ÉLISABETH. LETTRE I. D'ELISABETH, sà Madame d'ALBI. Dans quel lieu es-tu donc, chere Henriette, depuis huit jours que j'attends de tes nouvelles? que me présage ce silence? serois-tu malade? Ah Dieu! ce chagrin viendroit-il troubler ma joie? que dis-je, ma joie? ce mot ne rend point e que j'éprouve. Tu sais combien ta présence me fut toujours chere: mais qu'elle me devient nécessaire en ce moment Enfin, pour la premiere fois, j'ai un important secret à te confier. Je t'avoue que j'en suis si fort affectée, que je crains sans cesse qu'il ne m'échappe. Reviens donc; hâte-toi de préserver ton amie de quelqu'imprudence: viens partager & combler son bonheur!..... Je ne puis y suffire toute seule. Depuis trois jours le sourire ne m'a point abandonnée. Je me refuse au sommeil, crainte de perdre le sentiment de ma situation: tout ce qui m'environne me semble embelli. Il n'est point d'objet qui ne soit paré des riantes couleurs de mon imagination; les choses, les hommes, tout me paroît perfectionné. Il n'y a pas jusqu'à la maussade humeur de mon oncle, qui ne me semble agréable; & toi-même, chere Henriette, te l'avouerai-je? le croiras-tu? je t'aime quatre fois davantage; ... oui, si tu étois-là, je te donnerois mille baisers: mais cet excès de tendresse ne t'explique rien. La mienne pour toi a toujours été si vive depuis que je t'ai connue, depuis cet instant heureux où l'amitié donna la vie à mon cœur, que je n'ai respiré que pour t'aimer. Un sertiment si vif n'auroit-il pas dû captiver toutes les puissances de mon ame? & devois-je attendre si tard pour te donner un rival? car tu sals (il est inutile de te le rappeller,) que j'ai vingt-quatre ans, & quoique ma bien bonne amie, je te défie d'oublier cette date. Ne me trouves-tu pas ridicule d'aimer à mon âge pour la premiere fois de ma vie? Cependant ne te presse pas trop de me condamner; je suis pas encore sûre que ce soit de l'amour; au moins puis-je en douter, si j'en juge par ce que j'ai lu & entendu dire jusqu'à présent: toi-même qui l'as éprouvé, ne m'as-tu pas dit cent fois, que les premiers effets de ce sentiment sont de rendre triste, rêveur; moi au contraire j'ai une gaieté continue; je ne réfléchis plus malgré l'extrême penchant que tu me connois aux réflexions. Mon cœur palpite de plaisir dans l'absence & en présence de l'objet. Si je pense encore quelquefois, ce n'est que pour me rendre compte de mon bonheur. Enfin tu ne voudras pas me croire: mais en vérité je ne trouve point de différence entre ce que j'éprouve pour ce nouvel objet, & ce que j'ai senti pour toi, excepté que les premiers jours nos regards n'osoient suis pas encore sûre que ce soit de l'amour; au moins puis-je en douter, si j'en juge par ce que j'ai lu & entendu dire jusqu'à présent: toi-même qui l'as éprouvé, ne m'as-tu pas dit cent fois, que les premiers effets de ce sentiment sont de rendre triste, rêveur; moi au contraire j'ai une gaieté continue; je ne réfléchis plus malgré l'extrême penchant que tu me connois aux réflexions. Mon cœur palpite de plaisir dans l'absence & en présence de l'objet. Si je pense encore quelquefois, ce n'est que pour me rendre compte de mon bonheur. Enfin tu ne voudras pas me croire: mais en vérité je ne trouve point de différence entre ce que j'éprouve pour ce nouvel objet, & ce que j'ai senti pour toi, excepté que les premiers jours nos regards n'osoient se porter l'un sur l'autre. Maintenant il ne nous est plus possible de les détourner. Mais l'absence, qui, dit-on, est le plus grand des maux pour les amants, ne m'a causé nul chagrin; quoiqu'en huit jours il y en ait eu quatre où des espaces immenses nous ont séparés. Cependant tu sçais comme je pleurois chaque fois que je te voyois partir, & combien tes plus courtes absences m'ont coûté de larmes...Tiens, Henriette, songe à tout cela & tu conclueras sûrement que ce n'est que de l'amitié. Au reste, quelle que soit la nature du sentiment qui m'anime, il me cause tant de plaisir, que je me félicite de l'éprouver. Il ne manque à mon bonheur, pour être parfait, que de t'avoir auprès de moi. Quand finira donc ce malheureux service? En vain ma vive impatience compte & recompte les jours; son calcul semble éloigner ce terme au lieu de l'abréger...... Abandonneras-tu ton amie dans un moment, où sa sécurité n'est peut-être qu'une erreur dont les suites lui seront funestes? Ton grave mari ne pourroit-il remplir les devoirs de sa charge, sans t'obliger d'habiter un pays où il n'y a que des corps sans ame, par rapport à toi;tu ne dois vivre qu'à demi, avec des personnes pour qui l'existence d'un ccœur sincere est un être de raison. Persuade donc à ton tranquille mari, que malgré son amour pour l'ordre, il seroit convenable de te laisser à Paris pendant son séjour à Versailles: mais je le connois; il est homme à passer huit jours à examiner la proposition, quinze à prendre une résolution, trente à la communiquer; desorte que j'aurois le temps de mourir de joie ou de douleur avant qu'il eût pris un parti. Ainsi il ne me reste d'espoir qu'en ton amitié; si elle étoit aussi vive que la mienne, il n'est point de sacrifice que tu ne me fisses. J'ai éprouvé cent fois qu'on est trop heureux, lorsque l'on n'a que des obstacles à vaincre pour obliger ses amis. Fais donc un miracle en faveur de ton Elisabeth, détermine à l'instant monsieur d'AIbi, fais le consentir à ton départ, & viens, non pour pénétrer le secret de mon ccœur puisque tu le sçais; mais pour m'éclairer sur sa véritable situation, car je m'y perds moi-même & crains de m'égarer. Ton expérience & l'intime connoissance que tu as de mon ame, te mettront à portée de me donner de salutaires conseils. Tu vois que la raison, d'accord avec l'amitié, te fait un devoir de se courir ton amie. Je vis hier, pour la premiere fois, depuis que je suis sortie de mon tombeau, c'est-à-dire, du couvent, je vis monseigneur mon grandissime cousin, décoré, je pourrois dire chargé, des marques distinctives de sa nouvelle dignité; car il avoit l'air d'en bien sentir le poids.) Tout cela surmonté d'un superbe maintien & d'un haut ton de cérémonie. A toutes les phrases, toutes les questions,-.... Madeautant de fois moiselle... je répondois affectueusement, mon cousin, mon cher cousin ...... Je m'apperçus que je mettois sa dignité à la torture par la familiarité de mon style; car il devint plus précieux, & quelle qu'ambition que je lui connoisse, je crois qu'en ce moment il ne m'auroit pas appellée sa cousine pour la tiare. Par ses discours je vis que sa grandeur avoit beaucoup de regrets de ne pouvoir me nommer madame l'abbesse, comme on se l'étoit promis dès mon enfance. Ne trouves-tu pas, ma chere, que cet homme tiens bien de la famille à tous égards? Je me souviens, que jamais mes parents ne m'ont donné le doux nom de leur fille, pas même celui d'Elisabeth. S'ils parloient de moi présente ou absente, ils disoient toujours mademoiselle de Chamdermant. Il me semble que des personnes, si attachées à un vain extérieur d'étiquette de grandeur, doivent avoir le cœur fermé à tous sentiments d'amour. Je demande pardon de la réflexion à mes chers parents, mais la violence qu'ils ne craignoient pas de faire à mon inclination, en me forçant d'être religieuse, est une triste preuve de ce que je dis. Mais je dois respecter leur volonté & non examiner si elle étoit juste; ainsi point de récrimination, puisque j'ai le bonheur d'être libre, oui, très-libre; car mon oncle ne se propose pas, je crois, de me marier contre mon gré. Adieu, chere & aimable Henriette; tout ce que j'aime est absent: mais songe que je desire mille fois plus ta présence que celle de........ LETTRE II. De Madame d'Albi, à ELISABETH. QUOI! pas même nommer l'objet d'une si charmante situation; tant de retenue ne s'accorde guere avec l'espece de délire où tu sembles livrée! Ton imagination seule est séduite, tu parles de félicité & tu ne dis rien de celui qui l'a fait naître. Taire ce qu'il étoit si important que je sçusse; non, Elisabeth, tu n'aimes point! Que la raison désabuse ton imaginatton, & je te réponds de la liberté de ton cœur. Si tu aimois, l'éloge de ton amant oût précédé ou suivi l'aveu de ta tendresse. Tu m'aurois éblouie d'un beau portrait. Tu l'aurois peint non seulement comme un homme accompli, mais tu en aurois fait un héros, un dieu peut-être; car les amants, dans les premiers transports de leur amour, ne peuvent concevoir qu'il finira, ni regarder comme un être mortel l'objet de leur adoration. Ils le divinisent pour confirmer leur bonheur. Les hommes font cette apothéose dans la bonne foi que leur flamme & la beauté de leur maîtresse seront éternelles. Les femmes ne la créent que par amour-propre & pour autoriser leur tendresse. Le moyen d'être insensible au mérite d'un homme à qui l'on suppose toutes les perfections d'un ange! Rien de semblable ne t'est échappé. Le silence, que tu gardes sur cet heureux inconnu, me prouve que tu n'as pas encore senti les traits de l'amour: car pour peu que tu en eusses été atteinte, tu te serois plu à détailler les avantages de ce nouvel objet. Je sçais bien que, par pudeur, tu n'aurois osé louer sa beauté. Tu m'aurois dit, avec le plus de modestie qu'il t'eût été possible, il a le port noble, la physionomie spirituelle, le maintien modeste, l'air doux, le sourire fin, les yeux vifs & tendres, la taille au-dessus de la médiocre. Tu te serois bien gardée de parler de sa belle jambe! mais à cela près, tu n'aurois rien négligé pour me faire entendre qu'il est de la plus aimable figure. Je connois le manege de l'amourpropre à cet égard, & sur-tout l'indiscrétion d'un cœur bien épris. Le mien ne manifeste rien de conforme à cette situation; au contraire, plus j'examine ta lettre, plus je trouve de quoi me rassurer pour ton repos...... Vas, chere Elisabeth, si jamais ton cœur n'est plus sensiblement blessé, je puis me croire pour la vie l'unique objet de ton affection. Tu sçais combien je suis jalouse de la posséder; & sûrement mon intérêt m'éclaireroit sur l'existence d'un sentiment qui nuiroit à notre amitié. Tu me demandes si je ne te trouve pas ridicule d'aimer. Non; mais si cela t'arrivoit un jour, je te croirois bien malheureuse; parce qu'à ton âge les penchants sont des passions, & que la raison, quoique dans toute sa force, loin de nous guider, ajoute au prestige. Hélas! séduite elle-même, elle nous persuade que nulle illusion n'embellit l'idole de notre cœur: ainsi loin de guider l'amour elle met le comble à son délire. Mais que te dis-je là? des choses que je t'ai répétées cent fois, depuis que guérie d'une malheureuse passion, j'ai reconnu l'abysme d'erreurs où mes propres raisonnements m'avoient conduite. Ah, Elisabeth, te préserve le ciel de faire une semblable épreuve! non, nous serions trop à plaindre; car je souffrirois tous tes maux, & ils me retraceroient les miens. Que ma tendresse seroit allarmée dans ce moment, si ton propre caractere ne me rassuroitl J'ai vu ton ame insensible à l'amour, aux soins des hommes les plus aimables. Ton amour-propre seul étoit flatté de leur hommage. Je ne t'ai jamais vue touchée de leurs sentiments, Je gaerois que l'inconnu n'a d'autre avantage sur cette foule, que d'avoir su te louer à ton gré. Il aura mis plus d'art dans ses éloges, peut-être plus de délicatesse. Il n'en faut pas davantage pour te séduire & pour te livrer à l'erreur où je te vois; mais crois-en ton Henriette qui s'y connois, tu n'aimes point; par conséquent mes conseils te seroient inutiles. Je conviens, je sens même que ma présence te seroit nécessaire pour achever de détruire ce phantôme de bonheur: mais peux-tu bien exiger, que j'abandonne monsieur d'Albi, dans un lieu où ma compagnie est le seul dédommagement capable de lui faire supporter les ennuyeux devoirs de sa charge. Tu me dis que si mon amitié étoit aussi vive que la tienne, je n'hésiterois pas: ce seul trait peint ton ame, je t'y reconnois parfaitement. Je sçais, que toujours prête à faire les plus grands sacrifices à l'objet aimé, tu ne vois que lui lorsqu'il est question de son bonheur. Mais, ma chere Elisabeth, ce qui est une vertu par rapport à l'amitié, est quelquefois un vice pour la société. Tu sçais aussi bien que moi qu'il n'est pas permis de faire la félicité de qui que ce soit, lorsqu'elle nuit à autrui; néanmoins tu veux que ta tendresse prévale sur tout. Ton cœur n'est affecté que de ce sentiment, ce qui fait que souvent tu es injuste, même en faisant les actions les plus héroïques. Pardonne cette accusation en faveur du motif; c'est mon amitié pour toi qui m'y a forcée. Il falloit te démontrer que je ne puis répondre à tes vœux sans blesser l'équitéTu sçais tout ce que je dois de reconnoissance à mon mari, le sincere attachement qu'il a pour moi, le plaisir qu'il goûte à ma compagnie: pourrois-je l'en priver, sans me rendre coupable de la plus méprisable ingratitude? Malgré tout cela, crois, chere Elisabeth, que la justice seule emporte la balance dans mon cœur, & que, si je suivois mon penchant, nous serions bien-tôt réunies pour ne nous plus séparer .... Quand viendra ce bien-heureux moment? je le desire plus vivement que tu ne penses .....Ingrate, si tu sçavois tout ce que je fais pour y parvenir, oh que tu m'aimerois! Mais je ne veux pas trop allumer ton imagination par un espoir qui ne te laisseroit point de tranquillité jusqu'à ce qu'il fût comblé. Adieu, ma bien-aimée Elisabeth, je te souhaite le bon soir ou le bon jour, car il est trois heures après minuit. Si monsieur d'Albi sçavoit que j'écris si tard, il diroit que cela blesse l'économie du bon ordre, & il ne manqueroit pas de faire une belle dissertation; pour prouver que les anciens avoient raison de se coucher de bonne-heure & de se lever matin; qu'ils faisoient de meilleures choses que nous, qui avons jugé à propos de substituer des caprices aux principes constants & raisonnables qu'ils suivoient. En vérité tu rirois quelquefois de voir l'intérêt qu'il met à ces discussions. A cette petite manie près, c'est le plus digne mari qu'on puisse voir. Tu trouves donc l'humeur du baron ton oncle plus agréabse; la cause de cet heureux changement ne vient point, comme tu l'imagines, de ta nouvelle situation; elle vient de l'extrême tendresse que ce cher oncle a pour toi. Je me suis apperçue plusieurs fois qu'il faisoit violence-à son propre caractere devant toi. Il n'osoit s'emporter contre ses valets crainte de te faire de la peine, ni refuser des services qui étoient en son pouvoir, mais qu'il n'eût pas rendus, sans la crainte de t'affliger, parce que sa vanité n'y trouvoit aucun avantage. J'ai encore remarqué mille bons effets de son amitié; mais je n'ai pas assez de temps aujourd'hui pour les mettre sous tes yeux, ni pour te convaincre que dans tous les points par lesquels tu veux prouver le charme de ton cœur, il n'en est pas un qui n'ait sa source hors du sentiment dont tu prétends être affectée. A propos, j'allois fermer ma lettre sans te rassurer sur ma santé, sans t'instruire des raisons qui m'ont empêchée de t'écrire. Nous sommes allés dîner presque tous les jours à R.... ce qui m'a mis dans la nécessité de m'occuper d'ajustements; parce qu'il y avoit comédie & bal. Juge de mes impatiences: tu sçais combien ma paresse me fait détester la parure. De plus je n'avois pas un seul moment à moi pour penser ni pour t'écrire. Enfin tout n'a pas été perdu, ces fêtes faisoient plaisir à monsieur d'Albi. Je m'y suis conformée. J'éprouve chaque jour, que le lot d'une femme raisonnable est un état de sacrifice perpétuel: mais la conscience trouve tant de quoi s'applaudir, que ces efforts, tout rigoureux qu'ils sont, valent encore mieux que les tourments & les délices de l'amour. LETTRE III.D'ELISABETH,à Madame d'ALbI. Henriette, Henriette, que les progrès de l'amour sont rapidesl Je serois effrayée de ses succès si j'en croyois tes tristes prédictions: mais j'ai pius de motifs que toi pour être incrédule. Tu prétends done que je n'aime pas, parce que je ne t'ai point fait l'énumération des graces de l'inconnu. Que t'auroit prouvé ce détail; sinon que mes sens avoient été séduits par l'éclat d'une belle figure. Est-ce à mon âge & sur-tout avec mon caractere, que le cœur se laisse surprendre par leur prestige. Non, un sentiment plus sublime s'est emparé de tout mon être; un charme divin qui ne peut que se sentir, un attrait céleste, une analogie intellectuelle & permanente qui enchaîne irrévocablement deux cœurs faits pour s'aimer. C'est l'ame qui s'unit à l'ame, qui ne desire qu'elle, qui borne sa félicité à cette spirituelle possession. Se voir, s'entendre, se communiquer ses plus secrettes pensées; absent, s'occuper de l'objet chéri, amirer ses vertus; enfin jouir perpétuellement sans posséder: voila ce qu'éprouve ton Elisabeth; voila les seuls liens qui captivent son cœur. D'après ce sincere aveu, juge comme j'étois éloignée de songer à la beauté de l'heureux inconnu, comme il te plait de le nommer. J'avois pensé si confusément à cet article, qu'à peine aurois-je pu rendre un compte exact de sa figure, jusqu'à la lecture de ta lettre. Mais le portrait, que tu as tracé d'après ton imagination, m'a paru si agréable, qu'il m'a conduit à faire un examen dont je ne m'étois point encore occupée. J'ai été si frappée de la ressemblance, que je serois tentée de croire que tu as vu le chevalier de Luzan quelque part. Cependant je suis bien sûre que tu étois absente quand mon oncle me le présenta. Il est vrai qu'il m'en a parlé plusieurs fois en ta présence, lorsque nous étions au couvent: mais comme il m'entretenoit plus de son mérite que de sa personne, je ne conçois pas par quelle magie tu as si bien deviné; à moins que dès ce temps là je ne décelasse par ma curiosité des dispositions que je ne ne m'avouois pas à moi-même. Tu sçais qu'alors, condamnée à faire des vœux que j'abhorrois, mon oncle qui n'ignoroit pas la violence que l'on me faisoit, venoit souvent m'exhorter à sa résignation. Il me promettoit un bonheur auquel il ne croyoit pas, comme la suite nous l'a prouvé. Il me citoit l'exemple du chevalier, qui étoit entré dans l'ordre de Malte par pure obéissance. Il me parloit avec tant d'admiration de ses mœurs, de ses sentiments, que non seulement je l'estimai sur parole; mais la conformité de notre sort m'intéressa pour lui. Je le plaignois plus que moi-même. De la pitié, Henriette, c'étoit déja trop pour ma position! je ne sçais si ce sentiment n'auroit as suffit pour me troubler dans ma retraite, si la mort de mon pere, & la générosité de mon oncle, n'eusfent changé ma destinée. Ton mariage, les plaisirs que le baron me procuroit, les fêtes & la foule de visites qu'occasionna ton nouvel état, m'amuserent sans me faire perdre l'idée du chevalier. J'y songeai toujours, furtivement à la vérité; car j'avois une secrette honte de m'occper d'un homme que je ne verrois peut-être jamais, & dont j'ignorois les sentiments. J'étois flattée, comme tu l'as très bien remarqué, des hommages de ceux qui s'empressoient à me plaire; mais en m'examinana, je sentois: que c'étoit le chevalier que je cherchois en eux. J'avois une si haute opinion de son mérite, qu'aucun des hommes, que je voyois, ne pouvoit répondre à l'idée fublime que je m'en étoit formée; ainsi ma helle chimere me garantissoit d'une autre erreur. Je lui devois toute linsensibHlité de mon cœur, que tu attribuois bonnement à mon indifférence. J'at été vingt fois sur le point de te désabuser; mais je ne sçais quelle crainte mêlée de confusion m'arrétoit, dès que je voulois t'en parler. Telle étoit ma situation d'esprit, lorsque ton départ précipité me livra à moi-même & me fit re ssentit plus de chagrins, que jamais l'amour malheureux ne pourroit m'en canser. La maladie dangereuse de mon oncle, qui survint, comme tu Pas sçû, peu de jours après ton départ, mit le comble à ma donleur. Tant de maux réunis auroient peut-être effacé de mon souvenir le chevalier; mais étroitement lié d'amitié avec le baron, il lui écrivoit souvent. Mon oncle reçut une lettre de lui, les premiers jours de sa maladie; il me chargea d'y faire réponse, je m'en défendis. Il insista sur ce que Luzan seroit trop inquiet, s'il ne recevoit point de ses nouvelles: j'écrivis. Par l'exactitude du chevalier, & sur-tout par sa lettre, il étoit aisé de voir que le baron l'avoit souvent entretenu de moi. Tu sçais que peu instruit, & réfléchissant peu, sa ressource ou plus tôt sa manie est de parler de lui & de ceux qu'il aime. Le chevalier s'y prit si bien, que je fus obligée de lui récrire; ensorte que, sous le prétexte de l'informer des progrès de la maladie de mon oncle, notre correspondance fut très exacte pendant trois mois. Il ne parloit point de son retour. Je n'osois le questionner, quoique je souhaitasse plus que jamais de le voir; car ses lettres avoient beaucoup ajouté à la haute opinion que j'avois de lui. Il y regnoit un ton d'honnêteté qui me charmoit; elles étoient affectueuses sans être exagérées; c'étoit un mélange de candeur & de finesse, de naïveté & de prudence, de raison & de préjugés, qui n'intéressoit pas moins mon esprit que mon cœur. Il me seroit difficile de dire quel étoit le caractere des miennes: tout ce que je sçais, c'est que quoique je m'attachasse à les écrire avec bae coup de réserve, il m'échappoit sûrement des choses dont le chevalier devoit être flatté. Je murmurois déja de son absence, comme si mes sentimeuts, qu'il ignoroit, m'eussent acquis des droits. Je me proposois de ne pas faire réponse à une lettre que je venois de recevoir, pour me venger de son peu d'empressement, lorsqu'on me l'annonça; je fus si faisie, le cœur me battoit d'une si grande force, qu'il me fut impossible de répondre au domestique que par un signe. Mon embarras & ma rougeur m'auroient décelée aux yeux de Luzan, s'il eût été en état des'en appetcevoir: mais aussi embarrassé que moi, il articula à peine quelques mots que je n'entendis point. ne sçavoit sur quel siege saseeo.Il ohangea deux ou trois ois de place, il se leva pour aller voir mon portrait. Revenue de mon trouble, je parlai en riant de notre correspondance, ce qui renit notre converfation très agréable & fort animée. Depuis cet instant, la gaieté a touours été l'ame de nos entretiens: nous passons rapidement dune matiere à l'autre, & quelque sérieuse qu'elle soit, nous la traitons touours gaiement, ou pour mieux m'expliquer, le plaisir & le sourire ne nous abandonnent jamais. Je t'avouerai confdemment que nous philosophons quelquefois; le chapitre du cœur humain est celui que nous traitons le plus souvent. Nos principes sont si conformes, notre maniere de voir si semblable, qu'on diroit qu'une même ame nous anime. Quand l'un parle, il semble que ce ne soit que pour exprimer la pensée de P'autre. Hiet nous causions sur l'amitié, nos sentiments étoient si fort à l'unisson, que dans le ravissement de ce parfait accord, nos mains se saisirent, se presserent, nous nous regardames en silence .... Ah! Henriette, que le cœur est éloquent, lorsque son extension enchaîne l'organe de la voix!.... oui nos yeux s'en dirent plus que la bouche n'auroit pu osé jamais en proférer. Le baron entra, qui nous proposa la promenade; Luzan m'y donna la main, j'y marchai trois heures sans m'en appercevoir, quoique tu m'aies vu souvent fatiguée après un quartd'heure de marche. Après tout cela ose dire que je n'aime pas. Garde-toi de le nier désormais; ce doute m'affligeroit plus que le reproche que tu me fais, & dont tu me demandes pardon si orgueilleusement; car c'est ton amitié qui, dis-tu, t'a forcée à démontrer mon injustice. Cela serpit-il? oui je dois t'en croire, tu es incapable de m'accuser pour le seul plaisir de m'humilier .... Ah Dieu! je serois injuste & j'aurois l'estime de Luzan, lui qui me croit toutes les vertus, lui qui les possede toutes à un si haut dégré, que je ne puis concevoir comment un mortel peut réunir tant de perfections! Chere Henriette, montre moi, je t'en conjure, tous mes défauts; je n'eus jamais un plus vif desir d'être parfaite. Je dois à l'amitié ce qu'il y a de bon en moi. Tu sçais que le desir de te plaire & de me rendre digne de ton cœur me faisoit acquérir chaque jour quel-que vertu. Maintenant guidée par Le plus puissant des motifs, juge comme tes conseils seront efficaces. Fais donc mon examen, ne me dissimule rien; je réponds que l'amour achevera le salutaire miracle ue l'amitié avoit commencé. Tu m'as trop bien prouvé la nécessité où tu es de rester à V.... pout que j'ose murmurer; je ne puis que former des vounx à cet égard: maie ne pourrois-je pas me plaindre du ystere que tu me fais sur les moyens que tu emploies pour nous réunir à jamais. Chere Henriette, fais moi au moins jouir par l'espérance; tu sçais que je chéris son empire; ses charmes, selon moi, ne sont point trompeurs, ils nous font jouir perpétuellement, sans émousser l'aiguillon du desir. Ne seroit-ce pas là le comble du bonheur, si l'on pouvoit séparer la crainte de l'espoir. Pauvre Henriette, eu ne t'en donc pas amusée aux fêtes de R... Cependant on m'a dépeint la maîtresse du logis une beauté fort à la mode, c'est-à-dire, d'une maigreur transparente & toujours parée d'une couleur imitée de ses prairies; semblabe à elle à qui notre bon roi Henri IV, dit malignement, qu'il la remercioitt d'avoir employé le vert & le sec pour serendre plus agréable: elle ajoute à cela un air de dignité & nne magnificence qui aura sans doute glacé ton imagination.Tu n'aimes que les plaisirs simples. Si, comme ton Elisabeth, tu portois par-tout le souvenir 'un objet aimé, je te désierois de t'ennuyer nulle part: mais ce sentiment n'a plus d'attrait pour toi. Adieu, charmante Henriette, dis mille choses de ma part à m. dAlhi. Il m'auraque des millions de compliments de moi, jusqu'à ce qu'il t'ait ramenée à Paris. Je ne puis me résoudre à l'aimer de bon ccœur, tant que nons seronssarées. Si ma lettre n'étoit déja trop longue, je t'aurois entretenue encore une heure, & si tu étois auprès de moi, je sens que je ne cesserois de te parler de Luzan. Il a tant de belles qualités, qu'on ne sçauroit tarir sur son éloge; en vérité tu en serois charmée toi-même. LETTRE IV.De Madame d'ALBI, à ELISABETH. PLUT au ciel que je pusse encore douter de ton malheur! Cen est fait, Elisabeth, tu aimes, & qui? un homme que mille obstacles auroient dû éloigner de ton cœur. Songes-tu que ds vœux sacrés & la fortune mettent une éternelle barriere entre vous? Quelle félicité te promets-tu d'un attachement que les loix condamnent? sur quoi fondes-tu ton bonheur? La situation de ton cœur m'afflige d'autant plus que tu n'en connois pas le danger. Crois moi, un amour vertueux & sans but est un être de raison; je frémis d'une passion conçue sous de si malheureux auspices. Ton délire te fascine les yeux sur ses funestes suites: mais qui sçait, si de l'impossibilité même d'être heureux, vous n'en ferez pas un droit pour braver les décrets du sort? Pardonne à ma craintive tendresse: mais elle est plus justement allarmée que tu ne penses. Il y a tout à redouter pour toi, si tu ne fuis ton vainqueur. Fais ce sacrifice à ton repos, à la raison, à la veru, qui l'exigent. Hélas! je te demande peut-être déja plus que tu ne peux. Pourquoi, chere Elisabeth, m'avoir caché ce qui se passoit dans ton cœur; toi qui es si franche, qui ne peux rien taire? Je t'aurois aidée à bannir un sentiment, que le silence & le temps n'ont fait qu'accroître. Si tu pouvois réfléchir un moment sur ton propre caractere & sur les circonstances qui accompagnent ton amour, tu serois effrayée des maux que tu te prépares; toi, à qui l'amitié a déja fait verser plus de larmes, que jamais l'amante la plus infortunée n'en pourroit répandre. Que sera-ce donc, quand des obstacles sans cesse renaissants seront gémir ta tendresse? Ah! trop sensible amie, que ne suis-je auprès de toi pour t'arrêter au moins sur le borc du précipice! Mes vceux & mer raimtes te paroîtront frivoles ou imaginaires; cependant tu sçais que j'ai failli payer de ma vie, le fatal roit de sçavoir la vérité à cet égard. Oni, j'ai trop appris qu'une passion où les convenances du monde ne se trouvent pas, où l'on ne consulte que le penchant, est une source de maux qui ne peut tarir qu'avec nos jours. Telle est la bizarrerie de notre destinée: il semble que plus la nature a mis de rapports entre deur créatures, & s'est plu à former leurs cœurs pour s'unir, plus l'opinion les sépare. Envain recriminerons-nous contre les préjugés dont nous sommes presque les seules victimes. Malheur à toute femme qui s'en écarte, elle paye du repos de sa vie un instant de bonheur. Pour se soustraire aux entraves d la société- & se passer de sen avantages, il faut plus de force que notre sexe n'en a: mais trop foibles pour nous suffire à nous-mêmes, nous éprouvons chaque jour que son joug nous est moins onéreux, que ses plaisirs ne nous sont nécessaires. Il est de notre devoir de remplir la tâche qui nous est assignée par le sort. Tu vois ce que le tien te prescrit. Encore un coup fuis le chevalier. Il en coutera à ton cœur, à ton amour-propre même; car souvent il est le plus re belle, lorsqu'il faut faire des sacrifices où il croit ses droits. blessés: mais si tu differes un moment, ton malheur est comblé, ta perte inévitable. Tu n'as pas oublié que ton oncle a des vues pour ton établissement; quoiqu'il ne se soit pas expliqué clairement, il n'y a point de doute qu'il a fait un choix & s'il est absolu absolu dans sa volonté, oseras-tu lui résister? ou iras-tu aux pieds des autels te parjurer & promettre une foi que ton cœur désavouera? Toi qui es la vérité même, tu pourrois vivre & trahir tes serments? O mon Elisabeth! ce ne sont pas-là les seuls maux que tu te prépares, si tu ne renonces à ton amour. Avec quelle impatience j'attendrai ta réponse! que va-t-elle lapprendre? puisse ta résolution: être digne du courage que je te connois ! Souviens toi que tu fus prête à former des vœux que tu regardois comme le plus grand des malheurs, & que la générosité de ton oncle fut sans doute le prix de ton obéissance. N'aurois-tu joui de ta liberté, que pour la perdre dans des liens plus attrayants que les premiers “ il est vrai; mais plus sunestes? Hâte-toi de m'écrire & de dissiper mes craintes. LETTRE V. D'ELISABETH, à Madame d'ALBI. Quel trouble ta lettre auroit evoqué dans mon ame, si une juste confiance & la pureté de mes sentiments n'eussent effacé l'effrayante peinture des maux que tu me présages. Se peut-il, chere Henriette, que tes allarmes soient sinceres? Non, ta tendre amitié a voulu me faire craindre tous les malheurs, pour m'épargner jusqu'au plus léger: mais si tu cornoissois le chevalier, si tu me connoissois bier moi-même, eu n'aurois rien à redouter de notre mutuelle tendresse; sa cause est trop belle pour que ses effets puissent-être coupables. Non, je sens que le véritable amour, loin de conduire à des foiblesses, fait germer toutes les vers. Oui ce feu divin, en enflâmant le ccœur, éleve l'ame & nous égale aux dieux, au moins par le vif desir qu'il nous inspire d'être aussi parfaits qu'eux; je n'en puis douter, puisque je n'aimai jamais la vertu avec tant d'areur, que depuis l'heureux instant où je vis le chevalier: jamais elle m'eut tant de charmes pour moi, sur-tout cette vertu si recommandée mon sexe. J'ai lieu de me convaincre chaque jour, que l'éducation lui donne l'être, mais que l'amour seul lui donne la vie. Commênt ne l'aimerois-je pas ? Luzen lui-même l'adore, la pratique, c'est ce qu'il chérit le plus en moi. Tu pourras en juger par une lettre que je reçois de lui dans le moment, & que je joindrai à celle-ci. Tu sera convaincue que, nous voir, nous parler avec une intime confiance, songer l'un à l'autre, est toute notre félicité. Nous ne voyons rien au-de-là: mais si mes desirs asloient plus loin, ils ne seroient pas sans espoir; le chevalier n'a point prononcé ses vœux, il est absolument libre par les loix, il n'est engagé que par la démarche qu'il a faite pour, complaire à sa mere; mais comme la mort vient de lui ravir son frere aîné, qui étoit la seule espérance de sa famille, cet évenement pourroit changer sa destinée. Cependant le comte de...... son grand-pere, ne lui a rien encore témoigné à cet égard, & il attend avec autant d'inquiétude que de soumission l'arrêt de son sort; car sa mere a la passion d'avoir: un fils chevalier de MalteMais comme la fortune emporte la balance dans presque toutes les délibérations, le chevalier espere que son grand-pere, qui destinoit un riche-héritage à son frere, lur sera quitter son état en faveur du desir qu'il a de perpétuer son nom. Il se flatte encore que quelque répugnance & quelqu'obstacle que sa mere voulût aporter à cet échange, le comte la feroit condescendre à sa volonté, parceque la marquise tenant tout de sa générosité, elle ne s'exposeroit point à perdre ses bienfaits par un refus qui le blesseroit dans la chose qui le touche davantage; ainsi tu vois qu'à le bien confidérer, il n'y a que patience à prendre, & constance à garder. J'avoue que tout cela est fort incertain; mais assez heureuse pour sçavoir jouir du présent, je n'empoisonne point les plaisirs actuels, par la crainte d'un avenir que je ne verrai peut-être jamais. Je puis encore te rassurer, sur les obstacles que tu me fais prévoir du côté de mon oncle; me m'a plurs parlé de ses projets, il ne paroît pas même qu'i songe à me marier sitôt: son amitié pour moi semble s'accroître de plus en plus, & sans les instants d'humeur qui lui passent subitement & dont je ne puis démêler la cause, je serois très heureuse avec lui; excepté cependant qu'il m'ennuie souvent par l'éternel récit des amitiés, des honneurs qu'il a reçus, des éloges qu'on a faits de lui. Il a au moins deux misle connoissances; il n'y en a pas une selon lui qui ne l'aime à la folie; les hommes, les femmes, tous sont ses amis intimes; personne n'est exempt de de ses détails. Il excede tout le monde par l'énumération de ses goûts, de son genre de vie, de ses prospérités; car il est trop vain, pour convenir jamais qu'il a la moinre isgrace. Le chevalier Pécoute avec une patience, que j'admire sans pouvoir l'imiter. Je me suis apperçue que cette complaisance de sa part lui valoit toutes les vertus dans l'esprit du baron, & je crois que son amitié pour Luzan est principalement fondée sur ce point. N'importe, cette découverte peut nous être d'un grand secours dans la suite, & si le chevalier est assez heureux pour changer d'état, comme il y a lieu de l'espérer, mon oncle est homme à sacrifier les trois quarts de sa fortune pour se l'attacher, en me faisant une dot capable de remplir les prétentions de sa famille. Sois donc tranquille, chere Henriette, sur le présent & sur l'avenir. Tu vois, que sans trop me flatter, je puis me livrer à un espoir charmant, fondé sur des possibilités réelles: réjouis toi donc avec ton Elisabeth de son bonheur. Ah Henriette, c'en est un bien grand d'aimer! lui seul vaut mieux que tous les autres réunis. Il n'en est aucun qui ne laisse quelque chose à defirer; celui-là occupe toutes les facultés de l'ame, il comble tous les vœux. Je ne forme nul souhait si ce n'est celui de te voir; mais je dois encore à l'amour la force de supporter ton absence. Je parle souvent de toi à Luzan, mon plus grand plaisir est de l'entretenir de la sincere amitié qui regne entre nous. Je m'apperçois que ma vive tendresse pour toi ne contribue pas peu à lui donner une bonne opinion de mon cœur. Il a le plus grand empressement de faire connoissance avec toi; cela n'est point étonnant; il suffiroit de parler de toi pour exciter la curiosité de l'homme le plus indifférent. Juge, si Luzan, né sensible & idolâtre du mérite, doit être impatient de te voir. Quand ce jour si vivement desiré viendra-t-il? Ah! chere Henriette, ta présence nous rendroit trop heureux; mais tu partagerois notre bonheur, sans cela nous ne pourrions y suffire. L'heure de la poste me pressé, je n'ai lu que deux fois la lettre de Luzan, renvoie-la moi, je t'en prie. Adieu. LETTRE VI.Du Chevalier de Luzan, à ELISABETH. HIER après vous avoir quittée, je trouvai chez moi une lettre de mon grand-pere, qui me marquoit de partir sur le champ pour A.... Jamais ordre ne me coûta tant à exécuter. Accoutumé dès long-temps à sacrifier mes goûts à la satisfaction de mes parents, leur volonté étoit mon unique loi: mais qu'elle me parut rigoureuse! elle m'éloignoit de vous. La lenteur, que je mis à me déterminer, me fit arriver tard. Il y avoit nombreuse compagnie, le comte me querella, les femmes me firent des plaisanteries, axquelles je ne pus répondre, tant j'étois surpris de l'impression qu'elles me faisoient, & occupé à comparer. Je puis dire sans vouloir flatter Elisabeth, qu'elle me parut si supérieure aux personnes que je voyois, que je me persuadai qu'elles n'étoient pas de son sexe, ou qu'elle-même étoit une divinité. Ce qui me confirme dans ce sentiment, c'est la certitude qu'aucune illusion ne l'a fait naître. Je vous trouve belle sans doute, & trop peut-être pour mon repos. II est impossible de voir vos graces sans en être touché; mais ce que j'admire le plus en vous, c'est cet esprit juste & pénétrant, c'est cette ra ison éclairée & sublime si rarement départie à votre sexe; mais sur-tout ce que je chéris le plus, c'est cette vertu non pas son tenue par le préjugé, mais fordée sur la sagesse même qui vous rend adorable ..... Oui, divine Elisabeth, quand je songe à la beauté de votre ame, ses perfections font le ravissement de la mienne. Cette délicieuse contemplation épure sans cesse mon hommage & le rend digne de vous. Ma passion ne sçauroit vous offenser, puisqu'elle est fondée sur l'amour de la vertu. Oui, c'est-elle, c'est la vertu même que adore en vous aimant: mon cœur vous le jure; & si jamais le pouvoir de vos charmes me faisoit oublier son serment, punissez-moi de votre haine. Ah! Elisabeth, que je serois malheureux, & que le souvenir de ma félicité présente ajouteroit à mon désespoir! mais il ne se peut que ce malheur m'arrive; les sentiments, que vous m'avez inspirés, sont si purs & me font jouir d'un bonheur si parfait que nul desir ne sçauroit le troubler. La crainte de vous déplaire, est la seule chose capable d'altérer ma félicité. Vous voir, vous adorer, vous le dire, fait le charme de ma vie; que puis-je souhaiter de plus? Heureux par ce qui fait le supplice des amants vulgaires, mon cœur, loin de gémir de la certitude que vous serez constamment vertueuse, vous chérit mille fois davantage. LETTRE VII.De Madame d'Albi, à ELISABETH. JE ne puis plus te condamner, chere Elisabeth, je ne puis que te plaindre. Il est vrai que la position du chevalier te laisse quelqu'espérance; mais qu'elle est mêlée d'incertitude, & qu'il faut avoir besoin de croire pour se satisfaire d'une si foible lueur! Tu apprendras, mais trop tard, que les obstacles en amour sont cent fois plus cruels que les impossibilités, parce qu'ils laissent le trompeur espoir de les vaincre, & qu'on n'en triomphe presque jamais, sur-tout lorsqu'ils viennent de la fortune; & il y a tant de disparité de la tienne à celle de Luzan, que ... mais en vain te retracerois-je tout ce qui s'oppose à votre commun bonheur; je te ferois craindre mille maux sans te garantir d'un seul. Il n'est plus temps, ton sort est commencé, il faut que son tissu s'acheve. Le présent t'enchante, l'avenir te promet, & d'ailleurs ta félicité actuelle est, selon toi, si indépendante des sens & des événements, que tu la crois inaltérable. Le chevalier tient le même langage, sa lettre est une vive expression de la flamme la plus pure, il montre plus de passion pour ta vertu que pour ta beauté; cependant tu es assez jolie, même de l'aveu des femmes, pour que tout homme rende prenierement hommage à tes charmes; l'esprit, la vertu, le bon caractere, n'obtiennent communément que le second tribut. Ainsi je t'avoue que la sublime métaphysique du chevalier m'est un peu suspecte; & dussé-je affliger ton cœur en y élevant des doutes, ton intérêt & mon amitié exigent que je t'éclaire sur ce qu'il est important que tu connoisses. Il me semble que Luzan a peu d'amour, ou que cet extrême spiritualité de sentiments, qu'il manifeste avec tant d'éclat, n'est employée que pour te fermer les yeux sur les dangers d'une passion qu'aucune circonstance ne promet de couronner; ou s'il est abusé lui-même sur la nature de son penchant & qu'il soit de bonne foi, tu dois plus encore t'observer; car l'enthousiasme de la vertu égare plus d'amants que la volupté n'en séduit, parce que nulle défiance ne les garantit du péril. Si, dans une passion parvenue à son comble, les conseils n'étoient aussi superflus que les menaces, je te recommanderois beaucoup de retenue, & sur-tout je te prierois de cacher une partie de ta tendresse à celui qui l'a fait naître: mais je connois trop la vivacité de ton imagination & l'impétuosité de tes sentiments, pour espérer cette salutaire précaution. Ton cœur, semblable à un volcan, ne vit que par Pexplosion de sa flamme; il meurt si son feu n'éclate; tu veux exprimer tout ce que tu sens ...... Ah Elisabeth! que l'on paye cher le plaisir de dire combien l'on aime! Souviens-toi que l'amour a besoin, pour subsister dans toute sa force, d'espoir, de crainte & d'alarmes. La certitude & la paix l'affoiblissent, & malheureusement il ne s'éteint pas pour tous deux en meme temps. Nous, à qui il en coûte tant d'aimer; nous, foibles & sensibles, restons seules chargées d'un sentiment, qui, après avoir fait notre bonheur, fait notre plus cruel supplice, lorsqu'il n'est plus partagé. Tu diras que je ne m'occupe qu'à prévoir des malheurs; mais ce dernier étant le plus redoutable & dépendant absolument de ta conduite, j'ai cru devoir t'indiquer les moyens de le prévenir. Je te félicite de la vive amitié du baron, & t'engage à la soutenir par la complaisance. Le plaisir, qu'il a à dire du bien de lui, est un soible moins révoltant, que la méchanceté de ceux qui ne respirent que pour calomnier; ses perpétuelles vanteries sont bien plus supportables que les tristes déclamations de ceux qui ne parlent des hommes que pour s'en plaindre. Lui, au contraire, prétend avoir toujours à s'en louer. J'avoue que c'est par vanité. Qu'importe le motif; il suffit que le résultat en soit bon. Aie donc un peu plus d'indulgence pour de légers travers, qui au fond sont très risibles; car je t'assure que le baron m'a souvent amusée, par les merveilleux récits qu'il faisoit sur son compte. Tu me cajoles, bonne Elisabeth; en me parlant de l'empressement du chevalier à me connoître; mais sans t'expliquer tout ce que je devine la-dessous, je suis bien aise de te prévenir que je n'en serai pas moins sincere toutes les fois que tu me feras juge de tes sentiments: je ne suis point intéressée à m'y tromper. Sa lettre m'a laissé une impression que je ne puis définir, si ce n'est que ma confiance pour lui est absolument inquiette & incertaine: je crois qu'il te seroit très falutaire d'être dans le même cas. LETTRE VIII.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI. Oui.... appelle-moi bonne .... méchante Henriette! Me montrer des doutes offensants pour ce que j'honore le plus après toi. Soupçonner d'artifice Luzan! lui dont la candeur & l'honnêteté ont seules séduit mon cœur! Que ne peux-tu le voir & l'entendre! tu te reprocherois tes soupçons! Tu sembles desirer que j'aie ta défiance. Ah Dieu! c'est me dire de renoncer à mon amour; ce seroit m'en ôter tout le charme. Non, plus-tôt mourir que de me défier du chevalier. Au souhait que tu formes, je ne reconnois plus l'excellence de ton cœur; je t'assure que ton bon esprit se déprave depuis que tu habites ce charmant & dangereux pays, où le mensonge regne souverainement, où l'art sublime est de déguiser ses sentiments, de pénétrer ceux d'autrui; où on aimeroit mieux être injuste envers mille, que d'être trompé d'un seul; où la grande maxime est de s'observer, comme si l'on étoit environné d'un peuple d'ennemis: penses-tu que jamais un cœur droit puisse suivre de tels principes, même avec les indifférents? & cependant tu me conseilles de la dissimulation avec Luzan. Ah! si tu avois été témoin..... Ce matin, il est arrivé de la campagne couvert de sueur & de poussiere, il a franchi la sale en un saut, s'est précipité à mes pieds, a pris une de mes mains, puis me regardant avec des yeux où l'amour & la joie ... O mon Elisabeth, éclatoient... permettez-moi ce titre à quoi je puis aspirer maintenant, si vous daignez consentir à mon bonheur: je vais être entierement libre, mon grand-pere veut que je quitte l'ordre de Malte, il me nomme son ... Dieu! que je lui héritier.... dois de reconnoissance! non pour la fortune dont il va me combler, mais par la félicité qu'il m'assure en m'unissant à vous...... Que nous serons heureux, lui ai-je dit avec un transport que je n'ai pu retenir! Le comte est-il instruit de votre penchant, & consent-il?..... Non, j'ai été interrompu au monent qu'encouragé par le desir qu'il me témoignoit de me voir marié, j'allois lui déclarer mon amour; il m'a ordonné d'aller prévenir ma mere de ses intentions; & si vous me le permettez, jé vais faire part à votre oncle de cet heureux événement, nous ferons parler au comte par un ami commun. Je ne doute pas qu'il n'approuve le choix de mon cœur. Je ne crains d'autres difficultés que la passion de ma mere pour l'état que j'ai pris; car, quand une mauvaise fortune ne m'y auroit pas nécessité, elle P'auroit exigé de moi: mais j'espere que mon grand-pere, à qui elle doit tout, vaincra les obstacles qu'elle pourroit mettre à mon bonheur. Enfin je vais tout employer pour avoir son agrément; elle ne pourra résister à mes ardentes sollicitations. Oui, je sens que je la persuaderai, puisqu'il s'agira de vous obtenir. Je lui ai demandé quel puissant motif pourroit obliger sa mere, à s'opposer à tout ce que la fortune pouvoit offrir de plus favorable pour lui. Il m'a appris que la marquise avoit été mariée contre son gré, non que son cœur fût prévenu pour un autre; mais parce qu'ayant passé ses premieres années au couvent, & étant destinée à y finir ses jours, elle avoit une inclination naturelle pour le célibat: la mort d'un frere unique avoit déterminé ses parents à la marier; ce sacrifice lui avoit infiniment coûté. La seule chose qui la consola, consola, en se mariant, ce fut l'espérance d'avoir des filles & de les faire religieuses; persuadée que l'on ne peut être heureux que dans cet état. Elle a abusé de la respectueuse soumission de son fils, pour le faire entrer dans l'ordre de Malte, d'ailleurs autorisée par la ruine de sa maison. Luzan n'a rien eu jusqu'à présent à opposer à sa volontéIl m'a confié tous les malheurs de la marquise. Son infortune est si grande, qu'il ne lui reste en propre, pas même la faculté de vivre dans une communauté; mais le comte, son beau-pere, touché de la triste situation où l'inconduite de son mari l'avoit laissée, lui procure une aisance convenable à son rang, sans cependant l'avoir gratifiée d'aucune possession; elle est dans une absolue dépendance. Cette circonstance, mortifiante pour la marquise, est avantageuse pour le chevalier: c'est même le seul point sur lequel il fonde quelqu'espoir, parceque son grand-pere étant absolu dans ses volontés, il se flatte que peut-être il forcera la marquise à se prêter à ses vues. Il m'a protesté que, sans le vif desir qu'il a d'unir son sort au mien, il refuseroit tout autre parti plus-tôt que d'affliger sa mere. Je l'ai prié de ne rien dire à mon oncle jusqu'à la réponse de la marquise, parce qu'au cas de refus, il seroit dangereux de commettre son amour-propre par des démarches inutiles. Cependant je dois compter sur un bon succès, si j'en crois l'amour du chevalier. Tu vois la sincere ardeur qu'il met dans ses rœux: ose maintenant l'accuser d'adresse. Vas, bientôt ton admiration pour lui sera égale à la mienne ..... Aimable Henriette! je te dois de tendres remerciements pour la sage leçon que tu ne donnes au sujet de mon oncle. Tu me fais sentir, avec autant d'art que de bonté, le tort que j'ai eu de critiquer un ridicule qui ne préjudicie à personne; tandis que j'ai passé sous silence plusieurs qualités estimables, qui devroient prévaloir dans mon esprit & mériter tout mon respect. Que je suis confuse de mes impatiences & de ma prompte malice à m'en venger! heureusement elle ne m'est point échappée devant Luzan. Que je rougirois s'il avoit quelques défauts à me pardonner. J'ai besoin de l'indulgence de mon amie, mais je veux l'amiration de mon amant; son amour, je le sens, ne peut être parfait qu'à ce prix. Avec cette persuasion, juge de quels efforts je serai capable pour perfectionner mon caractere. Continue donc, chere Henriette, de remplir la tâche que tu t'es si généreusement imposée de m'avertir de mes fautes. Ton amitié sçait m'épargner l'amertume des reproches, tu badines en me corrigeant, tes reprimandes sont des caresses. Oh que tu es aimable! & que tu serois parfaite, si tu voulois rendre justice à Luzan! Il est parti ce bien-aimé, cet homme divin. Je ne sçais pour combien de jours, mais son absence m'oppresse un peu, & mon cœur ne respire point à son aise .... Quelle réponse aura-t-il? Le cœur me bat... quand j'y pense, je passe tour à tour de la crainte à l'espoir, mais je me livre le plus souvent à ce dernier: c'est d'un bon augure; qu'en dis-tu? Bon Dieu! comme je vais être émue l'ouverture de cette lettre! je t'avoue que l'absence commence à me paroître un peu dure, & si elle étoit longue, je sens que je ne pourrai la supporter: n'ajoute donc pas à mon chagrin par tes injustes soupçons. LETTRE IX.De Madame d'Albi, à ELISAbETH. APPAISE toi, chere Elisabeth demain je vais à Paris, demain nous ferons la paix; demain j'abjure mes erreurs, demain tu me parleras tant & tant que tu voudras de cet aimable chevalier: je suis assez contente du désordre de sa parure, & de son empressement à t'annoncer la résolution de son grand-pere; son langage est celui du cœur; à ses expressions je reconnois le véritable amour. Quand à toi, j'aurois souhaité que tu eusses mis un peu plus de dignité dans les témoignages de ta satisfaction; mais je conçois aisément que le plaisir de montrer toute ta tendresse l'a emporté sur l'honneur de paroître respectable. Tu veux, dis-tu, l'admiration de ton amant; je t'approuve, & cet orgueil me plait; mais sçache que tu as en cette occasion manqué ton objet, car sûrement l'exclamation de ton ame transportée aura charmé le cœur de Luzan, mais t'a privée de cet hommage de vénération dont tu parois si jalouse. Arrange-toi la-dessus; c'est le prodige le plus rare de la beauté que celui d'inspirer autant de respect que d'amour. L.e seul moyen d'opérer ce miracle est de voiler soignensement l'excès de notre tendresse. Mais j'oubliois que tu nommes cette réserve dissimulation, ainsi je ne veux plus en parler, de crainte que notre querelle ne recommence & ne trouble la solide paix que je veux faire demain avec toi. Je compte arriver à midi; je descendrai chez ton oncle. Il n'y a pas apparence que nous fassions connoissance, ce voyage, avec le chevalier; car je ne vais à Paris que pour deux fois vingt-quatre heures. Une affaire assez désagréable m'y attire. Notre avocat nous a écrit que ce malheureux procès, dont tu as tant entendu parler, va enfin être jugé. Il nous marque qu'il faut absolument que nous allions solliciter nos juges; j'ai inutilement témoigné à monsieur d'Albr combien je répugnois à cette démarche. II prétend que ce seroit blesser l'ordre des choses que de s'en dispenser; que, puisqu'il étoit d'usage de s'assurer de la protection pour une bonne ou mauvaise cause, i falloit faire comme tout le monde. Je lui ai représenté que souvent malgré cette précaution on n'en perdoit pas moins; cela est égal, m'a-t-il dit tranquillement, pourvu que l'on ne se soit point écarté de la grande regle, l'on doit être satisfait, lorsqu'on n'a rien à se reprocher sur ce point. N'ayant rien à répliquer, j'ai souscrit: mais je t'assure que je rougis, je ne sçais si c'est de de honte ou de dépit, quand je songe qu'il faut aller prier des hommes intégres de me rendre justiceEn vérité j'ai beaucoup de respect pour les vertus de monsieur d'Albi, mais je suis très révoltée en cette occasion, de voir comme son amour, pour ce qu'il nomme le bon ordre, l'aveugle sur l'indécence de ce procédé. Enfin il faut obéir: chere Elizabeth, ta présence me dédommagera amplement de ce sacrifice; je suis toute tremblante de joie de songer à ce doux moment. Je ne ferai aucune visite, si ce n'est à nos juges, pour ne point te quitter. Si ton oncle pouvoit se priver de ta compagnie quelques jours & te laisser venir avec moi, il seroit bien, comme il le croit, le plus aimable homme du monde. Tu verrois que le pays que j'habite n'est point tel que tu te le figures. Il y a des hommes vrais, des femmes sinceres ... mais je ne veux pas achever, tu en jugeras toi-même; cela te persuadera mieux que le plus beau panégyrique. Adieu, chere & charmante amie. Commence à pressentir le baron sur ce petit voyage. Je voudrois bien être auprès de toi, quand tu recevras la lettre du chevalier; car surement tu la déchireras pour enlever le cachet, & ton impatience te fera perdre la phrase la plus tendre, du moins tu le croiras. Que cet avis modere ta vivacité! je te recommande encore de te promener une heure dans le jardin avant mon arrivée; car, si tu étois dans ton appartement, je craindrois que tu ne te précipitâsses pour m'embrasser plus tôt. Chere Elisabeth! ton ardente amitié a les transports de Pamour, & la mienne n'en a que la tendresse. Cependant, malgré cette différence, quelles femmes s'aimerent jamais plus sincerement que nous? Je sens que chaque jour ajoute à ce doux-tien. Cela ne sçauroit être autrement: tu es le seul objet qui donne l'activité à mon cœur; sans toi je ne goûterois plus que la tranquille sacisfaction de remplir mes devoirs, derniere ressource d'une ame honnête & sensible. Qu'il me tarde de te voir! J'at mille choses à te dire, à demain le jour heureux. Fais donc arriver le chevalier, pendant que je serai à Paris. Je t'avoue que je suis d'une curiosité extrême de voir cette mine dont tu ne me parles point; elle doit être friponne, quoique tu défendes ton cœur de s'y être laissé surprendre. Nous verrons s'il n'a que l'ame de belle. S'il est d'une jolie figure, je t'avertis que je te fais une guerre terrible, pour t'apprendre à mettre plus de bonne-foi dans tes confidences. LETTRE X.Du Chevalier, à ELISABETH. ÉLISABETH! ma chere Elizabeth!..oui, toutes les puissances humaines ne sçauroient désunir nos cœurs. Le mien est à vous pour jamais, j'en jure par cette immortelle sympathie, qui me fit vous aimer avant que de vous avoir vue; j'en jure par vos divins attraits, que je ne puis cesser d'adorer sans cesser de vivre ..... Quelle autre pourroit me plaire après vous avoir admirée? vous possedez tout ce qui peut charmer le cœur & l'esprit. La nature, prodigue envers vous, vous a douée de toutes les graces propres à séduire l'inconstance même. Oui, divine Elisabeth, vous seule réunissez tous les charmes de votre sexe. Il ne reste rien à aimer, dès qu'on vous a vue. Je sens que tant de beauté, de vertu, & de tendresse, mérite plus que l'hommage d'un mortel: mais mon amour, mon pur amour, a sçu vous toucher.....O moment plein de charmes, que celui où vous consentites avec transport à unir nos destinées! Souvenir délicieux, vous ne sortire? jamais de ma mémoire! Trop aimable Elisabeth! source de ma félicité & des premieres peines que mon cœur souffre! comment vous exprimer ma surprise & ma douleur? J'avois craint quelque résistance de la part de ma mere; mais je n'avois pas prévu qu'elle seroit inflexible. A peine je lui ai appris les desseins de mon grandpere, qu'elle m'a regardé avec indignation Elle m'a accusé de légereté & d'artifice; elle prétendoit que j'avois sollicité l'autorité du comte pour enchaîner la sienne. Je lui ai représenté avec respect, la foumission aveugle que j'avois toujours eute pour ses moindres volontés; le sacrifice que je lui avois fait en prenant un état si opposé à mon inclination; le silence que j'avois gardé à cet égard depuis dix ans, & que je n'aurois jamais rompu, sans les nouvelles dispositions du comte. Touchée de la sincérité de mes sentiments, elle s'est appaisée & a pris un ton plus doux, mais cent fois plus redoutable. O mon fils, je reconnois ta candeur, m'a-t-elle dit en me serrant dans ses bras; mais ne me refuse pas la seule satisfaction qui me reste: mets le plus haut prix à ton obéissance, en sacrifiant la fortune qui t'est offerte. Tu me sauras gré un jour de t'y avoir obligé; crois-en la tendresse éclairée d'une mere qui te chérit plus que sa vie: le sort heureux, dont mes oncles ont joui dans l'état que tu veux quitter, m'assure de ton bonheur. Cette certitude fait toute ma consolation; confirme mon attente, ou tu répands l'amertume sur le reste de mes jours. Tu connois mes malheurs; toi seul peux les adoucir par ta résignation. Je bénirai la providence de m'avoir soumise à un joug malheureux, si mon fils est dans la voie de son falur...... Ses pleurs, qui couloient en abondance, m'ont percé l'ame ...... ô Dieu! qui peut résister aux larmes d'une mere? quel cœur assez barbare pourroit les voir couler & y être insensible? Je verserois tout mon sang, pour épargner la douleur à celle qui m'a porté dans son sein; mais comment lui sacrifier le bonheur de vous posséder, après l'avoir espéré de votre aveu? c'est un effort dont je ne me sens point capable. Ah! ma mere! que vos caresses sont cruellesl que ne pouviez-vous employer cette sévérité implacable, si puissante sur les ames serviles, & foible sur un cœur généreux: je serois moins malheureux & mon choix seroit déja fait. Mais je ne puis que gémir & non me plaindre de la prévention de la marquise; soit tendresse ou préjugé, elle est persuadée qu'elle ne desire que ma félicité, & cependant mon cœur se déchire à la seule pensée du sacrifice qu'elle me demande. Elle exige que je fasse des vœux sans délai, que je cache à mon grand-pere la part qu'elle à à cette fubite résolution........ O douloureuse alternative! faire un serment qui me sépare à jamais de mon Elisabeth, ou causer le desespoir d'une mere respectable jusque dans son erreur: & pour comble de maux, ne pouvoir ni résister ni succomber...... oui, mon irrésolution fait mon plus grand supplice. Pardonnez, chere Elisabeth, pardonnez à votre malheureux amant s'il balance entre la nature & l'amour; mais une mere tendre & infortunée est la seule rivale qui fût digne de vous, la seule qui pût vous être opposée. Cependant, gardez-vous de croire que l'une de vous puisse triompher. LETTRE XI.D'ELISABETH,au Chevalier. Ah! sans doute l'union de nos cœurs sera éternelle; j'en ai la confiance. Oui, je sens que la fortune, le préjugé, le sort même; rien n'est capable de rompre une chaine dont la vertu est le plus fort lien. Mais, que cette douce certitude est mêlée d'alarmes! quel trouble mortel les ernieres lignes de votre lettre m'ont causé! Je frémis & j'admire tout à la fois vos héroïques sentiments; hélasl ils font mon desespoir & mon ravissement. Ah, Luzan, idole de mon ccœur, charme de ma vie, cher Luzan, votre amour fait mon honheur, & votre vertu ma gloire!..... Oui, l'hommage d'un eur vertueux, comme le votre, est plus flatteur pour moi que celut e l'univers entier. Vous implorez mon indulgence; ah! comment pourrois-je ne pas excuser votre irrésolution; elle me prouve également & l'excès de votre tendresse & votre respectable piété; votre ame ne peut avoir de si nobles sentiments, sans être capable du plus parfait amour; plus vous honorerez votre mere, plus je serai sûre que vous aimerez Elisabeth. Croyez donc que loin de m'offenser de votre douloureuse perplexité, je rends hommage au juste sentiment qui la cause: je sens trop qu'une mere infortunée & sensible, quoiqu'aveugle en sa tendresse, mérite le sacrifice de nos plus chers intérêts. Le pouvoir, que la loi vous donne de lui résister, doit être un droit pour elle & un motif de plus, pour déterminer votre cœur généreux à faire pencher la balance en sa faveur. Je ne croirai point, puisque vous me le défendez, que l'une de nous puisse l'emporter sur l'autre; mais je vous conjurerai, par tout ce que l'amour a de plus cher & de plus sacré pour vous, de céder aux vœux de la marquise, s'il est impossible de la faire changer de résolution. Non seulement vous lui devez plus qu'à moi, mais plus qu'à vous-même. D'ailleurs, soyez persuadé que la paix intérieure, que vous obtiendrez en vous immolant à sa volonté, est mille fois préférable aux charmes de l'amour, lorsque sa jouissance peut affliger ceux qui nous ont donné le jour. O vertu, quel sacrifice tu exiges des ames soumises à ton empire! Hélas! le bonheur s'est montré à nous un moment; un seul moment, nous l'avons pû espérer. Qu'il est affreux d'y renoncer! cependant il le faut; oui, Luzan; & nous serions peu dignes de nousmêmes, si nous préférions notre félicité à notre devoir. Que dis-je? pourrions nous être heureux en nous écartant de ce que la raison nous prescrit? non, sans doute, & le vœu de mon cœur est que la sagesse nous guide, comme son serment est de vous adorer jusqu'à son dernier soupir. J'attends ma chere Henriette, & deux jours se sont écoulés depuis celui qu'elle m'a indiqué pour son arrivée. Je suis dans la plus vive inquiétude; je crains tout ce qui peut m'affliger; c'est trop de maux à la fois pour mon sensible cœur. Hâtez-vous de m'écrire & de m'apprendre le parti que vous aurez pris; quel qu'il soit, il me semble qu'il me sera plus supportable, que la douloureuse incertitude où je suis. Je tremble que madame d'Albi ne soit malade; cependant je vais lui envoyer un exprès pour être iformée plus tôt de la vérité. La certitude d'un malheur m'est moins affreuse que la crainte; souvenez-vous donc bien de ne jamais me déguiser ce que je puis redonter... Voila le baron qui entre; je lui laisse croire que je vous écris des nouvelles, & sur-tout que je vous parle beaucoup de lui. Je suis obligée de fermer ma lettre, car sa curiosité me paroît extrême, & il faut, plus que jamais, lui cacher notre intelligence. LETTRE XII.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI. POURQUOI, chere Henriette, laisses-tu Elisabeth dans la plus tourmentante inquiétude? depuis trois jours je t'attends avec la plus vive impatience; & tu ne viens, ni ne m'écris. Que veux-tu que je pense? que les plus fâcheux accidents te sont arrivés sans doute, puisque j'ignore ce que tu fais. En vain tu m'as juré de m'avertir sur le champ si tu étois malade; cette promesse ne me rassure point; ou si j'y compte quelquefois, ce n'est que pour me tourmenter davantage, parce que je crains alors le pire des maux; que la mort ne t'ait ravie à ma tendresse....... Mon Dieu! que je suis malheureuse d'avoir des sentiments si excessifs! La nuit-du jour heureux où je t'attendois, je ne fermai pas l'œil, je me levai à cinq heures du matin, je me mis cent fois à la fenêtre, j'allai autant au jardin; le bruit de chaque voiture me causoit des tressaillements qui m'ôtoient la respiration, & dès que je n'entendois plus rien, mon impatience redoubloit: je m'avanois jusqu'à la porte de la rue pour ranimer mon espoir, par la vue de quelqu'objet propre à le soutenir; & d'aussi loin que j'apperçevois un carrosse, je me flattois que c'étoit celui de ma chere Henriette. Toujours déçue & jamais rebutée, je crois que j'aurois passé la journée entiere à la cour & au jardin, si l'on ne m'eût forcée de monter pour dîner. Tu concevras aisément 'effervescence de mon cœur, quand tu sçauras que non seulement j'attendois mon unique amie, mais ue le même jour, le même moment je comptois sur une lettre du chevalier. Elle arriva cette lettre, & si les serments de l'amour le plus endre, faits par l'homme le plus aimable & le plus aimé, pouvoient consoler des inquiétudes que cause absence d'une amie adorée, j'aurois dû retrouver le calme, qui ne peut m'être rendu que par tes nouvelles ou ta présence. Pars donc, si tu le peux, aussi-tôt ma lettre reçue; je n'eus jamais plus besoin de secours pour m'aider à soutenir une vertu, qui n'est je crois point dans mon caractere. Il faut t'expliquer l'énigme. Tu sçais avec quelle joie, mêlée de pou de crainte, j'attendois la réponse de la marquise, & combien j'avois lieu d'espérer qu'elle nous seroit favorable, me flattant que sa prévention fortifiée par une mauvaise fortune, céeroit bientôt aux offres avarttageuses du comte. Mais vain espoir! elle est, s'il est permis de parler ainsi, invulnérable dans son préjugé, & le ciel, qui peut tout, a mis en elle l'assemblage des vertu les plus touchantes, & des défauts les plus désespérants pour ceux qui font sous sa dépendance. Elle est douce, tendre, sensible, dévote & opiniâtre à l'excès; & pour comble de disgrace, elle met tant de bonté dans son obstination, que Luzan est forcé de la respecter jusque dans ses refus. J'honore, il est vrai, sa piété filiale, car il n'a pas un sentiment qui ne soit une vertu. Mais, voici Pexplication promise. Ecoute le plus profond secret de mon ame. J'admire & j'abhorre sa perplexité; tout mon sang s'allume à la seule pensée qu'il balance entre sa mere & moi. Eh bien! malgré ma haine pour son aveugle soumission, je l'ai conjuré d'obéir à la marquise, de prononcer ses vœux; mon cœur se déchire en lui faisant cette priere & je t'assure que l'arrêt de ma mort m'eût bren moins coûté: mais que ne ferois-je pas pour augmenter l'estime de Luzan? de quoi ce desir ne me rendroit-il pas capable? je sens que je puis tout immoler à cet espoir. Quel secret je te révéle, & que d'autres à ma place se feroient un mérite de ce sacrifice fait à l'amour, en laissant croire qu'il n'est fondé que sur la vertu! mais je sçais, chere Henriette, que tu préferes la vérité, telle qu'elle puisse être, au faux éclat de l'hypocrisie. D'ailleurs, je n'imagine pas avoir besoin d'indulgence, lorsque je sacrifie mes plus chers intérêts au desir d'accroître l'admiration de mon amant. Le motif est assez beau, & cette gloire vaut bien à mon sens elle d'un conquérant, d'un ministre, d'un auteur, d'un martyr même...... oui, d'un martyr; car il me semble qu'animée d'un saint zele pour la religion, il me seroit moins douloureux d'être la proie des flammes, que de renoncer au bonheur de devenir l'épouse de Luzan... Pourquoi ai-je joui de ce doux espoir? avant ce cher & fatal instant, l'intelligence de nos ames eût suffi à ma félicité: satisfaite de la possession de son cœur, je n'aurois peut-être pas porté mes vœux plus loin. J'entrevoyois à peine l'espérance d'unir nos destinées, & je ne me livrois à ce rayon que pour autoriser ma tendresse: l'honnêteté m'en faisoit un besoin bien plus que mon cœur; car, en vérité, j'étois si heureuse par mes propres sentiments, que je suis persuadée que j'aurois passé ma vie à espérer sans me plaindre e ne rien obtenir. Mais à présent, comment se faire une raison? Quel parti prendre, si le chevalier fait ses vœux, comme il y a lieu de le craindre, d'après mes instances & la résolution déterminée où il est de ne point désobliger sa mere? Cependant, il me dit, que je me garde bien de croire que l'une de nous puisse triompher. Que penses-tu de ce langage? que signifie-t-il? Je frémis de l'interprétation qu'il faut y donner. Il ne veut ni renoncer à moi, ni désobéir à sa mere: qu'espere-t-il donc? mourir, sans doute... .. Ah! Henriette, que deviendroit ta malheureuse amie, si ce desespoir ...... mais que deviendrai-je encore, s'il fait l'éternel serment qui séparera à jamais notre sort? Me sera-t-il permis de le revoir, & m'exposerai-je à rougir de mon amour, après en avoir fait ma gloire? non, & quelque vive que soit ma tendresse, je crois pouvoir répondre que je mourrois avant que son charme me portât à rien qui pût me causer des remors. Cependant, s'il est vrai, comme on le prétend, que la passion & la sagesse soient incompatibles, je me suis trop engagée; car je sens qu'il ne m'est pas plus possible, quoiqu'il arrive, de cesser d'aimer Luzan, que de cesser d'adorer la vertu .... Chere Henrrette, toi qui lis si bien dans mon cœur, & qui prévois trop bren l'avenir, qu'apperçois-tu dans mes dispositions? quelles en seront les suites? Hélas! il faut te l'avouer, je tremble pour moi-même, malgré la pureté de nos sentiments; parce que, comme tu Pas judicieusement observé, le danger est d'autant plus grand, que l'approbation intérieure couvre les piéges qu'une conscience allarmée montre par-tout où ils sont. Je suis dans une mortelle agitation. Je ne sçais où porter mes craintes & mon espoir. Crois-tu que le chevalier condescende aux volontés de sa mere? crois-tu qu'elle-même ne se laisse point fléchir aux ardentes prieres de son fils? Elle exige de lui qu'il fasse ses vœux, sans en informer le comte, & sans l'instruire de la part qu'elle a à cette contrainte: cette dure condition est très honorable pour Luzan; elle prouve jusqu'où va sa délicate probité, puisque, dans la chose d'où dépend son bonheur, il est résolu de ne point enfreindre la loi imposée par la marquise, quoique ce fût le seul moyen par lequel il pût se flatter de la déterminer.UnUn homme, si sévere sur tout ce qui tient à l'honnêteté, est capable des plus vertueux efforts. Je P'y encouragerai de tout mon pouvoir, si les résolutions de sa mere ne changent point, & dût-il m'en couter la vie, je veux, s'il est possible, que ma vertu l'emporte sur la sienne. Ne pense pas, ma chere, que ce souhait vienne d'un sentiment d'orgueil. Non, le vœu de mon cœur est d'être adorée de Luzan, & je sens par moi-même, qu'il ne peut m'aimer comme je le desire qu'autant que je serai parfaite à ses yeux. Chere Henriette, tu sçais que je formai un semblable vœu, dès que je t'aimai. Je t'avouai de bonne foi mes défauts & la sincere envie que j'avois d'y substituer de bonnes qualités, pour être plus aimée de toi... ..Amour, amitié, que je vous dois de reconnoissance, pour les nobles sentiments que vous avez fait germer dans mon cœur! Si quelqu'un au monde étoit assez malheureux pour n'avoir nulle vertu, je lui conseillerois d'aimer, si toute-fois il étoit susceptible d'une véritable amitié: je réponds qu'il deviendroit bientôt délicat, honnête, franc, généreux, discret, indulgent, humain, modeste; en un mot, il acquerreroit toutes les vertus sociales, excepté cependant la plus essentielle au bien commun, je veux dire l'équité: car je crois que les amants, (il est vrai que l'on peut séparer les amis) ne connoissent gnere la justice; les contradictions, qu'il y a dans ma volonté par rapport à Luzan, en sont la preuve, J'amire & je loue son extrême condescendance pour sa mere; je Pen aime mille fois davantage, & l'instant d'après je le blâme, & je voudrois que son amour prévalût. Pour me contenter, il faudroit qu'il pût vaincre & céder tout à la fois à son penchant. Y a-t-il rien de plus injuste que ce conflit de vouloir? Enfin, quelque soit le parti qu'il prenne, je ne démentirai point l'opinion que je lui ai donnée de ma résignation. Je l'ai fortement engagé à m'informer tout de suite de ce qui seroit résolu. Je serai peut-être plusieurs jours à attendre sa réponse, juge de mon tourment, ont tu ne connois pas encore toutes les causes. J'ai fait une fatale ...Plut au ciel que découverte... je me fusse trompée dans mes remarques! c'est ce que tu m'aiderois à éclaircir, si tu étois ici. Je te répete la fervente priere de venir sur le champ, si cela est en ton pouvoir. Adieu, chere Henriette, que j'aime autant & plus peut-être que mon bien-aimé; il est dix heures du soir, & l'obligeant Lapierre, qui m'a vue tous les jours les larmes aux yeux, en demandant s'il n'y avoit point de lettres de madame d'Albi, veut partir sur le champ pour te rendre la mienne. Il aura le temps, dit-il, de m'apporter des nouvelles, avant que je me couche. Elles seront si bonnes, assure-t-il, qu'elles procureront le sommeil à sa bonne maitresse, qui ne dormira point tant qu'elle sera en peine de sa chere madame d'Albi. Je t'avoue que je n'ai pas assez de générosité pour m'opposer au zéle de ce fidele garçon. Je le laisse donc aller, il aura un peu de mauvais temps, mais s'il pensoit comme moi, il s'estimeroit très heureux puisqu'il aura le bonheur de te voir. Comme il sera près de deux heures quand tu recevras ma lettre, je ne te presse plus de partir sur l'instant, je craindrois pour ta délicate santé, qui ne peut être en danger, sans y mettre ma vie. Mais console au moins ton Elisabeth, par l'assurance d'un prompt départ. Très certainement Lapierre me trouvera encore levée, & si la pluie cesse je serai au jardin .... Où es-tu donc dans ce moment? & Luzan que fait-il? Vous occupez sans cesse l'un & l'autre ma pensée. LETTRE XIII.De Madame d'ALBI, à ELISABETH. JE suis fâchée, chere Elisabeth, de t'avoir causé tant d'inquiétudes. La vive peinture, que tu m'en fais, pénétre mon cœur; tu me fais éprouver les divers mouvements de ton ame agitée. Que ne donnerois-je pas pour avoir prévenu tes allarmes, s'il eût été en mon pouvoir! mais je n'ai pu disposer d'un seul instant pour t'écrire. Madame d'Albi est tombée malade, deux heures avant celle que j'avois arrêtée pour mon départ: une fievre ardente & de fréquents vomissements ont mis sa vie en danger & nous ont fait craindre de la perdre jusqu'à ce moment, où, graces au ciel, elle est rendue à nos vœux. La bonté de ton cœur te fera aisément concevoir que je ne pouvois m'en reposer sur des services étrangers, sans blesser le devoir le plus sacré. Des gardes, des médecins & des prêtres, sont des objets si tristes, lorsqu'ils ne nous environnent que par la nécessité de leurs ministeres, qu'en vérité, je plains un malade s'il est entiérement livré à eux. Abusé par les uns, effrayé par les autres, je ne vois pas de situation plus malheureuse & qui ait plus de droit à la pitié: aussi quand je n'aurois pas été portée d'inclination, comme je le suis, à tenir fidelle compagnie à ma belle-mere, l'humanité seule eût suffi pour m'y déterminer. Cette chere femme est si touchée de mes soins, qu'elle bénit le ciel mille fois le jour, de ce que dans ses maux, elle trouve une si douce consolation en moi. Mon air, ni riant ni triste, mais sensible, est, dit-elle, ce qui convient auprès des malades. Point d'importunes questions, encore moins de gémissements; une compassion plus active que tendre, des discours vrais, nulle fausse terreur pour le présent & pour l'avenir: voila ce qui la charme & ce qu'elle a la bonté d'admirer en moi. Je suis trop heureuse, ma chere, d'adoucir la situation de cette bonne maman, par des sentiments qui me sont naturels. Nous sommes fort satisfaites l'une de l'autre; & si je n'étois pressée par la circonstance, & que je pusse entrer dans les détails, tu admirerois l'héroïque fermeté de madame d'Albi, & sur-tout sa tranquillité & la justesse de ses réflexions, dans des moments où la crainte & la douleur manifestent communément toute la foiblesse humaine. Mais j'entends Lapierre dans l'antichambre, qui s'agite beaucoup. Le pauvre garçon, il brûle de te porter de bonnes nouvelles comme il te l'a promis. Il pourra te rendre un bon témoignage de ma santé, elle est meilleure que jamais. Elle n'a souffert aucune altération des veilles que je n'ai pas discontinuées depuis la maladie de ma belle-mere. J'éprouve sensiblement que, lorsqu'on est conduit par le cœur, la satisfaction qui en résulte, est un souverain palliatif à tous les maux où nous exposent quelquefois les vertueuses inspirations. Ce que tu m'apprends des tendres & opiniâtres refus de la marquise, ne me surprend point; c'est une suite naturele de son caractere. Elle est dévote, dis-tu, & sûrement elle l'est avec excès; sans cela, j'aurois une très bonne opinion de son cœur, d'après le portrait que tu m'en as fait: mais je vois d'ici qu'elle persistera saintement dans son obstination; persuadée que, si elle empêche son fils de se marier, c'est une victime qu'elle enleve au démon. Ne te flatte donc point de ce côté-là. Quant au chevalier, il y a un nuage entre ses discours & ses actions, qui m'empêche de pénétrer ses véritables sentiments. Je ne puis rien prononcer sans avoir observé de près cet homme-là. Un amour si ardent, si sincere, & cependant subordonné à une obéissance dont le motif est puérile, me paroît une chose si incompatible, que je suis presque tentée d'expliquer ce que je ne puis comprendre, par un peu d'hypocrisie de la part de Luzan; ou du moins, je vois très clairement qu'il préfere le suffrage de la multitude, à celui du petit nombre: car assurément, ma chere, toi & moi l'applaudirions beaucoup, s'il représentoit à sa mere que raisonnablement il ne doit pas sacrifier une grande fortune, ni l'espoir d'étendre sa postérité, au goût déterminé qu'elle a pour le célibat; qu'il n'y est point appellé par son penchant, mais u'au contraire, il ne fera point son salut dans un état pour lequel il ne se sent nulle disposition pour en remplir les devoirs. N'est-il pas vrai, Elisabeth, que tu approuves ce raisonnement, quoique tu aies admiré la piété filiale du chevalier? Ton motif est nouveau pour l'encourager à s'y maintenir. Je t'avoue, qu'à mon avis, c'est payer trop cher une vénération & une estime qui te sont dues à tant d'autres titres. N'es-tu pas belle à souhait, aimable à tout charmer, souverainement vertueuse, & d'une vertu vraiment estimable, puisque tes vertus sont ton propre ouvrage? tu es bonne par excellence, modeste sur-tout; à l'égard de ton esprit qui est on .. Je n'acheverai ne peut plus... sûrement pas le portrait; quoiqu'il y ait encore mille choses admirables en toi. Je trouve qu'il est aussi fade que superflu, de donner des louanges à ceux que nous aimons de tout notre cœur. Sa vive tendresse, s'il est vertueux, fait assez leur éloge. Puisque je suis sur le chapitre des vérités, permets-moi, chere bonne amie, de t'observer que tu es un peu trop sensible aux compliments. Je n'ai pas encore pu démêler si c'est défaut ou excès d'amour-propre. Peut-être que ne connoissant pas tout ton mérite, & n'y comptant point, tu as besoin qu'on te rassure. Eh! de grace, sois tranquille à ce sujet! Une fois pour toutes, crois-en ton Henriette, qui ne te feroit pas un mensonge pour l'empire du monde, & ne vas plus te mettre dans la tête de faire des sacrifices pour augmenter l'admiration de Luzan. Comment pourroitil ne la pas porter au plus haut point? puisque, moi femme, je me surprends quelquefois des heures entieres dans la contemplation de tes merveilleuses qualités. Je relis ta lettre, & je suis embarrassée de répondre à deux questions importantes. Sçavoir, si tu dois revoir Luzan, au cas qu'il suive la volonté de sa mere. Ensuite, tu desires que je te dise ce que je pense de tes dispositions présentes par rapport à l'avenir ...... Une foule d'idées se présentent à mon esprit sur ces deux articles; mais il me faudroit plus de temps que je n'en ai pour te faire part de celles qui méritent quelqu'attention. D'ailleurs je ferois des prophéties, je donnerois des conseils, je t'effraierois sur les dangers de ta position, tout cela envain. Ton amour est si extrême, & ses effets sont si singuliers, que je crois qu'il vaut mieux, avec le fond de raison que je te connois, te livrer à tes propres lumieres.Ne crois pas, chere Elisabeth, que semblable à ces amis inhumainement prudents, je n'ose donner un conseil dans l'incertitude du succès, ou la crainte du reproche. Non, ma très chere, si je ne t'enseigne rien dans cette occasion, c'est que je sçais tout ce qu'il y a à attendre d'une ame noble, qui a la gloire de se diriger elle-même. Je ne te céle point que je redouterois le grand empire que l'amour a pris dans ton cœur, si je n'étois sûre que la vertu te tiendra lieu de sagesse. Tu m'inquietes par cette fâcheuse découverte que tu dis avoir faite, & dont j'ignore la cause. Je ne sais si je me trompe, mais je crois la deviner, parce que j'ai vu des choses que je n'ai osé interpréter dans le temps, & dont je n'ai pas cru nécessaire de t'instruire, pour ne pas t'inquiéter, peut-être par de fausses conjectures. Je suis aussi impatiente que toi de la réponse de Luzan: envoie la moi, je t'en conjure, sitôt que tu P'auras reçue; je n'ai pas besoin d'ajouter, & lue. Si elle tarde quelques jours, je la lirai à Paris, car mon voyage aura lieu dès que ma belle-mere sera entiérement rétablie. Adieu, chere Elisabeth, tu vas dormir sans doute; pour moi, je vais passer une grande partie de la nuit, & sûrement je ne cesserai de de penser à toi & à tout ce que tu m'as écris; je relirai ta lettre au moins quatre fois. LETTRE XIV.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI. GRACES au ciel, qui veille à la conservation d'une personne si chere & si précieuse que celle de mon aimable Henriette; l'événement me prouve toujours que j'ai eu tort de prendre de si vives inquiétudes sur son compte, & plus encore, de les lui faire partager par les indiscrets récits de mon céœur allarmé. Je suis confuse, de voir que mon extrême sensibilité n'épargne point la tienne, & me fasse rrop oublier ce qu'un sentiment délicat ne devroit jamais me faire perdre de vue, qui est de cacher soigneusement à l'objet aimé, les chagrins dont il n'est que la cause involontaire; aussi te promets-je de ma part, d'être plus réservée & plus tranquille; & j'espere de la tienne, qu'en quelque lieu, en quelque position que tu sois, tu m'écriras ces mots...... Chere Elise, je me porte bien, je t'aime ... Ce n'est assurément pas trop exiger. Tu acceptes la condition, n'est-il pas vrai? Je n'ai reçu que quatre lignes du chevalier; elle sont écrites en style d'oracle. Et moi, qui me crois avec raison, le dieu qui l'inspire, je n'y ai rien conçu. La seule chose qui soit intelligible, c'est qu'il me fait entrevoir l'espérance de venir bientôt à Paris, ou de m'écrire quel-que chose de positif. C'est mal répondre à la priere que je lui ai faite, de me tirer incessamment de la cruelle incertitude où je suis: cet état étant le plus insupportable, pour une imagination aussi vive que la mienne. Je t'avoue que cette conduite fait naître des allarmes inconnues à mon cœur jusqu'à ce jour, joint à tes dernieres observations, qui, sans me convaincre, m'ont frappé l'esprit, ainsi qu'une lumiere éblouit nos yeux après une iongue obscurité; son éclat, dans le premier moment, est la seule impression dont nous soyons susceptibles. De même, le mot pocrisse a saisi mon entendement, sans me laisser la liberté de croire ou de rejetter tes soupçons. Seroit-il vrai en effet que Luzan fût hypocrite? seroit-il possible qu'il fût coupable du vice que j'abhorre le plus, & qui, selon moi, est le plus dangereux pour la société? Quoi! toutes les vertus que j'ai admirées en lui, ne seroient qu'une vaine apparence? Quelle plaie douloureuse pour mon cœur, si nos craintes étoient fondées! Mais il ne se peut que l'objet de ma plus haute estime, ne soit qu'illusion. Non, nous sommes trop promptes l'une & l'autre à l'accuser. Sans doute que quelques puissants motifs, dont je serai bientôt instruite, briseront le nuage qui t'offusque, & feront voir clair dans une conduite que nous suspectons injustement. Je m'arrête à cette derniere pensée, comme à la seule que je puisse supporter; car c'est mettre mon cœur à la torture, que de douter de celui du chevalier. Non, jamais je ne cesserai de croire à sa sincérité. Tu as raison, chere Henriette, de t'en reposer sur moi-même pour les suites de la dangereuse situation ont les circonstances me menacent. Cette honorable opinion de ta part suffiroit seule pour me faire acquérir une vertu dont tu me rois capable. Cependant, je te demanderai toujours l'assistance de tes conseils; un nouvel événement me les rend très nécessaires, parce qu'il est plus besoin de prudence que de toute autre vertu. La découverte, dont je t'ai parlé dans ma derniere lettre, n'est que trop vérifiée. Ce matin, comme j'achevois de lire le billet du chevalier, mon oncle est entré brusquement dans mon cabinet, & se saisissant de la lettre que je tenois encore, j'ai senti ses mains tremblantes; il s'efforçoit de rire pour dérober son agitation. Pourquoi donc ma niéce me faites vous un mystere .....? C'est, sans doute, pour me priver des choses obligeantes que le chevalier vous dit de moi: car je sçais que son estime est si grande pour ma personne, qu'il en parle continuelement.Vous verrez, monsieur, lui ai-je dit malignement, parce que j'étois piquée de son procédé, que ce n'est pas moi qui vous prive des éloges du chevalier. Oui je vois ...... fort bien, ma niéce ...... quoique je sois fâché de l'oubli de Luzan, je suis bien aise de ne pas trouver ce que je craignois, parce que j'ai des vues qui vous sont très avantageuses, pourvu que vous ne vous y opposiez pas. Je suis sensible, comme je le dois, à la bonté que vous avez de vous occuper de mon bonheur. Vous m'en avez déja donné de si généreuses preuves, que ma reconnoissance est ..... -- Ne parlons pas de reconnoissance, elle fait tort à un sentiment dont je suis plus jaloux. -- J'ose vous assurer, monsieur, que mon respect égale ma gratitude, & que .... -- Ce n'est pas encore du respect qu'il s'agit; je me contente de la considération qu'on ne peut refuser à un homme de mon caractere. -- Vous méritez beaucoup -- Je le sçais; & vous sçavez aussi combien je suis aimé de tous ceux qui me connoissent, comme je suis desiré par-tout; mais tout cela est peu pour moi, si.... à si...“.“ Il n'a pu continuer. Il a mis son chapeau devant ses yeux pour cacher, sans doute, son embarras. Il a toussé cinq ou six fois, puis se remettant de son trouble.......Ecoutez, ma niéce, parlez-moi sincérement; depuis deux ans que vous êtes avec moi, vous trouvez-vous satisfaite de votre sort? Je dois mille actions de graces au ciel, & à vous, monsieur, de m'avoir procuré une heureuse situation.Vous me ravissez, chere Elise; votre contentement est ce que j'ai le plus à cœur. D'ailleurs il me confirme dans l'opinion que j'ai toujours eue que l'on ne peut me connoître particuliérement, sans s'attachercher à moi. Comptez que je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour vous rendre heureuse. Je puis donc me flatter que vous ne craindrez pas de passer vos jours avec un homme qui ne s'occupera que de votre bonheur. Dites, y consentez-vous? Ce fut mon intention, lorsque votre généreuse bonté m'épargna l'horreur de faire des vœux quej'abhorrois Auriez-vous la même aversion pour des engagements tout opposés, & refuseriez vous de..... Il a plié un genou, & s'alloit nettre à mes pieds, pour achever sans doute sa déclaration, si je eusse reculé d'effroi. Heureusement des visites ont mis fin à cette singuliere scène; je dis singuliere, ar te serois e tu jamais imaginée qu'il pût entrer dans l'esprit du baron d'épouser sa niéce? Je m'étois déja apperçue que ses attentions pour moi étoient au-dessus de celles d'une simple amitié. Mais j'espérois que, renfermant ses sentiments dans les bornes qu'exigeoit sa qualité d'oncle, il ne porteroit pas plus loin ses prétentions. Les liens du sang, joints à un âge si disproportionné, ne devroient-ils pas être un obstacle pour ceux de l'amour? Est-il possible que les loix tolérent d'une part ce qu'elles condamnent de l'autre? Mon oncle, appuyé sur la possibilité d'un mariage si mal assorti, ne s'occupe qu'à obtenir mon consentement. Je suis doublement affligée d'un si bizarre projet: il ruine les espérances que j'avois fondées sur sa généroûtté, au cas que la famille u chevalier alléguât mon peu de fortune. D'un autre côté, je serai sans cesse exposée à des persécutions, d'autant plus cruelles, que je ne pourrai m'y soustraire qu'en me privant de la seule protection qui me reste. Mes peines augmentent, se multiplient, & mon espoir diminue chaque jour. Jusqu'à ce moment, je n'avois vu d'obstacle que du coté du chevalier; maintenant, je suis effrayée de ceux qui s'élevent du mien. Que ma position est fâcheuse! comment me conduire avec le baron? J'éluderai le plus qu'il me sera possible une déclaration ouverte de sa part: mais puis-je me flatter de lui en faire perdre e dessein? Conseille-moi, chere amie, ce qu'il y a de mieux à faire ans une occurrence si délicate. Mes inquiétudes redoublent sur la résolution du chevalier. S'il obéit à sa mere, je n'ai d'autre parti que celui de rentrer au couvent, non pour y consacrer à Dieu un cœur qui n'est plus à moi; mais pour éviter les dangers auxquels nous exposeroit peut-être un malheur sans ressource... Adieu chere Henriette, mon cœur est si oppressé par la douleur, & mon imagination si troublée par la crainte, que je ne puis t'en écrire davantage pour aujourd'hui. J'attends incessamment des nouvelles du chevalier: ah! Dieu! je suis saisie jusqu'au fond du cœur, quand je songe à ce qu'elles vont m'apprendre. Compte que je t'en ferai part sur le champ. LETTRE XV.De Madame d'ALBI, à ELISABETH. DANS le chagrin qui t'accable, chere Elisabeth, tu exageres tes maux & les périls de ta situation. Les uns ne sont pas plus au-dessus de tes forces, que les autres au-dessus de ta sagesse. Il y a long-temps que j'avois soupçonné le penchant du baron; mais craignant de me tromper, je n'ai pas voulu te causer de l'inquiétude par de fausses allarmes. D'ailleurs, je pensois comme toi, qu'arrêté par les liens du sang & sur-tout par la grande disproportion d'âge, il n'oseroit jamais faire éclater ses sentiments. Mais puisque nulle bien-séance n'a pu retenir cet homme extravagant, (pardonne si je nomme ainsi ton cher oncle,) & de plus un adorateur de tes charmes; puisque, dis-je, il n'a pas craint de faire connoître sa foiblesse, il faut éviter, comme tu te le proposes, une déclaration plus formelle, ménager beaucoup son amour-propre, le flatter même, si cela se pouvoit sans blesser la vérité; & si ton extrême franchise te permettoit de dire plus que tu ne penses ; si tu ne peux éluder une explication ouverte, que le degré d'alliance qu'il y a entre vous, soit employé, comme le seul point sur lequel portent tes refus. Si tu pouvois te résoudre, non pas à lui dire, mais à lui laisser croire, parce qu'il est assez vain pour s'en flatter, que, sans le bonheur que tu as de lui appartenir, tu ne mettrois point d'obstacle à ses vœux; je te réponds que nous parviendrions à le guérir de sa folle passion, par une plus frivole à la vérité, mais moins dangereuse. Je le connois assez, pour être sûre que l'on peut tout attendre de la bonté de son cœur. Je ne redoute que l'excès de son amour-propre. Il est donc essentiel de diriger tes procédés de ce côté-là. Si je vais bientôt à Paris, comme il y a lieu de l'espérer, parce que la santé de madame d'Albi va de mieux en mieux, je te promets que je ne partirai pas sans t'avoir délivrée des enflammées persécutions du baron. Avec les personnes indifférentes, & pour le service de quelqu'un qui m'est aussi cher que mon Elisabeth, je ne crains pas de te dire que je ne me pique pas d'autant de sincérité que toi. Je répéterai tant de fois à ton oncle, qu'il est dommage que tu sois sa niéce, que dans cette circonstance, votre amitié mutuelle feroit de vous les plus heureux époux; mais que ces sortes de mariages, attirant justement la censure publique, troubloient à jamais le repos de ceux qui les contractoient, parce que le tourment de la confcience étoit une fuite invincible du blâme général. Après l'avoir intimidé par ces considérations, je lui dirai encore qu'il est dommage que vous soyiez si proches parents, qu'il feroit le meilleur des maris, le plus excellent des peres. Laisse-moi faire, je te promets de si bien nourrir sa vanité & l'accroître à un tel point, que toutes ses autres passions seront subordonnées à celle-là. Calme donc tes vives inquiétudes à ce sujet, & ne t'occupe plus du triste projet de retourner au couvent. Cet azyle te fut trop odieux pour que jamais tu doives penser à le choisir. Si nous ne ramenions pas le baron à la raison, comme je m'en flatte, ta sincere amie, ton Henriette t'offre auprès d'elle une retraite, qui seroit charmante pour l'une & l'autre, puisque nous nous verrions sans cesse; mais j'espere que nous ne serons point poussées à cet extrêmité quoiqu'agréable dans un sens. Il vaut mieux nous réunir sous de plus heureux auspices.Le chevalier est désolant, avec son ton énigmatique. Cependant, je suis assez portée à croire qu'il y aura été forcé par quelque motif de prudence. Dans la conjoncture, c'est une protection visible de l'amour, qu'il n'ait pas écrit comme on avoit lieu de l'attendre. Tout étoit perdu, si le baron eût découvert votre intelligence; plusieurs motifs auroient allumé son courroux. D'abord il auroit été piqué, de ce que l'on ne Iui auroit pas fait confidence d'une inclination mystérieuse, & romanesque par rapport à l'état du chevalier. Tu sçais comme il aime tout ce qui est singulier, & sur-tout comme il est jaloux d'y être mêlé pour quelque chose. De plus, il auroit été choqué de la préférence; car il ne lui vient pas même à la pensée que nul oive l'emporter sur lui. Il est donc indispensable de te bien observer jusqu'à ce que nous l'ayons subjugué à force d'éloge. Je ne me fais point de scrupule d'entretenir son foible, puisqu'il n'y a rien d'honnête que l'on n'obtienne de lui, en le prenant de ce côté-là. Je n'ai pas besoin de te dire que si c'étoit un vice qu'il fallût flatter, je ne m'y résoudrois jamais, quand ton bonheur & le mien en dépendroient. Ranime tes espérances, chere Elise. Je te répête & t'assure que je serai bientôt à Paris. D'ici, je partage tes peines; mais là, je mettrai tout en cœuvre pour les faire disparoître.La marquise, dévote & opiniâtre, ne changera rien à ses saintes résolutions, parce qu'elle se persuade que le ciel a seul part à la force qu'elle a de résister aux prieres de son fils. Mais ce fils pieux, quoique soumis, s'il est tendre & sincere, comme il te le jure, ne pourra se résoudre au sacrifice qu'on exige de lui. Mais toi-même tu fui ordonnes de le faire ...... non, ce n'est pas ce que tu souhaites. Tu veux seulement qu'il te tienne compte de cet héroïsme; mais au fond tu desires qu'il n'accomplisse pas ce que ta bouche lui prescrit: car certainement ton cœur n'a point contribué à cette fervente & menteuse priere. Tu m'as permis, chere Elisabeth, & même engagée à relever tes fautes. C'en est une très grande, selon moi, d'avoir sollicité Luzan contre le vœu de ton cœur. Si l'effet répond à tes fausses instances, je vois déja par ta crainte & ta douleur, tous les regrets que tu te prépares pour une action digne d'estime en elle-même, mais blâmable, puisqu'un sentiment factice en est le seul mobile. Qu'il est humiliant pour nous, de voir que les choses louables nous causent des repentirs, lorsqu'elles contrarient nos penchants. L'affreuse situation, que celle de se reprocher le bien que l'on a fait, au lieu de s'en applaudir! Souvienstoi, chere Elise, de ne jamais t'exposer à ce tourment; que ton ame desire & veuille fortement ce que ta bouche prononce. Ne perds jamais de vue cette triste vérité, que nos divers intérêts empêchent que le bien soit toujours tel par rapport à chaque individu... Cette proposition demande des details, dont je te laisse le soin. Tu aimes tant à réfléchir qu'il faut bien te laisser quelque chose à développer; je me borne à te fournir matiere. La lettre, ou le retour du chevalier, tiennent furieusement mes idées en suspens. Je n'ose hazarder une seule prophétie, quoique j'aie quelquefois le don de lire dans l'àvenir. Si Luzan t'écrit, la poste seroit trop tardive: souris gracieusement à l'officieux Lapierre, aussi-tôt il volera pour m'apporter cette importante missive, où l'arrêt de ton sort doit-être prononcé; car ta joie ou ta douleur dépendent de la résolution qu'il aura prise. Adieu, chere Elisabeth, je fais des vœux ardents pour qu'elle soit conforme, non à tes trompeuses prieres, mais à tes desirs. LETTRE XVI.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI. FAVEUR du ciel ...... récompense de la vertu ...... charme delamour.chere Henriette, sélicite ton Elisabeth, embrasse-la mille & mille fois. Que ton cœur partage la joie du mien! l'espoir m'est rendu, cet instant me paie e tous mes maux ...... Luzan est de retour, Luzan m'adore ..-. Mais que dis-je? cette expression est trop foible pour rendre les sentiments qu'il a pour moi.......Toi, qui sçais comme il est aimé, juges quelle est ma félicité; il ne fera point ses vœux: non qu'il désobéisse à sa mere, non qu'elle-même se soit départie de sa tyrannique volonté; mais la crainte sans doute, d'attirer jusque sur elle les disgraces du comte, si le chevalier décidoit de son sort sans sa participation, l'a déterminée à permettre de diffèrer jusqu'à ce qu'il ait obtenu son consentement. C'est avoir tout gagné; car, Luzan est intimement convaincu, que son grand-pere n'acquiescera point aux dispofitions de la marquise. C'est un homme qui, dans le sein de sa famille, est si jaloux de son autorité, que sans aucun motif particulier, il suffit qu'il ait fait connoître sa volonté, pour prétendre qu'elle soit suivie; la plus légere opposition l'offense & lui fait croire que l'on veut braver son pouroir. D'après ce caractere, tu vois que que nous avons une certitude morale, qu'il ne consentira point aux vœux de sa brue, sur-tout après avoir déclaré qu'il vouloit marier le chevalier. Luzan attend ici le retour de son grand-pere, qui est allé à B.... prendre les eaux. Il se propose de confier le secret de son cœur à quelqu'un, pour l'engager à faire une démarche à mon sujet, auprès de lui: mais il voudroit que ce fût une personne, non seulement discrete, mais que le comte ne pût soupçonner être de la connoissance de son fils, parce qu'il est essentiel de le mettre dans le cas de croire que la chose desirée vient uniquement de lui. I faudroit, pour cette délicate négociation, quelqu'un d'habile & de prudent; sans cela, ce feroit me ommettre en pure perte. Que penses-tu de ce projet? il enchante mon cœur; mais il ne séduit pas ma raison. Il y a tant de difficultés à vaincre; ma mauvaise fortune, peut-être les refus de mon oncle; car, quoique tu puisses me promettre, je ne le crois pas homme à renoncer généreusement à son bizarre dessein. Cependant il se pourroit, comme tu l'imagines, qu'en le flattant beaucoup, sur-tout en lui persuadant que c'est une chose héroïque & digne de sa grande ame de triompher de son amour; il se pourroit, dis-je, qu'il se retrouvât dans le chemin de la raison, en suivant la route de la folie. Mais pourrai-je me résoudre à jouer ce rôle auprès de lui, moi qui aimerois autant être condamnée à la torture, qu'à dire ce que je ne pense pas? Non, je ne puis rien sans ton aide. Viens donc, comme tu me l'as promis; que je sois aussi heureuse que le chevalier, qui verra demain, après trois ans d'absence, le marquis de Saintré, son unique ami. Que son sort est digne d'envie! Ils sont, dit-il, liés de la plus sincere amitié dès la plus tendre jeunesse. Il m'a souvent parlé de lui avec une estime & une tendresse, qui ne le cede point à la nôtre. Henriette, n'es-tu pas de mon avis? une amitié, qui, selon ce que Luzan m'a dit, subsiste depuis seize ans sans la moindre altération, & à laquelle le temps n'a fait qu'ajouter de plus forts liens, & de nouveaux charmes, est un favorable passe-port pour un homme qui entre dans la carriere de l'amour. J'ai cru devoir cacher au chevaer les sentiments du baron, parce qu'outre que c'est une foiblesse de sa part, & que par cela seul, je suis obligée à la discrétion, on trouve qu'il est messéant & ridicule à une femme d'annoncer eile-même ses conquêtes, à moins qu'elle n'y soit forcée par les circonstances. Je suis donc bien déterminée au silence. Cela me sera d'autant plus facise, ue mon oncle s'observe beaucoup devant le chevalier. Il n'en est pas toujours ainsi. Hier an soir, il étoit seus avec noi; son début ordinaire, comme au sçais, est son éloge. Après m'avoir parlé de vingt maisons où il étoit invité & desiré à la campagne; il ajouta qu'il ne pouvoit se séparer n instant de moi, il s'efforça 'engager la conversation sur le redourable sujet. Je fus assez heureuse por l'éluder, en détoumnant son uttention sur un tableau de fleurs que je venois d'achever. Il s'extasia, & outra ses compliments, comme si c'eût été pour lui-même. Ensuite voulant, dit-il, rendre hommage à la belle main qui avoit exécuté de si belles choses, il la baisa avec une ardeur que Luzan n'a jamais osé exprimer. Cette offensante liberté m'a fait remarquer que dans un âge avancé, l'amour, si Pon peut sans le profaner appeller tel les dernieres étincelles des sens, 'amour n'a plus cette aimable pudeur qui caractérise l'innocence & Phonnêteté des jeunes personnes. Passé la premiere jeunesse, les hommes substituent l'audace au respect, le cynisme à la décence, ou la honte à la timidité. De-là, je conclus que l'amour, ce sentiment divin, cette ie des cœurs tendres, cette verte des belles ames, ne convient qu'au printemps de nos jours; tout ce qui est au-de-là des bornes de cet heureux passage, n'en merite pas le nom...... Mais c'est trop m'arrêter à de fâcheuses réflexions. Un point plus important m'occupe l'esprit. C'est le reproche que tu me fais sur ce que tu appelles une très grande faute. Selon toi, j'ai eu tort de conjurer Luzan d'obéir à sa mere, puisqu'au fond je souhaitois le contraire. Je ne pensois pas que l'on fût répréhensible, en faisant un sacrifice sans la participation du cœur. Je croyois, au contraire, que le défaveu intérieur immolé aux loix de la vertu, faisoit tout le mérite de l'holocauste.Tu prétends que, si l'effet eût répondu à mes menteuses prieres, aurois eu des regrets d'avoir fait nne action louable en elle-même. Je suis forcée de convenir que tu as trop bien lu dans mon cœur: mais quelqu'humiliants que soient des reproches de cette nature, ils font doux en comparaison de l'amertume des remords. Tu traites de sentiment factice le desir que j'ai d'augmenter l'estime de Luzan; j'espere, avec le temps, me si bien justifier à cet égard, que tu seras forcée de le croire inné. C'est la feule vengeance que je veuille tirer de tes mortifiantes qualifications. Méchante Henriette, tu as beau sophistiquer, enroreiléer, passe-moi le terme, tes malignes réflexions, j'ai pénétré leur véritable sens. Voila qui est fini: j'ai soulagé mon cœur, n'en parlons plus. Je t'envoie le fidele Lapierre comme tu l'as defiré. Ton empressement à être informée de tout ce qui me touche me prouve le vif intérêt que tu prends à mon bonheur. Tu ne doutes pas combien je fuis reconnoissante, quoique je ne te fasse jamais de remerciments. Je t'en ferois mille & plus, si je n'étois sûre que ton amitié rend ce sentiment aussi essentiel à ton cœur, que l'air l'est à ton existence. Dans le premier transport de mon cœur, j'ai oublié de t'instruire de ce qui avoit donné lieu au billet inconcevable de Luzan. Sa profonde tristesse, m'a-t-il dit, avoit inquiété sa mere, sans cependant qu'elle lui en demandât la cause; mais il s'étoit apperçu qu'elle observoit ses moindres démarches. I avoit craint qu'une tendre curiosité L ne la portât à s'éclaircir elle-même du sujet de son chagrin, avant que de lui en parler: c'est ce qui l'a déterminé à m'écrire d'une maniere inintelligible. N'admires-tu pas cet adorable caractere, de si bien interpréter tous les sentiments de la marquise? Il ne sçauroit être un si digne fils, sans devenir le plus excellent des maris. Adieu .... non, je ne veux plus te dire ce triste mot, il me fait sentir trop vivement notre séparation. LETTRE XVII.De Madame d'ALBI, à ELISABETH. Tu m'as causé une vive émotion, par les premieres lignes de ta lettre. Mon cœur a délicieusement tresfailli, en lisant ces mots: faveur du ciel, récompense de la vertu J'ai cru que tu touchois au sceau de ton bonheur: j'ai cru, chose incroyable, j'ai cru que le chevalier avoit fléchi sa mere, j'ai cru que la dévote marquise avoit révoqué l'arrêt de mort, prononcé contre le plus beau point de la vie ce son fils; j'ai cru que lui-même, pressé par son amour & son désespoir, avoit sollicité & obtenu de cette scrupuleuse femme, la permission d'aimer; j'ai cru enfin, que ton mariage étoit arrêté, & qu'il ne restoit à mon amitié, que le soin de faire célébrer vos amours & votre hymen par quelque poëte fameux. Au reste, j'aurois été embarrassée; les déclamateurs prétendent qu'il n'y en a plus: mais, souci superflu, je te vois aussi éloignée de lheureuse conclusion, que je t'en ... Pauvres croyois proche .... amants, vous voila bien, toujours extrêmes dans la joie ou le chagrin! Un rayon d'espoir vous ouvre les cieux, un obstacle imprévu vous accable: ainsi vous flottez perpétuellement sur une mer de délices ou de douleurs, & ne retrouvez le port qu'après avoir perdu votre tendresse. En vérité, chere Elisabeth, je m'étonne, qu'avec une raison éclairée & l'habitude de réfléchir, tu n'aies pas acquis plus d'empire sur ton cœur; les moindres circonstances te transportent d'un excès à l'autre. Nen accuse pas uniquement l'amour; le mal vient entrerement de ton propre caractere. Ton ardente imagination, à laquelle tu te livres trop, fascine ton jugement, & t'empêche de voir les choses comme elles sont-... Toujours des accusations, diras-tu, un peu confuse? Oui, charmante amie, quelque pénible que soit cette charge, je ne me lasserai jamais de te dire les vérités qui intéressent ton bonheur. N'as-tu pas confié à mon amitié le soin de t'éclairer sur tes défauts? & quoiqu'il en puisse couter à ton amourpropre, ne dois-je pas te montrer les trop fortes ombres du tableau, pour te mettre en état de les adoucir? Assurément, il n'y eut jamais un être mortel, qui réunit plus de vertus & de brillantes qualités que toi; mais je t'avoue, que ce qui excite l'émulation, & éleve le courage de ceux qui t'admirent, c'est que, s'il n'est pas possible de te surpasser, au moins l'est-il de t'atteindre. Cette vérité t'afflige peut-être, parce que tes vœux tendent au mérite suprême, sur-tout depuis que Luzan t'a sçu inspirer le desir de lui plaire. Mais console-toi, tu n'as presque de défauts, que ce qu'il en faut pour faire croire à tes perfections. Bien différente de ces êtres de raison, qui sont si ornés, si surchargés de mérite & de vertus par leur créateur, qu'ils n'attirent qu'un stérile hommage, parce que leurs apologistes ont toujours la maladresse de les représenter si parfaits, qu'à force de les rendre sublimes, ils les rendent incroyables: ou si l'amour du beau captive quelques instants notre crédulité, il arrive qu'après une infructueuse contemplation, on détourne tristement ses regards de l'objet divin, en songeant à l'extrême distance qu'il y a de notre foiblesse à un être si parfait. Alors, n'ayant plus que le sentiment de son insuffisance, on conclut qu'il est impossible d'atteindre à des vertus si angéliques. Il n'en est pas ainsi de toi, chere Elise: quiconque te connoitra telle que tu es, sera comme entraîné à t'imiter, sans songer à te prendre pour modele. Travaille donc, non à te rendre parfaite, parce que cela n'est pas au pouvoir humain; mais à diminuer le nombre de tes défauts, pour être plus heureuse, & sur-tout pour n'avoir pas à te reprocher les fautes de cetix qui suiront ton exemple; car, un mérite éclatant, exposant plus aux regards du public celui qui le posséde, il le rend responsable à la société de ses moindres foiblesses. Et comme je puis t'assurer, sans flatterie, que tes qualités sixent l'attention générale, tu es obligée à plus d'exactitude que tout autre: tire de ce puissant motif le desir de te perfectionner. Je ne puis te dissimuler que, non seulement il est plus louable, mais plus efficace que celui qui t'a été inspiré par l'amour, parce qu'en cessant d'aimer, tu négligeras peut-être d'acqtérir des vertus que tu regarderas comme superflues, n'ayant plus le même objet: au lieu que, te représentant l'œil du monde toujours ouvert sur tes actions, ce sentiment te soutiendra dans toutes les circonstances de la vie. Ce chapitre m'intéresse si fort, que si le zélé Lapierre n'attendoit sans doute avec impatience ma réponse, tu ne serois pas encore quitte de mes réflexions; mais j'y reviendrai quelqua our. Tu m'apprends que Luzan va-demain voir son unique ami; tu desirerois être aussi heureuse que lui: eh bienl réjouis-toi, félicitemoi; demain, oui demain je serai à Paris. Ne crains plus de revers: madame d'AIbi est parfaitement rétablie. Monsieur d'Albi, qui n'a pas perdu son amour pour ce qu'il appelle le bon ordre, veut toujours que j'aille solliciter: ainsi prépare modérément ton cœur à la douce joie dont nous allons jouir en nous embrassant. Je remets à ce moment heureux l'explication de mon avis, sur les démarches que Luzan veut faire auprès du comte. Je suis ravie arriver en même temps que son ami, l'un m'aidera à juger l'autre, & ton charmant chevalier seroit trop habile, s'il continuoit d'échapper à ma pénétration. Quand à l'amoureux baron, j'espere toujours le ramener à la raison, en le faisant passer, comme tu dis, métaphoriquement par la route de la folie: sois tranquille, je me charge u prodige. Je fais réflexion qu'il seroit dangereux que mon air d'assurance te persuadât à un certain point, parce que si les choses ne tournoient pas à notre gré, tu ne serois pas assez prêparée à la patience qu'il faut opposer aux persécutions de ceux que nous devons respecter. Si ton oncle s'obstinoit à vouloir t'épouser en dépit de nos sages projets, le seul parti qu'il y auroit à prendre, ce seroit de .... Mais point d'arrangements la-dessus, les circonstances pourroient les rendre inutiles. D'ailleurs, pourquoi troubler le plus doux moment de ta vie? N'es-tu pas dans l'espérance que le chevalier sera approuver son choix au corte, ou pour mieux dire, qu'il s'y prendra si adroitement, que son grand-pere lui prescrira lui-même une alliance où tendent tous vos vœux? Cet espoir est charmant, fassent les dieux qu'il ne soit pas déçu!..... Que de choses il me reste à te dire! mais le papier ne sçauroit contenir tout ce que je sens quand je pense à toi. Demain nous nous verrons, chere Elisabeth, sois-en certaine, oui, très certaine. LETTRE XVIII.De Madame d'ALBI, à ELISABETH. CROIRAS-TU, chere Elise, que cette séparation m'a mille fois plus coûté que la précédente? quelle différence! je n'ai passé que trois semaines avec toi, & la premiere fois il y avoit six années que nous vivions ensemble, sans nous être quittées un jour tout entier: mais lorsque mon mariage nous força à nous séparer, je t'avoue que je ne ressentis pas la moitié du chagrin que j'éprouve aujourd'hui. Soit que les caresses d'une nouvelle famille aient des charmes vainqueurs pour une ame sensible, ou que la perspective de mille objets nouveaux séduise l'imaginâtion d'une personne qui ne connoît pas le monde; soit enfin, que ces circonstances réunies à l'espoir, dont on me flattoit alors, de revenir demeurer à Paris, contribuassent à diminuer ma douleur, je sens qu'elle ne peut être comparée à celle qui m'accable. D'ailleurs, dans ce temps que je pourrois appeller heureux auprès de celui-ci, je croyois te laisser heureuse & tranquille sous la protection d'un oncle, dont la vive amitié me sembloit vraiment paternelle. Ses tendres soins pour toi, quoiqu'un peu trop recherchés dès-lors, me faisoient espérer que tu-n'aurois jamais qu'à te féliciter de sa généreuse bonté. Il disoit si ouvertement le dessein où il étoit de vivre dans le célibat, & de te faire son unique hêritiere, que je n'envisageois pour toi qu'un avenir agréable. Mais, que les choses sont changées! & que de nouveaux motifs m'attachent à toi; ton infortune, ton amour, mes conseils, tes trop justes allarmes, tes chagrins mêmes, sont autant de liens qui forment une nouvelle chaîne pour mon cœur. Je sçais que dans les liaisons vulgaires, on se tient compte des succès de la fortune, & que l'on proportionne l'estime au degré de prospérité; mais j'éprouve bien sensiblement, qe la vraie amitié s'accroit par le malheur. Oui, fidelle amie, je sens ue tu ne me fus jamais si chere; j'en fis hier la douce & triste expérience. Il me sembla que mon ame, fortement unie à la tienne, m'abandonnoit à l'instant de notre séparation. Il me sembla, & je le sens encore, que je ne puis vivre éloignée de toi: je ne sçais si c'est le charme inexprimable de ta société, la douceur enchanteresse de ton caractere; car; c'est une de tes vertus acquises que tu pratiques au suprême degré: je ne sçais, dis-je, si ce sont tes nouvelles perfections, ou le besoin de mes consolations, qui ont rendu ta présence essentielle à mon bonheur; mais je sens que je n'aurai nul repos, jusqu'au moment où nous serons réunies. Mon amitié n'est plus ce sentiment doux & paisible, qui affectoit délicieusement mon cœur, sans répandre de P'amertume sur mes devoirs opposés à ses intérêts: elle s'est changée en passion, j'en suis convaincue par les tourments, la douleur, les allarmes, que j'éprouve depuis l'instant où je t'ai quittée: j'ai les plus vives inquiétudes sur ton sort, à présent que je ne te vois plus, je m'identifie par anticipation, & je souffre tous les maux que les plus fâcheuses circonstances pourroient te causer. Il me semble, que si j'étois auprès de toi, ma vigilante amitié te garantiroit de tous les malheurs que ta situation me fait craindre. Cependant, je suis un peu rassurée du côté de ton oncle, par le court entretien que j'ai eu avec lui. Après t'avoir dit adieu, il me suivit dans mon cabinet pour m'engager à prendre des ivres, pour lesquels j'avois témoigné quelque curiosité. Je les acceptai dans l'intention d'user du prétexte de le remercier, pour lui écrire & lui faire mes vives représentations, au cas qu'il persiste dans la résolution d'un mariage si messéant. Mais je commence à me flatter que tu seras moins persécutée. Je lui parlai beaucoup du chagrin que j'avois de te quitter & du desir que j'aurois de vivre avec toi. Je le crois, dit-il, c'est une fille adorable: outre ses vertus, ses talents, & les admirables qualités de sa personne, elle a un agrément dans Pesprit au-dessus de tout ce que j'ai vu. On applaudit souvent à mes saillies, mais je suis forcé de convenir qu'elle est bien supérreure à tous égards. Les plus indifférents ne peuvent l'entendre sans une sorte de plaisir, & les autres l'écoutent avec extase. Elle parle de tout avec n une sagacité surnaturelle pour une femme: sa conversation a des charmes pour les caracteres les plus opposés. Quel meurtre c'eût été d'ensevelir tant de perfections dans le cloître, & de priver le monde, par ce sacrifice de son plus bel ornement! Que je me sçais bon gré de l'y avoir attirée! Son mérite sublime contribue à ma gloire, & sa compagnie fait toute ma félicité ...... Ici je le fixai avec une vive inquiétude; il s'en apperçut, il changea de couleur, ses yeux se remplirent de larmes .... Vous avez un cœur excellent, lui dis-je, en lui pressant le bras pénétrée de sa sensibilité, & de plus, voulant lui faire croire que je la regardois comme un heureux présage de a victoire qu'il devoit remporter sur lui -- Votre opinion ne vous trompe point, madame, & je fais ferment de ---- .... Je crus qu'il alloit prononcer l'éternelle abjuration de son dessein; mais après un long soupir exhalé avec violence ..„-.. Je ne puis jurer de rien. Cependant soyez sûre, chere madame d'Albi, que j'ai ume ame. -- Oui, baron, je sçais que vous en avez une capable des plus vertueux efforts, lorsqu'elle est animée par de certains sentimnts, je l'ai toujours dit. -- Vous m'avez rendu justice, madame, & de toutes les personnes qui me connoissent, votre feriez la seule qui ne m'accorderiez pas quelqu'admiration; mais soyez certaine que je ..... Nous fumes interrompus par la visite de Lnzan & de Saintré, je ne les vis un instant, l'heure de mon dpart étant déja trop retardée. Noe adieux avec le chevalier furent très énergiques; quoique contraints par la présence du baron, nos cœurs s'entendirent par l'expression de nos yeux. Le mien lui recommandoit ton bonheur, lui faisant entendre qu'il dépendoit uniquement de lui. De son côté il imploroit avec confiance ma protection, en cas de fâcheux événement. Le bon Saintré ajouta à ce dialogtte muet les effusions de son cœur obligeant, & nous conjura, avec assez peu de précautions, d'être tranquilles sur le supcès que nous desiripns; que si cette voip ne réussissoit pas, son zele lui en inspireroit quelqu'autre plus heureuse. Si tu avois vu avec quel air serein & assecueux il m'assuroit de tout ela, tu n'aurois pu te défendre, ' prendre confiance. Ce jee homme, en vérité, ma chere, a une belle ame; je dirois la plus belle, fi Luzan, dans ton opinion, n'avoit le sublime des perfections exclusivement à tout, même à son ami. Par les remarques que j'ai eu occasion de faire en me séparant e ces estimables amis, j'ai acquis une parfaite connoissance de leurs caracteres; elle m'a mis en état de tenir la promesse que je t'ai faite de tracer leurs portraits; mais ce sera pour une autre fois: j'ai maintenant trop de trouble dans le cœur, & pas assez de liberté d'esprit, pour entreprendre cette peinture. Il me faut quelque temps, non pour détruire mon chagrin, car je coute que cela se puisse; mais pour m'accoutumer à le souffrir. Puisse la loi de la nécessité avoir autant de pouvoir sur moi en cette occasion, qu'elle en a eu dans la plus intéressante de ma vie. Assurément, chere Elise, je suis tentée de croire que tu m'as communiqué la chaleur de ton impétueuse imagination. Je ne me reconnois plus. Je ne retrouve plus en moi cette heureuse froideur de la nature, qui me faisoit supporter mes peines avec une patience qui les diminuoit beaucoup. Mes plaintes, ma douleur, ont éclaté jusque devant monsieur d'Albi. Aufsi surpris qu'affligé de ce changement, il m'a offert de vendre sa charge, mais comme il ne le pourroit dans ce moment sans un grand désavantage, je l'ai prié de n'y point penser, à moins qu'il ne se présentât quelque favorable occasion. Tu vois qu'heureusement je n'ai pas tout à fait perdu la raison, ni renoncé à la justice, puisque je n'ai point abusé de la complaisance de mon mari, sentant bien qu'il seroit injuste qu'il me fît un sacrifice qui nuiroit à la fortune de ses onfants. Si j'étois leur mere, peut-être serois-je moins délicate, parce qu'étant libre de leur donner une éducation à mon gré, je tâcherois de leur inspirer des sentiments propres à les rendre heureux, indépendamment des richesses: mais, ma qualité de belle-mere me rend extrêmement scrupuleuse sur tout ce qui a rapport à l'intérêt de ces pauvres enfants, qui sont fort à plaindre d'être privés des soins maternels. Ainsi, tu vois que, quorue j'aime mon Elisabeth avec une passion peut-être blamable par son excès, je n'en fuis pas moins fidele à mes premiers devoirs. Il n'y a que vingt-quatre heures que je t'ai quittée; cependant, je me figure déja mille choses arrivées depuis mon départ. Le comte est-il à Paris? La saison des eaux est finie. D'ailleurs, il avoit marqué au chevalier qu'il seroit de retour le 16.... du mois .... & nous sommes an . Je suis bien impatiente““de sçavoir quel sera le résultât de cette négociation, sur laquelle Luzan & Saintré se reposent avec tant de confiance. Le dépositaire e votre secret me paroît aussi habile que l'on puisse le desirer, mais je lui voudrois un peu plus de chaleur dans l'imagination. Les esprits méthodiques ne sont guere propres à enflammer les gens pasisionnés.Par le portrait que tu as fait du caractere du comte, il est évident eae le despotisie est sa passion dominante. Ainsi il faudroit un génie chaud, pour fermenter cette passion de laquelle dépend votre destinée. Que n'ai-je pu moi-même entreprendre cette mission; j'ose me flatter que aurois réussi: de quoi un zéle ardent, conduit par l'amitié, ne vient-il pas à bout? Mais, vœux superflus! une triste bienséance s'oppose au plus cher des devoirs. Plaçons donc notre espérance en ce qui est praticable. Monsieur de P.... nous a promis ce miracle; il faut y croire. Ce qui m'y engage, c'est la certitude que le grand-pere du chevalier ne peut avoir le moindre soupçon, que monsieur de ...... soit lié avec Luzan. Je suis toujours d'avis que votre digne ambassadeur parle de toi au comte, comme de l'héritiere unique du du baron. L'on peut, sans fausseté, faire valoir cet avantage. Si ton oncle consent à ce mariage, je réponds de sa générosité. D'ailleurs, il est essentiel de subjuguer d'abord le comte, dès qu'il sera arrive; & la négociation faite, je te supplie de m'envoyer Lapierre. De mon côté, je vais m'occuper des moyens de satisfaire mon cœur. L'offre de vendre cette maudite charge, qui nous retient ici, ne sera pas vaine; il ne s'agit plus que de trouver un acquéreur, dont la vanité paye libéralement l'honneur d'être esclave six mois de l'année. Je veux considérer un instant le riant tableau de l'avenir, tel que nous le desirons. Elisabeth de Chamdermant, épouse de Jean-Jule-George, chevalier de Luzan; Henriette d'Erfac d'Albi, résidente à Paris, logeant auprès ou sous le même toit de son unique amie, ne se séparant plus que pour quelques jours, l'aimant & lui tenant fidelle compagnie jusqu'au dernier soupir. Tu vois, chere Elisabeth, qu'il n'y a rien là que de très possible; c'est cependant où se bornent tous nos vœux. Ils sont trop justes pour ne pas être exaucés. Dût cet espoir me tromper; j'ai trop besoin de ces flatteuses promesses, pour me tenir en garde contre ses perfidies. Je ne connois que ce moyen d'adoucir mes peines. LETTRE XIX.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI. JAMAIS les tendres expressions de ton amitié ne furent si vives. Que de douceur & de peine tu me fais éprouver à la fois! Voir ta tendresse aussi extrême que la mienne, c'est-à-dire, ne trouver de bonheur qu'en elle, fut le plus ardent de mes souhaits: mais je me le reproche, puisque son accomplissement trouble ton repos. Oui, la certitude d'être souverainement aimée de ron Henriette, ne peut-être une félicité pure pour moi, dès que sa tranquillité en est altérée. Tes tendres plaintes m'ont pénétrée jusqu'au fond de l'ame. Tes murmures, que tu as fait éclater aux yeux du plus généreux des maris, m'effraient pour les suites. Quel doit-être ton tourment? toi, que j'ai vue jusqu'ici douce, modérée, renfermant discretement tes peines, conservant tant d'empire sur toi-même dans les plus fâcheuses adversités, qu'on étoit aussi porté à t'admirer qu'à te plaindre. Ah! chere amie, par pitié pour mon sensible cœur, qui me reprocheroit la perte de tes vertus, redeviens ce que tu étois; laisse à ton Elisabeth le trouble, la crainte, les allarmes. L'impatience, & l'impétuosité de son caractere, sera son excuse. Mais toi, chere Henriette, le calme est ton élément, comme l'agitation est le mien. Redeviens donc, encore un coup ce que tu étois, si tu le peux sans affoiblir ta tendresse: car, elle m'est trop précieuse, trop nécessaire, pour que je puisse me résoudre à en sacrifier la plus légere partie. C'est peut-être demander l'impossible. J'avoue que je ne reconnus jamais plus sensiblement la folie & l'inconséquence des vœux humains. Nous n'appercevons que le beau côté de la chose desirée, & notre trompeuse imagination nous séduit, par les charmes sans mêlange qu'elle prête à tout ce ...Cette que nous n'avons pas... vérité, reconnue de tous ceux qui réfléchissent, ne rend ni plus modéré, ni plus impartial dans les souhaits, & moi-même qui aurois pû me citer pour exemple, à la droite de ceux qui raisonnent sur l'erreur des passions, sur les maux qu'elles attirent à ceux qu'elles gou. je m'expose à leur verntent. joug; car ne suis-je pas sous l'empire de la plus redoutable? L'amour, ce sentiment que je croyois destiné à faire le charme de mon existence, ne m'a-t-il pas déja fait craindre, gémir, répandre des larmes? ..... Eh! qui sait encore les malheurs qu'il me prépare, puisque tout semble se réunir pour ruiner nos espérances! le comte ne vient point à Paris. Vaine prudence humaine! nos projets sont évanouis, il va passer plusieurs mois à sa terre; pays aride & sauvage, si jamais il en fut. Cependant il préfére ce séjour à celui de la ville, parce qu'il y exerce un empire absolu; faisant oublier à ses vassaux, par sa rigueur, son faste, & sa libéralité, qu'ils ont un maître au-dessus de lui. Il a écrit à son fils de partir sans délai. Monsieur de P.... qui n'y est point invité, & qui ne pouvoi pas l'être de cette année, est presqu'aussi fâché que nous, de voir rompre nos mesures. Outre le plaisir que cet excellent homme trouve à obliger, je me suis apperçue qu'il a un goût déterminé à se mêler des affaires d'autrui. Il y attache une singuliere importance. S'il étoit instruit du dessein où est monsieur d'Albi de vendre sa charge, je suis persuadée qu'il prendroit la poste pour aller vous offrir ses bons services, & certainement ce seroit un très habile agent; il est vrai qu'il est méthodique, comme tu l'as remarqué. Néanmoins il se passionne pour toutes les choses qu'il entreprend, & met une grande gloire à les faire réussir. Qu'il est fâcheux qu'un homme de ce caractere ne puisse agir pour nos intérêts, dans ne circonstance délicate. Le chevalier part demain; il ignore le terme de son absence. Je le crois fort inquiet, quoiqu'il s'efforce de le cacher, de l'ordre précipité de son grand-pere ... Henriette, il n'y a que cinq jours que je jouissois de ta présence, que j'étois environnée de tout ce qui m'est cher; ton absence m'a privée de la moitié de mon honheur, demain l'autre m'est ravie; demain je resterai seule, peut-être expofée aux persécutions de mon oncle, livrée à l'incertitude, à mes craintes, que ce contre-temps imprévu augmente ...... Mais, s'il est vrai que deux douleurs aiguës émoussent nécessairement leurs traits, par le choc continuel des différentes atteintes qu'elles portent au cœur, je dois me trouver moins malheureuse de perdre tout-à-la-fois les plus chers objets de ma tendresse: car, que me reste-t-il en comparaison de ce que je possédois il y a .. Que me reste-t-il? cinq jours?... ingrate!..... Taisez-vous, ma sombre imagination, laissez parler mon cœur: ne me dit-il pas que je suis sincerement aimée d'Henriette, que je suis idolâtrée de Luzan? Puis -- je, sans ingratitude, me trouver tout à fait infortunée? Non: d'ailleurs n'ai-je pas l'espoir le plus flatteur? la résolution où tu es de faire vendre la charge de monsieur d'Albi, pourvu qu'il trouve à s'en défaire avantageusement, n'est-elle pas une saveur sur laquelle je n'osois compter? D'une autre part, non seulement j'ai lieu de tout espérer des sentiments du chevalier; il m'assure qu'il n'a rien à redouter, depuis que sa mere à consenti qu'il ne fit pas ses vœux sans l'agrément du .Mais le baron seracomnte,til aussi raisonnable que tu sembles t'en flatter. Depuis ton absence il s'est assez bien conduit; je n'ai rien à lui reproc her, excepté la profusion de présents dont il m'accable depuis quelques jours. Il a droit de me les offrir, puisque je tiens tout de sa générosité. Cependant, je frissonne à chaque nouvelle chose qu'il me donne; mon embarras est extrême; je crains de l'offenser, si je refuse, & je crains plus encore que sa vanité ne lui fasse tirer avantage de ma réserve, sur-tout, s'il s'apperçoit de ma répugnance à les accepter. Il ne lui échappe pas un mot du désolent sujet. Quel peut-être son but? Se flatte-t-il d'intéresser ma reconnoissance, & de m'amener par degré à ses vues. S'il pouvoit lire dans ma pensée, s'il pouvoit sentir combien une offrande intéressée révolte un cœur généreux, il se garderoit d'employer ce moyen. Celui qui, ne pouvant se faire aimer, donne, pour engager au retour, peut obtenir d'une ame vile les apparences de l'amour; mais, à coup sûr, avec la plus abjecte, comme avec la plus noble, sa folle & injurieuse libéralité ne fera jamais naître une véritable tendresse: ce sentiment s'inspire, & ne s'achette pas ...... J'espere, avec se temps, que mon oncle connoîtra cette vérité .... Mon Dieu! comment finira cette triste scene? Si tu étois auprès de nous, comme tu le desires, je ne doute pas que ta présence ne le contînt dans le respect qu'il se doit à lui-même. L'envie d'attirer les louanges que tu sçais si bien donner sans blesser la vérité, le soutiendroit contre son malheureux penchant. Enfin, si Luzan parvient à faire agréer son choix au comte, comme il ne restera vraisemblablement d'obstacle que du côté de mon oncle, parce que la marquise n'osera s'opposer aux volontés de son beau-pere; si, dis-je, l'événement est tel que nous le desirons, j'implore d'avance ton généreux secours. Il n'y a que toi, dont l'incomparable prudence & la persuasive douceur, puissent déterminer le baron au sacrifice de sa passion. J'espere que monsieur d'Albi ne te refuseroit pas la liberté de venir à Paris quelques jours, pour une si importante affaire, quand il seroit instruit des motifs. Son amour pour le bon ordre lui persuaderoit facilement qu'il est plus conforme à ses loix & à celles de la nature, qu'une jeune personne soit unie à un homme de son âge qui est vertueux, plein de belles qualités, aimable, charmant & aimé, qu'à un parent presque sexagénaire, peu favorisé du côté de la figure, & dont les vertus, quelque estimables qu'elles soient, ne sont point assez éclatantes pour effacer les défauts. N'est-il pas vrai, chere Henriette, qu'avec la plus grande impartialité, ces choses ne peuvent être envisagées sous un autre point de vue? N'es-tu pas forcée de convenir que Luzan est un composé de tout ce qu'il y a de plus admirable? La promesse, que tu m'as faite de tracer son portrait, est une charmante tâche à remplir: les yeux ne seront frappés que d'agréables traits, & ton pinceau n'a qu'à choisir entre les plus belles couleurs. Sans sortir de l'allégorie, n'est-il pas vrai que si les peintres avoient de semblables modeles, ils se plaindroient moins souvent de l'amour-propre des femmes, & sur-tout de leurs adulateurs, qui trouvent toujours la copie au-dessous de l'original. Ta juste estime pour le bon Saintré me donne lieu de penser que tu feras une admirable peinture de ses vertus: mais si le portrait étoit plus beau que celui de Luzan, je t'avoue que mon cœur seroit sensiblement blessé ... je dis mon cœur, chere Henriette; ne soupçonnestu point que ce fût plus tôt amour-propre? Quelque soit mon motif, tu l'excuseras; il est si naturel & sur-tout si nécessaire, de desirer toutes les perfections à celui en qui nous plaçons notre tendre confiance, que je ne fais pas difficulté de dire que l'amour est un sentiment criminel, s'il n'est fondé sur la persuasion d'un mérite absolu. Je t'assure, dans toute la sincérité de mon ame, que, si je découvrois des défauts graves à Luzan, quoiqu'il en pût coûter à mon cœur, je renoncerois à lui pour jamais. Mais, pourquoi cette fâcheuse supposition, au moment où j'ai mille sujets d'admiration?Je trouve tant de plaisir à te comuniquer mes idées, qu'il ne faut pas s'étonner, si je te rends compte de tous mes sentiments: d'ailleurs, il y a tant à gagner pour moi; tu me ramenes quand je m'égare, tu me fortifies quand je suis foible, tu éclaires ma raison, tu ranimes mon courage, tu éleves mon ame, ou du moins, c'est ce que j'éprouve quand je pense à toi. Que ne dois-je pas attendre de ton amitié? sans elle & l'amour, j'aurois peu de ces vertus que tu as la bonté de trouver en moi. Tu es peut-être curieuse de sçavoir quels sont les nouveaux motiss que j'ai d'admirer Luzan; mais je ne crois pas devoir t'en instraire avant l'exécution de ta promessé, parce qu'il me semble que tu as un assez riche fond pour le tableau. D'ailleurs, les choses dont il est question n'étant que des beautés d'accident, il seroit peut-être imprudent de les ajouter à son véritable mérite, & ce seroit imiter la futile futile précaution de celles qui empruntent la couleur du Iys & de la rose pour se faire peindre, de maniere, que si elles oublioient malheureusement un jour de se revêtir de ce charme factice, le portrait ne ressembleroit plus au modele. Le chevalier emmene Saintré chez son grand-pere. J'aurois desiré qu'il restât, pour m'entretenir avec ti de son précieux ami, comme il le nomme. Mais, outre qu'il seroit cruel de priver Luzan de la seule douceur qu'il aura dans un lieu où il se déplait, j'aime mieux que ce soit lui qui ait l'occasion de parler de moi sans cesse. Tu devines aisément la raison de cette préférence; ajoute à cela le plaisir que j'ai de paroitre généreuse au chevalier, en refusant le sacrifice qu'il vouloit me faire de la compagnie de son ami. Tu sçais, si jamais je fus capable de préférer la satisfaction d'autrui à la mienne. Vois de combien de vertus je serai redevable à l'amour. Tu m'as dit quelque part, qu'il pourroit arriver que je les perdisse avec ce sentiment. Non, rassure-toi, ce ne sera pas en vain que mon cœur aura contracté la douce habitude des bonnes actions; convaincue, comme je le suis, par le contentement que j'éprouve, lorsque j'ai fait des choses louables, qu'il n'y a de vraie félicité que dans la pratique constante du bien, il ne me sera plus possible de m'en ecarter. Ce mot, bien, seroit vague, si les devoirs mutuels n'assignoient son véritable sens. Il est le plus beau lien social, puisque c'est lui qui nous engage réciproquement à faire ce qui est utile aux autres. Si son principe étoit universellement suivi, nous serions tous heureux: mais, celui qui viole ce saint traité, quelqu'avantage passager qu'il y trouve, & quelque tort qu'il fasse à ceux qui en sont les victimes, est plus misérable qu'eux, s'ils ont le témoignage de leur propre cœur .....Considere, chere amie, qu'avec la conviction de cette vérité, tu ne dois pas caindre que ton Elisabeth perde jamais le goût des vertus qu'elle a acquises par les sentiments de P'amitié & de l'amour. Il faut six jours pour que je puisse avoir des nouvelles du chevalier, juge de mon impatience; mais elle ne sçauroit être plus vive que celle que j'ai de recevoir ta réponse. Je crains que ta santé ne soit altérée par les vives agitations de ton cœur. Cependant, je me plais à croire que tu auras recouvré le calme qui est, comme je te l'ai dit, ton élément. Sois sûre que je le desire sincérement, j'irois même jusqu'à souhaiter que tu m'aimasses moins, si cela étoit essentiel à ton ... M'aimer moins! ah repos... Dieu! quel parjure! ne m'en crois pas, mon cœur dément ma bou. mais, comment supche...porter l'idée de sçavoir mon Henriette malheureuse, par son amitié pour moi? LETTRE XX.De Madame d'ALBI, à ELISABETH. FORT bien, généreuse Elisabeth! fort bien! vous iriez donc jusqu'à souhaiter que je vous aimasse moins? Prenez garde qu'à force de vouloir montrer de la générosité, vous ne me fassiez douter de vos sentiments. Oui, je ne sçaurois croire à une tendresse si désintéressée: & toi-même, cruelle, te flattes-tu que tes vœux pour mon indifférence, (car le calme que tu me souhaites en est l'image:) penses-tu, dis-je, que ce souhait viénne d'un noble sacrifice de tes intérêts? Non, je connois sa source, c'est qu'en amitié, comme en amour, celui des deux qui aime sans bornes diminue malheureusement la portion de tendresse de l'autre, en raison de ce qu'il en a trop lui-même. Mon tour est venu d'aimer plus vivement que toi: mais, malgré mon air fâché, je t'assure que je ne t'en veux pas au fond du cœur, parce qu'aimant le plus, je suis la plus heureuse: n'en doute pas, je le suis réellement par le vif sentiment de ma tendresse. Je ne voudrois pas redevenir tranquille, au prix de cette renaissance continuelle que j'éprouve chaque fois que je songe à toi, que je t'écris, que je m'entretiens de tes excellentes qualités. C'est un sujet que je traite souvent avec monsieur d'AIbi. Il m'écoute avec assez de plaisir; il n'y a qu'une seule chose qu'il ne peut digérer, parce qu'il juge de tout, comme tt sçais, d'après sa passion pour le bon ordre: il le trouve étrangement blessé, en ce qu'une seule personne réunit tant d'admirables vertus, tandis que d'autres en sont entierement dénuées .... Cette distribution lui paroît si injuste, & choque si fort ses principes sur le bon ordre, qu'il aimeroit mieux, dit-il de la meilleure foi, que le mérite fût moins éclatant & la méchanceté moins extrême. Ainsi, nos passions en tout genre reglent nos jugements.Ce cher homme est si convaincu de mon attachement pour toi, qu'il me rêpete sans cesse l'offre de vendre sa, charge; il a quelqu'un en vue, & il me donne l'assurance que je serai dans peu résidente à Paris, auprès de ma chere Elisabeth. I s'accommodera de toute espece de logement pour me procurer cette satisfaction. Cette condescendance, & l'espoir qui l'accompagne, m'a pénétrée de joie & de recounoissance; & je crois que, quand elle ne se réaliseroit jamais, ce que je ne pense pas, je sçaurois toujours un gré infini à monsieur d'Albi de m'avoir montré tant de bonté en cette occasion. C'étoit le seul moyen de me rendre à moi-même, c'estàdire, de me rendre la pratique de mes devoirs agréable. Mais à te parler vrai, je n'ai pas un grand mérite à ma résignation, parce que je suis certaine de ce que mon mari me promet, & je voudrois de tout mon cœur que tes espérances du côté du chevalier fussent aussi sûrement remplies; mais le séjour du comte omte à sa terre, me paroît comme à toi, un terrible obstacle. Luzan est naturellement timide, sur-tout avec ses parents, & je crains qu'il n'ose avouer! lui-même son penchant. Cependant, si sa passion est aussi vive que tu as lieu de le croire, il trouvera aisément dans son cœur le courage nécessaire pour déclarer ses sentiments. L'amour enhardit quelquefois la plus timide & la plus modeste: non, que cela ne soit très blâmable; mais puisque cette passion a malheureusement le pouvoir de nous faire sortir des bornes de la modestie, vertu la plus recommandable à notre sexe, que ne doit-elle pas produire sur le cœur d'un amant, dont l'inclination est conforme à l'honneur, & ne lesse aucun des préjugés reçus? Voila les raisons qui peuvent & oivent te rassurer: ainsi, attends sans inquiétude la lettre de Luzan. Je te prie aussi de ne pas t'impatienter si tu n'as pas son portrait, comme tu semblois l'espérer par te derniere. Pardonne, chere Elisabeth, si je me retracte de ma promesse, c'est la premiere & seule fois de ma vie: mais, après l'aveu que tu m'as fait, je ne puis me résoudre à entreprendre la peinture des vertus de ton héros, parce que si le portrait n'étoit pas aussi sublime que ton idolâtre cœur le représente à ton imagination, ma lettre seroit en danger; & si je sçavois faire d'ingénieuses allusions comme toi, j'ajouterois qu'elle auroit un sort plus rigoureux que la toile, où les jolies femmes prétendent être défigurées. L'office destructeur de la brosse est tout ce qu'elles exigent, & le canevas subsiste. Mais ma lettre seroit foulée aux pieds, jettée au feu, & brulée, malgré les tendres assurances de mon amitié. Ainsi, je me borne à te dire, & cela doit te suffire, que Luzan a des vertus que j'honore & des qualités que j'admire; que Saintré a toutes celles que je chéris & que j'aime. Il est vrai qu'il a moins de douceur que le chevalier, mais il a une bonté surnaturelle. Sa franchise n'obtient pas autant d'approbation que la prudence de Luzan, mais elle plait; & ce qui charme sur-tout en lui, c'est cette sublime simplicité de caractere, qui ne peut être que le résultat d'un cœur droit. J'imagine que c'est sa passion pour l'astronomie, & sa vive contemplation des merveilles des globes célestes, qui simplifie ses idées en les épurant de ces tristes & frivoles détails, qui tiennent à l'esprit du monde, & dont nous sommes les plus serviles esclaver. Le cœur ne te bat-il pas, pauvre Elisabeth, & ne crains-tu pas qu'Henriette ne soit assez malicieuse pour faire un magnifique portrait des perfections de Saintré, tandis que je n'entre dans aucun détail sur celles de la divinité de ton cœur. Rassure-toi, je suis d'avis que le temps & les actions de l'un & de l'autre te les fassent parfaitement connoître. Ainsi point d'inutiles peintures, que l'inexplicable cœur humain démentiroit peut-être par les fuites. Il n'y a qu'un romancier qui puisse s'arroger le droit de faire le portrait de son héros, parce qu'étant plus pris dans son imagination que dans la nature, il a besoin d'établir son caractere, pour déterminer ses idées sur les choses qu'il doit lui faire faire. Mais moi, convaincue par mon propre exemple, que l'homme n'est que contradiction, je dois & je veux renoncer au plaisir de faire des portraits, quoiqu'on m'ait souvent flattée d'y réussir: parce que l'homme d'aujourd'hui n'est plus celui d'hier, quoique le même individu. Si mes réflexions t'ennuient, il faut t'en prendre à ton penchant pour elles. C'est toi qui m'en a inspiré le goût, & sur-tout fait contracter l'habitude depuis mon dernier voyage. Mais, revenons aux précieux amis. J'ai remarqué, avec une satisfaction infinie, que leur amitié est aussi sincere, aussi tendre que la nôtre. Mais j'ai vu aussi que Saintré y mettoit son ame toute entiere: en un mot, beaucoup plus que son ami. Seroit-ce parce qu'il est plus capable d'une vraie tendresse? non, c'est sans doute parce que son cœur n'est point partagé comme celui du chevalier. Qu'en penses-tu?..... N'est-ce pas trop eiger, que de vouloir te faire prononcer dans ta propre cause? .... Je suis fâchée pour toi que le bon Saintré ne soit pas demeuré à Paris; mais tu étois dans l'enthousiasme des sacrifices, & tu as voulu qu'il partît avec son fidele. D'ailleurs, tu m'avoues tes motifs de si bonne foi, que je ne dois pas me méprendre à la nature de celui-ci, & assurément je devine, comme tu P'as prévu, ta principale raison. O'est, qu'en laissant au chevalier Poccasion de parler sans cesse de sa chere Elisabeth, tu as senti tout ce qu'il y auroit à gagner pour toi. Tu sçais, par ta propre expérience, que les conseils, les menaces, les prophéties, les consolations, les cajoleries des confidents, sont autant d'ingrédients qui font fermenter lamour. C'est ce que je n'ai que trop éprouvé, dans des temps qui ne reviendront plus sans doute. Mais je t'assure, que si jamais j'avois le malheur d'être sensible au mérite d'un homme, ce que je ne dois pas craindre dans la position je suis; mais si, dis-je, j'étois assez malheureuse pour y être destinée, je t'avoue que j'apporterois le plus grand soin à te le cacher. Le silence sur une passion ignorée de tout le monde, & à laquelle on veut résister, est un sûr, je dirois même le seul moyen de la vaincre. Car, la fuite, que ton regarde comme la voie la plus efficace pour nous garantir de notre propre foiblesse, ne nous fauve point encore, si nous confions l'état de notre eœur. Parler de ce qu'on aime, en quelque sens que ce soit, est un plaisir qui accroît ce sentiment, loin de Paffoiblir, comme quelques personnes le prétendent. Adieu, chere & tendre amie, j'espere que bientôt nous ne serons plus nécessitées à dire ce triste mot, si ce n'est pour passer la nuit chacune dans notre appartement. C'est dans cette douce confiance, que ton Henriette est à-peu-près aussi tranquille que tu le desires. J'attends avec la plus tendre impatience de tes cheres nouvelles. LETTRE XXI.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI. HÉLAS! tu attends de mes nouvelles avec la plus vive impatience, chere & fidelle amie. Qu'il est douloureux d'en avoir de si fâcheuses à t'apprendre! je ne puis ..... ah Dieu! qu'une attens... seule larme soulageroit mon cœun oppressé!.... Il est donc vrai qu'une profonde douleur suspend toutes les facultés... A peine puis-je tracer quelques lignes à mon unique amie, à celle dont la tendresse & les douces confolations sont peut-être tout ce qui me reste ..... De quel vain espoir m'étois-je flattée, sans soupçonner même le malheur qui m'accable?... Un mariage résolu, arrété par le grand-pere du chevalier, ruine à jamais nos plus cheres espérances.... Jamais .... Henriette ... Conçois-tu combien ce mot est affreux, lorsqu'il est prononcé pour séparer deux cœurs unis par le plus ..Hélas! où tendre amour... trouverai-je la force de supporter ce cruel revers? Mon ame, abattue par ce coup imprévu, ne conserve que le sentiment de mon malheur ...... C'en est donc fait? Je ne puis plus espérer; car ce seroit m'abuser, si j'osois compaer sur les promesses de Luzan. En vain i me proteste qu'il ne consentira jamais à une alliance si éloignée de son cœur. Il est trop évident qu'il ne pourra y résister, il ne le doit pas. Ah Henriette, cette pensée me tue, & cependant il ne m'est pas permis de l'écarter toute affreuse qu'elle est! il faut en pénétrer mon triste cœur.....ô Dieu! puisse la mort délivrer ta malheureuse Elisabeth! ..... Adieu, chere & tendre amie; demain je tâcherai de t'écrire. Je joins ici la lettre de Luzan; tu jugeras toi-même, si je dois me flatter du moindre espoir. Je n'ai point encore fait de réponse; je ne le puis, dans ce douloureux moment. LETTRE XXII.Du Chevalier, à ELISABETH. C'EST avec la plus vive douleur, chere Elisabeth, que je me vois forcé de vous instruire des choses bien opposées à celle dont je croyois vous annoncer l'heureuse conclusion. La tristesse & les alarmes, dont je ne pus me défendre en vous quittant, étoient sans doute un pressentiment du malheur dont j'allois bientôt être informé. Cependant, je n'attribuai mon extrême chagrin, qu'à la peine de me séparer de vous: car, jamais mon cœur ne se crut si près de son bonheur: ertain, comme je l'étois, que mon grand-pere ne consentiroit point que je fisse mes vœux; pensant d'ailleurs, qu'il n'avoit formé aucun projet fixe pour me marier, je me flattois de lui faire agréer mon choix. Saintré devoit lui en faire les premieres ouvertures, je partis dans cette douce espérance. Mais hélas! qu'elle a été déçue! ..... Sans daigner consulter mon goût, le comte a pris des engagements avec la famille de sa seconde femme. Une niece de la comtesse est celle à qui l'on veut ... ah! jamais ... jamais je n'y consentirai .... oui, je jure ici comme je le ferois à vos pieds, comme je le ferois à ceux es autels, comme je le confirmerois au monde entier, que jamais je ne serai à d'autre qu'à mon Elisabeth, si elle daigne conserver les sentiments qu'elle a pour moiQuelqu'obstacle qu'on oppose à mon bonheur, je renoncerois à la fortune qui m'est destinée, à mille vies, si je les avois, avant que d'unir mon sort à une autre qu'à vous; à vous, Elisabeth, qui êtes la femme élue de mon cœur, la seule qui puissiez faire le bonheur de ma vie, la seule que je desire, que je veuille pour compagne: toute autre me seroit odieuse sous ce titre. Je le jure encore, je serai l'époux d'Elisabeth de Chamdermant, ou jamais je ne serai sous les loix de l'hymen. Ce serment, que je fais du fond du cœur, je n'ai osé, ou plus-tôt je n'ai pas cru devoir le déclarer au comte, parce que c'eut été une imprudence qui m'auroit infailliblement attiré son éternelle disgrace, sans me rendre plus libre dans ce moment, puisque ma mere & moi, nous tenons tout de sa générosité. Mais j'ai fait valoir les dispositions de la marquise, je lui ai témoigné l'ardent desir qu'elle avoit que je fisse mes vœux...... Vaine considération, a-t-il dit, d'un ton emporté, j'ai donné ma parole, je ne connois rien dans l'univers qui soit capable de me la faire retracter. Blessé jusqu'au fond du cœur d'une loi si tyrannique, & du peu d'égard qu'il témoignoit pour les volontés de ma mere, je lui ai représenté, avec beaucoup de circonspection, qu'elle auroit dû être consultée dans une occasion de cette importance; & que, son suffrage étant d'une nécessité absolue, il auroit été convenable de prendre son avis, avant que de s'engager dans une chose sur laquelle elle avoit droit de décider selon ses intentions .... Mon fils; ma-t-il dit, en me lançant un regard plein de courroux, voulant sans doute me rappeller à la soumission par ce titre qu'il sçait que je respecte, & que j'ar toujours honoré par-dessus tout,.... je veux être obéi, je le veux, j'entends que cela soit, point d'objection. Cette ordre absolu ne m'a pas empêché d'ajouter, que la marquise ayant un pouvoir naturel & acquis de disposer de mon sort, ce seroit la priver de la seule consolation qui lui restoit, si 'on marquoit de l'indifférence pour sa volonté, sur-tout connoissant son invincible répugnance à me marier ...... Oui oui, s'est-il écrié avec colere, je connois sa manie; elle avoit déja séduit votre frere par ses caresses artificieuses, mais je compte qu'elle ne ne me résistera pas plus cette fois-ci que l'autre, lorsqu'elle fut instruite de la ferme résolution que j'avois de le marier; & lui-même, plus reconnoissant que vous, étoit prêt à m'obéir avec joie, lorsque la mort me ravit le plus soumis des fils, ma plus chere espérance. Croyez, monsieur, lui ai-je dit, que dans tout autre cas je ferois ma félicité de répondre à vos vues ...... je songeois à ma chere Elisabeth: mais comment se résoudre, ai-je ajouté, à causer une mortelle affliction à la plus respectable & à la plus tendre .. Une femme si es meres.... pieuse, a-t-il dit d'un ton ironique, trouvera des consolations dans le propre sacrifice de ses desirs; d'ailleurs, je n'exige rien que de conforme à l'avantage de la famille & à votre bonheur. La niéce de a comtesse n'a pas plus de fortune que vous, il est vrai; mais la mienne, que je vous assure par ce mariage, vous suffira amplement. D'ailleurs, mademoiselle de N.... est alliée aux premieres familles du royaume, c'est ce qui me donne les plus grandes espérances pour votre avancement, & je puis me flatter que mes yeux ne se fermeront point, sans avoir joui de la satisfaction de vous voir au plus haut degré de splendeur où vous puissiez aspirerVoila, je crois, d'assez puissants motifs pour justifier ma conduite envers la marquise; & si je ne lai pas consuitée sur tous ces points avant que de m'engager, c'est qu'à mon avis, une dévote a trop d'affaire avec le ciel, pour se mêler de celles du monde & y rien entendre. Il m'a quitté brusquement, en me disant qu'il écriroit le jour même à la marquise, que c'étoit une affaire conclue: mais je l'ai prévenu auprès d'elle, je lui ai marqué l'extrême éloignement que j'avois pour ce mariage, & je l'ai priée de n'en rien témoigner au comte; mais de faire valoir, comme je l'avois déja fait, son autorité, & le desir qu'elle avoit que je demeurasse dans l'ordre de Malte. Ainsi, pour éviter mon malheur, je me vois misérablement forcé de flatter la passion de l'un & d'abuser la crédulité de l'autre. Mon grand-pere croit que je résiste à sa volonté, par déférence pour ma mere; ma mere de son côté, se persuadera 'après ma lettre, que je suis disposé à combler son attente J'avoue que non-seulement cet expédient répugne à mon cœur; mais je ne sçais pas trop à quoi il me conduira; si ce n'est à gagner du temps, & c'est beaucoup dans le désespoir où m'a jetté l'inflexibilité du comte. Peut-être que la marquise, soutenue par l'idée que je répondrai à ses vues, trouvera dans cet espoir la force de résister à son beaupere. Dans cette supposition, il peut se faire que la famille de la comtesse se lasse & s'offense des délais, & foit la premiere à rompre des engagements que l'on s'empresse si peu de remplir. Alors nous suivrions toujours notre premter projet, & monsieur de L..... se chargeroit encore de la premiere démarche ... Hélas! je ne vous dissimule pas, chere Elisabeth, que toutes ces possibilités sont dans le chaos de l'incertitude. Mon imagination s'efforce de les débrouiller pour sousager mon cœur, mais quoiqu'il puisse arriver, je ne me soumettrai point à un pouvoir tyrannique. Les tendres sollicitations de ma mere, ses caresses & ses larmes, avoient subjugué mon ame, & je vous confesse qu'alors, si sa condescendance pour les dispositions du comte, ne m'eût laissé l'espoir d'obtenir son consentement par cette voie, je n'aurois pas fait mes vœux comme elle P'exigeoit, parce que c'eût été m'ôter l'espérance d'être à vous; espérance qui ne pent m'être ravre qu'avec le jour: mais mon dessein étoit de ne me point marier contre son gré. Les généreux conseils, que vous me donnâtes à ce sujet, avoient eaucoup contrihué à cette douJoureuse, mais juste résolution. Je craindrois qu'un semblable aveu me fît douter, toute autre qu'Elisabeth, de mes sentiments: mais; son cœur vertueux me rassure. Oui, il lui sera aisément concevoir qu'une mere respectable, qui descend jusqu'à la priere, lorsqu'elle a droit d'exiger, s'établit un empire absolu sur une ame sensible. Qu'il est consolant de pouvoir se rendre ce témoignage! Mais plus cette bonté maternelle a de pouvoir sur mon cœur, plus il est révolté contre une loi rigoureuse qui lui est imposée despotiquement. Je sens que jamais l'inflexibilité de mon grand-pere ne m'amenera à lui obéir. Mon parti est pris, soyez-en bien sûre, chere Elisabeth, & receviez le serment de votre fidele Luzan, que mul pouvoir humain ne sauroit séparer sa destinée de la vôtre. Fin de la premiere partie. ÉLISABETH. LETTRE XXIII.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI. TU as vu, chere Henriette, dans quel triste accablement la lettre du chevalier m'avoit plongée. Tu as vu que ma raison, presque anéantie par ce fatal revers, ne sembloit agir sur mon entendement, que pour me faire sentir l'horreur de ma situation: mais, si j'ai épanché ma douleur dans le sein d'une tendre amie, si je n'ai pas rougi de la lui montrer toute entiere, je n'ai pas été assez foible pour la manifester aux yeux de celui à qui je veux inspirer de la résignation aux coups du sort. Depuis hier, je tâche de me confirmer dans ce sentiment, & j'avoue que le combat, que je livre à mon sensible cœur par cette résolution, seroit au-dessus de ses forces, si la perspective des plus cuisants chagrins, accumulés sur mon cher Luzan, ne relevoit mon courage, & ne me rendoit capable de combattre mon penchant. La passion du chevalier, comme tu l'as dû voir par sa lettre, est à son comble. Irrité par les obstacles, son imagination enflammée par l'amour & le dépit ne connoit plus de bornes. Ce caractere docile, douleur dans le sein d'une tendre amie, si je n'ai pas rougi de la lui montrer toute entiere, je n'ai pas été assez soible pour la manifester aux yeux de celui à qui je veux inspirer de la résignation aux coups du sort. Depuis hier, je tâche de me confirmer dans ce sentiment, & j'avoue que le combat, que je livre à mon sensible cœur par cette résolution, seroit au-dessus de ses forces, si la perspective des plus cuisants chagrins, accumulés sur mon cher Luzan, ne relevoit mon courage, & ne me rendoit capable de combattre mon penchant. La passion du chevalier, comme tu l'as dû voir par sa lettre, est à son comble. Irrité par les obstacles, son imagination enflammée par l'amour & le dépit ne connoit plus de bornes. Ce caractere docile, ce fils respectueux, dont la premiere vertu étoit la soumission aux volontés de ses parents, jure de ne leur point obéir. Son dernier serment, si je le reçois, m'est un garant aussi sûr que le ciel même: mais, plus j'ai lieu de compter sur sa foi, plus je suis certaine de sa tendresse, plus la mienne doit être généreuse ...... Oui, je dois.... mais le pourrai-je?....... grand ... hélas...... l'honneur Dieu... l'exige? Oui, il faut sacrifier mes plus chers intérêts à son repos, & plus encore à sa gloire, qui seroit altérée par les funestes suites de sa désobéissance. Quel effrayant tableau que celui des malheurs qu'elle attireroit sur lui! la perte de l'amitié de tous ses proches, la haine d'une famille puissante, le soudre de l'exhérédation dont il seroit infailliblement frappé, & le coup le plus sensible à son cœur, la disgrace de sa mere; car, le comte, abusé sur le véritable motif de son refus, étendroit peut-être les effets de sa vengeance, jusque sur la marquise: & cette mere infortunée se verroit forcée de gémir de la prétendue soumission de son fils. Je ne puis envisager sans frémir, ces affligeantes images; & j'espere que mon cœur, tout passionné qu'il est, ne sera point assez foible pour accepter un bonheur qui seroit au mépris des droits les plus sacrés. Non, je ne puis recevoir la foi de Luzan, quoique ce fût la seule chose qui pût me rendre heureuse. Hélas! s'il suit mes conseils, s'il remplit les téméraires engagements de son grand pere, s'il épouse mademoiselle de N.... je ne survivrai point à ce malheur, je le sens: mais je n'aurai rien à me reprocher. L'amertume du remords n'ajoutera pas à ma douleur, & mon dernier soupir aura quelque douceur pour moi, puisqu'il sera un hommage à la vertu. Chere Henriette! toi qui connois toute la vivacité de ma tendresse, tu t'étonnes peut-être de ma noble résolution; mais t'avouerai-je? ..... ah! sans doute, je dois te montrer mon ame toute entiere. Il est juste que mon unique amie pénetre les plus secrets replis de mon cœur; de ce cœur qui lui est tout dévoué, ainsi qu'à l'amour; mais à qui la voix de l'humanité & de l'honneur s'est heureusement fait entendre. T'avouerai-je enfin, que malgré son pouvoir sur mon ame, elle seule n'eût point été capable de me faire refuser la foi de Luzan. Non, s'il m'eût montré moins d'amour, s'il ne m'eût préférée à tout comme il l'a fait, s'il se fût borné à gémir de nos communs malheurs, s'il eût paru irrésolu, s'il n'eût laissé aucun exercice à ma générosité, je te confesse que je n'aurois jamais eu la force de l'encourager à l'obéissance. La crainte de ne pas être aussi tendrement aimée que je m'en étois flattée, n'eût produit que des plaintes, & mon ame, flétrie par la plus pénétrante douleur, sensible pour moi seule, ne m'eût point inspiré le généreux sacrifice de mon bonheur: sacrifice que tu aurois admiré, si mon extrême franchise ne m'eût forcée à t'en découvrir la véritable source. Mais, chere amie, si par cet aveu je me prive de ton admiration, juge combien j'ai besoin de ta tendre pitié. Toi, qui as aimé & qui connois l'ardeur de ma passion, toute l'étendue de mon amour, tu sentiras tout ce que mes efforts pour le vaincre coûtent à mon œur. J'ai commencé plusieurs lettres pour Luzan, sans pouvoir en achever une. J'ai changé dix fois de résolution, je craignois de l'affliger par des conseils si contraires à nos vœux: mais ce que je redoutois le plus, te l'avouerai-je? c'étoit de le faire douter de ma tendresse, par une fermeté presqu'incompatible avec mon tendre arour pour lui. n moment apres, l'espoir d'augmenter sa vénération, me donnoit de nouvelles forces. Mais hélas! ce n'étoit que pour me faire retomber dans le plus affreux désespoir, quand je songeois qu'il ne me seroit plus permis d'écouter les sentiments que je lui ai inspirés. Ce mêlange de foiblesse & de courage livre mon cœur à des combats si violents, que je crains d'y succomber. Aide-moi, ma tendre amie, à triompher de moi-même; j'en ai la volonté; mais je crains de n'en pas avoir la force. Je t'envoie une copie de la réponse que j'ai faite à Lauzan, je ne sçais quel effet elle produira; mais je tremble, je crains, je desire, & je redoute. Quelqu'espece de résolution qu'il puisse prendre, je t'en informerai aussi-tot. Hélas! penser à ce cher objet, t'en entretenir, espérer des consolations de ta tendre amitié, est le seul bien qui me reste. Lis ce que j'ai pu écrire, en étouffant le murmure de mon cœur brisé par ce violent effort. LETTRE XXIV.D'ELISABETH,au Chevalier. NON, Luzan, non, je ne puis, ni ne dois recevoir des serments faits sous les auspices de la dissimulation. Je sens combien la loi, à laquelle on veut vous soumettre, sans avoir consulté votre aveu, est rigoureuse; elle détruit nos espérances, elle blesse l'équité, mon cœur en gémit; mais l'injustice même du comte, ne vous autorisoit pas à déguiser le véritable motif de vos refus. Peut-être que, certain du peu d'égard qu'il auroit aux dispositions de votre cœur, vous avez cru inutile de les faire connotre; mais il failoit vous en assurer. La vérité, quelqu'en puisse être les suites, est préférable à l'artifice. Cependant, j'avoue qu'il n'y a que trop de motifs qui vous rendent excusable à mes yeux, & si je n'en appellois qu'à mon propre cœur, il ne pourroit vous blâmer; votre cause est la sienne. Il plaide vivement pour vous; il me persuade que la seule crainte de blesser ma gloire vous a empêché de déclarer vos sentiments: mais, comme de cet aveu, dépend notre félicité ou la confirmation de notre malheur, vous ne devez pas balancer à le faire quoiqu'il en puisse résuler. Si nous sommes unis; ou condamnés à être séparés pour jamais, croyez, cher Luzan, que je ne rougirai point de ma tendresse, fût-elle connue de l'univers entier. Elle est trop pure pour avoir besoin d'être ensevelie dans la nuit du silence. Intimement convaincue qu'elle ne nous engagera à rien de contraire à l'honneur & à la vertu, je ne crains pas qu'elle éclatte; au contraire, la certitude qu'on en auroit me mettroit à l'abri des inutiles recherches & des prétentions qui ne pourroient que m'être odieuses, puisque je vous ai aimé. Qu'aucune raison ne vous arrête donc plus. Déclarez vos sentiments au comte: peut-être sera-t-il touché de la situation de votre cœur. S'iI vous aime, il ne pourra être insensible à votre desespoir, & s'il trouve un moyen honnête de dégager sa parole, peut-être consentira-t-il à notre bonheur ...... Ah trop chere espérance! c'est toi qui s causé toun nos maux; c'est toi qui nous as perdus, en nous faisant desirer une félicité dont nous ne jouirons ja... Je le crois, cher lumais...zan, & nous aurions toujours dû le penser; car, plus je réfléchis au caractere absolu de votre grandpere, moins je sens que nous devons nous flatter qu'il se laisse fléchir, & ce ne sera jamais de mon aveu que vous résisterez à sa volonté. S'il ne change pas de résolution, il faut vous soumettre au joug qu'il vous impose; vous le devez, non-seulement parce que le respect filial vous en fait une loi ..... loi sacrée par nos mœurs, qu'on ne brave jamais impunément; mais par rapport aux fâcheuses circonstances ou vous exposeriez la marquise, qui seroit injustement soupçonnée d'être la premiere cause de votre désobéissance...... O Dieu! elle en seroit la victime, cette tendre mere, cette mere qui vous aime, & qui est d'autant plus respectable qu'elle est infortunée. Mais vous êtes trop vertueux pour la réduire à pleurer vos fautes. Je connois votre respectueuse tendresse pour cette digne mere; elle sera votre plus ferme appui dans le douloureux sacrifice qu'on exige de vous. Et si jamais Elisabeth vous fut aussi chere que vous le lui avez juré, si elle regne encore avec le même empire dans ce cœur qui faisoit toute sa félicité, souvenez-vous qu'elle vous conjure elle-même d'immoler votre amour à votre devoir. Il le faut, elle le veut, elle vous l'ordonne: c'est la seule preuve qu'elle puisse désormais recevoir de votre tendresse. Il y a une heure que j'ai sait partir cette désespérante lettre; ne te parot-elle pas cruelle?..... Que je crains qu'il ne me trouve barbare!... Lui ordonner moi-même Je sacrifice de son amour...... O Dieu! comment l'ai-je pu?... Mais, les traces de mes larmes, dont le papier est couvert, lui apprendront au moins tout ce qu'il m'en a coûté...... Hélas! quand j'aurois épuisé goutte-à-goutte tout le sang qui anime mon être, pour tracer les tristes caracteres de cette lettre, je n'aurois pas plus souf... Ah! s'il doutoit de mon fert... amour, je ne répondrois pas.... Mon courage m'abandonne, ma raison s'égare, quand je songe aux effets de ce malheureux écrit.... Henriette, que n'en ai-je cru tes trop justes pressentiments? Mon cœur ne seroit pas en proie aux plus vives douleurs. Tes conseils, ta fatale expérience, n'ont pu me sauver. Quel est donc le pouvoir de l'amour? Pourquoi n'ai-je pus me persuader tous les malheurs qu'il cause à ceux qui se livrent aveuglément à son charme. Le baron est absent depuis trois jours. Je puis au moins pleurer en liberté. LETTRE XXV.De Madame d'ALBI, à ELISABETH. POURQUOI des regrets, chere Elisabeth? ontre qu'ils sont toujours inutiles, souvent ils abaissent trop, à leurs propres yeux, ceux qui s'y livrent. Laisse cette puérile ressource aux ames foibles, qui, toujours incapables de réparer leurs fautes par une sage conduite, se bornent à gémir sur le passé, sans en tirer une leçon pour l'avenir: mais toi, dois-tu te reprocher d'avoir cédé à un charme invincible, au moment même ou tu viens d'en triompher? N'as-tu pas fait tout ce que que la plus austere vertu peut exiger d'une ame sensible? Dis-moi, fille incomparable, comment tu peux allier tant d'amour & de raison? Ton cœur brûle de la plus ardente flamme, & cependant ta passion est subordonnée, non-seulement à ton devoir, mais à celui de ton amant. Ne crois donc pas, ma digne amie, t'être privée de mon admiration: au contraire, ta noble franchise y met le comble. T'a sévere modestie, qui te force à dévoiler si ingénuement les difsérents motifs, qui t'ont rendue capable duglorieux sacrifice que tu viens de faire, n'en sçauroit diminuer le prix; daigne seulement le regarder avec les mêmes yeux que ton Henriette, & tu seras dans le ravissement de ta propre vertu. Que ne donnerois-je pas pour te convaincre de la vérité de ce sentiment! Cette consolante persuasion te tiendroit lieu de tout ce que tu crains d'avoir perdu, en ordonnant au chevalier de suivre la volonté de ses parents. Tu me demandes si je ne trouve pas trop cruelle la lettre que tu lui as écrite. assure-toi, tendre Elisabeth; le soin que tu as pris, fans le vouloir, je veux le croire, de lui faire entendre que les recherches des nouveaux aspirants te seroien odieuses, lui prouve trop combien ton cœur est à lui pour jamais. Tu lui conseilles, il est vrai, de se soumettre à la rigueur de son destin; mais tu l'assures en même temps que nul homme au monde ne sçauroit te plaire désormais. C'est lui dire clairement que tu l'aimeras toute ta vie. Ne te reproche pas ce serment, c'est l'amour qui l'a fait i ton insçu; la suite de tes exhortations au chevalier prouve la sincérité de tes conseils. Chere Elisabeth! je t'avoue que ton courage a surpassé mon attente. Cet effort de vertu t'éleve un nouveau temple dans mon cœur: tu y étois placée comme une amie uniquement aimée; maintenant tu y es honorée, tu y regnes comme une divinité. Ah Dieu! si ce tendre & pur hommage pouvoit te suffire.... Mais je sçais trop que la perte de ce qu'on aime est irréparable...... L'amitié adoucit les peines d'un cœur affligé; mais la vertu seule peut le guérir. Heureuse dans ton malheur d'avoir un bon témoignage à te rendre, je ne puis que former des vœux pour la constance de ta généreuse résolution. Séche donc tes pleurs, ou tu rendras ta pauvre Henriette plus à plaindre que toi, parce qu'elle n'a pas les mêmes sujets de consolation. L'absence du baron est une heureuse protection du ciel, qui veut t'éprouver & non t'accabler par des maux au-dessus de tes forces. Il t'auroit été impossible de cacher à ton oncle ta profonde tristesse: lui qui prend un si vif intérêt à tes moindres mouvements. Je connois son indiscrete curiosité. Il auroit supposé tant de bizarres motifs à ton chagrin, que ta franchise naturelle ne t'auroit pas permis de lui déguiser le véritable. Je te préviens de son manége à cet égard. Il n'est pas le seul à qui l'on puisse faire ce reproche. Lne femme, qui se disoit mon amie & que je ne regardois pas comme telle, me vint voir uu jour que j'étois tres affligée; je sçavois, à n'en pouvoir douter, qu'elle soupçonnoit que l'amour en étoit la cause; mais, curieuse des détails & n'étant venue que pour s'en amuser, elle me demanda si j'avois perdu un proces ou quelque parent qui me fût cher, ou s'il étoit arrivé quelque. disgrace à ma famille. A toutes ces quesions, je répondis laconiquement...non,.. comme il faut que tu fasses avec le baron, si malheureusement il revenoit avant ue tu eusses recouvré un peu de tranquillité. J'ai cru devoir te prouver par un exemple, combien il est essentiel de se tenir en garde contre les curieux désœuvrés; ta franchise sans bornes me fait toujours trembler pour toi. LETTRE XXVI.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI. QUE les éloges d'une amie tendre & vertueuse sont efficaces ! Ta consolante lettre, chere Henriette, m'a tellement élevée à mes propres yeux, non par un sentiment d'orgueil, mais par le desir de justifier la haute opinion que tu as prise de moi, qu'il n'est rien de louabre dont je ne me sente capable. Il ne falloit pas moins qu'un si grand motif, pour me faire triompher de la plus sensible épreuve ou mon cœur pût être mis. Je puis t'assurer, que quand tous les regards auroient été attachés sur ma conduite, ils n'auroient pas agi aussi puissamment sur mon ame, que ta tendre & sévere amitié. Tu partages mes peines, je n'en puis douter, chere Henriette; mais, plus ton cœur prend sa part de ce triste fardeau, moins tu me pardonnerois une foiblesse, cela doitêtre, je l'avoue; & moi-même, je me la reprocherois mille fois davantage, si j'en étois coupable, parce que la sincere amitié qui nous lie rendant nos intérêts communs, je ne pourrois blesser ma gloire sans nuire à la tienne. Cette vérité, que je ne cesserai jamais de me retracer, me rendra plus rigoureuse pour moi-même, & me fera sans doute éviter bien des fautes. Elle me prouve chaque jour l'avantage & la nécessité d'un sage & fidele ami. Tu t'étonnes peut-être de mes réflexions, mais j'ai besoin de les faire pour expliquer un endroit de ta réponse, ou sûrement ton cœur n'a pas été l'organe de ta plume. C'est lui que j'iterroge. Quoi? la lettre, que j'ai écrite à Luzan, ne t'a pas parue cruelle?..... Hélas! si elle t'eût été addressée, tu l'aurois, comme lui, trouvée inhumaine; & ce que je craignois le plus, il a douté quelques moments de ma tendresse. Ah! s'il sçavoit que ce doute, confirmé par sa bouche, anéantiroit mon courage, il cesseroit bientêt de se plaindre de ma cruauté. S'il sçavoit ce que mon cœur souffre, pour obtenir ton approbation & la sienne .... Mais, je n'en dois pas murmurer, votre estime me console de tout...... Dui, mon amie, mon amant, vous êtes êtes mes dieux sur la terre; de tous les dons du ciel, vous êtes le plus cher à mon cœur. Privée de mes parents, mes guides naturels, née malheureusement trop sensible, livrée à moi-même, que serois-je devenue, si les liens sacrés de l'amour & de l'amitié ne m'eussent fait regarder la sagesse de l'un & l'honnêteté de l'autre, comme des idoles qui ont de justes droits à mes hommages, & à qui je dois de continuels sacrifices pour les mieux honorer, & me rendre digne de la tendresse de tous deux. J'ai reçu ce matin des nouvelles du chevalier, & la réponse que sa mere lui a faite. Son but, en me la communiquant, est de me convaincre de l'invincible aversion de la marquise, pour la personne que l'on destine à son fils. Sa laideur, selon elle, n'est que son moindre défaut...... Elle doit être bien laide, qu'en penses-tu, Henriette, puisque celle qui la trouve telle, n'est & ne peut-être sa rivale. En général, cette lettre me paroit fort bizarre; mais mon cœur est trop plein de sa douleur, pour me permettre des réflexions sur tous les points: le seul qui ait fixé mon attention, c'est l'erreur de la marquise sur les véritables dispositions de son fils. Je souffre de la voir ainsi abusée; aussi ai-je fortement recommandé à Luzan de ne pas différer d'un jour l'aveu de ses sentiments: il le doit à sa mere ainsi qu'au comte. Juge quels doivent être ses tourments, lui dont nous avions admiré la patience dans les contradictions. Il m'a écrit par un courier extraordinaire. Tu verras par sa lettre que je transcrirai, ainsi que celle de sa mere que je livre à ton examen; tu verras, dis-je, que jamais sa passion n'eut tant d'énergie que depuis ma douloureuse résolution. n caractere si doux s'enflammer par les obstacles! je ne l'aurois pas imaginé. Il est vrai qu'il est contrarié par le sort & par mes refus. Je sens qu'il est trop malheureux, & sa situation m'afflige plus que la mienne propre. Mais hélas! inutile pitié! je n'ai pas cru devoir dementir ce que j'avois si courageusement commencé; & ma réponse n'est qu'une confirmation de celle dont je t'ai envoyé la copie. Je ne sçais quelle en sera l'issue, ni ce que le sort me prépare; mais je t'avoue que je sens l'espérance au fond de mon cœur, quelqu'effort que la raison fasse pour l'en bannir. Mon oncle arrive aujourd'hui. Je me sens un peu plus capable de lui cacher ma tristesse, & j'espere pouvoir suivre tes conseils à son égard. Tu devineras aisément pourquoi je ne t'envoie plus que la copie des lettres de Luzan: les relire cent fois le jour est mon unique dou... je me trompe, je les écrire en est encore une autre. LETTRE XXVII.De LUZAN, à ELISABETH. EST-CE bien vous, cruelle Elisabeth, qui avez pu m'ordonner d'unir mon sort à une autre? Votre cœur consent-il à ce barbare sacrifice? Je devrois le croire, puisque vous me faites même un crime de l'innocent artifice que j'ai employé pour écarter mon malheur; puisque vous rejettez mes serments. Que je suis malheureux! juste ciel! & j'ai pû me flatter d'être aimé! Ah! sans doute je l'ai dû, & ma confiance ne sera point trahie, dans un temps ou la certitude de votre tendresse est la seule chose qui puisse me faire supporter le jour; & si votre ame m'est bien connue, cette ame sensible & génereuse n'est point changée; vous rendrez le calme, la vie, à votre malheureux amant, en recevant sa soi, en lui donnant la vtre. Songe, chere Elisabeth, que je ne puis vivre qu'avec la tendre assurance d'être uni à toi... à toi, qui est tout ce qu'il y a de beau & de charmant dans l'univers. Demande-moi le sacrifice de ma vie, je suis prêt à te l'immoler. Le ciel m'est témoin que je n'en souhaite la durée, que pour t'adorer: mais, ne me condamne point à l'horreur d'en aimer une autre; ne m'te pas l'espérance de posséder éternellement ton cœur, ce thrésor de sentiment, ce santuaire de la vertu. C'est cette rigoureuse vertu, qui t'a inspiré le cruel & généreux sacrifice de ta ten...Adorable amante, dresse.... qui, en me donnant la mort, me pénetre d'admiration; oui, ton noble courage ajoute à mon hommage, & tout mon être est prosterné dans l'extase de tes divines persections. Connoissant si bien l'inestimable prix de ton cœur, brlant d'amour pour tes charmes, pourrois-je renoncer à toi sans ... Ah par mourir de douleur... pitié, Elisabeth, rend l'espoir à mon ame troublée, ou tu me verras epirer à tes yeux! Permets que je differe encore à déclarer mes sentiments: je sçais trop que cet aveu me seroit. funeste. Autorisé par l'opposition de ma mere, je puis trainer les choses en longueur.... & qui sçait ce qui peut arriver dans cet intervalle! Peut-être ne serai-je plus exposé à une tyrannie que je dois respecter.? ous verrez par la lettre de la, marquise que je joins ici, combien elle est édoignée de consentir aux engagements de mon grand-pere. Dans la réponse qu'elle lui a faite, elle lui exprime sans ménagement & de la maniere la plus forte, sa répugnance pour ce mariage. Elle me menace de sa malédiction, si j'ose le contracter. Cette lettre à mis le comte en fureur. Dans le premier transport de sa colere, il a exigé de moi la promesse de ne jamais faire mes vœux. Le respect & l'amour ne m'ont pas permis de balancer. Je me suis engagé volontiers à une condition si conforme à mon penchant. Cet acte de soumission l'a d'autant plus appaisé, qu'il a pensé que son autorité l'emporteroit en tout point sur celle de ma mere. Il croit avoir beaucoup obtenu, mais ma ferme résistance lui apprendra, que l'étornel obstacle à sa volonté est gravé dans mon cœur, que la divine image de mon Elisabeth y est empreinte pour jamais, & que pour l'en effacer, il faudroit le priver de sentiment. Consens donc, chere amante, que je vive pour être à toi. Deux mots de ta main vont me rendre le plus heureux, ou le plus misérable des mortels. Mon messager a ordre d'attendre votre réponse. Ton cœur, chere Elisabeth, aura-t-il pitié de ma douloureuse impatience? LETTRE XXVIII.De la Marquise, au Chevalier. PUISQUE tu refuses l'illustre alliance que l'on te propose, le ciel, mon cher fils, a donc enfin exaucé mes vœux. Qu'il soit mille fois béni & glorifié, en action de grace de l'heureux changement qui s'est fait dans ton cœur. Tu ne sçaurois concevoir l'allégresse de mon ame. Cher enfant, ta sage résolution est le prix de mes ferventes prieres. Quelle précieuse victime arrachée au démon & rendue à son créateur! Qu'il est consolant pour ta tendre mere de te voir insensible aux grandeurs du monde! Il est difficile, mon fils, d'y parvenir & de les posséder sans engager sa conscience. Le rang, que j'ai été forcée d'occuper dans la société, m'auroit souvent exposée, je ne crains pas de te l'avouer; car tu es digne de toute ma confiance; il m'auroit rendue coupable, dis-je, d'orgueil, d'injustice, si les religieux principes de mon éducation ne m'eussent garantie des pieges de mon état. J'espere que la sainteté du tien préservera ton ame des dangers que la fortune, & sur-tout le mariage, rendent presque inévitables.Je ne me suis point laissée éblouir, par le faux éclat des brillantes espérances du comte. Il parle pour toi de Duché. A quoi servent tous ces titres pour le bonheur éternel! S'ils rendoient justes, sages & vertueux, crois, mon fils, que ta mere donneroit la moitié de sa vie, si elle étoit nécessaire, pour te les acquérir: mais, j'ai trop vu que souvent un haut rang est non seulement un obstacle au salut; mais, que ceux qui y sont placés, en prennent droit de dédaigner les mœurs, & se font un jeu des vices qui dêshonoreroient tout homme d'un état obscur. J'en ai vu un terrible exemple dans une personne qui n'est plus, & pour le repos de laquelle je fais chaque jour les plus ardentes prieres. Ton grand-pere, uniquement occupé de ses projets ambitieux, a les yeux fermés sur tes plus chers intérêts. Il est trop préoccupé par sa passion, il ne peut voir, comme moi, tous les malheurs & les dégoûts à quoi t'exposeroit l'alliance à laquelle il prétend te contraindre. Séduit par l'éclat d'un grand nom, il n'a pas même songé si l'épouse qu'il te destinoit pouvoit faire ton bonheur, & obtenir mon approbation. Il est vrai que, quand tu épouserois la femme la plus parfaite, j'en serois affligée, parce que tu ne serois pas aussi heureux que dans l'ordre de Malte: mais mademoiselle de N.... telle que je la connois, fût-elle la premiere princesse du monde, je ne consentirois jamais qu'elle devint ma fille. Je l'ai déclaré au comte, & comme je ne doute pas qu'il te pressera plus encore de lui obéir, & que tu ne trouveras peut-être pas toujours en toi la même force pour résister à l'attrait d'un mariage séduisant en apparence, il est de mon devoir de t'instruire des raisons propres à fortifier ton courage. Dieu, qui lit dans mon cœur, m'est témoin si jamais je m'attachois à examiner les défauts d'autrui, ni à les mettre au jour, à moins que par un concours de circonstances, je n'aie pu me taire sans intéresser ma conscience; aujourd'hui, mon fils, qu'il est question de ton malheur ou de la félicité de ta vie, je ne crois pas qu'il me soit permis de te laisser ignorer tout ce qui peut avoir rapport à cet objet. Pendant ton séjour en Italie, j'al passé, comme tu l'as sçu, toute la belle saison à la terre de ton grandpere: pendant que j'y étois, madame & mademoiselle de N.... y passerent un mois: ce fut-là, que j'eus occasion de les connoitre parfaitement. Des les premiers jours, je m'apperçus que la mere étoit non seulement une coquette outrée, mais, qu'elle avoit de grandes prétentions à l'esprit. Tu sçais combien ces personnes sont insupportables. La fille me parut une idiote achevée, dont le seul caractere distinctif est d'être impolie jusqu'à l'indécence: j'en fis entendre quelque chose à madame de N.... Elle me dit, en riant, que c'étoit pure timidité. Ce ton léger sur un point si important m'éclaira. Je vis qu'uniquement occupée de sa personne & du desir de plaire, elle s'inquiétoit peu des défauts de sa fille, & ne s'étoit point attachée à réparer en elle les disgraces de la nature, en formant son cœur par la piété, son esprit par les talents, & son caractere à la douceur. Je vis trop clairement, qu'elle avoit négligé son éducation par art; son genre de vie, lui ayant fait sentir de bonne heure la nécessité d'en faire une compagne afsidue, propre à la seconder dans ses caprices. Elle a voulu que, dans les comparaisons que l'on seroit à portée d'en faire, sa supériorité en tout point fit disparotre. la jeunesse de sa fille, qui est réellement le seul avantage qu'elle ait: car ne l'ayant élevée, ni pour Dieu, ni pour le monde, elle en a fait une vraie pagode mouvante: encore ne paroit-elle animée que quand elle est en colere contre ses domestiques. Juge, mon fils, si tu pourrois être heureux avec une telle compagne. Je ne te parle point de sa figure, quoiqu'elle soit tres désagréable; je sçais qu'un homme sensé n'est pas rebuté par la figure, quand d'ailleurs il trouve des qualités estimables; comme beaucoup de modestie dans la personne, & d'austérité dans les mœurs, ce qu'une femme ne peut avoir sans un grand fond de piété. Voilà le point capital, mon fils, & que l'on trouve rarement dans le monde, à moins que, comme moi, ce ne soit quelque victime arrachée, malgré elle, d'un saint azyle, & immolée à la folle vanité de sa famille. On ne doit guere, sans ces circonstances, se flatter de trouver des femmes telles que l'humilité chrétienne chrétienne nous enseigne qu'elles devroient être: car j'ai remarqué que leur premier vice est l'irréligion, & de celui-la découlent nécessairement tous les autres, & je t'avoue que c'est cet article, qui m'a donné la plus mauvaise opinion de madame & mademoiselle de N.... Je ne puis me rappeller, sans gémir, la répugnance qu'elles avoient pour toutes les pratiques de piété.Jamais d'oraisons, ni de lectures édifiantes, pendant tout le temps qu'elles ont passé à L comme dans toute leur vie, j'en répondrois, elles n'ont assisté à aucun office religieux. Excepte la messe, elles se dispensent, sous divers prétextes, des autres-devoirs; matines, vêpres, complies, falut, tout cela est négligé. Jamais madame de N... ne s'est enferrée dans son appartement, pour inéditer ou expier, par quelques heures de silence, les discours superflus qu'on est forcé de tenir dans la société. Elle passoit une grande partie du jour & de la nuit à lire des romans ou quelques autres brochures encore plus méprisables. Heureusement sa fille n'en a jamais ouvert une feule. Son ineptie l'a préservée de la contagion de ces misérables ouvrages. Son ame est pure, & son imagination n'a point encore été souillée par ces infernales peintures, qui corrompent le cœur de quiconque les lit. Ah! mon fils, combien je me félicite, quand je songe avec quel soin je t'ai garanti de ce danger. Tu es dans la bonne voie, il faut seulement persévérer dans tes sages refus. Je crois que le moyen le plus efficace pour triompher des tentations, ce seroit de faire tes voœux; quoique tu ne m'en parles point dans ta lestre, j'espere que tu mettras bientût le comble à ma joie, en ne me laissant aucune crainte sur un sujet si intéressant pour ta tendre & bonne mere. Que penses-tu, chere Henriette, de cette lettre? Ces choses désavantageuses qu'on y dit de mademoiselle de MN.... & que le chevalier n'a pas craint de me confier, prouve qu'il est bien résolu de n'en jamais faire sa femme. Mais, le parti, que l'honneur m'oblige de lui prescrire, l'y forcera malgré lui. Ah Dieu! ton Elisabeth en mourra de douleur, si e sort cruel permet ces funestes nœuds, Si la marquise étoit moins infortunée, son opposition me donneroit quelque espérance. Mais hélas! eut-on jamais le moindre pouvoir sans fortune? D'ailleurs de quel poids peut être le sentiment de la marquise? On ne peut disconvenir qu'elle est extraordinaire; mais elle est la mere de Luzan, elle l'aime, cela me la rend chere, & je la respecte comme si elle étoit déja la mienne. LETTRE XXIX.De Madame d'ALBI, à ELISABETH. TU me donnes toujours de nouveaux sujets d'admiration, chere amie. Quoi! tu ne t'es pas bornée à ce que renfermoit cette lettre que tu veux que mon cœur trouve cruelle? mais, tu viens encore de couronner ta généreuse résolution par un ordre plus absolu. Jusque-là tu avois immolé ton amour à l'amour même, c'est-à-dire, aux intérêts de Luzan; mais apprends moi, fille vraiment héroique, comment tu as fait pour résister à la pitié, à ce sentiment toujours trop victorieux sur notre sexe, & que les hommes emploient artificieusement, comme un sûr moyen de nous conduire à des foiblesses. La lettre de Luzan m'a touchée moi-même, & jete confesse qu'à ta place, je n'aurois peut-être pas eu la force de faire l'indispensable & sage réponse que tu lui as faite. En vérité, chere Elisabeth, je ne sçais si l'amitié m'aveugle, mais je te trouve, dans cette circonstance, fort au-dessus de nos héros de tragédie. La pluspart des poétes se contentent de leur donner l'horreur du vice, les remords du crime avant que de l'avoir commis, & l'amour de la vertu pour effacer l'impression de leur foiblesse. Mais toi, chere Elisabeth, plus grande à mes yeux, tu ne fais rien qui ne soit conforme à la plus pure morale, & ton premier pas vers la victoire de ton penchant est un engagement sacré, dont toi seul est peut être capable de remplir la loi avec tant de constance. Ne te plains plus, incomparable amie, d'être née trop sensible; tes passions font ta gloire. Quelle autre sçut mieux les tourner à l'avantage de la vertu? Ah! si la mere du chevalier connoissoit tes précieuses qualités, malgré sa prévention contre le mariage; je crois qu'elle desireroit te nommer du doux nom de sa fille: mais peut-être aussi, que, malgré son estime pour toi, elle ne pourroit se résoudre au sacrifice de sa prévention. C'est le propre des esprits faux d'être obstinés, sur-tout les dévots qui prétendent être éclairés par la grace; ils renonceroient plus-tt à la vie qu'à leur opinion. Il faut que la charité d'une dévote soit une vertu plus active que toutes celles qui me sont connues. Avec quelle sagacité & quelle profonde étude, la marquise creuse & développe le caractere de madame & mademoiselle de N..! Certes, il ne manque rien à leur portrait, & les scrupuleux détails apprennent bien quelle est la sçavante main qui a tenu le pinceau: mais, ce que j'admire le plus, est la sainte préparation de cette ame pure, qui invoque le témoignage de son Dieu, pour prouver que jamais elle ne mit au jour les défauts d'autrui, sans y être forcée par une absolue nécessité. emarque que ce piçux préliminaire n'a été fait, que pour rendre ce tableau plus vraisemblable; car devant justice à la vérité, je dois te prévenir qu'il est faux à beaucoup d'égards. Je soupai hier avec la belle-sœur de madame de N...qui me parla assez avantageusement de la mere & de la fille, quoique les parents, comme on le voit trop souvent, soient les moins indulgents, lorsque l'honneur de la famille n'y est point intéressé. Je fus charmée que cette dame détruisit, sans le sçavoir, l'impression que j'avois de ses parentes. Elle EIle me confia, sous le sçeau du secret, le mariage de sa niéce avec le chevalier...... Je t'avoue que le cœur me battit d'une si grande force, que mon émotion se peignit sur mon visage. Nle pouvant en soupçonner la cause, elle l'imputa à la surprise, & me fit beaucoup valoir les avantages que Luzan trouveroit dans cette alliance, quoiqu'il épousât mademoiselle de N.... sans dot: & l'orgueil du rang, que la famille occupe à la cour, sçut bien rabaisser & mettre de niveau la grande fortune que le comte assure à son fils. Je lui emandai, si on avoit fixé le terme de la célébration. Elle me dit qu'il ne s'agissoit plus que de déterminer une mere dévote, femme singuiere, dont les principes étoient es plus absurdes. La-dessus, elle me fit un portrait de la marquise, hien équivalent à celui que cette ume pieuse a fait de madame de N.... Ainsi je suis parfaitement instruite comment une femme de la cour traite une dévote, & de quelle façon cette derniere parle d'une femme du monde. La bellesœur de madame de N....m'a dit que l'extrême infortune de la marquise ne lui donnant aucun droit essentiel suz son fils, le comte étoit résolu de passer outre, quand même elle refuseroit son agrément; que toute la famille étoit d'accord sur ce point. Elle mettoit tant d'esprit & de légereté dans les peintures qu'elle fit de la religieuse mere, comme elle la nomme, que non seulement je fus assez foible pour l'écouter tant qu'il lui plut; mais, je l'applaudissois par mes souris que je ne pouvois retenir. Bion différente de toi, chere Elisabeth, qui eut un jour le courage de dire à quelqu'un, que tu allois te retirer, s'il continuoit de flétrir la réputation d'une personne que nul de l'assemblée ne conoissoit non plus que toi, & de qui, par conséquent, on ne pouvoit prendre la défense. Il est vrai que tu mis tant de douceur dans ta franchise, que tu désarmas le satyrique. Il avoua que, s'il recevoit souvent de pareilles leçons, il cesseroit bientot de mériter le titre de méchant, qu'on lui donnoit en riant, comme pour l'encourager à l'être. Que de souvenirs agréables pour ton cœur! Si ton Henriette pouvoit te rappeller dans ce moment, tout ce qu'elle t'a vu faire de bien! Je ne puis assez t'applaudir mon gré d'avoir exigé sans délai de Luzan, qu'il désabusât sa mere & le comte, quoiqu'il fût trop certain que cet aveu vous seroit funeste à tous deux. Tu as sagement agi, puisque tu as eu la force de lui apprendre, par ton exemple, à préférer la vérité auxplus chers intérêts. Mais, bonne Elisabeth, tu me dis avec assurance que ce seul point a fixé ton attention...... & la laideur de mademoiselle de N.... à laquelle ton imagination se plait à ajouter, en me faisant remarquer qu'il faut qu'elle soit bien laide, puisqu'une femme sans prétention la trouve-que penses-tu de cet telle... article? oilà des visites, je suis obligée de te quitter. LETTRE XXX.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI. O DIEU! qu'ai-je fait? que vais-je devenir? mon cœur ne soutiendra point ce coup affreux. Henriette, ne vante plus mon courage; de quoi m'a-t-il servi? qu'à me causer le plus grand des malheurs .... Hélas! je ne verrai peut-être plus le chevalier, sa vie est dans un extrême danger......Dieu toutpuissant!.bonté du ciel, rendez-le à mes vœux, je n'ose dire à mon cœur: qu'il foit à une autre, s'il le faut; je me soumets à vos immuables décrets, mais qu'il vive pour être heureux, pour me dédommager par son estime du sacrifice de mon bonheur...... Je ne le verrai plus! ah! chere amie, pardonne, tout disparoit à mes yeux, mon ame s'échappe, elle va chercher celle de Luzan, s'unir à elle: l'illusion de ce lien me sembe assurer ses jours. Ah Dieu! que ne puis-je les prolonger aux dépens des miens. Le voir encore une heure, l'assurer de ma tendresse, lire Ja sienne dans ses regards, en recevoir le sermnt de sa bouche, & mourir, seroit un fort bien doux, en comparaison de l'horreur de lui survivre. Chere Henriette, pardonne encore une fois l'injurieux desespoit de ton Elisabeth. Tu me plaindras, quand tu seras instruite de tout mon malheur: mais comment te retracer ce que je n'aipuapprendre, sans perdre le sentiment de mon eenue.. Saintré arriva hier au soir, non pour me donner cete triste nouvoIle, mais parceque des affaires de famille exigeoient sa présence. Il falloit qu'elles fussent bien pressées, puisqu'elles l'ont forcé d'abandonner son ami dans un état si désesperé. Tu tétonnes peut-être q'il ne m'aia pas caché le danger du ehealier: mais, me regardunt comme la promiere cauise de ce malheur, il n'a pas cru, m'a-t-il dit, devoir rien me déguiser, afin d'exditer ma tendresse qu'il cnyoit fort affoiblie, & d'obtenir quelquen mots consolants pour Luzan, s'i jouissoit encore de la lumiere. quand ma lettre arrivioit. Je n'ai pas disséré d'une seconde malgaé l'abattement ou m'avoit plongée ce funeste récit. Ne me demande pas ce que j'ai écrit dans le premier mouvement de mon désespoir. Je l'ignore moi-même, si ce n'est que mon cœur étoit dans chaque mot, & que mon ame toute entiere à l'extrêmité de mes doigts redoubloit leur activité, quoique tremblants, & a fait tracer à ma plume les plus tendres expressions....... Ah! si la chaleur du sentiment avoit le pouvoir de ranimer une vie si précieuse, Luzan me seroit bientêt rendu! Je prie le ciel avec une serveur que l'amour seul peut rendre si vive. Mais la pureté de mes intentions, qui est connue de ce ciel que j'implore, doit me le rendre favorable. Hélas! que j'ai besoin d'espoir pour ne pas succomber à ma douleur! Si mes ardentes prieres ne le sauvent point du trépas, elles soutiennent au moins mon triste cœur; pendant que je les fais, je me persuade que Luzan ne peut mourir. Il me semble que mes cris & mes gémissements auront le pouvoir d'arrêter son ame fugitive, & la forceront de conserver le sentiment à ce cœur tendre qui fit ma félicité. Ne condamne point mes vœux, chere Henriette, ils sont justes & j'ai été trop cruelle. J'avois exigé du chevalier, comme je te l'ai marqué, qu'il désabusât sa mere & le comte; mais je lui avois désendu de m'écrire qu'il n'eût rempli cette eondition. Je le lui défendois encore, dans la supposition que son grand-pere refusât mon alliance & persistât dans le destein de le marier à mademoiselle de N... Trop soumis hélas! à un ordre si harbare, aussitot ma lettre reçue il communiqua à Saintré sa douleur, son embarras, & la résolution oû il étoit d'exécuter mes volontés: il le pria de pressentir, le jour même, le comte dans une promenade qu'il devoit faire tête-à-tête. Saintré lui promit, apres lui avoir représenté l'inutilité & le danger de cette démarche. Il fut résolu que des ce moment il sçauroit son sort. Au retour de la promenade, Saitré lui dit qu'il n'y avoit rien à espérer, qu'au contraire, le comte se proposoit d'accélérer la célébration; qu'il n'avoit différé que pour obtenir, par caresses ou par menaces, le consentement de la marquise: mais qu'étant extrêmement courroucé des obstacles qu'on mettoit à ses engagements, il étoit résolu de conclure dans huit jours. Le chevalier, n'écoutant alors que son désespoir, coumnt chercher son grand-pere, se flattant de le fléchir par ses larmes & ses prieres: il le suivit dans l'instant oû il alloit s'enfermer dans sa bibliotheque selon sa coutume. Des qu'il apperçut Luzan, il le regarda avec des yeux pleins d'impatience, & lui fit signe de la main de se retirer. Ensuite, poussant la porte avec une sorte de violence, il lui auroit té la force & le moyen de lui parler, si le malheureux chevalier n'eût tiré de sa passion ce courage victorieux, qui ne connoit plus de danger. Il le conjura de l'écouter ..... Je ne veux rien entendre d'un fils rebelle qui ose me résister. Votre ami sçait mes intentions, il peut vous en instruire lui-même, puisque le voila. Saintré passant comme par hazard se trouvoit-là à dessein; parce que, connoissas le caractere violent du comte, il craignoit quel-que fâcheuse sçene. Il profita de l'espece d'invitation qui lui étoit faite, pour se mêler à l'entretien, & dit à Luzan, pour appaiser la colere du comte, qu'il devoit se prêter aux circonstances; que les engagements, que son grand-pere avoit pris, étoient malheureusement si formels, qu'il falloit attendre que l'on pût trouver quelque moyen de les rompre avec décence. Le comte dit avec emportement que bien loin de chercher des prétextes, il prétendoit que sa volonté fût suivie dans huit jours, au plus tard; qu'il n'y avoit plus que quelques articles à régler, qui feroient bientot terminés; qu'alors, il attendoit une entiere soumission. -- Je ne puis le promettre, & vous même vous ne voudriez pas faire le malheur de ma vie, en me forçant d'épouser une personne que je rendrois malheureuse, puisque je ne puis l'aimer. La situation de OH CET, vouS es conue. N'alléguez point un amonr chimérique, c'est un artisice siuggéré par votre mere. Pense-t-elle qu'il aura plus de crédit sur mon esprit, que sa manie de vous faire religieux? Non, ce détour me prouve trop son entêtement dans ses idées. Elle n'aura point l'avantage de l'emporter sur mes justes mesures; son orgueil en seroit trop flatté. -- Ah! monsieur, rendez plus de justice à ma mere, elle ignore mon penchant; je sçais trop qu'elle ne l'approuveroit pas plus, que l'alliance qu'on lui a proposée. -- Qu'elle le veuille ou non, elle ne se fera pas moins. -- Avant que d'être instruit des engagements que vous avez pris, j'avois osé espérer qu'approuvant mon amour, vous la détermineriez en ma faveur. -- Subterfuge grossier, uniquement inventé pour donner plus de poids aux oppositions de la marquise; mais, soyez sûr que tout cela ne vous réussira point, je veux être obéi. -- En tout autre cas, mes vœux, je vous le proteste vous seront soumis; mais en cette occasion, croyez que mon cœur ne vous résiste, que parce qu'il est entrainé par une passion dont je ne suis plus le matre. -- Je n'en crois pas un mot. Non, ce sont les bizarres projets de votre mere, qui sont seuls capables de vous enhardir à la désobéissance. -- O ciel! vous me désespérez, est-il possible que vous doutiez de la sincérité de mes sentiments, aprs un aveu si authentique? Le marquis de Saintré n'est-il pas le garant de cette vérité? & moi-même, aurois-je l'audace de commettre le nom d'une personne qui mérite les hommages du monde entier? Daignez avoir la bonté de saire informer, vous verrez si je vous-en impose. -- Quand il seroit vrai qu'une secrette inclination, ce que je ne croirai jamais, fût le véritable motif de votre résistance, pensez-vous que je fusse plus disposé à favoriser une folle passion, que la fantaisie de votre mere?... -- ne folle passion!... Dieu! quel non injurieux vous donnez aux plus légitimes sentinents ... c'est trop m'accabler... Mademoiselle de Chamdermant est-elle donc d'une condition qui doive me faire rougir de mon amour? Je crois qu'il n'est point de noble famille qui ne se tint honorée de son alliance. -- C'est ce que j'examinerois, si ma parole donnée, ma résolution prise, & la manie de votre mere qui me rend tout suspect, ne rendoient aussi ces considérations absolument superflues. Mon parti est pris, saites-y attention; des demain il faut vous disposer à aller chez madame de N.... Ma femme vous y conduira...... Ici le chevalier ne put retenir les exclamations de son désespoir. Je mourrai, s'écria-t-il douloureusement, avant de faire une démarche si contraire à mon cœur. -- ous la ferez, ou je vous défends pour jamais ma présence. Eils ingrat, dévoué dévoué aux caprices d'une mere trop obstinée dans ses desirs, vous aurez tous deux ma haine puisque vous m'y forcez...... Luzan, accablé par cette terrible menace, tomba presque sans mouvement aux pieds du comte; la paleur de la mort couvroit son visage, & l'oppression de son cœur l'empêchoit de proférer un seul mot. Ah Dieu! comment se peut-il qu'en cet état, il n'ait point attendri son grandpere? Si cet homme inflexibie avoit eu mon cœur, la vie du malheureu chevalier ne seroit pas maitenant en danger..... Enfin, soulagé par un torrent de larmes, mon pere, lui dit-il, en embrassant ses genoux, tout mon être est à vous; je vous dois plus que ma vie, je vous dois celle de mon pere. C'est votre sang qui coule dans mes veines: que ne devez-vous pas attendre de ma reconnoissance, de mon respect? & que ne suis-je pas prêt à faire pour vous prouver mon entiere soumission à vos ordres, xcepté dans un seul point, ou mon ccœur, maitrise par un penchant invincible, ne peut souscrire à ce que vous exigez de lui?... Mon pere, mon précieux, mon cher & généreux pere, ne me rendez pas le plus misérable des hommes, en me condamnant à des nœuds que je ne puis former.... Ah! laisser-vous fléchir. ous pouvez d'un seul mou faire le bonheur de mes jours: dites que vous ne contraindrez point mes vœux, & toute l'étendue de ma vie sera employée à vous chérir, à vous honorer, à vous donner toutes les preuves d'une parfaite obéissance ..... Ah ! je lis dans vos regards pleins de bonté que vous aurez pitié d'unfils plus malheureux que rebelle..... Le comte, sensible malgré lui aux touchantes supplications de Luzan, s'efforça de se débarrasser de ses tremblantes mais, & s'éloignant avec une colere mêlée d'effroi.... Ne prétendez pas m'attendrir par vos artilicieuses prieres, je n'écoute plus rien; préparez-vous à m'obéir, ou fuyez de ces lieux. L'infortuné chevalier, encore à gonoux, haigné de larmes, pénétté de la plis vive douleur, se trainu quelques pas dans cette umble posture aux piods de son grandpre, & l'arteignant avec peine par. son habit; MNe vous dérobez point, mon pere, aux cris d'un cœur brisé par vos coups. ous me verrez mofrir à vos yeux, si vous ne retractez le faral arrêt que vous venez de prononcer. Saintré joignoit les plus vives instances à celles de son ami, mais mnutilement. L'implacable comte persista dans sa barbare résolution, & jura par un serment horrible, que jamais il ne pardomneroit à la marquise ni à son fils de lui faire ... Si la manquer à sa parole... déplorable situation de mon cœur ne peut vous toucher, lui dit Luzan, si je suis condamné au plus grand des malheurs, si je suis rigoureusement banni de votre vue, que ce malheur ne rejaillisse point sur une mere infortunée qui n'a nulle parr à ma désobéissance; j'ose vous implorer pour elle. -- os prieres mêmes l'accusent: c'est une fuite de ses séductions. -- Que saut-il ue je fasse pour vous convainere de son imnocence? -- Obéir. Privez-moi éternellement de vos bienfaits..... Disposez de ma vie, elle est à vous; punissez un fils qui vous offense malgré lui, dont lamour seul fait tout le crime: mais n'accablez pas de votre disgrace ma respectable, ma tendre mere: ce coup me seroit mille fois plus affreux que la mort. -- Soyez sûr cependanOqu'elle éprouvera la premiere les efsets de mon trop juste ressentiment... ... fils dénaturé, homme pervers, qui ne crains pas de m'exposer à la honte de rougir devant une famille illustre, de mon peu d'autorité...... edoute ma vengeance, lui dit-il, en lui lançant un regard plus terrible que la foudre.... Luzan encore un genoux en terre, les mains & les yeux élevés au ciel, resta dans le plus affreux accablement...... Saintré, vivement touché de sa situation, lui dit tout ce que l'amitié put lui inspirer de plus consolant. Il m'a avoué qu'il l'avoit sollicité d'obéir à son grand-pere, que c'étoit le seul parti qui lui restoit pour se garantir, ainsi que sa mere, de la plus malheureuse disgrace. Ce conseil ne servit qu'à irriter sa douleur. Ce tendre & trop chepamant dit qu'il aimeroit mieux mourir que de renoncer à son Elisabeth. Il passa la nuit dans la plus cruelle agitation, ne pouvant se résoudre à ce qu'on exigeoit de lui, ni à la triste crainte d'attirer sur la marquise la vengeance du comte. Le matin il reçut de tres bonne heure un billet de lui par lequel il lui ordonnoit de se tenir prêt dans le moment pour l'accompagner chez madame de N.... qu'il vouloit bien encore lui accorder la faveur de le présenter lui-même; que s'il étoit assez ingrat pour résister à ce dernier effort de bonté, il lui protestoit qu'il le feroit enfermer pour le reste de ses jours. Le chevalier effrayé que l'on voulût attenter à sa liberté, & connoissant son grand-pere capable de cette violence, descerdit avec précipitation pour se sauver au risque de tout ce qu'il pourroit en résulter; mais il se vit arrêter par les domestiques, qui lui dirent, presque les larmes aux yeux, qu'ils avoient ordre de l'empêcher de sortir & même de le conduire à la tour du château, s'il resusoit de suivre le comte ...... Il se retira dans sa chambre avec une apparente tranquillité. A peine y fut-il entré, que, poussé par le plus affreux désespoir, i se piongea son épée dans le sein... ... Ah! Henriette..... je meurs à cette sanglante image... Saintré, qui avoit vu de la fenêtre, les gens de la maison entourer le chevalier avec des visages troublés, vint chez lui s'informer de ce qui donnoit lien à un procédé si extraordinaire. Mais hélas! le fatal coup étoit orté, il vit son ami couvert de sang...... Ses cris attiroient tout le monde; la douleur fut universelle. Chacun se reprochoit la cruauté qu'il avoit eu de suivre des ordres si rigoureux: les pleurs couloient en abondance. Le comte seul refusa des larmes à cette triste catastrophe; mais son air sombre & consterné montroit assez les remords dont il étoit déchiré. On fit venir un chirurgien habile, pensionné pensonné du comte. Il ne jugea pas la blessure absolument mortelle, mais il n'osa assurer qu'elle fut sans danger... ... O Dieu! laisserez-vous périr votre plus parfait ouvrage? Ah! prenez ma vie; qu'avec plaisir je l'immole, s'il le faut, pour conserver celle d'un mortel si cher à mon cœur. Le même jour de cette triste scene, Saintré reçut de sa mere une lettre si pressante, qu'il fut obligé de prendre la poste sur le champ, & de quitter son malheureux ami. Il a laissé son domestique aupres de lui, à qui il a donné ordre de partir aussitot le premier appareil evé, pour lui en donner des nouvelles. Je suis dans la plus affreuse agitation; tout mon sang se gsace dans mes veines, quand je songe aux nouvelles que ce domestique va nous apporter. Dans d'autres instants, j'éprouve les plus violentes palpitations, & mon cœur frissonne à la seule pensée que je ne verrai plus Luzan, l'ame de mon ame, l'enchantement de mon être. Henriette, que tu me trouverois digne de ta pitié, si tu étois témoin de mon déplorable état, si tu voyois tout ce que je souffre; mais inutilement j'entreprendrois de te peindre l'horreur de ma situation; elle est au-dessus de tout ce qu'on peut éprouver de plus douloureux.... Songetu que je n'ai plus d'espoir, qu'il est peut être mort en ce moment..... Ma tremblante main me refuse son office.... je ne puis plus écrire.... Ln tendre desir, dont je suis dévorée, ranime mes forces; je ne puis te le confier sans. rougir: mais songe çe tu es, ma chêre, mon unique amie, que tu dois sçavoir tout ce qui se passe dans mon cœur, comme Dieu même. Sois donc indulgente. Ecoute, je voudrois me travestir en homme, & sous ce déguisement, demander à voir le chevalier, en me faisant annoncer comme un parent du marquis de Saintré. Quel téméraire projet, diras tu!..... Je sçais qu'il blesse la décence; tu me condamnes n'est-ce pas? il vaut donc mieux expirer dans les tourments de l'incertitude... Ah! sans doute il le faut, puisqu'une loi trop sévere me l'ordonne. Grand Dieu! peut-on faire payer si cherement aux femmes le dangereux privilége des hommages? Il semble qu'on ne nous ait accordé le fatal droit d'être prévenues, que pour mettre des entraves à toutes nos démarches..... Je brûle de voir Luzan, & la bierséance s'y oppose. S'il n'étoit que mon ami, j'oserois faire éclater mes sentiments, & il ne m'est pas permis de les suivre pour celui qui m'ell plus cher que la vie. Pourquoi n'es tu pas ici, chere Henriette? tu me soutiendrois contre une si violente tentation, car je ne réponds pas d'y résister, ou si j'en triomphe, crois qu'il m'en coûtera plus que d'avoir conseillé au chevalier d'obéir au comte, s'il ne pouvoit le Hléchir...... Hentiette, ma présence lui rendroit la vie! Je sçais combien il seroit touché d'une si grande preuve de tendresse.... mais, cette démarche ne m'exposeroit elle point à perdre sa précieuse estime? ne me jugeroit-t-il pas trop foible d'avoir succombé à un desin si contraire à la modestie de mon sexe. Cette crainte, qui ne m'a point abanbonnée depuis que je connois le chevalier, préservera peut être ton Elisabeth de toute espêce d'imprudence.Par le calcul du temps nécessaire, le domestique de Saintré ne peut être à Paris que demain.... Quelle nuit je vais passer! hélas! je suis dans les plus mortelles angoises. Tous ces jours-ci, mon oncle n'est reutré que pour se coucher, je l'ai à peine vu une heure depuis qu'il est de retour; j'ignore ce qu'il fait. LETTRE XXXI.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI. CÉLESTE puissance!.... fouveraine bonté .....! Puis-je assez vous remercier? mon Dieu, que vous êtes bon! Luzan respire, il est hors de danger: il ne mourra pas, & mes yeux jouiront encore du bonheur suprême de le revoir..... Mon cœur tressaille & peut à peine suffire à ce doux espoir: mais hélas! quand sera-t-il comblé?.... Ecartons nanmoins toute idée triste; ne songeons qu'à la précieuse faveur qui m'est accordée ..... Henriette! il existe, il jouit de la lumiere, il jouit de l'air, de cet officieux élément qui me retrace ses tendres soupirs, qui lui porte les miens. Ah! que n'ont-ils une vie communicative? Luzan ne languiroit plus dans les angoisses de la maladie.... Mais il vit, puisqu'il sent qu'il aime, qu'il est aimé, qu'il y a un être qui ne veut que sa félicité, qui peut seul la faire, qui feroit les plus grands sacrifices pour le voir heureux. J'ai reçu deux mots de lui écrits avec un crayon, & d'une main bien foible, trop foible hélas! mais inspirée par un cœur rempli des plus tendres sentiments. Je revois le jour contre mon actente: mais mon amour & l'espoir d'obtenir ma chere Elisaobeth, est la seule chose qui puisse me faire consentir à vivre. Voila le billet que le domestique de Saintré a remis à son maitre, il y a environ une heure, en l'afsurant qu'il n'y avoit plus rien à craindre pour la vie du chevalier. S'il n'avoit fait l'effort de m'écrire de sa main, je t'avoue que tous les couriers du monde ne m'auroient pas rassurée. Saintré compte pouvoir y aller demain. Je serai beaucoup plus tranquille, quand je le sçaurai aupres de lui. Je ne tarderai pas à en avoir encore des nouvelles par le messager qui a porté ma lettre: je ne suis guere occupée maintenant que de sa guérison. Cependant, il me semble que si j'avois été présente, lorsque la belle-sœur de madame de N.... dit que l'on étoit résolu de passer outre, si la marquise refusoit son consentement; je n'aurois pu m'empêcher de lui demander si l'on étoit aussi déterminé à se passer de celui du cheva... Si peu de délicatesse, de lier... la part d'une illustre famille, répond mal à l'idée que je m'en étois faite, & je confesse que je n'ai pas bonne opinion de leur façon de penser. Au reste, que ceci soit dit sans que mon Henriette y mêle ses malignes observations, & me quitte sous le prétexte de recevoir des visites. Le comte a recommandé le plus grand secret au marquis de Saintré & à toute la maison, sur la blessure de son fils; il veut sur-tout que la marquise l'ignore. Cette extrême prudence prouve trop hélas! qu'il veut toujours le marier à mademoiselle de N.... malgré les funestes effets de sa cruelle violence. Chere amie, vois, je t'en conjure, le plus souvent qu'il sera possible la belle-sœur de madame de N.... & tâche de t'informer oû en sont les choses; car je doute que l'on en instruise Luzan, dans la crainte de quelque nouvel accident: mais, si on avoit dessein de l'engager par surprise, c'est à nous de le garantir de ce malheur. Apres ce qui vient d'arriver, je dois avoir les plus vives allarmes sur les moindres démarches de ses parents. Je ne vois toujours point le Daron... ... Seroit-il au-dessus de sa passion? ou cherche-t-il à s'en guérir par l'absence? Que de graces j'aurois à rendre, si, au milieu des malheurs qui m'assiégent depuis uelque temps, j'étois assez heureuse pour être affranchie de celui d'être opprimée par lamour d'un homme à qui je dois tant de reconnoissance, & pour qui je ne puis uvoir d'mclination. Tu ne sçaurois concevoir combien ce supplice est terrible pour un cœur vraiment sensible. Quoique je voie Saintré plusieurs heures du jour, que je lui fasse répéter mille fois les discours de Luzan, & qu'il ait la complaisance de me les dire avec une exactitude telle que mon cœur peut la desirer, tu ne sçaurois imaginer l'impatience que j'ai de le voir partir. Enfin, demain il portera ma lettre au chevalier. Ne t'attends pas d'en recevoir la copie: elle est si différente des précédentes, & mes expressions sont si tendres, que je craindrois d'exciter ta jalousie ou plus tot tes reproches; viens à Paris, si tu veux sçavoir ce qu'elle contient. LETTRE XXXII.De Madame d'ALBI, à ELISABETH. QUE de chagrins & de joie tu éprouves successivement, chere Elisabeth! Je n'aurois pas attendn ton invitation pour aller à Paris, si l'accident du chevalier avoit eu des suites mortelles; ton Henriette ne t'auroit point abandonnée dans une si triste circonstance. Non, à moins que je n'eusse été dans les fers, tu m'aurois vue fidellement attachée à tes cêtés m'affligeant avec toi: car il n'auroit pas falsu parler de consolation dans un événement oû il n'en reste point: mais, graces à l'amour & à tes ardentes prieres, il est rendu à la vie, tu te félicites de ce bonheur & cela doit-être, mais, qu'il est mêlé d'amertume! car, ne vas pas encore t'abuser. Luzan ne peut être à toi, & jamais, jamais tu ne pourras le voir dans les bras d'une autre sans souffrir mille morts, puisque tu l'aimes avec une tendresse que je croyois bien vive, mais qui l'est cent fois au-dessus de ce que j'avois pu imaginer ... O mon Elisabeth, je frémis plus que jamais des malheurs que cette passion te fera éprouver! Au nom de notre tendre amitié, ne te livre point à la trop séduisante idée d'être à lui. Le malheureux événement, qui vient d'arriver, t'a rendu la confiance; je le vois par ta demiere; & moi je l'ai entierement perdue. Il n'y a rien à espérer, puisque les tendres sollicitations du chevalier n'ont point fléchi son grand-pere; puisque son acte de désespoir n'a pu lui arracher une seule larme de pitié; puisque dans le premier transport d'effroi & de douteur qu'a dû causer la sanglante catastrophe, cet homme impérieux n'a pas flatté son fils de lui accorder ce qu'il desiroit, pour le rappeller à la vie; il n'y a plus de ressource. D'ailleurs, Luzan ne trouvera plus en lui la même force pour résister; il est sorti de son propre caractere en cette occasion: mais, sois sûre que ces prodiges n'arrivent pas deux fois. En donnant la plus grande preuve de son amour, il l'a pour ainsi dire épuisé, ou du moins fort affoibli. Ne compte donc point sur une ferme résistance de sa part......Je déchire ton emcur, chere amie, c'est malgré moi; mais, je sçais trop combien il est dangereux de compter sur un bonheur que l'on regardoit comme perdu par sa propre générosité, & que l'on croit avoir recouvré par celle du sort. Je me réjouis avec toi, & je rends graces à Dieu de ce que le coup n'a point été mortel, mais peut être eût-il mieux valu pour ton repos.... Je blasphême sans doute, selon toi. N'achevons pas ma pensée, tu ne pourrois me la pardonner. Je n'ai pas revu la belle-sœur de madame de N....Je sçais qu'elle est à Paris. Des qu'elle sera de retour, compte sur mes soins, & si l'on tramoit quelque chose contre la liberté du chevalier, soit centaine que j'en serois informée; cette belle-soœur aime à jaser, sur-tout les secrets lui pesent horriblement. Pourquoi m'en confieton, dit-elle, si ce n'est pour fournir matiere à la conversation? Si, sous peine de la vie, il lui étoit défendu d'en parler, elle feroit volontiers comme le barbier de Midas. Malgré son indiscrétion, elle est consultée sur toutes les affaires de la famille, parce qu'elle a de l'esprit & sur-tout un grand crédit à la cour. Je ne ferai point d'observations sur tes remarques, puisque tu y trouves de la malignité: mais au moins rends justice à ma sincérité, & ne prends pas pour un prétexte les visites que j'allegue dans ma derniere. Lorsque je fus obligée de te quitter, c'étoit réellement une visite fort maussade, car 'étoit la petite nouvelle mariée madame de , , qui est si riche & si laide, que ses diamants sont plus gros que ses yeux, & les figures de son éventail mieux dessinées, mieux finies que la sienne; en la voyant, on croit que la nature n'a pas daigné mettre l'ombre de son sçavoir en la formant. Elle est absolument dans le cas de ces mauvais ouvrages, dont parle le gouverneur d'Emile, auxquels il faut nécessairement un cadre doré. Certes ses parents n'ont rien négligé sur ce point, & tout ce qui ne luiest pas personnel, est d'une beauté qui forme le plus risible contraste avec ses traits: ajoutez à cela qu'elle est d'une sottise, d'une stupidité assommante. auchement penchée dans nn fauteuil, elle passa trois quarts d'heure chez moi, sans parler d'autre chose que de son chien, de sa grande poupée qu'elle avoit donnée à sa petite sœur & qu'elle regrettoit beaucoup, disoit-elle, parce que c'étoit son seul amusement ....... Mais, quel mal me veux-je donc à moi-même, pour t'entretenir si long-temps de cette marionnette? raiment j'ai bien mes raisons, c'est une parente de madame de lN.... & tout ce qui tient à cette famille ne sçauroit t'être indifférent: qu'en dis-tu?..... Je pourois aussi te dire deux mots du mari, qui sous les dehors & le maintien le plus modeste, cache une vanité outrée. Ne me dit-il pas, de la meilleure soi du monde, que tout Paris avoit approuvé son mariage parce que sa femme avoit eu soixante mille livres de rente. A ce prix, toute la érance y auroit applaudi, si elle P'avoit sçu, lui dis-je, le plus sérieusement qu'il me fut possible. Mais, laissons ces personnages pour une autre fois, si je m'en souviens; maintenant j'ai autre chole en tête, c'est la conduite du baron qui me tient en cervelle. Je ne sçais à quoi attribuer ses disparitions. Tu imagines qu'il cherche peut être à se guérir de son malheureux penchant. Pauvre Elisabeth! il es si naturel de croire ce que l'on souhaite! Pour moi, la seule chose que je penserois, s'il ne m'avoit étalé tous ses habits neufs de la saison dans mon dernier voyage, je le croirois uniquement occupé à courir chez ses ouvriers, à tou menter l'un, à flatter l'autre, pour être plus promptement servi; obsédant sur-tout son brodeur, pour l'aider à perfectionner le beau simple de cet antique dessein renouvellé des recs, s'extasiant sur lui-même en songeant qu'il fixera ses regards de tout Paris: mais toutes ses emplettes sont faites; à quoi passe-t-il donc son temps? Si tu n'étois vivement occupée d'un trop tendre intérêt, je te conseillerois de faire observer ses pas; car il faut absolument que nous sçachions ce qu'il fait: mais je gagerois que tu n'existes que pour l'heure oû le courier doit arriver, & que toutes celles qui remplissent l'intervalle jusqu'à celle-là, tu voudrois les retrancher de ton existence, ou les passer tout au moins dans une proonde léthargie; ainsi il y auroit de la cruauté d'exiger d'autres soins de toi, que ceux qui ont rapport à ton amour. Passe donc les jours & les nuits à écrire, à attendre quelques lignes de Luzan, c'est une consolation dont tu as besoin dans ces premiers moments de douleur; mais n'oublie pas que l'inflexible caractere du comte n'a pas changé; que les engagements qu'il a prissubsistent toujours; que la marquise, comme il s'en est expliqué, seroit la premiere victime immolée à sa vengeance, si son fils lui désobéissoit; mais sur-tout, souviens toi que tu as été assez généreuse pour y renoncer une fois; que tu serois plus coupable maintenant, si tu démentois ce noble courage. Ne t'autorise pas de ce que tu as déja fait, pour affranchir ton cœur d'un second sacrifice; tu sçais mieux que moi, qu'une action héroique dénuée d'une longue suite de bons témoigrges, n'est regardée que comme une éclair de fanatismé. L'on n'acquiert le titre de vertueux, que par la rigide observance des devoirs de la société. Tu n'as plus qu'un pas à faire, chere Elisabeth, pour mériter ce gsorieux titre. J'avoue que, si vous n'écoutiez que votre amour l'un & lautre, vous seriez heureux dans vos premiers transports; mais aux dépens de combien de personnes? & que de reproches amers!... Mais qu'est-il besoin, avec ma digne amie, de représenter les raisons qui doivent déterminer son cœur au sacrifice de son penchant? Jamais personne connut-il mieux, & fut-il plus capable de remplir toute l'étendue de ses devoirs? Oui, chere amie, témoin la sage réfiexion que tu fis sur l'imprudente démarche que tu méditois pour voir le chevalier. Que je te sçais bon gré de t'être dit à toi-même tout ce que j'aurois été obligée de t'observer, & d'avoir senti qu'il te jugeroit bien foible de céder à un desir si contraire à la décence. Chere Elisabeth, quand tu me consultes en m'écrivant, que ta conscience soit toujours mon interprête, & je suis plus garant de tes actions que des miennes propres. Ta conscience, ce juge impartial, t'en dira cent fois plus que ne pourroit t'en dire une amie toujours portée à l'indulgence, & qui voudroit ménager ta délicatesse. Adieu, chere & tendre amie; ce ne font pas des visites qui m'obligent aujourd'hui de te quitter, c'est le fils ané de monsieur d'Albi qui est malade. Ce pauvre enfant a tant de plaisir de me voir dans sa chambre, que j'y vais le plus que je puis, malgré la répugnance que j'ai pour la maladie dont on le soupçonne attaqué; on croit que c'est la petite vérole. Si tu voyois les transes du pere & sa reconnoissance pour mes soins, tn ne serois point étonnée de l'effort que je fais. LETTRE XXXIII.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI. LE courier est arrivé; pas un mot de la main du chevalier. Saintré me marque que mes lettres lui avoient donné une si grande joie, qu'elles lui ont causé une révolution dangereuse, puisque sa fievre est considérablement augmentée; ce qui a décidé son ami à l'empêcher d'écrire. Haut-il hélas que je tremble sans cesse pour ses jours! Eh que sçais-je encore si l'on ne me deguise point une plus funeste vérité?......, Dieu! quand finiront mes allarmes? je suis dans la plus terrible agitation jusqu'à ce que j'aie reçu d'autres nouvelles. Elles ne tarderont pas, si j'en crois les promesses du zélé Saintré: mais Henriette, songe qu'il y a cinquante lieues de distance entre Luzan & moi, & quelque diligence que l'on fasse, on ne peut venir assez tot au gré de ma tendre impatience. Pas une amie qui ait une maison pres du comte. Ah! si je poutvois en être voisine pour uu jour, oui, un seul jour, je m'estimerois heureuse! j'aurois plus de confiance a ce que me rapporteroient les personnes qui l'auroient vu uu quart d'heure avant que de me parler; mais je suis condamnée à craindre, à espérer & à douter de tout. O mon Henriette! il n'est rien de plus cruel quie cette situation, aimer jusqu'à l'idolatrie, n'oser se livrer à sa tendresse, ne se permettre de la faire éclater que dans l'affreux moment ou l'on se voit sur le point d'en perdre l'objet....... Chere amie, par pitié ne me parle plus de renoncer à Luzan; je ne me sens plus capable de ce sacrifice, depuis que la mort prête à me le ravir, me l'a rendu mille fois plus cher qu'il ne me le fut jamais. Tout mon sang se bouleverse, mon cœur se fond chaque fois que je veux prononcer ces terribles mots: Il ne peut être à moi; il est destiné à une ... Non, je n'y puis plus autre... consentir, il n'y a que la mort qui puisse nous séparer desormais, je le sens: si j'interroge mon cœur, il me dit que j'ai assez fait pour la vertu, qu'il doit m'être permis de suivron penchant & de ne m'occnper que de mon bonheur. Si ce raisonnement te paroissoit faux, il prouveroit que la conscience même n'est pas à l'abri des séductions de l'amour: car voila sincerement ce que la mienne me dicte deputis le fatal coup que le chevalier s'est porté. Tu veux que je n'oublie point l'inflexibitité du comte, mais souviens-toi, chere Henriette, que c'est mon courage, mes ordres trop rigoureux qui ont plongé l'épée dans son sein: irai-je le désespérer une seconde fois? lon, non, quioique tu sois assez cruelle pour vouloir me persuader que son amour est affoibli, je ne le croirai point, je l'aime trop pour n'en pas être aimée avec la plus ardente passion, mon cœur me répond dusien. La seule chose que je desire aujourd'hui, c'est le rétabliment de sa santé & la rupture de son mariage Saintré ne m'a pas dissimulé qu'il croyoit ce dernier point impossible, à moins que luzan ne feignit de se rendre aux volontés de son grand-pere, & ne quittât le royaume. Ce parti est affreux, je l'avoue; mais il me semble qu'il le setois moins que de nous voir séparer pour toujours..... Tu gémis, chere Henriette, de me voir si foible, mais ne te presse point e me condamner. Peut-être que, rassurée sur les jours de mon cher Luzan, je retrouverai la force nécessaire pour me conduire d'une maniere digne de ta tendre & sincere amitié: sois sûre que j'y ferai tout mon possible. Tu l'avois presque deviné, le baron ne faisoit point faire d'habit pour lui; mais, ce qu'il nomme sa grande livrée pour ses gens, & un vis-à-vis magnifique; il roule depuis deux jours; il n'y a pas de fauxbourg, de boulevard, de promenade dans Paris, oû il ne se soit montré. Les soirs, c'est une liste éternelle à son cocher pour le lendemain. Hier matin il vint dans ma chambre pour me faire hommage, dit-il, de sa nouvelle acquisition. Il ajouta même qu'il la destinoit à mon usage, voulant que j'eusse mon carosse à moi, si j'y consentois. La proposition étoit insidieuse, & comme je vis qu'elle n'étoit faite que pour entrer en matiere sur le redoutable sujet, je feignis ne pas l'avoir entendue, & je demandai à voir la voiture.... Les peintures sont d'une extravagance .... Imaginetoi qu'il s'est fait représenter en berger, vétu de blanc & couleur de rose, jouaht du chalumeau un genoux en terre devant l'amour, comme tu sçais que nous l'avons surpris quelquefois dans son cabinet de giaces...... vous voyez, me dit-il, qu'en toute occasion je révere le dieu du sentiment que vous m'avez inspiré........ Comme le carosse est extrêmement riche & beau en générai, je lui donnai tant d'éloges sur son bon goût, sa magnificence, que les vapeurs de cet encens absorberent heureusement ses tendres feux. Tu m'as appris le vrai secret d'étouffer son amour; il ne faut qu'alimenter sa vanité. Avec cette recette, je commence à me flatter de le guérir, ou du moins de faire une grande diversion à ses idées conjugales; ce qui est la seule chose que je redoute, parce qu'étant tres honnête & fort réservé, ses expressions galantes ne m'affligent que lorsqu'elles sont le résultat de son projet de mariage: sans cela, je trouve qu'il m'amuseroit par ses tournures romanesques. Enfin, le voila occupé plusieurs jours à parcourir ses connoissances, cherchant par-tout le tribut de son équipage & de la grande livrée neuve. Je suis sûre que quand il est quelque part, il a toujours vingt commissions à donner à ses gens, pour avoir occasion de les faire voir à l'assemblée. Mais cette sensation épuisée, que lui restera-t-il? rien sans doute: & le vuide de son esprit le ramenera au besoin de son cœur, & la pauvre Elisabeth sera persécutée de nouveau. Tu passes donc ta vie, chere Henriette, à être garde-malade. L'excellence de ton cœur te fait partager les maux de tous ceux qui t'environnent. Que monsieur d'AIbi doit t'aimer & plus encore t'estimer, par l'attachement que tu rontres pour tous les siens! S'il n'a pas encore trouvé en toi les divins feux de l'amour, tu l'en dédommages bien par les preuves constantes de la plus tendre amitié. Que tu parois respectable à mes yeux! Tu remplis les devoirs de mere sans l'être, tu remplis ceux d'épouse & de fille, comme si tu étois conduite par le plus vif amour. Chere amie, que ne puis-je penser sans cesse à tes vertus! elles font une impression si vive sur moi, qu'elles me rendroient capable de suivre la raison qui m'a abandonnée depuis le funeste désespoir du chevalier ........ Ah! je vois toujours cette cruelle épée prête à se replonger dans son sein, & je veux l'en préserver à quelque prix que ce soit. Plains ton Elisabeth, mais ne la condamne pas, elle est trop malheureuse. LETTRE XXXIV.De Madame d'ALBI, à ELISABETH. Je serois vivement allarmée pour ta gloire, chere Elisabeth, si en effet tu n'étois plus capable d'écouter la raison; mais, je suis si sûre de la sagesse de ta conduite, quand les circonstances l'exigeront, que je n'ai nulle inquiétude pour l'avenir, malgré ta propre défiance. Je sçais tout ce qu'un cœur tendre se permet en spéculation; mais tu m'as convaincue que l'honneur met toujours un frein à cette licence intérieure, lorsqu'il s'agit d'exécuter. Je suis donc bien éloignée de te faire un crime de tes fatteuses chimeres; conserve-les, puisque leur illusion adoucit tes peines; mais je réponds, encore un coup, que jamais tu ne les réaliseras aux dépens de la vertu. Le moyen, dont s'a parlé Saintré, est un projet qui ne peut être conçu que par un bon cœur, plus occupé du bonheur passager de ses amis que du bien général. Mais toi, chere amie, ont l'ame est susceptible de tous les sentiments tendres & vertueux, tu ne souffrirois point que Luzan, quand il en auroit la liberté, s'exilt de sa famille, de sa patrie, errât misérablement loin de tout ce qui lui est cher, dans le vain espoir de vous réunir un jour: trop d'obstecles s'opposent à de si doux nœuds. Tu ne peux que berçer ta douleur & non la calmer par l'espérance... Mais, n'appuyons pas sur ce chapitre, tu me traiterois encore de cruelle au moment même ou je t'aime avec la plus vive tendresse; car, tu ne sçaurois concevoir tout ce que je souffre d'être éloignée de toi dans cette occasion; tes malheurs augmentent le chagrin de notre séparation. Je me persuade toujours qu'étant pres de toi, il ne t'arriveroit pas des choses si fâcheuses, tu éprouverois la moitié moins de peine. N'est-il pas vrai, chere Elisabeth, que cette pensée est douce & affligeante tout à la fois? Sans la maladie du fils de monsieur d'Albi, je serois à Paris, j'en avois obtenui la permission pour huit jours; mais, le sort ne se lasse point de traverser mes projets, chaque fois que je dois jouir du bonheur de te voir. Qu'opposer à ses rigueurs? La patience seroit le vrai remede; mais, mes larmes sont ma plus ordinaire ressource; encore faut-il les cacher à un mari, dont l'extrême bonté livre quelquefois de douloureux combats à mon cœur, parceque, des qu'il s'apperçoit de ma tristesse, il est toujours prêt à tout sacrifier pour combler mon unique desir. Sa charge, sa famille, il veut tout abandonner pour me conduire aupres de mon Elisabeth. Juge combien je serois méprisable, si j'abusois de sa rare amitié: mais aussi, le cruel role que tant de ginérosité me contraint de jouer! Je le prie, contre le vœu de mon cœur, de ne jamais songer à quitter ersailles, si cette démarche portoit la moindre atteinte à la fortune de ses enfants. L'affreux supplice, que de s'opposer sans cesse à une chose que l'on souhaite ardemment! Il faut que je t'avone une mauvaise pensée qui me vient quelquefois à ce sujet. J'imagine que monsieur d'Albi ne se montre si généreux & si indulgent, que pour m'engager à la résignation. Cependant, en réfléchissant sur son caractere, je le crois incapable de détour. Mais, s'il étoit possible que ce ne fût qu'un artifice de sa part, je lerois forcée de convenir qu'il seroit heureusement imaginé pour le bien commun; car, il me conduiroit ainsi scrupuleusement attachée à mes devoirs jusqu'au dernier soupir, en me faisant l'arbitre de mes actions. J'ai vu la belle-soœur de madame de N.... Il y avoit grande compagnie chez elle; ce qui ne lui a pas permis de me parler en particulier comme elle paroissoit le defrer. Elle m'a seulement dit en courant, que le mariage devoit se faire dans peu de jours; que cependant, il y avoit quelques difficultés auxquelles la famille ne se seroit pas attendue. Je lui ai demandé si elle venoit du chevalier. Elle m'a fait un signe de tête & a plié les épaules d'un air si dédaigneux, que je n'ai pu douter combien ma question lui paroissoit déplacée. On s'est mis au jeu, je n'ai rien pu sçavoir de plus, mais j'y suis invitée à souper la semaine prochaine. Tu peux compter que je serai instruite de tout, & Dieu sçait si mon Elisabeth l'ignorera longtemps. LETTRE XXXV.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI. JE suis toute transportée de joie, chere Henriette; une lettre du chevalier que je viens de recevoir, écrite d'une main sûre, me comble de plaisr. Il est convalescent, il se slatte de quelqu'espérance, il m'aime avec uue nouvelle ardeur, & le coup fatal semble avoir encore augmente sa flumme. Oui, depuis que son sang a couilé pour l'amour, il n'existe que par ma tendresse... mais lis toi-mêie, tt verrns comme je suis véritablemet aimée. LETTRE LETTRE XXXVI.Du Chevalier, à ELISABETH. CALME tes alarmes, sensible amante, je suis parfaitement rétabli; ne crains plus pour mes jours: ils te sont destinés, tu y as consenti, cet aveu me rend immortel. J'ai voulu mourir ne ponuvant être à toi. Mon cœur, déchiré par l'inexorable dureté de mon grand-pere, & plus encore par ta cruelle résoution, me fit succomber à mon désespoir. Enchainé par un pouvoir que j'étois obligé de respecter, tremblant pour la disgrace d'une mere trop infortunée, repoussé de mon Elisabeth, la lumiere me devint odieuse. Je ne trouvai de remedes à mes maux, qu'en anéantissant ma fatale existence....... Mais, que tu m'as rendu la vie chere, par les tendres assurances de ton amour! Loin de vouloir désormais en abréger le cours, je voudrois en avoir mille pour les employer toutes à t'adorer, à faire ta félicité, à re rendre heureuse, à sentir le bonheur d'être aimé d'un cœur comme le tien...... Que celui qui te rendra cette lettre est heureux! que j'envie son sort! Je le prévins hier de sa commission, depuis ce moment il n'est pas entré une fois dans ma chambre, que je n'aie éprouvé la plus vive émotion. Je le regarde sans cesse, comme s'il avoit déja une réponse à me donner: il est devenu un être intéressant pour moi; je ne puis lui entendre prononcer ton nom que le cœur ne me paspite. J'ai toutes les peines du monde à cacher mon trouble, à retenir mes transports quand je songe qu'il te verra, qu'il jouira de ta divine présence; qu'il entendta ce son de voix enchanteur, plus ravissant pour moi que la mélodie céleste .... Le profane sentira t-il un si grand bonheur? non, il n'y a qu'un amour pur & sincere comme le mien, qui soit capable de rendre un digne hommage à tes divins attraits. Si je n'étois surveillé comme un captif, de qui on relâche seulement un peu depuis hier les fers, je volerois à tes pieds.... Ah! Elisabeth, tu lirois dans mes regards l'exces de ma tendresse & de ma reconnoissance; car, je sens que toutes les facuités de mon ame ravies, enchainées par le sentiment, m'âteroient l'usage de la voix. Mais, envain cinquante lieues nous séparent, mon cœur est dans tous les lieux que tu habites. idellement attaché à tes pas, il prend part à tout ce que tu fais. Si tu lis, si tu peins, dessines ou écris, mon ame ardemment unie à la tienne, te suis dans tous tes exercices. Pour tromper la cruelle absence, je me retrace sans cesse tes amusements, tes occupations; aussi-tot, attiré par un charme séducteur, je suis à tes cotés ou à tes pieds, contemplant avec extase les graces inexprimables de ta personne; sur-tout, je me transporte souvent à cette place chérie, pres de la fenêtre ou tu ne permettois qu'aucun autre que le fortuné Luzan s'assit. Je me rappelle avec délices les jours heureux que nous avons passés à nous parler avec confiance, exprimer par nos regards notre mutuelle tendresse... ... Moments pleins de charmes, quand reviendrez-vous?..... Hélas! je l'ignore; cependant, je ne suis pas sans espoir. Le comte à l'air moins sévere depuis deux jours. On m'a laissé aujourd'hui promener seul dans le parc, faveur qui ne m'avoit pas encore été accordée depuis l'inslant ou l'on voulut ravir ma liberte; ce qui suppose que ma fuite ne feroit plus autant de peine. J'ai témoigné au comte, mon inquiétude sur ce que penseroit ma mere de mon silence; il m'a dit que peut être je serai bientot à portée de la tranquilliser par ma présence. Ce peu de paroles a répandu la joie dans mon ame, & à fait naitre une espérance, que j'ai craint de détruire en en demandant l'explication. Mais, quoiqu'il puisse arriver, je peux tout supporter avec l'assurance de ta foi; tu me l'as promise, chere Elisabeth, & tes tendres serments écrits de ta main, dictés par ton sincere cœur, ne seront point démentis par de nouveaux scrupules. Je ne doutai jamais de ta tendresse, depuis l'instant heureux ou ta bouche adorable m'en fit l'aveu; mais, tu ne l'as jamais fait éclater comme dans cette circonstance. Les premieres lignes, que j'ai pu lire de toi, m'ont rendu l'amour de la vie. Ah! tendre amante! si tu sçais bien aimer, tu sçais encore mieux le dire. J'ai relu mille fois ta derniere lettre, celle ou tu consens que je vive pour être à toi, & oû tu promets de te conserver jusqu'au tombeau pour ton fidele Luzan. Je porte celle-la dans mon sein, elle ne me quitte plus an moyen d'un ruban qui la retient sur mon cœur; & si ce cœur, qui est tout à toi, ne brûloit du plus pur amour, les témoignages de ton innocente flâme auroient ne vertu pénétrante, ils épureroient mes sentiments & les rendroient aussi spirituels que les tiens: mais, tu n'inspires rien que de conforme à l'honnêteté de ton ame. Si mes espérances ne sont point déçues, & qu'il me soit permis d'aller à Paris, alors je te ferai part d'un dessein dont l'exécution combleroient tous mes vœux, si tu l'approuves. J'ose me flatter que tu ne résisteras point à mes tendres sollicitations; Saintré pense comme moi, c'est le seul moyen d'assuxex notre félicité. J'attends avec inquiétude l'effet des demi-promesses de mon grand-pere; mon impatience est extrême, quoique je passe les jours & une partie des nuits à parler de mon Elisabeth à mon cher & fidele ami. Hélas! je serai peut être bientot privé de cette douce consolation; il sera obligé de faire un voyage en Angleterre oû il a une partie de sa famille, pour régler des affaires d'intérets. S'il n'étoit pas ici, il ne me seroit plus possible de t'écrire, je craindrois qu'on interceptât les lettres. Quoique le comte semble toujours regarder la marquise comme l'unique auteur de ma résistance, j'ai trop fait connoitre combien le résultat de ce soupçon m'affligeroit. Mais, en prenant les mesures que je me propose, j'épargnerai à ma mere un malheur, & & à moi l'horreur de mon cœur... O mon Elisabeth, que nous passerons d'heureux jours, si tu exauces mes vœux! Crois qu'au premier instant de liberté, je volerai sur les rapides ales de l'amour pour te faire part de mon projet. eçois mille tendres baisers de ton amant, accor Je lui en un seui; c'est une faveur qu'il n'oseroit demander s'il étoit plus pres de toi: ta pudeur, mon respect, retiendroient les transports de mon ardente flâme; mis, cinquante lietes sont un si terrible obstacle, que tu ne peux me resuser ce tendre gage sans m'exposer à plus de témérité. EH bien Henriette, suis-je tendremnent aimée? dira tu encore que son amour est affoibli? tu ne lui as jamas rendu une entiere justice. Cependant, que de preuves il m'a déja données d'un véritable uttachement! Que penses-tu de la conduite de son grand-pere? il le traite avec moins de rigueur, il lui laisse plus de liberté, il le flatte d'être bientot à portée de tranquilliser la marquise. Je tire un bon augure de ce changement ...... Mais, quel peut être ce projet dont parle le chevalier & qu'il ne m'explique pas? je t'avoue que je le tiens un peu pour suspect, puisqu'il differe à m'en instruire, jusqu'au moment oû il me verra. Je desirerois fort le sçavoir; mais ma crainte est presqu'aussi vive que ma curiosité, ce qui m'a retenue d'en demander l'explication. Enfin, je prendrai patience sur cet article, trop heureuse d'être tranquille sur le plus important; la vie de mon eher Luzan n'est plus en danger, il se porte bien. Ce bonheur est si grand pour moi, qu'il me tient lieu de tout en ce moment...... Mais hélas! je n'en aurai pas joui huit jours,qu'il faudra quele chose de plus à mon cœur; triste esset de l'instabilité de nos desirs; & je crois que de toutes les passions humaines, celle de l'amour est la plus insatiable. Il n'est donc pas étonnant qu'une faveur obtenue en fasse sou... Chere haiter mille autres.... Henriette, je commence à sentir qu'il n'y a que la vraie amitié qui puisse remplir le cœur sans le seours des nouvelles circonstances: la tienne fit toute ma félicité penant plusieurs années; cortente de e voir, chaque jour étoit égaleent heureux pour moi; mille esirs inquiets ne troubloient point mon repos comme à présent. Ah! si tu connoissois tous ceux qui assiégent un cœur tendre, les perpétuels combats qu'il faut se livrer à soi-même, tu trouverois ma situation plus péable que la tienne. Je conçois qué'les sacrifices que tu fais à ton mari, à ses enfants, doivent te coûter beaucoup; mais au moins, tu as la certitude de faire leur bonheur; & moi au contraire, lorsque je triomphe de mon penchant, je sçais que j'asssige celui qui m'est plus cher que la vie.... Il faut que la vertu ait bien des charmes, & qu'elle rende réellement heureux, puisqu'on est quelquefois capable de la préférer à tout ce qu'il y a de plus flatteur pour les sens. Les difficultés dont t'a parlé la belle-sœur de madame de N... joint à la lueur d'espérance que le comte a donnée à son fils, me font ... hélas parce que imaginer... je le desire! un favorable dénouement. Peut-être que la superbe famille est offensée, comme Luzan l'avoit prévu, des longs délais; & que cela lui fait craindre de commettre sa dignité, en s'alliant avec un homme qui n'a pas saisi avec transport l'honneur de leur appartenir. Si cela étoit, Dieu que je serois heureuse; & que j'aurois bientot oublié tous les maux que l'amour m'a causés! Tache de voir la belle-sœur de madame de N.... avant que de me faire réponse; les éclaircissements, que tu pourras en retirer, me mettront à portée de sçavoir ce que je dois craindre ou espérer. T'avouerai-je, chere Henriette, que ton séjour à ersailles est préférable pour moi dans cette circonstance, à celui que tu aurois fait à Paris, parce que je suis plus tranquille sur les événements, & que je suis bien persuadée qu'il n'en peut arriver aucun, que ta vigilante amitié ne m'en informe par la voix la plus prompte; ce qui me délivre en partie des tourments de l'incertitude. Je t'offre-là un singulier motif de consolation, pour modérer la tendre impatience que tu as d'être auprês de moi. Mon empressement est égal au tien; mais, je sens & j'en rougis, qu'un intérêt plus puissant l'emporte.... Pardonne à ton Elisabeth cette espece d'infidélité, c'est l'amour malheureux qui m'y contraint; & mon cœur, j'en suis sûre, te vengera un jour de son involontaire perfidie. Il souffrira plus que le tien d'être séparé de toi. Ecris moi le plus tot possible: mon Dieu! que vas-tu m'apprendre? LETTRE XXXVII.De Madame d'ALBI, à ELISABETH. CHERE Elisabeth, tu es inquiette de ce que je vais t'apprendre...... Je te dirois volontiers, réjouis toi, je vais mettre le comble à ta joie en t'instruisant de tout ce qu'on m'a dit; si; malgré de si heureuses apparences, je ne voyois toujours le glaive de la douleur aux environs de ton ame. n obstacle vaincu, un malheur échappé, il en renait mille, lorsque la fortune, comme je te l'ai déja dit, est la barriere qui sépare deux cœurs. Ne me sçache pas mauvais gré, ma bien-aimée, de troubler la douceur d'une bonne nouvelle par mes tristes réflexions: je ne te les communique que parce qu'elles sont un antidote contre le délicieux poison de l'amour; il fera moins de ravage dans ton ame, quand tu songeras que des circonstances fâcheuses te forceront tot ou tard à renoncer à ta tendresse ..... Je prévois que tu vas encore me donner le nom de cruelle; donne m'en de plus odieux si cela te soulage, je n'en serai point blessée, pourvu que tu sois plus modérée dans tes tendres sentiments pour le chevalier...... Tu frémis d'impatience de sçavoir ce que j'ai à t'apprendre; calme un peu cette impétuosité, il est indispensable que tu essuies le ... Ce n'est en vépréambule...rité pas méchanceté de ma part; mais, comme il est nécessaire de suivre l'ordre des choses pour te mieux informer de ce que je sçais, il faut que tu sçaches aussi la maussade sçene qui précéda l'éclaircissement que tu desires tant de sçavoir ..... J'allai hier chez la belle-sœur de madame de N.... Il y avoit déja beaucoup de monde chez elle, j'avois un bouquet de roses parfaitement imité. A peine parus-je à la porte du salon, que cette dame se leva pour me recevoir, & jettant sans doute les yeux sur mes fleurs, porta une de ses mains au nez, & de l'autre me fit des signes redoublés pour m'empêcher d'avancer. Ne soupçonnant pas d'abord que mon bouquet étoit la cause innocente de ses convulsions, bien sûre que je n'avois pas d'odeur parce que je n'en porte jamais, je restai interdite n'osant changer de place, ne sçachant que penser: je sentis le rouge me monter au visage: mon embarras, je dirois presque ma honte étoit extrême...... Pardonnez.... madame.... me dit la belle-sœur en témoignant faire un grand effort ... je suis d'une sensibilité ..... Puis tendant le bras & les doigts toujours avec des mouvements convulsifs, elle désigna mon fatal bouquet...... Ah! je me murs, s'écria-t-elle, en se laissant tomber dans un fauteuil ...... Je le détachai de mon côté & m'approchai pour le faire voir à une dame de l'assemblée...... Reprenez vos sens, ma chere, dit-elle à la mourante, ouvrez les yeux, vous verrez que ce sont des roses artificielles... Alors, toutes les femmes empressées autour d'elle, s'acquittant d'un double emploi, lui présentoient des sels, se tournoient de mon cté, plioient les épaules, rioient, & Dieu sçait si les épigrammes furent épargnées quand elles eurent plus de liberté.... ... La belle-sœur ouvrit enfin languissamment ses beaux yeux, qui avoient été voilés par la pénétrante exhalaison de mes roses simulées...... II est inoui, dit-elle en conservant une attitude nonchalante, jusqu'oû va mon antipathie pour cette odeur..... Ensuite s'adressant à moi, je vous fais mille excuses, madame, de ma méprise, j'en suis désolée pour vous; mais elle prouve au moins, combien mes nerfs sont sensibles à la plus légere impression: la-dessus elle sonna, fit venir ses femmes, prétendit avoir besoin de se délasser, une transpiration subite l'y contraignoit, dit-elle. Je la suivis dans sa chambre sous prétexte de l'intérêt que je prenois à sa santé, que j'avois si cruellement dérangée par une inutile parure. Prévoyant que je ne pourrois l'entretenir seule de toute la soirée, je saisis cette occasion..... Mon récit redouble ton impatience; mais son action fit bien plus souffrir la mienne. Néanmoins je la dévorai pour ne pas m'en retourner, sans être instruite de ce qui t'intéresse......Les lacets coupés, le linge changé, la nouvelle décoration achevée, les esprits bien revenus, je demandai, comme au hazard, oû en étoit le mariage de mademoiselle de N.... Oû il en est, me repliqua-t-elle d'un air de surprise? ne vous ai-je pas dit la derniere fois que je vous ai vue, que tout étoit prêt à se rompre. -- Non, madame, vous ne m'en parlates point. -- Eh bien, je crois, ma chere madame d'Albi, que tout est dit maintenant; ma belle sœur & toute la famille n'y pensent plus: je n'y ai pas peu contribué. ous seriez-vous imaginée que le comte de-, qui certainement n'auroit pas dû se rendre difficile sur les arcicles, s'alliant avec une maison aussi illustre; croyez-vous qu'il prétendoit ne donner qu'un carosse aux deux époux, sans doute pour qu'ils fussent toujours ensemble comme deux fidelles colombes? ce ridicule n'a jamais été admis dans la famille, & je ne souffrirai pas qu'il s'y introduise.... Est-ce-là l'unique cause de la rupture, lui dis je, le cœur plein d'une joie qui ne peut être comparée qu'à celle que tu aurois ressentie toi-même?..... Elle seroit suffisante selon moi, ajouta la belle-sœur, mais il y en a encore une plus outrée: c'est que le grand-pere du chevalier, tout splendide qu'il est dans sa maison, ne promet que pour dix mille écus de diamants à sa brue, à une femme qui seroit obligée de paroitre à la cour, & qui, au premier jour, auroit le tabouret chez la reine; c'est ne chose sur laquelle le gendre de madame de N...... peut compter; mais, je vous avoue que la derniere clause du comte m'a si fort choquée, que j'ai fort conseillé à ma belle-sœur de ne point conclure. Les affaires en sont-là; & à moins qu'on ne se détermine à donner deux équipages, vingt mille écus de diamants, trois laquais, deux valets de chambre, trois femmes; & tout cela stipulé sur le contrat, je vous réponds que ce mariage n'aura jamais lieu. Il se présente des partis préférables, pour la naissance, au chevalier, & je ne vous dissimule pas que quoique ma niéce ne soit ni riche, ni jolie, ni spirituelle, elle est tres recherchée.... Ici, la belle-sœur jetta un coup d'œil sur son miroir. ous devinez, repritelle, en faveur de qui on desire l'épouser? Je vous avoue que nous n'aurions pas songé au chevalier, si la seconde femme de son grand-pere qui est notre parente, se voyant saus enfants, ne nous eut dit que l'unique moyen de faire passer l'immense fortune de son mari dans notre famille, étoit de marier le petit-fils du comte avec sa niéce. Mais, il en résultera tout ce qu'il pourra pour la bonne comtesse, car, c'est vraiment une excellente femme, je ne suis point d'avis que l'on conclue cet hymen, si l'on ne rempli les conditions dont je vous ... Mes raisons sont ai parlé.... victorieuses, n'est il pas vrai madame d'Albi? Et me prenant par la main, allons rejoindre la compagnie, ne la privons pas plus long-temps de votre aimable présence... Vous me ferez l'honneur de venir diner jeudi, promettez-le moi, je vous aime infiniment, l'on peut tout vous confier; vous êtes de toutes les femmes la plus discrete.... Ne trouve-tu pas, Elisabeth, que je justifie bien son opinion? mais, ce n'est pas ma faute, elle n'a pas mêIe même songé à me demander le secret. Tu m'absous sans doute pour cet article, comme aussi pour la mortelle impatience que je t'ai causée avant que de te mettre au fait d'une si favorable conjoncture.... C'est bien pour le coup que tu dois te féliciter de mon séjour à ersailles, & je t'apprends des choses qui valent bien le projet de Luzan, que tu ignores, & que je brûle de sçavoir. Mais à propos, j'oubliois que je ne veux pas te dire un mot sur toute cette lettre; c'est ma vengeance pour les aveux & les comparaisons que tu y sais. Et le brillant baron, tu ne m'en parles plus. On peut maintenant badiner de son amour, puisque tu n'en es plus obsédée. Il se refroidit surieusement, & je crois que pour achever de glacer son cœur, il ne faudroit que mettre le feu à son superbe carosse, & lui fournir l'occasion d'en montrer un plus beau... Cet homme là, ma chere, est de tous les amants importuns le moins haissable, puisque les objets les plus frivoles captivent son ame. Une boite dorée, de beaux chevaux, une belle livrée à étaler au public, délivrent de sa présence. Au reste, il a raison dans son systême: le tribut d'éloge qu'il reçoit pour son attelage, son vis-à-vis, ses grands laquais, n'est-il pas plus flatteur pour un cœur comme le sien, que le triste emploi de soupirer infructueusement aupres d'une ingrate? oui ingrate, car tu l'es même pour ton Henriette; mais, je te le pardonne, pourvu que t sois heureuse & que tu m'apprennes bien vite, bien vite le mystérieux projet du chevalier. LETTRE XXXVIII.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI. O MIRACLE de bonheur, joie inexprimable! ce moment rachete tous mes soupirs, essuie toutes mes larmes! Henriette, que je suis heureuse d'aimer! jamais, jamais mon cœur ne sentit de plaisir aussi grand que celui dont je jouis depuis un quart d'heure......Que je relise encore cette prêcieuse lettre!.... Mes yeux ne m'ont point abusée; non, chere amie, cela est bien vrai: je l'ai lu & relu dix fois; Luzan n'épouse pas mademoiselle de N.... Il me l'écrit, la rupture est certaine; le comte lui-même la lui a annoncée sans lui en expliquer la véritable cause. Il s'est contenté de lui dire que des raisons particulieres, oû sa répugnance ni celle de sa mere n'avoient point de part, le dispensoient de remplir les engagements qu'il avoit pris; que madame de N.... avoit jugé à propos de lui rendre sa parole, que c'étoit elle qui avoit rompu la premiere; qu'il en étoit extrêmement fâché, parce qu'il n'espéroit pas trouver une alliance aussi conforme à ses vues: qu'au reste, il lui renouvelloit la défense de faire ses veux. Sans doute le pauvre chevalier n'a pas osé reparler de sa chere Elisabeth, & vraisemblablement il veut appuyer sa demande de la protection de quelqu'ami de son grand-pere. Sans cette supposition, je lui sçaurois mauvais gré de n'avoir pas saisi cette occasion, pour tenter ce que nous pourrions espérer à cet égard: mais, trop content d'être affranchi du joug qu'on vouloit lui imposer, il a cru devoir attendre une circonstance plus favorable pour parler de son amour, ou peut-être a-t-il craint de détruire une partie de son bonheur, en s'assurant des sentiments du comte. Enfin, je sçaurai quels ont été ses véritables motifs, car il m'assure que dans six jours j'apprendrai de sa bouche le projet qu'i médite, pour mettre le comble à notre félicité...... Dans six jours je le verrai, chere Henriette, conçoistu qu'elle est ma joie? ...non, il faut aimer comme Elisabeth pour sentir l'exces de son bonheur & les transports ravissants de son ame..... Je le reverrai: ah! mon cœur vole au-devant de ses pas.... Mais, que dis-je? n'a-t-il pas suivi leurs traces? ai-je pu m'en séparer un seul instant? ignorant les lieux qu'il habite, je m'en suis fait un idéal. Combien de fois me le suis-je représenté dans cette bibliotheque, aux genoux de son grand-pere, implorant sa pitié, noyé de larmes; se trainant à ses pieds, sans toucher cette ame insensible. Et, que plus souvent encore, je le vois dans sa chambre privé de sentiment, cette détestable épée tranchant presque le fil de ses jours adorés, son sang sortir à grands flots, couvert d'une paleur mortelle; prêt à exhaler son dernier soupir, sa vie & la .... Pourquoi, chere mienne.... amie, me retraçai-je sans cesse ces déchirantes images? quel est donc le charme de ce triste spectacle? je ne puis me défendre d'y songer, d'en pénétrer mon cœur; il m'attendrit, il me fait frissonner, il glace mon sang dans mes veines, & cependant mon ame se livre toute entiere & se plait à ses douloureuses situations .... O amour, il n'appartient qu'à toi de mêler des douceurs aux maux les plus cruels. Il n'est point de situation sous ton empire, qui n'ait quelqu'attrait pour celui dont les sentiments sont purs & constants. Tu es induigente, chere Henriette, tu excuses ta trop sensible amie, de se laisser entrainer au torrent de délices dont son cœur est submergé; tu ne sçaurois me faire un crime de l'exces de ma joie: mes pleurs ont coulé tant de fois pour obéir à la raison; j'ai fait de si pénibles sacrifices, quand mon devoir l'exigeoit, qu'il est bien juste que je goûte un moment de félicité. Qui sçait hélas si elle sera durable! Permets que j'en jouisse sans trouble, sur-tout sans reproches, pendant ce court espace que le destin jaloux a peut-être limité. Cependant, il est à présumer que nous n'avons plus à redouter ce fatal mariage, & il y a grande apparence que les raisons qu'a alléguées la belle-sœur de madame de N.... ne sont pas l'unique cause de la rupture: de pareils motifs sont trop frivoles & même ridicules, pour faire manquer une alliance envisagée comme avantageuse d'une part, & honorable de l'autre...... evois encore, je t'en supplie, cette bellesœursœur; sçache si le carosse, les diamants, sont réellement le seul obstacle, car je ne puis me le persuader; cela est d'une petitesse & d'un misérable difficile à croire.... Je n'ai pas besoin de te recommander de ne point mettre de bouquet de roses artificielles. Le désagréable quart-d'heure que tu as là éprouvé pour l'amour de moi, chere Henriette! Je t'en demanderois mille pardons, si la dame n'avoit subi la peine de sa sottise, & si tu n'avois mis tant de malice à raconter le fait, à faire languir ta pauvre Elisabeth, qui, comme tu l'as bien deviné, brûloit d'impatience.Tu voulois te venger de ma lettre, méchante! Peux-tu te résoudre à affliger un cœur qui t'aime autant qu'il soit possible d'aimer, qui n'a existé que pour toi jusqu'au moment oi il a connu l'amour, & qui se partage encore également, entre la plus vive passion & la tendre amitié que tu lui as inspirée? Voudrois-tu le punir de te confier ses plus secrets mouvements? voudroistu me forcer à la dissimulation? si cela étoit, je n'aurois plus rien à te dire. Ah Henriette! il faut que je me fasse violence pour ne pas te nommer cruelle, sur-tout quand je songe aux craintes que tu ne cesses de voutoir m'inspirer sur les suites de ma tendresse. Tu vois que j'ai eu raison. Tout n'est-il pas aujourd'hui dans les plus heureuses dispositions? Nas, chere amie, je compte dans fix jours t'apprendre.....mais ne nous flattons pas trop. Le projet, dont Luzan me fait un si grand mystere, me fait trembler quand j'y songe. Cependant, je le crois incapable de me proposer des choses contraires à mon devoir. Ma gloire est à lui, voudroit-il porter atteinte à son propre bien. Non, c'est un dépot sacré, confié à son honneur, à son amour, il le respectera éternellement; j'en ai la conscience intime. Mes craintes sont done un vain phantême, que mon imagination trop active enfante, pour le seul plaisir de les détruire. Si je ne t'ai pas parlé du baron dans ma derniere, c'est que je n'y songe guere quand il me laisse tranquille. C'est le sort des amants malheureux; on ne pense à eu, qu'au moment ou ils importunent: mais il est bon de te dire que mon cher oncle ne se met presque plus dans ce cas, il est toujours suspendu dans le tourbillon soutenu par le seul nuage de sa vanité, dont le voile officieux cache, au vulgaire pour un temps, le tuf de l'homme. La seule chose que je crains pour lui & plus encore pour moi, c'est le poison des dégoûts & des mortifications que certaines gens, qu'on nomme fléaux de la société parcequ'ils sont sinceres, font avaler à ceux qu'ils voient trop pleins d'euxmêmes. Le remede est violent, l'on se condamne à la solitude pour le laisser opérer. Que faire pendant cet intervalle, qui est une espece de néant pour ceux qui ont contracté l'habitude de vivre hors d'eux-mêmes?... ... oila quel sera le fort du baron, je le prévois, je m'y attends. Tu conçois qu'alors l'heureuse Elisabeth d'aujourd'hui sera fort mécontente. Ine humeur insupportable, ou un amour encore plus fatiguant, seront les fruits de cette triste retraite.......Mais, c'est me tourmenter inutilement; peut-être qu'avant ce temps-là mes vœux seront comblés. Parvenue à ce bonheur, quels désagréments ne supporterois-je pas patiemment! Oui, je puis tout souffrir étant la fidele compagne de mon cher Luzan. Divin espoir!tu me fais oublier tous mes maux, & fais disparoitre ceux que la fâcheuse crainte voudroit me préfager!...... Chere Henriette, songes-tu que je le reverrai dans six jours. Que ce terme va me paroitre long! & combien de fois ma tendre impatience pressera-t-elle les heures, avant que d'obtenir celle ou je dois voir mon cher Luzan, les délices de ma vie! Ah chere amie! que mon bonheur seroit grand si tu venois le partager! Je sens qu'il sera imparlait, si je suis privée de ta présence: elle seule peut y mettre le comble. Oui, tels sont les charmants effets de la sincere amitié, elle dimintue les peines & augmente la félicité des ames sensibles...... Marque-moi donc, je t'en conjure, si cette maudite charge se vendra bientot, ou si tu peux du moins venir passer quelques jours à Paris. Tu ne m'as plus parlé de la maladie du fils de monsieur d'Albi; sans doute il est rétabli: ainsi rien ne t'empêche de te rendre à mes instances. Je t'embrasse mille & mille fois, sous condition que tu viendras bientot me le rendre......A propos, j'oubliois de te dire quelque chose, qui ne m'est pas indifférent. Mon oncle m'a menée ce matin à la messe des euillants; en entrant dans l'église, je lui ai vu saluer des dames, d'un air d'ancienne connoissance: je lui ai demandé qui elles étoient, il m'a dit que c'étoit madame & mademoiselle de N.... Je n'ose te dire combvien je l'ai trouvée laide, tutme ferois trop de méchancetés à ce sujet. Je suis bien aise que la lettre de la marquise te l'ait appris avant moi; mais ce dont elle n'a point parlé, c'est un air ignoble & béte que mademoiselle de N..... posséde au-de-là de toute expression. En vérité, le chevalier auroit été trop malheureux de l'épouser, à moins qu'elle n'ait un caractere dont la bonté répare les défauts de sa personne; mais ce n'est pas ce qu'en dit la mere du chevalier, qui le feroit présumer. Tant pis poux elle. Adieu encore une fois. LETTRE XXXIX.De Madame d'ALBI, à ELISABETH. lL est certain, chere Elisabeth, que ce mariage qui t'a fait verser tant de larmes, qui t'a tant coûté d'effsorts, qui m'a donné lieu d'admirer ton courage, qui t'a rendue mille fois plus chere à mon cœur; il est tres vrai qu'il n'en est plus question. Je t'en félicite & veux bien t'épargner, puisque tu l'exiges, le tableau des obstacles qui te restent à surmonter. Celui-là est absoltment vaincu, tu en es sûre & moi aussi; car, j'ai vu la belle sœur de madame de N..... qui m'en a confirmé la nouvelle, sans me mettre dans la nécessité de lui faire des questions. Elle m'a dit qu'elle étoit comblée d'être parvenue à faire manquer une alliance qui n'auroit répandu aucun éclat sur la famille, puisqu'on vouloit confiner sa niéce neuf mois de l'année dans un château. -- ous avez eu sans doute, lui dis-je, des raisons encore plus considérables que celle-là. -- Non, repliqua-t-elle, pas d'autres que celles dont je vous ai parlé la derniere fois, excepté que nous prétendions que ma niéce eût sa maison, parce qu'il est tres désagréable pour une jeune femme, d'être sous la tutelie d'un vieillard inquiet, impérieux. C'est déja trop d'être contrainte les premieres années de se prêter aux idées d'un mari. Le comte vouloit que les jeunes époux demeurassent chez lui, il est sort âge, sujet à la goutte; desorte que le passe-temps le plus ordinaire de ma niéce auroit été de tenir compagnie au bon papa. Ah! je vous avoue qu'il y a de quoi excéder de vapeurs une jeune personne, & vous conviendrez, madame, que cet état d'existence n'est point fait pour un être pensant & destiné à vivre à la cour. Je ne suis point étonnée, lui dis-je, que le comte ait desiré avoir ses enfants aupres de lui: c'est la plus douce consolation des dernieres années d'un pere. Il n'est point effrayé de la mort, parce qu'il croit renaâtre chaque fois qu'un nouveau rejetton vient assurer sa postérité; & quand la source des plaisir est tarie pour lui, celui-là seul conserve quelque charme pour son cœur; mais, par cette même raison, je ne conçois pas comment le comte a pu refuser de souscrire aux autres articles...... Il l'a fait, madame, soyez-en sûre. J'ai vu toutes les lettres, il s'en tient toujoux à un seul carosse; il ajoute seulement dix mille livres pour les diamans. Ma belle-sœur n'a pas hésité sur mon avis, de lui rendre sa parole; ainsi, c'est une affaire parfaitement rompue. J'en suis fâchée pour la bonne comtesse, qui y perd des avantages assez considérables, que la famille lui faisoit en faveur de ce mariage; mais, au reste, elle est d'un caractere si opposé aux notres, elle vit si loin de nous, qu'il est naturel que nous préférions ceux qui nous environnent. Tu devines sans doute, ma chere, que ne prenant nul intérêt à la bonne comtesse, je ne défendis point sa cause. Mon Elisabeth trouvoit trop son compte à tous ces singuliers principes, pour que j'eusse la force d'en combattre un seui. Au cograire, j'applaudissois des yeux ou d'un signe de tête. oila comme l'intérêt personnel nous rend parjures à nous-mêmes; car, si j'avois suivi les mouvements de ma conscience, & qu'il n'eût pas été question du bonheur de ma bien-aimée, j'aurois blâmé hautement les frivoles motifs de la belle-sœur de madame de N....; je lui aurois représenté qu'avec le terps, on auroit obtenu du comte ce qu'on exigeoit de lui; & peut être lui aurois-je persuadé de renouer. Mais, ne voulant que m'assurer de la vérité de ce que le chevalier t'avoit écrit, je fermai mon cœux à tout sentiment de justice. Ne me remercie point de ce petit forfait, je l'ai commis malgré moi; c'est ma tendresse qui m'y a entrainée. Je compte bien aussi que tu me condamneras, c'est à moi de l'expier; je le ferai avec usure, j'y suis bien déterminée: ainsi qu'il n'en soit plus question. J'attends du monde, il faut te quitter pour recevoir ..... qui? je n'en sçais rien; mais je te réponds que qui que ce puisse être, je serai si maussade, qu'on me laissera bientt la liberté de revenir à toi. Me voila délivrée d'une visite que je pourrois nommer agréable, si j'étois désœuvrée. C'est un de ces hommes à prétention, qui vont périodiquement tous les mois donner un nouveau vernis à la réputation de leur esprit, & qui ne vous sont point de quartier qu'ils n'aient dépensé tout le fonds de leur imagination; de maniere, que s'ils revenoient le lendemain dans la même maison, il ne leur resteroit pas de quoi fournir deux minutes à la conversation. Je suis plus empêchée que jamais de satisfaire ton empressement & le mien. De plus de six semaines, je ne puis ailer à Paris: non seulement le jeune d'Albi n'est pas rétabli, mais son frere a aussi la petite vérole; le pere a de si vives inquiétudes, mes soins le touchent à tel point, que je me ferois une vraie peine de les quitter, avant que de les voir dans une parfaite santé..... Tu ne sçaurois croire combien je m'attendris pour ces pauvres ensants, quand je pense qu'ils n'ont plus de mere qui est la plus précieuse personne pour leurs premieres années. Je tâche de les en dédommager autant qu'il est en mon pouvoir. La pitié, la justice me donnent pour eux de vraies entrailles de mere. Je t'assure que si je ne m'étois sentie capable de ces sentiments, je ne me serois jamais déterminée à épouser monsieur d'Albi; car, je trouve ces orphelins assez malheureux de voir à la place de celle qui leur a donné le jour, une étrangere qui, souvent non contente d'usurper une partie de leur fortune, leur ravit encore la tendresse paternelle. Moi, au contraire, j'honore monsieur d'Albi d'être si attaché à ses enfants, & sa vive amitié pour eux me le rend plus ... Ces aimables enfants cher... me rendent bien les sentiments que j'ai pour eux. I y a deux jours qu'étant dans la chambre de l'ainé, je lui faisois respirer des eaux parce qu'il se trouvoit mal: lorsqu'il fut remis, il me dit avec une ingénuité charmante; Ma belle maman que vous êtes bonne! je vous aime de tout mon cœur; que nous sommes heureux que mon bon papa ait eu le bonheur de vous plaire! je le dis souvent à mes cheres tantes, quand elles pleurent leur sœur. Je leur fais part de vos bontés pour nous. Mes récits les consolent, en vérité elles vous aiment autant que ... Comment trouves-tu, moi... Elisabeth, ce pur témoignage de reconnoissance? Ne penses-tu pas, comme moi, que je fuis grandement récompensée de ma bienveillance & de mes soins?.... Qu'il est satisfaisant de sentir que l'on ne fait point murmurer une famille; mais qu'au qu'au conttaire, on obtient son estime, en ne suivant simplement que son devoir! Permets, chere amie, que je mêle ces motifs de consolation à ceux que tu m'offrois dans une de tes lettres, pour modérer le chagrin que j'ai d'être éloignée de toi. Crois cependant que, des que je serai libre, tu me verras. Je suis presque aussi impatiente que toi de voir arriver le chevalier. Ce mystérieux projet, que tu ne peux apprendre que de sa bouche, excite surieusement ma curiosité. J'espere que tu ne me feras pas languir des que tu le sçauras. Je ne te dis rien du baron, il me paroit que vous êtes joliment ensemble. LETTRE XL.D'ELISABETH.à Madame d'ALBI. AH! Henriette, je me réfugie dans tes bras: ton cœur est mon azyle, ta sagesse mon soutien: sauve-moi de ma propre foiblesse...... Je suis encore toute tremblante de ce que jeviens d'éprouver ...... Dieu, quel délice enchanteur s'est emparé de tout mon être! .... J'ai ... Que nos cœurs se vu Luzan... sont dits de choses, avant qu'il nous ait été possible de parler! un tremblement universel nous a faisis. Ses mains, qui serroient tendrement les miennes, m'ont convaincue de sa vive émotion. La mieune s'en est accrue. Alors, entranés tous deux par un mouvement inexpliquable, sa tête s'est penchée sur mon cou, la mienne sur son épaule, & là dans un doux silence, nous étions comme affaissés sous le charme du sentiment que nous éprouvions.... Il me pressoit contre son sein. Le mien palpitoit, violemment agité. Alarmée de mon trouble, je l'ai vivement repoussé, mais ses regards, plus tendres que l'amour même, ont pénétré jusqu'au fond de mon cœur, & l'ont rendu si sensible, que je lui ai accordé ce baiser demandé avec tant d'instance, lorsqu'il étoit à cinquante lieues de moi. O mon Henriette! que la plus légere faveur est dangereuse pour celle qui ose la donner du consentement de sa volonté. De ce momentelle porte atteinte à la pureté de ses sentiments. Ce n'est plus cette aimable innocence qui anime ses soupirs, non, c'est un feu dévorant qui consume, & dont les effets sont mille fois plus redoutables que ceux de la foudre, pour uni cœur vertueux...... C'en est fait, je ne verrai plus Luzan seule, je craindrois trop qu'enhardi par mon peu de retenue, il n'osât... Malheur à celle qui se confie en ses propres forces! le témoignage de sa conscience lui couvre les précipices! Tu me l'as dit, chere amie, je n'oublierai point ce qu'un trop juste pressentiment te fit m'annoncer, dans un temps ou je me croyois inaccessible aux prestiges des sens..... Mais hélas, j'ai trop. appris aujourd'hui à me défier de moi-même, & je suis bien résolue à faire demeurer Julie aupres de moi, lorsque le chevalier y sera. Elle a toujours ignoré mon secret, je suis forcée de la mettre dans ma confidence au moment oà il est plus essentiel de le cacher. oilà ou m'a réduite mon imprudence, à craindre, à ménager cette fille, à dépendre de sa discrétion, & à payer son silence par de lâches bontés. Si elle étoit capable, comme he aucoup d'autres le sont en pareil cas, d'abuser de ma situation.... Que je me veux de mal d'avoir cédé au desir de prouver ma tendresse à Luzan! Je racheterois ce baiser, non au prix de mon amour, mais du plus pur de mon sang s'il en étoit encore temps. Oui Henriette, ce n'est pas trop dire, car je sens que ce simple baiser me conduiroit à ma perte, si je ne m'armois de toutes les précautions qui peuvent m'en garantir... Tu ne sçais pas encore tout, chere amie, tu ignores de combien de sentiments divers ton Elisabeth est combattue .... auquel céderai-je? c'est ce que je n'ose encore dé... Ce projet qui avoit cider... tant excité notre curiosité; je le sçais enfin. Te serois-tu imaginée qu'il s'agât d'un mariage secret? Le chevalier me le propose, comme l'unique ressource qui nous reste, pour éviter le malheur d'être séparés. Il m'avoit caché, pour ne me pas affliger, le funeste arrêt de son grand-pere, qui lui a défendu de songer à quelque personne que ce pût être pour se marier; qu'il n'auroit jamais de femme que de son choix; qu'il y avoit une autre parente de la comtesse sur qui il avoit des vues; qu'à la vérité cette alliance ne seroit pas aussi avantageuse pour son avancement que celle de madame de N.... mais, qu'à quelque prix que ce fût, il étoit résolu de partager son bien entre sa famille & celle de sa femme .... Tu conçois aisément, chere amie, quelles nouvelles alarmes ce récit a répandu dans mon cœur. J'ai frémi, & la crainte de perdre le chevalier m'a fait recevoir fa proposition avec transport dans le premier instant. Cependant je ne me suis point engagée, je lui ai dit que je voulois te consulter sur une affaire de cette importance; que ce parti feroit doux pour mon cœur, mais que je ne le croyois pas exempr de reproches; que d'aitleurs il me paroissoit dangereux. Il ne pouvoit me quitter, m'a-t-il dit, les yeux pleins de larmes sans obtenir mon consentement, que son repos, sa vie en dépendoit; qu'il craignoit toujours quelque violence de la part de son grandpere; que si nous perdions le temps en délibération, son bonheur seroit ruiné à jamais; que nos tendres serments, scellés du sceau de la loi, étoient le moyen de parer au nouveau malheur dont nous sommes menacés...... Henriette, qu'aurois-tu fait à ma place? je sentois vivement la force de ses raisons; tremblante, éperdue, mes pleurs ont été mon unique réponse; mais n'osant compter sur ce consentement tacite, il m'a sollicitée de lui donner ma parole. n peu revenue de mon trouble & profitant de son iterprétation, je lui ai demandé n grace d'attendre ta réponse..... sera-t-ell sera-t-elle conforme à ses vœux? Oserai-je t'avouer que je le desire? Le bon Saintré se charge de faire toutes les démarches nécessaires, si toute fois nous sommes déterminés avant son départ, qu'il a déja retardé de quinze jours par rapport à Luzan; mais sa mere le presse si fort, que peut-être il sera obligé de partir lundi ou jeudi de la semaine prochaine; ainsi tu vois que nous n'avons point de moment à perdre si nous voulons profiter de ses soins. Hâte, je t'en conjure, ta réponse, & songe sur-tout en la faisant, qu'un mariage secret est le seul espoir qui me reste pour rendre la paix à mon cœur. Ne me renvoie pas à ma conscience; je te confesse que tout est féduit en moi. Mais toi, respesable amie, qui jouis de toute ta raison & qui en fais un si noble usage, tu peux me donner de sages conseils que je m'efforcerai de suivre, fussent-ils contraires à mon ...Ah Dieu! n'est-ce amteur... point trop promettre? je ne sçais; mais écoute, Henriette, la circonstance seroit bien favorable. Mon oncle est absent pour huit jours; il est parti ce matin, il est alé dans une maison de campagne oû l'on donne les plus belles fêtes du monde, néanmoins il a feint de ne se rendre que par pure complaisance. Il est entré dans mon cabinet pour me dire adieu, m'a baisé la main d'un air pénétré de chagrin de me quitter; ensuite poussant un soupir à demi étouffé: Que les devoirs de la bienséance sont insipides à remplir, quand on est attiré ailleurs par un tendre penchant, a-t-il dit, d'un ton presque philosophe; car, II le joue & prétend l'être depuis quelques jours; mais j'espere, a-t-il ajouté, pouvoir bientot me dérober quelquefois au torrent du monde que l'on ne peut abandonner brusquement sans s'exposer au ridicule dont mille gens se couvrent, lorsqu'apres un genre de vie brillant, ils vont sans nul égard pour le public s'enterrer dans le sein de leur famille, ou de leurs amis. On trouve cela indécent. N'importe, j'y viendrai tât ou tard; car, je sens que je ne serai heureux qu'en jouissant de moi-même & de la compagnie de ma chere niéce. La-dessus il est parti comme un éclair. Me voila, grace au ciel, délivrée pour huit jours de cet homme qui ne pouvoit se résoudre à se séparer de moi un instant. Je crois pouvoir dire, des dieux sont pour nous. L'occasion est heureuse, la laisserons nous échapper? Tu sçais qu'elle seroit ma douleur si je perdois Luzan, la mort seule mettroit sin à mon désespoir; celui du chevalier seroit égal au mien. Notre bonheur dépend de cette union: si je refuse de la former, tout est perdu pour nous, puisque le comte songe à un autre mariage. Luzan est autorisé par les loix à disposer de sa main, il a vingt-cinq ans accomplis depuis le mois dernier. Pese toutes les circonstances & prononce......Je ne te parle point de tes chagrins domestiques; tu as une raison si supérieure, & je suis si foible que je ne me crois plus en droit de te consoler. Crois cependant que je partage tes peines, & que mon amitié est aussi vive qu'elle le fut jamais. LETTRE XLI.De Madame d'ALBI, à ELISABETH. QUOI, mon Elisabeth, à qui j'ai vu tant d'empire sur elle-même, qui a vaincu son amour dans un temps ou sa passion étoit parvenue au plus haut degré? Quoi, cette Elisabeth enfin, qui a maitrisé son cœur, ne pourroit dompter ses sens? Quoi elle seroit réduite à la honte d'appeller un témoin pour l'empêcher d'être coupable? Non, chere amie, tu te trompes, tu ne peux être foible à ce point; le trouble d'un moment a effrayé ta vertu; mais connois mieux sa solidité, rends-toi plus de justice, use de toutes les forces qu'elle donne, c'est le seul moyen de les conserver & de les rendre utiles. Si un homme accusé de lâcheté, avoit besoin de spectateur pour exciter son courage & réparer son honneur, je t'avoue que sa bravoure me seroit bien suspecte. Il en est ainsi de nous, Elisabeth, dans les actions privées. Si la raison n'est notre propre sentinelle, tous les surveillants du monde ne nous sauveroient pas d'une soiblesse. La plus sage est celle qui est capable de se garder elle-même; c'est la vertu la plus sûre & la seule qui en mérite le nom. Mais je me défie de celle qui a besoin du grand jour pour se soutenir; la vanité ou l'occasion peut la déterminer. C'est dans la liberté de la solitude qu'elle doit saire ses plus belles preuves. Quand je t'ai dit que la pureté des sentiments empêchoit d'appercevoir les dangers de l'amour, je n'ai pas prétendu pour cela qu'il fallût s'en reposer sur les soins d'une garde étrangere. Je ne t'ai, au contraire, communiqué cette réflexion que pour exciter ta vigilance. Sois de bonne foi ton Argus, & je te réponds que ta vertu, au lieu de cent yeux, en aura mille pour te guider dans l'étroit sentier du devoir, & te faire évirer les piéges d'une trop sécdnisante passion. anime donc ton courage, & ne vas pas te persuader que tu es devenue soible. Crois-en ton Henriette, tu es aussi vertueuse que jamais. Il en est des facustés morales comme des physiques; souvent on ne fait pas telle chose que parce qu'on s'est frappé l'imagination d'un principe d'incapacité. Ton cœur est assailli par tant de mouvements divers, qu'il ne seroit pas surprenant que de si violentes secousses altérassent un peu les forces de ton ame: mais, ma chere, il n'y a rien encore de désespéré à cet égard. iens dans les bras de ton Henriette, viens puiser dans son cœur les consolations & les conseils dont tu as befoin dans ce moment, peut être le plus critique de ta vie; car, il s'agit de ta félicité présente ou de ton malheur éternel; viens, écoute ce que la plus tendre amitié & la droite raison m'inspirent. Le mariage secret, que le chevalier te propose, feroit ton bonheur actuel, je le sçais, mais as-tu oublié qels maux il entraneroit à sa suite lorsqu'il seroit découvert, & combien tu les aurois mérités en te rendant complice d'un fils désobéissant, en frustrant un pere de ses justes droits sur celui qui lui doit le jour, en empruntant le secours de la religion, des loix humaines, pour braver celles de la nature? Et cette mere infortunée pour qui ta tendre pitié te rendoit si éloquente, lorsque tu pressois son fils de ne point attirer sur elle la disgrace de son grandpere, penses-tu qu'elle fût affranchie de ce malheur, quand le comte se verroit hors d'état de disposer de la main de Luzan?..... Que dis je, hors d'état? les voies frauduleuses, qu'on est obligé d'employer pour cacher des nœuds clandestins, ne sont elles pas fouvent des moyens trop sûrs qui autorisent les familles à faire casser un mariage contracté sous les seuls auspices du mystére, & d'une passion inconsidérée? N'aurois-tu pas à craindre d'être exposée à rougir un jour, d'avoir pris un titre qui, devant faire ta gloire, ne feroit plus que ton opprobre, lorsqu'il seroit désavoué authentiquement par ... Juste une famille entiere?... Dieu! mon Elisabeth seroit réduite à ce comble d'ignominie! ah j'en mourrois de douleur! Tu m'allegues que le chevalier est d'un âge qui le rend maâtre de son sort. Eh bien, je veux supposer pour un moment que cette circonstance suffit pour te mettre à l'abri des humiliantes poursuites de ses parents: mais songes-tu combien il est affreux d'être en butte aux traits, aux murmures, aux reproches d'une famille irritée; de n'être envisagée d'elle & même du public, que comme une fille foible, imprudente, incapable de remplir ses devoirs, puisqu'elle a manqué au plus essentiel? Ne pouvoir se dissimuler qu'on s'est rendu l'objet de sa haine en foulant aux pieds son autorité, en ruinant ses projets, en mettant un éternel obstacle à ses vœux, & ce qu'il y a de plus affligeant, se voir privée à jamais du charme de ses soins caressants, ne se point entendre nommer des doux noms de fille, de sœur, de niéces se voir pius étrangere dans sa famille que chez des peuples barbares. Ah Elisabeth! toi qui fais les délices de mon cœur, tu serois odieuse ou indifférente à quelqu'un; cette perpective me désespére! enonce, je t'en conjure par notre amitié, par ton amour même, à ce dangereux projet. Je ne mets sous tes yeux qu'une partie des malheurs dont tu serois accablée, si tu cédois aux sollicitations du chevalier. Je ne suis plus étonnée qu'il ait voulu t'instruire par sa bouche de ses desseins. Eloigné de toi, il redoutoit les réflexions que tu aurois le temps de faire; mais il a compté sur le charme vainqueur de sa présence, &us encore sur ta pitié pour ses tendres plaintes. Hélas! serons-nous toujours la victime d'un sentiment qui nous est naturel, & dont les effets sont si sunestes à notre repos? Que je te félicite, étere amie, de ne pas avoir donné ta parole! Tu attends ma réponse pour te décider; ton irrésolution même est ton juge. Tu n'aurois pas balancé, si ce que l'on te propose étoit exactement conforme aux loix de l'honnêteté. fais voir à Luzan les endroits de ma lettre qui concernent cet article: il me haira peut être, mais il me sçaura gré un jour, si j'ai contribué par mes conseils à vous garantir de l'action la plus imprudente que vous puissiez commettre. Le mariage, que vous redoutez, n'aura peut être pas lieu: le chevalier est libre, le baron te laisse tranquille; un peu de constance, chere Elisabeth! il peut arriver des événements qui vous laisseront la liberté de mettre le seeau à votre bonheur. Souviens-toi, combien de fois tu t'es vue sur le point de passer le reste de tes jours dans la douseur & les larmes. Les vœux que ton pere exigeoit que tu prononçasses malgré ton aversion pour cet état, ceux auxquels tu craignois que la marquise ne contraignit le chevalier; son mariage arrêté, conclu, & rompu; tous ces sujets de chagrin ont disparu; espere encore que le ciel, fléchi par la sagesse de ta conduite, comblera un jour tes desirs. Mais pour mériter sa protection, il faut se résoudre à l'absolu sacrifice de vos projets. Hâte-toi de m'en donner l'assurance; je ne puis être tranquille qu'à ce prix. LETTRE XLII.D'ELISABETH,à Madame d'ALBI. C'EST donc toi, chere & insensible amie, qui veux que je rompe les liens de mon bonheur, lorsque je puis les rendre éternels. Tu veux que j'abandonne le seul moyen d'assurer ma félicité: car renoncer au mariage secret dans cette circonstance, c'est renoncer à Luzan, & renoncer à Luzan, c'est renoncet à la vie; tu veux donc que je ... Voila Saintré qui meurs.... vient me faire ses adieux. Il part demain. Il s'empare de ma plume; le laisserai-je faire? il veut t'écrire. HELAS oui! madame, je pars tres affligé de quitter nos amis, & plus fâché que vous ne sçauriez l'imaginer d'ajouter cent lieues aux quatre qui me séparent de vous, parce que quelque sévere que vous soyiez dans vos principes, vous avez l'air si doux, que quand on a le bonheur de vous voir, on oublie les chagrins que vous avez causés, ou plus tât e on se persuade que votre cœu n'a point eu de part aux rigoureuses sentences que votre main ... J'ai presque l'air a tracées...d'un amant maltraité, qui admire vos vertus, & gémit de votre cruauté. Cependant vous sçavez, madame, que tout cela n'a de rapport qu'à nos amis. ous prétendez qu'ils feront le malheur de leur vie, s'ils forment des nœuds secrets; vous appuyez votre jugement par des raisons tres spécieuses, j'en conviens; mais croyez-vous qu'il fût impossible de les détruire par de plus fortes? L'aimable Elisabeth, qui non seulement vous aime comme la plus tendre amie, mais qui vous respecte comme une mere chérre, se croit obligée de suivre vos avis; elle s'en impose la loi. Cette résolution la consume de chagrin, & jette mon ami dans le désespoir. Permettez-moi, madame, que je vous dise ce que me dicte l'intérêt dé personnes si cheres. Il me semble que le parti d'un mariage secret n'est point aussi imprudent qu'il vous le parot. La marquise, par exemple, de qui vous connoissez l'intrépide préjugé contre le mariage, ne seroit-elle pas inconsolable si son fils passoit dans cet état? Au lieu que le croyant libre, elle conserveroit toujours l'espérance de le déterminer tot ou tard à faire ses vœux, ce qui la tranquilliseroit beaucoup. Mais, en attendant les événements comme vous le conseillez, si le comte réussissoit dans son nouveau projet, & que par la violence ou l'adresse il parvint à marier le chevalier, cet hymen Ane rendroit-il pas quatre personnes à jamais malheureuses? & si dans nquelque cas que ce puisse être, il faut qu'il y ait quesqu'un de mécontent, ne vaut-il pas mieux que ce soit le comte? ous connoissez son caractere inflexible, vous sçavez de quelle barbare contrainte il a voulu en user avec son fils; je n'ajouterai donc pas d'inutiles réflexions, mais je vous prierai d'observer que les malheurs, que vous faites redouter à votre amie, ne sçauroient exister. Sa naissance mérite d'être respectée. Le défaut de fortune ne npeut être un motif suffisant pour porter une famille aux extrêmités que vous lui faites craindre. D'ailleurs, ses aimables qualités la rendront chere à tous ceux qui la econoitront; & s'il y avoit quelsqu'un au monde, ce que je ne concevrois pas, capable de a hair, je répondrois bien qu'il seroit forcé de l'estimer. Ne soyez donc point effrayée des suites d'une union que tout conspire à rendre parfaite. ous connoissez l'extrême amour de nos amis: ce seroit un crime, selon moi, de les empêcher d'être l'un à l'autre par de vaines considérations d'un pitoyable préjugé .... Elisabeth, vous nomme son bon génie, son ange tutélaire; ah! de grace, madame, consacrez ces glorieux titres par le suffrage ou tendent tous leurs vœux. ous rendrez la vie au pauvre Luzan, la joie à votre bien aimée, comme vous la nommez quelquefois si tendre... La voila qui s'imamet..epatiente de mon bonheur, elle brûle de prendre ma place: vous écrire est sa plus grande douceur; je le crois, & c'est à regret que je cesse de m'entretenir avec vous." Si l'excellent Saintré pouvoit te persuader, que je serois heureuse, chere Henriette! ta lettre m'a désolée. Il semble que tu te sois plue à rassembler les plus affreux présages pour intimider ton Elifa... Que dis-je, ingrate beth... que je suis? Tu as eu le courage de me donner des conseils contraires à mon penchant, ton amitié seule est capable de cette générosité, & j'ose en murmurer! Ah pardonne, chere amie, au trouble de mes esprits! je te dois les plus tendres remerciments de tes sages avis, je m'efforcerai de les suivre Mais hélas! trop foible volonté, je frémis du triste avenir que tu me présemntes, & cependant je ne pousse pas un soupir qui ne tende à cette union, que tu me fais envisager comme fatale!..... O Dieu! que ferai-je, éclairée par le flambeau de la raison même, entrainée par mon amour, sollicitée par le plus chéri des mortels, séduite, vaincue par la pitié. Henriette, penses-tu encore qu'il me reste assez de courage pour triompher de si puissants ennemis? je n'ose m'en flatter. Je te l'ai promis cependant. Si j'avois au moins quelque temps pour m'affermir dans la résolution que tu m'inspires; mais le chevalier me presse avec une ardeur incroyable: il veut que je me décide avant le retour du baron; il menace d'attenter à ses jours, si je ne consens à lui donner la main...... Le cruel, il sçait trop combien cette crainte a de pouvoir sur mon cœur! ..... ien n'égale l'impatience que j'ai d'avoir ta réponse. LETTRE XLIII.De Madame d'ALBI, à ELISABETH. TU veux que je t'écrive; eh de quoi te serviront mes conseils, & les tristes vérités que ta situation m'arrache? Ton cœur est déclaré pour l'amour, je le vois trop hêlâs! la voix de l'amitié est impuissante contre un si redoutable tyran. Si j'étois aupres de toi, je me flatterois de quelque crédit sur ton esprit; mmais je suis retenue ici par les plus affligeants sujets: les deux fils de monsieur d'Albi presque mourants ne me permettent pas de voler à ton secours, comme je le ferois sans cette fâcheuse circonstance. Chere amie, si tu aimes ton Henriette, ne mets pas le comble à sa douleur par ce déplorable mariage. Non, je te le demande comme la plus précieuse marque de ton amitié. Songe qu'il y va de mon bonheur; car, le tien ne peut être intéressé sans troubler mon repos. Tu desires que Saintré me persuade; je ne suis point surprise de ce souhait; mais tu n'as pas cru sans doute que cela fût possible: tu as dû sentir combien ses arguments sont foibles, comme il seroit facile de les refuter d'une maniere trop victorieuse contre les intérêts de ta passion; mais le peu de moments que j'ai ne me permet pas d'entrer dans cette discussion. D'ailleurs, quand toute l'éloquence humaine se réuniroit pour te démontrer la nécessité de renoncer à ce fatal hymen, je craindrois bien qu'on ne pût te persuader. Je me borne donc à te prier, à te conjurer de résister aux sollicitations de Luzan........ Mes larmes, mon cœur, mon sang, te demandent ce sacrifice: il est grand, je le sçais; mais il est digne de toi .... Si je l'obtiens, ah mon Elisabeth! quel droit n'auras-tu pas à ma reconnoissance? que tu me seras chere! mais hélas! tu n'ignores pas que tu ne peux me l'être davantage; & quand je pourrois t'offrir pour récompense les plus précieux thrésors, je sçais trop que l'amour n'attache de prix qu'à ce qui le satisfait satisfait; ainsi j'espere peu de mes instances, à moins que tu n'aies un courage surnaturel, comme tu me l'as déja prouvé. LETTRE XLIV.D'ELISABETH à Madame D'ALBI. QUE diras-tu de mon silence. chere Henriette? Il y a trois jours que je suis livrée au plus violents combats avec moi-même, luttant sans cesse contre ce que tu appelles ma fatale destinée; passant, tour à tour, de l'espoir à la crainte, de la crainte à la raison, & toujours de la raison à l'amour...... Je ne voulois t'écrire que lorsque je serois sûre de ma résolution...... Elle est prise enfin, tout est dit; & demain est le jour choisi pour unir notre sort, car nos cœurs l'étoient....... Ils le seront de toute éternité....... Tut me condamnes, chere amie; mais si tu avois été témoin de ce qui vient de se passer il y a une heure, tu me trouverois plus malheureuse que coupable. Si tu avois vu tout ce que j'ai tenté pour persuader au chevalier de différer an moins d'un mois, tu m'excuserois. Le sincere désir de suivre tes conseils, & de te donner la pretuve d'amitié que tu m'avois demandée d'une maniere si tendre, t'avoit élevée au dessus de mon amour. J'ai dit tout ce que la raison auroit inspiré à la personne la plus désintéressée; j'ai employé sa priere, les larmes; j'ai fait plus: je me suis presque mise àses pieds, un genou on terre, les bras & les yeux levé au ciel; je l'ai pris à témoin du chan grin qu'il me causoit, s'il ne se rendoit à ma demande. Pénétré de ma douleur, & plus encore de mon action, il s'est précipité lui même à mes pieds, en m'assûrant que je serois obéie....... Je respirois ensin, contente d'avoir un délai, je me flattois de pouvoir prendre des mesures ui satisferoient mon cœur & mon devoir: mais Luzan, poursuivi sans relâche par la crainte de quelque nouvelle violence de la part de son grand-pere, s'est livre au plus terrible désespoir, en songeant que si nous laissions échapper le seul jour de liberté qui nous restoit, nous serions, peut-être, séparés pour jamais. Il m'a pressée avec une nouvelle ardeur de combler ses vœux; j'ai résisté. Désespéré de ne pouvoir m'y déterminer, il a voulu tourner son épée contre lui-même. Deux fois il m'a vue trembler pour ses jours, deux fois je l'ai vu prêt à se percer le sein...... Quelspectacle pour une tendre & trop foible amante! mes esprits se sont troublés, ma raison m'a abandonnée......... C'en est j'ai tout promis..... fait; demain je suis à lui, demain il sera mon époux, demain un saint ncœud unira nos destinées..... O bonheur plem de charmes! Si les reproches d'une fendre & respectable amie n'altéroient ma félicité, je serois la plus heureuse des mortelles. Fin de la seconde Partie. ÉLISABETH. LETTRE XLV. D'Elizabeth à Madame d'Albi. Assure'ment je ne croyois pas, chere Henriette, te récrire si-tôt. A peine est-il trois heures du matin, qu'éveillée par l'agitation d'un sone, que je nommerois affreux, si j'ajoûtois foi à son erreur, il m'est impossible de me rendormir, tant je suis troublée. Quoique j'aye toujours badiné des chimeres qu'enfante le sommeil, je ne te dissimule pas que je suis frappée des tristes objets que mon rêve m'a présentés, & si je n'étois certaine, comme de mon existence, que dans quatre heures, au plus tard, nous allons aux pieds des autels consacrer nos vœux & nos serments, éterniser notre bonheur par cette religieuse cérémonie, & triompher par elle de tous les obstacles humains, je serois vivement allarmée de tout ce que j'ai vû ........... J'étois au balcon qui regne sur le jardin. En le parcourant des yeux j'ai apperçu Luzan à l'entrée d'un bosquet; je l'ai appellé à haute voix: il s'est tourné de mon côté, il m'a paru pâle, foible, se soutenant à peine. Il s'est appuyé contre un if qui étoit à deux pas de lui, les yeux fixés en terre; il sembloit qu'il n'osoit les lever sur moi: je l'ai appellé une seconde fois, & lui ai fait signe d'approcher. Il a fait quelques pas mal assûrés; ensuite tirant une boîte de sa poche & se couvrant les yeux de son mouchoi{??}, il s'est assez avancé pour me mettre à portée de distinguer une boîte enrichie de diamants, où le portrait de mademoiselle de N***** étoit ........... Ciel, me suis-je écriée! que veux dire cela. Luzan? Helas! elle est ma femme, m'a-t-il dit d'une voix entrecoupée de sanglots, & disparoissant tout à coup de ma vue ..... J'ai poussé un cri d'horreur, je me suis crue anéantie. Heureuse de l'être, si en effet ce suneste songe se réalisoit Mon prétendu malheur m'a arraché des larmes; je pleurois si amèrement, & ma respiration étoit si gênée, que ce violent état m'a réveillée. Je ne puis t'exprimer la joie que j'ai ressentie,{??} lorsque reprenant l'usage de ma raison, j'ai pu m'assûrer que mon chagrin n'étoit qu'une illusion du sommeil: mais depuis ce premier instant je te confesse que je suis très agitée. Ce sinistre rêve redouble mon impatience pour l'heure marquée. En vain je tâche de combattre les noires idées qu'il fait naître, je sens que je ne serai tranquille, que lorsque je reverrai Luzan. Si je m'en croyois, j'aurois déja envoyé chez lui; mais la bienséance s'y oppose, & de plus, la nécessité du secret que nous observons même avec nos gens; car je dois sortir seule avec Julie, parce que je suis sûre de sa fidélité. Il paroîtra que nous allons à la messe. Le chevalier doit se rendre au lieu désigné; il ne viendra point chez moi ...... Mon cœur est dans un trouble inexprimable, jamais je ne fus plus émue. A quoi dois je attribuer mes violentes palpitations? Est-ce à tes tristes prédictions, ou à mon malheureux songe, ou enfin à l'imprudente démarche que je vais faire? .......... Ah, que le ciel tranche donc le fil de mes jours, si ma tendresse l'offense! car je ne puis vivre qu'en la scellant du scean de sa divine loi. Oui, il faut qu'un saint nœud m'unisse éternellement au chevalier, au seul homme que j'ai pu aimer; la nature, l'amour, l'honneur tout m'en fait un devoir. Pourrois-tu encore me condamner? De tous les maux dont tu me menace, ta censure est celui que je redoute le plus, sois en bien persuadée. Et si j'avois à craindre de perdre ton amitié en faisant le bonheur de mon amant, j'ose assûrer que je serois capable de le différer; mais je connois ta tendresse; elle est indépendante des succès, & un malheur forcé ne peut que l'accroître, loin de l'affoiblir. Ton amour pour la justice te fera aisément concevoir que deux cœurs passionnés ne peuvent résister au désir de couronner leurs vœux, lorsque leur félicité ne trouble point celle d'autrui: car à qui notre hymen nuira-t-il? aux ambitieux projets du comte, aux préjugés de la marquise? tu conviendras que ce n'est-là qu'un mal d'opinion, & que ........ Mais n'entreprenons pas de me justifier, j'avoue sincerement que ma cause n'est pas exempte de blâme; il n'y a qu'un concours d'aussi malheureuses circonstances que celles où nous nous trouvons, & l'excès de l'amour, qui puisse nous faire excuser. J'en reviens donc à implorer ton indulgence, chere amie; tu la dois toute entiere à l'infortunée Elisabeth ..... Mon Dieu, que je suis agitée! J'éprouve une inquiétude inexplicable, je ne puis demeurer en place .. ........... Encore trois heures à attendre! Voyons si je ne me suis point trompée ....... Je regarde sans cesse la pendule ........... Qu'elle va lentement au gré de mes désirs! je la croirois dérangée, si ma répétition, d'accord avec elle, ne m'assûroit de sa précision ....... Il faut que j'aille me promener dans le jardin; peut-être que la fraîcheur de l'air & le riant aspect de l'aurore dissipera mes sombres idées. Je ne puis plus t'écrire, je suis aussi tourmentée que le jour que je t'attendis vainement. Inutile ressource! Rien ne peur appaiser le trouble qui me poursuit. Je viens de ce même bosquet où j'ai vû Luzan pendant mon sommeil: mon imagination en est si frappée, que je n'ai pu approcher de l'if où il étoit appuyé, sans frémir: mes larmes ont coulé malgré moi. Je m'en suis éloignée en tremblant; mais bien-tôt rappellée par un charme mêlé d'une secrette horreur, je suis revenue m'asseoir auprès; j'y ai demeuré plus d'une heure sans cesser de pleurer, me représentant toujours Luzan tel qu'il m'a paru en songe, accablé de douleur & me fuyant après m'avoir instruite du suneste lien qui nous séparoit à jamais, Que de tourments ces vaines images m'ont causé; mais c'est sans doute le dernier de ma vie; je le crois. Oui, chere Henriette, ..... Voila l'heure qui va décider de mon sort ....... J'entens Julie ...... nous allons partir tout de suite: elle est dispensée pour aujourd'hui du soin de m'habiller; je ne fus jamais moins occupée de parure. Je ne regrette pas même le changement que cette triste nuit a fait sur mon visage; les traces de ma douleur me sont chères. Satisfaite de porter aux pieds des autels un cœur pur & tendre, je n'envie point d'autre ornement; bien sûre que c'est la beauté dont Luzan est le plus jaloux ... ...... Adieu, Henriette, je t'écrirai à mon retour ........ Ah chere amie! Comme le cœur me bat .... ... Mes genoux sont tremblants. Il semble que je vais commettre un crime ......... Ah! que n'es-tu ici? ........ Mais j'ai promis. Allons .......... Adieu encore une fois. LETTRE XLVI. d'Elisabeth à Madame d'Albi. Grand Dieu! faudra-t-il survivre à l'horreur de me voir trahie? ...... Henriette, ma chere, mon unique amie, toi dont la prudente amitié a voulu me sauver de tant de maux; toi à qui j'ai reproché d'avoir pris plaisir à les tous rassembler pour me désespérer; tu n'a pas prévu le plus affreux des malheurs, le plus difficile à supporter ....... Ah Dieu! je ne le soutiendrai pas ....... où me cacher, où ensevelir la honte de l'outrage que je reçois aujourd'hui? ... Se voir trompée par celui qu'on a aimé jusqu'à l'idolatrie ....... Le ciei, le juste ciel, m'en punit. Insensée! Que j'étois aveugle en ma folle tendresse! j'ai pu ajouter foi à ses serments, j'ai pu m'en croire véritablement aimée ......... O monstre de perfidie! pourquoi t'ai-je vû? pourquoi t'ai-je distingué des autres hommes? pourquoi t'ai-je cru plus parfait qu'eux? pourquoi t'ai-je écouté & honoré comme un dieu, puisque tu es le plus vil des mortels? ........ Mais où m'égare un détestable désespoir? .. ...... Henriette, n'en crois pas les traits de ma plume sacrilége, l'amour les dément. Oui, il me dit que Luzan ne mérite point les noms odieux que ma fureur lui donne ... ..... Ah! s'il sçavoit que la tendre Elisabeth a pu parler de lui avec mépris, il en seroit accablé; lui, qui ne peut douter que je l'ai estimé plus que moi-même; lui, qui m'a donné tant de preuves d'un sincere respect & d'un amour sans bornes. Hier encore ne l'ai-je pas vu prêt à préferer la mort à la crainte de me perdre? Que de vérité dans ses discours! que de tendresse dans ses yeux! que de passion dans son cœur! jamais il ne m'aima plus tendrement! ..... Henriette, il n'est pas possible qu'il ait changé en si peu de temps. Mais helas! qui ne seroit pas injuste dans le chaos d'incertitude où je suis plongée? J'ignore où est Luzan. Ce matin après avoir attendu deux heures dans le lieu désigné pour la célébration, ne pouvant plus supporter la mortelle inquiétude que me causoit un si long retard, j'ai déchiré un feuillet de mes tablettes, j'ai écrit deux mots que Julie a fait porter par un inconnu. Mes larmes ont redoublé pendant le message. .......... Mais Dieu! comment n'ai-je pas expiré en entendant la réponse de celui qui avoit porté mon billet. Il me l'a rendu en m'assûrant que le portier lui avoit dit que le chevalier étoit parti en poste à six heures du matin; il en étoit neuf, lorsque j'ai appris cette funeste nouvelle. Le désespoir dans le cœur, & ne pouvant me résoudre à en croire le récit du commissionnaire, j'ai voulu aller moi-même m'informer de cette cruelle vérité; mais Julie m'a représenté que mon trouble, ma figure, mes habits me feroient remarquer & me décéleroient. Je me suis rendue à ses objections en la chargeant d'exécuter mon dessein. Elle a baissé sa coîffe, s'est enveloppée d'une grande pélisse comptant ne point être reconnue. Elle m'a promis de prendre toutes les informations que je pouvois désirer; mais hélas! infructueuses démarches! Elle a inutilement questionné le portier; elle lui a demandé où étoit allé Luzan, le temps qu'il seroit absent, le jour qu'il reviendroit. On lui avoit sans doute bien fait la leçon; car Julie n'a pu en tirer aucun éclaircissement. Il s'est borné à dire qu'il ne sçavoit rien, sinon que son jeune maître étoit parti à six heures du matin: il en est maintenant huit du soir, & je n'ai rien appris de plus: que faut-il que je pense? J'ai différé jusqu'à ce moment de t'écrire, espérant toujours qu'une lettre ou quelqu'un de la part du chevalier, m'instruiroit des raisons qui l'avoient forcé à un procédé si étrange. Mais pas un mot de sa main, pas une seule personne qui puisse me dire où il est, ce qu'il fait, ce qu'il pense, ce que je dois craindre ou espérer. Chere Henriette, as-tu jamais connu de situation plus cruelle que la mienne? réduite à soupçonner la foi de Luzan, ou à me le croire enlevé par la violence. Cette derniere supposition, toute désespérante qu'elle est, seroit moins affreuse pour mon cœur, que la certitude de me voir trompée. Mais je m'abuse, il ne se peut que le chevalier ait été contraint de partir malgré lui. Le comte est à sa terre, la marquise à une maison de campagne qu'elle a louée depuis quelques mois; en supposant qu'il a reçu un ordre pressant de se rendre à l'un de ces deux endroits, n'auroit-il pas dû m'écrire pour me tranquilliser ......... Ah! Henriette, il est trop vrai que je ne suis plus aimée. Qu'en crois-tu toi même? dis le-moi sincèrement ....... Peut-être son grand-pere se meurt-il; on lui aura annoncé qu'il n'avoit pas un instant à perdre pour recevoir ses derniers soupirs. Si cela étoit, ne le trouverois-tu pas excusable, que dans la premiere surprise d'une semblable nouvelle il n'eût pas songé à l'inquiétude où je serois? ...... Si Saintré étoit ici. ou seulement le baron, il m'apprendroit sûrement ce qu'il m'est si important de sçavoir; mais le marquis est absent pour trois mois, & mon oncle qui devoit arriver aujourd'hui m'a écrit ce matin qu'il ne reviendroit que dans six jours. Ainsi tout conspire à augmenter l'horreur de mon incertitude. Dieu! que ne me suis-je déterminée deux jours plustôt à l'épouser! Engagée par un saint nœud, & plus encore par la reconnoissance, il n'auroit point eu la cruauté de me laisser en proie à la plus horrible perplexité. Je n'ai pas encore fait réponse au baron. Je balance si je ne le presserai pas sous divers prétextes, de revenir aussi-tôt ma lettre reçue: étant fort lié avec la famille du chevalier, je pourrois être instruite par ses informations de ce qui y est arrivé de si extraordinaire. L'aurois-tu imaginé, Henriette, qu'un jour je souhaiterois avec ardeur la présence de mon oncle? Hélas! qui est-ce qui ne nous seroit pas cher, quand il sert les intérêts de notre cœur? Le moyen, dont je veux me servir pour presser le retour du baron, me sera doublement utile. Je ferai écrire par Julie que je suis malade; je ne doute point qu'il ne parte sur l'instant, & comme je suis très changée, il sera convaincu en me voyant, qu'on ne lui a rien écrit que de vrai; ainsi je pourrai lui dérober la connoissance de ma situation; je pourrai du moins gémir en liberté, & sous le prétexte du besoin de repos, je ne le verrai que dans les moments où je pourrai assez prendre sur moi pour dissimuler le chagrin qui me consume. Tu ne désapprouves point ce parti, n'est-ce pas, chere amie? Je m'y arrête comme au meilleur que je puisse fuivre dans cette malheureuse circonstance. D'ailleurs c'est faire quelque chose, & tu sçais, chere Henriette, que les démarches, qui donnent la moindre lueur d'espoir, empêchent de succomber à la douleur. La mienne m'auroit peut-être déja plongée dans la nuit du trépas, si le desir de sçavoir où est Luzan, si j'en suis encore aimée, ne m'eût soutenue contre ses mortelles atteintes. Ton Elisabeth te paroîtra bien foible peut être. Que cette pensée est humiliante pour moi, après avoir obtenu tes éloges! ......... Dangereux amour, toi que j'ai regardé comme la source de tant de vertus, serois-tu aujourd'hui le destructeur de celles que j'avois avant que de te connoître? ah, plustôt mourir! Mais si je n'ai pû me défendre de tes séductions, je sçaurai résister à tes foiblesses; l'exemple de mon Henriette m'en répond. Oui, chere amie, ce que tu as pu, je le tenterai. Et s'il étoit vrai que Luzan m'eût trahie, tu ne me verrois plus, lâchement abandonnée au regret de l'avoir perdu, exciter sa pitié par mes larmes & ne m'occuper que des moyens de recouvrer son cœur .... Mais quelle outrageante supposition osé-je faire? Les plus profonds sentiments de mon cœur ne me disent-ils pas sans cesse que le chevalier est incapable de fausseté? C'est eux que j'en dois croire plus que les apparences. Mon malheur a une autre cause que l'infidélité; ne le crois-tu pas comme moi, chere Henriette? Toutes les actions de Luzan ne laissent aucun doute sur la sincérité de ses vœux, & sans les rappelier dans leurs différentes circonstances, tu te souviens encore de ce moment fatal (ah! qui pourroit l'oublier?) où il voulut renoncer à la vie plustôt que d'être à une autre ...... Mais où est-il, dis-le moi? où le chercher? quand le verrai-je? Accablante incertitude qui me fait souffrir mille morts! ... ...... Et toi, chere Henriette, ne te verrai-je donc jamais? Finirai-je mes tristes jours privée de tout ce que j'aime? Je sens trop hélas, que tu ne dois pas abandonner les enfants de monsieur d'Albi dans l'état où ils sont. Ton Elisabeth t'est plus chere que tout ce qui respire, j'ose le croire. Sa situation est plus douloureuse que la leur, & cependant tu la laisses livrée aux plus violents chagrins; tu ne veux point les soulager par le charme de ta présence; tu sacrifies ce bonheur à l'amour de ton devoir. Je t'approuve: mais je mourrai si je ne puis te voir bien-tôt ou Luzan. LETTRE XLVII. de Madame d' Albi à Elisabeth. Je suis senfiblement pénétrée de ta situation, chere amie; je croyois n'avoir qu'à pleurer le malheur des coupables nœuds que tu allois former. La lettre, où tu me l'annonçois, avoit navré mon cœur; celle que je reçois le déchire, parce que je sens combien tu as besoin de consolation dans ce triste moment. Plus liée ici que jamais, il m'est impossible d'aller partager le poids de tes maux. Monsieur d'Albi est malade, le plus jeune de ses fils est mort, l'aîné est dans un grand danger; que de fâcheux obstacles m'empêchent de suivre les mouvements de mon amitié! Cependant il ne faut point se laisser abattre, chere Elisabeth; crois-moi, une grande ame n'a jamais plus de force, que lorsqu'elle se voit assaillie de tous cêtés par les traits du malheur. Jalouse de vaincre tant d'ennemis de son repos, elle s'éleve au-dessus d'eux par le sentiment d'un noble orgueil; & animée par la gloire de faire son propre destin, elle triomphe de la cruauté du sort en le bravant par sa constance. D'ailleurs, c'est dans les cas les plus désespérés qu'il arrive souvent d'heureuses révolutions. Qui sçait si l'incident, dont tu t'affliges, n'aura pas une favorable issue? Tu allois commettre la plus blâmable imprudence; mais le ciel qui lit dans ton cœur, qui connoit sa pureté & sa foiblesse, n'a pas permis que tu perdisses en un seul moment tout le fruit des généreux sacrifices que tu avois faits à l'honneur & à ton devoir. La subite disparition du chevalier ne peut avoir qu'une cause très-extraordinaire; & si, comme tu l'as pensé, la maladie de quelqu'un de ses parents l'eût forcé de partir sur l'heure, ne t'applaudirois-tu pas qu'un pareil évenement t'eût sauvée de l'abysme de regrets que tu allois te préparer? Chere Elisabeth, acheve de te dire tout ce que ma tendre amitié me suggéreroit, si j'étois auprès de toi, ou que j'eusse plus de temps pour t'écrire: mais ne me fais point de question à quoi je ne puis répondre. Tu me demandes où est le chevalier: hélas! je l'ignore. Si j'étois libre de sortir ou de recevoir des visites, je m'informerois de tant de monde, que je serois peut-être assez heureuse pour t'en pouvoir donner quelques nouvelles: mais à peine puis-je dérober un quart d'heure pour te faire réponse. Prends bien garde à ne pas trahir ton secret en questionnant le baron. Pourvu que tu t'observes, tu as bien fait de l'engager à revenir; il nous tirera au moins de cette terrible incertitude, qui est presque aussi inquiétante pour ton Henriette que pour toi. Mon mari me fait prier de passer dans sa chambre: adieu, chere, mille & mille fois chere amie. J'atends ta réponse avec la plus vive inquiétude. LETTRE XLVIII. D'Elisabeth, à Madame. d' Albi. Tout contribue à augmenter l'horreur de mes doutes. C'en est fait, chere Henriette, il faut que j'expire dans les tourments de l'incertitude. La vérité se dérobe plus que jamais à mes recherches; rien ne peut éclairer les ténebres qui la cachent à mon triste cœur. Le baron est de retour, & ses informations, dont j'espérois des éclaircissements, n'ont servi qu'à me plonger plus avant dans une anxiété mille fois plus cruelle que la conviction du malheur; car ce que j'ai appris, détruit entierement le foible espoir que mon ignorance entretenoit. Craignant comme toi que mes larmes & mon émotion ne me trahissent aux yeux de mon oncle, Julie s'est chargée d'exciter sa curiosité au sujet de Luzan. Elle a feint devant lui qu'il s'étoit répandu un bruit fort extraordinaire fur son compte; qu'on prétendoit qu'il avoit pris la fuite depuis quatre jours, parce que, disoit-on, il avoit tué en duel le marquis de**** officier très distingué, très estimé ... ...... Le baron fort avide de nouvelles, par conséquent très credule a donné pleine créance au récit de Julie; il m'a recommandé à la hâte de ne rien négliger pour rétablir ma santé, qui lui étoit on ne peut plus, .......... & sans achever sa phrase, il a ordonné qu'on mît ses chevaux, il nous a quittées en nous promettant de nous instruire à son retour des détails de cette tragique affaire. Il est parti en donnant des larmes au malheur de son ami, & est allé de maison en maison faire circuler la prétendue avanture du chevalier. J'ai admiré tout-à la-fois son puérile empressement à la divulguer, & la bonté de fon cœur qui le faisoit s'affliger, quoiqu'entraîné par l'impatience de publier l'histoire d'une sanglante catastrophe. Cet instant a été le seul depuis que Luzan a disparu, où mon cœur soulagé par l'espérance, a senti quelque douceur au milieu de l'amertume de mes pleurs. Il me sembloit hélas! que les démarches de mon oncle alloient me rendre les délices de mon ame, ou que du moins il reviendroit si instruit des causes de l'absence de Luzan, qu'il calmeroit l'inquiétude qui me déchire. Mais, vaine confiance! les informations du baron ont accru mon incertitude, & pour comble de tourment, il ne me les a communiquées qu'après m'avoir fait essuyer la fastidieuse énumération des personnes distinguées a qui il avoit appris la fâcheuse affaire de Luzan. C'étoit la duchesse, le prince, le duc, le maréchal, &c. à qui il en avoit donné la premiere nouvelle, & qui, sûrement, en parleroient, disoit-il, au lever du roi .......... Mourante d'impatience pendant ce vain étalage, pour y mettre fin, je lui ai demandé si son premier soin n'avoit pas été de voir la famille du chevalier; il m'a répondu qu'il n'avoit eu garde d'y manquer; que même, il s'étoit ouvert particulierement à un vieil oncle de la marquise, & qu'il lui avoit offert ses services, son crédit: mais qu'il ne concevoit pas quelle étoit la politique de ce parent, qu'il avoit nié que son neveu se fût battu en duel; & que pour le dissuader, il lui avoit opinâtrement soutenu que le chevalier étoit à trois lieues de Paris, à la campagne, chez sa mere; qu'il n'y resteroit pas si le bruit qui couroit sur son compte étoit fondé. Le baron m'a dit de bonne foi qu'il ne croyoit pas un mot de ce rapport; mais moi qui n'avoit pas les mêmes raisons pour en douter, je te laisse à penser l'effet qu'il a produit sur mon esprit. J'ai frémi de tout mon corps, & un accès de fiévre, qui m'a causé un tremblement assez considérable, m'a bien servie en dérobant à mon oncle la véritable cause de ma situation, & sur-tout en me dispensant de sa présence. Livrée à moi-même, il n'est point d'idée affligeante qui ne se soit préfentée à mon imagination. J'ai crains, & je le redoute encore, que ce second mariage n'eût lieu. Cependant si cela étoit, Luzan seroit chez son grand pere. Pourquoi est-il chez la marquise? Et comment peut-il rester sans m'écrire? Quel moyen sa mere peut-elle avoir employé pour l'obliger de partir au moment où nous devions nous unir par de saints nœuds, & non coupables, comme tu as la cruauté de les nommer ......... Mais je suis injuste, tu ne les appelles ainsi que pour diminuer mes regrets; car tu as l'esprit trop juste pour confondre l'oubli d'un préjugé avec une foiblesse ....... Chere Henriette! tu m'interdis les questions auxqu-elles tu ne peux répondre. Hélas! comment me taire avec toi? j'en ferois à toute la nature, si, pour sauver le secret de mon cœur, je ne me condamnois au silence: crois que c'est ce qu'il y a de plus pénible pour moi. Je ne vois pas une personne qu'aussi-tôt je ne sois tentée de demander où est Luzan, si on le connoît, si l'on en a entendu parler; mais la pudeur lie ma langue & fait expirer mes paroles dans ma bouche. J'étouffe mes soupirs, mes larmes coulent malgré mes efforts pour les arrêter, & de-là, on juge que je suis atteinte de vapeurs: aussi ai-je fait refuser les visites depuis hier. Toute entiere à ma douleur, je ne puis soussrir ce qui pourroit m'en distraire. D'ailleurs, s'il arrivoit que, parmi ceux qui viennent ici, il y en eût quelqu'un qui eût véritablement aimé, il ne se méprendroit pas à la source de mes larmes. J'éviterai donc tout le monde, autant qu'il sera en mon pouvoir. Il n'y a que toi, chere amie, devant qui je ne rougirai point du trouble de ma raison. Je t'avoue que cette honte me vient plus du préjugé qui condamne les cœurs trop livrés à l'amour, que d'un sentiment naturel; car si je suivois mes propres mouvements, je dirois à l'univers entier combien j'aime Luzan. Oui, je le dirois tant que je serois sûre d'en être aimée ......... Mais puis-je le croire aujourd'hui après son départ, son silence? ..... Ah! Henriette, où fixer mes timides idées? Je n'ose l'accuser, ni le croire innocent. Rien n'égale le supplice de mon cœur; je ne puis plus respirer, il faut que je cesse d'écrire. Chere Henriette, je viens d'imaginer un expédient qui peut-être .. ...... ah! trop foible Elisabeth, que tu es prompte à te flatter? écoute, & tu jugeras toi-même. Dès que le baron sera rentré, Julie doit lui suggérer le dessein d'écrire à Luzan une lettre remplie de témoignages d'amitié, où il ne parlera point de son avanture, lui recommanderat-elle, afin de s'assurer, par cette voie, si le rapport du vieil oncle est vrai. Il saisira volontiers ce projet, j'en suis sûre, quoiqu'il soit très-paresseux à écrire depuis que je suis avec lui; il me charge communément de faire ses lettres: mais Julie le pressera si fort, par le motif de notre curiosité, que vraisemblablement il se rendra à nos instances. Nous aurons réponse en moins de douze heures, & suivant ce qu'elle nous apprendra, je verrai si je puis hazarder quelques lignes, sans nous commettre Luzan ou moi: car ignorant s'il est retenu malgré sui, ou s'il a changé, je ne dois pas m'exposer à une fausse démarche. Enfin de quelque façon qu'il en foit, dans deux jours, au plus tard, tu sçauras ce qu'il m'est si important d'apprendre. Je croyois n'avoir plus rien à attendre, & cependant me voilà de nouveau soutenue par une lueur d'espoir. Tu me flattes de quelqu'heureuses révolutions: ah! la certitude d'être aimée me suffiroit dans ce moment! il me semble que je ne desirerois rien au-de-là. Pouvoir compter sur un sincere retour, quand on aime comme je fais, n'est-ce pas le bonheur suprême? Mon cœur n'en connoit point d'autre, excepté celui de ta tendre amitié, qui, loin de s'affoiblir par l'ennui de mes gémissements, paroît s'accroitre avec mes malheurs. Admirable amitié! ne devrois-tu pas m'être uniquement chere? Pourquoi faut-il que l'amour partage mes sentiments? ...... Si je redevenois libre, crois Henriette, que. ......... mais, qu'osé-je penser? ah! jamais, jamais je ne cesserai d'aimer Luzan! Telle est ma destinée, mon ame cessera d'animer mon être, avant que mon cœur puisse changer. Trop occupée de mes peines, j'oublie de t'entretenir des tiennes. Plus généreuse que moi, tu ne m'en as parlé que pour me prouver l'impossibilité où tu es de venir à Paris. Cependant je ne doute pas combien tu es affligée de la maladie de monsieur d'Albi, tu ne me marques point à quel dégré elle est; j'en suis inquiette pour toi, un si digne mari est bien fait pour exciter le plus tendre intérêt. LETTRE XLIX. De Madame d' Albi, à Elisabeth. Ne me fais pas un mérite, chere amie, de renfermer mes ennuis; il ne faut qu'une raison ordinaire joint à un peu de philosophie, pour supporter, sans se plaindre, les chagrins domestiques. Il n'en est pas ainsi des peines du cœur; nulle force d'esprit ne peut résister au premier choc de leurs poignantes atteintes. Je l'ai éprouvé, mais la réflexion, & sur-tout l'impérieuse loi de la nécessité, les adoucit avec le temps, & finit par en émousser absolument les traits. C'est ce qu'il seroit difficile de te persuader dans ce moment, & loin de songer à l'entreprendre, je ne puis que m'affliger avec toi. Ne crains donc point de gémir dans le sein d'une amie qui connoît, par son expérience, toute l'étendue de tes maux. Je ne sçais plus quel jugement porter de sa conduite de Luzan. Il ne paroit pas qu'il soit arrivé aucun évenement dans sa famille: le vieil oucle de la marquise n'a parlé ni de maladie, ni de mariage; que se passet-il donc? Par quelle infernale magie lui empêche-t-on de te donner de ses nouvelles? car je ne puis penser que son silence soit volontaire. Cependant à moins qu'il ne soit gardé à vue, il ne doit pas lui être impossible d'écrire. Quels obstacles peuvent a rêter un homme véritablement amoureux, lorsqu'il ne s'agit que d'une lettre? En vérité plus j'examine, plus l'abysme me paroît profond: je suis, comme toi, réduite à m'en reposer sur le succès de la nouvelle tentative que tu as imaginée; la réponse, qu'il fera au baron, répandra peut-être quelque lumiere sur tant d'obscurité. Je te répéterois encore que, quoiqu'il puisse arriver, je t'estimerois heureuse de n'avoir pû contracter ce funeste mariage; mais tu m'as trop appris par ta lettre qu'il ne faut te parler que de ce qui peut flatter ton amour. La certitude d'être aimée est tout ce que tu désires à présent; tu t'abuses, chere Elisabeth, sur tes propres sentiments; car quand le chevalier viendroit dès ce jour à tes pieds renouveller ses tendres serments, & te jurer une flamme éternelle; si les différentes oppositions de sa famille vous séparoient à jamais l'un de l'autre, ta douleur seroit aussi vive que celle que tu éprouves depuis son absence. Il est très prudent à toi de te soustraire aux visites, puisque tu n'as pas la force de déguiser ton chagrin. Si tu sçavois combien on paroît foible, & même folle, aux yeux de ceux qui en pénetrent le motif & qui ne sont point susceptibles de cette passion, tu fuirois tout le monde avec la plus grande précaution. Ce qui me tranquillise un peu à ton sujet, c'est qu'au milieu du trouble extrême où ton cœur est plongé, la raison veille encore au soin de ta gloire ......... Vas, chere amie, il n'appartient qu'à toi de te faire admirer dans l'égarement même. Que ce mot ne t'offense point! tu n'es ni criminelle, ni coupable; mais il est trop vrai qu'il ne reste en toi aucun vestige de cet incomparable courage qui te rendoit si sublime dans ton amour, que tu me parus supérieure à tout être mortel, lorsqu'immolant ton tendre penchant tu ordonnas, pour la seconde fois, à ton amant d'obéir à son pere, & que tu lui défendis de te voir si ses parents n'y consentoient. Qu'avec plaisir je me rappelle ce trait généreux! ô mon Elisabeth! seroit-il le dernier dont ton cœur fût capable? Je suis heureusement hors d'inquiétude pour la santé de monsieur d'Albi; cela va beaucoup mieux: il n'a même été malade que par l'extrême chagrin qu'il a eu de perdre l'un de ses fils. L'aîné n'est plus en danger, cependant je n'en suis guere plus libre pour sortir, & j'ignore quand il me sera possible d'aller à Paris: mais crois que, dès que ces cheres personnes seront parfaitement rétablies, tu me verras, dussé-je les amener tous avec moi, si cela leur saisoit trop de peine de me voir partir; car il est juste de s'occuper du bonheur de tous ceux à qui nous sommes chers. Songe, chere Elisabeth, à ma derniere question. Souviens-toi jusqu'à quel point tu sçus préférer l'honneur à l'amour. LETTRE L. D'Elisabeth, à Madame d' Albi. Eh! de quel effort veux-tu que je sois capable dans ce cruel moment? Quelle résolution, quelle digue opposer au torrent de doutes où mon ame est livrée? Que peut le courage contre l'incertitude? Quel parti prendre, lorsque toutes mes pensées n'ont d'autre base que le peut-être, lorsque la seule chose, dont je suis sûre, c'est que Luzan m'aimoit? Est-il en mon pouvoir d'oublier son amour, & de perdre le sentiment du mien sans être convaincue qu'il n'en est plus digne? Mais quelles armes m'a-t-il fournies contre lui jusqu'à présent? Son absence, son silence, tout cela peut être l'effet de la tyrannie. Enfin, lis la réponse qu'il a faite à mon oncle, tu verras s'il est possible d'en tirer une conclusion fixe. Lettre du Baron au Chevalier. “ Je vous remercie, cher baron, “ de l'intérêt que vous prenez à ma “ santé, & des témoignages d'amitié dont votre lettre est remplie; “ soyez persuadé, je vous prie, de “ ma sincere reconnoissance. Je “ suis malade depuis quelques jours, “ cependant j'espere aller à Paris “ la semaine prochaine; peut-être “ serai-je assez heureux pour pouvoir dérober quelques instants à “ mes affaires, & vous renouveller “ mes remerciements“. Comment interprêter ce billet, Henriette? puisque Luzan dit qu'il est malade, n'est-il pas tout naturel de penser que son séjour à la campagne est forcé, & que son indisposition est la suite de quelque violence de la part de son grand pere, ou quelqu'artisice de celle de sa mere? Il espere être assez heureux pour renouveller ses remerciements au baron; cette phrase ne veut-elle pas dire ....... „ Quelqu'observé que je sois, je ferai “ l'impossible pour voir ma chere “ Elisabeth“. Voilà le seul sens que l'on puisse donner à sa lettre, n'est-il pas vrai, chere amie? ..... Cependant, comme tu dis, est-il croyable qu'il ne puisse me donner de ses nouvelles? ..... Ah! si la bienséance ne m'ôtoit toute liberté, vainement on veilleroit toutes mes actions, j'aurois déja trouvé vingt moyens de lui écrire: mais je ne le puis, ni ne le dois dans l'incertitude où je suis de ses sentiments, & de sa situation, n'est-ce pas chere Henriette? La mort seroit préférable à la honte de faire une tentative inutile; car s'il ne m'aimoit plus, de quoi serviroient mes plaintes, qu'à exciter la pitié, & peut-être le mépris de celui qui m'a estimée jusqu'à la vénération? Me préserve le ciel de ce comble d'abaissement! Jamais, jamais Elisabeth n'aura à rougir d'avoir recherché l'amour d'un traitre, & si Luzan a changé, je fais serment ... ....... Henriette! je crains de le soupçonner à tort; il est peut-être plus malheureux que moi de ne pouvoir justifier sa conduite. On le retient malgré lui, on intercepte ses lettres; n'en doutons pas; car il ne se peut qu'il respire, & qu'il cesse de m'aimer. Chere amie! souviens-toi qu'il faut qu'il ignore à jamais ma défiance, elle m'humilieroit trop à ses yeux; mon cœur m'en fait un crime inexcusable; juge si je souffrirois que Luzan eût quelque chose à me pardonner ........ Il viendra la semaine prochaine: que devenir ce mortel intervalle? .... espérer, ........ craindre, ..... changer mille fois le jour de pensées, sans changer d'objet; t'écrire sans ordre, sans liaison, suivant les différentes impressions dont mon ame est affectée; raison ou délire, tu vois tout, chere amie, & sans ces salutaires confidences, ton Elisabeth. ne pourroit peut-être conserver l'avantage de mériter quelques éloges au milieu des erreurs de son cœur. Je partage, autant que je le puis, la joie que tu dois avoir du retablissement de la santé de monsieur d'Albi, & de celle de son fils: j'aime cet enfant, sans le connoître, parce qu'il a sçu distinguer ton excellente bonté. LETTRE LI. D'Elisabeth, à Madame d' Albi. Le terme de la semaine prochaine, marqué pour le retour du chevalier, me paroît si éloigné & si vague, que je ne puis en attendre la fin: j'aime mieux m'assûrer de mon malheur, que d'être livreé au tourment d'en craindre mille, qui n'éxistent peut-être pas. Les projets flattent les ambitieux & consolent les amants. Mon cœur ne pourroit supporter la cruelle torture de l'incertitude, si mon imagination n'étoit sans cesse occupée de nouveaux plans. J'ai suggéré au baron, par le ministere de Julie, d'aller voir Luzan, sous le prétexte de sa maladie; il n'a pas été difficile de lui persuader que la lettre, qu'il en avoit reçue, avoit un sens très obscur, & qu'en l'interprétant, comme elle devoit l'être, vu les circonstances, elle confirmoit le bruit qui s'étoit répandu sur son compte. Nous lui avons fait remarquer qu'il étoit étrange que le chevalier alléguât des affaires si considérables, qu'il sembloit qu'à peine lui laisseroient-elles le temps de le voir. ..... Le baron, qui a la vanité de vouloir tout deviner, nous a dit qu'il avoit fait ces remarques avant nous, que le tour mysterieux du billet ne lui étoit point échappé. Il l'a tiré de sa poche, l'a relu; il n'y avoit pas un mot, selon lui, qui ne fournît une preuve du duel de Luzan. Julie n'a pti retenir un éclat de rire: je t'assûre, qu'en ce moment j'ai senti quelques remords d'exposer mon oncle à ce ridicule; j'ai été sur le point de lui tout avouer, mais l'intérêt de ma tendresse, la crainte de blesser son amour-propre, m'a arrêtée Pour la premiere fois ma franch se est demeuree comme ensevelie au fond de mon cœur. Le baron seroit parti sur le champ, si sa chaise de poste, qu'il brûle de faire rouler, parce qu'elle est brillante comme celle d'un ambassadeur. eût été prête: on ne la lui a promise que pour demain ....... N'est-il pas cruel, qu'un motif de vanité prolonge mon supplice? mon oncle a tant d'autres voitures, dont il peut faire usage. Au fond je ne devrois pas me plaindre de le voir si attaché aux choses de luxe; le plaisir de briller le distrait de son amour, il ne m'en parle plus que d'un ton galant, & de maniere à ne m'inspirer aucune crainte pour le malheureux mariage qu'il avoit projetté. J'ai fait promettre dix louis d'or au sellier, s'il vouloit passer la nuit, pour que la chaise fût prête de meilleure heure ...... Tu ne blâmes pas ces démarches, chere amie; elles trompent ma douleur, & la séduisent par l'espérance de leur succès. D'ailleurs, Luzan les ignore; elles ne sont connues que de toi & de Julie. Je n'ose te dire dans ce moment tout le bien que je pense de cette estimable fille; tu croirois mes éloges émanés des services qu'elle me rend, tu n'en prendrois pas une juste idée. Cependant elle mérite d'être distinguée; car elle a des sentiments fort au dessus de son sort. Demain au soir j'apprendrai enfin les raisons qui retiennent Luzan chez sa mere. Le baron se propose d'y faire une simple visite. Que ne m'est-il permis de le suivre? ...... Que m'apprendra-t-il à son retour? Peut-être que le chevalier se marie, ou qu'il va faire ses vœux ........ O mon Henriette! ton Elisabeth seroit-elle réservée à ce malheur? Non, cela ne sera point, parce qu'il lui seroit impossible d'y survivre, à moins que les tendres soins de l'amitié ne rappellassent sans cesse mon ame fugitive. Mais hélas! ne suis-je pas condamnée à former éternellement l'inutile vœu de te voir? Toujours de nouveaux obstacles à combattre? ............ Amour, amitié, vous faites les délices de mon cœur, le bonheur de mon existence; mais quand cesserez-vous d'en faire le tourment? ...... Henriette! Luzan! Quand jouirai-je, sans trouble, de votre divine présence? LETTRE LII. d'Elisabeth à Madame d'Albi. Ah! Henriette! que penser, que dire? Luzan est à Paris, & il ne m'est pas venu voir; Julie l'a vu seul dans le carrosse du comte ........ Dieu! Quelle affreuse énigme! Comment l'expliquer? Il est vrai qu'elle a remarqué qu'il étoit extrêmement abattu .......... Mais il étoit seul, Henriette; & peux-tu concevoir qu'il n'ait pas prosité de cet instant de liberté? J'en suis confondue. Mon ame ne peut suffire à l'excès de ma surprise. Le baron n'est point encore de retour, & je doute qu'il soit arrivé assez tôt chez la marquise pour y trouver encore le chevalier ...... Ah! je crois l'entendre: sçachons s'il lui a parlé. Je te laisse un moment. Hélas! non, il ne l'a point vu. Il y avoit deux heures qu'il étoit parti; ainsi il y en a trois qu'il est à Paris. Julie l'a dit à mon oncle, qui, tout de suite, s'est proposé de l'aller voir dès demain matin. Sa curiosité est presque aussi ardente que la mienne, tant il a pris à cœur d'approfondir l'histoire du duel ... ...... Je vais revenir. Ta pauvre Elisabeth ne sera bien-tôt plus la maîtresse de modérer les transports de son impatience. J'ai déjà monté dix fois à la chambre de Julie, je regarde sans cesse si je ne verrai point le domestique de Luzan, ou Luzan lui-même. Si j'osois, je demeurerois à la fenêtre jusqu'au coucher du soleil: c'est le lieu où je souffre le moins, parce que toutes les facultés de mon être y sont soumises à l'organe de la vue. Mon ame entierement fixée dans mes yeux, ne pouvant alors réfléchir, me laisse un peu respirer ... ...... Passerai-je la nuit sans avoir de ses nouvelles? je ne puis le croire. Il viendra, ou il m'écrira. Qu'en penses-tu, chere Henriette? Il ne seroit pas convenable qu'il me laissât sans me donner quelque marque de souvenir, à moins que cet amant si tendre, si passionné, ne fût devenu insensible; je ne dis pas parjure: car il ne pourroit s'engager ailleurs, sans une métamorphose absolue. Non, jamais le cœur de Luzan ne brûlera pour une autre, tant qu'il animera la même enveloppe, les mêmes traits; & ces yeux où brille la plus vive étincelle de son ame, qui m'ont dit mille & mille fois qu'il m'aimoit, avant que sa bouche eût osé le prononcer, ne me sont ils pas un garant de sa fidélité? ...... Ah cependant, que j'ai besoin d'être rassûrée par sa présence! & qu'il seroit difficile que la mémoire de son amour suppléât long-temps aux preuves dont mon cœur ne peut être privé sans souffrir des tourments plus affreux que que la mort! ...... Avoue, chere Henriette, que toutes les circonstances semblent réunies pour aggraver mon malheur; ton absence, celle de Saintré, à qui je n'ose écrire, par un juste sentiment de fierté; car je te confesse que, malgré la haute opinion que j'ai du chevalier, je crains quelquefois qu'il n'ait changé. Ce seul soupçon m'arrête, dès que je veux prendre la plume pour d'autres que pour toi. Conseille-moi, je t'en conjure, ce que je dois faire à cet égard. Si j'étois encore plusieurs jours dans le cruel doute où je suis ........ Mais cela est impossible, n'est-il pas vrai? Sûrement je verrai Luzan aujourd'hui ou demain; & quand ce doux espoir ne seroit point rempli, le baron m'apprendroit toujours quelque chose, parce qu'il a décidément résolu de lui parler de son prétendu duel ....... Adieu, je t'embrasse bien tendrement Peut-être demain serai-je assez heureuse pour te faire partager la joie de quelque bonne nouvelle. LETTRE LIII. D'Elisabeth, à Madame d' Albi. Le triste jour d'hier a fini, la nuit qui lui a succédé n'existe plus, l'aurore a paru, le soleil est au milieu de sa carriere, & l'infortunée Elisabeth est encore plongée dans le chaos de l'incertitude. Mon oncle est allé ce matin, comme il l'avoit projetté, chez Luzan; il étoit sorti, & ne devoit rentrer, lui a-t-on dit, que fort tard .......... Chere Henriette, crois-tu que je puisse résister long-temps au tourment qui me transporte? Sans cesse hors de moi-même, hors du point de terre que j'occupe, il n'est nul espace que je ne voulusse parcourir: il me semble toujours que je verrai luzan dans tous les lieux que mon imagination présente à mon esprit ..... ..... Mais est ce à moi à le chercher? ah! non, je serois plus tôt la proie des plus vives douleurs, la victime de la pudeur, le martyr de tous les maux réunis, que de m'avilir par une démarche indigne de mon sexe, indigne de l'amie d'Henriette, & de cet estime d'adoration que j'ai sçu inspirer à Luzan. S'il n'est pas en mon pouvoir de rendre son amour éternel, au moins dépendt-il de moi de m'en faire estimer toute la vie ......... Foible dédommagement, je l'avoue, mais absolument nécessaire à mon cœur. J'ai entendu arrêter un carrosse, j'ai cru que c'étoit lui, j'ai volé à la fenêtre; mais je suis cruellement déçue. C'est une visite qu'envain j'avois prié mon oncle de m'épargner, il l'accompagne lui-même, je ne puis me dispenser de la recevoir. Chere amie! que la contrainte ajoûte au tourment! Je viens de passer la plus terrible heure qu'il soit possible d'imaginer. Je conviens que je ne puis m'en prendre qu'à ma situation, & non à monfieur d'Arbroc, gros baron allemand, de qui mon oncle s'est passionné à son dernier voyage à la campagne, & qu'il me sollicitoit de recevoir depuis plusieurs jours. De tout ce qui respire & qui n'a pas l'air & les traits de Luzan, monsieur d'Arbroc étoit l'être qui pouvoit le moins me déplaire dans ce facheux moment où mon espoir a été trompé. Il parle peu, n'a aucun ton particulier dans son maintien, dans ses discours. Tout est si naturel en lui, qu'on sent qu'il doit être comme il paroît, c'est-à dire, qu'on ne songe point qu'il soit ni mieux, ni plus mal qu'un autre; mais on le trouve bien Il n'excite ni le perfide mais, ni ces élans d'admiration si souvent démentis par une basse conduite, & dont l'admirateur rougit en s'étonnant de s'être laisse séduire par de fausses vertus. Monseur d'Arbroc paroît n'avoir aucune sorte de prétention, si ce n'est à dire des choses essentielles ou plaisantes. Je le crois d'un caractere franc, ouvert; mon oncle prétend qu'il est âpre dans sa sincérité, un peu enclin à la satyre: je ne m'en suis pas apperçu, & je t'avoue que le jugement de mon oncle m'est-un peu suspect sur ce point. Tu sçais comme il craint que l'on lui dise ses vérités. Je n'ai tant examiné monsieur d'Arbroc, que pour tâcher de découvrir le principe de sa liaison avec le baron: je n'y ai pas apperçu la moindre analogie; il y a tant de différence entre ces deux têtes, que je ne conçois pas par quel attrait ils sont liés, si ce n'est que le gros allemand, qui est le bon sens personnifié, trouve tout naturel de rendre amitié pour amitié à un homme honnête qui lui témoigne de l'affection. Tu ne sçaurois croire jusqu'où va celle de mon oncle pour cet étranger; quelques mots qui lui sont échappés devant lui, en l'invitant à me faire sa cour, me donneroient de nouvelles inquiétudes, si de plus grandes peines n'absorboient toute la sensibilité de mon ame. Je me flatte à chaque minute de voir entrer Luzan. Il est inoui que mon espérance se fortifie à mesure que le temps en ruine le fondement. Oui, j'espere que ce jour ne finira point sans offrir à mes yeux le charme de mon cœur.......... Je le verrai, & tous mes maux seront effacés. Ton mari, ses fils seroient-ils plus malades? tu ne m'écris point; ne sçais-tu pas que tes lettres sont ma seule consolation? LETTRE LIV. De Madame d' Albi, à Elisabeth. Tu ne devrois plus être incertaine, chere Elisabeth; la conduite de Luzan t'instruit trop de ton desstin. Il y a trois jours qu'il est à Paris; on l'a vu seul, il ne t'a point écrit, il n'a pas paru chez toi; les raisons, qui l'en ont empêché, ne peuvent venir que de lui. Je veux bien croire que l'inconstance n'a aucune part à ce procédé; mais tu n'en dois pas moins conclure qu'il faut l'oublier. Son silencè est un oracle non équivoque; c'est un arrêt scellé par l'honneur & non par l'infidélité. Je le répete encore, il en est incapable: mais supposons pour un instant qu'il se mariât, c'est ce qu'il y a de plus vraisemblable; eh bien ne lui pardonnerois tu pas d'obéir enfin à son grand pere? Tu le lui avois conseillé, tu l'exigeas même; lui ferois-tu un crime d'être aussi vertueux que toi, d'avoir un courage égal à celui dont tu lui as donné l'exemple? Tu sçais quelle fut sa soumission pour ses parents jusqu'au moment où il t'a vue. Le respect, l'amour filial, ce sentiment sacré ne pourroit-il reprendre ses premiers droits fur un cœur trop égaré par une passion malheureuse, sans être accusé de légereté & de perfidie? Je te connois, mon Elisabeth. N'est-il pas vrai que, si toutes les suppositions, que je fais, étoient des réalités, tu t'affligerois sans ctoute de perdre Luzan? mais le respectable motif de cette éternelle séparation ne seroit-il pas un soutien contre le désespoir? Ne reve-illeroit-il pas tous ces nobles sentiments de ton ame? J'ose en répondre pour toi; oui, car ta vertu existe toujours, quoique le poison de la douleur t'ait depuis quelque temps privée de son activité; c'est un sommeil léthargique que le moindre murmure de l'honneur interrompra. Il te suffiroit d'être persuadée que Luzan n'a fait le sacrifice de son amour, que par obéisfance, je te verrois bien-tôt capable d'une courageuse résolution, & t'assûrer par là le plus pur hommage de son cœur: comme il a l'ame honnête, sa tendresse se convertiroit toute en estime, en admiration. O mon Elisabeth! quelle sublîme divinité tu serois pour lui! Crois-tu que tu perdisses beaucoup à cet échange? Les transports de l'amour épuisent sa source; mais le temps, qui détruit tout, respecte seul les plaisirs du cœur, il les multiplie & les accroît par sa durée. Si tu avois le choix d'épouser le chevalier, avec la certitude qu'il deviendroit indifférent par la suite, ou de le voir uni à une autre, & être sûre qu'il te conservera une constante amitié, ne préférerois-tu pas ce dernier parti? au moins, je le présume de la délicatesse de tes sentiments ........ Hé bien, regles les mouvements de ton cœur sur cet hypothèse; cette précaution ne peut que t'être avantageuse, quelqu'évenement qu'il arrive. Tu as très-bien fait de ne point écrire à Saintré. Cette attaque furtive ne seroit ni noble, ni convenable; il vaudroit encore mieux t'adresser à Luzan, si tu étois réduite à cet excès de foiblesse, de ne pouvoir imiter son silence. Il vaudroit mieux, dis-je, parler à lui-même, que d'emprunter la voix d'autrui; ces moyens ménagent l'amourpropre, sans sauver la pudeur; sentiment que nous ne devons jamais perdre de vue, puisqu'il est le premier charme de notre sexe. Je fais mille compliments à ta conscience de t'avoir donné des remords au sujet du vaniteux baron; mais, en vérité, je suis comme Julie, je ne puis m'empêcher de rire de voir que vous avez trouve le secret de l'attacher à la poursuite de Luzan, comme à celle d'une amante chérie. Je crois que, si le chevalier alloit à Péking, vous auriez l'adresse d'y envoyer ton oncle. Je ne suis pas fâchée que vous donniez de l'exercice à sa curiosité; cela évapore son amour au point qu'il me paroît que tu en es entierement délivrée; je dirois volontiers, comme le proverbe, ce bonheur n'ira pas tout seul. Un peu de courage, chere amie, d'abord; je compte que tu me verras la femaine prochaine. Mes chers malades se portent beaucoup mieux. Je t'embrasse aussi tendrement que je t'aime LETTRE LV. D'Elisabeth, à Madame d' Albi. Peux-tu bien, cruelle amie, me dire que je ne devrois plus ignorer mon fort, quand chaque jour, chaque circonstance multiplie mes doutes sans en éclaircir un seul? Par les récits qu'on me fait, il est vrai que mes espérances sont toûjours déçues: je ne vis point Luzan, comme je m'en flattois, au moment où je t'écrivis ma derniere; le baron y alla hier matin, il apprit que son grand-pere étoit à Paris depuis la surveille, qu'il n'avoit pas quitté le chevalier, & qu'il ne devoit recevoir personne de toute la journée, qu'ils avoient des affaires considérables. Le valet-de-chambre du comte, à qui mon oncle parla, lui dit, en confidence, qu'il croyoit qu'il étoit question d'une charge pour le chevalier. Si ce rapport est vrai, tu vois que Luzan n'a peut-être pas été maître de disposer d'un moment, & qu'il ne s'agit point de mariage, comme tu as la cruauté de le supposer. Ta lettre m'a causé un trouble inexprimable; j'ai tremblé de tout mon corps en la lisant. J'ai cru quelques instants que quelqu'un t'avoit dit que le chevalier se marioit; mais en examinant la gaieté de tes dernieres lignes, je me suis rassûrée par la juste confiance que j'ai en ton amitié, qui ne te permettroit pas de rire, si ..... ta pauvre Elisabeth étoit sur le point de perdre le bonheur de sa vie. D'ailleurs, peut-il entrer dans l'esprit que Luzan immolât sa tendresse à son devoir, sans daigner me saire participer à la gloire de ce sacrifice, sans tácher d'obtenir mon aveu? Ce seroit un outrage, après ce que j'ai fait, s'il se défioit de ma générosité. Crois tu qu'il fût assez barbare pour me priver de la seule satisfaction dont je pûsse être susceptible, si le cruel sort nous séparoit? Quand je réfléchis sur tous ces points, je ne suis plus effrayée de tes désolantes suppositions. Non, Luzan n'en épousera pas d'autre qu'Elisabeth, à moins qu'on ne lui en fasse la loi ........ Mais hélas! aurois-je maintenant la force de la lui prescrire? mon cœur se meurt à cette seule pensée. Au reste je dois la bannir d'après les circonstances & mes propres conjectures{??} On achete une charge au chevalier; peut-être est-il important, pour notre commun bonheur, de cacher jusqu'à l'ombre de notre intelligence, afin d'écarter tout soupçon pendant ce moment de faveur qui ne lui est, sans doute, accordé que sous d'onéreuses conditions, dont il se croit en droit de se dispenser, dès qu'il aura recouvré sa liberté. Quelqu'embarrassée que je sois de justifier sa conduite, je sens qu'il m'est encore plus difficile d'accuser son cœur. Enfin ce qui ranime ma patience expirante, c'est que ce fatal mystere ne peut rester long-temps impénétrable pour nous. Mon oncle ne se rebute point de ses vaines poursuites; il doit encore y aller demain: on lui a comme promis, par faveur singuliere, qu'il parleroit au chevalier, sinon après demain sûrement. Je ne me lasserai point de répéter (parce que les plaintes soulagent les malheureux,) que si Saintré étoit ici, je n'aurois pas demeuré vingt-quatre heures dans l'affreuse incertitude où je suis: mais je me ferois clouer les doigts plus tôt que de lui écrire, puisque tu ne me le conseilles pas. Je me condamnerai à l'horrible supplice de ne plus te dire combien je t'aime, avant que de rompre le silence la premiere avec Luzan; ainsi sois tranquille sur mes actions: mais je ne répondrois pas des effets de mon désespoir sur moi-même si ...... ah n'achevons pas, chere Henriette! Ne crains rien, le souvenir de ta tendre amitié sera toujours tout-puissant sur mon ame, je le crois. Adieu, à demain si j'ai des nouvelles. Tu m'en as donné une charmante. Quoi! je te verrai la semaine prochaine, chere amie; ce bonheur m'aideroit à supporter bien des choses; mais peut-être tout ira-t-il au gré de mes souhaits? ....... Eternel peut-être! Quand ne te prononcerai-je plus pour le même objet? LETTRE LVI. De Madame d' Albi à Elisabeth. Les plus petites causes seront-elles perpétuellement un obstacle aux plus importantes actions? Car te voir, te consoler, seroit ma plus intéressante affaire. Cependant j'en suis sans cesse empêchée par de nouveaux inconvénients. Je ne puis plus aller à Paris la semaine prochaine, comme je m'en étois flattée: une sœur de monsieur d'Albi, de qui je dois nommer l'enfant, croit toucher au terme de sa grossesse; ce calcul peut être faux d'un mois, & même plus encore; je n'en serai pas moins enchaînée ici tout ce temps par bienséance, comme s'il étoit impossible de me remplacer. Je suis furieuse en secret contre la tyrannie des usages du monde, auxquels il faut sacrifier le plus saint & le plus cher des devoirs. Soulager les peines d'un ami par sa présence, ses soins & ses caresses, n'est-ce pas la premiere obligation du cœur, & ne devroit elle pas être sacrée pour toute ame sensible? Cependant si j'osois suivre ce qu'elle me dicte, que je m'absentasse dans cette circonstance, monsieur d'Albi & toute sa famille murmureroit de mon procédé. Envain j'apporterois pour excuse tes chagrins, dont il faudroit déguiser la cause, l'on seroit mécontent, & l'on ne parleroit de ton Henriette, que comme d'une femme sans considération pour ses proches, sans égard pour la décence. On traiteroit mon amitié de folie, parce qu'elle iroit au-de-la du discours. En vérité, je n'eus jamais tant d'amertume contre les jugements du public, parce que ta situation devient plus fâcheuse, & que je ne puis te secourir d'une maniere efficace. Si je pouvois te parler, il est mille choses essentielles que je te dirois, & que je ne puis hazarder, n'étant pas à portée d'adoucir les tristes impressions qu'elles te feroient. Je t'avoue que je souffre beaucoup de te voir interpréter si favorablement la conduite du chevalier; que ton amour & celui qu'il eut pour toi, empêchent ton cœur de le soupçonner, cela est tout naturel! Mais que ton esprit se refuse à l'évidence des conjectures, c'est ce qui m'afflige réellement, ce qui m'allarme pour les suites. Infortunée Elisabeth! tu es, depuis quelques jours, comme les malades abandonnés, de qui les maux parvenus au dernier période, changent tellement l'existence, qu'ils ne sentent plus leurs atteintes, parce qu'elles sont universelles. Dans tous les récits que tu me fais, je ne vois pas un seul motif d'espoir, tout est contradictoire à tes conclusions, & cependant ton espérance est plus vive que jamais ......... Chere amie, pourquoi ne pas te résoudre au sort qui t'est assigné par la providence? pourquoi ne pas préparer ton ame à l'accomplissement de ses décrets? ........... Hélas! pourquoi, moi-même, n'ai-je pas la force de porter le premier coup à ton cœur, pour affoiblir l'horreur de celui qu'on te prépare sans doute? .......... Ah! chere Elisabeth, si tu voyois au moins couler mes larmes, si je pouvois te presser contre mon cœur, la tendre amitié te consoleroit peut-être des malheurs de l'amour. O mon unique amie, ma bien aimée! que tu m'es chere, que tu es nécessaire au bonheur de ma vie! Mon cœur n'a d'existence que par tes sentiments; sans toi je languirois au milieu des plaisirs, mon seul vœu seroit la fin de mes jours, dont je vais te destiner tout l'emploi; car il est certain qu'avant six mois la charge de monsieur d'Albi sera vendue, ou pour mieux dire, un autre en prendra possession; c'est un de nos parents qui l'achette: des arrangements de famille ne lui permettent pas de l'exercer de quelque temps. On nous fait espérer que ce terme pourra être abrégé. Je sçais cette heureuse nouvelle d'aujourd'hui; ne trouves-tu pas qu'elle compense la promesse que je ne puis tenir? La confidence du valet babillard ne me paroît pas fondée; j'y crois d'autant moins, que les maîtres prudents donnent volontiers le change à la curiosité de leurs domestiques; de sorte qu'on doit interpréter leurs rapports, comme les bonnes femmes disent, qu'il faut expliquer les songes, toujours dans un sens contraire à celui qu'ils présentent. LETTRE LVII. D'Elizabeth à Madame d'Albi. O ciel! que viens-je d'apprendre? ........ Il épouse mademoiselle de N***** la chose est trop sûre; il l'a dit lui-même à mon oncle; le mariage est déclaré d'aujourd'hui ........ Le voilà donc éclairci ce fatal mystere qui déchire mon cœur, qui le fait mourir sans éteindre la flamme qui le consume: une flamme qui, dès ce moment, perd toute sa pureté .....!.. Qui moi? je brûlerois d'un feu criminel! Henriette, ne frémis-tu pas à cette seule idée, & n'aimerois-tu pas mieux me voir anéantie? Ah! si ma douleur ne creuse promptement le sanctuaire qui rend tous ses traits impuissants, crois que ton Elisabeth sçauroit mourir avant que d'exhaler un coupable soupir ....... Adieu, tendre amie ....... ma plume m'échappe, mes foibles mains ne peuvent la retenir, & mon ame ne trouve plus d'expressions pour rendre sa déplorable situation. LETTRE LVIII. De Madame d' Albi, à Elisabeth. Elisabeth! mon Elisabeth! que ma voix plaintive ranime ton courage pour rassûrer ton Heniette, à qui tu causes mille morts par la crainte que tu viens de lui inspirer! Voudrois-tu me rendre plus malheureuse que tu ne l'es dans ce funeste moment? Tu perds, il est vrai, l'idole de ton cœur; mais il te reste une amie sincere, qui ne veut vivre que pour t'aimer; & moi, que me resteroit-il, si tu succombois à ta douleur, comme tu le désires? ... ........... Ah! chere Elisabeth, que les cris de mon cœur allarmé rappellent le tien à l'amitié, à ce sentiment qui fit ta félicité; ou s'il n'a plus de pouvoir sur ton cœur, que la pitié du moins t'éleve au-dessus de tes malheurs, pour épargner à ton amie le plus affreux qu'elle puisse éprouver? Sois généreuse, soutiens le fardeau de la vie pour ne pas couvrir la mienne d'un éternel voile de douleur. ...... C'est trop te demander, peut être, sans rien t'offrir: mais parle. Que désires-tu de moi? Je vole au moindre signe. Oui, je suis prête à braver les discours injurieux que mon absence pourroit exciter; les plaintes de monsieur d'Albi, celles de sa famille, celles du monde entier, ne m'arrêteroient pas, si tu me dis que ma présence soit nécessaire à la sûreté de tes jours ......... Si tu pouvois voir l'état où ta lettre m'a plongée, j'ose croire que tu oublierois une partie de tes maux pour me consoler des miens. ...... Hélas! c'est donc envain que par des suppositions, trop réelles, j'ai essayé de préparer ton cœur au coup qui l'accable? inutile avertissement! Ta malheureuse confiance t'a dérobé l'éclair; tu as senti la foudre sans l'avoir prévue; c'est ce qui te persuade que tu en es mortellement frappée. Moi-même j'en serois effrayée, si je n'espérois que, mes larmes, mon amitié, mes prieres auront plus de pouvoir pour t'engager à vivre, qu'elles n'en eurent lorsqu'il s'agissoit de résister aux sollicitations de Luzan. Il y a plusieurs jours que je suis instruite de la funeste nouvelle que tu as cru m'apprendre. La belle-sœur de madame de N***** avoit envoyé régulierement pendant la maladie de monsieur d'Albi s'informer de sa santé. Dès que je fus libre de sortir, j'allai lui en faire mes remerciements. Elle m'apprit que le mariage de sa niéce, avec le chevalier, étoit renoué, que la comtesse avoit tant prié, tant sollicité son mari, qu'elle l'avoit dêterminé à consentir à tous les articles qu'on exigeoit, excepté celui des diamants, que les tantes de mademoiselle de N****, qui sont en grand nombre, se proposent de remplir par les présents de noces. Le chevalier ne se nommera plus Luzan; il prend le nom & le titre de marquis de Mirinville; la belle-sœur de madame de N**** me fit encore beaucoup d'autres détails, que je réserve pour un temps moins malheureux. Me pardonneras-tu, chere amie, la foiblesse que j'ai eue de te cacher ces tristes vérités, qui t'auroient peut-être paru moins affreuses annoncées par ton Henriette? Tu dois connoître quel a été mon motif. D'ailleurs, je t'avoue, que je me flattois toujours que quelque nouvel obstacle de la part de la famille de mademoiseile de N**** qui ayant tout obtenu, abuseroit de la foiblesse du comte pour exiger davantage, feroit manquer une seconde fois ce fatal hymen. Je te dirai plus: je comptois aussi qu'après toutes les résistances du chevalier, & ses excessives preuves d'amour qu'il t'avoit données, il ne consentiroit point a en épouler une autre, & j'en douterois encore, s'il ne l'avoit dit lui-même à ton oncle. Je ne puis rien dire pour sa défense, ni pour sa condamnation; car tu sens bien que les parents de mademoiselle de N**** ignoreront à jamais de quelle maniere la chose s'est passée entre lui & son grand-pere; si l'on avoit usé de violence ou d'adresse, il paroîtroit tout simple qu'il t'eût écrit ou pris la fuite au premier instant de liberté: mais son silence prouve trop que c'est du libre consentement de sa volonté. Cependant je suis intimement persuadée que sa tendresse pour toi fut sincere, parfaite & fort audessus des passions ordinaires. Je m'épuise en vaines réflexions sur ce sujet; il m'est impossible de concilier ce qui s'est passé avec ce qui existe. Je serois presque tentée d'écrire moi-même à Saintré; mais hélas! ce que nous apprendrions changeroit-il ta destinée? Toutes les démarches, qu'on fait, sont autant de liens qui resserrent la malheureuse chaîne que l'honneur oblige de rompre. Tu crains de pousser de coupables soupirs; cette même crainte me répond de la pureté de ton cœur. Rassûre-toi, chere Elisabeth, consens à vivre pour donner l'exemple de l'amitié la plus parfaite, de l'amour le plus rare & des sentiments les plus honnêtes qu'il soit possible d'imaginer. J'embrasse tes genoux & les couvre de mes larmes, pour te supplier de m'écrire sitôt ma lettre vue. LETTRE LIX. D'Elisabeth à Madame d'Albi. Tendre amie, que tu es séduisante! Tes prieres ont la puissance des decrets émanés du souverain du monde. Il n'est pas plus possible de te réfister, que de se soustraire à la volonté de celui qui peut tout ........ Tu veux donc que je vive ....... Peux tu bien le vouloir, quand la moitié de moi-même m'est ravie? quand je suis condamnée à ne plus connoître que les tourments de l'amour, & le trouble d'une conscience allarmée. ....... Ah, si tu pouvois descendre en moi-même, voir ce que je soussre, l'humanité seule te feroit désirer ma mort. Il y a des instants où ma douleur concentrée au fond de mon cœur, le dissout, pour ainsi dire, & me plonge dans un état d'anéantissement que je pourrois appeller heureux, si les réflexions qui succedent à cette léthargie de l'ame, ne rendoient ma situation mille fois plus douloureuse. Quelquefois, il me semble que si je pouvois être convaincue que Luzan ne m'a séduite que par de fausses vertus, le mépris m'auroit bien tôt guérie; mais hélas! plus souvent encore je ne sens que ma tendresse & la perte de son objet, qui m'est encore plus cher depuis que je suis sans espoir ..... Sans espoir, que dis-je parjure de mes plus intimes sentiments? Oui, ne crains pas que l'espérance ne trouve plus de place dans mon cœur. Envain la raison la chasse d'un côté, l'amour la rappelle de l'autre & l'y rétablit contre tout obstacle .......... Sur quoi fondé, diras-tu? ....... ah! Henriette, j'en rougis! Mais ne sçais-tu pas que le moindre évenement favorable trouve crédit sur l'esprit des malheureux, cela seul les empêche de succomber à leur infortune. La célébration du mariage, qui devoit se faire dans trois jours, est remise à la quinzaine, parce qu'il est survenu un gros rhume à mademoiselle de N**** Mon oncle m'a apporté cette nouvelle aujourd'hui; il la tient d'une tante de mademoiselle de N**** qui avoit déja acheté le présent de noce. C'est une garniture de points, d'un très-grand prix. Il y avoit quelque réparation à y faire. Le baron, qui connoît l'adresse de Julie pour ces sortes d'ouvrages, & qui d'ailleurs, va mendiant toutes les petites commissions des femmes pour se rendre important auprès d'elles, & dire impunément à tout le monde qu'il est accablé d'affaires, a offert à la dame de lui rendre ses dentelles parfaitement raccommodées; il a apporté la garniture à Julie, qui étoit alors dans ma chambre; il lui a promis dix pistoles. Cette pauvre fille a pâli, comme si on lui eût présenté une coupe empoisonnée. Elle s'est excusée de la prendre sur ce que sa vue n'étoit plus assez bonne pour un travail si fin. J'ai pénétré son motif, je lui en ai sçu un gré infini. Cependant ne tenant point à des niaiseries de cette nature, je l'ai pressée de s'en charger, mais inutilement. Dès que nous avons été seules, elle m'a dit, d'un ton pénétré, que je lui aurois fait un grand chagrin, si je l'eusse forcée, par mes ordres, à m'obéir; que non-seulement les dix pistoles, que monsieur le baron lui promettoit, la touchoient peu, mais qu'elle y en joindroit de bon cœur vingt autres, qu'elle tenoit de mes bontés, pour que ce maudit mariage ne se fît pas ......... Je l'ai embrassée, comme si elle eût été ma sœur ... ...... Ah! ma chere, comme les besoins & les passions franchissent la distance que le préjugé a établie entre les hommes; cette fille est réellement digne d'une amitié distinguée. Je me reproche de n'avoir pas rendu plus tôt justice à son mérite, & sur-tout, de l'avoir tenue si éloignée de moi: mais je promets que c'est la derniere épine de la fierté des Chandermant; ils ne me l'avoient inspirée, hélas! que parce que le malheur ne leur avoit point appris, comme à leur triste fille, à réfléchir. Tu ne sçaurois concevoir combien Julie m'est d'un grand secours dans cette affreuse circonstance. Je lui parle jour & nuit de mes peines. Elle me plaint; sa pitié me touche, que feroit donc la tienne? Mais je ne dois pas abuser des généreuses offres que tu me fais de mépriser toutes considérations humaines, pour voler auprès de ton Elisabeth. Je ne doute point du plaisir que ton cœur y trouveroit; mais je sçais ce qu'il en couteroit à ta prudence: si je te suis chere, tes devoirs te sont sacrés; tu ne pourrois les sacrifier sans souffrir. Il ne faut donc pas d'un mal en faire deux. Laisse-moi porter seule l'horrible poids de mon infortune, j'espere n'en point être accablée, tant que mon cœur sentira, comme dans ce moment, qu'Henriette m'aime, que je suis nécessaire à son bonheur; je consens de vivre à ce prix, quoique destinée à consumer lentement le tissu de mes jours par l'amertume de mes larmes. Chere amie! un seul espoir me reste à cet égard; c'est que l'exemple de tes vertus excitera, peut-être, dans mon ame le désir de t'imiter. Comme moi, tu fus la victime d'une passion malheureuse, comme toi, sçaurai-je en triompher? Hélas! je ne crois pas que cela soit en mon pouvoir. Informe-toi, je t'en prie, de la belle-sœur de madame de N**** qui me paroit être la gazette de sa famille, si le rhume de sa niéce n'est point une fable pour cacher quelque nouveau mystere. Si la sœur de monsieur d'Albi accouchoit aujourd'hui, je te verrois donc après demain; il me semble qu'il n'y a plus que ce motif qui te retienne. Que je vais faire de vœux pour sa délivrance! Je défie tous ceux qui prennent le plus grand intérêt à ses jours, d'en former de si ardents que les miens. J'oubliois de te dire que mademoiselle de N**** a une grosse fiévre: cet état peut dégénérer en fluxion de poitrine. Comme elle est d'une santé très delicate, il seroit difficile de la tirer de cette maladie, & ....... Téméraire réflexion, ne viens point corrompre la pureté de mes sentiments par tes coupables erreurs! Mon cœur t'abhorre, quoique tu flattes sa passion .......... Henriette! voilà, voilà le tourment où je ne cesserai d'être livrée. Ne pouvoir respirer sans crime ....... Dieu, que je suis malheureuse! LETTRE LX. De Madame d' Albi, à Elisabeth. Ne te plains pas, chere Elisabeth, tes malheurs ajoutent à ta propre gloire, & font éclore des vertus que toi seule sçais porter au plus haut degré. Que tu es estimable à mes yeux, & précieuse à mon cœur! J'adore tes scrupules; il ne te faut point d'autres armes pour vaincre ta passion. Que mes raisonnements seroient foibles! que la conviction même de l'infidélité de Luzan seroit impuissante en comparaison de cette barriere, que ta conscience a placée entre l'honneur & l'amour! Ne crains donc pas de flétrir le principe de ta vie par l'amertume des remords. Tu m'as dit cent fois que tu ne pourrois aimer, s'il falloit rougir de tes sentiments. Ces paroles sont gravées dans mon cœur en caracteres sacrés; je suis convaincue qu'il ne t'arrivera jamais de les effacer. Je viens de chez la belle-sœur de madame de N**** Elle arrivoit de Paris, où elle avoit été uniquement pour la maladie de sa niéce; car c'est une femme qui voyage, dès que le plus petit parent a seulement un remede à prendre, si fort elle a à cœur d'être à la tête de tout ce qui se passe dans sa famille. Si son service à la cour ne l'eût rappellée, je fuis très sûre qu'elle n'auroit pas quitté sa niéce, qu'elle ne l'eût vue enterrée ou mariée. -- Bonjour, charmante amie, m'a-t-elle dit, vous venez bien à propos; vous êtes la seule personne, avec qui je trouve quelque consolation; plaignez moi: ma niéce se meurt. -- Ah! madame, est-il possible? Qu'a-t-elle donc? -- Ce qu'elle a? ah, chere madame d'Albi, ne m'en parlez pas! Je suis anéantie; & pour surcroit d'adversité, je n'ai pu passer que vingt-quatre heures à Paris. -- Ce temps n'a-t-il pas suffit, pour vous instruire du genre de maladie de mademoiselle votre niéce? -- Sans doute; mais à peine étois-je arrivée chez ma belle-sœur, que la surannée vicomtesse de ***** couverte de blanc, de rouge & de rubans couleur de rose, vint y faire visite, s'empara de moi, comme de la personne la plus considérable, selon ses idées. Imaginez-vous que c'est la femme la plus provinciale dans ses préjugés, sa conversation. J'en fus excédée dès le premier quart-d'heure. Tous mes nerfs furent si cruellement tiraillés, que je levai le siége, sous prétexte d'aller voir ma niéce. Vain subterfuge! Elle me pria à souper, je m'en défendis; elle se mit presque à mes pieds pour me déterminer. Je cédai, par foiblesse; elle m'entraina plus tôt que je ne la suivis. Connoissez-vous rien de si ignoble que ces sortes de violences? -- Il est vrai, madame, que cela est gênant, sur-tout dans le cas où vous étiez; car je présume que vous auriez désiré rester auprès de votre niéce, & veiller aux soins qu'exige sa maladie. -- Cela n'est pas douteux; mais vous sçavez, aussi-bien que moi, comme il est difficile de résister aux assommantes politesses des personnes avides du monde d'un certain ordre. -- Vous fûtes donc obligée de suivre cette dame, sans avoir vû mademoiselle de N**** -- Assurément. Convenez que cela est horrible. Dès que nous fûmes arrivées chez la vicomtesse, elle depêcha ses gens, comme autant de couriers, dans tous les quartiers de Paris, pour inviter la marquise de **** l'abbé ***** la présidente ***** la comtesse de **** la maréchale de ***** &c. &c. &c. &c. Les valets, aussi gauches que leur maîtresse, lui firent répéter dix fois les noms des personnes chez qui elle les envoyoit. Elle craignit, sans doute, qu'un si petit nombre ne me prévînt mal contre la splendeur de ses soupers, qu'elle m'avoit assûré être délicieux. Elle me dit qu'elle avoit eu trente personnes la veille, qu'elle comptoit sur quarante ce jour-là, & qu'elle espéroit que je me féliciterois du sacrifice que je lui avois fait. Nous étions seules. Elle fit prier sa belle-fille de descendre, elle me la présenta. Je crus voir une iroquoise. Elle balbutia quelques mots entre ses dents, comme un enfant qui n'auroit jamais parlé qu'avec sa gouvernante. Cela ne m'empêcha pas d'adresser un compliment à la vicomtesse, sur le bonheur d'avoir une si aimable bru. La petite sotte n'en devint pas plus jolie. Elle se plongea indécemment dans son fauteuil, & passa le reste de la soirée, comme si tous ses sens eussent été dans une absolue léthargie. Je dois rendre justice à la pauvre vicomtesse; elle donnoit la torture à son imagination pour m'amuser. Elle fit demander son fils le chevalier, son fils le comte, son fils le colonel. Tous ces illustres fils vinrent enfin nous faire compagnie en attendant l'assemblée. -- Elle vous avoit donc amenée de bien bonne-heure? -- Mon dieu oui, pour mon malheur! car je faillis périr d'inertie. Il arriva du monde. On parla de jouer: le plus âgé des freres proposa le quadrille ... ...... ah! mon fils, lui dit à l'oreille la vicomtesse, y pensez-vous? proposer le quadrille à une femme de la cour, ce seroit nous couvrir de ridicule: le ouisk, ou le brelan, sont les seuls jeux supportables. On se détermine pour le ouisk, en faveur de la nouveauté. La partie n'étoit pas achevée, que la salle fut remplie des quarante personnes annoncées. Je suffoquois déjà de vapeurs d'être ainsi renfermée; j'aurois voulu faire quelques tours dans le jardin, ou trouver dans d'autres piéces un clavessin, en toucher, chanter ou lire: mais on n'a pas d'idée de ces plaisirs, ni de cette agréable liberté chez la vicomtesse; on n'y parle que de jeux & de repas. -- Sur ce pied-là, je vous plains fort d'y avoir passé plusieurs heures. -- Oh, ce fut bien pis, quand le cercle fut entierement formé! Nous nous regardions tous, comme si nous eussions été des habitans des quatre parties du monde. Au stupide silence qui regnoit, je m'apperçus que la vicomtesse étoit plus jalouse de la quantité que de l'espece. Sa vanité satisfaite d'avoir nombreuse, compagnie chez elle, me prouva qu'elle n'étoit pas délicate sur le choix. Elle avoit eu la mal-adresse de rassembler des personnes qui ne se connoissoient pas, ou plûs tôt, qui n'étoient point faites pour être ensemble. Les femmes étoient guindées sur la plus haute colomne de la fierté, se tenant sur la défensive, selon la sotte coutume qu'elles ont entre elles de ne pas vouloir attaquer les premieres, lorsqu'elles ne sont pas intimement liées: les hommes, trop serviles copistes des femmes de leur coterie, me parurent d'une affectation, d'un embarras insoutenable. On lisoit sur tous les visages l'impatience de se mettre à table, pour avoir une contenance. Ce bien-heureux moment arriva enfin. Je pensai alors, que puisqu'on n'avoit d'autres ressources dans cette maison que le jeu & la table, on y médiroit, sûrement, au milieu du repas. Je comptois être dédommagée, & faire ample provision d'anecdotes galantes de la ville. -- Votre espoir ne fut pas déçu, sans doute. -- Pardonnez-moi, madame, il le fut, & de la maniere la plus cruelle. On ne parla uniquement que de la grossesse, des couches de la bru, de la nourrice, d'un hôtel superbe qu'on vouloit louer, d'une charge qu'on achetoit à mon fils le chevalier, des campagnes de mon fils le colonel. Seulement la vicomtesse avoit l'attention, plus tôt la manie, de me faire des questions sur la famille royale. Je remarquai que la plus grande partie des convives se cachoit avec leur serviette pour bâiller: & moi, ma chere madame d'Albi, je puis vous assûrer que je sortis de cette maison totalement submergée dans la quintessence de l'ennui. -- Cela est désagréable. -- Désagréable? dites détestable -- J'en conviens, madame, sur-tout dans la triste circonstance qui vous avoit attirée à Paris. -- Certainement, elle est des plus fâcheuse; car en rentrant chez ma belle-sœur, j'appris que ma niéce avoit été saignée deux fois de l'avis de monsieur Patibe, vieux médecin, qui n'a pour lui que son expérience. -- C'est beaucoup, madame. -- Bon! cela ne signifie rien, comme vous le verrez, & il est heureux pour mademoiselle de N**** que j'aie été à Paris. Je persuadai à sa mere de faire appeller monsieur Dolin, jeune médecin, de beaucoup d'esprit, très à la mode, & d'une grande réputation pour les maladies de vapeurs. C'est l'époque de ma maladie qui le mit fort en vogue. Depuis ce temps, presque toutes nos jolies femmes de la cour se sont gouvernées sur ses ordonnances. Il n'y en a pas une qui ne s'en soit miraculeusement trouvée. -- Cela est heureux; & mademoiselle votre niéce est en bonne main. Je vous en réponds: mais malgré ses brillants succès, il est d'une complaisance unique. Il m'avoit ordonné le cheval, ainsi qu'à plusieurs de mes amies; hé bien, madame, croiriez-vous qu'il laissoit ses malades pour nous accompagner? Il est si amusant, que nous nous le disputions. J'étois la préférée; cela excitoit des jalousies, des rivalités qui me réjouissoient au-de-la de toute espece de plaisir. Un médecin de ce caractere est d'une grande ressource pour celles qui sçavent distinguer son mérite. Je le crois bien: il écrit, oh! à miracle! J'attends ce soir, ou demain, son bulletin; je veux que vous le voyiez. -- Vous êtes bien bonne, madame, vous me ferez donc la grâce de me l'envoyer, Très sûrement, vous y pouvez compter. -- Oserai-je vous demander, s'il m'instruiroit de la maladie de mademoiselle votre niéce. -- Oh! ma chere, je puis vous satisfaire à cet égard; est-ce que je ne vous l'ai pas détaillée, il n'y a rien de plus facile: c'est un crachement de sang considérable, causé par l'excès de la danse. Ma niéce l'aime à la fureur, nous ne lui connoissons que ce goût-là. En conséquence, c'est un plaisir qu'on lui procuroit le plus qu'il étoit possible. Il y a quelques jours qu'elle s'y livra si inconsidérément, qu'il en est résulté un dangereux accident, au dire de cette vieille caboche de Patibe; car il prétend qu'elle a le poumon intéressé, & que le mariage lui seroit très contraire: mais monsieur Dolin nous a protesté qu'il n'en étoit rien. Enfin, j'attends avec impatience les premieres nouvelles qu'on doit m'envoyer par un courrier extraordinaire. -- Ce sera m'obliger essentiellement, lui dis-je; vous ne sçauriez comprendre à quel point je m'intéresse à la santé de mademoiselle votre niéce. Il vint du monde, je la quittai & je crois, chere Elisabeth, que tu n'es pas fâchée de nous voir séparées; car je t'ai fait essuyer un récit plus froid, & quatre fois plus long que ceux qui nous excedent dans certaines tragédies; mais il est juste que tu partages l'ennui & l'impatience que celui-là m'a causé. Tu vois, par mon exactitude à te rendre les détails, que je n'ai pu être instruite de la source de la maladie de mademoiselle de N**** qu'après avoir écouté cent choses étrangeres à tes intérêts. C'est ainsi que les demandeurs, en tous genre, sont forcés de s'asservir à des complaisances qu'ils n'auroient pas, s'ils ne préféroient la satisfaction de leurs désirs, quelqu'avilissement qu'il leur en puisse couter. Quant à moi, je n'étois à la gêne, en écoutant la belle-sœur, que par ma vive curiosité sur ce qui concernoit la maladie de sa niéce. Ce que j'ai appris à ce sujet valoit la peine d'être attendu, & tu serois de bien mauvaise humeur, ou fort injuste, si tu te fâchois contre Henriette, du plaisir qu'elle trouve à te prouver combien sa mémoire est fidelle. D'ailleurs, je t'avouerai que mon intention est d'éviter toute espece de raisonnement sur l'amour & l'étrange conduite du chevalier, parce que c'est la meilleure voie pour parvenir à la fin de ta douleur. Les réflexions sur sa cause, sont le seul aliment qui l'entretienne; je t'avertis donc que je les bannis dès ce jour de mes lettres, à moins qu'un évenement, qui n'est pas impossible, ne nous rende la liberté d'espérer. J'aime le bon cœur de ta Julie, & les sentiments que tu as pour elle; mais je ne voudrois pas que tu lui parlasses sans cesse de tes peines: c'est montrer trop de foiblesse devant une personne à qui tu dois le meilleur exemple, puisque tu as l'empire fur ses actions. Je ne puis douter qu'elle ne te soit attachée; mais ce n'est point assez, il faut t'en faire respecter Si, comme moi, elle connoissoit le fond de ton cœur, il n'est point d'hommage qu'elle ne rendît à tes vertus; mais fais attention, ma chere, que tu ne t'es ouverte à elle, que depuis l'instant où l'amour est devenu plus fort que la raison. Tu ne l'as mise dans ta confidence que par le besoin que tu avois de ses services. Elle ignore les généreux sacrifices dont tu fus capable; songes que plus le sort a mis d'intervalle entre vous, plus tu dois respecter son état en t'efforçant de triompher, à ses yeux, de tes foiblesses; & te montrer, par-là, digne de la fortunée prédilection de la providence. Malgré tes ferventes prieres pour la délivrance de ma belle-sœur, elle n'accouche point; redouble-les, s'il est possible; mais je crains que tu ne sois encore plus occupée de l'amant que de l'amie, & je devine d'ici, quoique tu ne me le confesseras pas, que tu m'attendras plus patiemment, maintenant que je puis te donner presque tous les jours des nouvelles de la santé de mademoiselle de N****. Je t'embrasse avec une tendresse que je ne sentis jamais si vivement. J'enferme dans ma lettre mon cœur, mon ame, toutes mes facultés intellectuelles, en attendant que leur enveloppe puisse les suivre. Ce sera bien-tôt; au moins je m'en flatte. Ah! chere Elisabeth! comme je te presserai dans mes bras! Mes yeux pourront-ils assez te voir au gré de mon cœur? Je veux te forcer de dire alors ......... Dieu! que l'amie d'Henriette est heureuse! Ecris-moi, je t'en conjure, & quoique je t'aie prié de modérer tes plaintes avec Julie, ne te contraints point avec moi. Que ta lettre soit remplie de gémissements, si tu en es soulagée! verses ta douleur par torrent dans mon sein! & puisse mon cœur, en la recelant toute entiere, en épuiser la source! LETTRE LXI. D'Elisabeth, à Madame d' Albi. Par quel miracle, chere Henriette, puis-je t'écrire si-tôt, & t'assûrer, dans toute la tendresse de mon cœur, que je t'aime? Je sors de l'état le plus terrible dont il ne me reste qu'un peu de foiblesse. Il y a environ trois heures, qu'appuyée sur la fenêtre du balcon, où j'étois seule, j'aspirois après l'arrivée de ton courrier, qui m'a en effet apporté ta chere lettre. A peine achevois-je de la lire, que j'ai vû .... ...... ah! j'en tressaillis encore! j'ai vu Luzan s'avancer jusqu'au pied de l'escalier, & pliant un genou en terre, il m'a jetté un regard si attendrissant, que cette touchante image ne s'effacera jamais de mon souvenir. Entrainée par la surprise, mes mains se sont élevées au ciel; je ne sçais quel effet a produit ce mouvement sur le chevalier: mais je l'ai vu fuir avec une précipitation incroyable. J'ai senti tous mes membres s'affoiblir; mes jambes se sont dérobées au soutien de mon corps. J'ai tombé, non sans connoissance, car les traits de Luzan venoient de faire une trop vive impression sur mon cœur, pour que je pusse cesser de sentir, mais j'étois privée de toutes mes forces, & je n'existois plus que par le sentiment de mon amour. Cet état etoit trop délicieux pour être durable. Un tremblement violent & presque convulsif a succédé à cette divine existence. On m'a obligée de me coucher. Julie vivement allarmée d'une si subite révolution, brûloit d'en sçavoir la cause, sans oser me la demander; & je me suis bien gardée de l'en instruire, d'après les sages observations que tu me fais à cet égard. Je m'en suis d'autant plus abstenue, que je suis très sûre que personne de la maison, pas même le suisse, n'a vu l'action de Luzan, parce que l'escalier, comme tu sçais, est situé de façon qu'on ne peut l'appercevoir de la loge, & il n'y avoit qui que ce soit dans la cour; ainsi je suis tranquille sur le secret de cette étonnante scène J'aurois été très affligée que quelqu'un en eût été témoin. Quels propos desavantageux n'auroit-on pas tenus dans la circonstance présente! & de tous les malheurs, celui qui porte atteinte à la réputation est, sens doute, aussi celui dont on doit être le plus inconsolable. J'ai eu un accès de fiévre qui m'a duré une heure; il a été si violent, que je me flattois déjà toucher au terme de mes maux; mais un sommeil tranquille, dont je n'avois pas joui depuis long temps, a entierement rétabli. le calme dans mes sens. Je me suis fait. habiller, j'ai défendu qu'on fît part à mon oncle de mon indisposition, parce qu'en supposant que le suisse lui parlât, en rentrant, de la prétendue visite du chevalier, je craindrois, qu'en combinant l'heure de mon accident, il ne se doutât d'une partie de la vérité, & certainement je dois la lui cacher plus que jamais; car ses persécutions recommencent, non pour son propre compte, car il a totalement renoncé au projet de m'épouser; mais il voudroit me marier à un autre lui-même. Et cet autre, le devinerois-tu, Henriette? C'est monsieur d'Arbroc, ce nouvel ami, dont je t'ai parlé, & pour qui il a pris une si belle passion. Qu'il sera heureux, me répete t-il sans cesse, du bonheur de cet honnête baron! Par ce mariage, il me constitue son unique héritiere: il n'y met qu'une clause; c'est que je ne me séparerai jamais de lui. Ces propositions ne m'ont été faites que depuis la funeste déclaration de l'hymen du chevalier. Trop convaincue qu'il n'y avoit plus d'espoir de m'unir avec le seul homme, de qui j'eusse voulu partager le sort, j'ai déclaré à mon oncle d'une maniere très décidée, que je ne voulois point me marier, que j'étois réfolue de passer le reste de mes jours auprès de lui, & dans l'état de fille. Malgré une déclaration si poıtive, je sçai, par Julie, qu'il a flatté monsieur d'Arbroc de me faire consentir tôt ou tard à sa volonté. Ce n'est point assez du malheur qui m'accable, il falloit que je fusse encore tyrannisée par la contrainte d'un rôle embarrassant; car je suis obligée de voir monsieur d'Arbroc tous les jours Il n'a presque plus d'autre table que la nôtre; il est supplié avec tant d'instance, par mon oncle, d'y venir, qu'il lui seroii difficile d'y résister, quand même il n'y seroit pas attiré par son propre penchant. Il m'a dit (point à titre de galanterie, car il dédaigne ce ton;) que ma société lui plaisoit beaucoup. Je t'avoue que j'en dirois autant de la sienne, si la triste situation de mon cœur me permettoit de trouver du plaisir à autre chose qu'au seul sentiment qui l'affecte. Gémir, pleurer, m'ensevelir, pour ainsi dire, dans ma douleur, est tout ce que je désire, puisqu'il ne m'est plus permis, hélas! de souhaiter l'unique charme de ma vie. Cependant, que penses-tu de la démarche de Luzan? Elle prouve très sûrement qu'il m'aime toûjours avec la même tendresse ......... Chere & cruelle certitude, que de trouble tu répands dans mon ame! ........ O ciel! les scrupules suffiront-ils désormais pour étouffer l'amour? ........ Ah! Hentiette, pourquoi est-il venu? pourquoi a-t-il paru dans l'attitude de l'amant le plus tendre & le plus défolé?... ...... ou plus tôt, pourquoi a-t-il fui? Ta conversation avec la belle-sœur m'auroit amusé dans tout autre temps; mais tu es cruellement méchante de l'avoir servilement copiée, avant que de m'apprendre ce qui concernoit la maladie de mademoiselle de N**** Elle me paroît fort considérable, d'après ce qu'en pense monsieur Patibe. Il est très renommé pour ce genre de maladie, & quoiqu'en dise la magnifique D**** il est très sçavant, & de plus, grand praticien, à ce que j'ai oui dire à monsieur d'Arbroc qui s'y connoît, & qui, assûrément, ne donne pas des éloges qui ne soient bien mérités. Quant à monsieur Dolin, on en parie plus tôt comme d'un bel-esprit, que comme d'un homme instruit dans son art. Il compose, dit-on, & s'occupe plus de belles pensées, que de nouvelles découvertes. La démarche de Luzan me revient sans cesse dans l'esprit, ou plus tôt, je ne puis la perdre de vue. Ce n'est pas la seule fois qu'il sera venu, j'ai lieu de le croire; aussi mon cœur n'a-t-il presque jamais soupçonné le sien. Le véritable amour met en nous am instinct plus clairvoyant, plus sûr que les réflexions; car mon premier sentiment, en apprenant le mariage du chevalier, a été la douleur au lieu de l'indignation; ce qui me persuade qu'il ne fut jamais coupable. D'ailleurs, son action d'aujourd'hui, en est une preuve bien convaincante. Peut-être veut-il se rétracter de la parole qu'il a donnée à son grand-pere? Le délai, qu'exige la maladie de mademoiselle de N**** lui laisse trop de temps, sans doute, pour réfléchir sur son malheur. Peut-être n'a-t-il pas le courage d'achever ce mortel sacrifice? ......... Ah, Henriette, que ne doit-il pas souffrir! à quels affreux combats son ame est livrée? immoler son amour ou manquer à l'honneur de ses engagements .... ..... Mais puis-je encore le plaindre? lui, qui n'a pas daigné me procurer au moins la triste ressource de me montrer généreuse. Comment concilier tant de contradictions? Cependant si tu l'avois vû comme moi, un genou sur la premiere marche de l'escalier, une main dont il sembloit presser son cœur, tu en aurois été pénétrée. Je crois, hélas! avoir vu couler ses larmes ........ O mon Henriette! ce moment l'a rendu immortel dans mon cœur. Oui, il y regnera tant que je respirerai. Jamais, jamais, je ne pourrois l'en bannir, quand les loix divines & humaines m'en feroient un devoir ............ Cependant il doit vivre pour une autre ........ Ah! le ciel permettra t-il que ton Elisabeth soit conpable malgré elle? Non, je ne puis le croire, il rendra la paix à son ame troublée, ou il anéantira les funestes projets de ce mariage: dis, chere amie, ne puis-je pas l'espérer sans blesser sa justice? Ce que monsieur Patibe a dit aux parents de mademoiselle de N**** par rapport à l'état auquel on la destine, nous laisse de grandes espérances; car il est à présumer que la famille ne voudroit pas sacrifier sa vie à l'ambition: une raison de santé, qu'ils peuvent alléguer d'après l'attestation du médecin, est plus valable pour rompre le mariage, que la premiere qui avoit déterminé madame de N**** à se dégager de sa parole. Je n'ose t'avouer toute l'impatience que j'ai d'avoir des nouvelles de ce bulletin qu'on doit te montrer; s'il étoit conforme à l'avis du premier médecin ........ Ne m'accuses pas de le désirer: mais je ne puis m'empêcher d'être curieuse sur ce point. Adieu, chere amie, crois que je t'aime, puisque je respire. Cependant je n'ose te parler de mon amitié dans ces instants; la tienne est si vivement exprimée dans les dernieres lignes de ta lettre, que je craindrois la comparaison. Je les ai baisées mille & mille fois, & les ai presqu'effacées par mes larmes. N'en sois point effrayée, ce sont des larmes de tendresse. LETTRE LXII. De Madame d' Albi à Elisabeth. N'est-ce point une illusion de ton ardente imagination, chere Elisabeth, que cette apparition de Luzan? Ne t'es-tu point trompée, ou es-tu assez sûre du calme de tes sens, pour répondre qu'ils ne t'ont point séduite par le prestige d'un objet trop cher à ton cœur! Mon dieu! que ton récit me cause d'inquiétude, parce qu'il a fait naître en toi des espérances que tu ne te serois pas permises, & qu'il faut absolument bannir de ta pensée. Chere amie! je pleurs amerement pour toi, de voir jusqu'à quel point ton sensible cœur est le jouet des circonstances & le théâtre des passions les plus opposées. Tu adores la vertu, & cependant tu idolâtres encore l'amant qui ne peut plus être à toi; tu abhorres le vice, tu rougis des foiblesses; néanmoins ces divers sentiments te livrent une guerre perpétuelle. Quand t'en verrai-je donc triompher d'une maniere digne de toi, digne de cette opinion que ton vertueux courage m'avoit donnée? ...... Pardonne, ma bien aimée, s'il y a trop de sévérité dans mes paroles; mais quelques mots de ta lettre que je n'ai garde de relever, puisqu'il ne faut point te familiariser avec de semblables idées, m'ont affligée, & m'ont fait craindre que tu ne perdisses cette pureté de sentiments que tu as conservée jusqu'a ce jour malgré ta passion & tes malheurs ........ Pardonne encore une fois aux allarmes d'une amie qui souffriroit plus des reproches qu'on pourroit faire à ta conduite, que de ceux que l'on feroit à la sienne ....... mais c'est trop m'arrêter sur un sujet de crainte qui n'existe plus sans doute. Oui, je me plaîs à le croire, la sagesse de mon Elisabeth m'est un sûr garant de cette douce confiance. Je puis satisfaire ta curiosité sur le bulletin; mais non ton cœur, en supposant qu'il ait formé quelques coupables desirs. La belle-sœur de madame de N**** est venue ce matin chez moi pour me faire partager, a-t-elle dit, la joie de son succès. Je l'ai remerciée, comme tu l'imagines, pour plus d'une raison. Il ne m'arrive rien d'agréable, a-t-elle ajouté, qu'aussi-tôt je ne sois empressée de vous le communiquer -- Cela est trop bonbête, madame: vous avez donc eu de bonnes nouvelles de mademoiselle votre nièce? -- Ah! si bonnes, si bonnes qu'en vérité je ferai un présent à mon petit Dolin. Il a fait merveilles; ma belle-sœur en est enchantée, elle m'a écrit une lettre de remerciments à ce sujet qui est la plus obligeante du monde. -- Cela est d'autant plus flatteur pour vous, que votre {??}e se trouve beaucoup mieux, sans doute, depuis qu'on a suivi vos conseils -- Si elle s'en trouve mieux! je le crois bien. Imaginez-vous, chere madame d'Albi, que mosieur Dolin a totalement renversé le systême de monsieur Patibe, qui, comme je vous l'ai déjà dit, prétendoit que mademoiselle de N**** avoit le poumon intéressé, & que le mariage lui seroit funeste. Après un semblable avis vous n'auriez osé la marier? -- Sans doute, mais monsieur Dolin dans sa consultation prouve précisément le contraire. Il a été si éloquent qu'il ne reste pas vestige de la sinistre impression que le vieux radoteur nous avoit donnée. J'espere que ma belle sœur le priera de suspendre ses visites, si cela n'est dé à exécuté; car je le lui ai déjà signifié dans ma lettre Je veux que mon petit Dolin ait seul l'honneur de cette cure. -- Vous n'avez pas tort, madame; dès qu'il est si habile, on peut lui confier entierement la santé de mademoiselle votre nièce. Elle est donc hors de tout danger? -- Très-sûrement je vous en apporte le bulletin qui vous en convaincra. C'est un chef-d'œuvre de diction: nous n'avons pas un médecin qui écrive si joliment. Voyez. J'ai lû en effet ce merveilleux morceau; il m'a paru si original, d'une tournure si bizarre, si précieuse, que j'ai prié la D**** de m'en laisser prendre copie; je ne pouvois mieux lui faire ma cour. Elle m'a quittée, en m'assurant qu'elle me feroit part de toutes les nouvelles qu'elle recevroit fur la maladie de sa nièce. Ne me sçache pas mauvais gré, si je continue de copier servilement nos dialogues avec la magnifique D.**** le ne puis bien rendre ce qu'elle dit que de cette maniére: ne crois pas que je me dessaisisse en ta faveur de la pièce curieuse dont j'ai tiré copie. Non, j'aime encore mieux la copier une seconde fois; tu verras qu'il n'y a rien de si extraordinaire que le jargon de cette consultation. Ce n'est pas un style barbare, ni celui d'un sçavant, d'un médecin ou d'un académicien. Non, c'est un vrai style de ruelle. Le plus élégant petit-maître ne pourroit écrire avec tant de prétention ..... Mais je suis bien bonne de faire toutes ces remarques: ne verras tu pas de quoi il s'agit? je vais te l'écrire, pendant que j'y pense. CONSULTATION du médecin Dolin. Mademoiselle de N **** pour laquelle on demande notre avis, à la fleur de l'âge, d'une complexion foible & délicate, d'une taille avantageuse & élégante, dont la peau est d'un blanc d'albâtre, & du plus fin tissu; nous a paru douée d'une sensibilité de nerfs très exquise. La nature, qui a pris plaisir à enrichir sa noble stature, semble ne s'être pas bornée aux avantages de sa personne, & lui a accordé un esprit délié, une imagination vive & ardente, un cœur tendre & sensible: ces qualités accompagnent ordinairement les tempéraments du genre de celui de mademoiselle. C'est sur ces considérations qu'il faut rechercher & établir le caractere de sa maladie, en découvrir la source & en développer les causes. Le symptôme, qui a jetté l'allarme; ne doit point faire craindre pour cette précieuse santé, & ne constitue pas la maladie essentielle; il ne dépend absolument point d'une altération de la poitrine, ou d'un vice du poumon. Quoique ce soit le lieu de la scène, l'action principale de la tragédie ne s'y passe pas. Il est dans le sexe un autre organe sujet à de fréquentes révolutions, dans l'âge heureux où est mademoiselle. C'est de-là que vient tout le défordre: le dérangement, qu'éprouve de ce côté, depuis quelque temps, la chere malade, autorise notre conjecture. Cet organe si sensible est particulierement soumis à certaines affections de l'ame: il a une correspondance fort singuliere & très intime avec toutes les autres parties, & les intéresse par cette étonnante sympathie à ses differens états. La nature a ses loix, auxqu-elles on ne peut pas se soustraire, sans préjudicier à sa santé, sans troubler les fonctions, & rompre la belle harmonie qu'elle a è{??}tablie entr'elles. La nature a aussi son langage qu'il faut étudier avec soin pour l'interprêter sagement, & se conformer à ses vues. Un mouvement inconnu, un desir obscur & profond, qu'on ne peut d'abord expliquer & dont on ignore la cause, s'empare du cœur d'une jeune personne, change, pour ainsi dire, son être, & un nouvel univers se développe à ses yeux. Si quelque chose s'oppose à ce desir, si on veut le contraindre, s'il ne peut être rempli, il donne naissance à une iliade de maux qui augmentent de jour en jour. Ces réflexions nous aideront à donner une idée du méchanisme & de la marche de cette maladie; par-là nous serons en état d'indiquer les moyens les plus sûrs, les plus efficaces, & les plus naturels pour la combattre & en triompher. On sçait que les personnes de la constitution que nous avons reconnue chez la malade, sont susceptibles des plus légeres impressions. Leur grande sensibilité annonce un genre nerveux, irritable & très mobile; la moindre affection, une idée, en change & en pervertit l'action. Tout le monde connoît les effets des passions sur le corps. La joie, le chagrin, la peur, la colere ; & pour nous rapprocher de notre objet, l'amour lui même, est la source de bien des phénomenes dans l'économie animale. Dès que ce sentiment si précieux, l'ame de l'univers, s'est fait entendre à un jeune cœur, les nerfs entrens dans des vibrations plus fréquentes & plus vives, le cours des esprits est plus animé. Dans cette charmante situation, tout s'embellit & devient plus intéressant, l'imagination est riante, & comme on dit, couleur de rose, elle pare tous les objets; les sensations sont plus mulipliées & plus agréables, on respire un air plus doux & plus pur, tant que le penchant du cœur est nourri par l'espoir. Mais si cette impulsion de la nature vient à être combattue ou traversée, la scene change. La tristesse l'abattement, une sombre mélancolie prennent la place de cette aimable gaieté; les yeux ne sont plus vifs & brillants, mais languissants & éteints; la pâleur, la maigreur succedent à l'embonpoint & au beau coloris; le cours des espries devient irrégulier & inégal, les nerfs se crispent, & les parties où ils se rendent en grand nombre, qui sont elles-mêmes très mobiles, participent de cet état, éprouvent des contractions, de petites convulsions. C'est ce qui arrive, spécialement dans ce cas, à l'organe que nous avons désigné plus haut. L'ordre périodique de ses fonctions est interrompu, suspendu, quelquefois totalement supprimé; le cours du sang est troublé; il devient impétueux, sa distribution ne se fait plus également; il engorge & surcharge certaines parties, il se pratique différentes issues; donne lieu à des anxiétés de tout genre, à la toux, aux oppressions, au crachement de sang. Enfin, voilà la source, hélas! trop ordinaire, de presque tous les maux du beau sexe! D'après ces observations & ces principes incontestables, la médecine seule ne sçauroit enlever la cause du mal, & ne fera que calmer les accidents. Pour cet effet, nous jugeons la saignée du pied convenable ; les adoucissants ne sont pas à négliger; il faut {??}acher à ceux sur-tout, qui ne peuvent blesser le palais de la chere petite malade, tels que les syrops d'orgeat, de violettes, le miel de Narbonne & le lait, si l'estomac & le goût s'en accommodent: Mais ce sont-là, il faut en convenir, de bien foibles palliatifs, qui n'étoufferont point le cri de la nature, & les remedes, je le répete, ne peuvent rien contre l'amour. Le plus puissant de tous, le seul capable de mettre en fuite tous les accidents, de dissiper tous les maux; c'est de donner un époux jeune & aimable à mademoiselle. Ce joug si agréable, ce doux lien de la société, le mariage, remportera la victoire. Ainsi donc, non seulement on ne doit poin l'interdire & en priver mademoiselle; nous nous croyons obligés au contraire de le persuader, comme le seul & unique moyen. La société, l'empressement & les foin{??}un époux chéri, feront bien tôt disparoître cette tristesse, cet abattement qui accablent la malade; les fonctions se rétabliront, le sang sera rappellé à son cours naturel & légitime; la gaieté, la vivacité, le goût pour les plaisirs & la dissipation ne seront pas long-temps sans reparoître; tout rentrera dans l'ordre, & le vœu de la nature sera rempli. Comment trouves-tu ce chef-d'œuvre de diction? en vérité la petite-maîtrise, & le ton frivole gagnent tous les états. Celui de médecin, qui doit être le plus grave, puisque de ses connoissances dépend la fanté & la vie des pauvres humains, n'est-il pas affligeant de le voir exercer pat un esprit si futile .......... Mais passons à ce qui t'intéresse. Par le détail que tu viens de lire, tu dois voir qu'il est très sûr que mademoiselle de N**** sera mariée, puisque monsieur Dolin prétend que cet état la garantiroit désormais de semblables indispositions; ainsi tu me pardonneras, chere amie, de t'avoir dit un peu durement de bannir toute idée flatt{??}e de ce côté là. Cependant si tu n'étois trop prompte à te brûler au feu de l'espoir, je te communiquerois quelques réflexions qui, pour être fondées, ne doivent pas te donner de l'espérance, Monsieur Dolin, plus courtisan que véridique, ne se sera occupé que du soin d'appaiser les inquiétudes d'une famille allarmée. On se sera plaint des frayeurs qu'aura inspirées monsieur Patibe; il n'en faut pas davantage pour déterminer un médecin peu scrupuleux à rassûrer par un avis contraire à celui qui l'a précédé; car à te parler franchement, je crois mademoiselle de N**** pulmonique; mais l'intérêt de sa famille, & sur-tout celui du petit Dolin exige qu'elle ne le soit pas: enfin nous verrons lequel sera le bon prophête. En attendant cet événement, je te supplie, chere Elisabeth, d{??}nger que le mariage est déclaré publiquement, & qu'il n'y a presque plus rien que la mort qui puisse le rompre. Tu me trouveras bien désolante aujourd'hui; mais tes secrettes dispositions m'ont si fort allarmée que j'ai cru devoir trancher dans le vis sans ménagement pour la douloureuse plaie que je ferois à ton cœur. Je le connois ce cœur; la vertu, j'en réponds, lui rendra sa premiere paix: mais seroit-il bien sûr qu'elle le rame nât d'un coupable égarement? D'ailleurs crois-moi, il vaudroit mieux pleurer toute sa vie que de s'exposer à un seul jour de remords. Les nouveaux projets de ton oncle, pour te marier à son ami, ne me paroissent pas si déraisonnables, quoique trop précipités. Permets-moi de te dire que tu les as rejettés avec un serment toujours téméraire dans la situation d'esprit où tu es. Il me semble que ce monsieur d'Arbroc, pour qui tu m'as inspiré de l'estime, seroit un excellent mari pour toi; tu ne m'as jamais dit autant de bien d'aucun homme, j'en excepte Luzan. Il faut qu'il ait de brillantes qualités pour qu'elles aient percé le nuage que ta douleur répand sur tous les objets étrangers à ta passion. Je vais souper après demain chez la belle-sœur de madame de N**** je ne manquerai pas de te marquer ce que j'aurai appris de la santé de sa nièce. LETTRE LXIII. D'Elisabeth, à Madame d' Albi. Impitoyable amie! ce ne sont plus des larmes de tendresse que tu fais verser à la triste Elisabeth; non, ce sont des larmes de sang! jamais la douleur la plus vive ne m'en fit répandre de si ameres. Tu me parles comme si j'étois coupable; qu'ai-je donc fait? qu'ai-je donc osé pour exciter tes outrageants soupçons? une pensée involontaire, un desir combattu méritoit-il l'humiliante crainte que tu me témoignes. Tu me fais un crime de l'espoir, du seul sentiment capable de me faire supporter mon malheur ......... hé bien, cruelle, je n'espérerai plus! ....... mais je suis dispensée de tenir la promesse qui a prolongé mon supplice. Oui, je sçaurai me servir de la derniere étincelle de courage qui me reste; c'est tout ce que je puis, après avoir perdu l'objet le plus cher à mon cœur: il ne manquoit à la rigueur de mon sort que la perte de ton estime, & ton accablante lettre me l'a trop bien prouvé .............. barbare! tu m'as porté le coup mortel ......... Ah Luzan, Luzan! toi seul as bien connu mon cœur, toi seul as sçû lui rendre justice ....... hélas! tu n'aurois jamais douté de la pureté de ses sentiments. LETTRE LXIV. De Madame d' Albi, à Elisabeth. DuboIs, à qui je fais prendre la poste, te confirmera le triste état où la tienne m'a plongée. L'injuste interprétation que tu donnes à mes sentimens ne me permet pas de différer une minute à te tirer de l'affreuse erreur où tu es sur mon compte; & si j'étois libre de partir, tu me verrois dans une heure à tes genoux essuyer tes précieuses larmes, en baiser mille & mille fois les traces ........... Adorable délicatesse de mon Elisabeth, que je t'honore, & que turends de joie à mon cœur! chere amie! tu t'affliges de mes soupçons. Eh! mon dieu, s'ils étoient injustes, tu n'avois qu'à les dédaigner; mais ton ame sensible & pure ne peut même supporter l'ombre du blâme. O ma bien aimée! que ton noble désespoir rassure ton Henriette & lui prouve que ses craintes étoient mal fondées. Ces larmes de sang, que mes accusations t'ont fait verser, sont le plus digne hommage que tu pouvois rendre à la vertu; oui il prouve que tu l'aimes par-dessus tout, & que te soupçonner de t'éloigner de sa voie, c'est te donner la mort. Ah chere Elisabeth! par combien de serments ne m'engagerois-je pas aujourd'hui à répondre pour la vie de ta sagesse! Oublions donc pour jamais l'instant d'erreur qui nous a trompées toutes deux. Figure-toi ton Henriette à tes pieds, y expirant de douleur d'avoir donné lieu à l'odieuse pensée que tu avois perdu son estime. Ai-je besoin de te répéter combien je te considére! moi qui t'élevois un temple dans mon cœur comme à une créature céleste. Tu n'as point encore détruit ce respectable édifice; mais il dépend de toi d'ajouter à sa splendeur. Conserve tes jours, soutiens avec constance la perte de ton amant, sois inébranlabe quelque tentative qu'il puisse faire pour t'engager à devenir une seconde fois complice de sa désobeissance; tu mettras par-là le comble à ta gloire. Chere Elisabeth! donne un mot de réponse à Dubois, ne fût-ce que deux lignes qui contiennent cependant l'assûrance de ton amitié, & sur-tout l'éternel oubli de ce qui t'a si sensiblement affligée. Envoie-moi le baiser de paix, je t'en conjure, je t'en donne mille pour celui-là, & sois sûre que mon ame est tout entiere dans chacun d'eux, que je ne distribue que successivement par cette raison. On vient de me dire que la sœur de monsieur d'Albi avoit quelques symptômes qui faisoient présumer qu'elle accoucheroit bientôt. Si cela duroit je ne pourrois aller ce soir chez la belle-sœur de madame de N**** comme je m'y suis engagée. Mais je me consolerois aisément de ne pas apprendre où en est la maladie de sa nièce, puisque j'aurois le plaisir de t'aller embrasser demain ou après; car c'est une condition faite avec mon mari. Ce baptême fait, je vole dans tes bras: me verras-tu avec plaisir? réponds-moi franchement. LETTRE LXV. D'Elisabeth, à Madame d' Albi. Qu'il est doux & facile de dire la vérité à ce qu'on aime! Tu me demandes si je te verrai avec plaisir? ah! chere Henriette, n'en doute pas, quelque sens que puisse renfermer ta question je suis toute à toi, uniquement à toi! ..... hélas! ...... mais je ne dois vivre que pour t'aimer. Viens donc jouir de ton ouvrage, viens jouir de l'inestimable bonheur d'avoir sauvé du précipice une infortunée & non coupable amie. Que tu sçais bien trouver le chemin de mon cœur! que tu as sçû lui rendre toute son ardeur pour la vertu! Oui, je me soumettrai à tout ce qu'elle exige de moi, puisque tu m'en crois capable; & je jure, par la sainte amitié qui nous lie, de ne jamais écouter les vœux de Luzan à moins que les circonstances ne forcent une seconde fois madame de N**** à dégager sa parole; mais tu m'as trop bien prouvé qu'il n'y falloit plus compter. C'en est donc fait, je ne le verrai plus; je ne recevrai pas même ses lettres, supposé qu'il m'écrive ........ Quel sacrifice! ô dieu, celui de ma vie seroit moins douloureux! Adieu, chere amie, j'aurois bien des choses à te dire d{??} baron & de monsieur d'Arbroc; mais je suis trop pressée de te renvoyer Dubois, & de répondre aux tendres marques de ton amitié. Je ne puis cependant t'exprimer toute la mienne dans ce moment, mais le temps & ma conduitete prouveront jusqu'à quel point je te chéris & te respecte, puisque je suivrai tes conseils au prix de tout ce qu'il en pourra coûter à mon cœur. Je t'embrasse de toute mon ame en attendant que mes bras puissent te presser, mes levres te baiser. Demain ou après j'aurai ce bonheur si la sœur de monsieur d'Albi accouche; sinon j'aurai de tes nouvelles sûrement. Tu iras chez la belle-sœur de madame de N**** avant que de m'écrire, cela est certain, puisque tu dois y souper ce soir: mais tu seras maraine avant vingt-quatre heures, je te verrai, ce qui est préférable à tout. LETTRE LXVI. De Madame d' Albi, à Elisabeth. Nous ne nous verrons pas sitôt, chere Elisabeth; ausse allarme! ma belle-sœur n'accouche point, quoiqu-elle prétende avoir passé de plusieurs jours son terme. Tu verras que, pour me faire mourir d'impatience, la nature se sera jouée à enfanter un de ces prodiges que les ignorants nient, & que les sçavants assurent exister. Tu verras, dis je, que cette grossesse va durer onze à douze mois. Oh pour le coup, si la nature s'écartoit à ce point de ses loix, bien plus constantes que celles des hommes, j'ose croire qu'alors je serois dispensée de m'asservir à l'usage qui m'enchaîne ici. Tu peux donc compter que, si, dans l'espace de quinze jours ou trois semaines, cet enfantement si desiré n'a pas lieu, je partirai décidément. Je fixe ce temps, parce qu'il est très possible que ma belle-sœur se soit trompée dans son calcul. Je vis hier au soir la magnifique D**** ........ qui étoit excédée de la vie; remarque que ce sont ses expressions; mais il faut te rendre notre dialogue, cela vaut mieux. Je suis touchée de votre chagrin, lui dis-je: vous seroit-il arrivé quelque malheur? -- Des malheurs! ah! chere madame d'Albi, je les sçais supporter; mais ce que j'éprouve m'est cent fois plus à charge. -- Eh! mon dieu! qu'est-ce donc? -- Ce que c'est? des dégoûts, des dégoûts, chere madame, dont je suis inconsolable. -- Vous auroit-on donné quelques désagrémens à la cour? cependant vous y êtes si fort considérée. -- Certainement, & il est inoui que ma famille n'ait pas plus d'égards pour moi. -- Vous me surprenez. -- Vous serez pétrifiée d'étonnement, quand vous sçaurez ce dont il s'agit. Vous sçavez les soins que je me fuis donnée pour la maladie de ma nièce; je vous ai fait part des remerciements que j'en ai reçus, & combien l'on étoit émerveillé de monsieur Dolin. -- Je m'en souviens très bien. Est-ce qu'on l'auroit renvoyé? -- Non, madame, mais ce qui est presque aussi désobligeant pour moi, je viens d'apprendre par une amie que ma belle-sœur a gardé monsieur Patibe; quoique je lui eusse fort recommandé de lui faire suspendre ses visites. Il continue de voir ma nièce, à l'insçû de monsieur Dolin à la vérité. Comment trouvez-vous ce procédé de la part de madame de N****? Je crois qu'il me brouillera avec elle; car je suis réellement outrée. -- Vous l'affligerez trop, madame. -- Croyez vous? tant mieux: en ce cas je serai bien vengée. -- Votre cœur est trop bon pour vous permettre de suivre ce premier mouvement de colere. -- J'avoue que je suis sensible; mais ne seroit-ce pas une foiblesse de ne marquer aucun ressentiment? -- Non, au contraire; & dans tout ceci vous ne devez envisager que la santé de votre viece; pourvû qu'elle se rétablisse, c'est ...... -- Je ne voudrois plus en répondre, puisqu'on suit d'autres avis que ceux de monsieur Dolin. Cependant j'ai reçu de lui deux bulletins depuis que je ne vous ai vue, qui annonçoient sa convalescence; mais mon amie, qui est arrivée de Paris cette après-midi, m'a dit que le crachement de sang avoit reparu avec plus de force qu'au commencement; ce qui a fort effrayé madame de N**** En conséquence elle est résolue de faire une assemblée de parents à ce sujet. Je suis bien sûre qu'elle me pressera de m'y rendre, mais je vous réponds que je n'y paroîtrai pas. Je n'eus garde de lui faire changer de résolution sur ce point, parce que sa présence ici nous est trop nécessaire dans la circonstance actuelle. Nous nous séparames avec promesse réciproque de nous revoir incessamment. Je t'avoue, chere Elisabeth, & je le puis sans danger, puisque ta raison a repris tout son empire; je t'avoue donc que je commence à croire qu'il se fera quelque changement en ta faveur. Cette assemblée de parents nous présage une bonne rupture. Conviens que la belle-sœur de madame de N**** est tout-à-fait aimable de resuser d'y paroître; elle nous instruira de tout ce qui nous intéresse, & de plus, elle sera vengée de l'outrage qu'on lui a fait de ne s'en être pas uniquement rapporté à son petit Dolin. Son service à la cour est un prétexte admirable, sui ai-je dit, pour se dispenser d'aller à Paris, sans se brouiller avec sa belle-sœur. Tu vois, chere amie, que j'ai agi comme si j'eusse été animée de tes propres sentiments; mais en récompense de ma loyauté, tâche de préparer ton cœur à recevoir les événements sans excès quelconque. Nous avons été tant de fois déçûes, ranimées, abattues, désespérées, soutenues; il est plus prudent de ne compter sur rien de tout ce qui peut nous flatter. Quelques lignes n'auroient-elles pas suffit pour m'instruire au sujet de ton oncle & de monsieur d'Arbroc? Tu as vivement excité ma curiosité; j'espere que tu la satisferas dans ta réponse. Aurois-tu pris quelques sages résolutions sur les projets de ton oncle? Ecoute, mon Elisabeth, je voudrois bien que ce mariage, que le baron a si fort à cœur de faire réussir, ne fût pas entierement dédaigné de toi, non que je prétende que tu en saisisses l'idée avec complaisance; mais je voudrois, au moins, que tu t'habituasses à le regar der sous le jour de la perspective; car cet objet, quoique susceptible du plus rigoureux examen, ne peut être envisagé de près par toi dans les dispositions où ton ame est actuellement; mais songe quelquefois que ton Henriette est heureuse, quoiqu'elle n'ait pas épousé un homme de la premiere jeunesse, ni du choix de son cœur. Sois sûre qu'un mari, pour qui on a conçu une estime distinguée, est préférable, avec le temps, à celui pour qui on ressent une vive tendresse. Il y a tant de craintes, tant de tyranniques délicatesses attachées au bonheur d'aimer passionnément, qu'en vérité je ne changerois pas la paix dont je jouis pour tous les charmes de l'amour; & si jo ne craignois de me faire haïr de toi, je te dirois que de tous les biens qui peuvent nous flatter, la perte de sa tendresse est, de toutes les pertes, celles dont on se console le plus facilement; j'en appelle à l'expérience générale, afin que tu n'imputes pas à moi seule le crime de lese-amour. Parcourons un instant les différentes passions. Qu'un avare ait perdu son trésor, un ministre sa place, un ambitieux ses espérances, un traitant sa fortune, un homme distingué son rang, une femme sa beauté, un courtisan sa sa faveur, un amant le plaisir d'aimer. Consulte tous ces êtres, même après dix années de disgraces; il n'y en a pas un qui ne soit abysmé de regrets, qui ne pousse des soupirs d'amertume. Tous sont inconsolables, excepté l'amant qui sourit, en se rappellant le délire dont son cœur fut susceptible. Chere Elisabeth, je ne te dis-là que des vérités. Cependant je n'oserois t'en offrir le tableau, si j'étois certaine de te voir demain; tu ferois un trop mauvais accueil à la pauvre Henriette pour la punir de ses désolantes réflexions: mais appaises-toi, ma bien-aimée, je les retrancherai désormais, si tu l'exiges. Marques-moi si Luzan n'est point revenu. D'après ce que tu m'as dit dans ta derniere lettre, il y a lieu de penser que tu as donné des ordres pour qu'il ne pût jamais parvenir jusqu'à toi. Tu ne veux pas même recevoir ses lettres, m'as-tu dit, cela est très-bien. Il faut suivre constamment ce plan de conduite, jusqu'à ce que les choses soit entierement changées. J'ai le plus tendre empressement de recevoir ta réponse; je ne te dissimule pas qu'il s'y joint un vif sentiment de curiosité. Tu as bien des choses à me dire du baron & de monsieur d'Arbroc, dis-donc vite. Je t'assûre que, de mon côté, je ne te ferai pas languir sur ce que j'apprendrai ici. LETTRE LXVII. D'Elisabeth, à Madame d' Albi. Eh mon dieu! qu'imagines-tu donc que je puisse avoir de si important à te dire sur mon oncle & monsieur d'Arbroc'? Quelle nouvelle résolution penses-tu que je puisse prendre en si peu de temps? Je n'ai point changé & ne changerai jamais à ce sujet, ne t'en flattes pas ......... Tiens, Henriette, tu te déclares trop en faveur de ce parti, cela me fait de la peine. Oui, tu m'affliges sensiblement de penser qu'un jour je doive épouser un autre que celui que mon cœur s'est choisi, malgré tous les obstacles. Abandonne cette idée, car jamais, jamais elle ne se réalisera, quelque moyen que l'on tente pour m'y déterminer. On a déja employé celui de l'intérêt, maintenant c'est l'amour. Il ne manquoit plus que l'orage de cette passion imprévue, pour completter mon tourment vis-à-vis de mon oncle, qui, toujours extrême dans ce qu'il veut, me presse avec une vivacité égale à celle dont tu as été témoin, lorsqu'il s'étoit mis dans la tête de devenir mon mari. Il y a quelques jours, qu'étant seule avec lui, il me dit avec, un peu d'humeur, que je ne marquois que de l'indifférence à son meilleur ami; que ce cher monsieur d'Arbroc en étoit pénétré de douleur, parce qu'il étoit éperduement amoureux de moi. Cette exagération ne me surprit point de la part de mon oncle, quoique je ne la crusse nullement fondée: mais il entra dans un détail si circonstancié de l'amour que son ami avoit conçu pour moi, que je n'ai plus douté d'une chose, qui, jusque-là, m'étoit échappée. Mon oncle, me voyant persuadée de ce qu'il venoit de me dire, me pria avec instance de ne pas desespérer son ami, de faire son bonheur en acceptant sa main & sa fortune. Je lui dis que j'étois fâchée de ne pouvoir répondre aux sentiments de monfieur d'Arbroc, que j'avois pour lui la plus haute estime; mais que j'avois malheureusement le cœur prévenu en faveur d'un autre; que sans cela, monsieur d'Arbroc seroit le seul homme que je voulusse épouser: que, quant à ma passion, elle étoit sans espoir; que j'étois condamnée à n'en peut être jamais revoir l'objet; que par cette raison, je le suppliois de ne pas chercher à le connoître. Je n'ai garde, dit le baron, d'un ton piqué, de me creuser le cerveau pour deviner un être chimérique; mais ce qu'il y a de certain, c'est que vous devez songer sérieusement à prendre un état. Vous êtes trop jeune, comme fille, pour que je puisse recevoir grand monde chez moi; si vous étiez mariée, ma maison seroit infiniment plus brillante. Monsieur d'Arbroc a une terre magnifique à cinq lieues de Paris; j'ai déjà formé le projet d'y donner des comédies, des fêtes galantes, comme chez madame de*****. Considérez tous ces avantages, ma chere nièce, & sur-tout, l'extrême amour de mon ami qui, au reste, est d'une agréable figure. Il n'est pas de la premiere jeunesse, mais un homme de trente-six ans n'est point d'un âge à rebuter, sur-tout quand il a aussi bonne mine que monsieur d'Arbroc. Comme j'écoutois tout cela dans le plus mome silence, le baron cru que j'allois y consentir. -- Allons, ma niéce, je vous donne un mois pour vous préparer à ce mariage; je vais dire à mon ami qu'il ne languira pas plus long-temps. -- Non, non, mon oncle, gardez-vous bien d'engager votre parole. Je suis fâchée de ne pouvoir vous obéir sur ce point; mais j'aimerois mieux rentrer au couvent que de me marier à qui que ce fût. -- Cela sera cependant, me dit-il, en me quittant, d'un air fort courroucé. Mais ce qui me rassûre sur les suites de cette résolution, c'est la menace que j'ai faite d'aller au couvent, s'il vouloit me contraindre: je suis bien sûre qu'il préférera de me voir fille toute sa vie, avant de permettre que je me sépare de lui. L'habitude est toute-puissante sur les ames foibles. Sans ce lien, le baron varieroit perpétuellement. Depuis cet entretien, il affecte d'être sérieux. Monsieur d'Arbroc, de son côté, me parle beaucoup moins; quand il rencontre mes yeux, il change de couleur, soupire; il se promene d'un air agité, & passe quelquefois deux heures sans preférer un mot. Sa situation me fait de la peine, parce qu'il n'est point importun. Il sçait souffrir en silence; chose que je croyois au-dessus du ponvoir du cœur humain. Je t'avoue que, s'il est véritablement amoureux, je le plains d'autant plus, qu'il ne sembloit pas susceptible de ce sentiment; car il n'est point d'un caractere passionné; la raison même semble guider toutes ses démarches, elle paroît l'âme de ses moindres discours; mais tout cela pour exciter l'admiration, n'en fait pas plus naître l'amour. D'ailleurs, il est écrit dans le livre des destinées, comme dans mon cœur, que jamais je n'en aimerai un autre que Luzan ..... S'il m'étoit rendu! quel bonheur, chere Henriette! .......... Mais hélas! comme tu dis, il ne faut compter sur rien ....... Cependant cette maladie qui devient plus considérable, cette assemblée de parents, cette bonne rupture; quels présages! ......., Ah comme cet endroit de ta lettre a fait palpiter mon pauvre cœur! Mais à peine lui as-tu rendu la vie par l'espérance, que tu troubles son charme par les plus tristes réflexions; néanmoins je ne veux pas m'en fâcher, parce que cela m'en attireroit de plus accablantes encore, s'il étoit possible. Tu me demandes si Luzan a reparu chez moi, sans doute? non, non, je ne l'ai pas revu, il ne m'a point écrit, es-tu contente? Tu sçais ce que je t'ai promis; pourquoi me faire des questions à ce sujet? méchante Henriette, crains-tu que je n'oublie ce triste serment? Tu l'as reçu avec joie & confiance, cela seul suffiroit pour m'y rendre fidelle, quand l'honneur ne m'en feroit pas une loi inviolable. D'ailleurs, je n'ai point eu de mérite à le remplir jusqu'à ce moment, puisque le chevalier est à la campagne chez sa mere, depuis le jour qu'il vint au pied de l'escalier .... Que ce moment fut doux & terrible! ...... Ah, chere amie! je crois que, si tu avois été à ma place, tu l'aurois rappellé, lorsque tu l'aurois vu fuir, après les marques de douleur qu'il venoit de témoigner. C'est aujourd'hui, à table, que j'ai appris l'absence du chevalier: mon oncle a dit par forme de conversation, qu'il étoit allé chez la tante de mademoiselle de N****; qu'elle se plaignoit beaucoup de Luzan, ainsi que toute la famille; qu'on trouvoit fort indécent qu'il se tînt à la campagne dans la circonstance présente, & qu'il y avoit tout à craindre qu'il ne fût un mauvais mari. Tu ne sçaurois imaginer tout ce que j'ai souffert d'apprendre qu'on pensoit mal du chevalier. J'ai senti mon visage s'enflammer; je brûlois de justifier cet homme estimable; car il est clair maintenant qu'il ne l'a fait que pour se garantir de sa propre foiblesse. Mon cœur est son interprête, il ne peut se tromper. Mais j'oubliois que tu ne veux pas approfondir cette matiere; n'en parlons donc plus jufqu'à ce que les choses soient changées; mais elles changeront, n'est-il pas vrai, chere Henriette? LETTRE LXVIII. De Madame d' Albi, à Elisabeth. Oui, chere Elisabeth, il y a grande apparence, en effet, que l'évenement de cette maladie te sera favorable; je continue de m'en flatter, sans cependant le regarder comme certain; car cela dépend de tant de choses, il y a tant de personnes différentes qui doivent prononcer sur ton sort, qu'il faut en douter jusqu'à la décision de cette auguste assemblée, qui, sans être aussi nombreuse que l'aréopage, n'en sera peut être pas moins partagée dans ses opinions; j'en juge d'après le portrait de chaque assistant, dont la belle-sœur de madame de N**** m'a donné l'esquisse. Cette magnifique D**** m'a écrit ce matin, dans le ravissement de fon ame, m'a-t-elle marqué, pour me prier de lui faire le plaisir d'aller chez elle, parce que des raisons, qu'elle m'expliqueroit, l'empêchoient de sortir. Tu imagines bien quel a été mon empressement de me rendre à son invitation. Je l'ai trouvée sur sa chaise longue, jouant parfaitement la malade. Je l'avois bien prévû, m'a-t-elle dit, avec le sourire d'une orgeilieuse joie, que ma belle-sœur me prieroit pour cette assemblée dont mon amie m'avoit parlé; mais avant que de vous apprendre ma réponse, il est nécessaire que vous lisiez la lettre & le bulletin que je reçûs hier à onze heures du soir. J'ai d'abord lû la lettre, qui étoit de madame de N****. Elle marquoit à la D**** que sa fille, après avoir été convalescente, étoit retombée très malade; que le crachement de sang étoit beaucoup plus considérable; que, dans cette fâcheuse extrémité, elle avoit cru devoir, malgré sa confiance en monsieur Dolin, consulter une seconde fois monsieur Patibe, qui est le médecin de toute la famille, qui, par cette raison, n'auroit pas manqué de la blâmer de ne l'avoir pas fait appeller, au cas qu'il en fût mésarrivé à sa fille. Qu'au reste monsieur Dolin & monsieur Patibe ignoroient également qu'ils fussent deux à suivre la maladie de mademoiselle de N****; qu'elle avoit été forcée de prendre ce parti pour que tout le monde fût content; que sa qualité de veuve rendoit sa position très délicate, dans la conjoncture, sur-tout, après la derniere consultation de monsieur Patibe, dont elle lui envoyoit copie; laquelle lui prouveroit que le médecin persistoit dans son premier sentiment: qu'il lui avoit dit, de bouche, que ce seroit sacrifier la vie de sa fille, si on la faisoit passer à l'état de mariage. Elle ajoûtoit, qu'après une déclaration si effrayante, elle étoit fort indécise; qu'elle se croyoit obligée de dégager sa parole vis-à-vis du comte & du chevalier; mais que craignant de s'exposer à la censure de ses parents, elle ne vouloit rien prendre sur elle dans une affaire de cette importance; qu'ainsi elle les avoit tous invités, & particulierement madame la D**** à se rendre chez elle pour délibérer sur le parti le plus convenable. Elle finissoit par supplier sa belle-sœur d'obtenir un congé de quelques jours, attendu que sa présence & ses avis étoient si essentiels, qu'on ne feroit rien sans elle. La lecture achevée, la magnifique D**** m'a dit, hé bien, chere madame d'Albi! Quelle réponse croyez-vous que j'aie faite à madame de N***? -- Je ne sçaurois la deviner, si ce n'est que vous avez refusé d'aller à Paris. -- Nonseulement je l'ai refusé; mais je m'y suis si singulierement prise, que toute la famille, au moins ceux qui ont une certaine consistance, viendra ici demain à cinq heures du soir. -- J'admire le prodigieux empire que vous avez sur vos parents; madame de N**** viendra-t-elle aussi? -- Sans doute, je vous en réponds; c'est-elle précisément que j'ai le plaisir de déplacer. Oh! je vous avoue que je suis délicieusement vengée; cette circonstance est pour moi une bonne comédie! -- Vous avez donc appris ce matin que votre niéce se portoit mieux? -- Au contraire: mais, écoutez ce que je fis hier. Après avoir donné des instructions à Beauchamp, mon valet-de-chambre, je le fis partir avec celui de ma belle-sœur, qui m'avoit apporté sa lettre, chargé de ma réponse, par laquelle je lui marquois que je me serois rendue avec empressement à ses instances, si une indisposition, qui ne me permettoit pas d'aller en voiture de plus d'un mois, ne mettoit obstacle à mon tendre zèle pour elle & sa fille, qui m'étoit infiniment chere; que je ne lui envoyois Beauchamp que pour lui confirmer, ainsi qu'aux autres personnes de la famille, ma situation; qu'heureusement n'étant pas éloi née de Paris, il seroit possible de se rendre chez moi, supposé que ma présence & mes conseils fussent nécessaires. J'ai fini par la supplier du faire agréer mes excuses fur l'impossibilité où je me trouvois de soutenir le mouvement du carrosse. Mon valet de-chambre m'a rapporté que madame de N**** avoit haussé les épaules en lisant mon billet; & ce qui m'amuse le plus, c'est que dès le lendemain matin elle est allée chez tous ceux dont elle vouloit avoir principalement l'avis: elle les a détermines à venir demain à Versailles. L'heure du rendez-vous est cinq heures du soir, comme je vous l'ai dit. Que pensez-vous de cet expédition? Ne la trouvez-vous pas unique? -- Certainement. Elle prouve, sur-tout, que vous êtes fort considérée de vos proches. -- Malgré cela je ne dissimule pas que ce sont des êtres fort singuliers. Ma belle-sœur m'a envoyé la liste de ceux qui doivent venir. C'est la vicomtesse de **** prude insoutenable, qui, à trente ans, ne met plus de rouge, pour éviter, dit-elle, les déclarations amoureuses; mais elle est si laide, qu'elle n'avoit pas besoin de cette précaution. C'est le maréchal de **** vieux homme, brusque, & qui se pique de la franchise gauloise. C'est la baronne de *** passionnée pour les plaisirs de tout genre, qui, à cinquante ans, s'est fait protectrice des arts & des talents pour conserver une existence dans le monde. C'est l'évêque de **** esprit borné au-de-là de toute expression, qui ne connoît rien au-dessus des avantages de son état. C'est le président de **** homme phlegmatique & d'une pédanterie excédante. Pour ma belle-fœur, vous devez la connoître sur ce que je vous en ai dit. Elle n'a d'autres travers, que celui. de vouloir plaire en dépit de ses quarante huit ans, de ses yeux éteints & de sa taille informe; on pourroit encore lui reprocher d'être trop foible; car vous avez dû voir, par sa lettre, qu'elle n'a gardé monsieur Patibe, que pour prévenir les murmures de sa famille; mais en la satisfaisant, elle n'a pas songé combien elle m'offensoit, vû la grande prédilection que je lui ai marquée pour monsieur Dolin, qui la mérite. à tous égards Vous en allez juger, chere madame d'Albi. Lisez, lisez le bulletin du vieux radoteur. C'est bien le style le plus maussade, les termes les plus barbares. Oh! en vérité c'est un écrit assommant. S'il n'y avoit que cet homme qui pût me sauver la vie, je vous certifie que j'aimerois mieux la perdre que de permettre qu'il écrivît seulement quatre lignes sur ma maladie. -- Quoi madame! vous pousseriez jusque-là votre aversion pour un mauvais style? -- Ah? chere madame, lisez-donc, je vous en conjure, vous verrez si l'on peut confier toute espece de maux à un médecin de ce caractere. Il est désobligeant, ah! ........ Mon petit Dolin, au contraire, n'écrit jamais des détails sur la maladie d'une femme, qu'il ne la rende plus intéreffante. C'est un je ne sçais quoi, une tournure si affectueuse dans ses phrases, qu'on sent qu'il parle d'une personne aimable. Cela ne vous a-t-il pas paru tel dans le bulletin que je vous ai montré de lui .......... Mais, au nom du ciel! jettez donc au moins un coup d'œil sur celui de son vieux confrere. J'ai enfin lu cette consultation, que je brûlois de voir depuis l'instant qu'on me l'avoit annoncée. J'ai feins de la trouver détestable, quoiqu'au fond je n'en puisse dire aucun mal. Au contraire, cet honnête monsieur Patibe est si fort de notre parti, sans nous connoître; le danger, qu'il fait craindre, si on marie mademoiselle de N**** est si conforme à nos intérêts, que je ne puis m'empêcher de trouver qu'il a raison, & qu'il est aussi sçavant que toute la faculté enfemble. Comme je riois de satisfaction en lisant le bulletin, la magnifique D**** a cru que c'étoit de pitié. Il est bien barroque dans ses expressions: convenez-en, chere madame. -- Assûrément: par cette lecture je vois qu'il a dû vous causer de vives allarmes sur les suites, si l'on marioit votre nièce -- Don; je n'ajoute pas foi à tout ce qu'il dit. J'espere que les avis de monsieur Dolin prévaudront sur le fien. J'ai prié la belle-fœur de me laisser prendre copie de cette derniere consultation; non pour comparer, comme elle s'en est flattée, mais pour te l'envoyer comme une piéce justificative de nos espérances. Je le joint à cette lettre, & je suis bien persuadée que sa lecture, loin de te donner des vapeurs, comme à la magnifique D**** te mettra du baume dans le sang. Voilà comme les divers intérêts sont approuver par les uns, ce qui est condamné par les autres ....... Mais trêve de réflexions, je t'ai déja impatientée par nos éternels dialogues qui, cependant devroient trouver grâce à tes yeux, parce qu'ils finissent toujours par quelqu'heureuse conclusion. D'ailleurs, ils n'ont jamais rien d'étranger à tes intérêts. Il est vrai que la belle-sœur dit des choses superflues, lorsque je lui fais des questions sur sa niéce; mais cette femme a tant de crédit dans sa famille, elle influe si fort sur tous les partis qu'on y prend, qu'il est indispensable d'exposer son caractere dans tout son jour, pour te mettre à portée de juger ce que tu peux craindre ò{??}u espérer. Ne me scache donc pas mauvais gré, si dans toutes les lettres où il a été question d'elle, je l'ai fait parler elle-même pour ne point altérer son imagination qui est son unique guide. Si au contraire, elle étoit conduite par le cœur, la moindre substance de ses discours suffiroit pour t'instruire de ce qui concerne sa niéce: mais c'est un article sur lequel tu ne concevrois rien, si je n'avois la patience d'écouter & de répéter exactement tout ce qu'il lui plait de me dire. Demain, chere Elisabeth, on prononcera sur ton sort, quoiqu'on ne parlera que de mademoiselle de N**** Je rapporte tout à toi; ainsi après demain tu seras informée de l'arrêt rendu pour ou contre tes intérêts. La D**** m'a déja fait promettre d'y aller souper: tu penses bien que je ne me coucherai pas sans avoir satisfait mon cœur & ta juste curiosité. Je désire sincèrement pouvoir t'apprendre des nouvelles capables de rendre l'allégresse à ton ame. Mon impatience est égale à la tienne; je ne sçais ce que c'est, mais je n'eus jamais tant d'envie de voir rompre ce mariage. Ta résignation, ta conduite, celle du chevalier, me semblent dignes de la plus fortunée récompense. Voir votre tendresse couronnée, après tant de revers, seroit le plus beau miracle de l'amour. Cet espoir est si charmant, que je n'ai garde, aujourd'hui, d'en troubler la douceur par mes désolantes réflexions; quoique ce que tu m'as dit au sujet de ton oncle, & sur-tout de monsieur d'Arbroc, en ait fait naître une foule, je les réserve pour un autre temps, si le sort contraire à tes vœux & aux miens me forçoit de les rappeller. Chere amie! tu as transgressé la loi du sage proverbe, qui défend de jurer qu' à telle source on ne se désalterera. Tu m'as protesté que jamais, jamais tu n'en pourrois épouser un autre que Luzan; ce serment me semble d'une grande témérité ............ Mais, paix! il faut avoir égard à ta tendre priere, au moins pour ce moment. Je t'embrasse mille & mille fois. Ma belle-sœur n'accouche point; mais qu'est-ce que cela nous fait? pourvu que mademoiselle de N**** ne se marie pas ....... Oh! il n'est pas possible qu'on y fonge, d'après la consultation de monsieur Patibe; tiens, la voila; lis, & juges toi-même. CONSULTATION du médecin Patibe. Ce seroit contre nos propres lumieres & à la honte de l'art, que nous flatterions la famille de mademoiselle de N **** de l'espoir d'une parfaite guérison; il n'y a point à en attendre dans une maladie aussi grave, qui dépend d'une mauvaise complexion, d'une conformation de poitrine vicieuse, & d'une disposition héréditaire. Le principe du mal est intimement lié & inhérent à celui de la vie, & ne finira qu'avec elle. Un médecin doit connoître les bornes de son art, & distinguer les maux qui lui résistent de ceux où ses secours peuvent avoir du succès. La pulmonie de ce genre, & à ce dégré, est l'opprobre de la médecine, & ne se guérit jamais. Nous devons le dire ouvertement. Notre dissimulation d'ailleurs dans la circonstance seroit très condamnable. On se persuade pouvoir engager la malade dans les liens du mariage; ce seroit le véritable moyen d'abréger ses maux en accélérant son trépas. Il faudroit, dans ce cas, mêler aux prèparatifs de sa noce, ceux de ses funérailles. En faisant passer ces personnes d'une fanté ainsi délabrée, d'une aussi chétive constitution, à l'état de mere, par des arrangements de famille, ou des vues d'ambition, on peuple nos villes de ces gens valétudinaires, hypocondriaques, poitrinaires, qui fatiguent tout le monde du récit de leurs maux, & demandent sans cesse à la médecine une guérison qu'ils n'en doivent pas attendre. Ces spectres humains sont un poids inutile à la terre, un fardeau insupportable dans la soctété, bons, tout au plus, à vuider les boutiques de nos apothicaires, & à tarir nos sources d'eaux minérales. Ces dévots d'Epidaure importunent inutilement de leurs vœux la divinité, assiégent perpétuellement son temple & n'en sont point exaucés. Les personnes, qui portent avec elles le germe de ces maladies, doivent garder le cèlibat, parce que dans ces sortes d'unions, celui des deux conjoines qui apporte à l'état de pere ou de mere une mauvaise disposition, altere les sources de la vie, que l'autre, par une meilleure association, auroit pu transmettre pure à sa postérité. Ces considérations seules devroient suffire pour dissuader la famille de mademoiselle, de son projet de mariage. Ajoûtons à cela qu'on ne peut, sans un danger inévitable pour les jours de la malade, l'exposer aux incommodités de la grossesse, & aux douleurs de l'enfantement. Les exemples des maux, que nous peignons, ne sont malheureusement que trop communs. Un bon citoyen ne sçauroit apporter trop d'attention à en diminuer le nombre. Nous ne croyons pas trop avancer en disant que, persuader le mariage à de telles personnes, c'est se rendre coupables d'homicide. Dans cette fâcheuse position, on doit se borner & s'attacher uniquement à adoucir le mal, calmer les douleurs, rendre au malade sa situation le plus supportable qu'il est possible. Rien de mieux pour y réussir, que d'insister sur le régime & les remedes que nous avons indiqués précédemment. LETTRE LXIX. D'Elisabeth, à Madame d' Albi. J'aurois les plus fortes espérances qu'on ne marieroit pas mademoiselle de N**** d'après la consultation de monsieur Patibe, si la D**** n'avoit intérêt que son petit Dolin triomphât. Cependant comme madame de N**** me paroît une très digne mere, qui ne veut point sacrifier sa fille pour la fortune d'un moment, puisqu'elle n'en jouiroit pas long-temps; je suis fort portée à me flatter qu'il y aura plusieurs personnes de la famille de son avis; qu'ainsi la pluralité des voix l'emportera. Chere Henriette! si cela n'étoit pas, je ne répondrois plus de ma résignation. Je t'avoue que mon ame, entierement épuisée par tant d{??} revers favorables & contraires, n'auroit plus la force de supporter ce dernier coup. Envain je me dis, selon tes conseils, qu'il faut se préparer à toute espece d'évenement; je sens qu'au fond du cœur j'ai l'intime confiance que Luzan me sera rendu. Tu admires fa conduite; tu en seras bien plus surprise, quand tu sçauras que j'ai reçu une lettre de Saintré, qui me marque qu'il est fort inquiet de son ami; qu'il lui a écrit dès l'instant de son arrivée à Londres, sans en avoir encore de réponse. Il me fait beaucoup d'excuses de la liberté qu'il prend de s'adresser à moi: il ajoûte qu'étant parti quatre jours avant celui qui étoit comme fixé pour notre union, il craint que notre secret trabi n'ait peut-être forcé le chevalier à fuir pour éviter le courroux de son grand-pere; que dans cette fâcheuse supposition, il n'avoit pas cru devoir écrire à d'autres qu'à moi, pour apprendre sûrement de ses nouvelles. Que penses-tu, chere Henriette, de cette lettre de Saintré? Seroit-il possible que Luzan ne lui ait pas fait réponse? qu'il gardât le silence sur son mariage avec son meilleur, son unique ami ......? Te l'avouerai-je, Henriette? Je crains que ce ne soit un détour pour pénétrer mes dispositions actuelles. Il est vrai que l'extrême franchise de Saintré devroit prévenir cet injurieux soupcon; mais il me paroît si incroyable que le chevalier ne lui ait rien communiqué de tout ce qui s'est passé, que je ne sçais plus à quel sentiment m'arrêter. Dans cette incertitude, je suis résolue de ne faire réponse à Saintré, qu'après la décision de cette redoutable assemblée; je dis redoutable; car je te confesse que je serai dans de mortelles transes, jusqu'au moment où tu m'apprendras mon dernier arrêt ....... Ah dieu! que ne puis-je animer de mes sentiments tous ceux qui doivent prononcer sur mon sort, sur celui de mademoiselle de N****! Ce vœu n'est pas injuste, n'est-il pas vrai, chere amie? car enfin, quand mademoiselle de N**** n'épouseroit pas Luzan, elle n'en seroit pas plus malheureuse. Au contraire, si dans quelques années sa santé se rétablissoit assez bien pour qu'on pût la marier sans danger pour sa vie, elle auroit peut-être le bonheur de trouver quelqu'un, je ne dis pas d'aussi aimable que le chevalier, cela est impossible, mais un mari, dont le cœur seroit libre, & en qui elle n'auroit pas une violente passion à combattre pour s'en rendre la maîtresse. Ne penses-tu pas comme moi, qu'après le malheur d'unir sa destinée à quelqu'un qu'on n'aime pas, il n'y en a point de si affreux, pour un femme vertueuse, que celui d'épouser un homme, dont le cœur est prévenu d'un véritable amour pour un autre objet? Tu es trop charmante, aimable Henriette, de faire tant d'efforts pour justifier tes dialogues avec la magnifique D****. Ils t'amusent, sans doute: faut-il d'autre raison pour t'autorifer à me les rendre avec une si scrupuleuse exactitude? Continue; sans cela, tu serois la premiere femme qui auroit résisté à l'occasion de t'égayer aux dépens des ridicules d'une autre. Ne prends point ceci en mauvaise part, je t'en supplie; car je te confesse que j'en ferois autant, si j'étois à ta place, comme tu ne dois pas non plus trouver étrange, qu'à la mienne, je me venge un peu des impatiences que tu me causes. Mais, comme tu dis, la conclusion m'apprend toujours quelque nouvelle satisfaisante; ainsi j'approuve le passé, le préfent & le futur. Je te promets donc de ne m'en plaindre de ma vie; lorsque je ferai trop pressée, je passerai à la fin de la lettre. Tu dois maintenant être fort à ton aise sur ce chapitre. J'espere que, quand ta belle-sœur seroit accouchée, tu ne partirois point sans être informée par la D*** du résultat de l'assemblée. Quel sera-t-il? Tout mon corps frissonne, quand je songe à ce que tu vas m'apprendre. Tu as mal fait de me marquer l'heure du rendez-vous; car je fuis sûre d'un violent accès de fiévre, pendant le temps que je croirai tous ces parents assemblés. LETTRE LXX. De Madame d' Albi à Elisabeth. Calme tes sens, chere Elisabeth, & redouble de patience, pour lire paisiblement tout ce que j'ai à te raconter, si non vas à la fin de la lettre, comme tu m'en as malignement menacée; mais je suis bien sûre, qu'après avoir lû le mot décisif, tu te hâteras de revenir aux premieres lignes, & que tu liras tout sans en excepter une syllabe. Je sçais qu'un client n'en veut qu'à la conclusion; mais lorsqu'elle ne lui est pas favorable, il cherche à se consoler par la lecture du plaidoyer; de même, si mon Elisabeth n'étoit pas satisfaite du jugement rendu par les parents de mademoiselle de N***, elle voudra s'instruire de leurs différentes opinions, pour sçavoir qui a fait pancher la balance; ainsi je puis entrer dans tous les détails que la circonstance exige, bien convaincue que ta curiosité ne te permettra pas d'en négliger aucun. Je t'avois marqué que la belle-sœur de madame de N**** m'avoit invitée à souper chez elle le jour de l'assemblée: mais elle n'a pas cru que ce fût assez, pour la gloire de son crédit, de m'apprendre de bouche son triomphe; elle a voulu que j'en fusse témoin. Elle m'a fait prier d'aller dîner. J'ai d'abord pensé que, sans doute, l'assemblée n'avoit plus lieu; mais quelle a été ma surprise, quand la belle-sœur de madame de N*** m'a dit, du ton le plus sérieux, qu'elle se faisoit un indicible plaisir de me présenter à ses parents, comme sa meilleure amie, & qu'elle vouloit absolument que je visse de quelle façon elle s'y prenoit pour les faire acquiefcer à ses volontés. Je lui ai observé que je les gênerois dans la circonstance actuelle, qu'on n'oseroit se livrer devant une étrangere, ni discuter des intérêts de famille. Mes représentations ont été inutiles; elle m'a pressée avec tant d'instance, & ma curiosité étoit si vive, que j'ai consenti de rester, au risque de tout ce qu'il en pourroit résulter: mais je n'ai que lieu de m'en applaudir, car de ma vie je ne m'amusai davantage. Imagines-toi qu'il n'est point d'éloges resplendissants & outrés que la magnifique D**** n'ait donnés à mon attachement pour elle. Ensuite les louanges, sur tous les points, ont été prodiguées avec tant d'excès, que ta pauvre Henriette a{??} rougi vingt fois des glorieux mensonges de la D****, car elle m'a attribué six talents, au moins, & autant de vertus que je ne possede pas; elle a si bien disposé les esprits en ma faveur, qu'on a parlé devant moi avec, autant de confiance, que si j'eusse été de la famille. A cinq heures précises madame de ***, la baronne de ***, la vicomtesse de ***, le maréchal de ***, le président de ***, sont arrivés. L'évêque de ***, est venu seul, parce que, a-t-il dit en entrant, il ne pouvoit supporter d'être deux dans une voiture; que cela le suffoquoit. La D***, à demi-couchée dans une otomane, a reçu tout le monde avec un air de dignité tout-à-fait imposant. Après beaucoup de compliments de condoléance sur son indisposition, qui aura paru réelle, parce qu'elle a eu soin de ne point mettre de rouge, on s'est placé en cercle auprès de la souveraine, qui a rompu le silence, que chacun sembloit garder pour méditer sur l'important sujet qui les avoit réunis. Comment se porte aujourd'hui mademoiselle de N***, ma chere nièce favorite? Monsieur Patibe persiste-t-il toujoursdans ses sinistres augures? Hélas oui! a répondu madame de N***, en poussant un grand soupir; la maladie de cette précieuse enfant, a-t-elle ajoûté, m'accable entierement; & ce qui a mis le comble à ma douleur, c'est, comme vous voyez, la circonstance de ce mariage. Faudra-t-il une seconde fois dégager ma parole vis-à-vis du comte? Mais madame, a dit le président, cette précaution me paroît assez conforme à la prudence, j'y réfléchirai. ( Le maréchal. )Bonexpédient, parbleu! de renvoyer à la réflexion, quand le cas presse de prendre un parti. Si à l'instant de livrer bataille ou de se défendre des surprises de l'ennemi, un général disoit à l'armée, messieurs, j'y penserai; mon cher président, nivousni moi ne serions pas contents d'être nés françois. -- ( Le président. ) D'accord, monsieur le maréchal, dans votre hypothèse; mais la question de madame de N*** exige un mûr examen: je n'ai garde de brusquer cette décision. Si madame avoit eu la bonté de me donner un mémoire, j'aurois été en état de rendre un jugement raisonné, & fur le champ: mais à ce défaut, j'emprunterai les armes de l'expérience. Ecoutez: vous vous souvenez tous que mon cousin, monsieur de N***, est mort de la même maladie, dont sa fille est attaquée; les médecins lui avoient prédit, & nommément monsieur Patibe, que, s'il se marioit, il n'auroit pas deux années de vie. Nous nous rappellons, avec douleur, qu'en effet il nous fut enlevé dix-huit mois après son mariage. Madame de N** a porté un mouchoir à ses yeux, & a bien tiré parti de son office pour se rougir les paupières. Le maréchal, avec impatience, a dit: pardon, mon cher président; mais, franchement, votre exemple ne vaut pas le diable, parce qu'il y a une grande différence entre monsieur de N*** & sa fille. Un homme n'est point réservé sur certains articles, sur-tout quand il a une jolie femme ...... Ici madame de N*** a minaudé, comme si elle n'avoit eu que vingt aus; la vicomtesse s'est couvert le visage avec son éventail ......... Le maréchal a continué: mais mademoiselle de N***, qui n'a jamais été, ni ne sera dans le cas d'aucun excès, se trouveroit parfaitement du mariage; bien plus, je soutiens qu'il lui est nécessaire, pour rétablir sa santé. Qu'en pense madame la vicomtesse? -- Moi, monsieur le maréchal, a-t-elle dit en détournant la tête avec un air de courroux, je ne sçaurois prononcer sur semblable matiere: quand on souhaitera mon avis, j'espere qu'on choisira un autre sujet. -- ( Le maréchal. ) Voila qui est excellent, & de quoi faut-il donc parler? Ne sommes-nous pas venus pour consulter si l'on marieroit mademoiselle de N***? -- ( La duch... ) Cela n'est pas douteux, & l'on est bien forcé, malgré soi, d'entrer dans ces détails. -- ( La vicomtesse piquée. ) Oui, mais l'on pourroit s'exprimer de façon à ne pas blesser la pudeur. -- ( L'évêque. ) L'objection de madame fait honneur à sa délicatesse. Cependant ........ ( Le maréchal vivement. ) Insensiblement nous allons perdre de vue le principal sujet qui nous a conduits ici. -- ( L'évêque. ) Non, monsieur le maréchal, quoique je n'aie rien dit encore, je m'en occupe essentiellement. Mon avis est que, comme il n'est pas séant qu'une femme reste dans le monde sans avoir un état, celui de religieuse est le seul qui convienne à mademoiselle de N***. Il y a mille douceurs attachées à ce genre de vie, qui sont salutaires à une mauvaise santé. Monseigneur a raison, a dit la baronne; ma chere cousine a une poitrine si délicate, qu'il faut la regarder comme une femme perdue pour la société. Assemblées, bals, soupers, tout lui sera interdit; on la condamneroit au régime, à la vie pastorale; en vérité, ce n'est pas la peine de la marier à ce prix. Il seroit infiniment plus avantageux que madame la D*** employât son crédit pour la faire nommer à quelque bonne abbaye. -- ( Le maréchal. ) Ma foi non, je ne vois rien de si sot & de si inutile, que l'existence d'une religieuse; il vaudroit cent fois mieux marier mademoiselle de N***, dût le mariage abréger sa vie, parce qu'elle passeroit, au moins, quelques années agréables avec un mari. De plus, elle donneroit des citoyens à l'état, ce qui est plus glorieux, pour nous, que toutes les abbayes du monde; & la carriere la plus limitée, remplie de cette saçon, seroit aussi plus avantageuse, pour mademoiselle de N***, que la plus longue vie passée à languir tristement dans un monastère. La D**** rioit; la vicomtesse plioit les épaules d'indignation; l'évêque, panché dans son fauteuil, sembloit être sourd; la baronne regardoit les peintures d'une boîte de de la D****; le président prêtoit une grave attention; madame de N*** consultoit tous les yeux, & particulierement, ceux de sa belle-sœur, pour pénétrer ce qu'on alloit décider. Le président a pris la parole après quelques minutes de réflexion. La proposition de monsieur le maréchal, a-t-il dit, demanderoit d'être discutée méthodiquement; qu'en pensent ces dames? Madame de N*** a regardé sa montre: bon dieu, qu'il est tard, s'est-elle écriée! je suis inquiette de ma chere enfant. Je suis pressée de m'en retourner; je desirerois bien qu'on se déterminât sur le parti qu'il faut prendre. ( Le président. ) Tout est comme arrêté, madame; j'ai donné mes conclusions. -- ( L'évêque. ) J'ai dit mon sentiment. -- ( La baronne. ) Je l'ai ratifié, & je crois qu'on ne peut qu'y applaudir. ( Le maréchal. ) Quant à moi, je vous jure que j'ai parlé pour le bien de la chose, on en fera tout ce qu'on voudra. -- ( La vicomtesse. ) J'opine fort pour le célibat. -- ( La duch .....) Et moi pour le mariage: mais pour ne rien précipiter, relisons les consultations de monsieur Dolin; vous verrez comme ses raisons sont victorieuses sur les foibles arguments de monsieur Patibe. Le président lui a dit, madame, madame, monsieur Patibe est très sçavant, sa réputation est très ancienne ..... -- ( La duch. ) N'importe, vous allez entendre comme monsieur Dolin l'éclipse, par l'élégance & la finesse de son style ............ Elle a fait présenter les bulletins à monseigneur, pour le prier de les lire, & quoique sa grandeur n'ait jamais prêché ses ouailles, non plus que devant le roi, il n'en a pas moins lû les bulletins, comme s'il eût déclamé un sermon. Toutes les femmes, & moi-même, se cachoient de leur éventail pour rire, excepté la D*** qui interrompoit monseigneur à chaque phrase, pour faire remarquer à l'assemblée, l'élégance que monsieur Dolin sçavoit mettre en traitant un si triste sujet. Convenez, disoit-elle avec enthousiasme, qu'il est impossible de démontrer plus évidemment la nécessité de marier mademoiselle de N***. Ici les différentes grimaces ont recommencé; sur-tout la vicomtesse. Elle échappoit des soupirs à demiétouffés; elle s'agitoit sur son fauteuil, donnoit un exercice violent à son éventail, comme si elle eût été suffoquée par la chaleur. Madame de N***, impatientée de ce qu'on ne concluoit rien, a fixé sa belle-sœur comme pour la charger de prononcer en dernier ressort. La D ...... qui n'avoit pas besoin de cette mission tacite pour prendre le ton décisif, a dit, d'un air délibéré, je crois que tout le monde sera de mon avis: si dans huit jours ma niéce n'est pas convalescente, c'est-à-dire, presque rétablie, madame de N*** dégagera sa parole vis-à-vis du comte, si toutefois monsieur Dolin prenoit un sentiment conforme à celui de monsieur Patibe. On a trouvé cette décision miraculeuse; on a félicité la D ........ d'un si heureux dénouement; on s'est retiré fort satisfait, au moins en apparence. Lorsque nous avons été seules, a D ...... m'a fait remarquer avec quel art elle avoit amené tout le monde à son avis; c'étoit en ne contredisant celui de personne, & ne déclarant le sien qu'au moment où la matiere & les contestations étoient épuisées. Je lui ai demandé si, intérieurement, elle avoit résolu qu'on mariât sa nièce, quoiqu'il en pût arriver. Je n'ai aucun projet là-dessus, m'a-t-elle dit; je compte voir mon petit Dolin cette semaine: quand nous aurons causé ensemble, je verrai. S'il n'est pas fort attaché à l'idée de ce mariage, j'en dégouterai ma belle-sœur: je suis très certaine de lui faire faire ce que je voudrai à cet égard. Elle m'a fait promettre, en la quittant, d'y aller dans cinq à six jours. Je n'ai garde d'y manquer; il faudra bien que nous sçachions ce qu'elle aura décidé avec son petit Dolin. Je le présume incapable de préférer la victoire de son opinion à la vie de mademoiselle de N*** ainsi tu peux, chere Elisabeth, espérer sans crime, puisqu'il ne s'agit plus que du consentement de monsieur Dolin, pour empêcher le mariage du chevalier. Les huit jours fixés par la D ..... vont te paroître huit siécles; car les amants nomment ainsi, même les minutes, qui retardent l'accomplissement de leurs desirs; mais un sûr moyen de modérer ton impatience, c'est de songer que ce moment, dans lequel l'amour te transporte sans cesse, te découvrira une vérité cent fois plus affreuse, que tout ce que tu as éprouvé jusqu'à présent. Tu apprendras, peut-être, que Luzan ne t'aime plus ....... Je vois d'ici que tu vas te fâcher de cette supposition; hé bien, n'en parlons plus! La lettre du bon Saintré m'étonne. Si elle ne contient rien que de vrai, il y a de la cruauté de le laisser dans l'inquiétude où il paroît être; mais comme tu ne pourrois lui écrire, sans entrer dans des détails sur lesquels ton cœur s'exprimeroit avec trop de tendresse, vû la circonstance, je ne puis assez applaudir le rigoureux, mais nécessaire silence que tu t'es imposé: observele, je t'en conjure, jusqu'à la Consommation de tout évenement. Bon soir: il y a deux heures que je t'écris. Je t'embrasse bien tendrement, & vais me coucher. Songe que dans huit jours tu seras, peut-être, comblée de joie, ou, peut-être, de douleur. Hélas! qui sçait? LETTRE LXXI. D'Elizabeth à Madame d'Albi. Encore six jours d'incertitude, chere Henriette; je m'étois flattée que ta lettre m'apprendroit un arrêt irrévocable. Serai-je donc sans cesse en proie à de nouveaux tourments? A peine l'espoir me sourit, que je suis obsédée par la crainte & l'impatience. Cependant, quelque cruelle que soit cette situation, j'avoue qu'il est bien consolant de pouvoir espérer sans remords. Oui, chere amie, tu ne sçaurois concevoir combien les dernieres paroles de la D ........ ont soulagé mon cœur. Quel violent combat n'auroit-il pas eu à souffrir, si la rupture du mariage de mademoiselle de N*** n'eût dépendu que de l'issue funeste de sa maladie? L'amour, trop souvent victorieux de la conscience la plus délicate, m'auroit, peut-être, entrainée à de coupables desirs; ce qui auroit rendu ton Elisabeth mille fois plus malheureuse; car rougir de ses sentiments, sans pouvoir les vaincre, est le pire des maux pour une ame bien née: au lieu que je puis, d'après la confidence de la D ......, souhaiter, sans crime, que l'amour-propre n'engage pas monsieur Dolin à sacrifier la vérité au futile honneur de l'emporter sur l'avis de son concurrent. Ainsi que mademoiselle de N*** soit rétablie ou non, au terme fixé, cela est indifférent pour sa destinée; ce sont les conseils de monsieur Dolin qui doivent la régler. Il faut convenir que la belle-sœur de madame de N*** se conduit par de singuliers motifs. Elle peut être de bonne foi dans sa confiance pour son protégé; mais il est bien affligeant que le sort de trois personnes dépende des principes d'un seul homme. Pouvons-nous compter qu'il n'abusera point de son ascendant sur l'esprit de la D ....? Quel est celui dont la probité est assez exacte, pour prononcer contre ses intérêts, lorsqu'on l'établit juge en sa propre cause? Ces réflexions font naître plus d'allarmes dans mon cœur, que les conseils que ta barbare prudence me donne pour modérer, au moins, le desir de la rupture. Tu me dis de songer que peut-être Luzan ne m'aime plus. Ah! quand tout ce qui respire, quand toi-même me le dirois, je ne pourrois me le persuader. Juge donc si je puis me livrer à l'idée de n'être plus aimée; non, je ne le croirois jamais, à moins que Luzan ne me le dît lui-même. Si j'osois, je te prierois de m'envoyer Dubois, dès que la belle-sœur aura parlé à monsieur Dolin, & que tu seras instruite de ce qu'ils auront résolu; car de leur décision dépend uniquement la joie ou la mort de mon cœur. Que dis-je? il lui resteroit encore trop de vie pour sentir sa perte. Hâte-toi de me dire, si je suis condamnée à ce malheur. LETTRE LXXII. de Madame d'Albi à Elisabeth. Etrange nouvelle, chere Elisabeth, que j'ai à t'apprendre; loin de mettre fin à ton incertitude, elle ne peut que l'accroître. Je viens de chez la belle-sœur de madame de N***. Il y avoit une une heure qu'elle étoit partie, m'a-t-on dit, avec monsieur Dolin. Quelle raison si pressante a pu l'obliger d'aller Paris? Demain est l'expiration du terme convenu pour rompre les engagements pris avec le comte, au cas que mademoiselle de N**** ne soit pas rétablie. J'ignore si elle l'est: je l'ai demandé à une femme de la D ... ...... qui m'a dit, qu'elle n'en avoit point oui parler; que sa maîtresse étoit partie sans rien dire sur ce sujet. Me voilà, je t'assûre dans une très vive inquiétude. Ne pourriez-vous entre toi & Julie imaginer quelqu'expédient pour envoyer ton oncle chez cette tante de mademoiselle de N**** qu'il connoît. Nous serions au moins instruites d'une partie de la vérité. Nous ne sçaurions pas tout; car cette parente n'est point initiée dans les intimes secrets de la famille. Elle n'a pas été invitée à l'assemblée, sur cela seul, je gagerois, qu'elle est dans l'infortune malgré le magnifique présent qu'elle destine à sa niéce. La bonne femme se sera épuisée par bonté d'ame ou par vanité, pour que son offrande puisse le disputer & entrer en lice avec celle des plus opulents. Je ne sçais quelle impression te fera le brusque départ de la D .... pour moi, à te parler franchement, je n'en augure rien de bon. Cependant, comme ma crainte n'est fondée que sur des peut-être, ne la regarde point comme un pressentiment certain. Applique-toi toute entiere au soin de nous éclaircir .... Mais ne devrois-je pas assez te connoître pour sçavoir que cette recommandation est superflue. Tu ne me parles plus de l'honnête monsieur d'Arbroc, cet homme dont l'amour timide & silentieux a tant d'éloquence. Je t'avoue que, si j'étois libre, je ne voudrois pas voir long-temps circuler autour de moi un amoureux de ce caractere. Si je m'étois apperçue de ses soupirs, je confesse qu'il exciteroit ma pitié. Ensuite .... Ensuite, tu sçais que le reste suit de bien près. Tu ne sçaurois imaginer combien je suis curieuse de le voir: mais malgré ce motif & de plus puissants mille fois, je ne puis aller à Paris. Ma belle-sœur n'accouche toujours point. Son enfant merveilleux, qui selon son calcul à bientôt dix mois, trouve le sein de sa mere une si agréable prison, qu'il se refuse constamment aux vœux que je fais pour sa liberté. Cependant, je sacrifierois volontiers dix années de ma vie, si je pouvois à ce prix être auprès de toi dans cette circonstance. Je serai beaucoup plus inquiete à présent, que je ne verrai point la D ...... Il me sembloit que, tant qu'elle seroit ici, il ne pourroit rien arriver de funeste à tes intérêts. Maintenant je crains tout. Au nom du ciel, chere Elisabeth, ne me laisse pas ignorer long-temps ce qui se passe; songe que j'ai mon tourment & le tien à souffrir. LETTRE LXXIII. D'Elisabeth à Madame d'Albi. Chere & tendre amie, il se passe des choses inconcevables dont j'ignore la source & la fin, & qui ont failli me coûter la vie, il y a environ quatre heures. Nous commencions à dîner, lorsqu'un domestique a demandé à parler au baron. Tu sçais que depuis que je suis avec lui, j'ai obtenu comme une grâce qu'il ne fît attendre, ni ne renvoyât personne. On a fait entrer. C'étoit un laquais de Luzan. Je tenois une assiette qui m'est échappée des mains, tant j'ai été frappée à l'apparition de ce domestique. Il a présenté un billet à mon oncle de la part du comte. Je ne puis bien démêler, si c'est la joie, la frayeur ou ces deux sentiments qui m'ont saisie, en entendant nommer le pere du chevalier; mais j'ai demeuré sans voix, sans respiration, sans connoissance. On a été obligé de couper mon lacet, mes cordons. J'ai resté plus de trois quarts d'heure dans cet état. En reprenant l'usage de mes sens, j'ai vû mon oncle & Julie tout en larmes, & le pauvre monsieur d'Arbroc si pâle & si effrayé, que je juge par-là du danger où ma vie étoit. Je ne sçais si le baron n'a rien soupçonné de la cause de mon accident; mais il s'est conduit comme s'il l'eût absolument ignorée. Pour monsieur d'Arbroc, il avoit l'air si touché de ma situation, qu'on eût dit qu'il l'avoit devinée, & qu'il partageoit ma peine. Dès que j'ai été bien remise, mon oncle est sorti seul pour aller chez le comte, il est revenu après deux heures d'absence, a fait atteler sa chaise de poste, ne m'a parlé que de ma santé, est parti en recommandant qu'on ne l'attendît point, qu'il alloit à ....... chez l'évêque de ..... son neveu ..... O mon Dieu! que me présage ce mystérieux voyage? Voudroit-on me caufer une suprise qui me feroit mourir de joie? Serois-je assez heureuse pour épouser Luzan, de l'aveu de sa famille & de celui de son oncle? Chere Henriette, je ne sçais que penser; je me livre peut-être à une folle espérance ...... Mais de quoi s'agiroit-il donc? ....... Ah! je frémis, quand je porte mes tristes regards sur le séjour de la D ...... à Paris. Pourquoi y est-elle venue? Pourquoi mon oncle est-il donc allé si précipitamment chez l'évêque de .......? Que je vais souffrir jusqu'à son retour, & que je me reproche de ne pas avoir osé lui demander le sujet d'un si prompt voyage! Mais rien ne sçauroit m'arrêter. Dès qu'il sera de retour j'oserai, oui, j'aurai le courage de m'informer de mon malheur ou de la félicité qu'on me prépare, & sitôt que j'en serai instruite, je ferai prendre la poste à Lapierre. Compte, compte, chere amie, sur mon exactitude. Fin de la troisiéme Partie.