MIRZA ET FATMÉ, CONTE INDIEN, Traduit de l'Arabe. A LA HAYE M. DCC. LIV. LETTRE DU TRADUCTEUR A UN AMI. ENFIN, mon cher Ami, me voici après dix ans de retour de mes longs voyages: je les ai faits en Philosophe, & vous jugez bien que j'ai trouvé beaucoup moins de merveilles que les Voyageurs ordinaires; c'étoit les hommes que j'étudiois bien plus que les monumens: j'en ai vû de tout pays & de toute espéce; j'ai vû des Chapeaux, des Turbans, des Bonnets, des Clochers, des Minarets, des Tours de porcelaine, des Palais, des Cabanes, des Tentes: ici la terre semée de bled, là de ris, dans un autre endroit couverte de troupeaux; enfin j'ai parcouru la terre, mais presque par-tout, j'ai vû les misérables humains victimes de la superstition & de la tyrannie; j'ai vû les préjugés arborer un étendart sacré, & faire plier sous un joug de fer le cou des mortels imbécilles: j'ai vû les Peuples respectivement étonnés de la sotise des peuples voisins, & ne pas sentir la leur; le Brachmane se mocquer des voyages de Mahomet dans la Lune; le Derviche rire des Métamorphoses de Visnou & de la transmigration des Ames; tous les hommes se traiter de fous, l'être tous en effet, & ne pas s'en douter. Presque partout j'ai vû une multitude immense consumée de travaux pour entretenir la molle oisiveté de quelques heureux fainéans; j'ai vû cette multitude privée de sa part aux fruits de ses labeurs, faire croître le bled & ne vivre que d'orge, cultiver la vigne, & ne boire que de l'eau: je l'ai vû languissante de besoin, manquer des plus grossiers alimens pour satisfaire sa faim pressante, tandis que les mets les plus délicats pouvoient à peine exciter le goût dédaigneux d'un petit nombre d'hommes gorgés de délices: j'ai vû ces derniers recevoir comme une dette les faveurs de la fortune, regarder comme un privilège de leur espéce, ce partage inique qui met toute la peine d'un côté, & tous les fruits de la peine de l'autre; je les ai vû se croire des êtres à part, & destinés par leur nature à être les heureux de la terre dont ils sont le fardeau. Enfin, mon cher ami, j'ai trouvé partout la sotise & le malheur. Ce sont des plantes naturelles à tous les climats, & il faut avouer que l'homme, ce néant orgueilleux, qui se dit Roi de la nature, a payé bien cher le sombre éclair de sa cour-te existence. Après tout quand on considere la briéveté du songe de la vie, on trouve que les choses ne valent pas l'importance qu'on y met. Bonheur & malheur, plaisir & peine, tout va bientôt se perdre & s'engloutir dans cet Océan immense de l'éternité. Je pourrai dans la suite vous communiquer mes remarques particulieres sur les différentes Nations que j'ai vûes: Vous verrez comment la Coutume, la Religion, & sur-tout le Gouvernement ont diversifié un fond qui est partout le même: Aujourd'hui je ne vous écris que pour vous envoyer la traduction d'un Conte Indien, qui m'est tombé entre les mains lorsque j'étois à Deli. Le manuscrit sur lequel j'ai fait cette traduction est écrit en langue Arabe, & n'est lui-même qu'une traduction de l'original qui est dans la Bibliothéque du Grand Mogol, écrit dans une langue ancienne & savante qu'on appelle le Hanscrit . L'ouvrage est dédié à la Sultane Sutlumé. On ne sait en quel siécle a vêcu cette Beauté bienfaisante, Protectrice des arts & des talens, qu'elle-même cultivoit; mais si on pouvoit croire à la Métempsicose, on retrouveroit sans peine l'Ame de Sutlumé, non moins bien logée de nos jours qu'elle a pû l'être du tems de l'Auteur. Je ne vous dirai rien du mérite de l'Ouvrage; Puisque je l'ai traduit, j'ai cru qu'il valoit la peine de l'être; me suis-je trompé! Lisez & jugez. EPITRE DÉDICATOIRE DE L'AUTEUR A LA SULTANE SUTLUMÉ. Charmante Lune du premier Trône de la terre, je ne vous adresserois point mon hommage, si vous ne brillez que de la splendeur empruntée du Soleil des Ides; mais la beauté est elle-même un Soleil qui brille de son propre éclat: chaque pays a ses Dieux différens à qui la crainte a dressé des Autels: toute la terre est l'Autel de la Beauté élevé par l'Amour; mais si la Beauté a des droits sur notre adoration, c'est sur-tout la Beauté bienfaisante semblable à l'Astre fécond dont l'heureuse influence se fait sentir à tout ce qu'il éclaire. A ce titre, belle Sutlumé, recevez l'hommage de tous les mortels, & agréez en particulier le mien que je consacre à la Protectrice des arts & des talens. Vous faites plus que les protéger, vous les cultivez vous-même: les talens embellis par vous se sont produits sous la bannière des Graces. La Nature avoit mis en vous celui de plaire, vous en avez paré tous les autres. Ils sont plus redevables au charme que vous leur prêtez qu'à toute la protection qu'il vous est si honorable de leur accorder. Puissiez-vous, belle Sutlumé, jetter un regard favorable sur l'Ouvrage que je mets a vos pieds! Qu'aurai-je à desirer, s'il a le bonheur de vous plaire, & que pourra m'opposer la critique, lorsque j'aurai pour moi le suffrage de l'esprit rendu par l'organe de la Beauté! MIRZA ET FATMÉ, CONTE INDIEN. PREMIERE PARTIE. CHAPITRE PREMIER. Conseil; Choix d'un Visir; Cérémonie des Balances. AU tems des Fées, Mahmoud, Sultan des Indes, ayant perdu son Grand Visir assembla le Divan. Il s'agissoit du choix d'un successeur. Zenghi (c'est le nom de ce Grand Visir) n'étoit pas aisé à remplacer: après avoir fait périr Ogoulkan & toute la famille Royale, à l'exception d'un fils au berceau, cet habile scélérat avoit élevé Mahmoud sur le Trône; & sous ce fantôme de Roi il avoit regné lui-même & gouverné en grandhomme. Deux Prétendans aspiroient à la place de Zenghi: on les nommoit Nadir & Taher. Nadir personnage grave, ensevelissoit une petite tête dans un vaste Turban. Il possédoit supérieurement la moue de Ministre, étoit froid, ne parloit que par monosyllabe, mais ne manquoit pas de capacité. Taher étoit un petit homme qui portoit le plus gayement du monde la plus énorme bosse du Royaume: il avoit le front serein, la bouche riante, on lui attribuoit le mérite suprême d'avoir inventé le grand art de persifler. Quant aux affaires, elles ne prenoient jamais rien sur son enjouement: c'étoit toujours avec un bon mot qu'il ruinoit une Province. Le Divan se déclara pour Nadir: Oh, oh, dit Mahmoud, je vois bien que rien n'est tel que d'avoir un Conseil pour faire des sottises! Je ne m'étonne pas si la plûpart des Princes en font tant, tous les Sultans ne sont pas des génies: je rends justice à la gravité de Nadir, & à la vaste capacité de son Turban mais croit-on que cela suffise pour faire un Ministre! Letsentiel c'est qu'il ait de l'eprit; Taher m'a toujours fait rire. C'est lui que je choisis. A ces mots, tout le Divan cria Karamat! Karamat! c'est-à-dire, Merveille! Merveille! non qu'on ne jugeat le choix du Sultan très-ridicule, mais parce qu'à sa Cour on avoit passé en proverbe deux vers Persiens, don le sens est Que si le Sultan dit en plein midi qu'il est nuit, il faut dire que voilà la Lune & les Etoiles. Mahmoud se retira dans son Harem tout glorieux de son choix, & tout ésouflé de la peine qu'il avoit eu a le faire. Il se jetta sur un sopha, & attendit le remercîment du nouveau Visir. Taher s'en acquitta si plaisamment, que le Sultan gros, court & ventru, se renversant sur son sopha à force de rire: Vas , lui dit-il, tu es un homme admirable, je ne pouvois faire un meilleur choix, mais prens un gros turban afin qu'on n'ait rien à dire; du reste charge-toi de toutes les affaires, ne m'en parle jamais & fais-moi toujours rire. A ces mots il tendit à Taher le grand ongle que les Sultans des Indes laissoient croître au petit doigt de leur main gauche. Taher comblé de cette faveur, baisa respectueusement l'ongle sacré, frappa trois fois la terre de son front, fit trois plaisanteries & se retira. Taher avec toute sa gayeté gouvernoit durement, & souvent il arrivoit que ce qui avoit fait rire le Sultan & son Conseil, faisoit pleurer tout le Royaume: on le représentoit à Mahmoud: Quand je ris , disoit-il, est-ce que tout le monde ne doit pas rire? Merveille! Karamat! disoient les Courtisans. Il revint néanmoins tant de plaintes au Sultan, il en fut si fatigué, que pour les faire cesser & confondre publiquement l'envie qu'il croyoit qu'on portoit à Taher, il résolut d'avancer une cérémonie qui se faisoit tous les ans: il y avoit de grandes balances d'or où l'on pesoit le Sultan ; par l'augmentation ou la diminution de son poids, on jugeoit du bonheur ou du malheur de Etat. Mahmoud se mit dans les balances, son poids se trouva augmenté: Je le scavois bien , dit-il, que mes Peuples étoient heureux; je jure par mon embonpoint sacré que le premier qui me parlera d'affaires sera traité comme un ennemt du bien public. Ah, Karamat! Karamat! s'écria-t'on. Ce mot vola de bouche en bouche, & à la Cour, tout, jusqu'aux marmitons, répétoit en levant les mains au ciel, Karamat! Karamat! La cérémonie des balances fut suivie d'une marche triomphante du Sultan dans Lahor, Capitale du Royaume. Il en fit le tour au son des tymbales & des trompettes, entouré d'une Garde nombreuse, précédé & suivi de mille Elephans, assis lui-même sur un Trône éclatant de pierreries, porté par le grand Elephant blanc de la Courine. A la tête du cortège s'avançoient deux Hérauts d'armes: l'un crioit à son de trompe, Que tous les Rois de la Terre eussent à se prosterner devant le Sultan des Indes, dont le Trône étoit élevé sur tous les Trônes, le plus Brave des Braves, le plus Puissant des Puissans, Roi de l'Elephant blanc, Souverain des perles jusqu'au centre de la Terre, toujours bien portant & toujours gai. L'autre publioit que ce Roi des Rois, par amour pour ses Peuples, avoit chargé d'un nouveau poids son embonpoint majestueux. A chaque proclamation, des gens apostés crioient de tout côté Karamat! Le gros petit bon-homme de Sultan tout bouffi de gloire, ne se tenoit pas d'aise sur son Elephant. Aux cris qu'il entendoit, il croyoit que tout alloit le mieux du monde, & répétant lui-même Karamat ! il donnoit son grand ongle à baiser à qui vouloit. La cérémonie fut suivie de Fêtes publiques, qui durerent pendant plusieurs jours; l'encens fuma dans les Pagodes, le Peuple eut ordre d'être gai, & l'on fit des danses où il ne tint pas au peu d'embonpoint des Sujets qu'ils ne célébrassent celui du Prince avec toute la légereté possible. CHAPITRE II. Confidence du Sultan au Chef, de ses Eunuques. Naissance d'un Prince. AU sortir de la Cavalcade le Sultan rentra dans son Harem. Il eut bien voulu laisser son embonpoint à la porte, car ce qui faisoit sa gloire, nuisoit beaucoup à ses plaisirs: On ne scait pas , disoit-il au Chef de ses Eunuques, ce que la félicité publique coûte à la mienne; tu fais entrer tous les jours dans mon lit une nouvelle Sultane; on sert à ma table les mets les plus exquis; les bons mots de Taher ne tarissent point, & avec tout cela je ne suis point heureux: grace a ce maudit embonpoint dont il faut que je loue le Ciel, l'impuissance me suit au lit, le dégoût à la table, & l'ennui partout . Cette confidence perça & donna lieu à un proverbe bien différent de celui d'aujourd'hui: on dit, s'amuser comme un Roi ; on disoit aux Indes, s'ennuyer comme un Sultan . Il n'en prenoit pas moins dans ses titres la qualité de toujours gai . A cet ennui se joignoit le chagrin de n'avoir point d'enfans, non que Mahmoud de lui-même s'en fût beaucoup soucié, mais à force de Karamat on lui avoit donné une si haute idée de la sublimité de son être, qu'il se croyoit d'une espece bien supérieure à celle des autres hommes, & cet usurpateur sans mérite, Sultan par la grace de Zenghi, eut craint que l'harmonie de l'Univers n'eût été troublée, s'il n'eût laissé un imbécille de son sang pour régir les Indes après sa mort. Le Ciel ne permit pas ce malheur: une Sultane devint grosse. Au bout de neuf mois Mahmoud, sans trop sçavoir comment, se vit père d'un fils, & fut au comble de sa joie. On attribua ce miracle aux prieres d'un jeune Bramine, qui avoit ses entrées dans le Harem. CHAPITRE III. Guerre avec le Candahar: Choix d'un Général: Arrivée de Mirza: Evénemens de la Campagne . Environ quinze ans s'écoulerent dans une paix profonde: Mahmoud dormoit, Taher regnoit, les Peuples souffroient; le Roi de Candahar jugeant la conjoncture favorable, déclara la guerre au Sultan. Malec, Général des Troupes de Candahar, & grand Capitaine, entra dans l'Indostan à la tête d'un Armée: Taher, Grand Visir de Mahmoud, n'étoit pas seulement plaisant, il étoit grand homme en intrigue: personne à la Cour n'entendoit mieux que lui la guerre de cabinet; mais comme il n'est point d'homme universel, celle de campagne passoit sa portée; il fallut donc choisir un Général. Taher le vouloit dépendant & soumis. Il fit un choix, qui, s'il n'eût pas l'approbation du Public, eut du moins celle des Courtisans, & sur-tout de l'ennemi. Motassem (c'est ainsi qu'on nommoit ce Général) faisoit ses dispositions pour entrer en campagne, lorsqu'un jeune Inconnu, de la mine la plus haute, se présenta pour faire sous lui ses premieres armes. Il se faisoit appeller Mirza, & avoit été élevé par la Fée du Malheur. Cette Fée fait sa demeure dans une Isle dont on a grand soin de s'écarter, mais on y est souvent poussé par une infinité de courans très-rapides qui viennent s'y briser, & qui en rendent la sortie très-difficile. L'air de cette Isle a une propriété particuliere, c'est de changer les traits; on n'y est reconnoissable que pour ses vrais amis, si on a le bonheur d'en avoir; on l'appelle l'Isle des amis, non qu'il y en ait beaucoup, mais parce que ce n'est qu'en cette Isle qu'on peut s'assurer qu'ils sont véritables. La pierre de touche de l'amitié n'est point ailleurs. La Fée du Malheur y tient une Ecole dont presque tous les grands hommes sont sortis: heureux les Princes qu'elle instruit, plus heureux les Peuples qui doivent leur obéir! Motassem, prévenu par la noblesse de la phisionomie de Mirza, & par les graces de sa figure, lui donna de l'emploi. On entra en campagne: Motassem avoit ordre d'éviter la bataille, Malec le força à la recevoir. Les troupes de Motassem, qui n'avoient point de confiance en leur Chef, s'ébranlerent au premier choc. Mirza voulut lui persuader de se mettre à leur tête, & de les ramener lui-même à la charge: Jeune homme , lui répondit le Général d'un ton d'apophtegme, apprenez que le salut de l'armée dépend de la conservation du Chef: faisons notre devoir, n'exposons point le Général, & si la fortune nous est contraire, n'ayons du moins rien à nous reprocher . Motassem agit en conséquence, il évita jusqu'à l'ombre du reproche, mais la fortune seconda mal sa prudence; il conserva très-bien sa personne & perdit son armée: Mirza fut grievement blessé en faisant inutilement des prodiges de valeur. Le vainqueur mit le siege devant Caboul, place très-importante. Motassem rassembla les débris de son armée, de nouvelles troupes le joignirent, il eut ordre de marcher aux ennemis & de leur faire lever le siege: Malec lui épargna la moitié du chemin: il fut au-devant de lui, les deux armées se rencontrerent, on en vint aux mains. Motassem fidéle à ses principes jusqu'au scrupule, prit les mêmes précautions pour sa sureté, elles eurent les mêmes suites; il fut battu, Malec prit Caboul & mit ses troupes en quartier d'hyver au-tour de la place. Motassem ayant été battu deux fois, on jugea qu'il n'étoit pas heureux: on lui ôta le commandement; mais comme on ne pouvoit pas douter de sa prudence on le mit dans le Divan. CHAPITRE IV. Choix d'un nouveau Général nommé Bousangir: Succès de la Campagne: Valeur & humanité de Mirza: Paix avec le Candahar: Propos de la Cour sur Bousangir. LE mauvais état des affaires obligea de recourir à un vieil Officier, qui depuis plusieurs années vivoit dans la retraite. Bousangir (c'est son nom) ne scavoit ni intriguer auprès des Bramines & des Sultanes, ni faire sa Cour aux Visirs: il n'avoit sçû que battre les ennemis: il ne cherchoit point la faveur, il n'aimoit que la gloire & n'avoit pas voulu prostituer la sienne en rampant devant les objets de son mépris & de la haine publique. On le manda à la Cour: il y revint toujours le même, sans paroître fier du besoin qu'on avoit de lui, sans être plus courtisan qu'il ne l'avoit été avant sa disgrace. Il ouvrit la campagne de bonne heure; & pour rendre la confiance aux troupes découragées, il préluda par de petits combats qu'il avoit l'art de n'engager qu'avec avantage. Mirza, qui l'étoit venu joindre, à peine guéri de sa blessure, s'y distinguoit toujours: il montroit une ardeur infatigable, recherchoit toutes les occasions de s'instruire, alloit à tout, ne comptoit pour rien les dangers, quand il voyoit de la gloire ou des lumieres à acquérir: avec tant de valeur, il étoit modeste, humain, compatissant: dans l'action le Soldat le voyoit à sa tête devançant tous les autres, & élargissant le chemin de la victoire. Il le retrouvoit dans les Hôpitaux, visitant les blessés & conduisant de lit en lit la pitié secourable, dont le barbare intérêt ne prend que trop souvent la place. Après quelques actions particulieres on en vint à une générale; elle fut vive & long-tems disputée; enfin la victoire paroissoit se déclarer pour Malec. Bousangir, enveloppé par les ennemis, alloit être pris ou tué, lorsque Mirza, qui commandoit un corps de troupes à cette bataille, profitant avec sang froid d'un mouvement des ennemis qui leur fit prêter le flanc, donna si à propos, qu'ils ne purent soutenir son choc. Il renversa tout ce qui se présenta devant lui, parvint jusqu'à Bousangir, abbatit le bras d'un Soldat, qui, le cimeterre levé, alloit fendre la tête de ce Genéral, & fondant avec Bousangir sur un corps de troupes que Malec ramenoit à la charge, fit plier ce corps & tua Malec de sa main. Bousangir après cette victoire assiégea & reprit Caboul; on lui en donna le gouvernement. Il revint à la Cour & présenta Mirza au Sultan comme un homme à qui il devoit la victoire & la vie, car les grands hommes ne veulent de gloire que celle qui leur appartient. La paix se fit; alors la Cour du Sultan ne songea plus qu'à donner des ridicules à Bousangir: on disoit qu'il n'avoit point le ton de la bonne compagnie; qu'il pouvoit être merveilleux à la tête d'une armée, mais qu'il n'étoit rien moins qu'agréable dans un souper. Après tout , disoit-on encore, qu'a-t'il fait de si grand? Il a battu les ennemis, à la bonne heure; qu'il les fasse encore mourir d'ennui s'il veut, mais qu'il épargne ses Compatriotes . Les Peuples ne parloient pas de même; ils regardoient Bousangir comme le Sauveur de l'Etat, & lui dressoient des statues dans leurs cœurs. CHAPITRE V. Amour de Mirza pour Fatmé. BOUSANGIR voulut que Mirza logeât dans son palais: il l'aimoit tendrement, & ne l'eût pas mieux traité si ce jeune homme eût été son fils: Bousangir n'en avoit point, mais il avoit une fille. Fatmé (c'est ainsi qu'elle se nommoit) joignoit une figure charmante à la plus belle ame: c'étoit une de ces beautés nobles & touchantes qu'on ne peut s'empêcher d'aimer, mais à qui il semble que la nature ait donné pour gardien le respect: on désiroit de lui plaire, mais on craignoit encore plus de l'offenser. Mirza en devint éperdûment amoureux; mais comme il n'étoit point fat, car la Fée du Malheur n'en fait point, il fut long-tems sans parler a Fatmé autrement que par la timidité de ses regards; du reste il la prévenoit en tout, son amour se peignoit dans toutes ses actions, & sur-tout dans une infinité de petites choses qu'on ne peut dire, qui se tont sentir, qu'une vraie passion rend naturelles, qu'une passion feinte omet ou contrefait mal. Son peu de confiance faisoit un contraste avec l'audace téméraire des petits agréables de la Cour: quoique retenus par l'air imposant de Fatmé, ils faisoient voir une assurance qui n'étoit autorisée que par une fatuité sans mérite: Mirza brillant de charmes & de gloire, osoit à peine espérer. Il avoit cependant touché le cœur de Fatmé: elle l'aimoit sans sçavoir encore ce que c'étoit que l'amour: mille choses qui lui échappoient, trahissoient son secret, qui n'en étoit déja que plus un que pour Fatmé & pour Mirza. Elle éprouvoit ce trouble enchanteur, ce sentiment délicieux, si vif, lorsqu'une premiere passion l'inspire, & semble ouvrir à l'ame une nouvelle source de bonheur dont elle n'avoit pas même l'idée. Un jour que Fatmé étoit descendue dans le jardin du Palais, & qu'elle cueilloit des fleurs au bord d'un canal dont l'eau transparente rouloit sur un sable doré, Mirza vint l'y trouver; elle tenoit à la main un bouquet de roses: à l'abord du Prince son visage se peignit de leurs plus vives couleurs. Belle Fatmé , lui dit-il, en s'approchant d'un air timide & respectueux, que l'éclat de ces fleurs est foible près de celui dont vous brillez! Ces roses ne peuvent être comparées à celles de votre tein que comme les astres de la nuit peuvent l'être à l'astre du jour . Mirza, le séjour de la Cour vous gâte, lui répondit Fatmé, vous devenez si flateur ..... Moi flateur, belle Fatmé! Regardez-vous dans ce canal, mettez ces fleurs près de votre visage, & jugez vous-même .... Non .... répliqua Fatmé, & cependant par l'instinct de son sexe ses yeux se tournerent involontairement sur la glace du canal; elle y rencontra ceux de Mirza qui avoient suivi le mouvement des siens; elle y vit tant d'amour, il regardoit son image avec une expression si touchante... Elle en soupira, ses yeux s'attacherent sur ceux de Mirza, leurs regards se confondirent... ils les retirerent du canal en rougissant, baisserent la vûe & garderent le silence. Fatmé étoit honteuse & embarrassee: Mirza pressé par sa passion vouloit parler & n'osoit; mais après quelques instans, Fatmé ayant levé timidement ses beaux yeux lui, poussé d'un transport dont il ne fut pas maître, il se précipita à ses pieds: Oui, belle Fatmé , dit-il, je vous adore: si c'est vous offenser, ordonnez que je meure; Mirza ne peut vivre sans vous aimer . Fatmé pleine de trouble & d'émotion rougissoit & ne répondoit point; elle voyoit Mirza tremblant à ses genoux, elle trembloit elle-même: Fatmé , poursuivit-il, que dois-je augurer de votre silence? Que Fatmé , lui dit-elle, ne veut point la mort de Mirza . A ces mots, qu'elle dit d'une voix mal assuree, elle se leva, & défendant à Mirza de la suivre, elle le laissa dans des transports plus aisés à concevoir qu'à décrire. CHAPITRE VI. Ignorance de Mirza sur son sort: Récit de ses voyages. LE jour suivant Bousangir étant seul avec Mirza & sa fille, dit à Mirza qu'il s'intéressoit trop à lui pour ne pas désirer de le connoître plus particulierement: il lui demanda de quel sang il étoit né, quels étoient son pays, sa fortune? O, mon Pere , lui dit Mirza, car Bousangir vouloit qu'il l'appellât ainsi, tout ce que je sçais de mon sort, c'est que j'ai été élevé dans l'Isle des Amis par la Fée du Malheur; qu'après m'avoir donné l'éducation la plus propre à fortifier mon corps contre les fatigues, & mon ame contre les revers, après m'avoir appris à être dur pour moi & humain pour les autres, elle m'a fait voyager avec elle en différens pays: c'est dans ce voyage qu'elle m'a donné ses dernieres instructions, & qu'elle a gravé dans mon ame des leçons que je n'oublierai jamais . Bousangir & Fatmé désirerent que Mirza leur fît la description des pays qu'il avoit vûs. Il la commença dans ces termes: Au sortir de l'Isle des Amis, les premiéres terres où nous abordâmes, furent celles du Roi Kesra , surnommé le Tyran . Ces terres étoient la plûpart incultes & désertes; on y trouvoit de vastes landes, des villages détruits, des tours ruinées, & de loin à loin quelques misérables cabanes, dont les habitans pâles & décharnés, ressembloient plutôt à des spectres qu'à des hommes. La Fée me fit observer que ce n'étoit pas la faute du sol, qu'il étoit favorisé du ciel, que les terres en étoient bonnes, le climat doux & temperé, que c'étoit la tyrannie, qui plus forte que la nature, avoit changé ce beau pays en un vaste & triste Désert. Nous arrivâmes à la Capitale. Nos regards y furent frappés par de superbes édifices: nous entrâmes dans quelques-uns: tous les trésors du monde y sembloient accumulés; les ornemens étoient répandus avec profusion; on trouvoit partout le faste au lieu du goût; tous les arts s'étoient prêtés la main plutôt pour charger que pour embellir; l'éclat de l'or y fatiguoit les yeux; tout étoit riche & recherché, rien n'étoit noble & simple. Voyez , me dit la Fée, ces chefs-d'œuvre de magnificence de mauvais goût: le luxe insolent de quelques hommes triomphe ici des miseres publiques dont il se nourrit: car la tyrannie réunit les extrêmes; & sur la tête d'un million d'hommes qu'elle écrase, elle élève le colosse monstrueux de quelques indignes Favoris qui la servent . De ces Palais du faste nous passâmes à celui du Tyran. C'étoit une grosse tour quarrée, bâtie d'ossemens humains: on l'appelloit la Tour maudite : elle étoit entourée d'un large fossé & d'un triple mur d'acier, dont les portes ne s'ouvroient presque jamais: une garde nombreuse y veilloit jour & nuit avec des épées nues: le soupçon faisoit continuellement sa ronde, & sur ses rapports souvent menteurs, toujours exagérés, une infinité de malheureux étoient chargés de fers, & ensevelis dans de noirs cachots pratiqués sous la Tour. Ces affreux tombeaux des vivans étoient faits avec tel art, que le bruit des chaînes, les cris & les gémissemens des malheureux pussent parvenir sans cesse aux oreilles du Tyran, qu'un doux sommeil n'assoupissoit jamais. La Fée d'un coup de baguette me rendit invisible, & me transporta dans ce Palais. Le Roi Kesra étoit sur son trône: il étoit pâle & soucieux, ses regards sombres & inquiets annonçoient une ame bourrelée. Qui seme la crainte, recueille la crainte , me dit la Fée, Kesra sait que ses Sujets, ou plutôt ses ennemis, car il n'en a point de plus cruels, ne désirent rien tant que de passer sous une domination étrangere; en désolant son propre héritage, il s'est mis hors d'état de le défendre, s'il étoit puissamment attaqué: au-dehors il craint ses voisins, au-dedans il craint ses Sujets; le poison & le fer sont toujours présens à ses yeux: ce monstre en horreur à lui-même, éprouve tous les maux qu'il fait souffrir aux autres; mais regardez , ajouta-t'elle, & voyez quel est le bonheur des Tyrans . En disant ces mots la Fée toucha Kesra de sa baguette, les vêtemens du Tyran tomberent: je vis son corps enlacé de serpens qui dévoroient ses entrailles. Les courtisans qui l'environnoient célébroient cependant son bonheur & celui de ses peuples; ils ventoient sa clémence; ils élevoient ses rares qualités jusqu'au ciel: Ne soyez point étonné de toutes ces flatteries , me disoit la Fée, la crainte en est plus prodigue que l'amour: c'est de la bouche du peuple que doit sortir l'éloge d'un Roi; & ce Sultan des Indes qui mérita d'être appellé par ses Sujets le Bienaimé, fut mieux loué par ce surnom, qu'il n'eût pû l'être par toutes les exagérations de l'éloquence & de la poésie . Au sortir des Etats du Roi Kesra, nous entrâmes dans ceux du Roi Mobarec , surnommé le Superstitieux . Ce Prince, naturellement assez bon, mais vieux & foible, rendoit ses Sujets presque aussi misérables que ceux de Kesra, non qu'il les surchargeât d'impôts, mais il leur défendoit de penser: il y avoit des peines très-rigoureuses contre ceux qui osoient avoir le sens commun. Une Fée puissante gouvernoit sa pieuse imbécillité: le palais de cette Fée ressembloit à un temple. Là sur de vastes enclumes qui avoient la forme d'autels, elle forgeoit tantôt de lourdes chaînes pour la tyrannie, tantôt de petits stilets qu'elle aiguisoit à plaisir, & qu'elle cachoit dans son sein, après en avoir trempé la pointe dans un vase d'eau du Gange. Son palais étoit situé entre deux tours: d'un côté étoit celle de l'Ambition, bâtie sur des ruines, élevée jusqu'aux nües, & pendant en précipice sur un abîme; de l'autre étoit celle de la Vengeance, qui s'élevoit du milieu d'un lac de sang, situé entre des montagnes de cendres fumantes: il n'y avoit nulle communication apparente du palais de la Fée avec ces deux tours: à l'entendre elle avoit en horreur les deux monstres qui les habitoient; mais ma compagne m'apprit que par des souterrains la communication étoit bien établie, que la Fée alloit continuellement d'une tour à l'autre, qu'elle ne suivoit que les inspirations de ces deux furies, & qu'elle les produisoit même souvent en public, mais revêtues de masques sacrés, dont elle avoit un magasin complet. Un monstre encapuchonné étoit l'exécuteur de ses pieuses barbaries, & la servoit avec des yeux saintement égarés; je vis ce monstre sortir d'un temple, portant d'une main un flambeau pris sur l'autel, & traînant de l'autre des malheureux chargés de fers. Il les attachoit au poteau d'un bucher, lorsque m'avançant vers lui saisi d'horreur & de compassion, je lui demandai quel étoit leur crime? Il me répondit que c'étoient des impies qui ne croyoient pas les neuf Incarnations de Visnou. Hé bien , lui dis-je, ce sont des aveugles qu'il faut plaindre, si on ne peut les éclairer: il faut venger Visnou , me répartit le Monstre, il y va de sa gloire. Quoi donc , répliquai-je, un atôme peut-il offusquer l'éclat du soleil? La gloire de Visnou repose dans un sanctuaire inaccessible aux mortels: votre zéle l'outrage. Vous ne verrez dans aucun endroit du Vedam qu'il vous ordonne de le venger; mais il n'y en a point où il ne vous recommande la charité; sa loi est une loi d'amour, vous en faites une loi de sang : à ces mots le monstre & les assistans me regardant de travers, crierent à l'impie; & on auroit bien pû me brûler moi-même pour la gloire de Visnou, si ma compagne ne m'eût subitement dérobé à tous les yeux. Nous ne pûmes si promptement nous éloigner, que je ne visse la flamme du bucher, & que je n'entendisse les cris des misérables que le feu consumoit; mon cœur en étoit percé, & je précipitai mes pas. Je vois avec plaisir , me disoit la Fée du Malheur, l'horreur & la pitié qui vous ont saisi; vous ne pouvez trop détester la superstition; elle est aveugle & barbare; mais aimez la Religion qui est douce, éclairée, charitable; écoutez les Prêtres de Visnou, & croyez-les inspirés par lui toutes les fois qu'ils vous exhorteront à la bienfaisance & à la douceur; croyez que c'est le fanatisme, l'intérêt ou la vengeance qui les anime, s'ils vous conseillent la violence & la cruauté . Les Etats du Roi Mobarec confinent à ceux de la Reine Gulnare : ce nom en langue du pays signifie levres de sucre . Je respirai en y entrant un air de volupté qui portoit dans l'ame une impression efféminée de plaisir & de molesse. La campagne y ressembloit a un beau jardin, on y trouvoit partout de l'ombrage & des fleurs, les plaines en étoient émaillées, les arbres en étoient couverts, mais ces fleurs ne portoient point de fruits: une infinité de ruisseaux clairs comme le cristal, couloient sur un sable d'or leurs ondes argentées: l'eau en étoit délicieuse au goût, mais l'yvresse en étoit très-dangereuse; elle changeoit les hommes en pourceaux: j'en vis des troupeaux innombrables. La Fée du Malheur me dit que la Fée Lumineuse pouvoit seule leur rendre leur premiere forme, mais qu'il n'y en avoit qu'un très-petit nombre, qui, frappés de ses charmes, eussent le courage de la suivre, & de franchir par un sentier rude & plein de précipices la montagne escarpée, au sommet de laquelle est son brillant séjour; que la plûpart aimoient mieux rester pourceaux toute leur vie que de redevenir hommes, & même héros à ce prix. Hatez-vous , ajouta-t'elle, de traverser ce pays où il est dangereux de s'arrêter, & ne comptez plus que sur vous-même . La Fée du Malheur disparut à ces mots; mes yeux la cherchoient encore, lorsque je vis s'avancer vers moi une troupe de Nimphes charmantes. Elles me mirent au milieu d'elles; & en formant des danses autour de moi, elles m'enchaînerent avec des roses. Je riois de leur badinage, & les laissant faire, je croyois pouvoir rompre sans peine des liens de fleurs, mais je fus bien étonné d'y faire des efforts inutiles. Alors prenant chacune différens bouts de la chaîne, elles me conduisirent vers un Palais superbe: je traversai plusieurs appartemens ornés avec un goût exquis, mais qui n'étoient rien au prix d'un dernier qu'on appelloit le Salon de la volupté: Plusieurs Cassolettes y répandoient une odeur délicieuse; Glaces, Peintures, Sophas, tout ce qui peut servir à la volupté, tout ce qui peut l'inspirer étoit dans ce Salon; mais ce qui attira bientôt tous mes regards, ce fut la Reine Gulnare, couchée sur un lit de roses dans un deshabillé de la même couleur, mais plus cendre. L'air de langueur étoit répandu sur toute sa personne, je crus voir à côté d'elle sur le même lit la volupté & le desir: elle tourna sur moi de grands yeux bleus. Approchez, Mirza, me dit-elle, avec un son de voix qui troubla mes sens, approchez & connoissez, du moins, ce que vous voulez fuir: je vous aime; venez apprendre dans mes bras le prix de la vie. C'est sur ce lit de roses qu'est le trône du bonheur, venez le partager avec moi, & consacrer au plaisir les courts instans qui sont faits pour lui. Elle accompagna ces mots d'un regard si passionné, que tout mon sang s'allumant pour elle, j'allois me précipiter dans ses bras, lorsqu'un éclat extraordinaire remplit tout un coup le talon; tous les charmes de la Reine en furent ternis; au lieu de la volupté & du desir, je ne vis plus à côté d'elle que le dégoût: alors je rompis mes liens sans peine, & je sortis du Palais: je sçûs que c'étoit la Fée Lumineuse qui venoit de passer, & je vis encore la trace brillante qu'elle avoit laissée après elle. Je marchai de ce côté, j'arrivai à Lahor, j'appris qu'on avoit la guerre avec le Candahar, & j'offris mes services à Motassem, qui avoit alors le commandement: vous sçavez, mon Pere, ce qui m'est arrivé depuis, & le bonheur que j'ai eu de m'instruire sous vous, & d'être le témoin de vos grandes actions. Mirza ayant cessé de parler, Bousangir après avoir relevé ce qu'il y avoit de trop modeste dans la fin de son récit. Mon fils , lui dit-il, je ne doute pas que votre naissance ne soit illustre, mais quand vous n'auriez d'autre noblesse que celle de vos actions, elle est sans doute fort supérieure a celle du sang: un grand homme est bien plus rare que ce qu'on appelle un Grand. Celui-ci n'est trop souvent que le fardeau de l'Etat; l'autre en est la ressource & l'appui. Je me suis apperçu que vous aimez ma fille, je lui ordonne de vous regarder désormais comme un homme qui doit être son époux: vous m'avez sauvé la vie, & vous êtes trop aimable pour que Fatmé ne se charge pas avec plaisir du soin de ma reconnoissance . A ces mots une rougeur charmante couvrit les belles joues de Fatmé; Mirza se jetta aux pieds de Bousangir avec un transport qui ne lui permettoit pas de parler; Bousangir le releva, l'embrassa & sortit: nous ne rendrons point compte de la conversation qu'eurent ensemble les deux Amans; que ceux qui ont aimé se mettent à leur place, ils sentiront ce que nous ne pourrions qu'imparfaitement exprimer; mais tandis que Mirza & Fatmé se livrent au plus doux espoir, le sort jaloux prépare à leur amour une cruelle traverse. CHAPITRE VII. Qualité dont le fils du Sultan avoit été doué par une Fée. Proposition qu'il fait à Mirza. NOUS avons dit qu'il étoit né un fils a Mahmoud, mais nous n'avons pas dit qu'au moment de sa naissance, une Fée passa, & que voulant connoître l'esprit de cette Cour, elle déclara qu'elle doueroit le jeune Prince de toutes les qualités que la Cour lui souhaiteroit: Qu'il soit beau, bien fait & vigoureux , s'écrierent toutes les femmes! Qu'il ait le génie de son Pere , dirent ceux qui espéroient avoir part un jour au maniment des affaires! Qu'il soit prodigue , s'écrioient les Courtisans! Qu'il soit crédule & fanatique , disoient dans un coin une cabale de dévots! Aucun homme de la Cour ne s'avisa de lui souhaiter du courage, de l'humanité & de l'esprit. Je le doue de beauté & de vigueur , dit la Fée, quand au reste, pour qu'il soit tel qu'on le desire, je n'ai qu'à vous laisser le choix des Gouverneurs : elle dit, & passa. Au sortir des femmes on avoit donné au Prince un Gouverneur; &, comme l'avoit prévû la Fée, on avoit eu grand soin que ce fût le plus sot homme des Indes, d'ailleurs d'une grande maison: le Prince avoit fait sous lui de grands progrès, c'estàdire qu'en peu de tems il étoit devenu presqu'aussi sot que son Gouverneur: on ne l'entretenoit que de la grandeur de sa naissance & des prérogatives de son rang: on ne lui parloit que des respects qui lui étoient dûs; chacun fortifioit en lui cette pente trop naturelle qu'ont les Princes à la hauteur & à l'orgueil. Tout ce qui l'environnoit lui disoit sans cesse ce qu'il étoit, personne ne lui disoit ce qu'il devoit être. Disoit-il une sottise? Faisoit-il une impertinence? Karamat! Karamat! s'écrioit une foule de corrupteurs qui, chargés de l'instruire, ne cherchoient qu'a lui plaire. Lorsque la paix se fit avec le Candahar, Noureddin (c'est ainsi qu'on nommoit le Prince) avoit environ 17 ans, & c'étoit le plus beau Prince de l'Univers: quant à l'autre don qu'il avoit reçu de la Fee, on ne faisoit encore que le soupçonner: on prétend que sa bonne Maman auroit bien sçû qu'en dire, si elle n'eût gardé pour elle ses lumieres: c'étoit une arriere-petite-fille de Cristalline la Curieuse , mais de ce côté, toutes les femmes de la Cour étoient ses parentes: elles le prouverent bien dans cette occasion, & comme elles étoient connoisseuses, la réputation du Prince fut bientôt faite: il avoit néanmoins tous les jours quelque incrédule à persuader; on ne vouloit pas croire pour avoir le plaisir d'être convaincu, & il faut avouer que le Prince se prêtoit de la meilleure grace à lever jusqu'aux scrupules; on pense bien que les femmes les trouvoient charmant; & même quoiqu'il fût sot au point d'en gâter le plus beau visage, elles soutenoient qu'il avoit beaucoup d'esprit, surtout dans le particulier. Il est vrai qu'il ne leur laissoit guéres le tems de s'appercevoir qu'il en manquât. Comme sans cesse on prévenoit ses desirs, il surpassa bientôt en fatuité tous ceux qu'il passoit en naissance, & ce n'étoit pas peu dans une Cour où les grands hommes en ce genre étoient tout-à-fait communs. Il fut surpris que Fatmé ne montrât ni attention pour ses charmes, ni curiosité pour ce qui piquoit celle de toutes les autres; sa vanité blessée lui tint lieu d'amour, car il étoit incapable d'aimer; il ne connoissoit que ses desirs, & dans la femme la plus aimable & la plus spirituelle, il ne voyoit que son sexe. Quelle que fût sa présomption, l'air de Fatmé lui en imposoit malgré lui-même; & n'osant parler, il jetta les yeux sur Mirza, & lui proposa d'être auprès de Fatmé l'interprête de ses sentimens. On juge aisément quel dût être l'étonnement & la douleur de Mirza: néanmoins faisant effort sur lui-même: Seigneur , dit-il au Prince, espérez-vous que le Sultan votre Pere consente à un himen.... Qui te parle d'epouser , interrompit Noureddin. Seigneur , repartit Mirza, j'aurois cru que la vertu de Fatmé.... Bon sa vertu , répliqua le Prince, la vertu des femmes! On sçait bien qu'elles en ont, & j'en fais grand cas, mais toutes cell que j'ai aimées, étoient très-vertueuses, à ce qu'elles m'ont dit, & je n'en ai cependant épousée aucune. Seigneur, je doute que Fatmé leur ressemble.... Mon pauvre ami, elle a plus de beauté, voilà toute la différence . Mirza blessé dans ce qu'il aimoit, eut peine à retenir son indignation, mais il remercia le Prince de l'emploi qu'il vouloit lui donner, & le pria très-humblement d'en honorer quelqu'autre. CHAPITRE VIII. Déclaration du Prince: Les suites qu'elle eut. NOURREDDIN fut vivement blessé du refus de Mirza; l'orgueil du Prince & la bassesse des Courtisans, lui avoient persuadé que l'honneur de le servir, annoblissoit le service quel qu'il fût. Cependant il donna un bal à toute la Cour: Fatmé ne put se dispenser d'en faire l'ornement. Noureddin déguisé en Astrologue, dit la bonne aventure à quelques femmes, s'approcha de Fatmé, & lui demanda sa main: Fatmé feignant de le méconnoître la lui refusa, en lui disant du ton le plus sérieux, qu'elle n'étoit point curieuse: Noureddin fut embarrassé; il avoit compté que Fatmé lui donneroit sa main; cependant après y avoir un peu pensé: Oh bien , lui dit-il, avec un tour fin & galant, vous donnerez votre main, si vous voulez, mais vous n'en saurez pas moins que Noureddin vous aime. Quel présent me ferez-vous pour vous avoir annoncé une si bonne fortune? Cette bonne fortune, répondit Fatmé, seroit un très-grand malheur: mais de grace n'abusez point du nom de Noureddin, pour continuer un discours qui m'offense, & que sans doute il trouveroit fort mauvais. Et que diriez-vous donc , repliqua le Prince, en ôtant son masque, si j'étois moi-même le Prince Noureddin? J'espérerois , repartit Fatmé, en feignant un grand étonnement, mais avec un air assez fier, j'espérerois qu'en l'assurant de tout le respect que je dois à son rang, il trouveroit bon que je le fisse souvenir de celui que, tout grand Prince qu'il est, il doit lui-même à mon sexe. Le Prince voulut poursuivre, mais Fatmé lui opposa toujours une fierté si froide & si respectueuse qu'il la quitta très-mécontent: il résolut néanmoins de réduire à quelque prix que ce fût cet-te petite précieuse, qui, lui disoit-on, jouoit le Roman, & s'en dédommageoit en particulier avec Mirza. Comme le pouvoir & l'impunité simplifient fort les moyens, le Prince n'eut pas besoin de rêver beaucoup pour imaginer de faire enlever Fatmé, & assassiner Mirza; mais Bousangir qui étoit aimé, fut averti de ce projet, & le fit échouer en se retirant avec sa fille & Mirza dans son gouvernement de Caboul, où il n'eut pas été sûr de lui faire un outrage. CHAPITRE IX. Enchanteur du Volcan Maison de la Vieille: Devoir a faire: Promesse de l'Enchanteur à Noureddin. NOUREDDIN voyant son coup manqué, prit le parti de recourir à un Enchanteur qui avoit la réputation d'opérer de grands prodiges. Le Lecteur se souvient du Roi Kesra, surnommé le Tyran, dont Mirza a fait mention dans le récit de ses voyages. L'Enchanteur étoit fils de ce Roi. Une Fée étoit sa mere; on l'appelloit l'Enchanteur du Volcan, parce qu'il faisoit sa demeure sur la cime affreuse d'une montagne près de la bouche d'un volcan. Cette bouche énorme vomissoit en mugissant des torrens de souffre & de bitume enflâmés, qui se précipitant avec un bruit horrible, sillonnoient de jaune le sommet neigeux de la montagne, & portoit au loin la terreur & la désolation. Avant que d'arriver à cette montagne, il falloit traverser un desert; on trouvoit au sortir la maison d'une vieille Fée; c'étoit la mere de l'Enchanteur. Si on lui plaisoit, on en recevoit un anneau qui rendoit l'accès de la montagne facile, suspendoit la fureur du volcan, & faisoit trouver grace devant l'Enchanteur. Noureddin se mit en chemin, traversa le desert, & laissant sa suite a la porte, entra chez la Vieille. Il trouva la Fée dans un salon filant sur une estrade. C'étoit une petite femme courbée sous le poids d'une bosse énorme, dont elle paroissoit en possension depuis plus d'un siécle. D'entre ses épaules sortoit une tête chauve applatie par les côtés; nous ne la peindrons pas plus en détail, nous nous contenterons de dire qu'elle joignoit à tous ces charmes une phisionomie de bonne amitié, & je ne sais quoi de vif encore dans les yeux qui sembloit demance qu'on n'étoit pas tenté de lui accorder. A la vue de Noureddin, elle parut toute réjouie, elle battit des mains; quatre esclaves parurent, prirent le Prince, le porterent dans l'appartement des bains, le baignerent, le froterent, le parfumerent & le ramenerent dans le salon. Alors on mit devant lui une table couverte de mets exquis. Noureddin, qui avoit plus de faim que d'amour, mangea de toutes ses forces sans dire un seul mot, & la Fée qui se réjouissoit du bon appétit du Prince, gardoit aussi le silence de peur de l'interrompre, mais elle ne détournoit point de lui ses petits yeux brillans, elle se frotoit les mains de joye, & s'agitant sur son siége, ne pouvoit tenir sa bosse en place. Sur la fin du repas elle présenta une grosse truffe au Prince, & le pria de la manger pour l'amour d'elle; on desservit enfin. Alors la Vieille rompant le silence: Prince , dit-elle, je sçais ce qui vous amene; l'amour vous fait recourir à l'art de Charmant.... Qui est ce Charmant , interrompit le Prince? Eh qui seroit-ce , reprit la Vieille, que mon fils l'Enchanteur du Volcan? Je ne scavois pas qu'il eût ce nom , dit Noureddin, mais je scais qu'il faut un anneau .... Oui-da, mon beau Prince , interrompant la Vieille, en passant la main sous le menton de Noureddin, vous aurez l'anneau, il est tout prêt, MAIS FAITES VOTRE DEVOIR. Ma bonne mere , repartit Noureddin, je ne vous entends pas: A votre âge , répliqua la Vieille, on doit avoir plus de pénétration, mais les hommes de ce siécle en ont peu, j'ai vu un tems qu'ils me devinoient, tout dégénere; ne laissez pas cependant de FAIRE VOTRE DEVOIR: Mais , dit le Prince, qui comprit alors ce dont il s'agissoit, vous êtes bien vieille .... Et vous bien jeune , répondit-elle, pour être si peu galant: croyez-vous que ce n'est que pour le plaisir de régaler les passans & de leur faire manger mes truffes que je me suis placée au sortir d'un desert? Tout le monde connoît la maison de la Vieille, on sçait qu'avec son anneau on est bien recu de Charmant, mais qu'il faut FAIRE SON DEVOIR, allons faites le vôtre . Il fallut en passer par-là; Noureddin fit son devoir, & bien lui prit d'avoir été doué comme il l'étoit. Muni de l'anneau qu'il avoit si bien gagné, il parvint sans obstacle au haut de la montagne. Il y trouva un vilain Negre prêt à s'élancer dans les airs, sur un gros crapaut noir, qui avoit des ailes. C'etoit le bel Adonis auquel sa mere avoit donné le nom de Charmant : le Prince qui ne le voyoit point avec les yeux d'une mere, avoit trop peu d'esprit pour se douter que ce pût être là Charmant ; mais le Negre s'avançant vers lui & prenant l'anneau avec un sourire hideux: Je suis bon fils , lui dit-il, ma belle Maman a été contente de toi, & je te servirai; retourne en ton palais, je vais faire un tour dans mon Harem de la Chine, car je tiens de ma belle Maman, je suis tendre, & j'ai un Harem dans les différentes parties du monde, ou je suis adoré des plus belles femmes; mais sçais-tu pourquoi elles m'aiment si fort? Ma soi non , disoit le Prince en lui-même: Tu crois , continua l'affreux Charmant, que c'est parce que je suis aimable; bagatelle, mon ami; je les roue de coups, voila pourquoi elles m'adorent: rien n'est si bon pour être aimé des femmes, mais il faut que le dédommagement soit au bout. Adieu: repasse par la maison de ma belle Maman, fais ton devoir, & tu me reverras bientôt : à ces mots, fendant l'air avec une vîtesse extrême, il disparut aux yeux du Prince. Noureddin descendit la montagne, repassa par la maison de la Vieille, en fut reçu mieux qu'il n'eût désiré, fit encore son devoir, rejoignit sa suite & retourna dans son Palais. CHAPITRE X. Apparition de la Fée du Malheur à Mirza. Elle lui découvre le Sang dont il est né; Parti qu'il prend en conséquence. Songe de Fatmé. Tandis que Noureddin avoit fait ce voyage, il s'étoit passé à Caboul des choses importantes: la Fée du Malheur avoit apparu à Mirza & lui avoit tenu ce discours: Mirza, vous étes fils d'Ogoulkan, dont l'usurpateur Mahmoud occupe aujourd'hui le Trône; je vous ai caché jusqu'ici votre naissance afin de vous en rendre digne: j'ai voulu que vous fussiez homme avant de scavoir que vous étiez Prince; mais en connoissant l'auteur de vos jours, apprenez en peu de mots son histoire, & qu'elle vous serve de leçon. J'avois été l'amie d'Ogoulkan, il m'étoit redevable de plusieurs grandes qualités; mais tranquille sur le Trône, après de trop courtes traverses, le Génie de l'Orgueil & la Fée de la Molesse me firent bientôt oublier, il ne prit plus conseil que d'eux, ils ont été la cause de sa perte: les plaisirs le dégouterent des affaires, le timon de l'Etat lui parut trop pesant, il le mit entre les mains de Zenghi son premier Eunuque. Il faut rendre justice à Zenghi; grand homme d'Etat & grand Capitaine, il avoit rendu des services signalés à Ogoulkan, & il eut continué de lui en rendre de fidéles, si votre Pere ne lui eût fait le plus cruel des outrages. Zenghi, quoiqu'Eunuque, étoit marié à une très-belle femme; il l'aimoit passionément & en étoit jaloux à la fureur, jaloux comme d'un bien dont la jouissance ne diminuoit point le prix, à qui au contraire les désirs de Zenghi toujours irrités & jamais satisfaits, prêtoient sans cesse de nouveaux charmes, & qu'il craignoit d'autant plus de perdre, qu'il se sentoit moins digne de le posséder. Ogoulkan entendit vanter la beauté de Zulime (c'étoit le nom de la femme de Zenghi) il voulut la voir, elle lui plût: cette femme à qui Zenghi n'avoit fait connoître que le désespoir de l'amour, curieuse d'en connoître les transports, n'opposa point de résistance aux désirs de son maître, & Ogoulkan la fit passer dans son Harem, sans considérer ni ce qu'il devoit à son Ministre, ni ce qu'il avoit à craindre de son ressentiment. Zenghi outragé dissimula, forma un parti, se mit a la tête, força le Palais d'Ogoulkan, poignarda votre pere & Zulime dans les bras l'un de l'autre, & élevant sur le Trône un illustre Imbécille, donna le nom de Roi à Mahmoud, & fut en effet Roi lui-même: tous les Princes de votre Maison furent égorgés, & vous l'auriez été vous-même, si vous enlevant dans le berceau, je ne vous eusse transporté dans mon Isle: j'y ai donné tous mes soins à votre éducation; il est tems de faire voir que vous en avez profité: Bousangir vous aime, il est considéré des troupes, faites-lui connoître votre naissance: une rose bien marquée que vous avez sur le bras droit, & que tout le Royaume sçait que vous avez apporté en naissant, ne lui permettra pas de vous méconnoître: joignez-y ce billet de ma main. Adieu, Prince, point de remercîment pour le passé; & quant à l'avenir, ne comptez plus que sur votre courage, j'ai fait ce qui dépendoit de moi & je vous abandonne a vous-même. Mirza plein d'une vive reconnoissance, se précipitoit aua cus de la Fée, lorsqu'elle disparut: son premier mouvement avoit été pour elle, le second fut pour Fatmé. Il courut d'abord la chercher: avec quelle joye il lui n part de ce qu'il venoit d'apprendre! Non qu'un Trône tut capable de l'éblouir, il ne sentoit que le plaisir d'y élever Fatmé. Cette nouvelle n'ajouta rien aux sentimens qu'elle avoit pour lui. Votre cœur , dit-elle a Mirza, voilà mon Trône; avec vous dans un desert je serois la Reine du monde, mais vos vertus sont faites pour un plus grand théâtre; ce n'est pas pour le bonheur de la seule Fatmé que vous devez vivre, & je voudrois, pour le bien des hommes, que l'Univers fut votre Empire . Mirza fut ensuite trouver Bousangir: il lui fit voir la rose qu'il avoit au bras droit, & lui présenta le billet de la Fée: Bousangir voulut se jetter à ses pieds; Mirza le prévint & l'embrassa en le priant de vouloir bien être toujours son pere. En peu de tems Bousangir eut formé un parti: plusieurs Chefs considérables y entrerent avec les troupes qu'ils commandoient: Caboul fut le lieu du rendez-vous. Quand elles furent assemblées, on leur découvrit la naissance de Mirza; elles furent charmées de trouver leur véritable maître dans un Héros dont l'humanité égaloit la valeur, & ce fut avec les marques de la plus grande joye qu'elles le proclamerent Sultan. Bousangir jugeant qu'il falloit profiter de cette ardeur, publia un manifeste, après quoi Mirza & lui se disposerent à marcher droit a la Capitale. La veille du départ, Mirza cherchant Fatmé pour lui faire ses adieux, descendit dans le jardin, & se rendit par un berceau de myrthe, a un cabinet de jasmin & de chevrefeuille où on lui dit qu'elle étoit entrée. Le premier objet qui l'y frappa, ce fut Fatmé dormant sur un lit de gason: sa tête étoit appuyée sur une de ses mains, l'autre étoit mollement étendue sur sa cuisse: sa robe négligemment retroussée laissoit voir le plus joli pied du monde: plusieurs boucles de cheveux, d'un noir lustré, tomboient sur son sein à demi-découvert, dont elles relevoient la blancheur. Ses beaux yeux étoient fermés, mais ses joues étoient animées du plus vif incarnat, & quelques larmes qu'on y voyoit, ressembloient à des goutes de rosée sur des reuilles de roses. Qu'elle parut belle à Mirza! Oue ses yeux s'attacherent amoureusement sur elle! Avec quelle ardeur .... s'il eût osé; mais quand on aime à l'excès, on craint a l'excès d'offenser ce qu'on aime: cependant, emporté par son transport, il alloit coller ses levres sur celles de Fatmé, lorsqu'il s'appercut que de nouvelles larmes perçoient en abondance à travers ses longues paupieres, que la vivacité de ses couleurs, & le mouvement précipité de son sein, marquoient une agitation cruelle: en ce moment Fatmé s'éveilla en faisant un grand cri, & ega dant Mirza avec un air tout troublé, elle se frotoit les yeux comme pour s'assurer si son rêve ne duroit pas encore. Ah Mirza , dit-elle enfin, quel songe je viens de faire! Puisse Visnou détourner ce présage! Hélas! Je songeois qu'après une longue séparation vous m'étiez rendu, mais qu'un barbare vous présentoit un poignard pour m'égorger, que sur votre refus il nous avoit livré tous deux dun monstre étique, dont le seul regard étoit dévorant: l'horreur qu'il m'a faite en s'approchant m'a reveillé. Puisse encore un coup ce présage être vain! Mais depuis quelque tems je fais les songes les plus affreux, de noirs pressentimens s'emparent de mot, & je ne vous vois partir qu'avec la plus vive douleur: Belle Fatmé , lui dit Mirza, vous craignez parce que vous aimez; voilà ce qui produit les songes fâcheux qui vous allarment; eh quel plus heureux augure pour moi que d'être aimé de vous? Il lui dit encore beaucoup de choses pour dissiper l'impression du rêve qu'elle avoit fait, mais il ne put entierement l'effacer, & il laissa Fatmé dans une tristesse dont il ne pût s'empêcher d'éprouver lui-même une partie. CHAPITRE XI. Mirza & Bousangir marchent vers la Capitale: L'Enchanteur du Volcan vient trouver Noureddin: Bataille. LE lendemain Mirza & Bousangir se mirent à la tête de leurs troupes. La nouvelle de leur marche arrivoit à Lahor, lorsque Noureddin y rentroit, plein des espérances que lui avoit données l'Enchanteur du Volcan. La consternation fut extrême: on avoit bien une armée à opposer aux Rebelles; (c'est ainsi qu'on nommoit Mirza & Bousangir) mais on n'avoit point de Général: tous ces Merveilleux de la Cour, qui, dans un souper, savoient si bien tourner en ridicule les gens de mérite, n'entendoient rien à les combattre, bien moins encore à les vaincre: on tira de l'obscurité l'Officier qui passoit pour le plus capable, (car dans les périls pressans la faveur se tait) & on le nomma Général sous les ordres de Noureddin. Les deux armées furent bientôt en présence. Mirza voulant épargner le sang, fit proposer à Noureddin de vuider leur différend par un combat particulier; Noureddin qui n'aimoit point à se battre, mit la hauteur à la place du courage, & répondit qu'il ne le commettoit point contre un avanturier: cependant par le conseil de l'Enchanteur, qui vint se rendre auprès de lui, il corrompit à force d'argent un des principaux Chefs de l'armée de Mirza. La bataille se donna peu de tems après: Mirza étoit sur le point de la gagner, lorsque le Chef qui le trahissoit, attaqua les troupes qu'il devoit soutenir; elles furent ébranlées, & au même moment l'Enchanteur de sa baguette noire frappa trois fois la terre: aussitôt il en sortit une sombre & épaisse vapeur, du milieu de laquelle les Soldats de Mirza virent s'élever un Spectre épouvantable: sur son front étoit écrit la Terreur ; il croissoit d'instant en instant, & bientôt paroissant a leurs yeux comme une tour, les bataillons entiers tournerent le dos en se précipitant les uns sur les autres: Bousangir & Mirza firent de vains efforts pour arrêter leur fuite, le premier tomba percé de coups aux pieds de Mirza; celui-ci alloit se jetter en désespéré au milieu des bataillons ennemis, mais une main invisible détourna son cheval, qui l'emporta malgré lui hors de la mêlée. Noureddin fit passer au fil de l'épée tous les prisonniers; il vola ensuite vers Caboul, où le désir d'avoir Fatmé en sa puissance l'attiroit: il ne l'y trouva plus, & il eut cru avoir perdu le plus doux fruit de sa victoire, si l'Enchanteur ne lui eût promis son assistance: Une Fée , lui dit-il, protege Fatmé, & je ne puis rien sur elle, si je n'ai quelque chose qui ait servi à la vêtir, & si ce n'est elle-même qui me le donne de son plein gré, mais tous mes prestiges seront vains ou je scaurai l'y engager : il dit & disparut. CHAPITRE XII. Ce qu'étoit devenue Fatmé. FATMÉ sur les nouvelles de la perte de la bataille & de l'arrivée de Noureddin à Caboul, s'étoit hâtée d'en sortir: elle avoit fui toute seule, & étoit entrée dans une grande forêt. Elle y marcha long-tems agitée de mille craintes, & sans savoir quelle route tenir; enfin accablée de lassitude, elle se laissa tomber au pied d'un Ciprés. Alors elle se représenta vivement toute l'horreur de sa situation: seule dans une forêt qu'alloit-elle devenir? Elle craignoit la rencontre des bêtes féroces; celle des hommes lui paroissoit plus a craindre encore; déja la nuit commençoit à noircir la sombre épaisseur des bois; une vague impression de terreur acheva de troubler son imagination; elle se livroit aux idées les plus funestes, lorsqu'un Monstre a forme humaine se présenta devant elle: des serpens ceignoient sa tête, & ombrageoient son visage; ses yeux creux & sombres sembloient blessés du foible jour qui luisoit encore; ses noirs sourcils, horriblement froncés, annonçoient une fureur morne; ses joues pâles & tremblantes étoient couvertes de taches noires & livides; tous ses traits étoient bouleversés, tous ses mouvemens convulsifs. Fatmé détourna de lui la vue avec horreur; mais de quelque côté qu'elle tournat les yeux, elle voyoit toujours le Monstre portant sur elle un regard sombre & fixe. Pourquoi cherches-tu à m'éviter , lui dit-il d'une voix rauque & entrecoupée, tes malheurs sont sans ressource, & je viens les finir : en disant ces mots il soufla sur elle: dans ce moment la vie fut odieuse à Fatmé; elle eut horreur de son existence, & le Monstre lui parut moins affreux: donne-moi ta ceinture , continua-t-il, j'en vais faire l'instrument heureux de ta délivrance, un moment de courage te garantira d'un siécle de malheur . Déja Fatmé détachoit sa ceinture: le Monstre, qui n'étoit autre que l'Enchanteur, sous la forme du désepoir, avançoit la main pour s'en saisir. Fatmé alloit tomber en son pouvoir, lorsqu'elle vit paroître un enfant d'une beauté éclatante. Sa phisionomie ressembloit à celle de Mirza. Le Monstre s'enfuit a sa vué: Belle Fatmé , lui dit l'enfant aîlé, quelle fureur s'empare de vous? Voulez-vous renoncer au bonheur que je vous prépare? Avez-vous oublié que Mirza vous adore? Il n'a point péri; vos malheurs finiront; vous le reverrez, & un jour unis ensemble, vous jouirez d'un sort digne d'envie . En disant ces mots il secoua un flambeau quil tenoit de la main droite, & mit de l'autre un anneau a un doigt de Fatmé, en l'avertissant que cet anneau la rendroit invisible, & la garantiroit de tout enchantement. Nous verrons dans la suite l'usage qu'en fit Fatmé; il faut retourner à Mirza, que son cheval emporte malgré lui. CHAPITRE XIII. Ce que devint Mirza. APRÈS avoir long-tems couru, Mirza alloit entrer dans une gorge de montagne, lorsque son cheval manqua sous lui: à peine il s'étoit dégagé des étriers, qu'il vit un cavalier ennemi qui n'avoit cessé de le suivre, attiré par l'appas d'une prise si considérable. Le cavalier fondit sur lui le sabre haut, en lui criant de se rendre; Mirza se met en défense, & évitant le choc du cheval par un mouvement de côté, haussa le bras, & plongea son épée dans le flanc du cavalier, qui, après avoir chancelé quelques momens sur la selle, tomba sans vie aux pieds du Prince. Mirza quittant alors son habit & ses armes, qui étoient sanglantes & brisées, se couvrit de l'habit du soldat, & suivit le pied de la montagne: il marcha long-tems entre des précipices & une longue chaine de rochers, dont les masses énormes jettées au hazard, & en quelques endroits entassées les unes sur les autres, sembloient menacer le ciel d'une nouvelle escalade; enfin il s'arrêta dans un petit vallon que formoit un enfoncement entre ces rochers: l'eau d'une source qui en sortoit le désaltéra; il se nourrit des fruits d'un battier sauvage, & s'assit au pied. C'est alors que rendu a lui-même (car dans le tumulte de l'action, l'ame distraite par mille objets, n'a que des mouvemens rapides, & pour sentir trop de choses, n'en sent aucune bien distinctement) alors que rendu à lui-même il ne put se représenter sans horreur ce champ de bataille, qu'il laissoit couvert de tant de braves gens morts pour sa querelle. La perte de Bousangir lui déchiroit le cœur. Il passa la nuit dans ce vallon, couché sur un lit de douleur, se roulant par terre, & croyant voir sans cesse l'ombre pâle & sanglante de son ami. Pardonnes, chere Ombre , disoit-il en fondant en larmes, pardonnes Bousangir, si je vis encore, c'est pour te venger . A sa douleur se joignoit une vive inquiétude sur le sort de Fatmé. Il erra deux jours dans ces montagnes, les faisant retentir de ses plaintes, & ne se nourrissant que de fruits sauvages.Au commencement du troisiéme il se trouva vis-à-vis d'un palais brillant. Le Prince approcha, & lût sur le frontispice en gros caractére ce diamant: Palais de l'Espérance. Il avoit été bâti par la Fée de l'Imagination; on y étoit introduit par le Génie du Désir: on y attendoit tous les jours l'Amour & la Fidélité pour les marier ensemble: le Prince, après avoir traversé plusieurs cours, entra par un vestibule de marbre verd, dans un salon tout couvert de glaces de diamant encadrées dans des bordures d'émeraude: il y avoit au milieu un trône de même matiére, sur lequel une jeune Fée étoit assise. Au lieu d'une baguette elle tenoit dans sa main une ancre d'or: sa phisionomie étoit ouverte & prévenante; rien n'étoit si engageant que son air; rien de si flatteur que son souris: ses yeux vifs & perçans n'étoient arrêtés par aucun obstacle: la magie de son regard, dont elle ignoroit le pouvoir, rapprochoit d'elle les objets éloignés, & les revêtoit des formes & des couleurs les plus agréables: à sa présence les soucis & les chagrins disparoissoient comme les oiseaux de la nuit au lever du soleil: son trône étoit entouré d'une foule d'enfans d'une beauté céleste; ils avoient des aîles blanches dorées aux extrêmités, & portoient dans leurs mains des phioles de diamant, pleines d'une liqueur souveraine pour tous les maux. Un d'eux versa de cette liqueur au Prince dans une coupe faite d'un seul rubis: tout le salon en fût embaumé: le Prince but: aussi-tôt la Fée lui dit de jetter les yeux sur la glace la plus prochaine. Il y porta ses regards, & vit tres-distinctement, quoique dans un lointain, le trône de Lahor. Fatmé étoit assise avec lui, & tous deux recevoient l'hommage des Grands & du peuple. En ce moment tout disparut, le salon, le trône & la Fée: le Prince se trouva au pied d'un arbre, & crut s'éveiller d'un songe; il se sentit néanmoins fortifié. Plein de courage & de confiance, il se remit en marche; & après bien des avantures & des périls, il se retrouva à l'Isle des Amis, chez la Fée du malheur. Fin de la premiére Partie. MIRZA ET FATMÉ, CONTE INDIEN. SECONDE PARTIE. CHAPITRE PREMIER. Embarquement de Mirza. MIRZA fut très-bien reçu de la Fée du Malheur, qui le combla de joie en lui presentant Bousangir. Un de ses esclaves l'avoit enlevé la nuit du champ de bataille; ses blessures ne s'étoient pas trouvées mortelles, & dès qu'elles avoient été guéries, il s'étoit rendu dans l'Isle-des-Amis, ou il esperoit trouver le Prince, ou du moins avoir de ses nouvelles. Après que Mirza l'eût tenu long-tems étroitément embrassé, il chercha des yeux Fatmé; mais il apprit avec une grande douleur que Bousangir n'étoit pas instruit de son sort; qu'il avoit fait de vaines perquisitions, & que tout ce qu'il savoit, c'est qu'elle n'étoit pas au pouvoir de Noureddin. Mon fils , lui dit la Fée, vous la retrouverez, mais je ne puis vous dire si ce sera pour son bonheur & pour le vôtre. Quant à-présent ce n'est point l'amour qui doit vous occuper, il ne faut songer qu'à réparer votre défaite: c'est à votre courage que vous devez recourir: le désespoir est le parti des lâches: on trouve des ressources, quand on sait les chercher & souffrir: je ne puis vous aider que par mes conseils; & si vous m'en croyez vous oserez vous rendre secretement à Lahor; vous y verrez vos partisans, qui sont en grand nombre; & tandis que votre présence échauffera leur zele, je ferai passer Bousangir à la Cour de Candahar, dont il sollicitera les secours: allez, mon fils, le vaisseau est tout prêt, partez . Ce ne fut pas sans douleur que le Prince & Bousangir se séparerent, au moment qui venoit de les rejoindre. CHAPITRE II. Isle de l'Opinion: Lunettes: Mont de Vérité. LE vaisseau qui portoit le Prince, ayant besoin de faire aiguade, fut obligé de relâcher à l'Isle de l'Opinion, qui se trouvoit sur la route. Mirza y descendit: l'air de cette Isle étoit nébuleux: au milieu d'une grande plaine s'élevoit un palais immense; il avoit quatre faces différentes, tournées vers les quatre parties du monde: quatre larges avenues, remplies d'une foule d'hommes de toute espéce, aboutissoient à autant de portiques, qui tout vastes qu'ils étoient, ne pouvoient recevoir tous ceux qui s'empressoient d'entrer, en se portant les uns sur les autres. Ce palais étoit le séjour d'une Fée qui distribuoit des lunettes: son nom étoit la Reine du monde ; elle étoit sur un trône soutenu par quatre moutons d'or, emblême de tous les peuples qui lui rendoient hommage: on la voyoit différente, suivant les lunettes qu'on en recevoit: elle en avoit un prodigieux magazin: ces lunettes n'étoient pas les mêmes, mais toutes avoient cette propriété, que lorsqu'on les avoit mises sur son nez, on croyoit n'en point avoir, & ne se servir que de ses yeux: on ne voyoit pas non plus celles qui étoient sur le nez de son voisin, quand elles étoient de même espéce que celles qu'on avoit soi-même: si elles étoient différentes, on les voyoit, & les nez à lunette d'une espéce, se mocquoient des nez à lunettes d'une autre espéce: cela formoit des classes séparées, qui toutes alloient par troupes comme des moutons, & faisoient chacune dans le palais un écho différent. Autour du faîte regnoit une galerie, du haut de laquelle le spectacle de l'Univers s'offroit a chacun à-travers ses lunettes: le Prince en prit une paire, les mit sur son nez, crut n'en point avoir, monta sur la galerie, & regarda. Il vit la foule des mortels comme une troupe de nains, au-dessus desquels s'élevoient quelques géans, qui lui parurent revêtus d'un éclat extraordinaire. Les plus grands de tous, a la tête de puissantes armées, ravageoient la terre que les cent bouches de la Renommée faisoient retentir du bruit de leurs exploits: ici sur des monceaux de ruines fumantes ils élevoient des trônes; là ils en dispersoient les débris dans des fleuves de sang. Des géans, d'une stature moins haute, tenoient dans leurs mains de grandes balances d'or: ils y pésoient les intérêts des peuples; mais c'étoit au poids de leur intérêt personnel, qui emportoit toujours la balance; d'autres ourdissoient de vastes trames, où des nations entiéres se trouvoient enveloppées: les uns & les autres écrasoient à leur gré la tête des nains, qui les adoroient le front prosterné contre terre. Le Prince qui avoit les lunettes de la Fée sur le nez, approuva le culte qu'on leur rendoit: il descendit de la galerie, ébloui de l'éclat des trônes, & prenant pour des Dieux ces Géans destructeurs, dont l'univers étoit la victime. Au sortir du Palais de la Fée, il apperçut un Mont fort élevé, situé sur un bloc. Il demanda ce que c'étoit que ce Mont qui dominoit au-dessus des nuages: on lui répondit qu'il y avoit une espéce de fous qu'on appelloit Philosophes , qui se donnoient beaucoup de peine pour arriver au sommet de ce Mont, qu'ils l'appelloient le Mont de vérité , qu'ils en racontoient de grandes merveilles, mais que c'étoit de vieux rêveurs qu'on ne s'amusoit guéres à écouter. Le Prince entreprit d'y monter: ce fut avec une fatigue extrême qu'il parvint à gravir jusqu'au haut: les lunettes de la Fée lui tombèrent aussi-tôt du nez: il se trouva sous un ciel pur & serein, & jettant les yeux sur l'univers, il fut tout étonné de voir que les trônes qui lui avoient paru si brillans, n'étoient que des nues colorées, où s'asséoient le Souci & les Ennuis, revêtus des habits du Bonheur & des Plaisirs. Au lieu de ces hommes qui lui avoient paru s'élever au-dessus de tous les autres, & les uns exécuter, les autres projetter de si grandes choses, il ne vit plus que de vieux enfans, qui habillés d'une jacquette avec des lisiéres & un bourlet au front, s'amusoient les uns à former de grosses boulles de savon qui brilloient un moment au soleil, & crévoient le moment d'après; les autres à élever de magnifiques châteaux de carte, que le moindre soufle de vent renversoit. Ils en étoient si occupés, qu'ils n'appercevoient pas un Monstre décharné, qui faisant continuellement sa ronde, tantôt fondoit sur eux à l'improviste, tantôt s'approchoit pas-à-pas, & finissoit toujours par dévorer le château & l'enfant. Autour de ceux-ci étoient en admiration d'autres vieux enfans, qui n'étoient que spectateurs, & avoient tous les lunettes de la Fée sur le nez. Le Prince démêla cependant quelques hommes parmi eux: leur extérieur étoit fort simple, ils n'avoient point de lunettes; des troupes de Mirmidons couroient après eux, & les traitoient de fous: ces hommes n'en paroissoient pas plus émûs: les uns ne cherchoient qu'à se retirer doucement de la presse; les autres rendoient des services pour des injures, & tendant à propos la main à ces petits étourdis, ne s'occupoient qu'à leur sauver des bosses & des contusions. Le Prince se rembarqua en faisant de profondes réflexions sur ce qu'il avoit vû, bien pénétré de la folie des hommes, du néant de leur grandeur, de la vieille enfance de leurs projets, & de la sottise qu'ils ont d'admirer ce qui fait leur malheur: désabusé de la fausse gloire, il résolut, s'il montoit un jour sur le trône, d'être le bienfaiteur du genre humain, & jamais son fléau. CHAPITRE III. Tempête, Naufrage: Isle où le Prince aborde, &c . AU bout de quelques jours d'une navigation heureuse, le Pilote apperçut un point à l'extrémité de l'horison: il pâlit, & ordonna qu'on se hâta de plier les voiles: l'ordre n'étoit pas encore exécuté, que le nuage qui n'avoit paru qu'un point dans l'éloignement, s'avança avec une rapidité prodigieuse, & parut au-dessus du vaisseau comme une montagne énorme. Tout l'horison fut investi de sa noire épaisseur, & la nuit la plus profonde succéda au jour le plus serein: les vents déchaînés des quatre parties du monde s'entrechoquent avec furie, se précipitent en tourbillon sur le vaisseau, l'enlevent, & le font pirouetter dans l'air; tantôt de longs éclairs sillonnent l'obscurité d'un bout d'un pôle a l'autre; tantôt ils partent a la fois de tous les points de l'horison; les yeux éblouis ne voyent qu'une mer de feu, prête à engloutir le vaisseau: de l'éblouissement on est replongé dans les ténebres: aux mugissemens des vents & des flots, à leurs coups redoublés, aux éclats retentissans du plus affreux tonnerre; à l'horrible confusion de tous ces bruits mêlés ensemble, on diroit que c'est l'Univers qui croule sur la tête des foibles mortels: cependant au bout de quelques tems la tempête parut vouloir s'apaiser; mais au moment que le Ciel, moins noir, raisoit luire un rayon d'espérance, le vaisseau, poussé comme un trait, alla se briser contre une côte malheureusement voisine: on entendit le bruit affreux des pointes de rocher, qui entr'ouvroient le fond du bâtiment; tout l'équipage à la fois jetta un cri perçant, & dans le moment le vaisseau enfonça: Mirza, qu'aucun péril ne troubloit, se saisit d'une piéce de bois qui flottoit, & fit effort pour gagner la côte: plusieurs fois il fut emporté loin du rivage au moment qu'il y touchoit; mais enfin il saisit la pointe d'un rocher qui s'avançoit, & prit terre; sa lassitude ne lui permit pas de la reconnoître. Il se coucha sur la rive, & s'endormit profondément. Lorsqu'il se réveilla le tems étoit serein; il faisoit grand jour, & le soleil avoit séché ses habits. Il jetta les yeux sur l'Isle où il se trouvoit: il la vit couverte d'une infinité d'arbres, dont les branches, ornées de feuilles du plus beau verd, paroissoient en même tems chargées de différens fruits, dont les vives couleurs réfléchissoient différemment la lumiére. Le Prince, qui sentoit une faim pressante, y courut, & porta sa main sur une grénade: quelle fut sa surprise, de ne trouver qu'un diamant de la couleur & de la forme de ce fruit! Tous les autres fruits étoient pareillement des pierres précieuses: c'étoit des escarboucles, des topases, des rubis, des amethistes, &c. Le tronc des arbres étoient les uns d'or, les autres d'argent, & leurs feuilles étoient des émeraudes d'un différent verd: au milieu de ces arbres étoit un grand canal, où le Prince crut, du moins, aller appaiser sa soif; mais ce qui lui avoit paru une belle eau transparente, étoit un cristal liquide, dont la source sortoit des entrailles d'un roc de diamant. Peu touché de la beauté du spectacle, le Prince s'asfit tristement au bord de ce canal, appuyé contre un de ces arbres, que tous les Empires du monde n'auroient pû payer. La soif & la faim, qui le pressoient de plus en plus, lui faisoient sentir qu'il n'y a de vrais trésors que ceux qui servent à nos besoins naturels: il regardoit avec mépris tous ces magnifiques jouets d'enfant. Il eût donné tous les arbres de l'Isle & son brillant canal pour un battier sauvage & une marre d'eau bourbeuse. Il retourna vers le bord de la mer pour y chercher quelque coquillage: il en vit sortir un animal amphibie, qui s'alla perdre dans des rochers: ils formoient une longue chaîne d'un côté de l'Isle. Le Prince y tourna ses pas, & suivant les traces mouillées de l'animal, il s'engagea dans les sinuosités d'un petit chemin tortueux, qui après bien des détours, le conduisit dans une plaine charmante: la douceur embaumée de l'air, l'éclat des fleurs, l'abondance & la beauté des fruits, qui étoient véritables, & dont il trouva le goût merveilleux, lui persuaderent quil étoit dans le Paradis terrestre: il s'avança après avoir mangé, & au bout d'une allée d'orangers, près d'une grotte que deux grenadiers tapissoient au-dehors, il vit un jeune homme très-bien fait, & une femme d'une beauté ravissante, qui n'avoient pour vêtement qu'une ceinture de palmier. Cette nouvelle Eve tenoit sur son sein un enfant, ou plutôt un amour, dont la bouche souriante ressembloit à un bouton de rose qui éclôt. Leur surprise parut grande à la vûe du Prince; mais s'avançant vers eux d'un air propre à les rassurer, il leur dit par quel malheur il se trouvoit dans leur Isle. Le jeune hommelui répondit en des termes très-nobles & très-obligeans; & l'ayant fait entrer dans la grotte, où il y avoit pour tous meubles des lits de mousse & des siéges de gazon, grossiérement façonnés, la Femme lui servit dans des coquilles de différentes grandeurs des fruits, du laitage & des nids d'oiseaux, qu'on trouve sur les rochers, & qui sont un mets excellent. Après le repas, le Prince ayant témoigné à ses hôtes toute sa reconnoissance, ne put s'empêcher de leur dire combien il étoit étonné de trouver dans une Isle qui paroissoit deserte deux personnes dont les manieres n'étoient pas moins pleines de grace & de noblesse que la figure, qui parloient la langue des Indes, & sembloient plûtôt avoir été élevées dans un palais que dans une grotte. Seigneur , lui répondit le jeune homme, le récit de nos avantures fera cesser votre surprise, à laquelle nous devons, sans doute, un discours trop flateur . Alors la femme étant sortie, le jeune homme commença son histoire en ces termes: CHAPTIRE IV. Histoire de Zulmis & d'Aglaé. Nous sommes nés ma semme & moi dans l'Isle d'Amour, au Royaume de Beauté: il est nécessaire de vous dire quels sont les usages & la religion du pays, ou plûtôt quels ils étoient avant qu'un Prince étranger, qui regne aujourd'hui, nous eût apporté un nouveau culte, & des loix nouvelles. Vous saurez donc qu'au Royaume de Beauté, il n'y a de distinction parmi les filles que celle qu'y met la Beauté même; leur titre unique est de plaire. La plus belle est la plus noble. A leur quatorzieme année, elles entrent en possession d'un jardin de délices, orné des plus belles fleurs. Il y a entr'autres une rose d'une beauté ravissante: cette rose est réservée pour celui qui doit être leur époux: c'est l'unique dot que les silles du Royaume de Beauté apportent en mariage. Les personnes des deux sexes qui ne sont point mariées, s'assemblent deux fois toutes les semaines dans une grande prairie, qu'on appelle la Prairie des Amans. Les jeunes hommes & les jeunes filles s'y exercent à des jeux & à des danses: chacun sans distinction de rang s'adresse librement à celle qui lui plaît, & tache à son tour de lui plaire: les rivaux ne peuvent disputer entr'eux que d'agrémens: c'est à qui saura se rendre aimable; petits soins, attentions, services, tout est employé: l'envie de plaire se produit sous une infinité de formes agréables, mais la violence est interdite, & les voies de fait contre ses rivaux, sont punies de mort. Ce n'est pas qu'on ne fasse un grand cas de la valeur. On en inspire l'estime à nos Belles qui se donnent ordinairement aux plus braves; mais ce n'est qu'en faveur de la Patrie qu'il est permis de la signaler: on a voulu que la Beauté, en élevant l'ame du guerrier, adoucît les mœurs du citoyen. Lorsque deux Amans se plaisent, ils se prennent par la main vont à l'Autel du Dieu que nous adorons: ce Dieu est représenté sous la figure d'un beau jeune homme, dont à peine un léger duvet cotone les joues vermeilles: dans une main il tient un flambeau, une pierre d'aiman dans l'autre, & sourit à deux colombes, qui les aîles à demi-étendues, se becquetent à ses pieds: son temple de Lapis soutenu par cent colonnes d'Amethiste, est toujours paré de fleurs nouvelles. Les plus doux parfums brûlent continuellement sur l'Autel du Dieu. Dès qu'on y voit paroître deux Amans, on avertit le Grand-Prêtre, qui, sous aucun prétexte, ne peut refuser de les unir; ce seroit un sacrilege: les desirs mutels de deux Amans sont regardés comme l'inspiration du Dieu. Le mariage se fait en les ceignant tous deux d'une même guirlande. Alors la nouvelle épouse reçoit dans son jardin le nouvel époux, il cueille la rose, & tous deux offrent au Dieu les prémices de leur bonheur, car cette Divinité bienfaisante ne veut point d'autres sacrifices: de tendres soupirs sont le cri de ses victimes. Voilà quels étoient de tems immémorial l'usage & la Religion du Pays. Nos Rois s'y étoient toujours soumis eux-mêmes; mais il y a environ vingt ans que leur race s'étant malheureusement éteinte, un Prince voisin sut se faire élire, en prodiguant à propos des trésors. Une vieille Gnomide qu'il avoit eu le courage de traiter en jeune Silphide, l'avoit fait Souverain d'une Province limitrophe qui abondoit en mine d'or. Avant que la Gnomide en eût fait présent au Prince, le pays n'étoit peuplé que d'animaux stupides qui marchoient à la vérité sur deux pieds, mais qui d'ailleurs tenoient moins de l'homme que de l'âne: ils avoient les oreilles & la peau de cet animal, le visage d'une chouette, & des mains de harpies. Ils s'en servoient pour creuser la terre, & en tirer l'or, dont ils étoient fort avides. La Gnomide leur donna la figure humaine, mais ils garderent la stupidité & les inclinations de leur premier état, & sur-tout une soif de l'or qui les rend presque tous hydropiques. Lorsqu'ils en ont fait des amas considérables, ils se croient au-dessus de tous les mortels; ils oublient leur premiere forme, & la font souvent oublier aux autres: on dit qu'il y a des hommes qui ont fait Dieu à leur ressemblance; ceux-ci sont du nombre: ils adorent un Ane d'or, qui foule aux pieds la statue de l'honneur. Leur Prince ayant été élû notre Roi, ses sujets les plus riches le suivirent dans son nouveau Royaume, & comme les filles y sont charmantes, ils chercherent à leur plaire, ou plûtôt ils crurent qu'ils n'avoient qu'à paroître dans la Prairie des Amans, & pousser en avant un gros ventre chargé d'or & de pierreries; mais le succès répondit mal a leur attente; ils ne remporterent que des brocards: on leur demandoit, quand ils accoucheroient? Le Roi qui souhaitoit de les favoriser, ne pouvoit le faire qu'en changeant notre religion & nos loix: il corrompit le Grand-Prêtre à force d'argent, il gagna les Chefs de l'Etat, qui n'étoient plus dans l'âge de plaire, & fit une loi par laquelle le choix d'un époux ne dépendroit plus de l'inclination des Amans, mais de la volonté des parens. Cette loi n'eut pas tout l'effet qu'on en espéroit: les filles se faisoient une religion de l'éluder. Elles recevoient dans leur jardin l'amant qui leur plaisoit; & lorsqu'il avoit cueilli la rose, on ne pouvoit s'empêcher de les unir. On fit une seconde loi par laquelle en ce cas les deux époux seroient mis dans une barque, & abandonnés en pleine mer à la merci des vents & des flots. Aglaé (c'est le nom de ma femme) entroit dans sa quatorziéme année, lorsqu'on publia cette loi; j'en avois dix-huit, & jusqu'alors j'avois été impunément à la Prairie des Amans: toutes les belles personnes que j'y avois vûes, m'avoient laissé libre; aucune n'avoit l'aiman de mon cœur. Aglaé parut, & je l'adorai. Elle n'étoit pas seulement belle; il y avoit répandu dans toute sa personne ce je ne sais quel charme plus puissant que la beauté même: on disoit qu'Aglaé en naissant avoit été baignée dans la fontaine des Graces; & certainement si les Graces se pouvoient peindre, elle eût servi de modéle. Je l'abordai en tremblant; ma langue incertaine lui begaya quelques paroles mal arrangées. Je ne la quittai point tant qu'elle resta dans la Prairie: lorsqu'elle se retira, il me sembla que le jour se retiroit avec elle, je restai longtems immobile & pensif; enfin je m'en retournai plein de son image, & ne pouvant un seul instant m'en distraire. Que le tems me parut long jusqu'au jour où je devois la revoir! J'étois dans la Prairie bien avant tous les autres: dès qu'Aglaé parut, je volai auprès d'elle. Son entretien n'avoit pas moins de grace que sa personne; c'étoit cet-te simplcité naïve, qui, join-te à beaucoup d'esprit, est la marque précieuse d'une ame pure & neuve encore aux choses du monde. J'eus un grand nombre de rivaux, mais Aglaé distingua mon amour de celut des autres; j'eus le bonheur de lui plaire, & je touchois au moment qui alloit combler mes vœux, lorsque le Prince Phanor vit Aglaé, & prit pour elle l'amour le plus ardent. Ce Prince étoit le fils unique du Roi: il l'avoit eu de la Gnomide: Phanor ressembloit beaucoup à sa mere; c'étoit une vraie figure de taupe, mais fier de son rang & de ses richesses, il portoit de l'air le plus conquérant, la tête la moins noble: ses manieres n'étoient pas plus aimables que sa figure; quant à de l'esprit des talens, des vertus, vous jugez bien qu'étant le Prince le plus riche de la terre, il avoit de tout cela dans son trésor. Aglaé reçut les marques de son amour avec autant de froideur que de respect; Phanor lui donnoit tous les jours des fêtes, où il étaloit sa magnificence & son mauvais goût. Il prit tant de soins pour lui plaire, qu'il lui devint tout-à-fait insupportable, mais il n'en fut pas de même des parens d'Aglaé: comblés des faveurs du Prince, éblouis de son rang, ils se déclarerent pour lui, & ne donnerent qu'un mois à leur fille pour se déterminer à l'épouser. Phanor en se mettant sur les rangs, avoit écarté tous ses rivaux; mon amour avoit été obligé de se contraindre en public, mais je voiois Aglaé en particulier. Une vieille esclave qui la servoit & que j'avois gagnée, m'en facilitoit les moyens: jugez quel fut mon désespoir, quan Aglaé m'apprit la résolution de ses parens. J'etois à ses genoux, & les tenant embrassés, je les baignois de mes larmes. Soyez sur , me disoit-elle, en y mêlant les siennes, soyez sur, mon cher Zulmis, que je ne serai point à un autre que vous, & que s'il faut mourir pour ne point épouser le Prince, je n'hésiterai pas à me donner la mort : Ah, lui répondis-je, que le Ciel me préserve de recevoir de votre amour une preuve si funeste! Plûtôt mourir mille fois moi-même! Mais s'il a vrai que vous m'aimez .... Ingrat si je vous aime!..... Hé bien, charmante Aglaé, pourquoi nous rendre les victimes d'une loi impie & nouvelle! Le Dieu que nous adorons parle à votre cœur, ainsi qu au mien, il vous dicte l'époux que vous devez choisir, ses inspirations sont ses oracles: dérobons-nous à la tyrannie, fuyons, je suis maître de moi, j'ai des biens dont je puis me défaire en peu de jours, vous m'aimez, & je vous aime, vous ne pouvez sans sacrilége avoir d'autre époux que moi.... Oui, me dit-elle, en me tendant la main, oui, cher Zulmis, vous l'êtes: En vous reconnoissant pour mon époux, j'obéis au Dieu qui m'inspire: jamais mon cœur n'a senti plus vivement sa présence. Dieu puissant, ajouta-t'elle, nous te prenons à temoin des nœuds que nous formons Zulmis & moi, protéges une union que tu ordonnes, & que le bonheur de Zulmis soit, s'il le peut, egal à l'amour éternel que je lui voue! Je joignis mes vœux & mes sermens à ceux d'Aglaé: le Dieu les entendit, & donna lui-même le signal de notre union par un trait de lumiere qu'il fit briller à nos yeux, comme s'il eût secoué son flambeau. Aglaé me reçut alors dans son jardin: que de beautés il renfermoit, & comment les décrire! mais, sur-tout; qui pourroit peindre cette rose charmante, qui, à demi-éclose, s'entr'ouvroit à peine au milieu des lys qui l'entouroient! C'étoit le gage précieux de mon bonheur: je me hâtai de le ravir: non, il n'est point d'expression qui puisse rendre ce que j'éprouvai alors, cet-te ivresse de tous les sens, ces vifs élans de l'ame qui fait effort pour passer dans l'objet aimé, & qui, plongée dans une mer de délices, s'y anéantit & renaît pour s'y anéantir encore: il manquoit à mon bonheur d'en voir Aglaé aussi remplie que je l'étois: je parvins enfin à ce dernier degré de félicité; tout le feu de son cœur passa dans ses veines, ses sens se troublerent, & bientôt ses yeux se fermant à demi, peignirent aux miens attachés sur elle, l'égarement & l'excès du bonheur. Pourquoi faut-il que ces doux instans nous échappent si vîte! Dieux puissans, rendez-les moins courts, & au milieu de tou-te votre gloire, vous envierez le sort des foibles mortels. Il fallut me séparer d'Aglaé: je la quittai en l'assurant que j'allois tout disposer pour notre retraite en d'autres climats, & j'y travaillai en effet si bien, que tout se trouva prêt en peu de jours; mais mon bonheur étoit trop grand pour me coûter si peu. Phanor persuadé qu'il n'y avoit qu'une très-forte prévention pour un autre, qui pût empêcher l'effet de son mérite, n'épargna rien pour s'en eclaircir. L'esclave, que j'avois mise dans mes intérêts, ne résista point a la grandeur des présens: nous fûmes trahis par elle: on me surprit dans les bras de mon épouse: je fus saisi avant de pouvoir me désendre, & nous fûmes mis chacun dans une prison séparée; l'amour de Phanor se tournant alors en haine, il résolut de nous livrer à la rigueur de la loi. Aglaé & moi fûmes revêtus d'habits de fête, on nous mena au Temple: le Grand-Prêtre nous ceignit de la Guirlande nuptiale; mais aussi-tôt après, on nous fit marcher vers la mer, & nous faisant monter dans une barque désapareillée, on eut la cruauté de nous y abandonner, après l'avoir conduite en pleine mer. Lorsque je me vis seul avec Aglaé dans une frêle barque, entre les vastes deserts du Ciel & de l'Occan, loin de toute terre, & n'envisageant rien dans la nature entiere qui pût nous secourir, j'éprouvai une sorte de frémissement, qu'aucune expression ne peut rendre; je tombai aux pieds d'Aglaé, & lui serrant les geoux, avec un saisissement qui me permettoit à peine de parler: Ah , m'écriai-je enfin, c'est moi qui vous at perdue.... Quoi , me dit-elle, en m'interrompant avec une action mêlée de tendresse & de fermeté, voudriez-vous qu'Aglaé ne fût pas votre épouse? Mon himen avec Phanor n'eût-il pas été plus cruel pour vous & pour moi, que cette mort qui nous attend! Nous aurons du moins la consolation de mourir ensemble, s'il ne nous est pas permis d'y vivre: oui, cher Zulmis.... La parole lui fut coupée par une grosse vague qui renversa presque notre barque: la mer devint tout-à-coup émûe: Viens , me dit-elle alors, viens, cher Zulmis, embrasse ton épouse, & qu'étroitement unis, le même flot nous engloutisse sans nous séparer. Je me précipitai dans ses bras, le cœur saisi, elle serra son visage contre le mien, je sentois ses larmes couler le long de mes joues, tandis que la barque tantôt portée jusqu'au ciel, tantôt retombant dans les abîmes, sembloit à chaque instans nous y devoir ensevelir. Cependant la mer s'appaisa, & la barque s'étant alors trouvée dans un courant très-rapide, fut emportée avec une vîtesse extraordinaire dans l'ame de cette Isle. A la vûe inespérée de la terre, nous poussâmes un cri de joie: je sentis tomber l'horrible poids dont mon cœur étoit oppressé: j'embrassai Aglaé avec transport, elle me pressa dans ses bras. Cher époux , me dit-elle, notre amour vient du Ciel, il s'en déclare le protecteur: quelques soient les habitans de ce beau pays, ils ne seront point assez barbares pour nous refuser un asile . Nous ne voyons, cependant, aucune trace d'habitation, & après avoir parcouru la plaine, nous nous assurâmes qu'elle étoit déserte. Notre bonheur , me dit Aglaé, est plus grand que nous n'osions l'espérer: séparés de tous les mortels, nous vivrons ici l'un pour l'autre: tues pour moi le monde entier, mon cher Zulmis, vois ces arbres chargés de fruits; la nature ici libérale pourvoit d'elle-même à tous nos besoins, & l'Amour, lui dis-je, pourvoira à nos plaisirs . Alors portant sa main à un des plus beaux fruits, qu'en le touchant elle embellit encore, elle me le présenta: nous en mengeâmes tous deux avec délices, & nous nous retirâmes le soir dans cette grotte: nous y trouvâmes le sommeil sur un lit de mousse, mais ce fut l'Amour qui prépara ses pavots. Plusieurs années se sont écoulées depuis, & ne nous ont paru que des momens: nos habits se sont usés, mais la température du pays toujours égale, ne nous en laisse pas sentir le besoin: il est né un enfant à ma femme qui le nourrit; ce fruit de l'amour en est un nouveau lien: nous menons une vie tranquille, heureuse & saine, parce qu'elle est frugale, & que l'air est bon: nous allons chercher des nids d'oiseaux dans les rochers, nous trouvons d'excellens coquillages sur le bord de la mer, nos promenades sont des boccages enchantés, où l'odorat n'est pas moins réjoui que la vûe. Le ramage des oiseaux, la diversité de leur plumage, leurs amours & leurs petits ménages nous fournissent des plaisirs innocens: nous nous amusons aussi à considérer les différentes productions de la Nature, qui offre à nos observations une matiere toujours nouvelle & toujours agréable, dans cette inépuisable variété d'êtres qu'elle a répandus sur la terre, enfin l'amour est avec nous, & prête son charme à ce desert, nous n'y avons pas un instant connu l'ennui qu'on trouve si souvent au milieu des Cours les plus brillantes. Tel fut le récit du jeune homme: le bonheur que lui & sa femme goûtoieut dans cette solitude, ne surprit point Mirza. Il étoit digne d'en goûter un pareil avec Fatmé, mais éloigné d'elle, le séjour de cette Isle ne pouvoit que lui paroître insupportable; nous l'y laisserons néanmoins quelque tems, & nous retournerons a Fatmé dont le Lecteur est sans doute en peine. CHAPITRE V. ON se souvient que Fatmé est demeurée dans un bois, ayant à son doigt un anneau qui la rendoit invisible, & la garantissoit de tout enchantement. Elle se rendit dans la ville prochaine, vendit un diamant, prit des habits d'homme & se remit en chemin, dans le dessein de gagner le premier port & de s'y embarquer pour l'Isle des Amis: elle s'égara en traversant une forêt, & se trouva dans une solitude affreuse: le chemin étoit coupé de précipices: de grandes roches couvertes de mousse étoient jettées çà & là: de hauts & noirs cyprés, demeure antique des hiboux, y répandoient de loin en loin leurs tristes ombrages: un torrent qui se précipitoit du sommet d'une montagne, rouloit avec un bruit terrible à travers les roches ses eaux écumantes & bourbeuses: tout, dans ce lieu inspiroit l'horreur & la mélancolie; mais ce qui surprit Fatmé, ce fut de voir au milieu d'un desert si sauvage, une élévation de terre que deux orangers unis en berceau, couvroient de leur ombre & de leurs fleurs. Il y avoit au pied un tapis de verdure, & au-tour des siéges de gason. Un homme qu'elle vit s'approcher, attira bientôt toute son attention. C'étoit un Vieillard vénérable par ses cheveux blancs: sa physionomie étoit noble & ouverte, la beauté de ses traits quoique flétris, paroissoit encore; du reste il étoit pâle, ses joues étoient creuses, & on voyoit sur son visage toutes les marques de la plus profonde mélancolie. Fatmé s'avança vers lui: il parut étonné de voir dans son desert un si beau jeune homme. Fatmé sans lui découvrir son sexe, lui dit qu'elle s'étoit égarée, & que comme la nuit approchoit, elle lui demandoit une retraite: le Vieillard la conduisit dans une grotte qui étoit au pied de la montagne, & qui ressembloit plus à une taniere qu'à la demeure d'un homme. Il s'excusa de n'avoir pas une meilleure retraite à lui offrir, la fit asseoir sur un lit d'herbes séches, & lui présenta quelques fruits sauvages: ce lit, où Fatmé venoit de saire un mauvais repas, lui servit à passer une méchante nuit: elle ne ferma pas l'œil; le Vieillard ne dormit pas plus qu'elle, Fatmé l'entendit continuellement soupirer & gémir. Dès que les premiers rayons du jour parurent, l'un & l'autre se leverent: le Vieillard ne se contenta pas d'enseigner à Fatmé le chemin qu'elle devoit prendre, il voulut la conduire lui-même au port le plus prochain. En sortant de la grotte ils passerent auprès de l'élévation de terre que les deux orangers ombrageoient. Le Vieillard y jetta les yeux en soupirant; il demeura pensif & comme profondément occupé d'un souvenir cruel, il poussoit des sanglots, son visage se couvrit de larmes: O mon cher Azor! s'écria-t'il plusieurs fois, avec l'expression de la plus vive douleur. Fatmé touchée a la fois de compassion & de curiosite, ne put s'empêcher de lui témoigner l'une & l'autre: il fut quelque tems sans lui répondre, & même sans l'entendre; enfin revenant à lui-meme: Vous voyez , lui dit-il, le plus coupable & le plus infortuné des hommes: c'est le remords & la douleur qui m'ont conduit dans ce desert; j'ai fui tous les hommes, mais je n'ai pû me fuir, & je me suis un objet d'horreur à moi-même; j'avois un ami, vous voyez son tombeau, c'est moi qui l a creusé, c'est mot qui lui ai donné la mort; je ne serois pas plus son assassin, si j'avois trempé mes mains dans son sang: oui, poursuivit-il en fondant en larmes, cet ami m'étoit plus cher que moi-même, & je l'ai trahi .... je l'ai assassiné .... La curiosité de Fatmé redoubla à ces mots; le Vieillard ne put se refuser à la maniere dont elle le pressa d'y satisfaire; & s'étant remis en chemin tous deux, il commença son récit en ces termes: CHAPITRE VI. Histoire d'Abdalla. JE me nomme Abdalla: mon pere étoit d'une des premieres Maisons de Balris, & fort aimé de Prince. Il ne négligea rien pour me procurer une bonne éducation: je puis dire que je répondis à ses soins, & que lorsque j'entrai dans le monde, je joignois a un esprit cultivé, un cœur droit & bienfaisant. Parmis mes compagnons d'étude, il y en avoit un qui se faisoit extrêmement distinguer: on ne l'en aimoit pas moins: la nature avoit mis en lui, je ne sais quoi de doux & de modeste, qui tempéroit l'éclat de son mérite & le lui faisoit pardonner. Nous nous sentîmes d'abord un grand penchant l'un pour l'autre: le tems l'accrut, & nos cœurs s'unirent d'un lien si fort, qu'ils ne faisoient qu'un. Au sortir des études nous fîmes ensemble nos exercices & ensuite nos premieres armes. Azor (c'est ainsi que se nommoit mon ami) me sauva la vie dans un combat. Sa naissance n'étoit pas inférieure à la mienne, il y joignoit l'eclat de la faveur: mon pere étoit mort, & c'étoit le sien qui l'avoit remplacé dans le cœur du Prince. Azor usoit si bien de son crédit, qu'il se fût fait des amis, même à la Cour, si l'amitié, ce sentiment si noble, pouvoit entrer dans des ames serviles. Une cruelle épreuve lui fit bien-tôt connoître que les adorateurs de la fortune n'ont d'amis que les siens; son Pere déplût au Prince, tomba dans la disgrace, & mourut de douleur en peu de jours. Azor fut disgracié lui-même; ceux qui lui avoient le plus d'obligation demanderent pour eux les places de son Pere; toutes les graces que sa Maison tenoit de la Cour lui furent ôtées; il demeura dépouillé de tout & sans bien: son Pere avoit vêcu dans le faste, & sa succession suffit à peine pour payer ses créanciers. Azor soutint sa disgrace en Héros, en homme qui n'avoit fait que se prêter à la faveur: l'ingratitude de ceux qu il avoit obligés ne le surprit point; il y avoit compté: je lui restois, il crut n'avoir rien perdu. Avant sa disgrace, Azor étoit mon ami, j'en fis mon frere; ma fortune, qui étoit considérable, devint la sienne; ce n'étoit pas assez: j'osai déplaire au Prince, je lui parlai en faveur d'Azor. La Cour n'admet guéres de milieu entre la bassesse & l'insolence: on fit entendre au Prince que je lui avois manqué; & je fus perdu auprès de lui, pour avoir prêté ma voix à un malheureux qui étoit innocent & mon ami. Comme je n'avois pas l'ambition d'être esclave, je ne m'affligeai point du bonheur d'être libre; & je renonçai sans peine à l'espoir des honneurs auxquels c'est si souvent un titre d'exclusion que de les mériter. Azor fut touché jusqu'au fond du cœur de ce que je fis pour lui, mais il en fut touché en homme qui en eût fait autant pour moi; il ne chercha point à s'en défendre, cela lui parut tout simple; & il usa de ma fortune comme il auroit usé de la sienne propre, & comme j'en aurois usé moi-même, si j'avois été a sa place. Nous nous retirâmes à une de nos terres, nous y vivions fort heureux; nous avions tous deux le goût des Lettres; elles remplissoient une bonne partie de notre tems; nous employons l'autre à la chasse, à la promenade, à cette douce communication de pensées & de sentimens, qui fait le charme de l'amitié: notre bonheur nous sembloit d'autant plus doux, qu'il n'étoit point envié; il nous coûtoit trop peu pour l'être; nous ne doutions pas même qu'à la Cour on ne crut notre sort très à plaindre, tandis que nous bénissions le Ciel de l'heureuse disgrace qui nous l'avoit procuré. Ainsi couloient nos jours, le commerce des Muses, la liberté si douce, l'amitié plus douce encore, remplissoient tous nos momens: nous avions résolu de fuir l'amour, comme l'écueil du bonheur & de la sagesse; mais qui peut se flater de rester toujours insensible? Le moment d'aimer vient, & le cœur vole au-devant de ses chaînes. Une jeune veuve avoit une terre dans notre voisinage. L'arrangement de ses ancetres l'obligea d'y venir passer quelque tems: Cansade (c'est le nom de cette veuve) avoit une figure charmante; ses traits n'étoient pas réguliers, mais ils étoient si bien assortis pour plaire, ou plûtôt pour toucher, qu'il étoit difficile de la voir impunément: pour vous la peindre en un mot, sa physionomie étoit celle du sentiment, & tout de sa personne sembloit fait pour la volupté; c'étoit les plus belles mains du monde, des bras moulés par l'amour, & ce juste embonpoint qui n'exclut ni la légereté ni les graces. Nous fûmes lui rendre visite, & nous lui trouvâmes dans l'esprit un attrait pareil à celui de son visage: le sentiment lui dictoit toutes ses expressions; je m'apperçus de tous ses charmes, je fis plus, je les sentis, mais ce ne fut point avec cette force qui dispose de nous malgré nous-mêmes; ma liberté fut ébranlée, mais elle ne fut point abbatue. Il n'en fut pas de même d'Azor; il devint éperdûment amoureux: cet amour l'entraîna comme un torrent, & renversa toutes ses résolutions comme de foibles barrieres. Il m'apprit en tremblant l'état de son cœur; il craignoit que Cansade n'eût fait les mêmes impressions sur le mien: Parlez-moi sincerement , me dit-il, si vous aimez Cansade, je vous sacrifierai mon amour, mais ne le laissez point fortifier, & acceptez-en le sacrifice, tandis que j'espere encore le pouvoir faire sans cesser de vivre . J'embrassai tendrement Azor, en l'assurant que je n'avois point d'amour; & je jugeai combien il en avoit au transport avec lequel il m'embrassa lui-même. Azor étoit trop amoureux pour n'être pas timide, je crus devoir le servir auprès de sa Maîtresse, & ce fut moi qui apprit à Cansade ce que mon ami n'osoit lui dire. Au trouble qu'elle me fit voir, j'eus quelque lieu de douter si elle n'eût pas mieux aimé que j'eusse parlé pour moi, mais je rejettai bien loin cette idée. Azor continua ce que j'avois commencé & parla lui-même. Il étoit aimable, il aimoit, il fut aimé. Sa Maîtresse avoit peu de bien; celui que j'avois étoit déja à Azor autant qu'à moi; mais nous en fimes comme freres un partage dans les formes, & il épousa Cansade. La possession ne fit qu'augmenter son amour, il étoit le plus heureux de tous les hommes: hélas étoit-ce le plus cher de ses amis qui devoit détruire ce bonheur? Une nuit fatale (nuit d'été) ne pouvant dormir, je descendis dans le jardin: une fraicheur délicieuse avoit succédé à la chaleur du jour, la Lune brilloit de tout son éclat; il faisoit une de ces nuits charmantes, qui portent dans les ames les moins sensibles je ne sais quoi de tendre & de voluptueux: une douce rêverie s'empara de moi, & me conduisit dans une allée couverte que terminoit un cabinet de verdure; lorsque je fus près de ce cabinet, je crus entendre quelque bruit; je prêtai l'oreille; le calme de la nuit me favorisoit; j'entendis réellement quelques mots que je ne pus distinguer, un moment de silence succéda; je m'approchai le plus doucement qu'il me fut possible, & une fatale curiosité me poussant à ma perte, je vis Azor & Cansade sur un lit de gason: Cansade n'étoit vêtue que d'une gaze légere, la main d'Azor faisoit effort pour arracher ce voile importun; Cansade résistoit par pudeur, elle fut vaincue par amour: cette gaze jalouse laissa toutes les beautés qu'elle receloit, en proye au trop heureux Azor: Quelles beautés, grands Dieux! Cansade se livrant alors à tous les transports d'Azor, me parut si tendre & si voluptueuse..... tout peignoit si bien en elle ce trouble des sens qui naît de l'yvresse du cœur ...... Je m'égarai, je devins éperdu & je remportai cette image gravée au fond de mon cœur avec des traits ineffaçables: je voulus en vain m'en distraire, elle me suivoit partout; Cansade avec tous ses charmes étoit sans cesse présente à mes yeux; le sommeil me fuyoit, ou si, pour un instant, il fermoit ma paupiere, je voyois encore Cansade en songe. Azor cependant m'étoit toujours également cher; j'aurois souffert mille morts plûtôt que de songer à le trahir: s'il eût eu besoin de ma vie, elle étoit à lui plus qu'à moi; mais par une contradiction que je ne puis expliquer, il y avoit des momens ou je ne pouvois m'empêcher d'êtrejaloux de son bonheur, ou je voyois un rival en mon ami, ou je le haïssois presque: je sentois mon injustice, j'en avois honte, mais j'y retombois. Les efforts que je faisois pour me vaincre, peu de nourriture, encore moins de sommeil, m'eurent bien-tôt changé considérablement. Azor à qui je n'avois jamais rien caché, n'imagina d'autre cause de ce changement, que le dérangement de ma santé, & s'en allarma d'autant plus qu'on ignoroit d'où procédoit le mal; son inquiétude fut extrême; je voyois que la crainte de me perdre empoisonnoit tout son bonheur, cette crainte l'occupoit tout entier, il la portoit jusques dans les bras de Cansade. Je fus sensiblement touché des marques de son amitié; je crus que j'en serois indigne si je lui cachois plus long-tems ce qui se passoit en moi: je pris la résolution de verser mon ame dans son sein, de lui avouer mes sentimens pour Cansade & de m'éloigner. Eh plût au Ciel que je l'eusse fait! Mais il étoit écrit que je donnerois la mort à mon ami. Les femmes les moins coquettes sont clairvoïantes sur les effets de leur beauté. Cansade s'étoit apperçue de l'effet que la sienne avoit fait sur moi: je ne pouvois m'empêcher de la regarder, & ma passion se peignoit malgré moi dans mes regards; je crois que cet amour n'auroit pas même échappé à mon ami, s'il n'eût été si éloigné de le soupçonner. Cansade fut touchée de l'état ou elle me reduisoit, & peut-être même prit-elle pour de la pitié un sentiment plus tendre: un jour que nous étions seuls, elle me parla avec tant de bonté du changement qu'on voyoit en moi, elle m'y parut si sensible, qu il m'échappa, je ne sçais comment, non de lui dire, mais de lui laisser voir que je mourois pour elle; ce fut une indiscrétion de regards, de soupirs & de paroles, qui partit comme un trait, & qui, par une force invisible, devança toute réflexion. Je rentrai aussitôt en moi-même, & pénétré dun repentir encore plus indiscret, sans donner le tems à Cansade de me répondre, je lui montrai la plus grande confusion de ce qui m'étoit échappé: je lui en demandai pardon en fondant en larmes, & je lui appris la résolution où j'étois de la fuir, après avoir ouvert mon cœur à mon ami: Cansade me détourna de ce dessein; elle me dit que je ne pouvois m'éloigner sans affliger sensiblement Azor, que ce seroit lui percer le cœur que de lui en apprendre la cause, que j'allois jetter sur la vie de mon ami une amertume que rien ne pourroit adoucir, que je devois auparavant essayer de me guérir, en faisant sur moi un généreux effort, qu'elle vouloit elle-même y aider, que c'étoit une amie tendre qui entreprenoit ma guérison, & qu'elle espéroit y réussir, si je voulois, comme elle n'en doutoit pas, m'y prêter de bonne foi, & considérer sérieusement ce que je devois à Azor, & ce qu'elle lui devoit elle-même. Cansade qui croyoit être de bonne foi, eut le malheur de me persuader, ou plûtôt, je me fis illusion a moi-même. Ce fut la passion qui, sous le voile de l'amitie, me fit craindre de trop affliger Azor: cette crainte cachoit sans doute un sentiment moins généreux: Cansade, disoit-elle, vouloit m'aider à me guérir, je continuerois donc à la voir, lui parlerois de mon amour; en m'écoutant elle me plaindroit: voila ce qui étoit au fond de mon cœur, & ce que la passion m'empêchoit d'y chercher. Je restai donc, & j'osai follement lutter contre un ennemi qu'on ne peut vaincre qu'en fuyant: je faisois confidence à Cansade du peu de succès de mes efforts; & comme cette confidence me soulageoit, je continuois à m'abuser, & je m'imaginois faire des pas vers ma guérison, lorsque j'achevois de me perdre, & que j'entraînois avec moi Cansade même. Et comment ne se teroit-elle pas perdue? Une femme vertueuse fait toujours grace à la passion qu'elle inspire; c'est pour elle un spectacle bien séducteur que celui d'un homme qui offre à son amour propre un continuel triomphe, dont tous les regards, toutes les paroles, tous les mouvemens sont un tribut à ses charmes; mais si elle ose le voir souvent, si elle l'écoute, si elle le plaint, il n'est presque pas possible qu'elle ne s'enflâme elle-même au feu dont il brûle pour elle: c'est ce qu'éprouva Cansade; elle fut long-tems à s'en appercevoir, ou plûtôt à se l'avouer; nous avions de fréquens entretiens: c'étoit en l'aimant toujours davantage que je lui disois que je ne voulois point l'aimer; c'étoit avec des regards qui me défendoient d'obéir, qu'elle me conjuroit d'y faire de nouveaux efforts: enfin un jour que je me plaignois à elle de leur inutilité, je vis tout d'un coup son visage inondé de larmes: Quoi, lui dis-je, mon état vous afflige, & vous en pleurez..! Non, s'écria-t'elle, je pleure le mien, il est aussi déplorable que le vôtre: à ce discours mattendu, je l'avoue, mon premier mouvement fut un transport de joye qui n'éclata que par un cri; mais aussitôt me représentant le tort que je faisois à Azor: Chere Cansade, que m'apprenez-vous? Quoi je ravis votre cœur à mon ami? Quel bien il perd! Ah, Cansade, que ne m'avez-vous laissé partir! mes remords me déchirent! Elle me dit qu'elle en éprouvoit de plus cruels ellemême; qu'elle étoit au désespoir de m'avoir retenu, mais que sa pitié l'avoit séduite; qu'elle me conjuroit de partir, que j'allois la laisser la plus malheureuse créature de l'Univers, mais qu'il n'y avoit plus que ce moyen de nous sauver de notre propre foiblesse: je la quittai bien résolu de ne la plus voir, désespéré de l'egarement de son cœur, indignement flatté de l'avoir égarée. J'allai trouver Azor, & lui dis qu'on m'ordonnoit de voyager pour ma santé; je me servis de ce prétexte, car je craignois de l'éclairer sur son malheur. Azor ne pouvoit se resoudre à notre séparation; il vouloit absolument m'accompagner; mais je m'y opposai si fortement, qu'il sut obligé de se rendre. Je disposai tout pour un prompt départ. J'évitois cependant de me trouver seul avec Cansade: j'avois même résolu de ne lui point dire adieu; mais je n'étois pas assez coupable, & je devois ensoncer le poignard dans le sein de mon ami. Deux jours avant celui que j'avois fixé pour mon départ, je descendis sur le soir dans le jardin, & je portai tristement mes pas vers ce cabinet de verdure d'où étoit parti le trait qui m'avoit blessé: ce souvenir me causa une vive émotion; elle redoubla à la vûe de Cansade: elle étoit sur ce même lit de gazon où je l'avois vûe avec Azor; ses yeux étoient attachés à la terre, ses joues baignées de larmes; elle ne me vit pas entrer; je restai quelques momens incertains de ce que je ferois; enfin, ne pouvant résister à l'état où je la voyois, je me précipitai à ses genoux, je les embrassai, & les trempant de mes pleurs: Ah, Cansade , lui-dis-je, que ne puis-je racheter de mon sang ces précieuses larmes que vous versez! mais je n'en suis pas digne.... Non , me répondit-elle, vous ne l'êtes pas, vous qui avez pû m'aimer; vous qui avez à-présent la cruauté de m'abandonner: mais je ne sais ce que je vous dis; fuyez mon trouble; que me voulez-vous? Que faites-vous ici? Laissez-moi mourir, partez, vous devez me fuir, je l'ai voulu, je le veux encore; il le faut; ne m'ôtez point la force de vous le redire; songez-vous qu'Azor est votre ami, qu'il est mon mari? Craignez que je ne l'oublie, & je l'oublierois; quand je vous vois, je ne puis que vous aimer; vous étes un cruel..... Que pouvois-je devenir à de pareils discours? A ces reproches enflammés d'amour, & dont je fus tout-à-coup embrasé moi-même, je ne me reconnus plus: mes remords, mon ami, ma vertu, tout disparut à mes yeux; je ne vis plus que Cansade: elle n'avoit jamais été si belle; un regard inexprimable qu'elle jetta sur moi, le trouble qui s'y peignoit, & quel trouble! acheva de m'égarer: Oui, c'en est fait, oui, Cansade, je vais partir , lui dis-je, en fondant en pleurs, & alors, dans un transport que j'ignorois moi-même, sans aucune intention d'être coupable, je colai mes lévres sur les siennes; & Cansade éperdue, sans parole, & comme étouffée de ses soupirs, qui se confondoient avec les miens... Oh souvenir qui me tue, l'amour eut l'affreux pouvoir de faire de nous ce qu'il voulut, nous ne sumes pas ce qu'il en faisoit, & le crime fut consommé. Le Vieillard s'arrêta là; son visage se couvrit de pleurs, & puis continuant son récit: Revenus, dit-il, de ce prosond, de ce magique oubli de nousmêmes, confus & consternés tous deux, Cansade tout-à-coup s'arracha de mes bras, & me rejettant avec effroi, où suis-je , s'écria-t-elle, malheureuse! qu'ai-je fait? Me voilà donc perdue? Elle tomba dans le plus violent désespoir. Le mien n'étoit pas moindre; mais je me fis violence pour arrêter les effets du sien: enfin nous nous séparâmes le cœur déchiré de remords, & sans oser nous regarder, nous nous dimes adieu pour toujours. Hélas! il n'étoit plus tems: le malheureux Azor étoit venu au moment le plus vif de notre entretien; il n'avoit pas entendu nos paroles, mais il avoit vu nos actions; jugez ce qu'il dût sentir. J'ignorois qu'il sût mon crime; mais je n'en craignois pas moins sa vûe: comment soutenir les regards de mon ami, que je venois de trahir? On me dit qu'il venoit de partir pour une maison que nous avions à deux lieues, & qui étoit un rendez-vous de chasse. Je m'étonnai qu'il fut ainsi parti tout seul, mais je n'en soupconnai point la cause: je me couchai, ne dormis point, & me levai de grand matin: la vûe de mon crime ne me quittoit point; il me poursuivoit; il me punissoit sans relâche; je ne sais quel pressentiment funeste ajoutoit à l'horreur que j'avois de moi-même. On m'apporta une lettre d'Azor; je sentis ma main trembler en l'ouvrant; les caractéres en étoient mal formés: en voici les propres termes, ils sont gravés dans mon cœur qu'ils déchirent.. Pardonnez, si en vous les rapportant, les larmes & les sanglots étouffent ma voix. “Au moment où vous lirez cette lettre, Azor ne sera plus: je vous vis hier dans les bras de Cansade.. oh! mon ami, j'ai senti des mouvemens de vengeance; je les déteste, & les désavoue en mourant: puissiez-vous être heureux avec Cansade, & ne vous point trahir tous deux! puissiez-vous ne connoître jamais la douleur que j'éprouve! adieu, mon honneur m'est bien cher; mais c'est encore moins sa perte que celle de votre amitié qui me tue. A cette lecture je fis un cri affreux, & demandai promptement un cheval: j'étois tout tremblant, & hors de moi-même, je criois, je pleurois, je m'agitois: on avertit Cansade; elle accourut: je sis un nouveau cri en la voyant: Lisez , lui dis-je, en lui donnant la lettre: elle la lût, & tomba évanouie: j'ordonnai qu'on prît soin d'elle; je montai à cheval; je volai à cette maison fatale: c'en étoit fait; je n'y trouvai que le corps pâle & sanglant d'Azor. Comment vous peindre l'affreux déchirement que je sentis à cette vûe? Je me jettai sur le corps de mon ami, sans verser une larme, mais en poussant des cris aigus, & voyant près de lui le poignard dont il s'étoit percé, je le saisis, & m'en frappai; le coup glissa; j'allois redoubler; on me désarma; je tombai sans connoissance: on prosita de ce moment pour me porter dans un lit, & pour panser ma blessure. Lorsque je revins à moi, je détestai le soin qu'on en avoit pris; je voulus arracher les bandages; mais on m'observoit, & on eut la cruauté de s'y opposer; une fiévre violente me prit; je touchai à ma derniére heure; mais j'eusse été trop heureux de mourir; mon crime méritoit une longue expiation. La nature fut plus forte que mon désespoir: elle me sauva, & on m'observa avec soin, jusqu'à ce que le tems m'eût ôté, non le désir de la mort, mais le dessein de me la procurer moi-même. J'appris que Cansade, plus heureuse que moi, n'avoit pû résister a sa douleur. Lorsque je fus entiérement rétabli, je pris le parti de fuir tous les hommes: le corps de Cansade & de mon ami avoient été mis dans le même cercueil; je le fis transporter dans la solitude où vous m'avez trouvé; je le déposai dans le sein de la terre; j'élevai dessus un tombeau; j'y plantai deux orangers: c'est-là que je passe presque tous les momens d'une vie que le Ciel prolonge pour me punir: la vûe de ce tombeau me déchire, & je ne puis m'en arracher; chaque jour je le baigne de mes pleurs, & je soupire sans cesse après l'instant qui doit mêler ma cendre à celle de mon ami. Fatmé fut extrêmement touchée du récit d'Abdalla; mais comme elle étoit au-dessus des foiblesses de son sexe, Cansade lui paroissoit inexcusable: Fatmé ignoroit les séductions imperceptibles de la vanité, & ne comprenoit pas qu'on fût flattée de paroître belle à d'autres yeux que ceux de son amant. Dès qu'elle fut rendue au port le plus prochain, le Vieillard se sépara d'elle pour retourner à sa solitude. Fatmé trouva un Capitaine de vaisseau, qui, moyennant une grosse somme, la prit dans son bord, & fit voile pour l'Isle des Amis. CHAPITRE VII. Ville des Métamorphoses. LE vent fut d'abord favorable; mais au bout de quelque tems il changea, & devint si violent, qu'on fut obligé de s'y abandonner. Le vaisseau perdit sa route. Au quatriéme jour on apperçut un port, vers lequel on étoit poussé sans pouvoir l'éviter: à cette vue le Pilote fit un grand cri, arracha sa barbe, & déchira ses habits: Nous sommes perdus , s'écria-t'il, voilà la Ville des Métamorphoses: une Fée change tous ceux qui ont le malheur d'y aborder, les uns en meubles, les autres en animaux; chacun suivant son état ou ses inclinations, est différemment métamorphosé . Il n'avoit pas achevé, que le vaisseau, entraîné par un courant rapide, étoit déja dans le port. Les gens de l'équipage furent changés, ceux-ci d'une façon, ceux-là d'une autre; quant à Fatmé, elle mit à son doigt l'anneau qui la garantissoit des enchantemens, entra dans la ville, & se mit a la visiter. Il y avoit une grande place ronde, environnée de bâtimens où étoient les différentes salles des métamorphoses. La premiére où Fatmé entra étoit celle des Sultans: ils étoient métamorphosés en horloges bien dorées, rangées sur une ligne; les tambours de ces horloges répondoient par derriere à des cabinets où les grands Vizirs, changés en grosses clefs, servoient à les monter: vis-à-vis étoient de grands bâtons à perroquets, sur lesquels une partie des Courtisans, changés en cet oiseau, qu'on appelle Butord, les yeux fixés sur le cadran, s'occupoient sans cesse à regarder l'heure: lorsqu'elle sonnoit, d'autres Courtisans, changés en pierres bien polies, formoient un écho qui la répétoit. Ceux d'entr'eux qui avoient le plus de génie étoient transformés, les uns en vers luisans, les autres en une espéce d'araignées très-vénimeuses, qui se dévorent: il y avoit dans la même salle quelques belles poules jaspées, & beaucoup de dindes qui faisoient la roue: c'étoit les femmes de la Cour: les galans Petits-maîtres avoient été changés en rats musqués; quant aux vieilles coquettes, la Fée en avoit fait un meuble qu'on appelle Bergere: ses Pages se jettoient dessus en venant regarder l'heure. Au-dehors de la salle étoit une voliere où les Sultans, distingués par leurs lumiéres ou par leur bonté, avoient été métamorphosés, les uns en aigles, les autres en pélicans : cette voliére étoit peu garnie. Fatmé entra ensuite dans une grande basse-cour: une infinité de ces gros oiseaux stupides & voraces, qu'on appelle Goulus , y traînoient orgueilleusement un ventre ignoble & lourd, qu'ils étoient continuellement occupés à remplir. Une inscription apprit à Fatmé que ceux qui avoient été ainsi changés, avoient été des Trésoriers du Prince: elle auroit pû s'y tromper, & les prendre pour des Bonses; mais ceux-ci avoient été autrement métamorphosés: la Fée en avoit une voliére, où Fatmé vit des grues, des fins merles, & quelques oiseaux de paradis: un grand nombre d'autres changés en sauterelles, voloient dans les champs par nuées: elles dévoroient la recolte, & se nourrissoient aussi d'insectes: elles les saisissoient à la faveur d'une nuit factice, qu'elles formoient en s'élevant par troupes: elles endormoient ces insectes, en les berçant dans leurs pattes, & en faisoient de bon repas. Fatmé parcourut successivement toutes les salles, volieres, ménageries, &c. qui contenoient différentes métamorphoses. Dans la voliere des beaux esprits elle vit un ou deux cignes, beaucoup de perroquets, & quelques vieilles perruches; il y avoit aussi des paons qui étaloient sans cesse leur belle queue, & ne regardoient jamais leurs pieds: une derniere salle que Fatmé visita, étoit pleine de tombeaux, de bustes, & autres monumens antiques; plusieurs Erudits, changés en lampes sépulchrales, y répandoient un foible jour. Quelques-autres étoient à la porte, métamorphosés en baudets chargés de momies. Fatmé sortit de cette salle, & se retrouva dans la place, au milieu de laquelle s'élevoit le Palais de la Fée: en marchant vers ce Palais, elle ôta sans y penser l'anneau de son doigt, & le laissa tomber. Aussitôt une pie l'enleva: la pie s'étant arrêtée à dix pas, Fatmé courut après elle, la pie reprit son vol, & s'éloigna encore de dix pas: Fatmé courut de nouveau, & de nouveau la pie s'envola: Fatmé continuant toujours de la suivre, la pie entra dans une cour du Palais, & Fatmé y entra après elle; nous l'y laisserons, & nous irons retrouver le Prince dans l'Isle où nous l'avons laissé. CHAPITRE VII. Colombe; Talisman; Arrivée du Prince à Lahor. Goujons, Conseil, &c. UN jour qu'en rêvant à Fatmé, Mirza erroit dans un de ces beaux bocages, dont Zulmis lui avoit fait la peinture, il vit à quelques pas de lui une colombe d'une blancheur éclatante, a l'exception de son col, qui paré de couleurs vives & changeantes, sembloit entouré d'un collier d'opales: elle avoit sur-tout les plus beaux yeux du monde, & le regard si touchant, qu'on ne pouvoit la voir sans intérêt. Sitôt qu'elle apperçut le Prince, loin de fuir, elle parut transportée: elle courut vers lui; & volant sur son épaule, lui présenta son petit bec, en battant des ailes. Mirza surpris de voir une colombe si privée, lui fit mille caresses, & dans son sein, & de ce sentit que son cœur s'intéressoit pour elle. Il la mit dans son sein, & de ce moment la colombe & le Prince devinrent inséparables: les jours de Mirza en coulerent avec moins d'ennui: comme tout lui rappelloit ce qu'il avoit perdu, il trouvoit que les yeux de la colombe ressembloient à ceux de Fatmé; son regard lui paroissoit sur-tout le même; il soupiroit & l'accabloit des plus tendres baisers; la colombe de son côté lui faisoit toutes les innocentes caresses qu'une colombe peut faire; souvent aussi ses yeux s'attachoient sur lui, & répandoient des larmes; il sembloit qu'elle eût voulu parler, & qu'elle s'efforçoit d'exprimer par ses regards ce qu elle ne pouvoit prononcer. Un jour que seul avec elle il se promenoit sur le bord de la mer, il apperçut la barque qui avoit transporté Zulmis & sa Femme dans l'Isle: il y entra sans dessein; aussi-tôt la barque se mit en mouvement d'ellemême, & fendit la mer avec une si grande vîtesse, que le Prince en un instant perdit de vûe le rivage: il s'attendoit à périr, & serrant la colombe contre son sein, il craignoit plus pour elle que pour lui-même: mais après quelques heures d'une course très-rapide, il découvrit un nouveau rivage, où la barque alla se rendre: il en descendit avec la colombe, s'assit près d'un arbre, la caressa, & s'endormit. Pendant qu'il dormoit la colombe vit un vautour dans les airs, la peur la fit sauver dans un bois; le vautour la poursuivit: elle lui échappa; mais ce fut après un long vol, & lorsqu'elle voulut aller rejoindre le Prince, elle ne put retrouver le chemin. Quand le Prince s'éveilla, & ne vit plus la colombe, il fut désesperé: il parcourut tous les environs, ne cessant de l'appeller. Il eut long-tems continué ses recherches: mais la Fée du Malheur parut devant lui: Prince , lui dit-elle, à quoi perdez-vous des instans précieux? Avez-vous oublié dans quel dessein vous êtes parti pour Lahor? Vous n'en êtes qu'à une journée; hâtez-vous de vous y rendre, & justifiez les soins que j'ai pris de vous. Tenez , ajouta-t'elle, voilà un talisman qui a la vertu de faire parler sincerement les hommes: ceux à qui vous aurez affaire ne pourront vous tromper; pour les femmes on n'a point encore trouvé de talisman qui eût ce pouvoir . Le Prince obéit à la Fée, & se rendit à Lahor: il y trouva le nombre de ses partisans beaucoup augmenté. Noureddin détesté des peres & des maris, s'étoit fait successivement haïr de toutes les femmes: plus il avoit de quoi leur plaire, moins elles lui pardonnoient sa légéreté: son insolence & son indiscrétion achevoient de l'en faire abhorrer; non qu'elles exigeassent de lui une discrétion pénible: elles vouloient bien qu'on sut qu'il les avoit, & elles étoient les premiéres à s'en vanter; mais il publioit leurs défauts cachés, & il en faisoit des railleries avec une troupe de fats d'élite, qui faisoient profession de plaire aux femmes, & de les mépriser. D'un autre côte, Taher gouvernoit en homme qui croit pouvoir impunément opprimer: les peuples gémissans poussoient vers le Trône des cris qui n'étoient point écoutés: dans ces circonstances il arriva une chose qui acheva d'indisposer les esprits. Il y avoit deux jours de l'année où le Chef des Bramines présentoit en cérémonie à Mahmoud certains gros goujons qu'on pêchoit dans les étangs de la grande Pagode. Le Sultan mangeoit en public ces deux jours-là, & devoit s'abstenir de tout autre mets. Mahmoud, qui étoit fort gourmand, le trouvoit insipide, & quelque habiles que fussent ses cuisiniers, il ne savoient plus à quelle sausse lui faire avaler le goujon. Le Divan s'assembla par son ordre: Je veux , dit Mahmoud, qu'on avise aux moiens de m'épargner deux mauvais repas; les goujons m'affadissent l'estomac; je ne vois pas à quoi il m'est bon d'en manger, & je voudrois bien savoir si l'on en sert aux Princes mes voisins. Sire, n'en doutez pas , répondit le grave Nadir, l'usage des goujons est aussi étendu que le culte de Visnou; il n'y a de différence que dans la sauce. Les étangs des Bramines sont pleins de goujons; c'est leur revenu: si V. M. se dispense d'en manger, il est à craindre que vos Sujets ne veuillent aussi s'en dispenser; & que deviendroit alors la subsistance des bons Peres Bramines? Votre très-religieuse Majesté n'ignore pas d'ailleurs que le Vedam recommande très-expressément cet usage, & qu'on n'est jamais plus agréable à Visnou, que lorsqu'on a quelque goujon dans le ventre. Tarare , dit le Sultan, ne me ferois-tu pas aussi manger ce que le Grand Lama envoye aux Princes du Tibet? Visnou, ma foi, s'embarrasse bien de cela: que ceux qui aiment les goujons en mangent: il y aura moins de Bramines; qu'importe? Ma Majesté sera religieuse tant que tuvoudras; mais il ne sera pas dit qu'on lui fasse ainsi avaler des goujons: Et vous , ajouta-t'il, en se tournant vers Taher, votre avis! Sire , dit Taher, on doit craindre de mécontenter les Bramines; mais il faut craindre encore plus de mécontenter votre estomac: l'embonpoint sacré de votre ample Majesté importe au bonheur de l'Etat, & je crois qu'il est du bien public qu'elle se dispense d'un usage qui pourroit l'amaigrir: on pourroit, cependant, tout concilier, en servant en public un repas de goujons à Votre Maiesté; elle n'en tâteroit que pour la forme, & se gorgeroit en particulier de mets plus à son goût. Par mon ventre auguste, s'écria le Sultan, tu es, après moi, le plus grand esprit de mon Royaume: si j'avois quatre hommes comme toi dans mon Divan, je serois bientôt le maître du monde: je m'en tiens à ton avis, l'expédient est bon . Les Bramines n'en penserent pas de même; l'innovation leur parut dangereuse, & ils ne manquerent pas de décrier Mahmoud & son Ministre dans l'esprit des peuples. Dans ces circonstances le Prince étant arrivé à Lahor, vit en secret ses partisans, & se servit du talisman de la Fée, pour démêler ceux sur qui il pouvoit compter, & les différens motifs qui les attachoient à lui. Son Parti étoit composé de trois classes. La premiére, qui se réduisoit à quelques-uns, étoit de ceux qui aimoient leur devoir, ou sa personne; ceux qui haissoient le gouvernement présent, formoient la seconde, & n'étoient pas en petit nombre; la troisiéme & la plus considérable étoit de ceux qui n'espéroient de fortune que dans une révolution. Au reste il ne faut pas croire que ces différens ressorts fussent aussi simples que nous le disons: ils étoient compliqués de beaucoup d'autres moins sensibles, & que ceux qu'ils faisoient agir ne connoissoient pas toujours: car le talisman apprit au Prince qu'il y avoit peu d'hommes qui eussent un systême de conduite & des desseins suivis; que ce qu'ils croyoient leur intérêt, étoit véritablement leur boussole: mais que cette boussole étoit sujette à des variations continuelles; que dans ceux-mêmes qu'elle dirigeoit vers un point fixe, elle avoit de fréquentes déclinaisons; que, cependant, comme certains plages ont leurs courans & leurs vents alisés, la plûpart des hommes avoient des habitudes, & que c'étoit sur ces habitudes qu'il falloit compter, bien plus que sur ce qu'ils appelloient leurs principes, & que sur ce qu'on jugeoit devoir être leur intérêt. Mirza en s'occupant à connoître & à fortifier son parti, ne négligea pas de faire toutes les recherches qui pouvoient l'éclaircir du sort de Fatmé; mais il n'en put rien découvrir, & son inquiétude fut d'autant plus grande, qu'il sut que Noureddin avoit fait de son côté des recherches, qu'il avoit toujours un étroit commerce avec l'Enchanteur du volcan, que souvent ils disparoissoient ensemble, & parcouroient les airs sous différentes formes, & que depuis quelques jours on les avoit vû s'élancer du Palais sous celle de deux gros oiseaux de proye. CHAPITRE VIII. Mirza passe a la Cour du Roi de Candahar; Effets du Talisman; Secours qu'il obtient . Quelque favorable que fut pour Mirza la disposition des esprits, il vit bien qu'il ne devoit espérer aucun mouvement considérable sans des secours étrangers: les troupes du Sultan que Taher avoit soin de bien traiter, tenoient tout le monde dans la crainte. Cette considération l'engagea à passer lui-même à la Cour de Candahar où Bousangir l'avoit précédé. Il apprit de lui qu'elle étoit partagée en deux partis, que le Sultan étoit gouverné par la Reine sa mere, qui étoit gouvernée elle-même par deux Visirs, que l'un qui se nommoit Zangut étoit Général des Eléphans; que l'autre qu'on appelloit Mossoul étoit le chef des Eunuques. Le Prince alla les voir, & n'oublia pas son Talisman. Il fut d'abord chez Zangut: vos intérêt , lui dit Zangut, me sont fort indifférens, il m'importe peu que ce soit vous ou un autre qui regniez à Lahor; mais il m'importe beaucoup d'attirer à moi tout le pouvoir; la guerre m'est bonne à ce dessein: elle me rendra nécessaire, me fournira les moyens d'avancer mes créatures, & de m'en attacher de nouvelles, ainsi comptez que je vous servirai avec tout le zéle & toute la chaleur que j'ai pour mes propres intérêts . Le Prince passa ensuite chez Mossoul: Prince , lui dit celui-ci, votre intérêt ne m'est rien, je ne considere pas même celui de l'Etat: je pense uniquement à ce qui m'est avantageux, c'est de conserver la paix: pour vous servir, il faudroit la guerre, soyez sûr que je n'oublirai rien pour vous traverser . La force du Talisman arracha ces paroles aux deux Visirs; mais on juge bien que ce ne fut pas sans convulsion: il leur fut impossible de les retenir, & ils ne pouvoient comprendre ce qui les rendoit sinceres si mal-à-propos, & pour la premiere fois de leur vie: les Courtisans ne furent pas moins sinceres, & on peut juger par-là de l'excellence du Talisman: suivant qu'ils étoient attachés à l'un ou a l'autre Visir, ils répondirent au Prince qu'ils le favoriseroient, ou lui seroient contraires: à l'égard du Sultan, il dit à Mirza qu'il falloit scavoir ce que pensoit la Reine mere, qu'il ne le méloit de rien, que l'Etat iroit toujours assez bien pour lui, & que pourvû qu'il bût frais, & mangeât chaud, il s'embarrassoit fort peu du reste . La Reine Mere étoit femme, ainsi le Talisman n'agit point sur elle: le Prince en fut très-bien reçu; elle parut prendre à lui le plus grand intérêt, mais elle ne décidoit rien, & demeuroit suspendue entre les deux Visirs. Heureusement pour Mirza, un grand événement vint à son secours & rompit l'équilibre: Mossoul marcha étourdiment sur la pate du petit Epagneul de la Reine mere, il fut disgracié; son crime parut si capital, qu'il ne fut plaint de personne, & que de cette foule de gens qui, un moment auparavant, lui faisoit bassement la cour, il n'y en eut pas un qui ne dit que c'étoit un misérable, & que la Reine mere étoit bien bonne de lui laisser la vie. Zangut devint alors tout puissant, & Mirza obtint les secours qu'il demandoit. CHAPITRE X. Dénouement. Mirza & Bousangir entrerent bientôt après dans le Royaume de Lahor à la tete d'un corps de troupes que le grand nombre de mécontens qui vinrent s'y joindre, rendirent une armée considérable. Un jour de halte, le Prince étant allé à la chasse dans une grande forêt, près de laquelle l'armée campoit, il se laissa tellement emporter à son ardeur, qu'il perdit sa suite & s'égara: après avoir cherché inutilement sa route, excédé de fatigue, il descendit de cheval & s'assit au pied d'un cedre sur le bord d'un ruisseau. A quelques pas de lui, il apperçut une colombe qui venoit boire à ce ruisseau; c'étoit celle-là même qu'il avoit été si fâché de perdre: le Prince l'appella, & elle couroit à lui en battant des aîles, lorsqu'il la vit tout d'un coup se tapir contre terre & pousser un cri. Le Prince en ayant cherché la cause, vit deux Vautours, l'un noir & l'autre blanc, qui se balançoient dans les airs prêts à fondre sur la Colombe. Il prit une flêche, & la tira si heureusement, que les deux oiseaux carnaciers percés du coup, & traversés du même fer, tomberent morts à ses pieds: aussitôt la terre trembla, le Ciel s'obscurcit, le tonnerre gronda: un moment après le Ciel redevint clair & serein, la terre ne fut plus agitée; mais au lieu des deux Vautours, le Prince fut bien surpris de voir à ses pieds le corps de Nourreddin sans vie & nageant dans son sang; il ne douta pas que l'autre Vautour ne fût l'Enchanteur du volcan, & que pendant l'obscurité, il n'eût été enlevé par un pouvoir surnaturel. Cependant la Colombe vola sur le Prince avec un nouveau battement d'aîles: Mirza lui marqua par mille caresses la joie qu'il avoit de l'avoir retrouvée: comme le jour baissoit, il la mit dans son sein, & ne sçachant de quel côté tourner ses pas, il se laissa guider à une clarté sombre qu'il apperçut de loin. Cette clarté le conduisit à l'avenue d'un château, dont la façade couverte d'une tenture noire, étoit lugubrement illuminée par des lampions disposés en forme de larmes: il traversa les cours & un vestibule tendus & éclairés de même, & parvint à un salon boisé d'ébene. Vingt lampes d'or pendoient du plat-fond: sous un dôme noir qui étoit au milieu, s'élevoit un lit de parade sur lequel étoit un vilain Négre habillé d'une étoffe d'or brodée de pierreries: deux perles d'un prix inestimable pendoient à ses oreilles: deux femmes esclaves étoient au chevet du lit, & chassoient les mouches avec des queues de Paon: au pied une vieille fort bossue sembloit abîmée dans une douleur profonde. Il y avoit aux deux côtés douze femmes d'une beauté ravissante, dont six étoient brunes, & six étoient blondes, elles étoient vêtues d'une robe traînante de satin noir, avoient de longs crêpes, le sein découvert, & les cheveux épars: O le plus beau des fils de la terre , (disoient-elles au plus vilain des monstres) comment la mort n'a-t'elle pas respecté tant de charmes! Nous vous avons perdu, délices de notre ame! Vous ne partagerez plus entre nous vos faveurs: l'Amour va s'enfermer dans votre tombeau, & nous laisser pour jamais dans les bras de la douleur . Comme elles disoient ces mots, une plaie profonde que le Négre avoit dans le sein, fit jaillir un filet de sang: ces douze femmes pousserent un cri effroyable: la vieille se retourna, & apperçut le Prince. Elle frémit à sa vûe, & frappa des mains: une porte s'ouvrit; six Noirs affreux parurent: Voici , dit-elle, le meurtrier de mon fils, c'est ce barbare qui a tué Charmant: qu'on le saisisse lui & la Colombe, allez, conduisez les à la tour maudite chez le Roi Kesra mon mari: que ce pere infortuné vange sur eux la mort de notre cher fils Enchanteur du Volcan . Les six Noirs saisirent le Prince & la Colombe, & les conduisirent à la tour maudite par une allée de cyprès. En entrant dans cette tour, où tout inspiroit l'horreur & le désespoir, leurs oreilles furent frappées d'un bruit confus de chaînes, de cris & de gémissemens, que les sombres voutes de la tour faisoient affreusement retentir. On les conduisit devant le Roi Kesra, surnommé le Tyran. Il étoit dans un salon de marbre noir, assis sur un monceau de corps égorgés de sa main, & palpitans encore: c'étoit des malheureux qu'il destinoit à servir son fils dans le pays des Ames: leur sang ruisseloit sur le marbre, les mains du Tyran en étoient degoutantes. A la vûe des deux nouvelles victimes qu'on lui amenoit, il sentit une joie féroce: ses yeux sanglans étincelerent comme ceux d'un Tigre qui a vû sa proie. Prince , dit-il à Mirza, je n'ai jamais fait grace à personne, je te la ferai cependant, à une condition: Qu'elle est-elle , répondit le Prince? Tiens , repartit Kesra, prens ce poignard, & égorges la Colombe; c'est elle qui est cause que tu as tué mon fils l'Enchanteur, je veux bien ne m'abreuver que de son sang, pourvû que ce soit toi qui me le présente . Mirza trouvoit de la lâcheté à sauver sa vie aux dépens de celle d'un animal innocent qui s'étoit mis sous sa protection, qu'on ne pouvoit voir sans l'aimer, & pour qui son cœur s'étoit d'abord vivement intéressé; mais lorsque jettant les yeux sur elle, il la vit tendre le col, & le lui présenter ellemême: Non , s'écria-t'il tout attendri, non, trop généreuse Colombe, tu ne mourras point de ma main. Est-ce là ta derniere résolution , reprit le Tyran, songe que ta mort.... Elle ne me fait point de peur, interrompit le Prince: O ma chere Fatmé, tu n'es plus, sans doute, & je brûle de te rejoindre . Tu la rejoindras plûtôt que tu ne penses, dit Kesra, mais ce sera pour périr avec elle: reconnois-là dans celle que je voulois te faire immoler. A ces mots Kesra toucha la Colombe avec une baguette noire; la Colombe disparut, & montra Fatmé aux yeux du Prince. O ma chere Fatmé! O mon cher Mirza! s'écrierent-ils tous deux à la fois. Qu'on les charge de chaînes, dit le Tyran en les interrompant, & que traînés dans un cachot, on laisse à la faim le soin d'y creuser leur tombeau. Cet ordre barbare fut exécuté: dans les premiers momens, Fatmé & le Prince, malgré l'horreur du cachot & le poid des chaînes, ne sentirent que le plaisir de se revoir: ils se conterent mutuellement ce qui leur étoit arrivé. Fatmé dit au Prince comment une Pie lui ayant enlevé son anneau dans la ville des Métamorphoses, elle avoit été changée en Colombe: mais la douceur de cet entretien fit bientôt place à la douleur la plus amere. On ne peut en effet imaginer rien de plus cruel que la situation de ces deux Amans. Ils étoient attachés à un poteau vis-à-vis l'un de l'autre avec une chaîne de fer qui entouroit leurs corps; le Tyran ingénieux dans sa cruauté, avoit voulu que la sombre lueur d'une lampe éclairât le cachot, afin que périssant d'un supplice lent & cruel, l'un & l'autre vît les horreurs de la mort se peindre sur le visage de ce qu'il aimoit. Tous deux se regardoient & fondoient en pleurs: au bout de quelques jours qu'ils passerent à gémir sur le sort l'un de l'autre, n'ayant de nourriture que celle de leurs larmes, d'entretien que celui de leurs souffrances, Fatmé tomba dans une langueur que chaque instant augmentoit: semblable à une fleur qui ne tire plus de suc de la terre, dont les vives couleurs s'effacent, & que sa foible tige ne soutient qu'a peine, elle laissa tomber sa tête: le vif incarnat de ses joues étoit éteint, la pâleur de la mort les couvroit, ou si dans quelques instans son teint livide se ranimoit encore, c'étoit du feu cruel qui la dévoroit. Mirza se consumoit aussi, quoique plus lentement, & déja leurs yeux desséchés refusoient des larmes à l'expression de leur douleur. Ciel! disoit le Prince à Fatmé, c'est donc pour vous voir périr que je vous ai retrouvée! Pour voir la mort s'approcher de vous par degrés, & défigurer ces traits charmans que j'adore? Quoi! ce qu'il y a de plus parfait dans la nature, l'ornement de la terre, l'amour du Ciel, Fatmé est abandonnée à un sort barbare, & je ne puis la secourir! Ce corps que l'Amour seul auroit dû serrer de ses nœuds charmans, est lié d'une horrible chaîne, & je ne puis la briser, je n'en puis ajouter le poids à la mienne! Roi cruel, épuise sur moi tes tourmens, mais laisse-toi désarmer à la beauté, les plus barbares reconnoissent son empire . Fatmé entendit à peine ces paroles touchantes: elle n'y répondit que par un foible regard, & déja elle ne voyoit plus le désolé Mirza qu'à travers un nuage, lorsqu'un bruit effroyable se fit entendre, tel que celui d'un vaste édifice qui crouleroit à la fois de tous les côtés: Fatmé & Mirza perdirent le sentiment. Quel fut leur étonnement, lorsque revenant à eux, ils se trouverent à côté l'un de l'autre, non dans un cachot, mais sur un sopha dans le Palais du Royaume de Lahor, & ne se ressentant pas plus de ce qu'ils avoient souffert que s'ils se fussent éveillés d'un songe. Sortez d'étonnement , leur dit la Fée du malheur en se montrant à eux, c'est moi qui vous ai secouru, & qui ai toujours veillé sur vous: ce n'est que pour vous éprouver, que j'ai paru vous abandonner vous-mêmes: avec cette baguette, j'ai renversé la Tour maudite jusqu'en ses fondemens, les monstres qui l'habitoient ont été ensevelis sous ses ruines; au moment que la sour s'abîmoit, je vous ai transporté dans ce Palais qui est actuellement le vôtre. Tandis que vous étiez dans les prisons de Kesra, Bousangir après vous avoir fait inutilement chercher, a marché vers Lahor: à son approche il s'est fait une révolution dans laquelle Mahmoud & son Ministre ont péri . La Fée finit par exhorter le Prince à se rendre digne de ce qu'elle avoit fait pour lui: Vous allez regner , lui dit-elle, ne laissez point endurcir votre cœur a la prospérité, & ne m'oubliez jamais: Adieu, Prince, Fatmé fera votre bonheur, faites celui de vos sujets . FIN. EPISTRE A Monsieur C***. DES vulgaires humains que la foule imbécilleAu joug des préjugés, soumette un front docile;Que jouets éternels de l'erreur & des Grands, Peu frappés des vertus, éblouis par les rangs, Ils érigent en Dieux les Tyrans de la terre; Peuples qu'a si souvent écrasés leur tonnerre, Votre servile cœur les adore & les hait, Le sage les méprise, obéit & se tait. Je sais, mon cher C***, qu'instruit à son Ecole, Du vain dehors des Grands, ton œil est peu charmé; Qu'où l'on croit voir un Dieu, tu ne vois qu'une Idole, Une pierre insensible, un bois inanimé, Qui sous la pourpre & l'or d'un ornement frivole, Cache l'insecte vil dont il est consumé. Dégagé, comme toi, d'une erreur trop commune, Je ne m'éblouis point à leur trompeur éclat! Qu'un autre aille grossir une foule importune; Vil flateur d'un illustre fat Qu'il trouve le dédain en cherchant la fortune,L'indépendance est mon trésor. Croit-on que sur un monceau d'or Au Palais de Plutus le bonheur ait son trône: Ou qu'assis sous le dais d'un descendant d'Hector, La pompe des Rois l'environne? Laissons penser ainsi le vulgaire hébêté: L'ennui, compagnon de la gêne, Habite avec la dignité: Rarement l'opulence hébergea la gaieté: C'est au tonneau de Diogene Qu'on la trouve souvent avec la liberté. Des grandeurs orgueilleux esclaves, Et vous de la fortune insolens favoris, Non, non, n'espérez pas sous vos brillans lambris Donner au bonheur des entraves, Il fuit de vos Palais où volent les soucis Et couronné de myrthe en un séjour champêtreIl va s'asseoir au pied d'un hêtre. Entre Philemon & Baucis. Pour moi borné comme eux au simple nécessaire,Dans un réduit obscure aux Muses consacré, Je vis content de peu: mon bonheur ignoré Ne fait point insulter la publique misere. Quand de l'astre brillant par le Guebre adoré, Les aîles de Borée ont obscurci la face, Que son char plus oblique effleure nos climats,Et brisant ses rayons dans des prismes de glace Réfléchit un jour pâle à travers les frimats; D'une Cité bruyante habitant solitaire, Loin des sots de tout caractere, Des importans de tous Etats, Avec quelques amis je vis en volontaire: Mais sitôt que la terre a ramolli son sein, Lorsqu'avec les Zéphirs un diligent essain Ose quitter sa ruche & revoir les campagnes, Je quitte aussi la mienne, & prompt à m'en tirer, Avec les Muses mes compagnes Sous un Ciel libre & pur je vole respirer. Ah quand du triste hyver l'uniforme livréeA long-tems de la terre effacé les couleurs, Que l'œil prend de plaisir à la revoir parée Du brillant vêtement des fleurs! Ah qu'horriblement déchirée Du siflet aigu de Borée L'oreille entend avec plaisir La douce flute du Zéphir! C'est alors que du Ciel les fertiles nuées Descendent sur la terre, & fécondant son sein Impregnent de leurs sels ses semances cachées,Que les rayons actifs du Soleil plus voisin, Poussent dans les canaux la seve qui fermente:La terre alors conçoit & devient odorante, Le plus doux des parfums s'exhale dans les airs, Sous l'aîle du Zéphir tout s'empresse d'éclore, Et la scene de l'Univers S'embellit chaque jour pour s'embellir encore.Plein d'un espoir douteux l'avide agriculteurVoit la moisson dans l'herbe & le fruit dans la fleur: Un suc vivifiant circule en chaque plante: Que dis je! En tous les corps une seve brûlante Hâte le germe actif des reproductions: Sur la terre, dans l'air & jusqu'en l'onde même, Plante, reptile, oiseau, quadrupede, poisson,Tout fraye, tout saillit, tout végete, tout aime: Charme de la nature, ame de l'Univers C'est toi que sous des noms divers, O puissante Venus, le monde entier adore? Déesse du plaisir à qui tout doit le jour, Si tout est embelli par Flore Tout est heureux par toi, tu fais regner l'amour.Que cette saison fortunée, Quoique variable, a d'appas! C'est la jeunesse de l'année: Eh que ne pardonne t'on pas Aux graces dont elle est ornée? Je mets à profit ces beaux jours Dont l'astre des saisons dans sa brillante orbite Emporte & ramene le cours; Le tems emporte, helas, les nôtres bien plus vîte, Et les emporte pour toujours. Tracerai-je à tes yeux, Ami, la douce esquisse De l'hermitage, où sans cilice Et pour l'amour du Créateur, Traitant au mieux sa Créature; Hermite bien nourri de l'ordre d'Epicure, Je trouve un facile bonheur Sous la simple Loi de nature? L'hermitage est un bon Château Demeure commode d'un Sage... A ce mot tu ris; mais pourquoi? Ce Sage-là, ce n'est pas moi, C'est le maître de l'hermitage[*]. Le très-heureux époux d'une heureuse moitié Qu'exprès pour lui le Ciel embellit & fit naître,Vrai Philosophe marié, [*] M. H***, ci-devant Fermier Général. Mais point du tout honteux de l'être. Alte-là, disent de concert A l'Hôtel Royal de la Ferme Les gros ventres du tapis verd; Nous sommes d'avis qu'on l'enferme Votre Sage: l'ami nous nous y connoissons Il a perdu l'esprit, ou nous sommes des Buses:Quitter (ceci va droit aux Petites-Maisons) Le Palais de Plutus pour le taudis des Muses! Négliger des trésors qu'il pouvoit entasser! Et-il tems de jouir quand on peut amasser? Oh la sottise est sans pareille! Oui, Messieurs les Midas, j'en demeure d'accord;Cachez bien cependant le bout de votre oreille, A vos bonnes raisons il pourroit faire tort. Mais que leur troupe avide à bon droit s'émerveilleSur un fait pour eux si nouveau Revenons à notre Château. Du pied que baigne une onde pure S'éleve un long côteau couronné de verdure De-là l'œil qui domine apperçoit d'un côté La solitaire horreur d'une sauvage friche, De l'autre une campagne riche; Offre son tableau contrasté. Bois, prés, vallons, colline, plaine, Par leur différente beauté Arrêtent la vûe incertaine Que bientôt lasseroit sans peine La plus belle uniformité, Mais du piquant attrait de la diversité La main de la nature orna ce paysage. Tu vois par ce tableau qu'au sortir du manoirOn peut errer au gré de son humeur volage Et variant son promenoir, Passer du riant au sauvage Suivant qu'elle dit blanc ou noir. Il est sur-tout, il est une verte prairie, Lieu charmant où les tendres cœurs Portent leur douce rêverie: Une jeu de Nayade y roule entre des fleurs Le crystal toujours pur de son onde chérie: Les saules des deux bords s'y courbent en berceaux,Et le Zéphir badin agitant leurs rameaux, Semble se plaire à voir leur image tremblante Qui se peint au miroir des eaux. Làsans aucun objet, mon esprit suit sa pente, Ainsi que l'onde suit son cours, Et mes réflexions imitent les détours De l'onde qui fuit & serpente. A l'aspect du flot argenté Qui coule sans effort sur une molle arene, Heureux, dis-je, un mortel qui voit en libertéAu sein d'un doux loisir ses jours couler sans peine! S'ils vont se perdre enfin, par la pente du tems, Dans une mer d'oubli, ténébreuse & sans rive, Du moins pendant leur course, hélas, trop fugitive, Ils n'ont point essuyé la bourasque des vents: Des préjugés écartant les nuages, Leur Ciel n'a point été voilé, Des passions évitant les orages Leur cours n'a point été troublé; L'amour a peut-être soufflé, Mais c'est le souffle du Zéphire Qui des eaux où Borée exerce ses fureurs Agite doucement l'Empire Et tapisse leurs bords de verdure & de fleurs. Mais laissons reposer ma lyre Eut-elle, cher C***, des accens plus flateurs Du ton grave bientôt tes oreilles sont lasses: Pour plaire à ton esprit, ami de l'enjouement, Il faudroit comme Horace être avec agrément Ou le Philosophe des Graces, Ou des ris, comme toi, le Poete charmant. Moi qui ne peut voler avec eux sur tes traces, Ami, je te dirai, du ton du sentiment: O toi qui dans les tems contraires Par des services peu vulgaires, Cher C*** m'a si bien prouvé Qu'il est des amis vérirables, Ce qu'en mon cœur j'avois trouvé, Mais que l'on met au rang des fables. Quitte pour quelque tems la superbe Cité Et ses Palais pompeux qu'un vain faste décore,Faits pour loger le luxe & non la volupté, Tu trouveras ici la douce liberté, Et l'amitié plus douce encore. Non, non, mon cœur n'est point de ces stériles cœurs, Semblables aux terrains d'argile Que l'astre bienfaisant par qui tout est fertile Ne sauroit féconder par ses douces chaleurs. Mon cœur laisse germer le bienfait qu'on y seme, Et croit que l'amitié, cette fille des Cieux, Des biens que nous tenons de la bonté suprême,Ainsi que le plus rare, est le plus précieux; On ne sent que l'on vit qu'en sentant que l'on aime. FIN. ERRATA. page 100. ligne 9. interrompant, lisez interrompit.p. 135. lig 13. Battier, lisez Dattier. p. 153. lig. 8. sur un bloc, lisez sur un roc p. 166. lig. 11. Battier, lisez Dattier. p. 199. lig. 8. l'ame, lsez l'anse. p. 201. lig. 7. mengeâmes, lisez mangeâ- mes. (a) C'est ainsi que s'écrient encore chez le Mogol les Grands de sa Cour lorsqu'il dit les choses les plus communes. Voyez les Mém. de Bernier, pag. 78. (b) Bernier rapporte les deux vers Persans, pag. 78. (c) Cet usage est encore observé, & se fait en grande cérémonie. V.Bernier, p. 8. (a) Suivant le Pere Roa, Jésuite Allemand, les Indiens ont une Trinité, dont la seconde Personne s'est incarnée neuf fois. Voyez les Men. de Bernier, p. 84 (a) Il y a des Volcans considérables sur des montagnes dont les sommets sont couverts d'une neige qui ne fond jamais. (a) Le Pélican est l'emblême de l'amour paternel, & conséquemment de celui que les bons Rois ont pour leur peuple. (a) Chardin dans son voyage de Perse parle d'un étang où il y avoit des poissons sacrés. Tom. 1. p. o. Ed. in-a. (a) Grucher assure que les Grands du Tibet se procurent avec beaucoup d'empressement quelques parties des excrémens du Grand Lama. On les porte en relique au col, & on en mêle dans les alimens. Hist. Gen. des Vovages, t. 7.