'eus beaucoup de peine à ramener à la vie mon nauvre diable d'espion. J'y réussis pourtant, je vins à bou de le consoler par une récompense proportionnée à sa peine à son service. Mais comment peindre la joie de la Princesse Gémelli? C'étoit elle qui se trouvoit délivrée d'un monstre qu'on vouloit lui donner pour époux. On crut que sa famille, déjà si bien disposée en sa faveur, ne pouvoit plus absolument trouver mauvais qu'elle récompensât son libérateur par le don de sa main. En effet, toute cette illustre Maison y consentit avec une satisfaction marquée; je commençois à croire moi-même que je pouvois épouser ma chere Princesse; mais nous reçûmes, dans ce temps-là, quelques lueurs qui nous firent entrevoir qu'Adélaide pouvoit vivre „Ah! dit “ma noble amie, ses droits font antérieurs aux miens, ils doivent être “sacrés pour moi“. On disoit qu'Adélaide respiroit en France. „Volez, me “dit-elle, mon cher ami, trouvez “votre Amante, soyez heureux “avec elle“. D'ailleurs on craignoit que la Maison Spmnauuta ne voulût me fire assaier. Il faur donc partir. Quels tendres adieux je fis à ma chere Princesse! Je lui promis de la revoir au plutôt; je m'arrachai de ses bras, je partis en silence. Fin du Livre quatrieme. SECONDE SUITE DE L'AVENTURIER FRANÇOIS. LIVRE CINQUIEME. Je suivis, le cœur ferré, la route de France, pensant à mon Adélaïde, brûlant de la retrouver. Je cherchois des informations de tous les côtés; je multipliois tellement mes questions variées, qu'on finissoit toujours par me répondre ce que je voulois. Ces informations me faisoienttoujours croire, de plus en plus, que je pourrois enfin trouver mon Adélaïde avant de quitter les Alpes. Je rencontrai, sur une de leurs cimes les plus élevées, un bon Hermite qui m'offrit l'hospitalité. J'entrai chez lui avec beaucoup d'affection; mais quelle fut ma surprise, quand je touvai danssa cellule le portrast 'Adélaide! Elle étoit habilée en homme, dans le costume ordinaire de Chéri. „O Ciel! dis-je à l'Hermite, d'où vous “vient ce portrait? -- C'est, me répondit-il, un petit Frere que j'ai eu chez “moi, pendant quelques temps, qui “afait ainsi son portrait, qui me l'a “laissé. -- O Ciel! repris-je, savez-vous ceiqu'il est devenu? -- Je l'ignore, me répondit le vieillard; il “a voulu absolument me quitter, “peut-être a-t-il péri“. Je demandai comment il étoit fait. „Comme une “femme, me répondit le bon homme; “cartil avoit, dans ses traits, toute la “délicatesse de la plus belle femme. “C'estelle, m'écriai-je enfin“. Je questionnai l'Hermite sans relâche; toutce qu'il me répondit me confirma qu'il avoit eu, chez lui, mon Adélaide. Bientôt je n'eus plus lieu d'en douter, d jeis aussi mon portrait dans laitage, A ! dit le vibilard, il “étoit grand ami de ce jeune homme: “il ne voyoit que lui dans l'Univers. “Mais ne vois-je pas de la ressemblance entre vous ce tableau“? Alors je ne pus etenir mes larmes. " Ah! mon Pere, dis-je à l'Hermite, votre jeune Frere c'étoit mon Amante. – Je “m'en fuis toujours douté, reprit-il, “si ce n'étoit pas plutôt un Ange. “Mais, repris-je enfin, qu'est-elle devenue? -- Elle a pris, me répondit-il, le chemin de la France. Elle devoit passer par le Dauphiné, voir “même, je crois, la grande Chartreuse. -- Elle me cherchoit, m'écriai-je. Les Chartreux lui auront dit “que je m'étois enfui, avec une femme, de cet austere asile. Dans leur “ressentiment contre moi, ils m'auront “peint des plus odieuses couleurs. Elle “aura conçu de nouvelles résolutions “d'oublier un infidele, un homme “absolument indigne d'elle. Mais de “quel côté aura-t-elle tourné ses pas? “Sans doute elle se sera ensevelie “consacrée au Seigneur dans quelque “monastere ignore. Il n'y a que Dieu “qui puisse dédommagerun cœur qui “a été rempli d'une si longue passion. “Où la trouver à présentu O comme le bon Hermite me vanta mon Adélaïde avec un saint transport! que mon amour pour elle en redoubloit! Je ne pus quittersi-tôt la demeure sortmée où mon Aélae avoit respiré quelque temps. Je demandai au vieil lard la perissonude paser quelques jours avec lui. Il y consentit. Que ce paisible asile eut pour moi d'attraits! Que j'enviai le calme dont jouissoit ce ranquille mortel! Il me racontoit tout ce qui étoit relatif à ma chere Adélaïde. „Elle ne faisoit, me disoit-il, “que pleurer, soupirer, prier. Là, “elle avoit coutume de s'asseoir de “se plonger dans une douce rêverie, “sur le bord de ce petit ruisseau qui “recevoit emportoit ses larmes“. Avec quel plaisir je vis, sur les hêtres, le nom de mon Adélaïde accouplé avec le mien! Je lus, sur des rochers, des vers pleins de sentiment, qu'elle y avoit gravés. Mon image se trouvoit par-tout assez bien rendue par elle, singulierement ressemblante. Dans le fond d'un petit bois, je vis uneespece de tombeau entouré de tes de cyprès, sur lequel je reconnus mon buste, aveo cette inscription: „Ici mon cœur repose “avec l'objet de mon amour. O vous “qui verrez ce mortel, que vous serez “heureux! S'il n'est plus dans ce “monde, que je brûle de le rejoindre ln Je ne pouvois m'empêche deépandre les ple ouces larmes,ét s oiid uchon. Ee bor emite, entaîne par mon exemple y joignoit les siennes. L'Hermitage étoit devenu l'asile du plus tendre amour; peut-être aucun lieu ne m'a paru, sur la terre, plus intéressant. Je pris l'habit d'Hermite, pour avoir plus de conformité avec mon Adélaïde. J'allois dans les mêmes endroits qu'elle, faire les mêmes choses. Le vieillard croyoit revoir le jeune Chéri. Il auroit beaucoup desiré que j'eusse resté long-temps avec lui; parce que ma présence commençoit à lui attirer de nombreuses offrandes, comme avoit fait celle de mon Amante déguisée. Je la peignis aussi de tous les côtés; mais sous les habits de son sexe, sous la forme qui seule pouvoit m'inspirer de l'amour. Je gravai son nom le mien sur les hêtres, des vers sur les rochers. Le peu de temps enfin uu passai dans ce tranquille féjour, au seid'une tendre mélancolie, fut un des plus heureuxde ma vie. L'Hermite m'envoyoit danslesvillages voisins, recueillir les aumônes des Fideles. Je revenois, à la maison, trèschargé; ce qui réjouiffoit fort le bon Pereaasille lui atroisasiororovisites, sur-tout de la part du beau sexe. "Est-ce “ que vous avezretrouuole petitFrere “Chéri, lui disoit-on? -- Non, répondoit-il, c'est un de ses amis. -- Oh, “oh! reprenoient les Dames, il a quelque chose de plus mâle dans la physionomie. Il n'en est pas plus mal“. Et l'on avoit soin de laisser des générosités pour le Frere Cataudin. Je reconnus, dans cette occasion, que les femmes vont toujours au devant de ceux qui veulent les tromper. Bientôt le bruit se répandit que j'étois un Saint. Plusieurs même prétendoient que je venois réellement du Ciel, que j'étois un habitant de l'autre monde. On en prenoit le prétexte de me rendre une espece de culte. Les femmes venoient se jeter à mes genoux me baiser la main. L'Hermite m'exhortoit à me prêter à ces momeries, pour attirer les aumônes. La rage, sur-tout, des Béautés bavardes étoit de venir se confesser à mes pieds. J'avois beau leur dire que je n'étois pas Prêtre, que je ne pouvois les confesser ni les absoudre; elles me répondoient que si je n'étois pas leur confesseur, je pouvois être, du moins, leur consident leur conseil, En conséquence elles me racontoientleurs fredaines, me faisoient la confession de leurs manis plutôt que la leure Les filles me faisoient celle de leurs meres. Comme je n'avois pas de confessional, on se mettoit à genoux entre mes jambes. On appuyoit sa joue contre la mienne. Je voyois la gorge s'élever s'abaisser, des yeux touchans m'adresser des regards passionnés. Je n'étois pas de marbre, je trouvois cette position trop dangereuse. Quelquefois le bon Hermite rioit comme un fou de mon embarras. Parmi tant de pénitentes, presque toutes jeunes (car je rebutois absolument les vieilles), il s'en trouvoit de très-jolies. Plusieurs conçurent, pour moi, décidément de l'amour; quelquesunes me l'avouerent. Il s'en trouvoit aussi un certain nombre qui me faisoient une véritable impression; les jeunes gens vont penser que j'abusai de leur confiance, que je me livrai encore à des déréglemens dont je vais gémir; mais les ames honnêtes seroient trop scandalisées, si elles apprenoient que, dans un si touchant asile, j'eusse abusé, en quelque sorte, du masque de la Religion, pour me plonger dans des désordres, qu'on est peut-être las de voir recommencer si souvent. Quoi qu'il ensoit, je jouis de plusieurs agrémens, agrémens, dans cet Hermitage; mais la situation de mon cœur ne me permettoit pas d'y faire un long séjour. Il falloit trouver mon Adélaïde. Il parolssoit évident qu'elle n'étoit pas mote quand je l'avois crue immolée; puisque c'étoit depuis cette époque qu'ette avoit vécu chez l'Hermite: mais qu'étoit-elle devenue depuis? Je n'avois plus de preuves de sa mort. Le profond silence qui régnoit sur elle, étoit l'unique raison qui pût me faie iinde qu'elle ne fût plus de ce mondes; mais j'avois, d'ailleurs, plus de fujets d'espérance que d'effrol. Une jeune innocente, d'une Ville voisine, décorée de toutes les graces naïves que donne la simple nature, me retint cependant encore quelque temps auprès de l'HeriteelIl s'établi, fin compte, une singuliere opinion. On m'avoit déjà pris pourun Saint dans une autre circonstance; dans celle-ci, on me prit pour un Ange. Monpere a été Dieu, on voit que j'ai approché de lui de bien près. Une de mes dévotes qui m'appersoir toujours sonbel Ange, me rêya, nemuit, ousta Angei Eille monitnu, aveos atest Selonrêve, jeivenpisà ellesdelà part de Dieu. Je lui disois que le Souverain des Cieux m'avoit ordonné de voiler ma nature céleste, de paroître un simple mortel; mais que j'étois réellement l'Ange Gabriel. D'après son joli songe, cette crédule Beaute crut fermement que j'étois l'Archange de ce nom. Elle le dit, sous le sceau du secret, à quelques commeres de son quartier, qui ne firent aucune difficulté de le croire. Ce bruit se répandit, s'accrédita, il fut décidé que j'étois l'Archange Gabriel. Dès-lors aucune dévote n'auroit refusé de m'accorder ses faveurs: „Car “enfin, disoient-elles, c'est un Envoyé “céleste; si le Ciel me fait l'honneur de me choisir, dans ses desseins éternels, pour être le canal de ses graces, pour me voir fécondée par un “Ange donner le jour à quelque “Prophête, ce seroit un crime de vouloir me soustraire à une si grande “gloire“. Plusieurs s'étoient ainsi expliquées nettement avec l'Hermite, qui m'en avoit rendu compte, en étouffant de rire. J'avois peine à m'empêcher d'en faire autant mmiis je ne pouvois me résoudre à me prêter à cette nouvelle erreur, dontje m'apperçevois cependant à chaque moment. Nous étions au fort de l'été. Je voulus aller me baigner. Je ne sais pas comment on sut mon dessein dans les environs; mais je touvai le lieu du bain tout entouré despectateurs, sur-tout de femmes. Je ne savois pourquoi; mais l'Hermite m'apprit que la curiosité attiroit toutes ces spectatrices, jalouses de me voir nu, pour avoir le plaisir de découvrir mes aîles. Je fus obligé de faire planter, dans leau, quatre piquets, de former un enclos de toile, afin de me soustraire à tous ces regards curieux. Mais combien d'efforts ne firent pas toutes ces héroïnes, pour contenter leur curiosité! Plusieurs ne craignirent pas d'entrer dans l'eau, pour venir me lorgner par-dessous la toile. J'étois entouré d'un groupe d'amis, qui me cachoit à merveille; cependant plusieurs se vantoient de m'avoir vu dans ma nudité. On leur demandoit comment étoient faites mes aîles; elles ne paroissoient pas trop savoir que répondre à cete question. On n'imagineroit pas toutes celles qui se faisoient sur la conformation de mon corps sur celle de toutes ses parties. On s'informoit même de mon sexe, de la maniere dont il étoi marqué. Plusieurs femmes assuroient avoir vu passer, par-dessous ma mandille, l'extrémité de mes aîles. On vendoit, de tous côtés, des plumes de paon, qu'on juroit, être des miennes. On débitoit par-tout mon portrait, avec une chanson spirituelle a ma gloire. Ma renommée se répandoit au loin. On venoit me voir en pelérinage; les offrandes des Fideles étoient immenses. L'Hermite en eut de quoi devenir riche toute sa vie, de mantere qu'il ne tarda pas à quitter l'hermitage avec moi, pour aller devenir Fermier-Général à Paris. Pour revenir à mes dévotes, il y en eut une dont la fille, très-jolie trèsinnocente, parut concevoir pour moi une passion réelle. Sa mere, loin de la contrarier dans ce penchant, crut au contraire qu'elle devoit rechercher mes faveurs. Elle me l'amenoit souvent à confesse, malgré mes protestations contre l'état de Confesseur. Je m'appercevois que le cœur de la petite personne palpitoit, , comme elle étoit jolie, je ne pouvois m'empêcher d'y etre sensible. La mere observoit mes yeux; quand elle croyoit y appercevoir de la tendresse pour sa fille, elle étoit enchantée. Je m'appercevois de cé manége, je souriois, la mere la fille m'auroient volontiers embrassé. Orsolina, c'étoit le nom de l'innocente, ne favoit pas trop ce qu'elle disoit, quand elle se confessoit à moi. Je faisois plus d'attention à sa charmante figure qu'à ses peccadilles. Je distinguai cependant, un jour, qu'elle se confessoit de m'aimer. „Mon enfant, “lui dis-je, vous croyez donc que c'est “là un péché? -- Je n'en sais rien, me “répondit-elle. Selon ce qu'on m'a “toujours dit, c'en seroit un si j'aimois un homme; mais vis-à-vis d'un “Ange, je crains que ce ne soit pire, “ que vous ne prenlez cela pour un “sacrilége. -- Belle innocente, repris-je, ôtez-vous donc de la tête que je “sois un Ange. C'est me faire beaucoup d'honneur que d'avoir cette “opinion; mais je la mérite si peu, que “c'est m'offenser que de m'en parler. “Ne m'ouvrez done plus la bouche sur “cette simplicité. Quelle est la folie de “votre mere, de vous amener aux “pieds d'un homme que vous prétendez aimer! Car enfin elle doit “être instruite de vos sentimens. “Oui, sans doute, me répondit Orsolina; mais la vieille mere Chicot, “qui est dévote forciere, qui sait tirer les cartes lire dans l'écriture “d'un livre, lui a dit: „Mon enfant, “l'Ange Gabriel conduira votre fille “dans sa chambre, il naitra d'elle “ de lui un petit Amour “. Vous “voyez donc bien, mon cher Ange, “que ma mere n'a pas dû refuser, “pour sa fille, un si grand honneur. “ -- Vous votre mere, dis-je à l'innocente, la vieille mere Chicot, “vous êtes trois folles. -- Mon cher “Ange, reprit la belle, ma mere m'a “chargé de vous demander si nous “pouvons nous flatter que vous nous “conduirez dans votre chambre, ou “si vous permettez que nous vous y “allions trouver. -- Venez-y, si vous “voulez, répondis-je, mais sans y entendre malice; comme chez un homme sur-tout. Seriez-vous fâchée, ma “belle enfant, que je fusse un homme? “ -- Hélas! non, répondit l'innocente; “au contraire“. Quelques jours après, je rentrai assez tard pour me coucher. L'Hermite étoit absent. Je fus surpris de voir, sur la porte de l'Hermitage, une petite tenture, avec quelques lampions. J'entre, je vois ma cellule illuminée, tendue en hautelisse, avec des guirlandes de fleurs, ajustée comme une Chapelle. L'alcove formoit comme le sanctuaire, si l'on peut employer ce mot, sans prosanation, dans cette circonstance. Je vois le lit aussi paré de guirlandes, les draps, d'une batiste très-fine étendue sur du taffetas rose, étoient bordés d'une belle dentelle. Le tout enfin étoit semé de roses effeuillées. Dans un petit réchaud brûloit un grain d'encens. J'ouvrois de grands yeux: mais quelle fut ma surprise, quand j'apperçus, dans le lit, un objet charmant, une jeune fille couronnée de fleurs, qui paroissoit dans un tendre embarras, se faisoit petite le plus qu'elle pouvoit! C'étoit Orsolina. J'apperçus, à travers une vitre, dans la piece contigué, plusieurs femmes à genoux, le chapelet à la main, à la tête desquelles étoit la vieille mere Chicot, avec la mere de la jeune fille. Elles paroissoient marmoter des prieres me lorgner à travers la vitre. Je fis semblant de ne pas les appercevoir, je me trouvai aussi décontenancé que la jeune fille, dont l'embarras étoit si charmant, qu'il m'entraîna auprès d'elle. Mais comme je ne voulois pas travailler pour les curieuses, j'eus grand soin de fermer les rideaux. Dès que je fus au lit, une mufique extérieure se fit entendre, d'on chanta des cantiques en l'honneur de l'Ange Gabriel. La vieille mere Chiot se distingoit fur-tout, avec sa voix chevrotante. Je serrai dans mes bras la chere Orsolina. „Ma belle enfant, lui dis-je, je “gémis de la farce qu'on joue ici. Si de bruit en venoit aux oreilles du “Gouvernement, nous serions tous “punis; l'on me feroit sur-tout de “mauvaises affaires, à moi. Si jamais “la Justice venoit à faire des enquêtes “à ce sujet, vous seriez obligée de “rendre hommage à la vérité. Vous “pourriez assurer que j'ai toujours “protesté que je n'étois pas l'Ange Gabriel, que je vous ai défendu de m'appeler de ce nom, que je n'ai cherché “à tromper personne, que je vous “ai témoigné combien j'étois mortifié “de la scandaleuse comédie qu'on “jouoit chez moi, contre toutes mes “protestations. Oui, ma chere Orsolina, je ne suis qu'un homme; je ne “veux point vous tromper, si vous “persistez à me regarder comme un Ange: je vous quitte à l'instant. -- „Ah! ne me fuyez pas, s'écria la “jeune innocente. Soyez un homme, “ ne vous montrez pas courroucé “contre moi“. Son air d'innocence mêlée d'amour me toucha; je flottois entre les remords la passion. Ne me demandez pas de quel côté fut la victoire. Consultez chacun votre propre cœur, sachez respecter des mysteres si délicats. Orsolina m'apprit qu'elle avoit un Amant, qui, ayant entendu parler de sa liaison naissante avec l'Ange Gabriel, loin de témoigner des alarmes, assuroit qu'il se tiendroit honoré s'il pouvoit épouser une personne d'un nature au-dessus de la sienne, fécondée par un Etre céleste. La famille de cet homme simple n'étoit disposée à consentir à son mariage avec la jeune personne, que par cette raison; car, d'ailleurs, pour le rang la fortune, il étoit au-dessus d'elle. „Vous voyez bien, ajouta-t-elle, mon cher Ange, qu'en vous “refusant à mon tendre amour, vous “me priveriez de faire ma fortune“. Je ne pus m'empêcher de rire, avec la jeune Orsolina, de cette complication de simplicites. Je lui fis toucher mes épaules, pour qu'elle s'assurat que j'étois sans aîles; il me parut qu'elle m'aimoit autant mortel, que substance céleste. Je passai une nuit qui eut ses agrémens; les bonnes femmes-s'occuperent différemment. Quand je fus levé, elles vinrent me faire leurs complimens, me remercier à genoux. Je leur dis qu'elles étoient des imbécilles; je leur recommandai le plus profond silence. Toute cette histoire me donnoit des ranses, par la crainte que j'avois que le prétendu secret ne parvînt aux oreilles de ceux qui, revetus de l'autorité, ne sont pas si crédules. Il auroit-pu résulter, de cette fredaine, des suites fâcheuses pour moi. Je pressai donc mon départ, j'obtins de l'Hermite qu'il ne s'y opposeroit plus. Il ne devoit pas, lui-même, tarder à me rejoindre; car il n'étoit pas fûché d'aller jouir. Le masque lui pesoit, depuis qu'il n'en avoit plus besoin. La veille de mon départ, je renconuai la petite Orsolina dans un bois écarté. „Mon cher petit Hermite, me “dit-elle, que je suis enchantée de vous voir encore une soisl Je ne fus pas moins ravi, de mon côté, de n'être plus un Ange à ses yeux, de me voir aimé, quoique mortel. Nous nous égarâmes dans le bois; nous y, trouvâmes un petit berceau qui sembloit nous inviter a venir respirer sous son ombrage. Nous y entrâmes, nous y tombâmes ensemble sur le gazon. Nous y passâmes une soirée délicieuse. Orsolina, me reconnoissant pour un homme, me traitoit avec une familiarité plus douce, je n'avois plus le remords de la tromper. Je la quittai avec un véritable regret, je ne pus me dispenser de joindre quelques larmes à celles qu'elle versoit abondamment. Le lendemain matin, je partis avec beaucoup de gaîté. Dès que je ne fus plus avec Orsolina, je repensai à mon Adélaïde. Les disposnions gaies où je me trouvois peignoient tout, à mes yeux, d'une riante couleur, m'osfroient les rayons de l'efpérance. Je me flattois donc deretrouver mon Amanteg son idée chérie m'occupa toute la journée jusqu'à une auberge, où je me hâtai de me coucher en pensant toujours à elle. Je m'endormis sur cette chere idé mait tout à coup le songele pls frappant, le plus clair, vint m'enlever à moi-même. Je crus entendre distinctemen ma porte s'ouvrir. Je vis entrer, dans ma chambre, aussi clairement que si j'avois été éveillé, un grand fantôme blanc représentant une femme de la plus majestueuse apparence: c'étoit mon Adélaide. Oui, je croyois la voir elle-même, plus grande cependant que quand elle respiroit sur la terre. Son corps avoitje ne sais quoi de lumineux de céleste. Le calme du bonheur sembloit reposer sur son front. „Mon ami, dit-elle, tu cherches ton Adélaïde. Malgré tes égaremens, tu l'as toujours aimée, comme tu es capable d'aimer. Viens la “voir“. A l'instant, elle me saisit par les cheveux, sans pourtant me faire de mal, m'enleve tranquillement dans lesiairs. Elle descend sur un tombeau qui paroissoit de cristal, entre dedans anoovri laitombe, comme si elle eût ss pan les pores; je la vois, à travers laristaluse coucher paisiblement au sond de la fépulture, fermer les yeux, s'y en dormir. Je lui tends les bras. Peu à peu la tombe transparente qui la couvre, s'obeurcit, me dérobe sa vue, dienten marbre noir, sur lequel je oit ehsettrès d'or: „Ci gît Adélaïde“. Je m'étends sur la pierre, pour la baigner de mes larmes; elle semble trembler sous moi. Saisi d'horreur, je m'éveille en sursaut, me retrouve glacé, couvert d'une sueur froide, dans mon lit solitaire. Je me leve à la hâte, je pars, frappé d'un songe si clair si détaillé. Je ne puis y penser sans un certain frisson. Quoique je ne croye pas aux rêves, je ne puis me défendre d'une secrete horreur qui éteint mon espérance m'accompagne long-temps sur la route. J'arrive, dans ces dispositions, au milieu de certaines ruines, où l'envie me prend d'aller méditer un moment. Je descends de ma voiture, pour m'y livrer à la mélancolie. On avoit éprouvé, dans ce lieu, un tremblement de terre épouvantable, qui avoit renversé une église, qu'on avoit, depuis, achevé de démolir, pour la rebâtir plus loin. Les pierres étoient éparses sur la terre. J'observai ces ruines, avec cette douce émotion que m'insplrent toujours les objets intéressans douloureux. Je vis plusieurs pierres tumulaires, je ne sais pourquoi je m'amusai à en lire les insu tons. Frivole occupation, qui i vint funeste! J'en vis une, qui, à son air de fraîcheur paroissoit récente; le marbre étoit noir, bien poli, les lettres d'or très-brillantes. J'osai lire l'inscription fatale; ô Ciel! en voici la traduction, ou du moins la substance: „Ci gît Adélaïde l'Arabe, enlevée au “printemps de sa vie. Passant, elle eut “un cœur, pleure-là, plains ceux qui “la connurent“. „O rêve funeste, m'écriai-je tu n'étois que trop vrai“! Et je tombai dans le plus profond évanouissement. Je ne revins à moi que bien long-temps après. Je me retrouvai sur un lit d'auberge, entre les bras de l'Hermite, qui ne l'étoit plus, qui m'avoit, comme on le voit, suivi de bien près. Il m'avoit rencontré couché, sans mouvement, sur la terre, exposé à être volé, assassiné, jeté dans quelque fossé. Il m'avoit reconnu, quoique courant la poste; il m'avoit fait placer dans sa voiture, , en me soutenant dans ses bras, il m'avoit conduit jusqu'à cette auberge. Je témoignai, à ce généreux mortel, toute la reconnoissance que je lui devois. Il me demanda comment pourj'avois éprouvé un accicent si Je lui racontai mon songe, ma visite au milieu des ruines, la rencontre du marbre noir. „C'est dant ce “lieu désastreux, lui dis-je, parmi ces “débris, que je me suis senti glacé “d'horreur; mais quand j'ai vu la pierre “tumulaire sur laquelle étoit gravé le “nom de mon Amante... l'avez-vous “remarquée comme moi, mon pere? “C'étoit un marbre noir, encore poli, “qui paroissoit avoir été posé récemment; les lettres d'or étoient encore “fraîches; l'inscription portoit: „Ci “gît Adélaïde l'Arabe. -- Vraiment, me “répondit-il, je l'ai bien remarquée, “parce que j'ai connu, il y a plusieurs “années, à Paris, une charmante enfant qui portoit ce nom, vous “m'y faites penser. En effet, le petit “Chéri lui ressembloit parfaitement. “Je ne savois aussi où j'avois vu ce “jeune homme. -- Chéri, m'écriai-je, “étoit Adélaïde, la fille angélique du “plus méchant des hommes. -- Oui, “reprit mon ami, c'étoit la fille de feu “M. l'Arabe. J'ai bien connu son pere; “c'étoit, il est vrai, un mauvais sujet. “La belle Adélaïde étoit la perle de “la famille. Elle en possédoit, à elle “seule, toutes les perfections; car les “autres n'étoient pas dignes d'avoir une “telle sœur. J'ai appris, il y a quelque temps, qu'on l'avoit perdue de “vue depuis quelques annees; on la “disoit avec une grande Princesse. “Mon Dieu, que je suis fâché de sa “mort! Le pauvre petit Chéri! moi “qui n'avois pas fu reconnoître dans “lui cette chere Adélaïde! C'étoit un “Ange. C'est une vraie perte, les “larmes m'en viennent aux yeux“. J'embrassai mon bienfaiteur, pour les sentimens qu'il témoignoit sur le compte de mon Amante. „Mais, mon cherpapa, “repris-je, il faut faire des informations. Si je n'étois pas tombé dans l'évanouissement, j'aurois questionné “tout le monde. -- Mon cher ami, me “répondit-il, j'ai fait beaucoup de “questions au sujet de cette personne, “dont le nom me frappoit. Je n'ai recueilli presque aucune lueur. On m'a “dit que les pierres que je voyois, “couvroient la tombe de plusieurs Notables enterrés dans l'Eglise démolie; “qu'on les avoit mises là en réserve, “pour les poser dans la nouvelle. On “ne savoit pourtant pas trop si ce marbre noir si frais avoit été posé. Quelqu'un m'a dit même qu'il-croyoit “avoir entendu dire consusément, “que la personne avoit fait faire sa “tombe avant de mourir. -- Ah! mon “cher ami, m'écriai-je, voilà de grandes clartés. Adélaïde a fait faire sa “tombe; mais elle respire. -- Je le souhaite de tout mon cœur, reprit l'ex-Hermite; mais courez donc à Paris, “pour la rejoindre. Elle y sera peut-être retournée; hâtez-vous, du “moins, d'arriver dans votre famille, “où vous devez trouver des consolations. Non, lui répondis-je, il faut aller “d'abord à la grande Chartreuse. Vous “savez que j'avois intention de m'y “rendre. Qui sait si Adélaïde ne s'y “trouveroit pas? Vous m'avez dit, je “crois, vous-même qu'elle y étoit “allée chercher des informations sur “mon compte. Volons vers ce saint “asile. -- Non, me répondit le vieillard, il vaut mieux retourner chez “votre pere. Si Adélaïde a vu les “Chartreux, ils lui auront appris que “vous avez disparu dans les airs; “elle les aura quittés, avec le désespoir dans le cœur. Selon ce que vous “m'avez dit, les bons Peres n'ont pas “lieu d'être fort contens de vous. Seroit-il blen sûr, pour vous, d'aller “vous remettre en leurs mains, fanl “être assuré du pardon. Cependant “j'ai entendu parler de vous à Don “Prieur. Je vous connois de réputation. Vous êtes ce fameux Novice “qui a fait tant de bruit sous le nom “de S. Bruno. Je crois qu'on pourra “vous pardonner. Don Prieur vous “aime. Vous avez, à ce qu'il dit, de “très-grands talens. Vous faites des “prodiges; vous vous élevez dans les “airs. On ne veut probablement pas “votre perte. D'ailleurs vous n'aviez “pas prononcé des vœux. Je parviendrai peut-être à faire votre paix, si “vous le désirez. Je me hâte d'aller à “Paris, pour des affaires indispensables pressées. Je reviens, sur le “champ, dans ce pays-ci. Ce qui vous “tient le plus au cœur, c'est votre “Adélaïde. La pierre tumulaire n'a “pas entiérement éteint votre espoir. “Vous voudriez recueillir des informations; vous vous flattez qu'il “en résulteroit quelque lueur qui “vous découvriroit qu'elle respire encore. Hé bien, ces informattons, je “les receuillerai pour vous. Le plus “prêssé, dans le momem présent, est de vous conduire dans votre famille. Si “vous n'appreniez rien sur votre “Amante, ou si les informations vous “donnoient la certitude affreuse de sa “mort, selon l'état où je vous vois, “je suis très-sûr que vous tomberiez “malade sur le champ, là, au milieu “des chemins. Sentez le danger qui “pourroit en résulter pour vous. Fiez-vous à ma foi, à mon zele“. Que dirai-je enfin? Cet homme excessivement honnête me persuada. J'étois atterré du dernier coup que je venois de recevoir. Cette pierre tumulaire m'avoit écrasé. Je n'eus pas l force de résister à mon guide, je me laissai conduire vers Paris. Dans la route, il me dit mille choses consolantes. Je crois qu'il en imagina quelques-unes. Par exemple, il m'apprit qu'il avoit entendu parler confusément, il y avoit quelque temps, d'un jeune homme aussi beau qu'une fille, tombé en léthargie, qu'on avoit enterré qui étoit ressuscité. „O! c'étoit mon Adélaïde, m'écriai-je: mais, ô Dieu! vous inventez “cette fiction pour tromper ma douleur; l'hissoire de celui qui “ voit fait faire sa tombe avantde moull est aussi peut-être une obligeants “nyention de votre part“. Mon ci-devant Hermite me soutenoit sur la route, par le flambeau de l'espérance, qu'il présentoit sans cesse à mes yeux. Je brûlois d'arriver chez mon pere. Je me flattois d'y récevoir des nouvelles de mon Adélaïde. Nous arri vâmes en effet promptement. Toute la famille m'attendoit avec impatience. Le soleil étoit près de se coucher. Je voyois déjà, de très-près, les tours de la Capitale. Soudain, j'apperçois un groupe de beau monde qui prenoit le plaisir de la promenade dans les contre-allées de la grande route. Leurs voitures les suivoient dans le milieu. On m'apperçoit de foin. Un grand homme, très-bien mis, s'écrie: C'est lui“ Je reconnois mon pere, je me précipite dans ses bras. Avec quel plaifir ce tendre pere m'embrassa! que j'en éprouvai moi-même entre ses bras? C'étoit une volupté moins vive, mais plus céleste peut-être que celle qu'hspire l'amour. Je trouvai, là, toute la fâmille réunie, au milieu de laquelle témise figuroit. Elle ne put s'empêcher de voler dans mes bras. Je fus reçu, par tout le monde, avec des transports de joié de tendresse que je partageni. Onme donna les plus heureuses nouveles de laPrincesse Gémelli, mais pas un mot sur Adélaide. Ce silence me jeta dans la consternation. Je n'osois demander de ses nouvelles, de peur qu'on ne m'en donnât de sinistres. J'étois sûr de la joie avec laquelle on m'en auroit communiqué de favorables, si l'on en avoit su. Je présentai mon ex-Hermite à la famille, en racontant les obligations que je lui avois. On l'accueillit comme mon bienfaiteur mon sauveur, nous prîmes tous le chemin de l'hôtel. Je trouvai, dans ma chambre, e portrait de mon Adélaïde sa statue. Ces objets chéris renouvelerent meslarmes. Toute la maison étoit décorée des portraits de toutes les personnes que j'avois le plus chéries, melés avec ceux de la famille, des personnes les plus cheres à mon pere. Je resptai dans cetteheureux asile, qui, me présentant des images si intéressantes, étoit, pour moi, une espece d'Elysée, où je conversois avec des ombres. Nous soupâmes assez gaîment. Je n'osai témoigner ma douleur, au mileu d'une assemblée si joyeuse deme revoir. Hélas! la joie ne pouvoit pénétter dans mon ame. Adélaïde m'étoit toujours présente, toutes les plaies de mon cœur étoient rouvertes par la douleur que me causoit sa perte. Son om-bre erroit sans cesse devant mes yeux, sembloit amener, autour d'elle, celles des objets chéris que j'avois perdus, tels que Scintilla quelques autres. Ni la Prêtresse Aphrodise, ni la belle Artémise, ni l'aspect de mes enfans, ni celui de toute uné famille céleste, ne pouvoient me consoler. J'aimois à méter, dans les Eglises les plus lugubres, sur la tombe des morts. Je me promenois presque tous les jours dans le cloître des Chartreux. J'assistois à leurs offices. J'entendois leurs chants funebres avec je ne sais quelle volupté douloureuse; tous ces objets mélancoliques m'inspiroient chaque jour, de plus en ps, le désir de rentrer dans cet Ordre penltent. Qu'avois-je à faire dans le monde, mon Adéllide n'y étant plus? Ne devois-je pas prositer du temps que le Ciel me laissoit passer sur la terre, pour éxpier les fautes innombrables que javois commises? Je ne put réster audesir de me présenter au Prieur des Chartreux. Je i parsai de la douleur qui me séparoit du monde, du repentir de mes fautes, qui me pressoit de le quitter. Le bon Prieur m'embrassa avec tendresse, approuva beaucoup mon dessein, me dit qu'il avoit eu, le matin, des pressentimens qui lui avoient annoucé que le Ciel, ce jour-là, lui enverroit un élu. Je me hasardai de lui demander s'il avoit entendu parler d'un Novice de la grande Chartreuse, qui avoit eu le malheur de se laisser donner le nom de S. Bruno, de paroître jouer le rôle de ce bienheureux Fondateur. „Oui, sans doute, répondit “D. Prieur; nous nous flattions qu'il “seroit, un jour, une des lumieres de “l'Ordre. Nous gémissons des circonstances qui nous l'ont fait perdre, "d'autant plus qu'il est à craindre qu'il “ne se perde lui-même. -- Croyez-vous, dis-je à D. Prieur, que s'il revenoit se présenter, avec le firme “repentir de ses fautes l'envie de “satisfaire au Ciel, on le recevroit une “seconde fois Novice, sans le condamner à la prison ni à aucune “épreuve cruelle? -- En pouvez-ous “outer, mon cher enfant, répondit “le Pater en m'ouvrant ses bras paerfiels? Le Pasteur a retrouvé sa brebis égarée. O mon Dien! je terends “graces; ce sont-là de tes prodiges“. Je fus embrassé serré fortement contre la poitrine de D. Prieur, qui, étant pleine de tabac, me fit éternuer fortements e lui demandai huit jours pour faire mes réflexions; je le quittai en soupirant. „Allez, mon cher enfant, “me dit-il, que le Ciel vous illumine. “Entrez dans votre cœur. Ecoutez-y “la voix du Très-haut. O mon Dieu! “ne permets pas qu'une si belle ame “s'égare se perde“! Un dégoût invincible du monde prévaloit chez moi chaque jour. Je n'en avois demandé huit, que pour voir si, pendant ce temps-là, je ne recevrois point de nouvelles d'Adélaïde. L'ex-Hermite étoit reparti depuis quelque temps, n'avoit rien découvert. Il avolt vu le Prieur de la grande Chartreuse, qui lui avoit témoigné le plus rand attachement pour moi, le désir que je rentrasse dans l'Ordre. Sans espoir de revoir Adélaïde, je soupiris pour la retraite. J'étois honteux cependant de quitter une famille si elérie une société sidélioieuse; mais Aélidé ny émit pas.Mon pere cherchoità me démurnen de ce parsingulibr par toute ésraisons que lahilosophiesophie peut suggérer. Il me faisoit sentir sur-tout l'absurdité qu'il y avoit d'entrer dans un Ordre si religieux si austere, sans être bien ferme sur l'article de la foi. Car enfin, dans la continuité d'aventures qui avoient toujours varié ma vie, je n'avois pas eu le temps d'étudier beaucoup notre fainte Religion. Je savois, par les plaintes mêmes des gens pieux, qu'il y avoit beaucoup d'infortunés qui n'y croyoient pas; les livres sur lesquels se fondent les incrédules, m'étoient tombés dans les mains, plutôt que ceux qui établissent la Religion. La mienne n'étoit donc guere qu'un pur Déisme, une pareille doctrine conduitpeu chez les Chartreux; mais au moins cette croyance étoit chez moi une vraie Religion, au lieu que chez la plupart des Déistes, qui, en reconnoissant froidement leur Auteur, ne lui rendent aucun hommage apparent, ce n'est qu'une opinion. J'adorois vraiment l'Etre supreme, je croyois lui devoir satisfaction pour toutes les fautes que j'avois commises. J'ai toujours désiré, en secret, qu'on permît aux Déistes d'avoir des Temples, de joindre un culte réel au systême philosophique, qui éta blit l'existence d'un Dieu; qu'on fît en un mot, du Déisme, une Religion comme à la Chine. Car enfin, les incrédules, négligeant le culte des Chrétiens, se bornant à croire en secret qu'il existe un Etre suprême, sont sans Prêtres, sans Autels, sans aucun exercice extérieur, ni même intérieur, qui annonce leur foi dirige leurs actions; on peut donc les regarder comme sans Religion. Le Déisme érigé en culte, ne devroit-il pas valoir, à nos yeux, au moins ceux que nous réprouvons que nous tolérons; ne seroit-il pas plus utile d'avoir cette Religion, que de n'en avoir aucune? Qu'on me pardonne de moraliser, dans les dispositions austeres où je me peins pour le moment. Les huit jours expirés, n'ayant point de nouvelles d'Adélaïde, je me dérobai, sans rien dire, à la famille la plus chérie; , presque décidément incrédule aufond du cœur, je merendis chez les Chartreux, pour embraffer une vie si austere si chrétienne. Le Prieur fut si enchanté de l'acquisition qu'il faisoit en moi, de l'empressement que je lui montrois pour prononcer mes vœux, qu'il me promit que les sia mois de Noviciat, que j'avois déjà faité àtla grande Chartreuse, me seroient comptés. J'entrai donc, pour la seconde fois, chez ces pieux solitaires, je m'y comportai avec une ferveur qui édifia bientôt toute la maison. Déjà l'on me citoit à tous les Novices, comme un modele de piété, tandis qu'hélas! peut-être la foi n'étoit pas née chez moi; mais je me flattois qu'en pratiquant, avec un zele rigoureux, la Religion sur laquelle j'avois conçu des doutes, bien-tôt je pourrois y croire, que les œuvres ameneroient la foi qui les sanctifie. Je sentois que cette foi me donneroit plus de goutpour la vie austere à laquelle je me condamnois. J'étois donc, comme je viens de le dire, le modele de cette sainte Communauté; mais bientôt il vint, de la grande Chartreuse, un jeune Profès qui partagea cette gloire avec moi. Je fus long-temps à l'admirer, sur le bien qu'onm'en difoit, sans avoir le plaisir de le voir. Il fut d'abord pendant plusieurs jours à l'infirmerie, parce qu'il étoit d'un tempéramnt foible, que le voyage l'avoit sans doute fatigué: ensuite il passa trois semaines sans se montrer avec la Communauté, le seul jour de la semaine où nous pouvions nouspurler lne setrouvoit pas au chœur du même côté que moi, la saison d'autres circonstances concoururent à rendre l'Eglise si obscure pendant quelque temps, que je ne pus distinguer son visage, qui me paroissoit, en gros, fort jeune fort délicat. Enfin dans toutes les occasions où je cherchai à voir ce jeune émule, il me sembloit qu'il fuyoit ma présence. On eût dit qu'une secrete jalousie l'éloignoit de moi. Quand je crus lui voir quelque répugnance pour ma personne, je ne cherchai plus à le voir; je parus même éviter ce jeune homme, autant qu'il sembloit jaloux de m'éviter lui-même. Cependant l'époque de ma profession avançoit. J'aspirois de tout mon cœur après ce moment fatal, parce qu'on me restreignoit, pendant mon Noviciat, aux livres aux exercices de dévotion, qui ne pouvoient fournir un aliment suffisant à un esprit aussi actif que le mien; parce que je me flattois qu'après la prononciation de mes vœux, on me permettroit de lire, de cultiver les Lettres, de me livrer aux Sciences aux Arts. Je n'avois d'ailleurs aucune dissipation. Je ne voyois personne à qui je pusse ouyrir mon cœur. Les secrets de l'amour étoient une mas tiere étrangere pour ces Religieux austeres. On nemelaissoit voir ame quivive de ma famille; on ne me donnoit pas même de nouvelles de ces personnes chéries. On m'apprit seulement qu'on n'avoit rien entendu dire, chez mon pere, sur le compte d'Adélaïde; ce qui me donnoit toujours plus de motifs de croire qu'elle n'étoit plus au monde, me faisoit désirer d'en sortir. Enfin le jour fut choisi pour la prononciation de mes vrœux. On daigna en faire part à ma famille, afin qu'elle y assistât. Mon pere me fit savoir en effet qu'il s'y trouveroit avec tout son monde, que j'y verrois, de plus, un Cardinal qui m'étoit connu, qui vouloit bien honorer ma profession de sa présence. Je cherchois vainement, dans ma tête, qui pouvoit être ce Cardinal. Je ne me rappelois pas d'en connoître aucun autre, que le frere jumeau de la Princesse Gémelli. On m'administra, pour me préparer, tous les secours spirtuels toutes les purgations mystiques. Enfin le jour fatal arriva. Malheureusement, je commençai à sentir, en entrant dans le chœur, que je faisois une sottise; mais jene savois plus commentreculer, après m'être avancé si avant, sur-tout après avoir réuni tant de témoins; car l'assemblée étoit des plus nombreuses. J'apperçus, de loin, le Cardinal qu'on m'avoit annoncé. Il me paroissoit ressembler à la Princesse Gémelli. Il me rappeloit, du moins, la figure qu'avoit cette chere personne dans le temps qu'elle étoit revêtue de la pourpre Romaine. „Seroit-ce, me disois-je, la Princesse, “qui auroit voulu être témoin de mon “sacrifice, pour voir si, au moment de “prononcer mes vœux, je ne me laisserois point toucher en sa faveur, “engager à me lier avec elle, au lieu “de m'unir à mon Auteur?“ Mais, d'ailleurs, il n'y avoit pas d'apparence qu'elle eût endossé, une seconde fois, l'habit de Cardinal. Ce pouvoit être son frere, qui lui ressembloit tant; mais, depuis la derniere scene, où je l'avois empêché de marier sa sœur avec l'indigne Spinacuta, il me paroissoit avoir de l'éloignement pour moi. Et pourquoi seroit-il venu assister à mon sacrifice? Il étoit placé trop loin de moi dans l'Eglise, le jour étoit trop sombre, pour que je pusse le bien distinguer. Mon pere toute la famille étoient aussi à une certaine distance de moi. Ils par oissoient me plaindre; mais je ne sais fije n'entrevoyois pas, dans leurs yeux, qu'ils étoient un peu piqués contre moi. Je m'en demandois le pourquoi. Etoit-ce parce que je renoncois à eux, ou parce que je ne leur avois point parlé pendant le cours de mon Noviciat? Ne leur avoit-on point fait accroire que la défense de me voir venoit de moi? L'aspect de ces personnes chéries me rendoit tout mon attachement pour elles, me rappeloit dans leurs bras. J'aurois voulu pouvoir leur parler. Le dégoût pour le cloître me faisissoit, dans le moment que je devois m'y attacher par des vœux solennels. Je voyois, dans lassemblée, certains jeunes gens, que je savois entichés de Philosophie, que j'avois entendu plaisanter souvent sur les mfortunés qui embrassoient le parti du cloître. Je croyois voir, dans leur yeux, un rire sardonique, des marques certaines qu'ils me regardoient comme un imbécille. „Et ne l'es-tu pas doublement, me disois-je à moi-même, “d'embrasser un pareil état, sans avoir “la consolation d'être fortement persuadé de la foi à laquelle tu fais un si “grand sacrifice? Malheureux! si ton Adélaïde alloit reparoître! ...“ Je cherchois, en quelque façon, un prétexte pour rompre avec les Chartreux. J'envoyai demander à mon pere si l'on n'avoit point reçu de nouvelles d'Adélaide. Il me fit répondre qu'il n'en avoit point reçu. „Allons, me dis-je, voilà mon arrêt. Adélaïde n'est “plus; je ne dois pas rester dans un “monde que n'embellit plus sa présence. J'ai des torts immenses à réparer. Si j'ai quelques doutes encore “sur la foi, je crois fermement à l'existence du Dieu mon Auteur. Je crois “que je l'ai offensé, que je lui dois “satisfaction. Accepte, o mon Dieu! “le sacrifice de ma vie de ma liberté“. Ma tête s'exaltoit. J'étois comme un homme ivre. Mes yeux se troubloient. Tous les objets me sembloient tourner autour de moi. J'eus besoin d'être soutenu sous les bras. La cérémonie commença. Mon trouble augmentoit continuellement. Quand je fus prosterné la face contre terre, je demandois, à Dieu, la mort avec des larmes ameres. Ciel! combien de spectres s'offrirent à mon imagination! Je fus couvert d'une sueur froide. Enfin je me leve, je me dispose à prononcer les vœux solennels; nœuds redoutables qui vont me lier à jamais! Je commençois à prononcer les mots terribles. Une voix foible se fait entendre, s'écrie: „Arrête“. Je regarde; c'étoit le jeune Profès, ce mysterieux émule dont j'ai parlé, qui crioit. Il me tend les bras, tombe évanoui. Je me précipite vers lui, je le regarde de près. C'étoit Adélaide. Fin du Livre cinquieme. SECONDE SUITE DE L'AVENTURIER FRANÇOIS. LIVR SIXIEME. Je manquai de tomber évanoui moi-même; mais il falloit secourir mon Amante. „Ah! plus de vœux! m'écrai-je; j'ai retrouvé mon Adélaïde“. Les Moines me secondoient pour rappeler au sentiment le prétendu Profès; mais ils paroissoient stupéfaits de me l'entendre appeler Adélaïde. Ils ne savoient d'abord ce que vouloit dire mon empressement frénétique autour de ce petit Religieux; enfin ils virent clairement, par mes expressions passionnées, que ce prétendu Religieux étoit une femme. Elle rouvrit ses beaux yeux: „Ah! ma chere Adélaïde, lui dis-je “en baisant sa main avec transport, “nos peines sont finies, le Ciel te rend “à mes vœux. Cruelle! pourquoi te “cacher à ton Amant? Sortons de cette “maison de captivité, à laquelle tu “viens si à propos de m'empêcher de “me lier, allons aux pieds des Autels prononcer le serment d'être “heureux ensemble“. Adélaïde, sans pouvoir parler, me répondit par des regards touchans, plus expressifs que tout ce que je pouvois lui dire. „Mes Révérends Peres, dis-je aux “Chartreux, je me consacrois à Dieu. “Je me croyois seul au monde. Je “croyois mon Adélaïde au tombeau; “mais elle vit, elle m'est rendue. Je “suis sensible à vos soins, je respecte “vos vertus, mais je ne puis rester “parmi vous. Je me dois à mon “Amante. -- Cela suffit, dit D. Prieur “d'un air fort calme, cela vient fort “à propos. Allons, la cérémonie est “finie pour aujourd'hui. Venez, mon “enfant“. Je vais sur les pas du Révérend Pere; nous sortons du chœur. Suivez ces deux hommes, me dit-il; “on a quelque chose de particulier à “vous communiquer“. Je suis deux grands diables que je ne connois pas. Ils me font descendre par un escalier sombre. „Où me conduit-on? m'écriai-je; est-ce à la cave?“ Je me rappelai comment j'avois été attrapé jadis, à Madrid, chez les Capucins. Je voulois remonter; mais deux autres coquins, qui étoient accrampis sur les degrés, que je n'avois pas apperçus d'abord, me passerent je ne sais quoi entre les jambes; ce qui, joint avec la violence avec laquelle leurs camarades me pousserent, me fit tomber sur l'escalier. Je roulai, tout étourdi par ma chûte, jusques dans un cachot qui étoit ouvert au bas des degrés. La porte fut foudain fermée à grand bruit sur moi; je me trouvai enfermé sous trente clefs, avant d'avoir pu me reconnoître faire la moindre résistance. J'avois presque perdu connoissance. Je fus rappelé au sentiment par des cris, où je reconnus la voix de mon Amante. Ah! Ciel! on la conduisoit sans doute, de son côté, dans un autre cachot. Je me représentois ses douleurs. L'instant de notre réunion étoit celui de notre disgrace; quand je croyois toucher au bonheur, j'étois précipité dans un abîme. Je me rappelois tout ce que j'avois entendu dire de la vengeance des Moines, tout ce que mon pere en avoit souffert, tout ce que j'en avois souffert moi-même; je me voyois condamné à passer ma vie dans cette horrible situation; sur-tout je voyois ma chere Adélaïde dans cet affreux état. Encore si l'on nous avoit laissés ensemble, comme mon pere s'étoit trouvé réuni, dans son cachot, avec sa Julie!... Je vis, au haut de ma niche, une petite lucarne; j'y montai. Elle donnoit sur une cour solitaire. J'apperçus visàvis, une autre lucarne semblable à l'éclair d'une cave. J'entrevis, contre la vitre, le visage de ma chere Adélaïde, qui m'avoit apperçu, qui me tendoit les bras. Je les lui tendis pareillement de mon côté; nous restâmes quelques temps à répandre, en silence, des larmes à l'aspect l'un de l'autre. „Prends courage, ma chere Adélaïde, “criai-je à ma Maîtresse. Nous sommes “sortis de plusieurs pas bien plus dangereux; nous sortirons encore de “celui-ci“. Tout à coup on vint enlever, à mes yeux, mon Amante. Elle poussoit des cris plaintifs s'attachoit aux barreaux de fer. On ne nous trouvoit pas, apparemment, assez malheureux. On nous envioit la douceur cruelle de pleurer à l'aspect l'un de l'autre. On arracha, par force, mon Amante de son cachot. Les monstres! je ne pouvois la défendre ni la venger. Dès qu'elle eut disparu, il me sembla qu'avec elle j'avois perdu la lumiere. L'horreur de mon cachot en fut redoublée à mes yeux. Je passai une heure ou deux fort douloureuses, qui me parurent des siecles. Je m'y plongeai dans l'amertume des réflexions les plus tristes. Cependant l'espérance m'y présenta encore son flambeau dans le lointain. „Mon pere, “me disois-je, ma chere Princesse, “ou le Cardinal son frere, témoins de “notre malheur, vont sans doute s'intéresser en notre faveur“. Quelque temps après, j'entendis du bruit dans le cachot de vis-à-vis; jemis la tête au soupirail; je vis qu'on ramenoit mon Adélaïde dans sa prison. „Dieu soit loué, me dis-je“. Elle me fit signe de son côté; mais on l'empêcha d'approcher de sa lucarne. „Je jouirai, du moins, me disois-je, de la “vue de ma chere Amante“. Tout à coup, on vient m'enlever à mon tour. „Où veut-on me conduire? “m'écriai-je“. On ne me répond pas; mais je vois six drôles bien armés, qui paroissent disposés à m'entraîner malgré moi, si je veux résister. „Sans doute, “me disois-je, on a changé d'avis. “C'est Adélaïde qu'on veut laisserdans “son cachot; comme on ne prétend pas que je jouisse de sa vue, on “veut me transférer dans un autre“. J'étois bien décidé à ne pas me laisser précipiter dans un nouveau souterrain, à resister de toutes mes forces, si l'on vouloit me faire descendre un autre escalier. On m'en fit, au contraire, monter un, l'on m'introduisit dans une grande salle, où les Chefs de l'Ordre étoient assemblés. Je vis qu'il étoit question de subir un interrogatoire, que si l'on avoit emmené, pendant quelque temps, mon Adélaïde, c'étoit sans doute pour le même objet. Jerespirai, je comptai qu'on me donnoit gain de cause, dès qu'on me fournissoit les moyens de me justifier. D. Prieur ses Confreres fronçoient le sourcil, paroissoient armés de la gravité la plus imposante: mais des grimaces ne m'ont jamais fait peur. On me fit mettre à genoux devant un Crucifix; , m'appuyant la main sur l'Evangile, on me somma de promettre de dire la vérité. Je le promis solennellement. „Je vais commencer par vous la dire, “moi, jeune imprudent, dit le sévere “D. Prieur. Vous avez été reçu Novice “dans la grande Chartreuse; on vous “y a traité avec amour, avec des “distinctions extraordinaires. Voilà “comme vous les avez reconnues. “Vous avez débauché une fille, qui “est venue, au mépris des lois divines “ humaines, profaner le saint habit “d'un des Ordres les plus réverés. “Vous avez pratiqué des communications entre votre cellule celle de “cette malheureuse; , dans l'asile de “la sainteté, de la pénitence, de la “chasteté, vous viviez ensemble au “sein de la débauche, comme dans un “lieu de prostitution. Non content de “cet horrible désordre, vous avez été, “dans le voisinage, séduire une jeune “fille, joignant le sacrilége au comble du libertinage, vous avez osé “vous donner pour un Saint, pour le “Fondateur de l'Ordre, afin de commettre, sous ce nom que vous profaniez, les plus indignes excès. Vos “crimes reconnus, vous êtes revenu “enlever la compagne de vos débauches, qui souilloit notre saint habit; u l'on se croyoit débarrassé de vous; “mais, quelque temps après, vous avez “envoyé à la grande Chartreuse une “autre de vos mpures Amantes, qui “a commis la même profanation, “qui vous attendoit pour partager vos “forfaits. Elle est venue vous trouver “ici. Trompés par un faux repentir, “nous vous avions reçu à bras ouverts. “Vous avez affecté un faux zele; “dans le moment où vous prononciez “vos vœux, elle n'a pas eu la force de “cacher son malheureux secret, sa passion perfide obscene a éclaté, aussi “bien que la vôtre. Vous croyez-vous “donc en droit de vous jouer ainsi du “Ciel de laterre, d'outrager un Ordre “respectable, qui est sous la protection “du Ciel sous celle du Gouvernement, d'en faire l'asile de la débauche la plus scandaleuse? Parlez, parlez. Justifiez-vous, si vous le pouvez“. Je répondis avec une noble simplicité. „Mon Révérend Pere, le tableau “que vous présentez est imposant, , “dans la bouche d'un homme comme “vous, digne de confiance de foi, “il pourroit faire, contre moi, l'impression la plus fâcheuse. Le faux s'y i trouve mêlé avec le vrai, d'une maniere dangereuse, qui exige de l'explication. Le repentir des écarts dema “jeunesse, la douleur de la perte “d'une Amante que je croyois au “tombeau, m'ont engagé à entrer à “la grande Chartreuse, dans l'Ordre “austere de S. Bruno. Une jeune personne que j'avois connue auparavant, “ qui m'avoit inspiré un vif intérêt, “est venue, déguisée en homme, prendre le même habit. Je puis protester, “à la face du Ciel, que je n'avois aucune connoissance de son arrivée ni “de son dessein, que je n'ai pas eu “la moindre part à son entrée chez les “Chartreux. Vous l'avez logée auprès “de moi, sans que je vous en aye prié, “ vous avez innocemment contribué, par-là, aux suites sur lesquelles je “passe condamnation, quoique j'eusse “les intentions les plus pures, que “nous ayons été entraînés tous deux, “pour ainsi dire, malgré nous, dans “des abus que je me reprochois. J'ai “renouvelé en France l'art, connu autre part, de s'élever dans les Cieux; “j'ai profité de ce secret, pour faire, “dans l'air, des promenades nocturnes. “Je n'avois pas l'ombre d'une coupable intention. Le hasard m'a conduit “dans un lieu où regne la simplicité. “Deux jeunes filles, trompées par mon “habit par l'avantage que j'avois “de paroître venir des Cieux, m'ont “pris pour S. Bruno, malgré mes protestations du contraire. Je me suis vu “entraîné, par les circonstances, à me “prêter à cette comédie. Vous avez, “après cela, voulu me punir, envelopper dans ma disgrace l'infortunee qui avoit partagé mon sort. Je me “suis soustrait a vos châtimens, j'y “ai dérobé, avec moi, ma compagne. “Rien de plus naturel. Ensuite, tandis “je pleurois mon Amante, que je la “croyois au tombeau, elle est venue “aussi, sous l'habit d'un homme, endosser le vôtre à la grande Chartreuse. Assurément, je n'étois pas “complice de ce dessein, puisque je “ne la croyois pas au monde; mais, par “cetacte, que vous traitez de scandale, “en a-t-elle donné? N'a-t-elle pas été, “au contraire, l'exemple l'édification de votre maison? Malgré la foiblesse d'un sexe fragile, ne l'a-t-on “pas reconnue pour le modele des “austérités des plus sublimes vertus? “N'a-t-elle pas, en cela, un double “mérite; loin d'être punie, ne devroit-elle pas être récompensée? “Quant à moi, qu'un nouveau repentir a ramené chez vous, m'y fuis-je “mal comporté? N'avez-vous pas paru “au contraire distinguer ma conduite? “Pouvez-vous dire que j'aye eu aucune “connoissance que mon Amante existoit si près de moi? N'est-il pas visible que je ne l'ai connue qu'au moment où j'allois prononcer mes “vœux, puisque c'est elle qui m'a empêché de les prononcer, puisque, si “je l'avois reconnue plutot, j'aurois “voulu, sur le champ, partir avec elle. “J'ai eu sans doute, pendant le cours “de ma vie, plusieurs fautes à me reprocher au tribunal de Dieu; mais “c'étoit pour les expier que je venois “chez vous. Je n'avois donc pas l'intention d'y en commettre de nouvelles; je n'en ai pas commis. Tout “ce qui étoit antérieur étoit pardonné. “Vous n'avez donc rien à mereprocher. “Je n'ai point prononé de vœux. Je “ne suis donc lié à vous par aucun “nœud. Je dois donc avoir la parfaite “liberté de sortir de chez vous. Les “vœux de mon Amante sont nuls, “parce qu'elle ne pouvoit les prononcer. Vous n'avez pas le droit de lare tenir; ce seroit un scandale de votre “part, que de vouloir le faire. Il est de “votre devoir, au contraire de l'expulser. Ce seroit au Gouvernement “seul à la punir; mais la punir de “quoi? de ses vertus? Vous ne devez “pas la dénoncer; vous devez, au contraire, ensevelir cette afsaire, d'autant “plus que la personne ne mérite, que “des éloges pour sa conduite. Félicitez-vous de ce qu'ayant eu, chez “vous, une jeune fille, elle ne vous a “ni déshonorés, ni scandalisés“. Je finis mon discours de la maniere la plus pathétique. Je déployai même une véritable éloquence. Les yeux de plusieurs de mes Juges devinrent humides. On me renvoya gravement. Je conçus quelque espoir favorable; c'est ce qui m'engagea à me laisser enfermer, de nouveau, en face de mon Adélaïde. Il y avoit déjà long-temps que l'ombre régnoit, je m'apprêtois à passer une nuit bien cruelle. La cérémonie fatale s'étoit faite le matin. Nous étions déjà bien avant dans la soirée, l'on ne m'avoit point encore apporté à manger, soit par oubli, soit par cruauté. Je commençois à sentir les horreurs du besoin; ce qui me déchiroit le plus, c'est que je me représentois Adélaïde sousfrant le même tourment. Enfin, j'entends ouvrir ma porte. „Ah! me dis-je, “on écoute enfin l'humanité. On m'apporte à manger; sans doute on rend “le même devoir à mon Amante“. On entre, c'étoit Adélaïde elle même. A sa suite, paroît le Cardinal, qui étoit ma chere Princesse déguisée sous la pourpre Romaine; après elle, je vois entrer mon pere; la procession étoit terminée par D. Prieur. Les trois cheres personnes se précipitent sur moi. Je leurrends leurs délicieuses caresses. „Jeune imprudent, me dit D. Prieur, vous êtes “bien heureux, votre compagne “vous, d'avoir un protecteur d'un si “haut rang, d'une si puissante recommandation, d'une bonté si déclarée “pour vous, que S. Em. Monseigneur “le Cardinal. Vous lui devez la liberté. Tâchez de répondre, par votre conduite, à une faveur si honorable pour vous. Nous vous aurions “refusé à tout autre intercesseur; mais, “à la priere d'un solliciteur si recommandable, nous vous pardonnons, “ vous renvoyons tous les deux. “Nous vous recommandons à la bonté “divine, nous ferons, pour vous, les mêmes prieres que nous aurions “faites assidûment, si nous vous avions “retenus dans la solitude; car enfin, “nous ne voulions punir que vos “corps, nous comptions bien travailler sans telâche pour le salut de “vos ames“. Je remerciai D. Prieur le Cardinal, que je n'osois reconnoître, devant lui, pour ma chere Princesse. Heureusement, on vint demander le R. P., il nous laissa ensemble; dès qu'il n'y fut plus, nous nous livrâmes sans réserve à nos heureux transports. Adélaïde moi, nous remerciames notre chere Princesse. „Mon cher Chevalier, me “dit-elle, au commencement de vos “aventures, j'ai paru à vos yeux sous “les deshors d'un Cardinal, , dans “cette qualité, vous m'avez sauvé la “vie. Quand vos aventures paroissent “au point de se terminer, parce qu'il “me semble qu'enfin vous etes arrivé “au port, je reparois, devant vous, “sous le même habit, pour avoir le “plaisir, à mon tour, de faire aussi “quelque chose en votre faveur, de “vous sauver au moins la liberté“. Nous embrassâmes, avec un nouveau uansport, notre chere Princesse. On nous conduisit dans des apparten extérieurs, où l'on nous fournit, à chacun, les habits de notre sexe. Nous quittâmes ceux du Couvent. Adélaïde endossa les siens dans une piece voisine. Je fus bien vîte revêtu des miens. Pendant que je faisois ma toilette, mabienfaitrice m'apprit qu'elle avoit été témoin de la scene de notre reconoissance avec leplus grand plaisir. Qu'elle avoit demandé à nous voir dès que nous avions quitté le chœur. Qu'on avoit paru d'abord vouloir éluder sa demande, qu'elle avoit compris; par les propos eutortillés des Chartreux, qu'ils vouloient nous punir. Elle avoit été surprise de cette résolution. Les Moines, pour leur justification, lui avoient exposé nos prétendus griefs. Elle avoit, pour réponse, fait notre apologie, à peu près comme je l'avois faite moi-même. Ils s'étoient restreints à supplierS. Em., par l'amour qu'onlui connoissoit pour l'équité, de pormettre qu'ils vérifiassent si les choses nous étoient aussi favorables qu'elle le disoit par un excès de bonté, qu'ils nous fissent subir à chacun, pour cet effet, un interrogatoire. L'accord l'unanimité des dépositions de S. Em., de celles d'Adélaïde d'Adélaïde des miennes, avoient forné, en notre faveur, un corps de preuves contre lesquelles la rigueur des Moines n'avoit pu tenir. Notre liberté note maumissien avoient été décidées. Soudain, la Princesse Cardinat mon pere s'étoient hâtés d'aller délirer la partie la plus foible, par conséquent la plus souffrante. Ils étoient venus ensuite à moi. Dans ce moment, Adélaïde entre sous les habits de son sexe. Il y avoit des siecles que je ne l'avois vue sous ce costume. Je la touvai adorable. Ma figure, sous l'habit militaire, que j'avois endossé, parut aussi ne lui pas déplaire. Nous sortimes de l'appartement, comptant quitter, sur le champ, le Couvent; mais les Moines vinrent s'emparer de nous, pour nous conduire au pied des Autels, où l'on nous fit demander, à genoux, pardon à Dieu à la Communauté, de nos fautes, du scandale que nous avions causé. Ensuite on nous aspergea. On supplia Mgr. le Cardinal de vouloir bien nous donner l'absolution. La Princesse, qui savoit ce que valoit un pareilacte de sa main, dit qu'elle n'empiétoit jamais sur les fonctions de personne; qu'un Supérieur étoit, chez lui, au-dessus de tous les dignitaires; que c'étoit à lui seul d'absoudre. D. Prieur se laissa persuader. Après avoir fait une profonde inclination devant S. Em. Il nous donna, en pompe, l'absolution, qu'il nous fallut recevoir prosternés la face contre terre. Après avoir été bénits absous, nous eûmes enfin la liberté de partir; mais il fallut que S. Em., avant son départ, donnât sa bénédiction à la Communauté. Elle le fit en rougissant. Son juste respect pour la religion faisoit qu'intétieurement elle se reprochoit cette profanation, dans laquelle cette chere Dame se trouvoit entraînée par la premiere faute qu'elle avoit commise, en osant endosser un habit vénérable, qu'il ne lui convenoit pas de porter. Quand nous fûmes dehors du Couvent, mon pere enfin respira. „Il me semble, “dit-il, qu'on m'ôte une montagne de “dessus la poitrine. Allons, mes amis, “de la joie. Où diable ce malheureux Caaudin alloit-il se fourrer, pour “nousnoitit l'ame à tous“? Nous arrivâmes à l'ôteh Les nieres, les enfans toutde honde nous sautau cou. „H “bien, disoit-on au Cardinal, vous le “avez donc obienus à la fi? -- Hélas “répondoit S. Em., j'ai été obligée “d'être sur le dos des . PP. depuis “ce matin, jusqu'à neuf heures du soir. “J'ai vu mille fois l'heure où j'y perdrois toutes mes inflances. On a lieu cher d'avoir abusé d'un “de me repre “habit respectable; mais sans cet “habit je n'aurois rien obtenu; nos “deux pauvres haires seroient à présent, chacun, dans un cachot, “sous les pieds des RR. PP. qui “reposeroient à leur aise“. Alors on nous embrassoit l'on nous persiffloit amicalement. Nous fimes le souper le plus délicieux, dans les douceurs de l'intimité. "Enfin vos peines sont finies “s'écria mon pere; sans doute nous “allons demam à l'Eglise pour commander les bans“. A ces mots, tout le monde regarda mon Adélaïde. L'infortunée leva un œil humble timide sur la Princesse. Ah! ma respectable amie, lui dit-elle en se jetant à ses genoux, en baisant, avec “transport, une de ses mains, vous nous “avez soutenus depuis bien des années; vous nous avez sauvés plusieurs “fois lvie; vous venez de nous délivrer “encore dans le moment. Nous sommes “à vet, nous vous appartnons. C'est “à vous de disposer de votre bien; “mais moi, comblée de vos bontés, “dois-je vous priver du seul homme “que vous avez toujours honoré de votre affection, dont vous avez acquis “le cœur la personne par tant de “bienfaits? Dois-je priver ce jeune “homme d'une si adorable possession? “ -- Ma chere Adélaïde, répondit la “Princesse, vous nous faites là des raisonnemens tout à fait sérieux imposans. Je sais tout ce que vous m'avez déjà dit à ce sujet; il faut que j'y “réponde. Donnez-moi jusqu'à demain, ma chere; demain matin, si “je ne puis détruire vos objections, je “céderai à vos représentations“. Nous nous regardâmestousavec étonnement. „Quoi! disions-nous en nous-mêmes, la Princesse, qui a été jusqu'à présent si généreuse à l'égard de “ces deux Amans, consentiroit-elle “enfin à les séparer? voudroit-elle “profiter des circonstances, pour se réserver l'amant qu'elle a cédé tant de “fois à sa protégée“? Notre Bienfaitrice s'apperçut à merveille de notre surprise; elle en sourit, avec l'air de bonté qui lui étoit naturel, qui ne nous présageoit rien de sinistre. „Tousera révélé demain, dit-elle; en attendant, “belle Adélaïde, apprenez-nous, s'il “vous plaît, comment vous êtes échappée à la mort que vous aviez paru “recevoir sous le costume de Chéri, “comment votre cotps a disparu, ce “que vous êtes devenue, par quel “enchaînement d'aventures nous vous “avons retrouvée chez les Chartreux“. „Hélas! répondit Adélaide, mes aventures ont été douloureuses; mais “elles ne sont pas longues à raconter. “Vous savez, ma bellePrincesse, qu'après que j'eus été blessée par la main “chérie qui est devant nos yeux; vous “accourûtes vers moi. Je vous tendois “les bras, je comptois me précipiter “dans les vôtres. Je tombai dans un “profond évanouissement. Vous me “fîtes transporter chez vous. Je rouvris nles yeux ente vos bras, vous m'accoidâtes les plus tendres soins. Ma “guérison alloit les suivre; mais jereçus bientôt un coup plus mortel. On “vint vous aracher à mon amour, “pour vous entraîner à Naples, dans “iune prison. Je tombai dans un nouvel évanouissement. Je rouvris cepedant encore les yeux: je me vis ntransportée dans une maison étrangere, où je sentis les horreurs de votre perte de ma situation. J'écrivis “à mon Amant; mais au milieu de ma “lettre, je sentis la main de la mort glacer mon cœur;m voile seirépandre “sur mes yeux, le sentiment s'éteindre entierement dans mon sein. “L'Univers n'exista plus pour moi. “Que devins-je pendant ceue crise? “J'ai été long-temps à l'ignorer. Je “m'éveillai au milieu d'une confusion, “d'un chaes oùje ne compris rien “d'abotd. dlentedois un bourdonnemen sourd épandu antour de mpi “Je ne posois pas fub lterre, je ne la “voyois pas. J'étois suspendue; étoit-ce dans l'air ou non? C'étoitquelque “chose de mobile, mais sans figure, “sans couleur, visible invisible. Il “me seblu que c'étoit de l'eau; des “poissons, que je crus appercevoir, "me conferent dans cette idée: “mais comment respirois-je dans cet “élément, sans ête noyée, sans même “être mouillée? J'étois sur un petit lit de repoe mollement balancé, dans “le déthabilléddeNérérdeJu voyois “de l'eausur mu têpsous mes pleds; autou de moi; rlen que del'éau. Je “crus être morte, me touver dans “un Purgatoire, où j'étois condamnée, “pour expier mes fautes, au supplice “de l'eau, au lieu de celui du feu. “En examinant mieux ma position, “qui me sembloit d'abord surnaturelle “ miraculeuse, il me parut enfin que “je n'étois pas sortie du sein de la Nature. J'entrevis que j'étois dans une “grande boule deverre, que mon trouble sa transparence m'avoient empêchée d'abord d'appercevoir. Cette “boule étant pleine d'air, il n'étoit pas “miraculeux que j'y respirasse; mais “elle paroissoit hermétiquement fermée: comment avoit-on pu me “mettre là dedans? par quelle avanture me touvois-je dans cette singuliere prison? Je voyois, comme j'ai “dit, les poissons qui venoient folâtrer “autour du globe de verre; j'étois séparée d'eux par un mur diaphane. „Mais, me disois-je, comment pourrai-je vivre lâ-dedans, sans nourriture“? Je n'osois remuer trop fort, “de peur que mon lit, dont les quatre “pieds posoient sur le verre fragile “pouvoient se briser à tout moment, “ne m'exposât à être inondée. “Tandis que j'étois dans se plds grand “embarras, je vis descendre, vérsmoi, “un homme nu qui nageoit entre deux “eaux. Il m'apperçut, me regarda avec “admiration, me fit des signes, garans “du plaisir sensible que lui causoit ma vue, se hâta de remonter sur l'eau. “Il redescendit sur le champ, resta encore quelques minutes à s'égarer autour de mon globe, à me témoigner, par gelles, son ravissement, “puis remonta, puis redescendit alternativement. Je compris que c'étoit “un plongeur qui passoit quelques “minutes dans l'eau, en retenant son “haleine, mais qui étoit obligé d'aller “de temps en temps respirer sur la surface. Je lui parlai, il me témoigna “qu'il m'entendoit; mais qu'il ne pouvoit me répondre dans l'eau. Il feignit “de vouloir casser le verre d'un coup “de poing; mais il me faisoit sentir, “sur le champ, le danger qui en seroit “résulté pour moi, baisoit ce verre fortuné qui me renfermoit; enfin, il parut me recommander d'avoir de la “patience, disparut. “Bientôt on fit descendre mon globe “au fond de l'eau. J'apperqus la terre “semée de cailloux, au mllieu desquels s'élevoient des coraux, des “ madrepores, autres produdions “marines ou fluviatiles. Je ne m'étois “pas apperçu qu'il y avoit, sous mon “lit, une petite trappe de verre ronde, “bien fermée; mats qui, en s'ouvrant, “avoit pu me laisser entrer, pourroit me laisser sortir. On fit enfoncer “mon globe sous la terre, dans un endroit où il n'étoit plus entouré d'eau. “Alors on m'en fit sortir par la petite “trappe de verre, qui s'ouvrit, l'on “me fit entrer dans une autre chambre “de verre parfaitement carrée, où il y avoit une petite porte visible, quoique de la même matiere. On me mit “encore sur un lit de repos, l'on me “fit remonter au sein de l'eau, avec ma “nouvelle cage; mais on la laissa reposer sur la terre, sans doute afin que le “fond pût résister au poids de mon lit. “Je m'abandonnois aux mains invisibles qui faisoient de moi ce qu'elles “vouloient; car je n'appercevois pas “les gens qui disposoient ainfi de moi. “Bientôt je vs entrer, par un petit “vestibule de verre, qui communiquoit d'un bout à un souterrein, de re ma chamb, je vir emrer, e, une flgure de Triton, qui vint “eglissant jusqu'à moi. C'étoit bien le isage d'un honme; mais cette “espece de monstre avoit de la barbe “des cheveux d'une couleur verte, comme onnous peint ceux des Tritons; “son corps se terminoit en une grande “queue de poisson. „Belle Néreïde, “me dit-il, acceptez-vous les vœux “les hommages d'une Divinité de la “mer, que vos attraits ont frappée, “qui vous adore? -- Monsieur, lui répondis-je, je suis fort étonnée sans “doute de tout ce que je vois; mais “j'ignore ce que veut dire cette comédie; car enfin c'en est une, ce me “semble. En vous examinant bien, je “vois que vous êtes un homme, que “votre queue est postiche, aussi bien “quevos cheveuxmarins votrebarbe “verte. Je ne sais pour quel bizarre “projet vous voulez me faire illusion “par cette farce, ni comment je me “trouve entre vos mains, dans uné si “étrange sitation, après avoir cru “mourr. Je sens très-bien qué je ne “suis pas morte, puisque je soufre. Ma “plaie, sur laquelle on a eu la bonté de “mettre un appareil, est encore douloureuse. Je fais parfajtement que je “suis une motelle Je ne crois hi aux “Néréides, niaux Divinités de la mer. Je ne connois qu'un “Dieu, que j'adore du fond de mon “cœur. Pour vous, Monsieur, je suis “reconnoissante des soins que je vous “dois sans doute; mais mettez le comble à votre générosité, en me faisant “reporter sur la terre. -- Oui dà, Mademoiselle, reprit le Triton, vous êtes Philosophe raisonneuse, à ce “que je vois. Vous ne connoissez que “la Nature, hé bien, l'on va vous parler “naturellement“. “ Alors mon homme fortit de son “étui, c'est-à-dire, de la prétendue “queue de poisson où il étoit enfermé “presque tout entier. Il jeta bas sa “chevelure sa barbe postiches, il “parut un Cavalier assez bien tourné. „Mademoiselle, me dit-il, je me suis “trouvé dans la maison où vous êtes “tombée en léthargie. Tout le monde “vous croyoit morte, l'on prenoit “des arrangemens pour vous enterrer; “pour moi, qui n'étois pas de l'avis général, je me flattai de vous rappeler “à la vie. Je profitai d'un moment où “iln'y avoit point cetemoins, je vous “fis enlever par un domestique très-robuste. I vous porta d'abord chez “moi. On vous mit dans un lit, l'on vous prodiguatous lessoins possibles, “pour vous rappeler à la lumiere. Votre léthargie résista à tous nos efforts, “sans me faire perdre l'espoir de vous “ranimer. Je vous fis enlever à quelque distance de Milan, dans un château que j'ai sur le bord d'un lac. On “vous ajusta, comme vous voilà; on “vous plaça dans la boule de verre, “qu'on suspendit au milieu de l'eau. “Je me flattois qu'à votre réveil vous “seriez stupéfaite de tout ce que vous “verriez, de tout cet appareil qui “doit paroître surnaturel; que par conséquent vous me prendriez pour un “Dieu, pourriez céder à mes vœux. “Cet artifice m'a réussi vis-à-vis de “toutes celles avec lesquelles j'en “ai fait usage. Je n'ai pas été trompé à “votre égard dans toutes mes idées. “J'ai eu le plaisir, du moins, de voir que “vous vous êtes ranimée. Vous avez nrouvert les yeux. Vous avez dû être “surprise; mais, encore un coup, vous “êtes Philosophe. Il paroît que vous “avez vécu sous l'habit d'un sexe moins “crédule que le vôtre; c'est ce qui a “dessillé vos regards. Je suis donc un “mortel, ma chere ensant; mais vous, “vous enêtes une aussi, rien de si naturel que l'union de l'un avec l'aute. “Permettez-moi donc, en cette qualité, de vous faire ma cour, de me “flatter qu'à force de soins je pourrai “vous toucher en ma faveur. -- Monsieur, lui répondis-je, le premier “soin que j'attends de vous, puisque “vous m'avez rendu la vie, c'est de me “rendre aussi la liberté. Ce n'est point “au milieu de l'eau, avec un cœur brisé “par la douleur, qui sort des portes “de la mort, qu'on peut concevoir de “l'amour; mais vous aurez au moins “des droits à ma reconnoissance. Mademoiselle, reprit l'ex-Triton, je prétends à l'amour; permettez-moi de “ne pas renoncer si-tôt à une si douce “prétention“. A ces mots, il me quitta, “ m'envoya une femme qui me parut “raisonnable, qu'il avoit chargée, “sans doute, de me persuader en sa faveur. Je la persuadai elle-même. Je “lui peignis ma situation l'impossibilité où j'étois d'ouvrir mon cœur à “des sentimens d'amour. Elle lui fit entendre raison; il me rendit ma liberté. Je sortis de ma chambre de “verre par le petit vestibule; je descendis dans un souterrein, qui me conduisit, après un assez long chemin, “à un escalier, par lequel je remontai “sur la terre. J'éprouvai un sensible “plaisir à respirer, en plein air, à l'aspet du soleil. J'avois été, comme je “l'ai dit, renfermée dans le sein d'un “lac profond, sur le bord duquel mon “obligeant ravisseur avoit un château. “Il tâcha de me faire oublier, par mille “soins honnêtes, les tentatives peu “honnêtes qu'il avoit faites auprès de “moi. Il me pria, à genoux, d'accepter une bourse de deux cents sequins, “dont je lui fis mon billet. Je repris “l'habit d'homme, mon bienfaiteur “me reconduisit à Milan. J'eus beau “vous y chercher long-temps, mon “cher Chevalier, je ne pus d'abord y “recueillir de vos nouvelles. Je voulus “en avoir sur le compte de notre chere Princesse Gémelli: hélas! elle n'étoit “plus dans la Capitale de la Lombardie, , sans l'argent de mon Triton, “que serois-je devenue? J'appris que “les barbares qui l'avoient arrêtée sous “mes yeux, l'avoient conduite à Naples, où elle étoit prisonniere. Je volai dans cette Ville; mais je n'y pus “voir ma Bienfaitrice. Désespérée, je revins à Milan. On mapprit,lôteleu, que vous étiez ont; mais que “e avoit été Je manquai de mourir moi-même. La “vie me devint insupportable; la religion seule m'empêcha d'en terminer le cours. “Privée de ma chere Princesse, privée “du seul homme que j'aimois, même “de ses dépouilles précieuses, que me “restoit-il à faire sur la terre? Je résolus, s'il n'y avoit pas d'espoir que ma “chere bienfaitrice recouvrât sa liberté, “de me consacrer à Dieu, dans la retraite. Je voulus cependant revoirma “Patrié, avant de prendre ce parti extrême. Je me mis en chemin. Je rencontrai, sur les Alpes, un bon Hermite, qui me conduisit dans sa cellule. “Je trouvai des charmes dans cette demeure solitaire. J'y vécus quelque “temps, toujours pleine de mon “Amant, me flatant en secret, malgré “toutes les apparences, qu'il respiroit 'ecore. Je peignois son portait sur “les murailles; je gravois son nom sur “les hêtres. Je m'entretenois avec son “image; mais je ne pouvois rester dans ce lfuu miiaillaermite. ui sit " de vains efforts pour me retenir. J'eus "tort de ne pas attendre, pour le quitter, que je fusse parfaitement rétablie. “Peu soin de chez lui, je tombai malade dans une petite Ville, je crus “que l'heure de ma fin étoit arrivée. Je “me résolus à la mort; je la désirois. Je “fis même construire mon tombeau, “graver la pierre qui devoit me couvrir. L'instant fatal arriva. Je tombai “dans l'anéantissement. L'Univers “disparut de nouveau; mais ce n'étoit “encore qu'une léthargie. Je rouvris “les yeux au moment où l'on me doscendoit dans la tombe. Je fis mourir “de peur un de ceux qui m'enterroient, “ je m'enfuis de cette funeste Ville. “J'arappris qu'un tremblement de terre “l'avoit détruite peu de temps après. “En poursuivant mon voyage, l'amour de la solitude, de tout ce qui “a rapport au cloître, m'inspira le défir de voir la grande Chartreuse; je “me détournai de mon chemin, j'arrivai bientôt à ce saint monastere. J'y “appris des choses singulieres sur un “jeune Novice qui s'étoit éfevé dans “les airs, qui avoit joué le rôle de S. “Bruno, qui avoit vécu dans le monastere avec une jeune fille déguisée, “assez éprise pour embrasser, avec lui, l'état de CHartreux. A ses “aventures brillantes, à ses mfidéfités, je reconnus mon cher Cataudin. Je “parlai au Prieur, qui me dit que c'étoit un jeune homme ressuscité, qui “avoit paru se consacrer à Dieu, dans “la retaite, après avoir eu beaucoup “d'aventures; qu'il étoit de figure “de taille à en avoir; qu'on l'avoit “trop effarouché, qu'on l'avoit obligé de s'enfuir; mais qn'on se flattoit “toujours qu'au premier jour il viendroit remettre sa tête sous le joug du “Seigneur. „Car enfin, il a une véritable contrition de ses fautes, ajouta “le R. P. J'ai lu dans son ame, elle est “belle honnête; , quand il reviendra, je le recevrai à bras ouverts“. „Où chercher mon Amant? Il s'étoit “réfugié dans les airs. Il me prit envie “de l'attendre, puisqu'on se flattoit “qu'il reviendroit. Je voulois me consacrer à Dieu dans la retraite. Pouvois-je en défirer une plus sainte que “celle-là? Puisqu'une autre fille avoit “pris l'habit de Chartreux, pour l'amour du cher Cataudin, pourquoi “n'en ferois-je pas autant? J'étois déguisée en homme, l'on me prenoit “pour un homme. Je demandai à être “reçue dans l'Ordre vénérable. On “m'accorda cette grace. Je reniplis, “avec la plus sainte serveur, tous les “devoirs du noviciat; sûrement je “me comportai autrement que mon “infidele. La vraie piété me toucha. “Dieu remplit, par degrés, mon cœur, “qui n'étoitplein, ci-devant, que d'un “homme. Quand l'année du noviciat “fut révolue, j'obtins un délai, pour “me dispenser de prononcer mes “vœux; mais ce délai expiré, deux “ou trois autres ensuite, il fallut opter, “ me lier irrévocablement, ou sortir “du Couvent. Je ne pouvois me résoudre à quitter une maison, à la sainteté de laquelle j'étois accoutumée, “ où j'attendois mon Amant. Il fallut “donc me lier m'enchaîner par des “yœux. En les prononçant, je demandois, en secret, pardon à Dieu, de ce “qui s'y trouvoit d'irrégulier; parce “que je sentois peut-être qu'ils ne “pourroient pas me lier devant les “hommes, si jamais mon sexe étoit découvert; mais je promettois au Ciel, “de réparer, par un redoublement de “ferveur, le crime de passer ainsi ma “vie sous le déguisement. “A peine avois-je prononcé mes “vœux, que j'appris que le jeune Novice qui s'étoit échappé au milieu des “airs, venoit de rentrer dans l'Ordre, “à Paris. Je brûlai sur le champ du désir de le rejoindre. Ma santé devenant “de jour en jour plus délicate, je vins “à bout de me fane ordonner l'air natal par le Médecin de la maison, “je fus envoyée à Paris. J'arrivai tremblante de désir. Je vis mon cher Cataudin après une longue absence, je ne pus voler dans ses bras. Je le vis “pénétré d'une vraie piété, pleurant “ses fautes avec la plus parfaite contrition; en un mot, dans le vrai chemin “du Ciel. Devois-je m'opposer à son “salut? N'étoit-ce pas assez pour moi “de partager le sort qui l'y conduisoit? “D'ailleurs, n'étois-je pas vraiment “liée par les engagemens que j'avois “pris vis-à-vis de mon Dieu? Et, en “me dévoilant, ne risquois-je pas d'être “rebutée, avec une espece d'horreur, “par mi homme tout à son Dieu, “d'être chassée ignominieusement d'un “si saint asile? Je n'osai donc me faire “connoître. J'étois même décidée à “vous laisser prononcer vos vœux. “Je vivrai du moins avec lui, me disoit je, je respirerai le même air, je “menerai exai exactement la même vie; cete vie austere me conduira sous peu de tempe au tombeau. Quand “j'aurai rendu mon dernier sodpir, “mon Amant reconnoîtra mon corps. “Il me regrettera, versera des larmes sur ma dépouille“. Que vous “dirai-je enfin? Je n'ai pas eu la sorce “de remplir mon projet. Malgré ma résolution, quand j'ai vu mon bien“aimé prêt a pre oncer le ferment fatal, qui nous séparoit pour jamais, “je n'ai pu m'empêcher de m'écrier: „Arrête“. Pardonnez ma foiblessen. Cette foiblesse sait notre bonheur, “dis-je à mon Adélaïde en la sertant dans mes bras. Nous allons être heureux, plus d'obstacles“! En disan ces mots, je regardai la Princesse, je fus confondu. Elle sourit, témoigns à mon Adélaide l'intérêt que lui avoit causé son récit. Tout le monde en fit autant, la Princesse-Cardinal prit congé de nous, en disant: „A demain“. Je passai une nuit assez inquiete. „Ma Bienfaitrice, me disois-je voudroit-elle abuser de ses droits; si “elle les réclamoit, pourrois-je refuser “sa main?“ Je dormis peu, mon Adélaïdee m'avoua, le lendemain, qu'elle m'avoit pas dormi davanage. Enfin, d'assez grand matin, la samille étant déjà rassemblée, on nous annonça la Princesse. Mon pere moi, nous courûmes au devant d'elle. Nous comptions la voir vêtue en Cardinal, ou du moins en Dame de son rang; nous vîmes paroître une Religieuse charmante, avec une Croix pectorale. C'étoit ma noble amie. Je la reçus avec autant de surprise que d'enchantement. Je baisai, avec ardeur, une de ses mains, dont je m'emparai, pour la conduire dans le salon. Nous la présentâmes à l'assemblée, qui fut frappée de la plus douce surprise. Mon Adélaïde se hâta de se précipiter à ses pieds. La Princesse l'embrassa tendrement. „Vous voyez, dit-elle, mes amis, que tout est expliqué, qu'il n'y a plus d'obstacles“, Elle nous apprit qu'elle avoit, ellemême, prononcé des vœux, qu'elle avoit obtenu une Abbaye qu'elle nous nomma, qui est à Paris. „Ainsi, dit-elle, nous pourrons nous voir tous “les jours. Pour comble de bonheur, “ma Communauté possedeune maison “de campagne, dans un endroit où vous “avez un château. Je n'ai eu d'autre “but, jusqu'ici, que de faire le bonheur “de ces deux jeunes Amans. J'ai eu le “plaisir de les délivrer de prison, grace “à l'habit de Gardinal que mon frere “m'a prêté. Il est réellement à Paris; “ainsi, il n'y a pas d'apparence que ma “petite supercherie soit découverte. “Vous voyez, mes chers amis, qu'il “n'y a plus d'empêchemens; martez-vous sur le champ. Tiens, ma chere “Adélaïde, voilà ta dot“. A ces mots, elle remit, à mon Amante, une donation de cent mille écus. Nous tombâmes tous aux genoux de la chere Princesse. Nous adorâmes, comme une Divinité, celle dont l'unique bonheur étoit de faire des heureux. Elle nous embrassa tous, en verfant de douces larmes. Nous courûmes à l'archevêché, à la paroisse, pour obtenir des dispenses de bans, faire les fispositions nécessaires pour notre mariage. Le lendemain Dimanche on publia les bans, tous les arrangemens furent si précipités, que nous fûmes fiancés mariés la nuit suivante. Nous sommes heureux. Arrêtons-nous au sein du bonheur. Plus d'aventures. Je n'ai pas encore vingt-cinq ans. Mon pere en a, je crois, à peine quarante, n'en paroît pas avoir plus de trente; ainsi, combien d'aventures ne pourrions-nous pas avoir encone! Mais j'en suis las. Pourrois-je quitterma chere Adélaide? D'ailleurs, ma sœur Nueute Merviglia vient d'arriver au milieu de nous. Elle a écrit aussi ses aventures; mais en italien. Je vais m'amuser à les traduire; je les donnerai par la suite au public, comme une fuite naturelle de l'Aventurier François, s'il me paroît les désirer. On y verra peut-être ce que deviennent Artémise d'autres personnages de l'heureuse famille où je respire, que je souhaite de ne jamais quitter. Quand on a trouvé le bonheur, il ne faut plus coutiude monde. [(a) Voyez la suite de l'Aventutier François, tom. I, l. iv.] [(a) Voyez la suite de l'Aventurier François, livre v & {??} tome I.] [* Note de l'Editeur. Nous croyons faire plaisir à nos Lecteurs, en leur donnant ici la traduction de quelques Lettres relatives au sort du Chevalier de Rosamene, que le hasard a fait tomber dans nos mains.] [* Note de l'Editeur. L'Ecriture de cette Lettre est d'une main tremblante, comme si le scélérat, en la traçant, eût été, lui-même, effrayé de son imposture.] [* Note de l'Editeur. C'est l'Editeur même de cet ouvrage qui a imaginé, sur les ballons, les idées mentionnées dans la lettre de Figaro. Il n'a pu les faire insérer dans le Journal de Paris; il les a communiquées à M. le Marquis de Condoncet, & c'est ce Savant qui lui a répondu que les calculs, jusqu'ici, étoient contraires à l'idée de se servir des-ballons vuides; quoique cela ne fût peut-être pas moralement impossible. On verra, dans l'Histoire de la République des Lettres & Arts en France, cette lettre sur les globes vol{??}ants, & peut-être aussi la réponse du Secrétaire de l'Académie Royale des Sciences. L'Auteur va composer ensemble les années 1783 & 1784. Il ne se fait pas un grand scrupule de retarder la publication de cet Ouvrage, parceque les objets qu'il y traite paroîtront plus piquans & plus neufs, quand le Public aura eu le temps de les perdre de vue.] (*)Voyez la premiere Suite de l'Aventurier Ernçois, tom. Il. livre Ill.