LE CRIME, OU LETTRES ORIGINALES, CONTENANT LES AVENTURES DE CÉSAR DE PERLENCOUR, Par l'Auteur de l'Aventurier François, & du Philosophe Parvenu. Le Crime fait la honte, & non pas l'échafaud. T. Corn. TOME PREMIER. A BRUXELLES, Chez DUJARDIN, Libraire de la Cour. Et a Paris, Chez DEFER DE MAISONNEUVE, Libraire, rue du Foin-Saint-Jacques. 1789. AVANT-PROPOS. Dans l' Aventurier François, nous avons eu pour principal but d'amuser; mais on y a reconnu quelques réflexions, peintures & fictions utiles. Dans le Philosophe Parvenu, nous avons commencé à montrer un but plus moral; &, pour éclairer en amusant, nous avons tâché de persuader aux jeunes-gens qu'il faut avoir un état, & que celui qui n'en a pas s'expose à de grands dangers. Le titre du Crime, qui sera suivi du Repentir, annonce ici quelque chose encore de plus sérieux. Sans renoncer à amuser, nous voudrions toucher, ébranler, effrayer même, faire voir combien ce qu'on prend pour des gentillesses, ce qu'on nomme, en riant, les caravanes de la jeunesse, peut avoir quelquefois de terribles conséquences, quand un jeune-homme, gâté d'abord par une mère aveugle, se trouve jeté à Paris dans des liaisons dangéreuses, qui le corrompent, le dégradent, & l'entraînent à sa perte. Il y a trois ouvrages Anglois composés par les mêmes auteurs; le Jaseur, le Spectateur, & le Mentor Moderne. On a dit que, dans le premier, où c'est un jeune-homme qui est censé pérorer, l'esprit a beaucoup de raison; dans le second, où c'est un homme-fait qui observe, l'esprit & la raison vont de pair; dans le troisième, où c'est un vieillard qui instruit, la raison a beaucoup d'esprit. Nous serions flattés qu'on pût caractériser nos trois ouvrages, non par d'aussi beaux éloges; mais par des distinctions du même genre, en reconnoissant que, dans le premier, l'amusement n'est pas sans utilité; que dans le second, l'amusement & l'utilité sont à-peu-près de niveau; & que dans le troisième enfin, l'utilité n'est pas sans amusement. INTRODUCTION. J'avois vu jadis, en Angleterre, chez M. Garrik, un portrait du sage & bon Richardson, auteur de Clarisse & de Paméla. Ce Romancier vertueux étoit mon héros, & je contemplois souvent son image, avec une singulière volupté. L'habile comédien, chez lequel je la voyois, me disoit qu'il avoit été lié avec ce brave auteur; il me racontoit sa vie, & le faisoit souvent parler. Je sentois qu'il empruntoit sa voix, sa figure, ses gestes; & je concevois qu'en voyant Garrik représentant Richardson, je voyois, en quelque sorte, Richardson lui-même. Frappé de ce récit pittoresque, j'avois raconté moi-même tout ce que je tentois du grand acteur, à plusieurs amis du défunt auteur. Je me passionnois dans ma narration; j'imitois, sans m'en appercevoir, le rôle que j'avois vu faire à Garrik; & mes auditeurs, qui avoient connu Richardson à la fleur de son âge, me disoient qu'ils croyoient le revoir en moi. J'avois donc une idée très-distincte de la personne de cet écrivain célèbre, sans l'avoir pourtant jamais vu lui-même en original. Ces jours derniers, je méditois le plan d'un Roman Moral, que je voulois diviser en deux parties, dont la première seroit intitulée Le Crime; la seconde Le Repentir. J'avois parlé, de mon dessein, à plusieurs personnes. Un jour qu'auprès de mon feu, j'étois enseveli dans mes réflexions, relatives au plan que je méditois, je suis tout-à-coup frappé d'un bruit éclatant; je sens une espèce de tremblement de terre; je vois briller des éclairs, & bientôt, au milieu d'une fumée roussâtre, j'apperçois, comme un fantôme, une figure de vieillard, qui me représente Richardson, semblable au portrait que j'avois jadis vu de lui. „Sais-tu bien qui je suis, me “dit le Spectre, d'une voix imposante? -- „Tu me rappelles, “lui dis-je, la figure de Richardson. -- „Oui, reprit-il, je suis “Richardson lui-même. Tu voulois m'imiter en faisant un Roman Moral: tiens, fais en un; “voilà les matériaux, ils sont “françois, c'est ta langue.“ A ces mots, il me remit une cassette, où je trouvai plusieurs liasses de lettres qu'on va voir par la suite, avec plusieurs portraits en miniature, qui étoient sans doute ceux des auteurs ou acteurs de ces lettres. J'acceptai le présent du fantôme. L'apparition avoit quelque chose de frappant. Je puis me rendre la justice d'assurer que je ne crois pas aux Revenans; mais je devois être au moins surpris, si je n'avois pas lieu d'être effrayé. Je cherchois vainement, dans ma tête, comment on m'avoit joué un tour si bien fait. Je me rappelois que Garrik, représentant Fielding, avoit ainsi apparu à son ami Hogarth, peintre; qu'il en avoit imposé à cet artiste, qui avoit fait, d'après lui, le portrait de Fielding, universellement reconnu par tous ceux qui avoient connu l'habile Romancier. Je me doutai donc que quelque vivant faisoit le rôle du mort; mais il n'y avoit que Garrik qui fût capable de déguiser ses traits, & de prendre ceux qu'il vouloit, & Garrik étoit mort. Je voulus m'assurer si la figure, que je voyois, représentoit bien celle de Richardson. Je priai le fantôme de permettre qu'en deux coups de crayon, je pusse saisir une idée de son portrait; il y consentit, & je le dessinai simplement au trait. Je le lui montrai; il sourit avec bonté: „Travaille, me dit-il, & “tâche de me remplacer.“ Il dit, & disparut. Je restai long-temps affecté de cette vision, qui n'en étoit point une. Plus j'examinois mon dessin, plus je le trouvois ressemblant à feu Richardson. Je savois qu'il y avoit, à Paris, plusieurs personnes, qui avoient connu ce grand auteur; tous le reconnurent du premier coup-d'œil. Je leur racontai l'histoire; tous en furent émerveillés. Cependant je ne pouvois me résoudre à voir rien de surnaturel dans cette aventure; c'étoit un homme vivant qui avoit dû faire le Revenant; mais qu'étoit cet homme merveilleux? Enfin je rencontrai, aux Tuileries, un homme dont les traits me rappelèrent ceux de feu Garrik, par l'effet d'une ressemblance assez marquée. Cet homme sourit en me voyant. Je l'abordai, il me parut un peu déconcerté; sa voix avoit un rapport frappant avec celle du défunt comédien: „Monsieur, lui dis-je, “vous êtes le fils du fameux Garrik, “& l'héritier de ses talens.“ Il rougit & voulut d'abord feindre de nier; mais, ne pouvant y réussir, il confessa enfin, de bonne grace, qu'il étoit en effet le fils de Garrik. Je lui fis avouer successivement qu'il avoit hérité d'une partie des talens de son père, & qu'enfin c'étoit lui qui m'avoit joué le tour dont je viens de rendre compte. Il m'expliqua les moyens qu'il avoit employés pour y réussir. Il me conduisit chez lui. J'y vis des portraits en grand, qui ressembloient parfaitement aux miniatures qu'il m'avoit remises ci-devant, dans son opération presque magique. „Voilà, “me dit-il, les héros de l'histoire “contenue dans les lettres que “vous avez entre les mains.“ Presque toutes ces figures étoient vraîment célestes; j'en fus enchanté; mais je croyois les avoir vues toutes, en différens endroits. „Vous “vous trompez, me dit le jeune “Garrik, la larme à l'œil; je ne “crois pas qu'il existe encore un “seul de ces personnages.“ -- „Ce “sont pourtant, lui répondis-je, des “personnages très-modernes; leurs “habillemens l'attestent.“ -- „Oui “sans doute, reprit-il; ils pourroient “encore tous être pleins de vie, & “plusieurs même seroient encore “jeunes. Le héros principal, que “vous voyez, n'auroit pas vingt-cinq ans; mais, selon votre Malherbe, La mort a des rigueurs à nulle autre pareilles. Quoi qu'il en soit, le fils du grand acteur avoit connu particulièrement tous ces personnages. Il me raconta, de vive voix, leur histoire; il les fit tous parler & agir, imitant si bien la figure, la voix, les gestes & les attitudes de chacun d'eux, que je croyois les voir tous présens, & converser avec eux en personne. J'étois donc plein de tous ces gens; mais je me flattois toujours intérieurement que je les avois vus, presque tous, en divers endroits, & je ne pouvois me résoudre à croire, sur la parole du fils Garrik, que ces intéressans mortels fussent tous morts. Ce qu'il y a de trop vrai, c'est que le pauvre fils du grand comédien, qui les pleuroit de si bon cœur, est trop bien mort lui-même; & c'est lui que je pleure à présent. Il m'auroit été fort utile pour la rédaction des Mémoires, que je vais extraire & composer d'un choix de ces lettres. J'ai toujours une secrette idée que j'ai vu toutes ces personnes; je me flatte toujours que plusieurs vivent; & quelqu'un, qui paroît en savoir plus qu'il n'en dit, m'a fait espérer que je verrai, par la suite, d'autres lettres. „Si “vous intitulez Le Crime, m'a-t-il “dit, l'histoire que vous avez “extraite de vos premières lettres, vous pourrez nommer le “récit tiré des autres, Le Repentir. “C'est tout ce que je puis vous “dire pour le présent.“ Quoi qu'il en soit, je me hâte de donner le recueil que j'ai entre les mains. C'est tout ce que j'ai reçu jusqu'ici; s'il me vient quelque chose de plus par la suite, j'en ferai part au Public. LE CRIME. PREMIÈRE PARTIE. Première liasse. M. de Perlencour père, à M. le Comte de Lysange. Lyon, 15 Septembre 1777. Vous avez donc la bonté, Monsieur le Comte, de me déclarer formellement vos intentions honorables, en faveur de ma famille. Vous desirez qu'elle s'allie à la vôtre. Vous reconnoissez qu'il existe, entre nous, d'anciennes relations, que vous voulez renouveler. Je sais bien aussi que ces relations existent; mais appliqué depuis long-temps au commerce, & me partageant entre cette belle carrière & celle de la finance, j'ai renoncé à l'illustration de la noblesse, & je me fuis perdu, de tout mon cœur, dans l'obscurité de la rôture. Vous voulez que j'en sorte par ma postérité, & vous destinez, à mon fils, un trésor mille fois préférable à ceux que j'ai pu amasser pour lui; car on prodigue déjà le nom de trésors aux sommes exagérées, qui composent ce qu'on appelle ma fortune. Mlle. Laure, votre fille, est, à mes yeux, au-dessus de toutes les richesses de l'Univers, & je voudrois bien que mon fils, avec le foible supplément de son opulence, lui apportât un mérite un peu plus comparable au sien. Vous me témoignez, d'une manière très-flatteuse, que vous pensez avantageusement sur son compte. Il a peut-être plus mérité cette bonne opinion ci-devant, qu'à présent. Pour ne pas vous tromper, il faut que je vous le dépeigne tel qu'il est, & que je l'apprécie à sa juste valeur. Ses dehors sont peut-être ce qu'il a de mieux. Il me paroît qu'à cet égard, tout le monde le regarde d'un œil aussi favorable que son père, & même que sa mère; mais aussi, tout le bien que l'on peut dire de lui, fe borne peut-être à l'éloge stérile qu'on peut faire de sa bonne mine. Ah! si le caractère étoit aussi loué que la figure! ... Il promettoit cependant, je dois en convenir. Le fond n'est pas même absolument mauvais; mais sa mère l'a si cruellement gâté, que je n'ose lire dans l'avenir ce que deviendra un enfant, qui m'avoit donné d'abord de si belles espérances. Quant à son esprit, que j'entends prôner, je lui en voudrois moins. J'aime les bonnes gens; & je ne lui trouve pas l'ombre de la bonhommie. Il en avoit pourtant dans son enfance, & cela peut revenir; mais il seroit cruel qu'on donnât, à votre Demoiselle, si douce & si angélique du côté des mœurs, un mari si peu capable de faire le bonheur de cette belle personne, & même le sien propre. Il est vrai qu'il est bien jeune; & qu'on ne peut guère décider, dans l'adolescence, ce que pourra devenir un homme dans l'âge viril. J'aime encore à me faire illusion en sa faveur. Peut-être la bonne éducation que je lui ai donnée l'emportera-t-elle sur la corruption qui l'environne. On ne vous a point exagéré les soins que j'ai pris pour que cette éducation pût développer les qualités, dont je voyois en lui le germe & le présage. Sa mère a cependant encore influé dans cette partie; elle y a mis je ne sais quoi d'efféminé, qui a trop contrarié mes vues. On a épargné, à cet enfant, tous les efforts qui pouvoient lui donner de l'énergie & du ressort; on a écarté, de lui, toutes les ronces & toutes les épines; on lui a applani toutes les voies qui, plus escarpées, lui auroient été plus avantageuses. On l'a enfin élevé avec une mollesse, dont je commence à entrevoir les suites. On ne l'éveilloit qu'au son des instrumens, par une douce mélodie; ceci n'est point une métaphore, & je parle à la lettre. Le couleur de rose l'a par-tout environné, ou plutôt persécuté; enfin l'on m'en a fait un colifichet, un joli rien, & j'aurois voulu en faire quelque chose. Il a pourtant fait d'assez bonnes études. On ne croiroit pas qu'un joli Adonis, comme lui, parle assez bien latin, & même grec. Il a appris ces deux langues en se jouant, tant on a eu soin de lui épargner toutes les difficultés. C'est l'exemple de l'éducation de Montagne qui m'a égaré. La manière dont mon drôle s'est instruit dans les deux langues savantes, est assez comique. Un érudit de mes amis étant devenu aveugle sur ses vieux jours, avoit imité Milton, pour suppléer à sa vue éteinte. Il avoit une fille, & une nièce; il instruisit la première à lire le latin, la seconde à lire le grec. Les deux cousines, qui avoient de la pénétration, apprirent chacune à comprendre, & même à parler la langue qu'elles ne devoient que savoir lire. Elles n'en furent que plus utiles au bon aveugle. Il mourut bientôt. Je m'emparai des deux Beautés érudites; je chargeai l'une de parler grec à mon fils; l'autre, de l'entretenir en latin; elles y ont si bien réussi l'une & l'autre, que leur éleve parle déjà latin & grec presqu'aussi aisément que françois. Mais savez-vous comment le malheureux leur a témoigné sa reconnoissance? Devenu adulte, il leur a fait l'hommage de ses prémices; & déjà un petit Grec d'un côté, un petit Latin de l'autre, paroissent être en chemin, pour venir être des monumens & des gages vivans de ses études. Les premières fautes ont droit de m'alarmer pour la suite; cependant, je le répète, le fond n'est pas mauvais. La corruption ne peut lui venir que de dehors; & jusqu'ici, grace à Dieu, il n'a fréquenté aucune compagnie dangereuse. Il est même lié très-particulièrement avec trois jeunes gens dont je fais un grand cas, & sur lesquels je compte beaucoup pour le préserver, par leurs avis, des liaisons pernicieuses. Le premier vient d'être reçu Avocat; il a autant d'éloquence que d'honnêteté; il travaille beaucoup, & l'on voit déjà, dans lui, l'ornement du barreau. Le second ne tardera pas à être reçu Médecin; il travaille déjà, &, malgré sa grande jeunesse, il a vraiment de la vogue. Singulièrement charitable, il traite gratis les pauvres, avec un zèle étonnant, & les aide souvent de sa bourse. Il imite, en cela, son ami l'Avocat, qui défend sans intérêt, & soutient généreusement la veuve & l'orphelin. Le troisième s'est consacré au service des autels. Ce n'est point un abbé pimpant, quoique beau garçon; mais c'est un honnête ecclésiastique, très-charitable & très-éloquent. Quoiqu'encore dans les grades inférieurs, il prêche déjà avec un succès étonnant. Il est d'ailleurs plein du plus pur zèle; il soulage les pauvres & leur distribue les aumônes des fidèles; ses mœurs sont angéliques. Voilà, Monsieur, les trois rares amis, qui ont, jusqu'ici, préservé mon fils de la corruption; &, tant qu'il sera lié avec eux, je crois qu'il pourra conserver encore des mœurs; mais je crains que le séjour de Paris, où il sera éloigné d'eux, ne lui soit très-nuisible. Je vous prierai, Monsieur, de le surveiller, & de détourner, sur lui, quelques-uns de ces regards, qui animent tout autour de vous. Je vous l'envoie; il va partir incessamment. Il finira, à Paris, ses exercices, & se rendra digne d'entrer dans la carrière militaire, où vous nous promettez d'employer, en sa faveur, tout votre crédit pour le pousser & le faire réussir. Il part sous la conduite d'un homme très-honnête & très-éclairé; mais pourvu de dehors peu avantageux, & qui n'a peut-être pas un très-grand usage du monde. Il n'a pas non plus l'art d'en imposer assez à son éleve, & c'est la faute de ma digne épouse, qui a toujours eu l'attention de prendre le parti de son fils, devant lui-même. Vous me permettez donc, Monsieur le Comte, de voir, dans un avenir prochain, l'union de ce sujet, qui a déjà besoin de réforme, avec votre Demoiselle, qui est toute parfaite. Il y aura de quoi faire l'orgueil & la consolation de mes vieux ans, si mon fils peut procurer à cette personne angélique tout le bonheur qu'elle mérite; mais quel creve-cœur pour nous tous, si la vertu & la beauté même étoient exposés à des chagrins que je n'ose prévoir! J'ai l'honneur de présenter mes respects à l'intéressante mère qui vous a donné une fille si accomplie. J'embrasse tendrement cette fille céleste, que je chérirai encore doublement, si elle peut devenir la mienne. J'ai l'honneur d'être, &c. Madame de Perlencour, à Mme de Lysange. Lyon, 16 Septembre. N'écoutez pas mon mari, ma chère Comtesse. Je sais ce qu'il mande à M. le Comte; mais, en dépit de tout ce qu'il peut dire, mon fils est charmant; tout le monde en convient. J'en reçois tous les jours des complimens, qui me comblent de joie: de sorte que cet aimable enfant fait déjà le bonheur de sa mère. Vous l'avez vu, Madame, vous m'en avez paru enchantée, comme je l'ai été de votre incomparable Demoiselle. Ils sont faits l'un pour l'autre. Ce sera un couple adorable. Je brûle de voir mon petit César en militaire; il sera divin, il fera des conquêtes!... Oh! les pauvres jeunes filles! Gare les poules, mon coq est lâché. C'est un vieux proverbe; mais il est appliqué. Je vous demande grace pour ce pauvre abbé Roussin, son conducteur. Il n'est pas élégant, quoiqu'il cherche gauchement à l'être; mais mon mari lui trouve du mérite. Nous sommes accoutumés au personnage. S'il ne fait pas tout ce qu'il veut de mon fils, le petit drôle fait à-peu-près tout ce qu'il veut de lui; ce qui vaut peut être mieux; du moins, à ce titre, il le supporte; & c'est beaucoup qu'il veuille souffrir, auprès de lui, une espèce de contrôleur de ses actions. Adieu, ma belle Comtesse, aimez-moi bien. Mille tendres baisers, je vous prie, à votre adorable Laure. Je raffolle de cette charmante Demoiselle. Je l'aime autant que mon fils. Quand sera-t-elle ma fille? César de Perlencour, à son ami Dumoulin. Paris, 8 Octobre. Me voilà arrivé dans la capitale, mon cher ami, ou plutôt mes chers amis; car j'écris à Senac, notre aimable Esculape, & à notre vénérable ecclésiastique imberbe, Toussaint, aussi bien qu'au grave Jurisconsulte Dumoulin. Entre vous trois, Messieurs, vous formez un ami; & je vous écrirai toujours à tous les trois in globo. Me voilà donc à Paris. Mon voyage a été rapide; & je vais vous le décrire rapidement. Je n'ai pas daigné m'arrêter à Mâcon, à Châlons-sur-Saone, que j'ai brûlé en poste. Un coup-d'œil m'a suffi pour ces deux villes, & le coup-d'œil n'a pas été défavorable. Les bords de la Saone m'ont plu. J'aime la campagne, quand j'y passe comme un trait. Je ne me fuis guères arrêté qu'à Dijon, jolie petite capitale qui a produit plusieurs grands hommes. Elle est couronnée d'arbres flottans, qui ornent ses remparts exhaussés. En passant par Montbard, j'ai pensé au Pline françois qui en est le Seigneur, & qui sait bien faire valoir ses mines de fer. Auxerre m'a rappelé le Paysan Perverti, de M. Rétif-de-la-Bretonne. Je n'y ai rencontré aucun des personnages de ce Roman, qui m'a intéressé. Je ne sais quel refrain me chantoit mon Roussin, en véritable oiseau de mauvais augure. „M. César, disoit-il, que “l'exemple d'Edmond vous effraie. Craignez de vous pervertir & de finit “comme lui.“ Sens ne m'a rien offert de particulier. Fontainebleau m'a arrêté une demi-journée, parce que la Cour s'y trouvoit. J'y ai vu du brillant. Je me suis reconnu-là. J'ai vu l'Opéra, spectacle vraîment beau, avec la décoration de pierreries. Je me suis hâté, le lendemain, d'arriver à Paris; l'approche m'en a fait plaisir, mais l'entrée ne m'en a pas plu. J'ai remarqué, dès mon arrivée, une différence de climat, qui est à notre avantage. Les vendanges étoient déjà faites à Lyon, quand j'en partis; elles se faisoient à Auxerre quand j'y passai; elles n'étoient pas encore commencées à Paris. Me voilà dans le cahos. J'arrive & je vous écris sur-le-champ, mes chers amis. Je reprendrai la plume au premier moment, & je continuerai de vous rendre un compte assidu de mes aventures; car je m'en promets beaucoup. Mes lettres seront presque toujours un simple narré; chacune fera une suite de la même lettre qui sera mon histoire, donnée successivement par parcelles. Ecrivez-moi aussi de temps en temps, mes bons Provinciaux. Suite. Je ne suis pas si émerveillé de Paris que je m'y attendois. M. l'abbé Roussin en est encore plus mécontent que moi. „On “n'est pas regardé, dit-il, dans ce “pays-ci.“ Le pauvre homme a des prétentions, malgré son physique mesquin. Il s'est fait faire une grecque encore plus haute qu'à Lyon. Il a beau se présenter dans toutes les promenades avec cette singulière frisure, son petit manteau & son habit de soie, sa figure aussi pietre que sa taille, on ne le regarde pas plus que moi. Nous voyons passer quelquefois auprès de nous des Cordons bleus, auxquels on ne fait pas plus d'attention qu'à nous. Le petit homme est piqué de cette froideur des Parisiens à son égard. Il se rappelle qu'on le regardoit à Lyon, qu'il y étoit quelque chose; mais ici, il n'est rien, ou tout au plus, il est un petit être ridicule qui fait sourire imperceptiblement, quand les yeux de quelque passant tombent sur lui par hasard. Voilà pourquoi nos nouveaux débarqués sont quelquefois mécontens de la capitale. On n'aime point à n'être rien, après s'être cru long-temps quelque chose. D'ailleurs, nous autres Lyonnois, habitans de la seconde ville du royaume, nous la croyons en droit de rivaliser avec la première, & nous chicanons sur tous les avantages de la capitale, pour lui opposer notre patrie. Nous nous sommes rendus chez M. le Comte de Lysange. Ils sont tous à la campagne. Ils prennent bien leur temps. Je ne connois ame qui vive à Paris; je suis réduit à voir des abbés de Collége, avec mon Roussin. Je suis accouru en hâte pour rester à bâiller dans le pays latin. Suite. En vérité, les pédans m'excèdent. Au premier jour j'échapperai à M. Roussin, & je le planterai là. Quoi! je serai venu dans la capitale, pour m'enterrer dans les insupportables tripots des Colléges, cent fois plus ennuyeux que ce qu'on appelle les plattes coteries du Marais. Moi qui desirois voir la fleur des Beautés de la France, & me former à la galanterie; en prenant le ton du beau monde & de la Cour, me voilà enfermé dans l'épais athmosphère de ces Gnômes. Je trouve ma position aussi ridicule que celle de deux jeunes Anglois, qui vont mourir le plus comiquement du monde. Ils étoient attaqués du spleen. Leurs parens ont dit: „Il faut les envoyer en France, pour “que la gaîté du climat & de la nation puisse guérir leur humeur noire, “& leur donner de l'hilarité & de l'amabilité. Qu'a-t-on fait? On les a mis en pension chez un de nos pédans du pays latin, où ils ont pour compagnie tous ces corbeaux en rabat, qui croassent autour d'eux. Les pauvres jeunes gens bâillent d'une si horrible manière, qu'ils risquent, à tout moment, de se démonter la mâchoire. Le bâillement me gagne, & je n'y puis plus tenir. Le spleen est augmenté chez les deux pauvres Anglois. Je ne leur donne pas quinze jours. C'est envoyer les gens dans un tombeau pour les faire rire. Ma situation est aussi comique, je te le répète; car enfin il est aussi plaisant d'envoyer des gens dans cette lugubre école, pour y prendre de la galanterie, que pour y recueillir de la gaîté. Les conversations sont d'un lourd.... Figure-toi que tous ces graves convives sont des Théologiens, des Anti-Philosophes, des Journalistes du bas parti; car je vois, par leurs conversations, qu'il y a ici deux partis dans la littérature; la Chambre haute composée des honnêtes gens, des premiers hommes de la République des Lettres, & de ce qu'on appelle les Philosophes; & la Chambre basse formée de la tourbe littéraire, & de tout ce qui croasse dans le bourbier. Les uns ont à leur tête Voltaire, & les autres les Journalistes. J'ai l'honneur de fréquenter, grace à M. Roussin, les nobles suppôts de ce parti infime; & vous devez sentir combien j'y deviens éblouissant & céleste. Tous ces honnêtes Messieurs me jurent, à tous propos, qu'ils ne sont pas Philosophes. Je n'avois pas été tenté de donner ce nom à un seul d'entr'eux. Je n'en puis plus, mon cher Dumoulin. Au premier moment, j'échapperai à M. l'abbé Roussin, & à sa noble compagnie. Suite. J'ai tenu parole, j'ai planté là mes pédans. Hier au soir, je n'en pouvois plus d'ennui. J'en avois la migraine; mais au point que je m'en suis trouvé mal. Il m'a fallu sortir pour prendre l'air. J'ai cru que je le prendrois plus avantageusement, en y joignant un peu de mouvement. J'ai donc marché. Voyant que cet exercice me faisoit du bien, j'ai couru; &, à force de mettre un pied devant l'autre, je suis arrivé dans la rue Saint-Honoré. Cette rue m'avoit plu l'autre jour, en la traversant rapidement en voiture. Je desirois d'en faire la visite à pied. Je me sentis, sur-le-champ, guéri de mon mal de tête. La gaîté me revint même tout de suite, à l'aspect d'une foule de Beautés familières, plantées aux coins des rues, & accueillant tous les passans de la manière la plus amicale. Je savois bien que ce genre de filles n'est pas ce qu'il y a de plus estimé, & je rougissois un peu de m'arrêter à une pareille compagnie. Je ne te détaillerai pas tous les propos grivois que je me suis permis, vis-à-vis de ces filles singulières, ni les réponses saugrenues qu'elles m'ont faites. C'étoit du Vadé tout pur. J'en ai bientôt distingué deux qui m'ont paru plus dignes de ma curiosité, que les autres. J'ai reconnu d'abord, par leurs noms, l'humiliation profonde où ces deux pauvres filles étoient plongées. Il m'a semblé qu'on nommoit la première, la Voirie, en corrompant son vrai nom, qui étoit la Voiserie, selon ce qu'elle m'apprit. C'étoit une grande effrontée, belle femme, qui, à travers un cynisme bien décidé, laissoit entre-voir les marques d'une assez bonne ame. Rien de plus jovial & de plus facétieux que tout ce qu'elle me disoit. La seconde étoit vraiment intéressante. C'étoit une jeune fille de dix-sept ans, jolie, selon toute la force du mot; mais d'une physionomie si bonne, si naïve, qu'on ne pouvoit lui résister. Son nom, que j'entendis prononcer, me fit éclater de rire. „Quoi! lui dis-je, on t'appelle Levrette! “Pauvre créature humaine, tu as le “nom d'un animal!“ -- „J'en ai la fidélité, répondit-elle humblement.“ Je ne pus m'empêcher de serrer, dans mes bras, cette pauvre enfant si humiliée, & se plaignant si peu de l'être, & peut-être aussi le méritant si peu. Elle m'apprit qu'elle s'appeloit le Lièvre, qu'on l'avoit nommée d'abord Lievrette, ensuite Levrette. „Il faudra changer ces “vilains noms-là, dis-je aux deux belles.“ „Que veux-tu, me répondit la petite, “ils y sont accoutumés.“ Les deux humbles Beautés me tirèrent chacune par un bras, pour me faire entrer chez elles. Je résistois d'assez mauvaise grace. J'allois me laisser entraîner, (pour cette fois seulement, & sans tirer à conséquence.) Soudain arrive, tout essoufflé, M. l'abbé Roussin, qui s'étoit apperçu de ma disparution, & avoit couru après moi. „Quoi! Monsieur, me dit-il tout en colère, c'est pour ces créatures que vous me quittez si scandaleusement! -- „Tiens, s'écria la “Voirie, qu'est-ce que nous veut ce “ Tout-laid? “Tu vois, mon ami, que les propos de la Demoiselle n'étoient pas d'un ton bien relevé. L'abbé, qui a des prétentions du côté de la figure, parut fort choqué du nom qu'on lui donnoit. Il me déduisit les raisons les plus fortes, pour m'engager à quitter ces filles, & à le suivre. Je sentois une attraction plus irrésistible du côté des belles, que du sien. Voyant que je ne voulois point le suivre, il fit semblant de m'abandonner, & s'éloigna de quelques pas. „Bon voyage, “dit la grande fille; mais il me vient “une idée. Il faut qu'il monte avec “nous. Il n'aura plus de plainte à faire. “Holà, hoé, Tout-laid, viens donc avec “nous, mon ami.“ A ce cri peu flatteur, l'abbé Roussin lança sur l'effrontée un regard d'indignation, & parut vouloir courir encore plus fort; mais elle l'attrapa & le tira par son petit manteau. „Viens donc, “mon ami Tout-laid, lui dit-elle, “veux-tu nous faire perdre ce beau “jeune-homme? Tu vois que je me “sacrifie pour toi. Je renonce à ce charmant bijou, pour me charger de toi, “qui es petit, laid, & vieux. Du “moins, saches moi gré de ma complaisance. Des propos si touchans n'opéroient rien sur l'ingrat Roussin; quoique la fille parût les débiter de la meilleure foi du monde. Levrette se joignit à sa camarade: „Viens, mon “petit Tout-laid, lui dit-elle, je te “cède à ma camarade; mais s'il le faut, “pour te plaire, avec sa permission, & “celle de mon charmant petit bon ami, “je te caresserai aussi un peu, après “lui.“ Toutes ces tendres invitations ne l'ébranloient point; mais les deux syrenes le tiroient de toutes leurs forces; il avoit bien de la peine à résister; enfin, à la prière de ma petite engeoleuse, je me joignis aux deux belles, pour le forcer d'entrer; s'il résistoit, il ne crioit pas, & je crus que, dans de pareilles circonstances, qui ne dit mot consent. Quand nous fûmes dans leur appartement, que je trouvai fort joli: „Vous voyez, “Monsieur, me dit le Roussin furieux, “vous voyez l'indigne démarche que vous “me faites faire. Il est vrai que, puisque “vous pouvez vous résoudre à mettre “le pied dans de pareils endroits, il “vaut encore mieux que vous y soyez “sous mes regards, que totalement “abandonné à vous-même. Je devrois “appeler la garde, & vous faire traîner “chez le Commissaire, avec vos indignes “donzelles; mais je veux vous sauver “une esclandre honteuse, aussi bien “qu'à moi.“ Nous nous joignîmes, les deux filles & moi, pour tâcher de l'appaiser. „Hé bien! dit-il, j'exige, si vous “voulez que je reste un moment ici, “que vous me respectiez, que vous vous “respectiez vous-même, & qu'il ne se “passe rien contre la plus rigoureuse “décence.“ A ce mot de décence, nos deux Beautés prirent les grands airs; mais ironiquement, & en finissant par éclater de rire. „Hé bien soit, dit Levrette, il a raison, le petit homme “noir. Nous passerons ensemble dans “le cabinet, mon petit bel ami & moi.“ „Point de cabinet, s'écria-t-il en “fureur.“ -- „Hé ne crie donc pas “comme cela, dit la grande fille, en “criant plus fort que lui. Hé bien, “puisque nous ne pouvons rien faire, “mon ami, fais nous venir du vin, du “moins, pour nous amuser.“ -- „Ah! “qu'à cela ne tienne, reprit-il.“ Je jetai, sur la table, une poignée de monnoie, qui: fut rafflée sur-le-champ. On envoya chercher du vin. Je trouvois cette scène un peu ignoble, & elle ne me donnoit point de goût pour revenir pareil lieu. Il n'y a là, ni enchantement, ni féerie, & je me flatte que j'aurai, par la suite, des tableaux plus galans à t'offrir. „Mon cher abbé Roussin, dis-je au “pédagogue, assurément je suis venu “ici, sans aucune mauvaise intention, “& j'y serai aussi décent que vous le “voudrez; mais, en vérité, j'avois besoin d'un peu de dissipation, pour me “guérir de l'ennui que j'avois recueilli “chez vos insuportables pédans. Avouez “qu'une aussi lourde compagnie n'étoit “pas faite pour un homme de mon “âge.“ -- „En vérité, Monsieur, répondit-il, je vous admire. Vous vous “trouvez à Paris sans aucune connoissance; je vous mene chez les miennes. “Il est tout naturel que j'aie, pour mes “amis, des gens de mon état, & non “des gourgandines. Ils vous ont fêté de “tout leur cœur, & vous êtes un ingrat de ne pas leur tenir compte de “toutes leurs honnêtetés; „mais, dites-vous, ce sont des pédans.“ Vous n'avez que ce mot dans la bouche; mais “que veut-il dire, je vous en prie? “Mes amis sont des gens éclairés, nourris de la fleur de la littérature ancienne, & qui consacrent leurs travaux à l'utilité publique. Quoi! parce “qu'on est versé dans l'étude du grec “& du latin, parce qu'on se dévoue à “l'éducation de la jeunesse, on sera “méprisable! Non, Monsieur, je vous “soutiens, au contraire, que, parmi les “éducateurs que vous avez vu, & qui “vous ont fait politesse, presque tous “sont estimables, & beaucoup sont, de “plus, aimables. Laissez les enfans ne “voir, dans ces maîtres, que de redoutables correcteurs; mais vous qui commencez à figurer dans le monde, “regardez-vous comme un homme, & “voyez, dans ceux que vous maltraitez “injustement, des hommes distingués “par leurs vertus & leurs lumières, & “qui souvent sacrifient aux Graces, “comme vous prétendez le faire.“ „C'est donc là ce qu'on appelle de “la décence, dit en bâillant la grande “la Voirie. Crois-tu bonnement, vieux “Roussin, que tu vas nous faire perdre “notre soirée à bâiller à tes sermons? “& morbleu sois gai; je veux te décroter & faire, de toi, un homme. “Tiens, bois à ma santé.“ Nous bûmes, & la Virago se mit à chanter une chanson qui, par un heureux hasard, se trouva presque décente. Cependant je causois assez particulièrement avec ma petite Levrette, qui me paroissoit la meilleure enfant du monde: „Eh mon Dieu! que tu es un beau cavalier, me disoit-elle! que je suis “heureuse de t'avoir vu, au moins cette “fois ci! car je vois bien que tu n'es “pas fait pour fréquenter des malheureuses comme nous. Tu es un Monsieur, un jeune Chevalier avec son “Précepteur. C'est par désœuvrement, “parce que tu es arrivant, que tu ne “connois personne, c'est pour cela que “tu es monté chez nous; mais il ne “faut pas nous y accoutumer. Tu es “fait pour des compagnies plus relevées “que la nôtre. C'est bien à toi qu'on “peut dire à la lettre, que tout Paris “va te jeter ses femmes à la tête. O! “que je voudrois bien être assez belle “& assez honnête, pour mériter d'être “ta maîtresse! Je sais bien que tant “d'honneur ne m'appartient pas; mais “pourras-tu mépriser ta pauvre petite “Levrette?“ -- „Non, ma chère amie, “lui ai-je répondu, en la serrant contre “mon cœur, non je ne te mépriserai “point; je t'aimerai, au contraire, de “tout mon cœur. Je viendrai te voir “de temps en temps, & puiser, dans “tes bras, une gaîté, dont j'espère que “je n'aurai point à rougir.“ -- „Non, “mon bon ami, a-t-elle repris, tu ne “rougiras point avec moi; tu verras, “au contraire, quand tu sauras mon “histoire, que je suis plus malheureuse “que coupable; mais il faudra nous “voir autre part qu'ici; car tu ne dois “pas fréquenter nos malheureux tripôts. “C'est la perte de la jeunesse, mon “bon ami. C'est la plus détestable compagnie. Tu te dégraderois.“ J'étois édifié des propos de la petite Levrette. J'ai cherché un autre nom pour elle. Je songe à la nommer Mille-Fleurs, par la suite. L'abbé Roussin ne nous perdoit pas de vue, & prêtoit une oreille attentive. La camarade s'amusoit à lui faire des espiégleries. Elle lui attachoit, sur sa haute grecque, sans qu'il s'en apperçût, une espèce de bonnet de femme; elle lui grouppoit des chiffons derrière le dos, & sur-tout un papier où elle avoit écrit: „Voilà Tout-laid.“ Elle vint à bout de lui mettre un peu de rouge, & de lui coller quelques mouches sur le visage, sans qu'il s'en doutât; de sorte qu'en cet état il avoit une vraie figure de chienlit. „Enfin, Messieurs, dit la maligne “fémelle, si vous ne souhaitez rien “autre chose de nous, vous voudrez “bien nous permettre de faire notre “commerce.“ Nous levâmes le fiége sur-le-champ. Les deux Beautés nous reconduisirent jusqu'en bas, en éclatant de rire. Je voulois avertir l'abbé Roussin, du tour qu'on lui avoit joué; mais la Voirie me faisoit signe, de l'œil, de ne rien dire. A peine les polissons ont ils apperçu, dans la rue, la figure hétéroclite du pauvre Roussin, qu'ils se sont mis à le huer, en criant: Voilà Tout-laid. Notre grande amazone s'est mise à distribuer quelques soufflets & quelques coups de pied dans le cul, en criant; „qu'est-ce “que ces polissons-là? Est-ce ainsi qu'on “traite nos pratiques, les gens qui sortent “de chez nous?“ Vous sentez quel respect elle nous concilioit, par des propos de cette espèce. Je ne décris point la cohue qui s'éleva autour du pauvre abbé, les huées qui éclatèrent jusqu'aux cieux, les coups de poing qui tomboient assez dru sur la grande nymphe & l'abbé Roussin, la boue qui leur voloit au visage. Le Guet passa. Une espèce d'Exempt vint dire à l'oreille au pauvre combattant: „Monsieur l'abbé, ayez la bonté “de me suivre.“ -- „Pourquoi cela, “s'écria-t-il?“ -- „Parce que, si vous “ne venez pas de bon gré, lui répondit “l'Exempt, je vais vous faire enlever “par six fusiliers.“ Nous suivîmes l'Exempt, d'un côté de la rue, tandis que le Guet marchoit de l'autre côté. On conduisit l'abbé chez un Commissaire. Pour moi, on ne me dit rien. Je suivis cependant, pour voir la fin de cette scène tragi-comique. L'Exempt dit au Commissaire qu'on venoit d'arrêter Monsieur l'abbé sortant d'un lieu public, & que d'ailleurs l'équipage où on le voyoit, parloit suffisamment. J'eus beau dire que c'étoit pour moi qu'il étoit entré dans ce lieu de débauche, qu'il étoit mon Précepteur, que son devoir étoit de me conduire. Ma déposition ne le justifia point. On trouva plaisant, au contraire, qu'un Précepteur conduisît son élève chez des filles. M. le Commissaire l'envoya à S. Lazare. M. l'abbé, que la surprise & la confusion avoient rendu muet, pendant quelque temps, voulut enfin dire quelque chose pour sa défense. „Que voulez-vous, M. l'abbé, lui dit “le Commissaire? Justifiez-vous auprès “de M. l'Archevêque; c'est lui qui “vous fait arrêter; c'est lui qui fait les “frais de votre détention. Il veut que “son Clergé soit régulier. Justifiez-vous “auprès de lui.“ On n'écouta pas ce que voulut répondre le pauvre diable. On le fit monter dans une voiture. Il paroissoit consterné. „Voilà, Monsieur, “me dit-il, ce que je gagne avec vous.“ Je le plaignis un peu, la voiture l'emmena à S. Lazare, & je me retirai chez moi tout pensif. Cette scène m'a rendu sérieux. J'ai fait des réflexions profondes. Me voilà débarrassé à présent de cette crasse pédantesque, de ce pédagogue importun qui me rapetissoit les idées & me faisoit végéter dans un petit cercle. Me voilà livré à moi-même. Je vais prendre, à présent, mon essor, agir d'une manière digne de moi, & me montrer dans toute ma grandeur. Je vais d'abord continuer fidèlement mes exercices; car je monte à cheval, & je tire des armes tous les jours. Je vais entrer dans le militaire. Je me distinguerai, & je ne tarderai pas à m'avancer dans cette noble carrière. Je veux que la gazette apprenne bientôt, à mes parens, mes succès & ma gloire. Je ne négligerai pas, pour cela, la littérature, & sur-tout la philosophie, qui est, comme tu sais, ma passion favorite. Je vais tracer les plans de Gouvernement dont je m'occupe depuis long-temps. Je dois mes lumières & mes travaux à l'Etat.... Je te souhaite le bon soir, mon cher ami. J'entends rôder, autour de ma chambre, la fille de mon hôtesse, jolie brune, qui me paroît sentir quelque chose pour moi. C'est une passade; mais enfin, il faut lui faire un soupçon de cour. Je vais m'occuper un peu de cette agréable conquête. Dumoulin, à César. Lyon, 18 Octobre. Te voilà donc arrivé, brave César. Ton début est brillant, tel que je m'y attendois. De l'hôtel garni dans un collége, du collége, dans la rue Saint-Honoré; de-là, l'un à S. Lazare, l'autre peut-être bientôt, dans une autre maison du même genre. Cela est merveilleux. Tu vas prendre un joli essor, à présent que tu es livré à toi-même. Tu commence par des plans de Gouvernement. Rien de mieux imaginé. L'Etat doit t'avoir les plus grandes obligations, de vouloir bien ainsi t'occuper de lui; & tu finis, on ne peut pas mieux, par la poursuite de ta petite hôtesse. Tu es un sage décidé, un philosophe consommé...... Pauvre Perlencour, que je te plains! J'apprends que tu n'as point encore écrit à tes parens. Cela est édifiant. Ton père en est justement irrité; ta mère te justifie comme elle peut. Elle veut passer pour bonne mère, à raison de l'excessive indulgence qu'elle témoigne en ta faveur; mais elle est une cruelle marâtre pour sa fille. La pauvre enfant! elle a pris le voile en pleurant. C'est à toi qu'on la sacrifie, malheureux. Je n'ai pu cacher, chez ton père, que j'avois reçu de tes nouvelles. On m'a demandé des détails; je n'en avois pas de bien glorieux à raconter. J'ai entamé un récit. Madame de Perlencour, dès le commencement de mon narré, a senti qu'il ne te remettroit pas très-bien dans l'esprit de ton père. Elle a prétexté une migraine, & m'a congédié. Je me suis présenté, depuis, deux fois chez elle. J'en ai été reçu si froidement, que je n'ose plus y retourner. L'abbé Roussin a écrit de S. Lazare. Je t'envoie copie de sa lettre, que le Commis de ton père m'a communiquée. Avec tes plans de Gouvernement, écris moi donc quelque chose de plus raisonnable & de plus satisfaisant. Sénac & Toussaint t'embrassent aussi bien que moi. M. l'abbé Roussin, à M. de Perlencour père. Paris, S. Lazare. Monsieur, Je ne connoissois pas tout le poids de la tâche que je me suis imposée, en me chargeant de M. votre fils. J'y ai succombé dès le premier pas, & m'en voilà délivré; mais d'une manière bien cruelle pour moi. Je ne m'amuserai point à vous donner de longs détails, trop mortifians pour mon amour-propre. Je vous dirai, en deux mots, que nous sommes arrivés à Paris, après un voyage où M. votre fils m'a donné beaucoup d'humeur; que nous n'avons point trouvé M. le Comte de Lysange à son hôtel; que j'ai mené mon Eleve chez mes amis, où il a été fêté de bon cœur, & où il s'est montré fort maussade; qu'il m'a entraîné dans un lieu public, où, grace à ma présence, il ne s'est rien passé d'absolument révoltant; mais où l'on m'a fait des niches cruelles, qui ont fini par me faire enfermer à S. Lazare. C'est de cette jolie retraite que je vous écris. Voilà mon début dans la capitale. C'est à M. votre fils que je dois cette bonne fortune. Je renonce à un Eleve si difficile à conduire. Il lui faut un Gouverneur plus fort & plus imposant que moi. Me voilà ruiné; car plus d'espérance pour moi d'avancer dans la carrière Ecclésiastique; trop heureux si les Lazaristes veulent bien me recevoir pour un de leurs membres, après m'avoir tenu, pendant quelque temps, comme leur prisonnier. C'est là mon seul but & l'objet de mes sollicitations actuelles. Je vous souhaite, Monsieur, beaucoup de prospérité, aussi bien qu'à M. votre fils. Il ne mérite pas que sa digne sœur soit cruellement sacrifiée pour lui. César de Perlencour, à Dumoulin. Paris, Novembre. J'ai réparé, mon cher ami, la faute que j'avois commise par mon silence, vis-à-vis de mes parens. J'ai écrit à ma mère, pour lui demander de l'argent. Tu me persifles; mais je te le pardonne. Crois-tu bonnement que ma sœur ait de la répugnance à s'enterrer dans un Couvent? Je ne veux pas qu'on me la sacrifie; je n'entends pas cela. Si je croyois qu'on lui eût fait violence, je laverois la tête d'importance à Mine. ma mère. O le bon abbé Roussin! qu'il est plaisant! qu'il va l'être encore davantage! L'habit de Lazariste doit lui aller tout-à-fait bien. Je serai charmé de le voir sous cet acoutrement. Je mene toujours la même vie. Rien de plus régulier. Je me partage entre mes exercices, les spectacles, le jeu modéré, Levrette & la philosophie. J'ai fait une trouvaille. J'ai un autre guide, à présent, que le pauvre Roussin. C'est un homme du monde. Il n'aura point le titre assommant de Gouverneur; on ne sera point obligé de lui en payer les gages, & il me dirigera dans la carrière du monde, qu'il connoît parfaitement. C'est à Levrette, ou plutôt à Mlle. de Mille-Fleurs que je dois sa connoissance. Tu sais que je veux lui donner ce nom. J'étois chez elle à l'hôtel d'Angleterre. Il y a, dans cette maison, un tripot de joueurs. J'ai voulu passer chez eux, pour me dissiper, malgré les représentations de ma petite syrène, qui a fait tout ce qu'elle a pu pour m'en détourner. J'ai vu, là, de grands bandits. Plusieurs m'ont toisé des yeux. Il sembloit qu'ils en vouloient tous à ma bourse. Un certain Chevalier Gascon, assis à l'écart dans un coin, paroissoit méditer profondément. Il n'a pas daigné m'honorer de son attention, & je ne sais pourquoi j'ai desiré qu'il la fixât sur moi. J'ai fait ce que j'ai pu pour attirer ses regards. Son œil s'est arrêté sur moi deux ou trois fois; mais en passant, & assez indifféremment. Il s'est levé, a fait quelques tours dans la chambre, toujours paroissant faire peu d'attention à ce qui se passoit autour de lui. Je lui ai adressé la parole deux ou trois fois, il m'a répondu fort laconiquement. Enfin, sans presque me regarder, il m'a proposé un pari de six francs; je l'ai accepté & j'ai gagné. Il a continué de se promener, sans paroître s'occuper de moi, ni de rien de ce qui l'environnoit. Je commençois, de mon côté, à me lasser de son indifférence, & à ne plus penser à lui. Il m'a proposé un second pari de six livres. Je l'ai encore gagné, & il s'est encore promené en silence. Enfin, en passant à côté de moi: „Vous m'avez dépouillé, “dit-il; car mes douze francs étoient “tout mon vaillant. Je n'ai pas le sou, “& je ne suis pas fâché de les avoir perdus “contre vous. Cela est bizarre. Je suis “fâché de les avoir perdus ici, de vous “y avoir trouvé; car en vérité, c'est “un indigne réceptacle; & l'intérêt, que “vous m'inspirez, m'engage à vous dire “cette petite vérité.“ Tu vois, mon ami, que voilà un honnête homme. Qui se seroit attendu à le trouver là? Mais je fais comme cela des trouvailles... Je rencontre dans un lieu de débauche, la plus vertueuse fille du monde; (car ma petite Levrette mérite cet éloge.) Je déterre, dans une académie de jeu, un vrai Sage, qui va m'aider de ses conseils. Oh! je sais ce que je fais; tu aurois manqué cela, toi. Je remerciai mon Socrate. Je lui offris de lui restituer ses douze francs. „Non “pas, dit-il, car je ne saurois plus où “vous trouver, pour vous les remettre. “Qui fait si nous nous reverrons jamais. -- „Il ne tiendra pas à moi, “lui dis-je.“ Il me remercia, & nous causâmes ensemble à l'écart. „Vous “voyez là de grands malheureux, me “dit-il; ce sont des roués. Je les appelle “ainsi, parce qu'ils méritent de l'être, “& cette expression commence à prendre. “Il n'y a pas d'inconduite comparable à celle de ces gens-là. Plusieurs “n'ont ni feu ni lieu. Ils passent ici “quelques heures à dormir dans un coin, “sur une chaise. Ces deux Chevaliers “de S. Louis, que vous voyez, ne “sont pas entrés dans un lit depuis des “années. Considérez comme ces malheureux blasphêment & apostrophent le “ciel. Ces gens-là passent du B...... ici, “d'ici au B....... Ils se jettent comme “des affamés sur les nouveaux venus, “pour les dévorer. Ce sont des corbeaux, “des loups acharnés sur une curée. Ils “vont vous flairer, mon ami. Si vous “avez de l'argent, ils ne vous quitteront pas. Fuyez de grace, pour vôtre “bien, pour ma satisfaction même. “Allez souper.“ -- „Je suis sensible, “dis-je au philosophe, à l'intérêt dont “vous daignez m'honorer. Je vais donc “souper; mais je me rappelle que vous “m'avez dit que vous êtes à présent au “dépourvu. Votre souper sans doute “est prêt; mais, si vous daigniez accepter votre part du mien, nous n'irions pas bien loin...“ -- „L'idée n'est “pas mauvaise, répondit-il. Où soupez-vous? -- „Dans cet hôtel même, “répondis-je, chez deux filles. Cela “n'est pas trop édifiant; mais elles one “toutes deux un excellent cœur, & “l'une des deux entr'autres vaut de l'or.“ „Tant mieux, reprit-il; je crois “avoir entrevu cela; une petite Levrette je crois, une grande la Voirie. “Pauvres filles, qui souffrent de pareils “noms! Allons, une petite débauche; “allons souper chez des filles, pour la “singularité du fait!“ Nos filles, puisque ce nom est ainsi profané à Paris, m'ont bien reçu. Elles ont paru froncer un peu le sourcil, en voyant le Chevalier Marqué, c'est le nom du personnage; mais elles ont bientôt repris toute leur gaîté. Nous avons fait partie quarrée, nous avons sablé le champagne. Nos belles ont chanté & fait des folies. Il étoit déjà tard. „Allons, “mon cher Chevalier, m'a dit le compagnon. Il faut être sage. Il est temps “de nous retirer; car votre projet n'est “pas, sans doute, de passer ici la “nuit.“ Je ne sais pas si mes yeux en témoignoient le desir. „Allons, mon “bon ami, ajouta-t-il, d'honnêtes gens “ne couchent pas ici.“ La grande fille ne paroissoit pas de cet avis; mais la petite s'écria: „Il a raison; j'aimerois “bien à me voir dans les bras de mon “petit Lyonnois; mais je suis jalouse “de son honneur. Adieu, mon bon “ami. N'oublie pas ta petite Levrette, “qui va penser à toi sur son oreiller. “Elle t'aime de tout son cœur; mais “ne t'abandonne pas aux femmes, & “prends garde même aux hommes que “tu fréquenteras.“ Elle accompagna cet avis d'un coup-d'œil sur le Chevalier Marqué, dont elle paroissoit se méfier. Je la quittai avec attendrissement. Je voulus reconduire mon homme chez lui. „Non, dit-il, c'est moi qui dois “être votre conducteur. Le plus pressé “est de vous remettre au logis.“ Je m'y laissai conduire. Quand nous y fûmes arrivés. „Quelle heure est-il, me dit-il? -- „Deux heures, répondis-je.“ „Fort bien, reprit-il, tout est fermé “chez moi. Cela va m'épargner la peine “d'y retourner. Je vais dormir sur une “chaise, dans votre anti-chambre. Bon! “voilà justement un lit. Je suis aujourd'hui d'un bonheur marqué.“ Je fis mettre des draps à un lit destiné pour un domestique. Le Chevalier daigna s'en contenter. Nous causâmes long-temps. Je lui dis qui j'étois, & le motif qui m'amenoit à Paris. Il connoît beaucoup le Comte de Lysange, il est même son allié; il connoît tout le monde, la ville & la cour, il va me produire. Il m'a fait voir que mon père & ma mère n'avoient pas le sens commun, de m'avoir envoyé dans la capitale, sous la conduite d'un homme qui ne la connoissoit pas; il va réparer cette balourdise. C'est l'homme qu'il me falloit. Il est assez content de la petite Levrette. Il se propose même de faire quelque chose d'elle; mais il me faut des connoissances plus décentes & plus relevées, même pour le passe-temps. Il m'en donnera une dont je serai content.... Enfin tu vois que je n'ai pas perdu mon temps, depuis que je suis à Paris. Je tombe de sommeil.... Au revoir. Le Chevalier Marqué, à Frédégonde. Paris. Je suis désensorcelé, j'ai trouvé hier, à l'hôtel d'Angleterre, un petit imbécille, dont je compte tirer un grand parti. C'est un enfant gâté, un petit Lyonnois, fils d'un Financier Négociant. Cela doit avoir de l'or; le père en donnera tout haut, la mère tout bas. Nous recevrons des deux mains. Le jeune-homme de dix-sept ans est d'une fort jolie figure. C'est un poupon qui sort des mains de sa mère. Il doit épouser une Demoiselle de Lysange. Je n'ai pas manqué de dire que je connoissois parfaitement le père, la mère & la Demoiselle, auxquels je me suis dit allié, quoiqu'en effet je ne les aie jamais vus, ni connus. Le petit bon-homme est d'une crédulité, d'une bonhommie singulière, en se croyant bien fin. Cela n'a jamais rien vu, ni rien fait. Cela est sot comme un riche; car il l'est en effet beaucoup; en un mot, c'est précisément ce qu'il nous faut, pour en faire notre vache-à-lait. C'est à l'hôtel d'Angleterre que je l'ai rencontré. Mon petit drôle est allé voir les filles, de-là il a passé du côté du jeu; c'est là la marche. Il faut lui donner de l'expérience, & une leçon aux parens, de ne pas abandonner leurs enfans à eux-mêmes dans la capitale. J'ai reconnu la niaiserie de mon petit bon-homme dès son entrée dans le tripot. On a d'abord fait attention à lui; les regards se sont fixés sur son individu; soudain l'enfant, pour donner bonne idée de lui, n'a pas manqué de faire passer en revue tous ses bijoux, deux montres, une boëte d'or, des bagues à diamans; que sais-je moi? on a tout vu; & l'imbécille ne songeoit pas qu'en montrant la proie à tant de loups affamés, c'étoit allumer leurs desirs, & les exciter à la saisir. Aussi j'ai vu tous mes ogres faire des projets pour dépouiller l'homme aux bijoux. Pour moi, j'étois retiré dans un coin; je ne le perdois pas de vue; mais je semblois ne pas le voir; il est venu m'étaler successivement, devant les yeux, toute sa petite bijouterie; je ne voyois rien. Il m'a parlé; je ne répondois que par monosyllabes. Enfin, j'ai su me faire desirer. Je lui ai proposé un pari de six livres, pour lui voir tirer sa bourse. Je le lui ai fait gagner. Je ne me suis pas apperçu qu'il fût sensible à ce gain. En effet, six francs sont peu pour lui. Il auroit fallu parier des louis, je n'en avois pas. J'ai hasardé un second écu, que je lui ai encore laissé gagner. Je jouois là le rôle de ces Romains, qui, assiégés par les Gaulois, enfermés dans leur citadelle & presqu'affamés, jetoient du pain par-dessus les murailles, pour donner bonne idée de leur abondance. Sans être sensible à ce petit gain, mon jeune richard m'a toujours vu avec plus d'intérêt. Pour lui inspirer de la confiance en ma probité, je lui ai conseillé de ne pas fréquenter ces tripots. Je lui ai peint ceux qui s'y trouvoient, comme des roués, & je les ai peints d'après nature. Je n'ai pas voulu lâcher mon jeune-homme. Je me suis fait mener à souper par lui, chez des filles de l'hôtel. Il y a entr'autres une petite Levrette dont nous pourrons faire quelque chose. Cela a ce vernis d'innocence qui plaît, & dont ceux qui ne sont pas innocens savent tirer parti. J'ai assuré qu'il seroit trop tard pour rentrer chez moi. Le pigeonneau m'a conduit à son colombier; me voilà établi chez lui. Je n'avois pas le sou, & je devois les douze francs, que j'avois empruntés la veille. Je les ai fait dépenser au petit César de Perlencour, afin qu'il n'eût plus d'argent blanc. Ensuite je l'ai amené à me sorcer de souffrir la restitution; &, comme il n'avoit plus que des louis, & même des doubles, il m'a présenté un double louis. Je vais lui fournir un Tailleur. J'aurai soin que cet honnête frippon fasse au moins deux habits trop larges, au jeune-homme fluet. Ces habits se trouvant à ma taille, je m'en accommoderai. Je tâcherai de mettre aussi dans ma poche l'argent qui sera payé pour ces habits. J'avois besoin de cela; car je ne savois plus de quel côté donner de la tête. Je n'avois ni feu ni lieu. Je n'osois plus me présenter chez personne, pas même chez toi; tant ma mise étoit peu de mise; passe-moi ce mauvais calembourg. Cette aubaine ne te fera pas non plus de mal; car, depuis quelque temps, tu es un peu dans la crote. Me voilà installé. Je suis le Gouverneur, le Mentor de mon jeune Télémaque. Je te l'amenerai au premier moment; je ne puis le remettre en de plus dignes mains; & nous travaillerons tous les deux en conscience, pour profiter de l'occasion propice que la fortune nous présente. Adieu, la plus aimable des scélérates; au plaisir de te voir. César de Perlencour, à Dumoulin. Paris. Je vais prendre mon essor, & faire mon entrée dans le grand monde. Je me suis fait habiller superbement. C'est le Chevalier Marqué qui m'a procuré un Tailleur. Cet habile artisan se contente de billets au lieu d'argent. J'ai eu le plaisir, à cette occasion, de rendre un petit service au Chevalier, sans qu'il m'en coûte rien. Mes habits se montoient à deux mille francs. Pour dix-neuf cents livres, il m'a procuré un billet de deux mille francs, payable dans un an, & le Tailleur s'en est contenté pour son paiement. Le Chevalier a bien voulu accepter les cent francs que j'ai épargnés, par ce moyen, sans m'en appercevoir. Il s'est aussi accommodé de deux habits que le Tailleur avoit fait trop larges pour moi; & qui, par hasard, lui vont à merveille. Il a bonne mine sous un peu d'ajustement; &, comme il m'accompagne, sa mise ne jurera pas avec la mienne. J'ai fait mon entrée dans le monde. Il m'a conduit, pour mon début, chez Madame Frédégonde. C'est une femme d'environ trente ans, d'une beauté encore très-rare, & qui a dû être éblouissante. Elle m'a reçu avec une bonté dont tu ne peux avoir d'idée. „C'est notre “enfant, a-t-elle dit; mon cher Chevalier, regardez-vous comme de la “maison.“... Elle paroît consommée dans l'usage du monde. Elle a le ton d'une aisance, d'une supériorité que je ne connoissois pas encore. J'ai vu, là, des gens titrés en hommes. Les femmes sont adorables. Ce sont des filles célestes, comme les nomme le Chevalier Marqué. Il y a plusieurs Beautés de l'Opéra. Je puis me regarder, à présent, comme faufilé; me voilà dans une sphère exaltée & presque sublime. Il me falloit cette maison pour me former. Tu me trouverois déjà très-changé. Quand je me représente tous nos pauvres Provinciaux, à commencer par toi-même; je sens une certaine commisération qui marque bien l'intérêt que vous m'inspirez encore, tous tant que vous êtes. On m'assure que je ne tarderai pas à devenir l'homme du jour. Je vois toujours la petite Levrette. La pauvre enfant se trouve bien dans sa classe inférieure. Je la sollicite de passer, avec moi, dans celle où je suis monté; car en vérité, Madame Frédégonde veut la former. La petite insolente me dit crûment que tous ces gens-là sont de la canaille; que le Chevalier Marqué est un échappé de Bicêtre. Elle me prie à genoux de ne pas voir tous ces Bohémiens. Je lui passe sa franchise impertinente, en faveur du tendre amour qu'elle a certainement pour moi. Frédégonde, au Chevalier Marqué. Paris. Ton protégé a tout le mérite que tu m'avois annoncé; c'est une dupe des plus rares qu'on puisse voir. Il y a de l'étoffe pour le mistifier. Nous pouvons tailler en plein drap. Pauvre enfant! on voit bien qu'il a été élevé par sa maman. C'est la plus jolie poupée que je connoisse. Toutes nos femmes en sont folles. Elles veulent toutes avoir ses prémices; mes droits de primauté sont incontestables. S'il n'avoit pas le malheur d'être né riche, on l'aimeroit tout de bon, & il seroit vraiment le favori de toutes nos Beautés. Quoique je sois assez bien meublée, il faut que je me meuble encore mieux. Arrange-toi pour cela. Je vendrai les meubles que j'ai à présent, & qui ne sont pas encore payés, à deux ou trois de mes soupirans, qui me les paieront sans les avoir, au petit bon-homme le premier. Ils resteront au plus tenace des acheteurs. Il faut persuader à l'enfant qu'il peut nous procurer tout ce que nous voudrons, sans bourse délier. On lui fera faire des billets. On lui dira qu'étant mineur, il peut les rendre nuls, & se dispenser d'y satisfaire. Par la suite, il les payera ou non; que nous importe? lui seul sera dans l'embarras. Tu as bien fait de te loger dans le colombier du pigeonneau. Cela étoit indispensable, pour le diriger & ne le pas perdre de vue. Tu vas te rendre maître de ses liaisons; mais rends-toi maître aussi de ses correspondances. Il peut mander à Lyon tout ce qu'il fait ici. Il m'a parlé d'un ami Dumoulin, qui peut lui désiller les yeux, & lui donner des avis trop sages. Il faut empêcher ce désordre, morbleu! Amene-moi donc la petite Levrette, je l'ai vue l'autre jour chez Nicolet; elle est d'une figure intéressante: on en pourra faire quelque chose, aussi bien que de la grande la Voirie, sa camarade. Il faudra que cela change de nom, de mise & de ton. Cela est encore tout neuf. On fera passer cela pour des Demoiselles de condition, de province, nées avec peu de fortune. J'ai plusieurs sots titrés qui me les paieront au poids de l'or. Le Chevalier Marqué, à Frédégonde. C'est bien pour avoir mon petit oison sous les yeux, & pour pouvoir me répondre de lui à moi-même, que je me suis logé chez lui. Il est dans mes filets, & il ne faut pas qu'il fasse un geste, un pas, que selon mes intentions. C'est une marionnette que je fais mouvoir. C'est un instrument dont je sais jouer. Je lui ai donné un valet-de-chambre entièrement à ma disposition. Toutes les lettres qu'il écrit me sont remises, aussi bien que celles qu'il reçoit. Je supprime toutes celles qui me portent ombrage. Je t'en enverrai quelques-unes. Je t'adresse pour commencer les deux ci-jointes, de lui & de son ami. Voyez comme cela s'exprime. Laissez écrire cela. César de Perlencour, à Dumoulin. „ Me voilà jeté dans le tourbillon, mon ami. Je suis entraîné dans le torrent des plaisirs. C'est une ivresse. On n'a pas le temps de se reconnoître. Il est vrai qu'il m'en coûte gros; mais il ne faut pas penser à cela. On répand l'argent comme de l'eau, dans les compagnies que je fréquente. C'est celui qui en a qui paye. C'est à présent mon tour, parce que j'arrive, & que je suis un peu en fonds. Quand je serai à sec, un autre nouveau venu prendra ma place. D'ailleurs, on trouve le moyen de me faire avoir tout ce que je veux, & ce que je ne veux pas, sans bourse délier; ou bien on me fait avoir de l'argent, sans qu'il m'en coûte autre chose que ma signature. Me voilà dans le commerce, je fais ce qu'on appelle des affaires. On m'amene un imbécille, un Juif, qui me fournit des marchandises, moyennant une lettre-de-change, que je ne payerai pas. Je prends de tout, jusqu'à des cercueils; tout m'est bon. Un autre imbécille m'achette ces misérables marchandises, aux trois quarts de perte, en apparence; c'est-à-dire qu'il me donne cinquante écus, de ce qui m'en coûte deux ou trois cents, en lettres-de-change; mais nous avons de l'argent, & vogue la galère. Toutes ces lettres là ne doivent pas être payées, parce que je suis mineur; & que, selon eux, c'est un privilége unique. Tout le monde, autour de moi, profite de ma minorité. Je signe pour tout le monde. Il est agréable d'obliger, quand il en coûte si peu. J'avois d'abord du scrupule. Je disois que c'étoit voler; mais on a rassuré ma conscience. „Ce sont des Juifs, m'a-t-on dit, “des coquins à qui vous faites rendre “gorge. C'est le vœu du Gouvernement. Tu ne saurois croire combien j'ai de plaisir à remplir ce vœu. Cependant je crains bien que tu ne remarques un peu de fripponnerie dans cette conduite. Il faut que j'examine cela. Je ne veux pas être un frippon. Je ne serois pas digne d'être ton ami. „Frédégonde n'étoit pas contente de ses meubles, qui étoient pourtant assez jolis. Je lui en ai fait fournir de nouveaux qui sont superbes. Il ne m'en a coûté qu'un trait de plume. Elle a ensuite vendu ses anciens à trois ou quatre personnes, & à moi-même. Nous les avons tous payés, & nous ne les avons pas eus. Je ne sais ce qu'ils sont devenus. Elle est à présent en argent, & elle est d'une gaîté charmante. Je rends gaies, de cette façon, plusieurs autres Beautés. Elles disent toutes: „C'est un trésor qu'un “petit mineur comme cela, dans une “société.“ Aussi ai-je toutes les faveurs. Je suis sur les dents. „Avoue que toutes ces ressources-là sont bien étranges, pour toi; avoue que tu serois bien neuf à ma place. Tu aurois bien besoin de te trouver dans une position aussi brillante que la mienne pour te former; mais tu y perdrois bien vite la tête. Et moi, il m'en reste encore assez pour cultiver tous les arts, & faire faire les plus jolies choses du monde à des gens de lettres, à des artistes. J'ai une société d'auteurs, de gens à talens, à qui je donne souvent à dîner, & que j'appelle mes bêtes, comme Madame de Tencin. Je te parlerai de cela dans ma prochaine.“ Dumoulin, à César de Perlencour. Lyon. Je te plains beaucoup, mon pauvre ami. Tu fais, à Paris, un bien mauvais début. Tu ne pouvois plus mal tomber pour les connoissances. Ton Chevalier Marqué mériteroit bien de l'être, ce me semble, & il feroit peut-être beaucoup de façons pour laisser voir son épaule. Ta Frédégonde est une scélérate comme lui. Tes filles de l'Opéra sont leurs dignes camarades. Ta petite Levrette a bien raison de dire que tous ces gens-là sont de la canaille. Il n'y a qu'elle qui vaille quelque chose dans tes connoissances; & elle est innocemment la première cause du malheur que tu as d'être si mal faufilé. Tu devrois bien la tirer de ce bourbier, & la mettre dans un état plus honnête. C'est la meilleure dépense que tu pourrois faire. Tu es la dupe de tous ces gens-là. Tu es leur vache-à-lait. Il doivent faire des gorges chaudes sur ton compte. Je ne sais pas comment ils ne t'éclatent pas de rire au nés. Tu es d'une crédulité, d'une bêtise.... Je ne te reconnois pas; tes lettres sont extravagantes, stupides, absurdes; pauvre Perlencour, tu t'es singulièrement formé dans la capitale; tu t'y es complettement abruti. “Mes amis pensent comme moi. Nous avons perdu l'envie d'aller voir ce dangereux séjour. Quitte moi toute cette vile canaille, mon cher ami; je t'en conjure au nom de notre amitié. Reviens plutôt dans ta patrie, tu en as besoin, pour te purger de la corruption dont tu es déjà presque gangrené. “Je ne vois plus tes parens, parce que ta mère m'a fait mauvaise mine, à dessein de m'écarter. Je ne sais pas s'ils reçoivent de tes nouvelles. Je n'ose t'aller dénoncer à eux. Ils te rappelleroient probablement sur-le-champ auprès d'eux. “Tu te ruines, mon bon ami, tu perds ta santé, ta fortune, ton honneur & ta probité. Que nous sommes heureux, mes deux amis & moi, en comparaison de toi. Quel avantage de n'être pas nés riches! Nous jouissons d'une bonne conscience. Descends dans la tienne, mon ami; tu y trouveras bien du trouble.“ Suite de la lettre du Chevalier Marqué. Tu vois, belle scélérate, avec quelle indiscrétion le jeune-homme dévoile sa bétise; & avec quelle impertinence son ami déclare ses sentimens sur notre compte. Tu vois que je ne dois pas souffrir une pareille correspondance. J'ai fait passer la lettre du petit niais à son adresse, pour engager l'ami à s'expliquer. Sa réponse m'apprend bien clairement comme il pense. O! s'il étoit à Paris, quel plaisir de duper un esprit fort comme celui-là, qui veut faire le raisonneur! Notre petit César est trop bonace; il n'y a pas de plaisir à le mener par le nés: A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. Il faut que j'engage le petit bon-homme à nous attirer ce Rodomont. Tu seras la Dalila de ce fort Samson. Quel plaisir de le voir pris dans tes filets! César de Perlencour, à Dumoulin. J'ai, comme je te l'ai dit, une petite cour de gens à talens. Je les fais travailler chacun dans leur genre; je les inspire, ou plutôt je travaille par leurs mains; ce sont mes outils. Je vois quelques jeunes Seigneurs; ils m'assurent tous qu'il faut absolument guider ces prétendus gens à talens; que ces animaux-là ne sont capables de rien par eux-mêmes. Ils ne sont que ce qu'on les fait. Si les gens comme il faut ne daignoient pas se mêler d'eux, ils seroient moins que rien. Je fais cependant de très-jolies choses par leur canal. Il est singulier de voir comment les gens comme il faut ont le don de tout savoir, sans avoir rien appris. J'ai à mon service quelques poëtes de l'Almanach des Muses, quelques Prosateurs, quelques Journalistes, tous animaux hargneux, tous gens de bon appétit. J'ai un Peintre farceur, intrigant, grand efflanqué, faiseur de miniatures, lié avec toutes les filles, disant pis que pendre de l'Académie Royale, parce qu'il n'en sera jamais. Il a un front unique pour faire recevoir ses portraits. On n'oseroit lui dire qu'on n'est pas ressemblant. Il fait des critiques du Sallon, & des petites vignettes satiriques sur tous les ridicules du jour. J'ai un Musicien détestable, grand ivrogne, qui a fait un concert miaulique. Il ne fait grace ni à Glouck, ni à Piccini. Il a fait les airs de quelques chansons du Pont-Neuf, & se vante d'avoir fait aussi les paroles. J'ai un Sculpteur qui dit que le marbre tremble devant lui. Je crois que son grand talent, est de jeter des figures en plâtre. J'ai un Architecte, nommé Desmazures, savetier de bâtimens, qui récrépit de vieilles maisons & qui n'en a jamais bâti une neuve. Il n'y a pas un édifice en France, ni dans l'Europe, qui trouve grace devant ses yeux. Il faut voir ses plans, dit-il, quand il les aura mis au net. Tu vois que tous ces prétendus gens à talens sont subalternes chacun dans leur partie. Tu n'imaginerois pas tout ce que je sais leur faire faire, tout le parti que je tire de leur ineptie. Ce sont de mauvais outils, avec lesquels je fais de grandes choses. Enfin, j'ai rassemblé des prôneurs de toute espèce, & bientôt je ferai explosion dans toutes les carrières & toutes les académies; & j'occuperai toutes les voix & toutes les trompettes de la Renommée. Je te parlerai de tout cela plus en détail par la suite. Frédégonde, au Chevalier Marqué. Le Comte de Lysange est arrivé avec sa fille, mon roué. Tu m'as demandé plusieurs fois si nous devons laisser approcher d'elle notre pigeonneau; pourquoi pas? On la dit fort jolie, & un peu philosophe; c'est-à-dire le contraire de dévote. Il faut que Perlencour la voie, non pour l'épouser, nous ne devons pas lui permettre si-tôt le sacrement; mais pour nous amener cette Beauté. Nous pourrions peut-être tirer parti de cette jolie impie. Tiens, voilà de son style. J'ai accroché cette lettre à sa femme-de-chambre, qui a été jadis l'une de mes Nymphes. La Belle écrivoit à une Carmélite; je ne sais comment la lettre est revenue dans les mains de Mademoiselle Camargo, sa digne soubrette. Mademoiselle Laure de Lysange, à la Mère S. Amand. Paris. Ma chère petite maman, vous voulez donc bien me flatter que je pourrai vous dédommager, en partie, de la perte que vous avez faite, en vous voyant privée de la belle Honorée de l'Astre, à présent l'épouse de l'incomparable Eugène Sans-Pair . Combien votre indulgence & votre amitié pour moi me sont précieuses! Il y a pourtant quelque différence, entre votre façon de penser & la mienne. Vous me croyez un peu impie, ma chère maman. J'ai rencontré, dans le monde, quelques-uns des gens éclairés qu'on appelle Philosophes, pour les dénigrer. J'ai lu quelques-unes de leurs productions condamnées; enfin, j'ai eu l'agrément de passer quinze jours chez le grand Voltaire, & j'ai lu tous ses ouvrages. Miséricorde! il n'y a aucune de vos saintes compagnes, qui ne fît le signe de la croix, si elle entendoit ces horreurs, & qui ne me jetât de l'eau-bénite, pour m'exorciser. Cependant, nous adorons, vous & moi, le même Dieu, & j'ose me flatter que je l'adore avec autant d'amour que vous, ma chère maman; mais je confesse qu'à présent les pratiques un peu minutieuses & peut-être un peu superstitieuses du cloître féminin, pourroient répugner à mon ame nourrie de la lumière philosophique. Je gémissois donc bien sincèrement, quand je voyois les auteurs de mes jours obstinés à vouloir m'ensevelir dans un Monastère. Ils changent à présent de résolution, & c'est pour me proposer un parti encore plus affligeant pour moi. Ils veulent me donner pour épouse à un jeune-homme de dix-sept ans, moi qui en ai vingt. C'est le fils d'un homme de fortune, & cet hymen a pour but de réparer la mienne. On veut me donner cet enfant pour maître. On le dit fort joli garçon; mais un peu libertin; car il fait ses fredaines actuellement à Paris. Il y est venu, dit-on, pour moi. Il ne nous a point encore vus, parce que nous étions à la campagne quand il est arrivé; mais à présent que nous sommes de retour, nous ne tarderons pas, sans doute, à le voir paroître sur l'horison. Je ne suis pas fort pressée de recevoir sa visite; je ne desire point du tout d'être son épouse. Je prévois des persécutions qui m'effraient. Malgré ma philosophie, je ne serois pas fâchée qu'on m'enfermât, à présent, dans un Couvent, auprès de ma chère mère S. Amand.“ Suite de la lettre de Frédégonde. Que dis-tu de cette chère impie? Jolie; jeune & philosophe, par conséquent sans préjugés, que ne doit-on pas attendre d'une pareille commère, persécutée de plus? Elle deviendra une nouvelle Ninon. Il faut absolument que tu lui menes son petit Prétendu. Quand elle nous connoîtra, elle viendra se jeter dans nos bras. César de Perlencour, à Dumoulin. Tu ne m'écris point, mon cher ami, reçois-tu bien exactement mes lettres? Je continue de te rendre compte de toutes mes actions. Le Comte de Lysange est de retour. Je l'ai appris, j'ai volé chez lui. J'ai vu sa Demoiselle Laure, qu'elle est belle! Ah! je n'avois rien vu jusqu'ici. Je n'avois rien aimé. J'aime à présent, j'adore l'incomparable Laure. Quoi! tous ces charmes me sont destinés! Quoi! je serai le possesseur d'un si grand trésor! Ah, Dieu! j'en mourrai de joie. Je n'étois pas fort empressé de la voir, encore moins de l'épouser. A présent je brûle de voir notre hymen s'accomplir. Elle est nécessaire à mon bonheur. Elle ne m'a pourtant pas reçu avec autant de chaleur, que je l'aurois desiré. Je n'ai vu, dans son accueil, que de la politesse, & une certaine complaisance, un air de bonté qui a un peu choqué mon amour-propre; mais j'espère que, quand elle me connoîtra mieux, elle concevra plus d'estime & de considération pour moi. M. le Comte son père m'a reçu, avec plus de cordialité, comme son gendre. Mme. la Comtesse m'a embrassé plusieurs fois, en m'appelant son fils. Elle ne tarissoit pas sur l'éloge de ma figure. On m'a invité à me regarder comme de la maison, & à venir le plus souvent que je pourrois; tu sens que je profiterai de la permission. Il regne un grand ton dans cette maison, un ton plus noble, plus décent que celui des tripots que j'ai fréquentés jusqu'ici. Nous y avons dîné. Le Chevalier Marqué, que j'avois mené avec moi, paroissoit un peu emprunté. Je ne sais si le maître de la maison étoit bien content de voir ce personnage chez lui. M. le Comte doit parler demain au Ministre de la guerre, pour m'obtenir du service. On parle de guerre; voilà des occasions de me signaler & de mériter la belle Laure. Mademoiselle Laure, à la Mère Saint Amand. Je l'ai vu, ma chère petite maman. Tout le monde le trouve charmant, je suis de l'avis de tout le monde; il m'a fait impression; mais je suis toujours dans les mêmes sentimens que ci-devant. Il est excessivement joli, beaucoup plus que je ne voudrois. Il deviendra probablement l'un des plus beaux hommes du royaume. Il a un esprit assez distingué & même cultivé; mais il y joint un ton de suffisance, je dirois presque de fatuité, que sa grande jeunesse seule peut faire excuser. Quant au caractère, je ne le crois pas foncièrement mauvais; mais on voit qu'il a été cruellement gâté dans la maison paternelle, & qu'il a été mal entouré, depuis qu'il en est sorti. Il étoit accompagné d'un homme qui ne m'a pas paru plaire, & que je n'ai pas goûté. Je parierois que ce n'est pas un homme de bonne compagnie. Quoiqu'il se déguisât, il laissoit reconnoître un mauvais ton. O ma petite mère! Il y a beaucoup à réformer chez notre jeune-homme. Ce n'est pas là le mari qu'il me faut; que dis-je? C'est un enfant. Je ne pourrois jamais avoir de respect pour cette jolie poupée. On l'a prié de revenir, & je pourrai, sans doute, le juger mieux à une seconde vue. Je ne serois pas fâchée qu'il vînt à bout de me plaire par la suite; mais faire de cela mon époux! Ah! jamais. J'ai été assez contente de l'impression que j'ai paru faire sur lui. Il a pris feu le petit jeune-homme. En voilà assez pour aujourd'hui sur ce sujet. Le Comte de Lysange, à M. de Perlencour père. Paris. Nous avons vu le cher fils, mon bon ami; il est charmant pour la figure. Madame la Comtesse en raffole. Ma fille, avec sa mine sucrée, n'a pas paru le regarder; mais elle a rougi & l'a beaucoup examiné. Je m'en veux de ne m'être pas trouvé à Paris, quand il y est arrivé. Il n'auroit peut-être pas vu la mauvaise compagnie, qui paroît avoir déjà influé sur lui assez sensiblement; mais il est si jeune, qu'on peut se flatter de corriger bientôt ces malheureuses impressions. Il m'a amené un homme, qui ne me paroît pas fait pour se trouver chez moi; sans doute le reste de sa société ne vaut pas mieux. Je me suis informé de sa conduite. Les rapports n'ont pas été favorables. Il voit, en hommes comme en femmes, des gens réellement notés à la Police, pour leur inconduite & leurs mauvaises qualités. Il a déjà fait beaucoup de dettes. Il se ruine pour ces malheureux. Il est dans un coupe-gorge. Je ferai tous mes efforts pour l'en retirer. Voyez, de votre côté, ce que vous avez à faire. Je ne dis rien à ma fille, de ces belles découvertes; mais il paroît qu'elle se doute de quelque chose. Il n'y a pas là de quoi lui faire voir M. César en beau. Je voudrois bien reconnoître un peu de réforme, avant de faire, en sa faveur, auprès du Ministre de la guerre, les démarches que je lui ai promises. César de Perlencour, à Dumoulin. Je n'ai pas manqué de retourner chez ma nouvelle maîtresse, Mademoiselle Laure. Elle est ravissante; mais un peu sérieuse avec moi. On diroit qu'elle me regarde comme un enfant, & comme un enfant qui a besoin de se corriger. Il paroît qu'on n'est pas ébloui de mon mérite dans cette maison. On ose fronder presqu'ouvertement mes mœurs. On me trouve excessivement jeune, & l'on veut que je sois un Caton; ce qui est, ce me semble, une contradiction manifeste. M. le beau-père se donne déjà les airs de me faire des remontrances. Il m'a dit crûment que je voyois mauvaise compagnie; il se mêle déjà de vouloir régler mes liaisons. „Il ne faut pas voir “ces gens-là, me dit-il.“ Il m'a signifié positivement qu'il ne souhaitoit pas que j'amenasse, chez lui, le Chevalier Marqué. Celui-ci est furieux, lui qui se donne les airs d'être mon Mentor. Tout son prétendu mérite a échoué dans la première maison décente, où nous sommes allés ensemble. Il y a de quoi rire; mais M. le Comte me fait froncer le sourcil. Il m'est revenu qu'il fait des informations sur mon compte. Peut-être a-t-il écrit à mon père un tas de propos contre moi. On va me laver la tête au premier jour, & me couper les vivres. De quoi se mêle cet impérieux Gentilhomme? Voudra-t-il me traiter avec ce despotisme, quand je serai son gendre? La petite Levrette, aussi, prend la liberté de me donner des avis: „Mon “cher ami, dit-elle, il faut absolument “quitter ces misérables.“ Elle est d'un état bien relevé, elle, pour traiter ainsi les autres. Mais je lui passe ces bizarreries, parce qu'elles sont plaisantes, & que d'ailleurs la pauvre enfant paroît de la meilleure foi du monde. Elle est entrée pourtant chez Frédégonde, malgré sa répugnance pour cette méchante femme; car il faut avouer qu'elle est un peu méchante cette Frédégonde; mais le seul but de la chère petite Levrette, dans cette démarche, est de se trouver à portée de voir tous les complots qu'on forme, dit-elle, pour me dépouiller; & d'empêcher, autant qu'il est en elle, tout le mal qu'on veut me faire. La digne Frédégonde va la mettre dans le commerce. Cela ne m'arrange pas. Je m'accommodois très-bien de cette chère enfant. J'ai de quoi l'entretenir. Je ne vois pas pourquoi, on voudroit recourir, pour cela, à la bourse des autres. J'ai dit, à ma chère petite coquine, que j'avois vu Mademoiselle Laure, dont je lui ai fait un portrait sublime. „Ah! “mon cher ami, m'a-t-elle dit, en “m'embrassant, vois ces gens-là. Voilà “des compagnies comme il te faut. Tu “ne voudras peut-être plus voir, “après cela, ta pauvre petite Levrette, “qui t'aime tant; mais patience! Ah! “s'il ne falloit que me sacrifier pour “ton bonheur! Le ciel m'est témoin “que je le ferois de tout mon cœur, “& que ce seroit, pour moi, la plus “belle partie de plaisir. Levrette se privera de l'agrément de voir son petit “César, si elle peut, à ce prix, contribuer au bonheur de ce mortel “chéri.“ Cette pauvre enfant est attendrissante. Je l'ai embrassée avec un charme inconcevable. Elle me rendroit bon-homme; oui bon-homme, cela n'est pas flatteur pour l'amour-propre; mais j'aurois du plaisir à l'être avec elle. Au premier jour, elle doit me raconter son histoire. Cependant nous nous divertissons toujours. Nous faisons des extravagances, que nous trouvons adorables. Le ton qui regne dans ces sociétés de filles & de garnemens de toute espèce, est comique. Tout ce qu'il y a de plus absurde, est reçu avec transport. Propose-t on une partie bien extravagante. „Ah! la bonne “folie, s'écrie la compagnie;“ & on y court à bride abattue; coûte qui coûte. Ceux qui ont de l'argent payent, & ne tardent pas à ne pouvoir plus payer. Je me trouverai bientôt dans ce cas. Je joue de mon reste, & je veux du moins enterrer la Synagogue avec honneur. Je fais toujours mes dîners plaisans avec mes auteurs & mes artistes, & mes soupers plus charmans avec les plus aimables scélérates de la capitale. Je vois assidûment Mademoiselle Laure. J'y vais seul Le Chevalier Marqué en enrage. Je me déguise dans cette maison. Je suis décent. Je prends, sans m'en appercevoir, le ton de ma belle maîtresse. Fin de la première Liasse. LE CRIME. Seconde Liasse. César de Perlencour, à Dumoulin. De la prison de Saint-Germain-des-Prés. Mon bonheur commence à se démentir. Dès mon printemps j'essuie des orages. D'abord ma santé se trouve altérée, & je ne fais si je n'éprouve pas les suites cuisantes de mes divertissemens. J'ai, de plus, le malheur de me voir enfermé dans la prison de l'Abbaye de Saint-Germain-des-Prés. En vérité l'on me traite avec une rigueur dont il n'y a pas d'exemple. J'ai voulu faire voir que j'avois du sang dans les veines, voilà tout mon crime. D'abord, je ne me suis servi que de ma canne. Un des Journalistes, à qui je donne à dîner, a eu l'indignité de tourner en ridicule une pièce de vers que j'avois faite, avec un de ses amis. Je l'ai bâtonné. Il n'y a pas de mal à cela. Quelques jours après, un petit Poëte, encore un de mes parasites, m'a été dénoncé, comme auteur d'une épigramme contre moi. Je l'ai traité de même. On a trouvé cela mauvais. On m'avoit passé le Journaliste; on s'est gendarmé pour le Poëte, qui ne valoit guères mieux. Un Exempt de Police m'a fait venir chez lui, & m'a semoncé vertement. J'ai eu beau lui dire que les personnages ne méritoient pas la moindre attention de sa part; que leur punition étoit une misère, dont on ne devoit pas parler. Il m'a taxé de suffisance très-répréhensible, & m'a signifié très-décidément, de m'observer davantage à l'avenir. Malheureusement, une petite affaire d'honneur, que j'ai eue dans cette circonstance, a paru plus grave qu'on ne l'auroit trouvée dans un autre moment. Un Militaire décoré s'est avisé de s'emparer, pour son argent, de la petite Levrette; moi, qui n'entre point dans les arrangemens de Frédégonde, je me suis plaint hautement. D'ailleurs, je me suis apperçu de la suite cruelle de mes plaisirs, qui attaquoit ma santé. J'ai cru que mon rival étoit la cause première du cuisant présent, dont ma Levrette n'avoit été que le canal. Je me suis cru en droit de traiter M. le Militaire, comme il le méritoit. Il a été piqué de l'insulte. Nous nous sommes battus à l'épée, & la mienne lui a percé le corps d'outre en outre. Il est blessé considérablement; sans un danger pourtant bien décidé. On a été tout-à-fait scandalisé de cette leçon donnée, sans intérêt, à un homme titré. On m'a enfermé, jusqu'à nouvel ordre, à la prison de l'Abbaye; & je suis très-peu content de m'y voir. Mon futur beau-père se fait prier pour solliciter mon élargissement. Le Chevalier Marqué & toute sa sequelle paroissent assez peu touchés de mon malheur. Levrette seule m'est fidèle. Elle est au désespoir de se voir la cause innocente de mon malheur. Elle ne me quitte presque pas, & m'adoucit les rigueurs de mon esclavage. J'étois à la veille d'obtenir je ne sais quel grade militaire, assez honnête pour un commençant; & voilà tout renversé. On dit que je suis une mauvaise tête. Je me sentirois assez de courage pour faire la loi au Géolier, & le forcer de me laisser décamper, si j'avois des armes; mais on dit que je ne ferois que rendre mon cas plus grave. Que va dire Mademoiselle Laure? voilà ce qui m'inquiète. Je sens que j'ai un certain besoin de voir cette belle personne. Elle devient nécessaire à mon bonheur. Levrette la remplace auprès de moi. Elle remplace tout le monde. Elle seule me reste fidèle, quand tout le monde m'abandonne. Innocente créature! Au milieu du désordre elle est vertueuse. Elle me fait sentir le prix de la vertu, elle me la fait aimer. Tous les autres êtres, que j'ai vus jusqu'ici à Paris, ne s'en doutent pas. Ah! mon ami, voilà un mauvais début. Je te raconterai, dans ma prochaine lettre, l'histoire de cette pauvre Levrette. Il y a de quoi pleurer; j'en ai eu l'œil humide. Je ne te charge pas de rien dire à mon père. Il sera sans doute trop instruit de mon aventure. Le Chevalier Marqué, à Frédégonde. Notre jeune-homme est coffré. Nous ne l'avons point encore vu, depuis sa détention. Nous le négligeons trop peut-être. Il peut encore nous être utile. Il est bien loin d'être ruiné. Il ne faut pas renoncer si-tôt à une si excellente proie. J'en veux beaucoup à ce Comte de Lysange, & à sa Demoiselle Laure. Ces gens-là sont d'un orgueil insoutenable. Cela crie vengeance. Si tu savois avec quel insupportable dédain ils m'ont reçu, & qu'elle figure, indigne de moi, je faisois-là! Enfin, ils m'ont jugé indigne de mettre le pied chez eux. Ils ont signifié positivement au jeune-homme, qu'il n'eût pas le front dorénavant de m'amener avec lui. Tu sens l'atrocité de l'injure. Des Gredins, comme cela, qui traînent les débris d'un prétendu grand nom, sans avoir de quoi le soutenir, qui ne veulent marier leur fille à notre dupe, que pour avoir du pain! Les malheureux! ce sont eux qui veulent vivre à ses dépens; & ils nous accusent, & ils abusent d'un sacrement, d'une cérémonie respectée, pour parvenir à leur but; tandis que nous ne nous permettons aucune profanation. Pour comble de malheur, je me sens un goût assez vif pour cette ingrate & orgueilleuse Laure. Non que je prétende à l'épouser, je serois bien vîte las d'une bégueule de cette espèce; mais quoi qu'il en soit, travaillerons-nous à faire sortir leur pigeonneau de la cage où il est renfermé? Car il sera leur dupe, comme la nôtre. Favoriserons-nous ce mariage, & laisserons-nous tranquillement l'impudente Laure, qui n'a presque rien, épouser, avec son petit air de dédain, quatre-vingt mille livres de rente, avec un beau jeune-homme? Frédégonde, au Chevalier Marqué. Justice! justice! Quoi! les Gredins t'ont insulté à ce point, & tu me demandes si nous devons favoriser un mariage qui feroit leur fortune! Y penses-tu? Ah! puisque les malheureux nous méprisent, il faut qu'ils apprennent à nous connoître. Ils nous accusent d'être des faiseurs de dupes, & nous aurions la bêtise de leur abandonner une proie que nous possedons avant eux, sur laquelle nous avons les premiers droits! Non, s'il vous plaît, non; si le jeune-homme doit être dépouillé, c'est par nous, & non par ces orgueilleux nobles. Mademoiselle Laure ne sera point épousée. Il faudra, au contraire, qu'elle y passe le pas comme les autres. Il faut humilier, confondre son orgueil. Tâchons de faire sortir le jeune-homme de prison, qu'il aille sur-le-champ faire sa cour à la belle dédaigneuse, qu'il la fasse tomber dans ses filets. Nous lui apprendrons l'estimable talent de débaucher les filles. Il nous l'amenera souple comme un gant. Quel plaisir de la voir tombée des hauteurs de sa grandeur, confondue avec toutes nos Beautés roturières & publiques, te tendre les bras, & implorer pour ainsi dire tes faveurs! Quel plaisir d'humilier, d'écraser la Qualité! Ne dit-on pas que cette petite pécore se mêle de Philosophie? C'est une impie. Il convient bien à une petite sotte, élevée dans un Couvent, de faire la raisonneuse, & d'afficher l'incrédulité! Il faut la punir de n'avoir pas de religion. Songeons que nous sommes les redresseurs de torts, les vengeurs publics. Vîte, vîte, les fers au feu! agissons pour la liberté de Perlencour, pour le châtiment des Lysanges, & pour ta vengeance. César de Perlencour, à Dumoulin. Il me manquoit, mon cher ami, pour être terrassé par le malheur, de me voir foudroyé par mon père. Il sait tout; il est furieux; vois ce qu'il m'écrit. M. de Perlencour père, à son fils. Lyon. Tu ne m'as point trompé, malheureux! Je ne voulois pas te laisser partir. Je sentois que tu étois capable de faire les plus infâmes sottises, tu les as faites. Je te voyois indigne d'être l'époux d'une Demoiselle aussi respectable que Mademoiselle de Lysange. Ta mère l'a voulu. Avec sa détestable prévention en ta faveur, elle m'a vexé, harassé, elle l'a emporté. M. le Comte de Lysange, m'a sollicité lui-même, pour son malheur & pour le tien. Tu t'es comporté d'une manière digne de toi; tu t'es jeté à corps perdu dans les plus infâmes lieux de débauche, & dans les plus abominables tripots de jeu. Tu t'es abandonné entre les mains de la plus vile canaille, qui t'a dépouillé & traité avec le plus souverain mépris. Tu as déjà écorné considérablement ta fortune, & tu n'en as plus assez pour contracter l'honorable alliance qui s'offroit à toi; mais il t'en reste assez pour te payer pension dans une maison de force, où tu auras le loisir de pleurer tes fredaines. O malheureux voyage! malheureuse condescendance de ma part! Repens toi, misérable. Profite de la correction que tu reçois à présent; profire de ta jeunesse, qu'on m'allegue sans cesse pour solliciter mon indulgence. Crains un père irrité qui peut pardonner les premiers écarts; qui deviendra implacable, si le plus prompt & le plus solide changement ne désarme son courroux. César de Perlencour, à Dumoulin. Il y a de l'espérance, mon ami. Celui que j'ai blessé n'est pas mort; mais le sang qu'il a perdu le rend moins bouillant. Il a réfléchi qu'il avoit trois fois mon âge, & que sa maturité le rendoit aussi condamnable de s'être piqué contre moi, que ma jeunesse me rendoit excusable. C'est ma chère Levrette qui le sollicite en ma faveur; c'est elle qui est venue de sa part me donner l'espoir d'une délivrance prochaine. On croit que, s'il se désiste de toute plainte contre moi, le Gouvernement ne s'obstinera pas à me punir. C'est peut-être en me faisant infidélité avec lui, que Levrette vient à bout de l'appaiser. Si je le croyois... mais craignons de sonder ce désagréable mystère. Quoiqu'il en soit, l'espoir, que m'a donné ma petite amie, nous a rendu, à tous deux, un peu de gaîté. Nous avons fait, tête-à-tête, un souper délicieux. La sérénité pure a brillé, pour nous, dans une prison. Que ma Levrette est adorable! Qu'elle est bonne! Ah! si je n'avois connu qu'elle, je ne serois pas où je suis. C'est un ange tombé du ciel, par un malheur unique, & perdu pour un moment, dans les enfers, parmi les esprits de ténèbres; mais qui doit revoler tôt ou tard à son brillant séjour. Du tumulte de la joie, nous avons passé à l'attendrissement. Levrette à une ame, cher Dumoulin. Elle m'en communique une. Ces momens de sensibilité lui ont rappelé ses douloureuses aventures. Elle me les a racontées, avec ce ton vraîment touchant qui part du cœur, & qui va au cœur. J'en connoissois déjà quelques-unes par ses récits touchans. Je vais te les communiquer. Mes pleurs mouilleront peut-être quelquefois mon papier, pendant que je les écrirai. Suite. Histoire de Levrette. „ Mon cher ami, dit Levrette, j'ignore où je suis née. C'est, je crois, en route, au milieu du grand chemin, que ma mère me déposa. Qu'étoit-elle alors? Je n'en sais rien; Charlatanne ou Bohémienne, n'importe. Tu vas rougir de moi, en apprenant que je suis si peu de chose; mais ce n'est pas ma faute, mon bon ami. Je te félicite d'être né dans un état plus heureux; mais tu dois me plaindre, & ne pas me mépriser. J'eus, du moins, un père honnête-homme. Oui, tous ceux qui l'ont connu, me l'ont assuré; & moi, autant que je puis m'en souvenir, je t'assure qu'il étoit la douceur même. Sa femme le faisoit bien enrager, c'est le mot. Elle l'a obligé de s'enfuir à quatre cents lieues, dans je ne sais quel pays, sur une montagne, dit-on, qui vomit des feux, où l'on assure qu'il mene une vie très-édifiante, sous l'habit d'Hermite. Quoi qu'il en soit? ma mère resta chargée de moi; mais est-ce bien ma mère? Ne m'a-t-on point changée en nourrice? Pardonne, mon bon ami, tout le mal que je vais être obligée de t'en dire, pour la vérité de mon récit. Je sais combien une mère doit être un objet sacré pour nous. Ah! mon Dieu, que de plaisir j'aurois goûté à en avoir une, faite comme les autres; mais hélas!... tu vas voir si j'ai tort de me plaindre. “Dès l'âge le plus tendre, j'étois l'objet de ses rigueurs. Jamais je n'ai passé un jour sans être meurtrie de coups, & souvent ensanglantée. On faisoit des complimens à ma mère sur la grace & la gentillesse de sa fille; & la pauvre enfant, sous le linge, étoit toute noire de coups, & son pauvre petit postérieur étoit tout écorché par les verges, sans qu'elle l'eût mérité, mon bon ami. Je me souviens qu'un jour, une voisine m'habilla en Ange, pour suivre la Procession le jour de la Fête-Dieu. J'étois mise le plus joliment du monde, & tous les voisins s'écrioient: „Ah! la “charmante petite!“ Hélas! sous mes belles jupes de soie & d'or, j'étois écorchée. Ma cruelle mère avoit voulu, qu'au milieu de mes honneurs, je sentisse, pendant toute la Procession, la pesanteur de sa main & de ses verges. Le Public s'en apperçut d'une manière singulière. J'eus le malheur de glisser & de tomber dans la rue. J'avois, devant moi, une petite corbeille de roses effeuillées, qui furent renversées sur le pavé; je tombai assise sur ces fleurs. Elles s'attachèrent à la partie saignante. Je me relevai sur-le-champ. Ma mère accourut pour me punir de m'être laissée tomber. La punition devoit être appliquée sur la partie souffrante. Elle troussa les jupons, & tout le monde vit, avec une douce surprise, un petit derrière caché modestement sous des roses. On sourit, & l'on battit des mains; mais on m'arracha de celles de ma mère, & on lui dit qu'elle étoit une marâtre. Je n'y perdis rien; car, dès que je fus de retour à la maison, elle fondit sur moi, avec sa verge redoutable, me fouetta impitoyablement, faisant voler les roses ensanglantées; & je payai tous les reproches si bien mérités qu'elle avoit reçus. “Hélas! il falloit que mon postérieur lui rendît raison de toutes les mortifications qu'elle essuyoit. Elle avoit un homme qui vivoit avec elle, & qui n'étoit pas si doux que mon père. Ce brutal usoit contr'elle du bâton aussi souvent, qu'elle employoit, contre moi, les verges. Elle ne recevoit pas un coup, qu'elle ne me le rendît au centuple. Elle prenoit plaisir à faire, sur mon individu, ces exécutions cruelles, qu'elle appelloit, en plaisantant, ses visites des pays-bas. Il falloit que je lui payasse jusqu'aux coups qu'elle avoit reçus, dans son enfance, avant que je fusse au monde. „Il faut qu'elle s'y accoutume, disoit-elle; j'en ai souffert autant qu'elle, “dans mon enfance.“ Elle le méritoit peut-être mieux que moi. “A mesure que nous acquérions toutes deux des années, elles faisoient, sur elle & moi, un effet tout différent; j'avançois vers la Beauté; elle avoit passé ce terme, & s'en éloignoit toujours de plus en plus. Elle faisoit la comparaison de son état au mien, à cet égard; & la rage naissoit dans son cœur. Alors commencèrent les grandes persécutions. J'étois obligée de payer ci-devant toutes les mortifications qu'essuyoit ma mère; il fallut dorénavant que je payasse, outre cela, pour toutes les politesses qu'on me faisoit. J'étois battue quand les hommes la dédaignoient; je l'étois quand ils me faisoient la cour. Son amant lui-même s'en mêloit, & m'attiroit, par-là, des orages continuels. “Ce n'étoit pas seulement sa vanité qui étoit mortifiée, c'étoient les vivres qu'on lui coupoit, quand on remarquoit le déclin de sa beauté. Elle sentit enfin que cette ressource alloit lui manquer. Elle prit son parti de bonne grace. Elle résolut de fonder sa cuisine sur mes charmes naissans, plus appétissans que ses appas trop mûrs. Je ne voulus pas me prêter à cet arrangement. Troisième genre de persécution. J'étois battue parce que ma mère ne plaisoit pas; je l'étois parce que je plaisois, & je l'étois enfin parce que je ne voulois pas me laisser vendre à ceux à qui je plaisois. Ma mère me prenoit souvent par mes longs cheveux, quelle entortilloit autour de son bras, & elle me traînoit sans pitié sur le carreau, en m'accablant de coups de pieds. „Tout le voisinage s'appercevoit de sa barbarie & de mes souffrances. Tout le monde s'indignoit contr'elle; j'étois obligée d'étouffer mes cris, de peur de la dénoncer trop souvent au Public, & de lui faire jeter la pierre par le peuple irrité. J'étois au désespoir. “Je ne vous donnerai pas des détails scandaleux sur les lâches tentatives qu'elle fit pour me livrer à différens hommes; n'osons pas flétrir & diffamer le caractère sacré d'une mère; mais, encore un coup, celle-là étoit-elle la mienne? „Je fus obligée de fuir une si cruelle violence, & de mettre ma vie & mon honneur à couvert; & encore comment quittai-je la maison maternelle? Ce fut ma cruelle mère qui m'en chassa elle-même, en voulant m'assommer. Elle me poursuivoit avec une barre de fer, dont elle vouloit me fendre la tête; je courois de toutes mes forces, cela est naturel. La peur me donna des aîles plus légères que la rage ne lui en communiquoit. D'ailleurs, les voisins la retenoient le plus qu'ils pouvoient; de sorte que j'eus le bonheur de lui échapper. J'étois déjà loin de notre maison, quand je vis bien distinctement qu'elle ne me poursuivoit plus. Il n'étoit pas sûr pour moi de retourner sous sa barre funeste. J'allai toujours en avant. Je sortis de la ville; je me trouvai bientôt dans une campagne assez écartée. J'apperçus alors une Dame, vénérable qui se promenoit avec quatre jeunes Demoiselles, très-jolies, sans doute ses filles; ces aimables enfans jouoient entr'elles, se faisoient des niches innocentes, folâtroient, couroient & regardoient avec amour leur bonne mère, qui leur sourioit avec complaisance. „Qu'elles sont heureuses, me “disois-je, en soupirant! voilà ce que “c'est que d'avoir une mère. Quelle “félicité! Hélas! j'en ai été privée “toute ma vie.... Mais si cette bonne “mère vouloit bien être aussi la mienne! “Si elle m'acceptoit pour sa fille, ou “du moins pour sa servante! Oui, c'est “bien assez pour moi. Je verrois ses “filles heureuses, & je le serois du “reflet de leur bonheur. O Dieu! si je “pouvois contribuer à procurer, à cette “bonne mère, quelques momens de “satisfaction!“ J'implorai le ciel, pour qu'il daignât disposer en ma faveur l'esprit de cette Dame & de ses Demoiselles; &, prenant tout-à-coup mon parti, je me jetai à genoux, sur l'herbe, aux pieds de ce grouppe joyeux qui s'arrêta tout étonné. „O Madame, Mesdemoiselles, “m'écriai-je! ayez pitié de moi, sauvez “une pauvre fille, qui est bien malheureuse & qui n'est point coupable. C'est “ma mère que je fuis. C'est celle qui “m'a donné le jour, qui veut me tuer le “corps & l'ame; elle veut me débaucher; “elle veut m'assassiner; elle veut m'ôter “l'honneur & la vie. Prenez-moi chez “vous, ma bonne Dame, je servirai “vous, votre mari, vos Demoiselles, vos “heureuses Demoiselles. Hélas! elles “ont une mère, & je n'en ai pas.“ Je fondois en larmes, à genoux, prosternée sur le gazon que j'arrosois de mes pleurs. La mère, les filles furent attendries. Je vis leurs yeux humides. „Prenons-là, maman, dirent les Demoiselles, sauvons-la, elle paroît honnête.“ „Oui, mes enfans, répondit la mère, “je suis portée à le croire. Elle est sûrement malheureuse, du moins. Nous “sommes si heureuses! il faut avoir “pitié de celles qui ne le sont pas “comme nous. Levez-vous, mon enfant, & venez avec nous. Nous verrons ce que nous pourrons faire pour “vous.“ Je me levai, je m'élançai. Je baisai, avec transport, les mains de la mère, des Demoiselles. On me fit quelques questions. J'y répondis en détail. Elles s'instruisirent, sur mon sort, les cinq personnes chéries; elles augmentèrent l'intérêt que je les voyois prendre pour moi. „Nous arrivâmes chez ces Dames, dans une maison bourgeoise; mais de belle apparence. Le maître parut; c'étoit un homme de bonne mine; je crus le voir sourire en m'appercevant. „Nous avons fait “une recrue, lui dirent les Dames;“ & elles lui expliquèrent, en peu de mots, comment elles m'avoient recueillie, & ce que j'étois. „Vous avez très-bien fait, “dit-il. C'est une bonne trouvaille;“ & il me regarda avec complaisance; mais d'un air cependant honnête & incapable d'alarmer. Le fils, qui arriva, me lorgna peut-être un peu plus amoureusement; mais je vis aussi, sur sa physionomie, un air d'honnêteté qui me rassura. „Mon Dieu! que je fus heureuse, dans cette maison, le peu de temps que j'y demeurai! Que j'avois de plaisir à me voir dans une famille honnête, où je n'appercevois que des choses qui flattoient mon cœur, tandis que tout ce que j'avois vu jusqu'ici, chez ma mère, l'avoit toujours révolté! Ah! mon cher ami, j'étois née pour la vertu & l'honnêteté. “Cependant j'entrevoyois que le père & le fils cherchoient à me plaire, chacun de son côté. Il me sembloit même qu'ils croyoient tous deux y avoir réussi. Je leur faisois amitié, comme je le devois. M. Lunicourt père étoit si bon, son fils étoit si gentil! J'avois tant d'obligations à toute cette chère famille, & tant de confiance en eux tous, que je les regardois tous comme père & mère, frère & sœurs. A ce titre, je folâtrois librement avec le père & le fils, quand ils venoient rire avec moi. Je me laissois embrasser par l'un & l'autre. Je le leur rendois de tout mon cœur, sans y entendre malice. Ils n'étoient pas si innocens que moi. J'entendis le barbon dire un jour à un de ses amis: „Cette petite “fille là m'aime; vous ne sauriez croire “combien j'en suis flatté.“ Alors il m'apperçut, & je lui dis bonnement: „Ah! c'est bien de tout mon cœur.“ Il m'embrassa avec transport; de mon côté, il n'étoit pas question d'amour, en vérité. Depuis ce temps-là, il paroissoit plus soigneux de sa parure; il y mettoit même une affectation & une espèce de coquetterie, qui faisoient un peu sourire sa famille, & sur-tout son fils. Le jeune-homme affectoit, au contraire, d'être en déshabillé, en frac; il savoit qu'il étoit fort joli de toutes les manières. Il se croyoit aussi un peu aimé, & peut-être il en étoit quelque chose. Les deux rivaux se rencontroient tous les jours dans ma chambre, où ils venoient me faire la cour. Ils se toisoient des yeux; ils cherchoient à se faire quitter mutuellement la place. Le fils, moins réservé que le père, restoit presque toujours maître du champ de bataille. „Un jour j'étois dans un bal, un gros masque vint me faire sa cour, & ne tarda pas à m'avouer qu'il étoit le père Lunicourt. Je lui fis mille amitiés. Bien-tôt un second plus leste se mit sur les rangs, & m'avoua qu'il étoit le fils. Je ne le traitai pas moins bien. Le premier m'offrit de me reconduire au logis; j'y consentis. Le second ne tarda pas à venir me disputer à son rival, qui ne voulut pas lui céder. Le jeune traita l'ancien de vieux poussif; l'autre répondit à cette injure par celle de jeune efflanqué. Ils étoient tous les deux fort bien déguisés. Ils savoient rendre aussi leurs voix méconnoissables. Ils m'avoient d'ailleurs l'un & l'autre recommandé le secret, ainsi je ne savois comment empêcher la dispute. Des injures on en vint aux coups; le jeune emporté commença, & l'autre répondit avec fureur. Nous étions déjà dans la rue. Les deux combattans se jetèrent mutuellement dans la boue, où ils roulèrent de manière à se couvrir complètement en boue de Paris. Leurs masques tombèrent dans le combat; ils se levèrent & se reconnurent tous deux, quoique couverts de fange. Notez qu'ils étoient tous deux déguisés en femmes, & que leur figure mouchetée de boue, étoit singulièrement comique, sur-tout celle du père. Le fils confus & repentant resta muet de surprise; mais il ne tarda pas à sourire de la figure de son rival, qui devint furieux, & fit jouer sa canne sans ménagement. Le pauvre jeune-homme sachant quel ennemi il avoit sur les bras, ne put se dispenser de se sauver. Diverses personnes, qui le virent courir ainsi, poursuivi par un orage de coups, & qui ne savoient pas le respect que le battu devoit au battant, crioient: „Ah! le lâche!“ Moi, je les suivois en criant vainement: „Ecoutez donc, “apprenez.“ Le fils, ainsi poursuivi, ne pouvant se venger sur son rival, se rejeta sur les clabaudeurs. Il en rondinoit un, tandis que son père lui rendoit le même service. „Tandis que je cherchois à les arrêter, je fus arrêtée moi-même. Une femme furieuse me travailloit à coups de poings, comme on travailloit devant moi plusieurs pauvres diables. Je la reconnus sur-le-champ. C'étoit ma mère. Je devins immobile & muette, comme la femme de Loth changée en statue de sel. „Ah! scélérate, s'écria ma cruelle “marâtre. C'est donc ainsi que tu fuis “ta mère! il ne te faut que deux “hommes, malheureuse, deux polissons “qu'on va mener à Bicêtre.“ Le père & le fils entendirent qu'on parloit d'eux. Ils suspendirent leur querelle. Il me regardèrent; ils virent une femme furieuse qui me traînoit dans la boue, en me frappant. Ils se jetèrent sur elle, m'arrachèrent de ses mains, & s'escrimèrent sur elle, comme deux Maréchaux sur une enclume, avec un merveilleux concert. „Bientôt le Guet vint. On nous conduisit tous chez le Commissaire. La malheureuse femme s'écria, devant l'homme de robe, qu'il étoit bien affreux qu'on battît une mère, parce qu'elle réclamoit sa fille. Le Magistrat me demanda si cette femme étoit ma mère. Je ne pus le nier. Il ordonna donc que je serois remise entre ses mains. Le père & le fils ne manquèrent pas de lui faire des excuses qu'elle rejetoit, en disant qu'elle ne se contentoit pas de cela, qu'il lui falloit des dommages & intérêts. Cependant je poussois des cris plaintifs. Je me jettois aux pieds des deux Lunicourt. „Ah! mes chers maîtres, “disois-je, ne m'abandonnez pas, sauvez moi des mains de ma mère; elle “va m'assassiner.“ -- „Ma chère enfant, “répondoient-ils, nous sommes bien “fâchés de ton malheur; mais que veux-tu que nous fassions?“ -- „Ah! repris-je, que va dire la bonne Madame Lunicourt; que vont dire ses “chères Demoiselles? Ah! pauvre Levrette! que je suis malheureuse!“ Le Commissaire daigna recommander fortement à ma mère, de ne pas me battre, & de me traiter, au contraire, avec la plus grande douceur. „Je veillerai “sur vous, lui dit-il; &, si vous maltraitez votre fille qui paroît honnête, “je vous la ferai enlever, & vous serez “punie.“ Elle partit sans rien répondre en m'entraînant, & je fus forcée de la suivre, en étendant mes bras vers le père & le fils qui étoient désespérés & versoient des larmes. „Je pouvois à peine me soutenir; ma mère m'accabloit de coups de poing; &, comme elle vit que ce secours ne me donnoit pas la force de marcher, elle fut obligée de me prêter son bras, cruellement secourable. Elle me fit entrer dans sa fatale maison. Elle m'y traita..... mon bon ami, j'ai trop de peine à me rappeler ces douloureuses circonstances, & je ne dois pas, puisqu'elle est ma mère, la peindre tout-à-fait en noir, & dire tout ce qu'elle me fit. Qu'il te suffise de savoir qu'outre les coups, elle m'enferma au pain & à l'eau dans une cave. “Heureusement que je ne lui gagnois rien dans cette cave, & qu'elle vouloit tirer parti de mes pauvres appas, qui devoient être bien pâles & bien languissans, dans cette obscure prison. Cependant j'y goûtai quelques plaisirs. Ce fut ma voix qui me les attira. Je m'amusois à chanter, pour charmer les ennuis de ma situation. Mon petit ami Lunicourt, le fils, qui rôdoit dans tout Paris pour me chercher, entendit & reconnut les accents de sa bien-aimée. Il me cria par le soupirail de la cave: „Ma chère Levrette, est-ce vous?“ -- Oui, mon cher Lunicourt, lui répondis-je, c'est votre pauvre Levrette. Je “suis ici, & je voudrois bien en sortir; “mais je suis enfermée sous clef dans “un petit caveau, au fond d'une “grande cave.“ -- „Je vous en délivrerai, reprit-il, ma chère amie. “Prenez patience. Je ne tarderai pas “à vous rejoindre.“ Je lui donnai mille bénédictions, & je l'attendis avec impatience. „Le lendemain, ma mère fit descendre du bois dans la cave. Elle y descendit elle-même, pour indiquer à un homme où elle vouloit qu'il le plaçât. Cet homme avoit la voix de mon bon ami. Je tressaillis. Ma mère partit. L'arrangeur de bois vint à bout d'ouvrir la porte de mon caveau. C'étoit Lunicourt. Il vola dans mes bras; mais soudain ma mère redescendit. Il fut obligé de refermer ma porte, avant qu'elle nous apperçût. Elle avoit sans doute réfléchi que sa fille pouvoit appeler du secours, & elle venoit empêcher que je n'obtînsse de la compassion, & peut-être ma liberté, de la part de l'homme qui m'entendroit. Elle venoit pour obvier à cet inconvénient par sa présence. Elle fit arranger le bois devant elle; & fit sortir l'homme, en lui demandant s'il n'avoit rien entendu. Il lui jura que non. Elle voulut voir si ma porte étoit bien fermée, elle la tira. Je la retins de mon côté; elle sentit de la résistance, & cela lui suffit. „Mon bon ami savoit ouvrir les portes. Il avoit une provision de rossignols. Il ne tarda pas à revenir; il ouvrit la porte de la cave, & reparut, non plus sous le déguisement d'un porteur de bois; „mais paré joliment, & beau comme “l'amour. Sauvons-nous vîte, ma “chère amie, dit-il.“ Soudain nous entendîmes tracasser à la porte de la cave. C'étoit ma mère qui disoit: „est-ce “que j'aurois oubliée de fermer cette “cave?“ Nous nous réfugiâmes dans le caveau. Elle vint encore voir si la porte étoit bien close elle la tira de toutes ses forces; mais nous la retenions tous les deux, & elle y fut encore trompée. „Elle partit, & nous ne tardâmes pas à la suivre; non, pour la rejoindre; mais au contraire pour la fuir de tout notre pouvoir. Nous nous étions trop pressés. Nous l'entendîmes parler sur l'escalier de la cave. Nous fûmes obligés de redescendre hors de la portée de sa vue. „Nous nous arrêtâmes pour écouter “ce qu'elle disoit. Monsieur le Comte, “s'écrioit-elle, je vais vous l'amener “tout-à-l'heure.“ -- „Mais elle n'est “pas chez vous, disoit une voix cassée.“ „Je vous dis qu'elle y est, répartit la “méchante mère;“ & elle descendit. Nous nous sauvions devant elle comme des ombres légères. Je rentrai dans ma niche, & le jeune-homme eut le secret de se cacher. Elle entra chez moi. „Suivez-moi, dit-elle, malheureuse. Je “suis trop bonne; mais si vous ne “m'obéissez pas, tremblez.“ “Je la suivis en tremblant. Elle me fit remonter à la lumière, & me présenta à un vieux petit homme caduc, qui s'appelloit Monsieur le Comte. „Tenez “la voilà, dit-elle, la reconnoissez-vous? -- „Oui, sans doute, répondît-il, elle est charmante.“ -- „Mademoiselle, reprit-elle, voilà le plus “honnête Seigneur du monde, qui veut “bien avoir des bontés pour vous; “tâchez de le contenter, & empressez-vous à lui plaire.“ -- „Oui, Poulette; “dit le grêle vieillard, si je puis avoir “le bonheur de vous plaire, je vous “ferai votre fortune.“ Ah! la fortune étoit bien loin, si elle dépendoit de cette condition. Le bon homme approcha, de ma joue, sa bouche édentée. Je sentis qu'il falloit ne pas fâcher ma mère, pour ne pas me revoir enfermer sur-le-champ, & que d'ailleurs son champion n'étoit pas redoutable. Je laissai souiller ma joue par un piteux baiser. Le bon-homme fit servir une collation superbe. Il fallut boire & manger. Ce n'étoit pas là le pire de mon rôle. Le galant suranné me défila tous les bons mots du siècle de Louis XIV. Ma mère, qui vouloit le flatter, se tenoit les côtés, & feignoit d'éclater de rire. J'apperçus, dans une glace, la figure que je faisois-là, celle du vieillard & celle de ma mère. Nous formions un grouppe qui me parut comique, & me fit sourire. Le vieillard en fut enchanté. Il redoubla de zèle à dire ses vieux bons mots, qui lui donnoient un air singulièrement niais. Pour compléter le comique de la scène, mon bon ami pénétra jusqu'à nous, sans être apperçu que de moi. Il se cacha derrière mon fauteuil, & je le fis participer à notre goûter, sans qu'on s'en doutât, tant je sus adroitement lui passer ce que je trouvois de plus appétissant. Je le voyois dans la glace. Il me faisoit des signes & des mines. Un paravent le cachoit à ma mère, & le vieux Comte y voyoit à peine. Ce jeu me faisoit tout de bon éclater de rire; le cacochyme attribuoit mes ris, à ses propos. Il me baisoit la main gauche, tandis que Lunicourt me faisoit plus de plaisir en me baisant la droite. „Ma mère eut occasion de se lever; le jeune-homme en fit autant, & passa derrière le paravent. Elle l'apperçut: „Qui êtes-vous, lui dit-elle, que demandez-vous? -- „Je suis le valet-de-chambre de M. le Comte, répondit-il. Je viens chercher mon maître.“ „Que dit-il, s'écria le vieillard en “toussant, & sans le voir?“ -- „C'est “votre valet-de-chambre qui vient vous “chercher.“ -- „Malheureux! s'écria “le bon-homme, ne veux-tu pas attendre dans l'anti-chambre?“ Le jeune-homme y passa, & s'y cacha. Son prétendu maître, enchanté de moi, me fit présent d'une bourse de cinquante louis, & dit: „Puisque mon coquin de valet-de-chambre est-là, je veux qu'il mene “sur-le-champ la petite voir l'appartement que je lui destine. Holà! hohé!“ Il passa dans l'anti-chambre pour chercher le drôle, & ne l'apperçut pas. „Où est-il donc, s'écria le Comte?“ Je lui montrai, de la main, l'escalier, & il descendit, croyant y trouver son valet. „Où est-il donc allé, me dit aussi ma “mère?“ -- „Je crois, lui dis-je, que “je viens de le voir monter là haut.“ Elle courut & monta les degrés quatre à quatre. Alors mon amant sortit de sa niche, & m'enleva dans ses bras, sans que je fisse aucune résistance. Il culbuta M. le Comte qu'il rencontra sur l'escalier, & nous voilà dans la rue. „Nous volions comme deux oiseaux. Nous détournâmes bien vîte dans une autre rue. Nous trouvâmes une voiture vuide. Nous y montâmes. „Va ventre “à terre, dit Lunicourt au cocher.“ -- De quel côté?“ -- „Devant toi.“ Nous brûlâmes le pavé. „Ah! ma chère amie, que je suis “aise de vous avoir dans mes bras, “dit Lunicourt, en m'embrassant!“ -- Mon cher ami, lui répondis-je, que “je suis aise de m'y voir; & que je vous “ai d'obligation! mais, où allons-nous? Il parut embarrassé; „mais, “dit-il, où vous voudrez.“ Il paroît que le petit Monsieur auroit voulu me conduire dans quelque maison libre, où j'aurois pu être à sa disposition. Ce n'étoit pas là mon compte. „N'allons-nous “pas chez vos parens, repris-je?“ -- Je le veux bien, répondit-il; mais “votre mère connoît sûrement la maison, & elle viendra encore vous y “réclamer; d'ailleurs mon père vous “paroît un peu persécutant.“ -- „A-peu-près comme vous, lui dis-je; “mais gagnons toujours la maison paternelle; & il donna, avec beaucoup de peine, au cocher, l'ordre d'aller chez son père. „J'y fus reçue par tout le monde, avec des transports qui m'attendrirent jusqu'aux larmes. La joie des femmes étoit pure; celle du père étoit mêlée d'un peu de jalousie contre son fils. „Mais, “dit la Dame, comment pouvons-nous “faire? La malheureuse mère va venir “encore réclamer sa fille, & nous “ne pourrons la refuser. Il me vient “une idée; puisque je dois mettre, “sous quelques jours, mes filles dans “un Couvent, je puis avancer ce terme, “&, comme jé desire savoir au juste “comment elles y seront traitées, je “veux aller les y installer moi-même, “& y passer quelques jours avec elles, “pour connoître le train de la maison. “Ot, je louerai un appartement, pour “moi, dans l'intérieur, & je prendrai, “avec moi, Levrette pour me servir. “Sa mère ne viendra pas la déterrer-là peut-être.“ Je remerciai, à genoux, la généreuse mère. Je vis qu'elle n'étoit pas fâchée d'ôter, à son mari & à son fils, le sujet de leur jalousie mutuelle. „Allons, tout cela se peut faire dès aujourd'hui, reprit-elle.“ En effet, elle précipita toutes les démarches nécessaires; &, malgré la figure un peu allongée du père & du fils, nous entrâmes, dès le jour même, au Couvent, la mère, ses Demoiselles & moi. „Me voilà dans une nouvelle vie. Mon Dieu! qu'elle fut agréable pour moi! Quel contraste de ce maison reliligieuse, à la maison profane de ma mère! quelle différence entre les propos qu'on tenoit dans ces deux retraites opposées, de la vie qu'on menoit dans l'une & l'autre! Quelle distance du sanctuaire de la dévotion, au repaire du libertinage! Je devins dévote, mon bon ami. J'approchai, pour la première fois, des sacremens. J'acquis une existence, je me trouvai avoir une ame, je fus comptée pour quelque chose. J'appris que j'étois, devant Dieu, égale à tous les hommes. Tu sens, mon bon ami, quelle tendresse, quelle élévation résultoit, pour moi, d'une situation si nouvelle & si flatteuse. O! comme je desirois ardemment d'être reçue pour toute la vie dans ce port tranquille, où mon innocence jouissoit du calme & de la sûreté! Avec quel plaisir j'assistois à l'office divin; avec quelle joie je chantois les cantiques sacrés! Avec quelle volupté pieuse, j'allois quelquefois me prosterner seule dans le sanctuaire du Seigneur! Je contemplois les tableaux & les statues qui me représentoient des objets sacrés. Je croyois voir des Anges qui descendoient du ciel, & que l'Eternel envoyoit vers moi, du trône de sa gloire. Ah! qu'on m'eût reçu Sœur converse dans cette maison, & mon bonheur étoit assuré, aussi bien que ma vertu. „Le ciel ne m'accorda pas cette grace. Je ne sais quel démon alla souffler, à l'oreille de ma mère, le lieu chéri où j'étois cachée. Elle vint faire vacarme au Couvent; elle y vomit des blasphémes. Toutes les Religieuses furent épouvantées; toutes ces colombes timorées crurent voir les voûtes du Monastère prêtes à s'écroûler sur leurs têtes. Elle ne virent d'autre remède pour se débarrasser de cette furie, de ce démon incarné, que de lui remettre sa fille. Malgré mes cris, mes pleurs, je fus sacrifiée; on m'arracha de l'autel que je tenois embrassé, pour me remettre à un Ange de ténèbres. „Ah! si ma mère m'avoit fait trembler ci-devant par ses blasphêmes, combien ne me fit-elle pas frissonner au sortir d'une maison sainte, par ses horribles imprécations! Je reçus plusieurs coups, & j'avois déjà le visage ensanglanté, avant d'arriver à la maison. J'y fus de nouveau renfermée dans le caveau, avec la circonstance de plus, que j'étois enchaînée fortement avec de grosses cordes, & avec la chaîne du tournebroche. “On m'en tira encore au bout de quelques jours, pour me livrer à un homme. Mon bon ami, je ne détaille pas tous mes tourmens. Livrée à l'amour à force de coups, il falloit sourire toute meurtrie, & me laisser embrasser, quand j'avois la mort dans le cœur. On me mit au désespoir. Un des galans, mes persécuteurs, me dit, par hasard, qu'il avoit, dans sa poche, une prise d'opium. Je vins à bout de la lui dérober. C'est le seul vol que j'aie fait de ma vie. C'étoit pour me donner la mort. Quand je fus seule, je me prosternai la face contre terre. Je priai, avec un cœur brisé, avec des larmes amères, le Dieu devant lequel je me disposois à paroître. Je lui demandai pardon de l'attentat que je méditois. Je le pris à témoin, que je n'avois pas d'autre voie pour sauver mon honneur. Je me recommandai à sa miséricorde. Ensuite, les yeux au ciel, j'avalai intrépidement l'opium. Je me jetai sur un lit, pour laisser opérer le poison; mais sans doute la dose étoit trop peu forte pour m'immoler. Au lieu de la mort, la drogue funeste m'amena un sommeil singulier, égaié par les songes les plus séditieux, mais les plus rians. Je voyois un homme qui me serroit dans ses bras, & cherchoit à triompher de ma pudeur. Je sentois, en effet, confusément, que j'étois au pouvoir de quelqu'insolent, contre lequel je me débattois machinalement. Je crains bien qu'on n'ait abusé du déplorable sommeil, dans lequel on m'avoit fait peut-être tomber à dessein. Quoiqu'il en soit, je m'éveillai, en effet, j'ignore après combien de temps; & je me trouvai dans les bras d'un infâme. Mon Dieu, si je péchai dans ce malheureux état, je t'en demande pardon; le crime etoit involontaire. Je n'en fus pas moins accablée de désespoir; & je résolus, à quelque prix que ce fût, de fuir la tyrannie. „Je trouvai, par bonheur, auprès du lit de ma mère, les habits d'un petit jeune-homme qu'elle admettoit, peut-être, je n'ose dire où. Je m'en emparai, je m'en revêtis; je vins à bout de m'échapper sous ce déguisement. Je courus de toutes mes forces; mais où aller, où m'adresser pour trouver ma subsistance? Tous les hommes, qui m'honoroient de leurs regards complaisans, sous les habits de mon sexe, ne jetoient pas les yeux sur moi, depuis que j'avois leur habit. Il me vint une idée subite. Je me rappelai d'avoir entendu dire que plusieurs femmes déguisées avoient servi le Roi, & s'étoient fait honneur dans la carrière militaire. „Allons, me dis-je, “imitons ces héroïnes; &, pour sauver “notre honneur, entrons dans les sentiers de la gloire.“ Sur-le-champ, je pris mon parti. J'allai sur la place Saint-Michel, & je dis à un Recruteur que je voulois servir le Roi; il me regarda en souriant, & je crus entrevoir qu'il ne me trouvoit pas l'air bien mâle.“ Fort “bien, dit-il, mon petit César; & “combien voulez-vous?“ -- „Mais, “répondis-je, ce que le Roi donne, & “rien de plus.“ -- „Vous êtes bien “complaisant, reprit-il; venez donc “avec moi terminer cette grande affaire. Il me conduisit dans un de ces fouis de la rue de la Huchette, où l'on prend les jeunes gens au trébuchet. Il ferma la porte, &, me prenant très-aisément sous son bras; car il étoit très-fort. „Vous allez voir, me dit-il, l'engagement que je donne aux petits “garçons, qui veulent devenir des héros. Alors, puisqu'il faut vous le dire, il me mit la culotte bas, aussi facilement que si je n'avois pas fait de résistance; &, d'une main de fer qui n'étoit pas morte, me traita comme un petit écolier qui a mal fait son thême. Tu sens, mon cher ami, que je fus indignée de l'affront; mais j'en redoutois un plus grand; je craignois, en me débattant, de laisser appercevoir mon sexe. J'eus ce malheur. Je m'en apperçus par un terrible éclat de rire, qui échappa tout-à-coup à mon exécuteur. Il cessa sur-le champ l'exécution. „Ah! “ah! ma Reine, dit-il, vous venez “comme cela me surprendre. J'y ai été “pris, comme vous voyez. J'étois dans “la bonne foi. J'ai commis un sacrilège. “Je vous en demande mille pardons. “Comment réparer ma faute? Je suis “à vos pieds, Reine, ordonnez de “mon sort.“ Alors il se jeta à mes genoux, d'un air ironique, me prit, malgré moi, les deux mains, qu'il couvrit de ses odieux baisers; & m'empêcha par là de remonter ma culotte. Je sentois, en frémissant, que cette maudite culotte devoit me gêner beaucoup, & me laisser à sa merci, tant qu'elle seroit sur mes talons. „Ah! mon bon Monsieur, lui „dis-je; c'est moi qui dois me jeter à “vos genoux, ayez pitié de moi, généreux Militaire, je suis si malheureuse, que, si vous connoissiez seulement la moitié de mes souffrances, “vous me plaindriez, & vous épargneriez ma misère.“ -- „Ah! Poulette, “reprit-il. Que parlez-vous de pitié? “Vous êtes faite pour les adorations. “Que craignez-vous de moi? Je ne “veux pas vous faire aucun mal; au “contraire, je prétends vous prouver “tout l'excès de mon amour.“ „Le malheureux vouloit passer à la violence; j'appelois le ciel & la terre à mon secours. Il entendit venir ses camarades. „Tout beau, dit-il, je ne “prétends pas que personne en tâte “avant moi.“ Il sortit & m'enferma à la clef, & sans doute il rejoignit ses camarades. “Mon premier soin fut de remonter mes culottes, & de rendre grace au ciel. Mais je n'étois pas délivrée. Le malheureux devoit bientôt rentrer. Il brûloit sans doute d'assouvir sa brutale passion, & de m'abandonner ensuite à ses confrères. Je frémissois de crainte. Je frissonnois d'horreur. Malheureusement, j'étois à un troisième étage. Je voulois me sauver; je mesurois, des yeux, la hauteur des fenêtres. Tout-à-coup, je vois entrer dans la cour, un homme chargé de bottes de foin. „Voilà, me dis-je, un “lit ambulant, qui m'épargnera le danger “de la chûte; &, si le malheureux porte-faix est culbuté, il n'en mourra pas.“ Soudain, je m'élance, en implorant le ciel. Je tombe sur le foin, sans me faire presqu'aucun mal. Le porteur est terrassé sous le faix; mais il n'est qu'étourdi, & n'est pas assommé. La crainte me donne des aîles; je vole sans être poursuivie. Je sors de Paris, & je prends, au hasard, la route de Fontainebleau. “Je cours d'ábord intrépidement. Bientôt la nuit vint. Son ombre, jointe à la fatigue, m'obligea de m'arrêter au bout de je ne sais combien de lieues. J'entrai dans une auberge. J'y demandai de quoi souper: „Ma Poulette, dit l'hôtesse, on va vous servir.“ Je fus assez honteuse & fâchée de me voir reconnue pour une femme. Je soupai du bout des dents. Je payai, & je demandai un lit. „Oh! ceci est autre chose, dit l'hôtesse. “Nous donnons à souper aux Demoiselles comme vous, pour leur argent; “mais aucune ne couche chez nous. La “campagne est assez grande pour contenir votre individu; passez sur vos “terres.“ A ces mots, on me mit poliment à la porte, malgré la répugnance que je témoignois pour passer la nuit à la belle étoile. Heureusement le temps étoit beau. Je trouvai un petit bouquet d'arbres, sous lequel je me couchai, à quelque distance du grand chemin; & je ne tardai pas à m'y endormir, malgré la peur que je ressentois de me voir seule, de nuit, au milieu d'une campagne. “La fraîcheur du matin m'éveilla au point du jour; je me levai un peu transie; &, pour me réchauffer, je poursuivis ma route à pied. Le jour étoit déjà beau, quand je m'engageai dans la forêt de Fontainebleau, qui a des situations pittoresques & sauvages, dont la vue m'amusa d'abord; mais bientôt il survint un orage. Une épaisse obscurité bannit presqu'entièrement le jour. Une pluie épouvantable perça jusqu'à moi, malgré les feuillages touffus. Les vents déchaînés souffloient contre moi, & m'empêchoient d'avancer; la foudre éclatoit & tomboit de tous les côtés, me poursuivant sous les arbres, où je n'osois m'arrêter. Les grands chênes se brisoient en éclats. Le bruit de la foudre, des vents, de la pluie, les hurlemens des animaux égarés dans la forêt, se joignoient à l'horreur du spectacle; la nature en travail réunissoit toutes les circonstances, pour faire entrer la terreur dans mon ame, par mes yeux, & par mes oreilles. Je me recommandois à Dieu & à tous les Saints. Deux hommes vinrent mettre le comble à mon effroi. Le ciel en courroux, qui vomissoit sur la terre la foudre & les torrens, ne les effrayoit point. Ils vinrent à moi, le pistolet à la main. Je me jetai à genoux dans la boue, pour solliciter leur compassion. „Nous ne connoissons pas “la compassion, me dirent-ils. Viens, “nous t'allons mettre à couvert de la “pluie; suis nous, ou nous allons te “brûler la cervelle.“ C'étoit assez d'avoir le crâne mouillé, sans l'avoir encore criblé de balles. Je suivis, en tremblant, les honorables voleurs. “Au bout d'une centaine de pas, ils me bandèrent les yeux. Tu sens quel surcroit, pour moi, de terreur & de tremblement. Bientôt la foudre tombe à nos pieds, & je perds connoissance. Je m'éveillai dans une vaste Caverne, dans un souterrain redoutable, au milieu d'une troupe de bandits, dont les figures patibulaires me firent croire que j'étois morte, & que mon ombre gémissante étoit au pouvoir des esprits infernaux. „Grace, grace, Messieurs, “m'écriai-je! mon Dieu! touche-les “en ma faveur.“ Au nom de Dieu, les scélérats éclatèrent de rire. Je fis le signe de la croix, ce qui les fit rire encore plus fort; enfin le chef ordonna que je fusse dépouillée, & l'on ne tarda pas à découvrir mon sexe. Alors les éclats de rire devinrent immodérés, inextinguibles. „Elle me plaît, dit le Chef; “je lui trouve une petite figure qui me “revient assez. Je la confisque à mon “profit. Qu'elle reprenne les habits de “son sexe.“ Alors il appella deux bégueules, c'est le nom qu'il leur donna. Elles vinrent en tremblant. C'étoit deux femmes de bonne mine & d'un air distingué. L'une plus fière, l'autre plus douce. „Tiens, me dit-il, voilà une “Duchesse & une Marquise, j'en fais “tes servantes. Viles souillons, maladroites créatures, servez bien votre “maîtresse; & toi, ma Poulette, ne “passe rien à ces Guenons. Vîte, habillez votre maîtresse en femme, parez-la des plus beaux habits que vous “portiez ci-devant.“ A ces mots, il les renvoya, avec chacune un coup de pied très-incivil dans le derrière. La fière Duchesse sanglottoit & paroissoit avoir le cœur brisé. La douce Marquise pleuroit en silence. Je les suivis en pleurant moi-même, déchirée de voir traiter si cruellement deux femmes de distinction. „Dès que je fus seule avec elles, je leur demandai pardon, à genoux, de la mortification que je leur causois innocemment. La Marquise, à genoux elle-même, daigna me remercier de mon humanité, & me dire: „Mon Dieu! que “vous êtes bonne!“ La Duchesse me regardant d'un œil indigné: „Cela suffit, me dit-elle, laissez-vous habiller.“ „Mes deux nobles servantes m'habillèrent, l'une en rechignant, l'autre de bon cœur, & je parus assez bien mise devant Grinciador, le chef des voleurs. „Elle est assez gentille, dit-il en souriant. Allons je te dévoue à mes plaisirs. Une Beauté fière me regarda d'un œil irrité: „Et toi, Comtesse, lui “dit-il, ton regne est passé. Vas à la “cuisine laver les écuelles.“ La Dame fit une assez laide grimace. Il l'honora d'un coup de pied dans le derrière, & m'installa à sa place, jusqu'à ce que quelque nouvelle Beauté me fît traiter comme ma devancière. „Tu vois, me dit Grinciador, un “drôle de séjour. C'est ici l'azile de la “Justice. Je m'amuse à mettre ici chacun à sa place, à traiter, comme ils “le méritent, des Gredins qui occupent, dans le monde, les places les “plus honorables. Tiens, vois-tu, ce “sont des gens titrés qui remplissent “ici les fonctions les plus basses. C'est “un Président qui est mon valet d'écurie. C'est un petit Abbé pimpant qui “décrotte mes souliers, & je veux “qu'il soit retappé pour remplir son “ministère.“ En effet, je vis un petit Abbé, en rabat & en petit manteau de soie, qui alloit vuider le vase de nuit. Tout ce détail, au reste, nous est inutile. Mon voleur disoit que son projet n'étoit qu'ébauché; que la France n'étoit pas le pays qu'il lui falloit pour cela; que le Gouvernement étoit trop vigilant, & les hommes pas assez énergiques; qu'il iroit en Angleterre remplir son but dans toute son étendue. “Nous fîmes un souper splendide. J'eus l'honneur de manger à la table de Messieurs les voleurs; nous fîmes une chère délicieuse. C'étoit un très-grand Seigneur qui étoit notre cuisinier. „Du moins “il est bon à quelque chose, disoit “Grinciador.“ Nous étions servis par des esclaves décorés; car le chef, pour insulter à la dignité de ses malheureux captifs, vouloit qu'ils remplîssent les plus viles fonctions, avec toutes les marques de leurs dignités. “Je craignois la fin du repas; parce que je sentois bien que je serois la victime immolée dans le lit de l'indigne chef. Il ne manqua pas, en effet, de me faire conduire à son appartement, qui étoit une Caverne où il y avoit un fort bon lit. Mes deux servantes me déshabillèrent. Je ne voulois pas me mettre au lit. Le maître impérieux ordonna à quatre esclaves, tous honorables personnages décorés des plus éminentes dignités, de me tenir par les quatre membres, &, dans cet état, bon Dieu! tu m'entends.... J'étois si troublée, que je perdis presqu'entièrement connoissance, & tu te doutes que je devins la victime du plus impitoyable des hommes. “Quelle différence de cet abominable séjour, à celui du Couvent où j'avois demeuré. Hélas! il ne m'étoit pas permis de dire mes prières. Tout le monde souffroit, & il falloit que je contribuasse à tourmenter quelques-uns des malheureux. Par exemple, mes deux servantes, j'étois l'instrument dont on se servoit pour les faire souffrir. On me forçoit de les maltraiter. Un jour Grinciador s'y obstina; son caprice exigeoit que je les souffletasse copieusement. J'employois tous les prétextes imaginables pour m'en dispenser. Le tout vainement. Ne sachant plus comment faire, je feignis de m'évanouir. Le barbare n'y fut pas trompé. „Qu'on la dépouille, dit-il, & qu'on “la réveille à coups de fouet.“ Je ne voulus pas donner tant de peine à ses Ministres. „Ah! ma bonne petite Levrette, disoit la Marquise, les mains “jointes, pour l'amour de Dieu, donne “moi des soufflets; &, si la Duchesse “n'en veux point, donne moi aussi sa “part.“ Le grand voleur sourit; „satisfais-la, me dit-il; mais pour sa part “seulement.“ Il fallut obéir; mais je fis patte de velours. Grinciador daigna ne pas s'en fâcher; mais pour la Duchesse, il voulut absolument que je fisse claquer les soufflets, & que ses joues en portassent l'empreinte; &, comme je ne frappois jamais aussi fort qu'il vouloit, il me crioit plus fort; &, avant que je parvinsse au degré qui lui plaisoit, la fière patiente reçut des miliers de soufflets; elle ne gagna donc rien à ma bonne volonté pour elle. le la voyois grincer des dents, & j'étois obligée de m'en consoler. „Grace à Dieu, cette vie ne dura pas. Un beau matin, la Maréchaussée enfonça nos grilles de fer, & pénétra dans notre souterrain. Les voleurs se défendirent comme des lions. Plusieurs furent tués, la plupart furent garottés. Le chef eut le bonheur d'échapper aux Archers. L'indigne Duchesse dit que j'étois la maîtresse du chef des voleurs, ce qui fit qu'on me garotta comme les coquins, malgré les voix réunies de tous les autres captifs, qui attestoient que j'étois captive, comme eux; &, de plus, la plus honnête fille du monde. Je fus donc amenée en prison, renfermée dans un cachot. Je subis des interrogatoires, je fus confrontée avec les scélérats. Ils furent condamnés au sort des voleurs de grand chemin. Heureusement ils eurent la conscience de me reconnoître parfaitement innocente, dans ce qu'on appeloit leur testament de mort. Déchargée de toute accusation, je sortis de prison; mais ils n'avoient plus besoin de rien, puisqu'on les menoit à la mort; & moi je ne savois comment soutenir la triste vie qu'on me laissoit. “Je courois dans Paris, cherchant vainement des ressources. Je rencontrai une malheureuse femme, qui étoit de la connoissance de ma mère, & qui pensoit & agissoit comme elle. „Mon enfant, me “dit-elle, ta mère vient d'avoir la petite “vérole; elle est affreuse; elle va être “bien malheureuse.“ -- „Hélas! répondis-je, je voudrois bien la secourir; “mais j'ai besoin moi-même de secours. -- „Fais comme moi, reprit “la scélérate, & tu pourras être utile “à ta mère & à toi-même.“ Il étoit déjà huit heures du soir. En me parlant ainsi, l'honnête Beauté s'adressoit familièrement à tous les hommes qui passoient. J'étois fort scandalisée, & je me préparois à la quitter, quand je la vis tout-à-coup s'enfuir & disparoître. Etonnée de son éclipse, je regarde autour de moi, & j'apperçois le Guet qui me met la main sur le collet. „Messieurs, m'écriai-je toute effarée, qu'ai-je fait, de grace? Je suis innocente.“ On me conduisit chez le Commissaire. Traînée au milieu des soldats, à la face du Public, j'aurois voulu rentrer sous terre; je me serois précipitée dans un gouffre, s'il s'en étoit ouvert un devant mes pieds. On dit au Commissaire qu'on m'avoit trouvée dans la compagnie d'une fille qui racrochoit, & qui s'étoit sauvée. Je protestai vainement de mon innocence. L'homme noir m'envoya à S. Martin, comme une fille suspecte. Mes compagnes de prison rirent beaucoup de me voir pleurer. L'amie de ma mère, cause innocente de ma détention, vint, le lendemain, m'apporter de la soupe. Elle rit & pleura de ma situation. „Que veux-tu, me dit-elle, ma pauvre fille? La “vertu ne te va point. Te voilà confondue avec les coquines, diffamée “comme elles; le plus fort est fait. “Que Diable gagneras-tu à être honnête? Va, je t'amenerai un honnête-homme, qui te réclamera & te fera “sortir d'ici; mais il faudra être reconnoissante.“ “Tout ce que me dit cette impure, me parut bien affligeant; mais je desirois ardemment de sortir de l'infâme prison où j'étois confondue avec la lie de mon sexe. J'attendis quelques jours l'homme qu'on m'avoit promis. Il vint enfin, parut me goûter, me dit qu'il me réclameroit en qualité de sa parente (il ne me paroissoit pas flatteur, de passer pour la parente d'un garnement comme celui-là.) Il réussit pourtant, &, au bout de près d'un mois de détention, j'obtins ma liberté. Je fus enregistrée à la Police, sous le nom & la qualité de fille publique, quoique jamais je ne l'eusse été, & que j'abhorrasse ce malheureux état. Mon bon ami, quoique j'y fusse classée, & pour ainsi dire patentée, je ne pouvois me résoudre à en exercer les indignes fonctions; mais l'amie de ma mère me conduisit chez elle. Je vis cette malheureuse mère étendue sur un déplorable châlit, dans l'état le plus déplorable. On alloit lui vendre les misérables meubles qui lui restoient, & la conduire en prison pour quelqu'argent qu'elle devoit, & ne pouvoit payer. Elle implora ma miséricorde; sa vue me déchira le cœur. Je ne pus voir souffrir ma mère. Ce fut l'unique desir de la soulager, qui me plongea dans le malheureux état que tout m'a forcé d'embrasser. Ce n'est pas une excuse suffisante sans doute; mais, en vérité, il ne m'a pas été possible de faire autrement. J'ai été éntraînée par les circonstances, & tu conviendras, mon bon ami, que je suis bien malheureuse. „J'ai été forcée d'abord de me livrer à un homme, ensuite, de chûte en chûte, & de nécessité en nécessité, j'en suis venue à me trouver dans la fange, au milieu de la rue, pour m'y adresser à tous les passans; & je suis ainsi tombée dans le fond de l'abîme. Plains moi, mon cher ami; mais toi qui as eu le bonheur de naître d'honnêtes gens, ne te mêle pas de gaîté de cœur avec la canaille, dans laquelle je ne suis introduite qu'à mon corps défendant. Tu te dégraderois, avec des malheureuses comme nous. Ta Frédégonde ne vaut pas mieux que nous. Elle est bien plus indigne, pour le caractère, que la plupart des infortunées qui sont obligées de descendre dans les rues. Je lui dois pourtant l'avantage de n'être plus tout-à-fait dans le bourbier. Elle m'a procuré un honnête-homme, qui me fait du bien, & m'a tiré de la fange. Il m'a donné, sur-tout, une connoissance, à laquelle je devrai peut-être bientôt le plaisir d'être ramenée tout-à-fait à l'honneur. C'est une jeune Marquise, charmante, qui daigne s'intéresser véritablement à moi. Elle avoue qu'elle a fait à-peu-près le même métier que moi, sous le nom de Crépuscule (1). Il y a quelqu'analogie entre nos deux caractères. Elle pense qu'elle pourra me faire faire ma fortune, & me rendre heureuse comme elle. Elle espère que le rapport des goûts amenera une conformité de situation. Je le souhaite & je l'augure. Je desire ardemment de ne plus me voir liée avec toute la vile espèce, que je suis obligée de fréquenter, tant en hommes qu'en femmes. Ne vois plus ces gens-là, mon bon ami, sur-tout Frédégonde & ton Chevalier Marqué. Ces coquins-là te conduiroient à ta ruine. Ils ont causé jusqu'ici tous tes malheurs.“ César de Perlencour, à Dumoulin. Voila l'Histoire de Levrette, mon cher ami, n'en es-tu pas touché? Pour moi, j'en ai souvent eu les yeux humides. Cette pauvre enfant est la tendresse même. Le sort s'est plû à l'humilier; mais le ciel, pour la dédommager de tout, lui a donné une ame. Je lui ai bien promis, en l'embrassant mille fois, de ne plus fréquenter le Chevalier Marqué, ni Frédégonde; mais ne suis-je pas né pour voir ces gens-là? Ne suis-je pas condamné à cette société, par un arrêt du destin? Ils sont venus tous deux, dès que Levrette m'a quitté, ils sont venus, dis-je, les yeux rayonnans de joie, m'annoncer que j'étois libre. Je leur dois ma liberté. Ce sont vraîment mes amis. Tout le monde est trop prévenu contr'eux; je ne puis me dispenser de voir des gens à qui j'ai une si grande obligation. Levrette même, qui les décrie par amitié pour moi, ne doit-elle pas à Frédégonde l'avantage d'être sortie de la fange des rues de Paris? Levrette me paroissoit interdite. Elle s'étoit toujours vantée que c'étoit elle qui avoit appaisé, en ma faveur, l'adversaire que j'avois blessé; & point du tout, voilà que ce bienfait est dû à Frédégonde & au Chevalier Marqué. Ce dernier m'a montré une lettre de l'Officier blessé, où il vante leur générosité, & confesse qu'il se rend uniquement à leurs sollicitations. Il y a plus, le Chevalier, craignant que je n'eusse besoin d'argent, m'a tiré à part, & m'a dit: „Mon cher ami, nous ne sommes pas “bien riches, Frédégonde & moi. Nous “nous sommes cotisés, & voilà tout “ce que nous avons pu faire, pour “commencer. Nous tâcherons de vous “fournir d'autres ressources. Pour Dieu! “n'en parlez à ame qui vive, pas même “à Levrette.“ En me tenant ce propos, il m'a glissé douze louis dans la main. Je n'ai pu m'empêcher de lui serrer tendrement la sienne. Quelle générosité sans faste! vouloir que personne n'en soit instruit! Ils ont fait tous deux beaucoup d'amitié à Levrette, quoiqu'elle m'eût parlé mal d'eux. Ils lui ont dit, je ne sais quoi, à l'oreille. Elle étoit bien affligée de ne pouvoir me fournir rien. Elle comptoit qu'on lui apporteroit une certaine somme, de la part de mon adversaire appaisé. Elle se proposoit de m'en secourir dans le moment présent. La pauvre enfant! je lui tiens compte de son bon cœur; mais les autres m'ont obligé réellement. J'ai été fidèle au secret qu'ils m'ont imposé. Nous sommes sortis tous ensemble, de la maudite prison. Nous sommes allés saluer & remercier l'Officier mon ci-devant adversaire, & nous avons célébré, avec lui, ma délivrance, par un souper délicieux. Il paroît qu'il est amoureux fou de Levrette, malgré son âge assez avancé. Ce n'est pas là ce qui m'amuse le plus; mais il faut savoir nous contenir. J'ai déjà fait bien des folies. Je n'en veux plus faire. Je vais mener la vie la plus régulière. J'en ai fait le plan, & je ne m'en écarterai pas. Je vais reprendre aussi tous mes projets, relatifs au Gouvernement. Ils sont de la plus grande conséquence. Il ne suffit pas que je travaille pour mon propre bien être; en qualité de citoyen, je dois m'occuper aussi du bonheur de la patrie. Fin de la seconde Liasse. LE CRIME. Troisième Liasse. Le Chevalier Marqué, à Frédégonde. Paris, Janvier 1778. Ah! je n'en puis plus, je m'en tiens encore les côtés, à force de rire. Ah, le bon couple! les excellentes dupes! honnêtes enfans! que vous êtes bien formés pour le profit des frippons! J'entrevoyois l'instant ou le petit bon-homme alloit nous échapper. Son innocente petite coquine avoit l'effronterie de chercher à lui désiller les yeux. Il alloit nous prendre pour ce que nous sommes. Notre dernier stratagême a réussi. C'est à toi que j'en dois l'idée. Tu es merveilleuse pour imaginer; mais avoue que je ne suis pas gauche pour exécuter. Le pigeonneau croit à présent très-fermement que c'est à nous qu'il doit sa délivrance; & cette heureuse croyance le réconcilie avec nous, & le rengage pour jamais dans nos filets. La niaise de Levrette, qui seule a tout fait, par l'ascendant qu'elle a sur l'adversaire appaisé, la niaise a été d'abord surprise, déconcertée. Elle a fini par croire que nous étions les auteurs du bien qu'elle a fait; mais ce qu'il y a de plus merveilleux, & ce qui a produit le plus grand effet, ce sont les douze louis que j'ai glissé dans la main du jeune-homme. C'est-là le coup de maître. Il a été subjugué par ce trait de générosité. La jeune fille elle-même, toute confuse, m'en a remercié. Les pauvres nigauds! ils ne savent pas que j'avois été chargé par l'adversaire, de remettre vingt-cinq louis à la petite Levrette. Elle les auroit donnés à son ami; nous y avons gagné treize louis, & le mérite de la bonne action, dont elle nous a remercié elle-même; car elle s'est doutée du présent que j'ai fait à son petit ami, quoique j'eusse eu la modestie de recommander le silence au jeune indiscret. J'ai fait plus, j'ai engagé la niaise à remercier le vieil amant, du cadeau qu'il lui avoit fait, en cas qu'il lui en parlât. Elle ne sait ce que cela veut dire; mais elle a promis de faire ce que je voudrois. J'ai engagé ce vieux amoureux, de son côté, à ne lui en pas parler, ce qu'il m'a aussi promis; ainsi tout ira bien. Je te rends compte de ces détails, honnête scélérate, afin que tu puisses voir, comment j'ai rempli tes idées, & ce que j'y ai ajouté de mon crû. A propos, tu sais que j'ai fait attester notre générosité; & l'efficacité de nos soins par le vieux Officier lui même, dont Perlencour ne connoit pas l'écriture. Voici la lettre que j'ai prêtée à ce bon Militaire. Il ne l'auroit probablement pas si bien composée lui-même. Prétendue lettre du Comte Vetustin, à César de Perlencour. Monsieur, „Vous vous êtes comporté, avec moi; “comme un jeune homme très-imprudent. On vous a puni; ce n'est pas “ma faute, & je n'y suis pour rien. “Je vous en ai voulu pendant quelque “temps, & j'ai eu raison; mais vous “avez des amis respectables, auxquels “je ne puis rien refuser. Madame Frédégonde & M. le Chevalier Marqué sont “bien recommandables, par le zèle avec “lequel ils servent leurs amis. J'ai été “entraîné par leur éloquence persuasive; “& mon ressentiment n'a pu tenir contre “leur générosité. Quelqu'un a voulu “vous insinuer, à ce qu'on m'a dit, “que c'étoit une jeune fille qui m'avoit “fait revenir sur votre compte. Je n'écoute pas ces sortes de petites personnes; celle-ci a été la cause de notre “altercation, elle ne peut l'être de “notre réconciliation; n'écoutez pas “plus que moi cette jeune courtisanne, “& laissez-vous éclairer par les personnes mûres & honnêtes, telle que “Madame Frédégonde & M. le Chevalier. Il est inutile, Monsieur, de “dire qu'il ne faut pas montrer ce billet “à Levrette. J'ai l'honneur, &c.“ Hé bien! précieuse scélérate, te serois tu douté que l'honnête Vetustin eût écrit si bien que cela? Il ne s'en doute pas lui-même. Il seroit sans doute glorieux, s'il savoit qu'on lui a fait écrite une pareille épître. Voilà le petit bon homme ramené sous notre férule. Il s'agit de voir à présent le nouveau parti que nous pourrons tirer de lui. Il lui faut d'abord de l'argent pour qu'il nous en procure, & je vais lui enseigner les moyens d'en obtenir de sa mère. Je veux aussi qu'il me fasse voir Mademoiselle de Lysange, dont je suis réellement amoureux; tandis que lui, le pauvre enfant, il s'imagine l'être, & c'est tout. Je veux profiter de la pate du chat, pour tirer les marons du feu. Frédégonde, au Chevalier Marqué. Frippon subalterne, applaudis toi d'avoir dupé un petit blanc-bec, arrivé, depuis peu, de sa Province. Je suis occupée d'objets plus importans. Je conduis de front plusieurs intrigues dont ta pauvre cervelle seroit bouleversée. Il y a cependant un petit coin, dans mon attention, pour ton petit Provincial & pour toi-même. Je veux bien que tu aies sa bégueule de Laure. Il faut empêcher son mariage avec cette Beauté philosophe; confisque-là donc à ton profit. Malgré la finesse que tu veux bien t'attribuer, tu ne vois pas une chose, qui me frappe les yeux. Tu sais, aussi bien que moi, que Perlencour à une sœur peu aimée de sa mère, & toujours sacrifiée à son benêt de frère. On la tient au Couvent pour se débarrasser d'elle, & je ne serois pas surprise que la mère, idolâtre de son fils, voulût enterrer sa fille dans le Couvent, pour augmenter un peu la fortune du fils unique. Il faut lui en inspirer l'envie, si elle ne l'a pas. Il faut que la Demoiselle de Perlencour pleure toute sa vie, dans une maison de pénitence, les péchés qu'elle n'a point fais, afin que son frère ait une part un peu plus considérable, & que notre éponge soit un peu plus avantageuse à pressurer. Je connois un petit Comte de Saint-Flour, épris de cette Beauté, & se promettant bien de l'épouser. Il est venu me raconter son douloureux martyre, & me demander conseil. Je lui ai dit que le frère s'opposeroit de toutes ses forces à ce mariage; tu sens que je l'ai animé, par là, contre ce frère. Il ma dit qu'il feroit sauter la cervelle à cet impertinent, s'il vouloit s'opposer à son bonheur. Ne manque pas d'irriter ton crédule jeune-homme contre celui qui veut être son beau-frère, & même contre sa sœur. Dis lui que ce couple insolent le regarde comme un imbécille, & cherche à le détruire dans l'esprit de son père & de sa mère, afin que l'héritage leur reste. Tu verras comme ton petit benêt recevra le jeune Comte, quand il se présentera devant lui. Je n'ai pas le temps d'entrer dans de plus grands détails sur cette minutie. Je te donne une idée; travaille & suis-la. Ce n'est qu'un coup de lumière; il t'offre une route immense. Brouille, désunis, fais ton bien aux dépens de qui il appartiendra. César de Perlencour, à Dumoulin. J'ai déjà oublié toutes mes peines, mon cher ami, depuis que je suis en liberté. Grace à Dieu & à ma mère, je suis un peu en fonds, & je jouis. Je vois la plus charmante société, tant en hommes qu'en femmes. Frédégonde & le Chevalier Marqué sont tout zélés pour mes intérêts. On ne leur avoit pas rendu justice. Je remplis, autant qu'il m'est possible, toutes les promesses de réforme & de conduite que j'ai faites aux auteurs de mes jours. Je jouis, comme je te le dis; mais avec modération. Toutes les filles de l'Opéra, que je vois, vantent, à l'envi, ma sagesse. Je serai bientôt sans argent, ce qui va me rendre encore plus sage. Au milieu de la vie joyeuse que je mene, j'ai pourtant à me plaindre d'une disgrace. Je comptois trouver Mademoiselle de Lysange chez son père; mais je ne sais par quel caprice ils l'ont enfermée dans un Couvent, pour la soustraire sans doute à mon amour. Ils font difficulté même de me dire où est ce Couvent; mais je les en punirai. Le Chevalier Marqué prend feu pour moi. Il m'assure qu'il la déterrera, & qu'il ne tardera pas à la remettre dans mes bras. Il m'a appris une singulière nouvelle. Mademoiselle ma sœur se donne les airs de me décrier, avec un petit insolent, son amant. Ils partagent déjà tous deux le bien qui doit me revenir, & projètent de me faire enfermer comme un imbécille, afin de s'approprier ma dépouille. Le jeune impertinent doit me venir voir, un de ces jours; je le recevrai comme il le mérite. Je sais mêler les arts aux plaisirs. Je cultive & je protège les talents. Je vois les plus grands hommes. M. d'Alembert me fait un accueil vraîment flatteur. M. Diderot n'est pas moins honnête à mon égard. J'ai une tragédie sur le métier; je la serai jouer infailliblement, & j'ai lieu de me flatter d'un succès mérité. Je songe à m'ouvrir, par cette voie, les portes de l'Académie Françoise. Tu vois combien j'ai d'objets qui m'occupent; j'y joins la Philosophie, la Politique, &, de plus, je m'amuse comme un Roi. De ta petite sphère, tu dois lever, avec peine, vers moi, ton regard ebloui. Pauvre Dumoulin! On ne vit qu'à Paris, & l'on végete ailleurs. Le même au même. Février 1778. Le Chevalier Marqué m'a tenu parole. Il a déterré la belle Laure de Lysange. Elle est aux Carmélites, & j'ai lieu de croire qu'elle s'y ennuie beaucoup; car je puis t'avouer qu'elle m'aime tendrement. Je m'en suis apperçu, & mon Chevalier clairvoyant me l'a assuré positivement. Il dit que je viendrai à bout de conquérir & de subjuguer cette virtuose. Il faut qu'elle s'enfuie de son Couvent, & qu'elle vole dans mes bras, pour me prouver son amour. Rien de si aisé à gagner que ces Philosophes, ces raisonneuses. Elles ont l'esprit romanesque. Une folle se défend mieux. M. de Voltaire vient d'arriver à Paris. Je lui ai été présenté. C'est du salpêtre que ce vieillard. Le Chevalier Marqué m'assure qu'il me regarde déjà comme son successeur. J. J. Rousseau & quelques autres, éblouis de sa gloire, & poignardés de jalousie, se sont déjà sauvés de Paris, comme craignant de donner de l'ombrage à notre plus grand homme. Pour moi, je ne suis point jaloux; j'applaudis de tout mon cœur à ses succès; & je serois fâché que les miens pussent lui faire froncer le sourcil. Le même au même. Nous sommes dans l'enivrement des fêtes les plus délicieuses, mon cher ami. Nous en donnons une charmante à M. de Voltaire; elle dure depuis plusieurs jours; l'idée en est presqu'entièrement de moi. Ma bourse n'auroit pas suffi pour les frais, qui sont très-considérables. Plusieurs jeunes Seigneurs me secondent de leurs travaux & de leurs deniers, & nous faisons du beau; mais on veut que cela ne transpire pas dans le Public; parce que nous jouons tous différens rôles, mêlés avec les nymphes de l'Opéra. Figure toi que nous représentons, devant M. de Voltaire, toutes les scènes décrites dans sa Henriade. Nous avons commencé par la tempête qu'il décrit si bien: L'astre brillant du jour à l'instant s'obscurcit, L'air siffle, le ciel gronde, & l'onde au loin mugit. Les vents sont déchaînés sur les vagues émues, La foudre étincelante éclate dans les nues, Et le feu des éclairs, & l'abîme des flots Offrent par-tout la mort aux pâles Matelots. Nous avons rendu exactement toutes ces circonstances, avec une vérité frappante. Jamais la mer n'a été si bien imitée; on croyoit réellement voir la plaine liquide. Henri IV est descendu dans l'île du solitaire. Bientôt après, il est abordé en Angleterre. Nous avons représenté la Cour d'Elisabeth, & la galanterie grave qui régnoit chez cette nation fière & un peu sauvage. Bientôt après, nous avons exposé le tableau vivant de la Cour de France, plus vive, plus gaie. Catherine de Médicis, entourée de toutes ses Dames, dont elle avoit fait autant de courtisanes, tramoit des complots affreux au milieu des plaisirs, & débauchoit tous les Seigneurs qu'elle vouloit gagner. Nous faisions les courtisans, & nous ne manquions pas de courtisanes. Les plaisirs étoient variés, multipliés, charmans. Le pauvre Voltaire n'étoit que spectateur, & nous envioit le rôle d'acteurs. Ce tableau riant contrastoit avec celui de la Cour d'Angleterre plus sombre. Il contrastoit encore davantage avec celui de la S. Barthélemi, qui suivoit immédiatement. Nous avons réalisé le songe d'Henri IV. La représentation des Cieux & des enfers, tels qu'ils sont peints dans la Henriade, nous a paru frapper tous les spectateurs. La bataille d'Ivry a fait un grand effet; mais le temple de l'amour; mais la belle Gabrielle; mais les amours du Roi avec cette charmante maîtresse, voilà ce qui a enlevé tous les suffrages. Nous avons passé dix soirées délicieuses dans ces représentations, à un Chant par jour. Je ne puis te décrire le contentement du grand Voltaire. J. Jacques Rousseau étoit invisible & présent dans une loge grillée. Il a goûté, de bonne grace, toutes nos fêtes, quoique Voltaire en fût l'objet; j'allois le voir de temps en temps; mais il aura son tour le bon Genevois, & nous représenterons aussi Emile avec sa Sophie, & sur-tout la Nouvelle-Héloïse, avec le cher S. Preux. J'ai fait beaucoup de conquêtes dans toutes ces représentations. La petite Levrette en a fait, de son côté, beaucoup plus encore que moi. Elle étoit une de nos principales actrices; tout le monde la trouvoit adorable. Nous préparons actuellement la représentation de la Pucelle, dans le même genre que celle de la Henriade. Suite. Notre représentation de-la Pucelle a surpassé encore celle de la Henriade, mon cher ami, parce qu'elle nous a fourni des tableaux plus gais. Les amours de Charles VII avec la belle Agnès Sorel, ont intéressé dès le commencement. J'ai été chargé de faire le beau Monrose, & j'ai eu des aventures très-particulières avec Agnès. Le temple de la Sottise nous a fourni le moyen de faire des satyres vivantes; nous y avons placé grand nombre de personnages très-connus, qui étoient très-reconnoissables. Le château de Cutendre a paru très-plaisant. L'Histoire de la belle Dorothée a fait verser des larmes. Quelqu'un, qui est à la tête d'un spectacle, se propose de mettre ce sujet sur son théâtre, & d'en faire une Pantomime, qui aura sans doute du succès. La représentation du Couvent a paru piquante. C'est moi qui ai fait Sœur Besogne. J'étois-là comme un Coq au milieu de cinquante Poulettes. Je ne te détaillerai point le temple de la Renommée, les combats, les exploits de Jeanne. Tout a été rendu au naturel. C'est la grande la Voirie qui a fait la Pucelle. Si elle n'avoit pas l'air d'une Vierge, elle avoit au moins celui d'une Amazone & d'une Héroïne. Je ne te décris pas les scènes délicieuses que ces fêtes m'ont procurées, dans le particulier, les têtes-à-têtes & les rendez-vous amoureux dont j'ai été favorisé. Notre petit Waux-Hall, théâtre de ces amusements, est assez étendu. Il y a un jardin, un labyrinte. Tous les coins & les recoins ont été témoins de mon bonheur. J. Jacques Rousseau a eu son tour, comme je te l'ai dit. C'est une personne charmante qui a joué le rôle de sa Julie, qu'il nomme la Nouvelle-Héloïse. Par un hasard singulier, cette jolie personne ressembloit à ce qu'étoit réellement autrefois la Julie du bon J. Jacques. Il a reconnu jusqu'à sa voix. Il a fondu en larmes; il s'est précipité sur le théâtre. Il a embrassé sa Julie. Tout le monde, attendri, lui a battu des mains en sanglottant. Voltaire, lui-même, a eu l'œil humide. C'est encore ma petite Levrette qui a joué le rôle de Sophie, dans la représentation de l'Emile; elle a un air si tendre, si honnête, que ce rôle lui alloit très-bien. Cette Sophie est une héroïne purement imaginaire. J. Jacques ne pouvoit pas la reconnoître dans ma charmante courtisane; mais il n'a pu s'empêcher d'être enthousiasmé de la manière admirable dont elle a rendu ce personnage. Il s'est encore précipité pour l'embrasser avec transport. Voltaire a voulu en faire autant; elle s'y est prêtée avec une grace enchanteresse. C'étoit moi qui jouois l'Emile. J'ai obtenu aussi des applaudissemens. Ensuite on a dansé. Nos deux vieillards ont pris part à ce plaisit, avec une charmante bon-hommie. Rousseau a dansé une gavotte, & Voltaire un menuet. Ils étoient encore tous deux assez ingambes. Ensuite, les deux rivaux célèbres se sont embrassés, avec une cordialité dont il n'y a pas d'exemple. Toute l'assemblée a paru attendrie & transportée. Ce moment a été peut-être le plus charmant de la fête. Nous nous proposons d'en célébrer beaucoup d'autres de cette espèce. M. d'Alembert & M. Diderot méritent, de nous, des hommages; & M. Franklin, dont je ne te parlois pas. Il se trouvoit là. Je contemplois avec amour cette tête vénérable. Nous autres Monarchistes, nous célébrons l'affranchissement & la liberté du Nouveau-Monde. Le même au même. Au milieu de nos fêtes littéraires, je jouis singulièrement, mon ami. J'ai des bonnes fortunes continuelles, & du plus haut étage. Je commence à faire sensation dans la capitale, & il me semble que j'y suis l'homme du jour. J'ai vu, très-familièrement, de très-grandes Dames, qui réunissoient les graces à la qualité. J'en ai reçu des cadeaux que leur rang ne m'a pas permis de refuser; je me voyois d'ailleurs en fonds, & j'étois dans l'enivrement; mais j'ai essuyé un petit revers. Je reçus, il y a quelques jours, une tendre invitation de me rendre dans un château, à quelques lieues de Paris, auprès d'une belle Dame, dont j'avois fait la conquête. Accoutumé à ces sortes d'avances, je ne fus point surpris de celle-ci; & je me rendis pimpant, au lieu du rendez-vous. Je n'avois pas manqué de me munir de tous mes nouveaux bijoux, & j'avois, de plus, sur moi, au moins deux cents louis en or. Je trouvai le château d'un goût exquis. j'y fus reçu avec transport par une douzaine, au moins, de Demoiselles, toutes plus jolies les unes que les autres, qui formoient le plus charmant serrail. Elles me parlèrent, avec enthousiasme, de leur maîtresse, qu'elles représentèrent comme la plus belle personne du monde. „Son “Altesse, me dirent-elles, est actuellement occupée pendant quelque temps; “mais elle nous a chargées de faire, “vis-à-vis de vous, les honneurs de “son palais.“ -- „C'est donc une “Princesse, leur dis-je?“ -- „C'est “plus que cela, répondirent-elles.“ -- A moins que ce ne soit une Reine, “m'écriai-je, je ne vois pas qu'elle “puisse être plus qu'une Princesse.“ -- C'est plus qu'une Reine, dirent les “Demoiselles.“ -- „C'est-à-dire, repris-je, que c'est une Divinité.“ -- C'est une Immortelle, repliquèrent “les jolies Nymphes.“ Je leur dis que c'étoit là une énigme, & elles promirent de me l'expliquer. Ma curiosité étoit éveillée. Je regardois tout avec une grande attention. Tout étoit magnifique dans ce beau séjour; les meubles les plus communs, qui sont de fer, de plomb dans les plus riches maisons, étoient dorés, ce qui m'étonnoit; & ces Demoiselles m'assuroient qu'ils étoient d'or massif, ce qui paroissoit encore plus étonnant. Je demandai la raison d'un luxe si prodigieux; les belles m'assurèrent qu'elles possédoient le secret de faire de l'or. Ici je soupçonnai un peu de charlatanisme; mais j'avois affaire, du moins, aux plus jolies Charlatanes du monde. „Je n'en serai “que plus libre avec elles, me disois-je.“ Je vis que je pouvois me dédommager de l'absence de la Princesse, & je m'applaudis tout-haut de me voir entouré d'un essaim si charmant de jeunes personnes. „Ah! jeunes, s'écrièrent les “Beautés, en éclatant de rire! Des “personnes de deux ou trois siècles tout “au plus! .....“ A ce propos, je les regardai en souriant, & je leur dis qu'elles vouloient rire; mais elles me soutinrent, le plus sérieusement du monde, qu'elles avoient toutes plusieurs centaines d'années. A les entendre, elles avoient paru, dans les différens siècles, sous différens personnages. L'une avoit été Marion de Lorme, l'autre, Ninon de l'Enclos, une autre, plus ancienne, avoit été Gabrielle d'Estrées qu'on avoit dit faussement morte chez Zamet. Enfin, il y avoit, dans cette jeune troupe, jusqu'à la Belle Agnès Sorel, jusqu'à la Pucelle d'Orléans. Cette dernière n'avoit pas été brûlée, comme on le croyoit; non plus que la Reine Marie Stuart, & Lady Gray n'avoient pas été décapitées; car elles prétendoient se trouver là sous mes yeux. Leur maîtresse avoit été, selon elles, successivevement la Laure de Pétrarque, l'Alcine de l'Arioste, & l'Armide du Tasse; elle possédoit la pierre Philosophale, qui lui donnoit, non-seulement l'or; mais, de plus, une jeunesse & une santé imperturbables, avec l'immortalité. Je ris beaucoup de toutes ces chimères qu'on me débitoit gravement, & je m'amusai avec mes jolies centenaires. Elles étoient toutes charmantes; le lieu étoit délicieux. Je n'ai jamais vu un paradis plus voluptueux. Mes Immortelles vouloient me faire participer à tous les avantages qu'elles possédoient. Il fallut m'habiller en berger de l'Arcadie. On me prit mes habits européens, mes bijoux & tout ce que je possédois. On eut grand soin d'écrire tout ce qu'on m'arrachoit poliment des mains, & qui ne devoit pas y rentrer. Je conçus quelqu'inquiétude; mais je réfléchissois qu'une communauté entière ne se réuniroit pas naturellement pour tromper un jeune-homme, qui ne leur faisoit aucun mal. Je jouis ainsi, pendant douze jours, de mes douze Immortelles, en attendant toujours leur maîtresse, qui devoit paroître à chaque moment, & qui ne paroissoit jamais. Cependant, elle se faisoit entendre, si elle ne se montroit pas: de tous côtés, une voie harmonieuse me frappoit, tantôt par sa parole douce & sonore; tantôt par ses chants mélodieux, sans que je visse jamais la personne céleste, à qui appartenoit cet organe enchanteur. On m'assuroit que c'étoit la voix de la maîtresse qu'on me promettoit continuellement. Enfin je vis un grand fantôme blanc se promener quelquefois dans le jardin, au clair de la lune. Je voulois courir à lui, quand je l'appercevois de loin; mais il s'esquivoit, & s'enfonçoit dans l'ombre, sous un bois de myrthes, si-tôt que j'approchois de lui. On m'assuroit que c'étoit-là cette Dame fugitive, dont j'avois fait la conquête, & qui ne se laissoit entrevoir, que comme une ombre légère & mobile. Je ne tardai pas à l'aborder. Depuis que je suis à Paris, je suis devenu entreprenant. Tout le pouvoir, qu'on attribuoit à cette prétendué Fée, ne m'en imposoit point. „Ah! cruel Chevalier, “me dit-elle, n'abusez point de votre “ascendant sur moi. Ce n'est pas moi “qui vous ai écrit. On a cru deviner “mes sentimens. Laissez-moi gémir seule “dans l'ombre.“ Les yeux déjà fascinés par la vue de tant de belles personnes ses suivantes, je croyois que la maîtresse devoit leur être supérieure, que c'étoit un astre de beauté; je le croyois, je le voyois, mon imagination agissoit dans l'ombre. Mes desirs s'allumèrent avec elle. Je devins pressant; on voulut absolument se faire valoir, en reculant mon bonheur. „Chevalier, me dit la prétendue Fée, je “n'ai pas permis qu'on vous reçût chez “moi, pour vous débaucher; c'est uniquement pour faire votre bonheur.“ „Madame, lui répondis-je, vous “avez trop de moyens de le faire; mais “expliquez-moi donc, je vous prie, ce “que c'est que ces dons surnaturels qu'on “vous attribue. Qu'est-ce que cette “pierre Philosophale? Qu'est-ce que “cette jeunesse perpétuelle & cette immortalité? -- „Ah, barbare! dit-elle, vous ne croyez pas que je possède tous ces dons.“ -- „Non sans “doute, répondis-je, & comment voulez-vous que je croye cela?“ -- Méchant, dit-elle, aimez-moi, & “bientôt vous le croirez.“ -- „S'il ne “faut que cela, repris-je, pour le “croire, je dois le croire de la foi la “plus ferme; car je vous adore.“ Cela revenoit à-peu-près à ce que disoit une autre femme à son amant, qui lui reprochoit une infidélité, sur le témoignage de ses propres yeux. Elle nioit en vain. „Ah! vous ne m'aimez plus, dit-elle, “car vous en croyez plus vos yeux, “que ce que je vous dis.“ Je témoignai à la Déesse, que, malgré mon amour, je ne pouvois la croire toute-puissante, sans preuves. „Je vous en “donnerai, me dit-elle, je convertirai, “en or, tout ce que vous avez apporté “chez moi.“ -- „Tout est d'or, lui “répondis-je, excepté les diamans qui “ne gagneroient pas à être changés en “métal.“ -- „Ah! raisonneur impitoyable, reprit-elle, vous avez la “jeunesse & la plénitude de la vie; le “temps seul peut vous apprendre que je “saurai vous perpétuer l'une & l'autre. “Allez souper avec mes suivantes; vous “n'êtes pas encore assez docile pour “que je vous admette dans ma familiarité intime. Je vous donnerai des “preuves; mais vous n'auriez pas dû les “exiger.“ Je quittai l'Immortelle, en lui faisant une profonde révérence, & je me retirai auprès des suivantes prétendues centenaires, avec lesquelles je m'amusois beaucoup. Toutes savoient assez bien l'histoire. Chacune me parloit assez pertinemment de tout ce qui étoit relatif au personnage antique dont elle prenoit le nom; de sorte qu'elles rendoient assez plausible, l'absurdité qu'elles vouloient soutenir; &, pour peu qu'on fût né crédule, on auroit été tenté de croire ces Déesses, sur leur parole. Il me paroissoit assez piquant de prendre mes ébats, entre Agnès Sorel & Gabrielle d'Estrées, entre la Reine Marie Stuart & Lady Gray. Je folâtrois avec Marion de l'Orme & Ninon de l'Enclos, & tant de jolies personnes me dédommageoient assez de l'absence de leur maîtresse. Cependant, elle voulut bien me pardonner, dès le lendemain; elle me donna rendez-vous, à l'entrée de la nuit, dans son jardin. Elle étoit singulièrement bien mise, &, dans l'obscurité, je la trouvai enchanteresse. Elle me tint un tas de jolis propos fort tendres, qui ne signifioient pas grand'chose; mais, qui m'amusèrent beaucoup. Elle se prétendoit toujours immortelle, & presque toute puissante. Je lui disois qu'elle n'avoit pas besoin de ces qualités pour me plaire. Nous passâmes ensemble une soirée délicieuse. Elle m'envoya encore cependant souper avec ses Nymphes; mais sur la fin du repas, elle me fit appeler. J'y volai. Je fus conduit, mistérieusement, dans les appartemens d'Alcine & d'Armide, qui paroissoient le temple de la Volupté. L'alcove en étoit le sanctuaire. La Déesse m'y attendoit; je ne la voyois pas; mais je la trouvois adorable. Je ne me vante point de mes plaisirs: qu'on les imagine, ou plutôt qu'on juge si je fus heureux ou sage. Ce bonheur dura plusieurs jours, toujours sous le voile du mystère. On me fit subir une certaine cérémonie assez brillante & assez comique, pour m'investir de la jeunesse perpétuelle & de l'immortalité. Je ne crus pas tout-à-fait que j'obtenois ces avantages; mais je jugeai que je devois me livrer à l'illusion; & je m'y abandonnai de bon cœur. Je commençois à m'ennuyer au milieu de tant de plaisirs. Dix jeunes libertins vinrent me débarrasser de mon bonheur. Une nuit que je reposois, assez peu enthousiasmé, auprès de la Fée Armide, je les entendis entrer. Ils faisoient un bruit infernal. „Hé bien! disoient-ils, “l'imbécille n'a-t-il pas assez long-temps “joui pour son argent? S'imagine-t-il “que, pour ses deux mille écus, on “l'amusera pendant toute l'Eternité? “N'est il pas temps que nous reprenions “nos places?“ Je sentis dans quelles mains j'étois tombé, & je vis qu'il falloit m'armer de courage. Soudain je vois entrer les polissons avec des flambeaux. „L'ami, me dirent-ils, nous te demandons bien pardon “de troubler ta bonne fortune. Elle est “si charmante!.... Vois, contemple ta “jouissance.“ Ah, bon Dieu! mon ami. J'étois couché avec un monstre. Ah! la scélérate! elle avoit bien raison de se cacher. Elle étoit bien véritablement une centenaire. Folle imagination, comment donc osois-tu m'abuser à ce point, & me faire prendre une infâme Guenon, une vieille dégoûtante, pour la plus charmante personne du monde? J'étois comme Roger, quand il reconnoît la vieillesse & la laideur d'Alcine. Furieux comme lui, je ne pus m'empêcher de traiter cette impure Prêtresse de Mercure comme elle le méritoit. „Ah! vieille scélérate, lui dis-je, c'est donc ainsi que “tu traites un honnête-homme qui ne te “cherchoit pas. Je sens bien que tu as “mis tous mes effets en sûreté, & que “tu m'as volé sans scrupule; mais je suis “plus indigné, j'ai le cœur plus soulevé d'avoir pu serrer, dans mes bras, “un objet si hideux que toi, que d'avoir perdu tout ce que je possède.“ Cette apostrophe fut suivie d'un soufflet éclatant, que j'appliquai sur sa joue décharnée; alors la Furie, les yeux hors de la tête, grinçant des dents, jouant des ongles: „à moi un soufflet, s'écria-t-elle! Souteneurs, vengez-moi.“ Soudain tous les Gredins levèrent leurs cannes sur mes épaules. L'indigne Furie crioit: „Frappez fort, assommez sans “miséricorde.“ Nud, sans armes, pris au dépourvu, je me suis vu traiter avec l'indignité la plus atroce; mais j'ai eu le bonheur de saisir l'épée de l'un d'eux, & je les ai poussés si vertement, que quatre ont été blessés, & le plus fort de tous est tombé roide mort. J'ai été aussi blessé en deux endroits, & désarmé. La mégère vouloit qu'on m'égorgeât sans pitié; mais ils ont craint les suites d'un assassinat. Ils ont bandé mes plaies, qui ne sont pas considérables, & m'ont chassé nud en chemise, & arrosé de plusieurs seaux d'eau fangeuse. Les jolies Nymphes, qui m'avoient fait tant d'accueil, me crioient, en me frappant à l'envi, & me jettant de la boue au visage: „Allez donc l'homme “à bonnes fortunes, bel Adonis crotté, “allez vous vanter de celle-ci.“ J'ai distribué quelques soufflets; mais on est venu à bout de me garotter & de me mettre un bâillon. En cet état, on m'a traîné dans une charrette, à quelques lieues du château, au milieu d'un bois. On m'y a laissé dans la boue, & j'ai été refroidi par une pluie épaisse, qui a fini de me désoler. Des passans m'ont enfin déchaîné & reconduit chez moi. J'y suis dans mon lit, percé de deux coups d'épée; &, ce qui me fâche le plus, meurtri de plusieurs contusions. Je sens, de plus, des incommodités honteuses, fruits de la débauche, qui me font rougir; &, pour comble de malheur, je suis exactement sans un sou. Voilà où se sont terminés tous mes triomphes, toutes mes conquêtes & mes bonnes fortunes. Voilà ce que je voulois te cacher en commençant ma lettre, qui débute avec une apparence de gaîté; mais l'habitude de t'ouvrir mon cœur l'a emporté sur ma confusion. Je t'ai tout avoué, je ne m'en repens pas, tâche de trouver quelques moyens de me soulager; donne moi au moins des conseils, de l'espérance, & de la consolation. Frédégonde & le Chevalier Marqué prennent feu véritablement en ma faveur. Ils sont indignés. Ils veulent absolument me venger; ce que je desirerois le plus ardemment, ce seroit d'être soulagé. Ce sont de vrais amis, comme tu le vois. C'est dans ces occasions qu'on reconnoît le bon cœur & le sincère attachement. La pauvre petite Levrette est inconsolable. Elle me donne tout ce qu'elle a. Elle ne réserve que quelques écus pour sa mère. Je m'adresse à la mienne. Elle a un foible incurable pour moi. J'en profite, & je lui demande des secours, par une lettre dont le jargon n'a pas le sens commun; mais auquel elle est accoutumée de ma part, & qui lui fera faire sûrement tous ses efforts pour tirer, de ce pas, son fils bien-aimé. Frédégonde, au Chevalier Marqué. Je suis furieuse, j'écume. Vengeance, vengeance! Arme-toi, Chevalier. Prends, avec toi, vingt de tes suppôts, armés jusqu'aux dents, & va punir le crime & l'atrocité. Tu connois l'abominable Arsinoé, cette effroyable créature, qui tient un Serrail à quelques lieues de Paris: Hé bien! la scélérate m'a volée; car c'est moi qu'elle a volée; c'étoit moi qui devois obtenir, par mon adresse, tout ce qu'elle a pris à notre petit imbécille. Elle a su qu'il étoit la crédulité même. Elle l'a fait tomber dans ses filets, par sa malice infernale. Elle m'a pris mon bien, ma dupe, tout son avoir, que je convoitois si justement; cela crie vengeance. Le Pigeonneau venoit de toucher deux cents louis; il avoit reçu des cadeaux de toute espèce, des bijoux éblouissans; tout cela devoit m'appartenir. L'indigne mère du Serrail s'en est emparée; & elle a osé encore, avec sa détestable figure, se faire rendre les hommages de l'amour, par un beau jeune-homme. Cours-y, encore une fois, avec tes satellites. Que la mégère soit fouettée, jusqu'au sang, avec des orties; que toutes ses malheureuses soient traitées de même; que tous les effets soient repris, s'il est possible, & confisqués à notre profit; & que le Gouvernement soit informé, par des voies indirectes, de ce qui se passe dans cet indigne repaire. Que pouvons-nous faire à présent de notre petit malheureux? Le voilà sans le sou; il est, de plus, criblé de coups d'épée, & infecté du virus le plus détestable. Ne voilà-t-il pas un homme bien profitable, un beau morceau, pour en être jaloux? Il ne veut plus, d'ailleurs, faire des billets comme ci-devant. Il l'a promis, dit-il, solemnellement à ses parens. Ne voilà-t-il pas encore un personnage bien conséquent, pour se mêler d'être homme de parole? Il peut cependant nous être encore utile; il doit avoir un jour du bien. Il ne faut pas l'abandonner; mais il faut qu'il signe. Nous serions des poules mouillées, si nous ne savions pas faire signer un blanc-bec. Il est donc décidé que nous le secourrons; nous lui trouverons de l'argent. Outre ma vengeance, deux choses doivent à présent nous occuper. Premièrement, la Philosophe Mlle. Laure de Lysange doit être débauchée par le petit jeune-homme, pour être remise dans tes bras. C'est une punition qu'elle mérite pour avoir osé nous mépriser. En second lieu, nous devons conspirer pour forcer la sœur a prendre le voile, afin que le frère ait meilleure part. Voilà, mon ami, mon digne second, les objets qui doivent nous occuper. Adieu, mon bras droit. J'imagine, exécute. Le Chevalier Marqué, à Frédégonde. Tes ordres sont remplis, adorable Furie. La vieille Arsinoé a été fustigée, d'une manière cruelle & digne de toi. C'étoit un horrible spectacle que celui de la partie souffrante. J'en ai détourné les yeux. Les Nymphes plus gentilles ont été plus ménagées; mais on n'en a pas moins vu couler leur sang, aussi bien que leurs larmes. L'exécution s'est faite de manière, qu'il est presqu'impossible que nous soyons découverts. Nous avons retrouvé presque tous les effets, & une bonne partie de l'argent; ainsi nous n'avons presque rien perdu. J'ai fait, d'ailleurs, passer au Gouvernement des avis secrets, & je ne doute pas que, sous peu de jours, cet indigne Couvent ne disparoisse de la terre. Partage, avec moi, le laurier que mérite cet exploit glorieux. Le même à la même. Nos avis ont produit leur effet, adorable scélérate. On a fait l'honneur, aux malheureuses, de leur envoyer la Maréchaussée. Les Déesses ont été conduites à Paris, pieds & poings liés. La vieille Matrône est déjà renfermée à la Salpêtrière, avec deux de ses complices les plus coupables. Les autres sont encore à Saint Martin. Il y en a deux qui me plaisent, & dont je tâcherai d'obtenir l'élargissement. Notre petit imbécille ne sait rien de tout cela. Il est dans son lît à gémir, à pleurer. Quelquefois il me fait pitié; mais, quand je vois que c'est un être mixte, sans caractère, qui n'est bon ni pour le crime, ni pour la vertu, un être pûrement passif, un instrument aveugle dont on fera tout ce qu'on voudra, je le crois indigne de l'intérêt de tous les honnêtes gens. Je lui persuade toujours bien qu'il peut posséder, quand il voudra, Mademoiselle Laure, & que sa sœur, secondée du petit jeune-homme qu'elle aime, travaille pour sa ruine. Je ne laisse jamais arriver jusqu'à lui les lettres de Dumoulin; mais je suis parvenu à contrefaire parfaitement l'écriture de cet importun ami; & je le fais écrire comme il me plaît. Voilà, par exemple, une de ces lettres que j'ai forgées; juge de l'impression qu'elle doit faire sur le petit imbécille. Fausse lettre de Dumoulin, à Perlencour. „ Tes parens, mon cher ami, me “paroissent assez contens de toi, je “t'en félicite. Ils ont reçu, sur ton “compte, des complimens très-flatteurs “au sujet de tes succès littéraires. Ta “mère est dans le ravissement. Elle “t'exalte sans pudeur, & te met dans “les nues. Profite de ce moment d'enthousiasme, & demande-lui tout ce “que tu voudras; tu es sûr de l'obtenir.“ „Je ne suis pas très-content de ta “sœur; je la protégeois ci-devant, parce “que je la croyois opprimée; mais elle “s'est trop livrée à un petit amant que “je crois mauvais sujet, & qui lui donne “de très-indignes conseils. Il me semble “que Mademoiselle de Perlencour n'agit pas très-fraternellement avec toi. “Je ne t'en dis pas davantage. Je ne “désapprouve plus tant le projet de l'enfermer, pour son bien, dans un bon “Couvent. Ce sont de ces sujets qu'il “faut, tant qu'on peut, faire disparoître. “ Intelligenti pauca. Je t'embrasse.“ Hé bien! qu'en dis-tu, belle Frédégonde? Ne crois-tu pas que cette lettre pourra enflammer le pigeonneau contre sa sœur? Ne crois-tu pas qu'il s'enhardira à demander de l'argent à sa mère? Vois comme il lui écrit, & juge, par-là, de la manière dont je fais tourner cette girouette. César de Perlencour, à sa mère. Mars. Ma chère maman, la plus indulgente des mères, je vous ai déjà causé bien des chagrins; pourrai-je vous donner jamais assez de satisfaction, pour en effacer jusqu'au souvenir? Je fais tout ce que je peux pour cela. Je travaille sans relâche. Je médite des ouvrages, j'en compose même. Ils ont, avant de paroître, le plus grand succès; & ceux qui ne les ont pas lus, assurent qu'ils sont divins; de sorte que je jouis déjà de la plus grande estime sur parole. J'ai eu le bonheur d'être vu, d'un œil favorable, par Mademoiselle de Lysange. Elle est dans un Couvent; mais, sans me montrer à elle, je sais que je fais des progrès continuels sur son cœur; & je ne tarderai pas à m'introduire auprès d'elle. Quand son père verra que ma réforme est solide & durable, il me la donnera infailliblement. Que faites-vous de ma sœur? J'apprends, sur son compte, des choses qui ne me font pas plaisir. Elle que j'aimois .... cela n'est pas honnête de sa part. Elle s'est amourachée d'un mauvais sujet, qui lui donne de très-mauvais conseils. Je ne crois pas qu'il faille les marier ensemble. Protégez-moi, contre ce couple dangereux, ma chère maman. Ah! ma sœur, je ne vous reconnois pas; je ne m'attendois pas à de pareils procédés de votre part. Il y a déjà long-temps que je n'ai eu le bonheur de vous voir, ô la plus tendre des mères. Que ne puis-je aller bientôt jouir de ce plaisir! mais j'en suis privé dans ce moment, par un déplorable accident. Je suis dans mon lit, assassiné; oui, ma mère, je suis blessé, mais très-légèrement, par un heureux hasard. J'ai été attaqué sur la grande route, dans un bois, dans un coupe-gorge. J'ai été volé, assassiné, ma chère maman. Je n'ai sauvé que ma vie, & mes blessures ne sont pas mortelles. Il ne faut donc pas vous effrayer. J'avois, sur moi, tous mes bijoux & tout mon argent. Me voilà couché sur mon grabat, exactement sans un sou; il n'y a pas du tout de ma faute, maman, je vous le jure. Je connois vos entrailles de mère, & je me recommande à votre bonté maternelle. Je vous baise mille fois les mains, ma belle maman. Il sera peut-être à propos de ne rien dire au papa. Madame de Perlencour, à son fils. Lyon, Mars. Ah! mon fils, qu'est-ce que j'apprends? Mon Dieu, sauve mon cher fils. Cruel enfant! Envoie vîte à la poste prendre cent louis que je te fais passer. Je vole moi-même te rejoindre, te soigner. Mon Dieu! mon Dieu! Si je n'allois plus trouver mon fils vivant!.... Mais qu'est-ce que j'apprends, Monsieur? Quelqu'un, digne de foi, qui vient de Paris, convient que vous êtes volé, & même que vous êtes blessé, ou plutôt égratigné; mais il nous laisse entrevoir que c'est votre faute. Vous avez fait encore de vos fredaines, méchant garnement. Vous êtes bien heureux que mon argent soit à la Poste. Vraiment non, je ne le dirai pas à votre père. Il éclateroit en reproches contre moi; car, Dieu merci, toutes vos sottises me sont imputées. On en charge ma trop grande tendresse pour vous. Je ne sache pas que votre sœur machine rien contre vous. Son Prétendant est même un assez joli jeune-homme, & un parti sortable; mais je ne yeux pas marier ma fille. Il faut, pour l'aisance de la famille, qu'elle prenne le parti du Cloître. Elle n'en a pas d'autre. Mais, en véritable esprit de contradiction, elle témoigne de la répugnance pour un état si saint & si tranquille. Ne la flattez pas dans cette obstination. Elle vous écrira peut-être pour se recommander à vous, pour vous engager à faire des instances auprès de nous en sa faveur. Remontrez lui sévèrement ses devoirs, l'obéissance qu'elle doit à une mère, le sacrifice de ses goûts & de sa personne même, qu'elle doit à sa famille. Je vous commande de prendre inexorablement le ton ferme, & même impérieux, qui vous convient vis-à-vis d'elle. Je voudrois bien voir qu'une petite insolente, comme cela, se donnât les airs de tenir tête à toute sa famille. D'ailleurs, que perdra-t-elle en quittant le monde? ..... Et vous, Monsieur, si l'on fait tout pour vous, rendez-vous-en digne, & faite que je m'enorgueillisse d'un fils, pour lequel, jusqu'ici, nous avons tout sacrifié. César de Perlencour, au Chevalier Marqué. Je viens de recevoir cent louis de ma bonne femme de mère, mon cher Chevalier. C'est peu de chose; mais il faut s'en contenter. Hâtez-vous de me présenter votre petit mémoire. Tout ce que je puis faire pour le présent, c'est de vous rembourser. J'aurai, sans doute, par la suite, les moyens de reconnoître votre générosité. Je vais beaucoup mieux; je baise les mains de la belle Frédégonde. Frédégonde, au Chevalier Marqué. Le petit niais a donc reçu cent louis. Ce n'est pas grand'chose; mais il faut s'en contenter, en attendant mieux. Que dis-tu de cette mère? Je crois que tu ferois bien d'aller voir, à Lyon, ces gens-là. Tu verrois le parti que tu pourrois tirer de leur épaisse opulence. S'ils te chargeoient d'être le Gouverneur de leur fils, il faudroit accepter. Le petit jeune-homme seroit là dans de bonnes mains. Je m'occupe toujours du projet de remettre dans tes bras la fière Laure, dont tu as la bonté d'être amoureux. Je vais entrer dans son Couvent, comme Pensionnaire. Je lierai connoissance avec elle. J'empaumerai son esprit, je ferai d'elle ce que je voudrai. J'introduirai, auprès d'elle, le petit jeune-homme déguisé en fille. Elle l'aime déjà; elle l'adore; elle deviendra folle de lui. Elle se sauvera, avec lui, du Couvent; & elle tombera dans tes mains, ensuite dans les nôtres, & ensuite dans celles de tout le monde. César de Perlencour, à Dumoulin. Ma sœur m'a écrit, mon cher ami, pour se recommander à moi. Si je n'avois pas été prévenu contr'elle, j'aurois été touché de sa lettre; mais la méchante fille! Faire un complot contre moi avec son petit galant insolent!... Cela crie vengeance. Ma mère m'a recommandé de ne la pas flatter dans son obstination & sa désobéissance. Tiens, juge de son style, je le mets sous tes yeux. Mademoiselle Adèle de Perlencour, à son Frère. „ O mon cher frère! ô toi le premier ami que m'ait donné la nature, “je m'adesse à toi, dans l'amertume “de mon cœur. Quoique nous soyons “tous les deux du même sang, que “notre sort est différent! Tu as une “mère, & je n'en ai pas; tu as une “mère: ô faveur inappréciable! ô mon “Dieu! celle qui sembloit devoir tenir, “en quelque façon, plus à moi, par “la conformité du sexe, me rejete de “son sein; & qu'ai-je fait pour mériter “cette rigueur? Quand m'est-il échappé “la moindre action coupable, qui “ait pu donner, à ma mère, un instant de mécontentement? Quand ai-je manqué, au contraire, de lui prouver ma soumission & mon respectueux “amour, par tous les soins & tout “l'empressement que m'a inspiré mon “zèle? A qui ai-je fait tort dans la “famille? A qui ne me suis-je pas “efforcée, au contraire, de donner de “la satisfaction? Fille soumise, sœur “tendre, chère jusqu'ici à vous tous, “comme vous me l'étiez à moi-même, “ai-je fait naître le moindre nuage “sur le front de mon père, & sur le “tien? Pourquoi donc suis-je traitée en “étrangère, en criminelle? Pourquoi “veut-on me retenir dans une prison “perpétuelle? Mon cher frère, au nom “de la tendre amitié que nous avons “l'un pour l'autre; au nom de ces “plaisirs enfantins que nous éprouvions, “quand nous nous amusions ensemble “à de petits jeux innocens, dans les “jours de notre enfance; au nom de “ces petits services que nous nous rendions mutuellement & qui nous étoient “si délicieux, ne m'abandonne pas dans “cette cruelle circonstance. Fais que je “sois traitée comme toi, comme l'enfant de la maison. Mon frère, rends “moi un père, une mère, rends moi “le bonheur. Tu le feras, sans doute; “oui, je connois ton bon cœur, je “connois ton amitié pour moi. Tu ne “voudras pas que ta pauvre sœur soit “maltraitée; car, j'ai déjà souffert bien “des persécutions, mon bon ami. Je “ne veux pas t'en exposer le détail, pour “ne pas faire saigner ton cœur, pour “ne pas t'irriter peut-être contre celle “à qui tu dois l'amour & le respect. “Tu ne voudras pas que je sois sacrifiée, “d'autant plus que c'est pour toi, mon “cher bon ami. Je te le dis en t'en “demandant pardon à genoux. Oui, “c'est pour toi, pour augmenter ta “fortune qu'on ensevelit vivante ta “sœur infortunée. Ah! pour la fortune, “je te cede la mienne de bon cœur. Le “tendre jeune-homme, que le ciel a “formé pour sympathiser avec moi, “pour s'unir à ta sœur, cet aimable “mortel me dispense de lui rien apporter. “Il est assez riche. Il ne dépend que “d'une mère dont il est adoré, & qui “ne lui refusera pas la satisfaction de “me recevoir sans dot. Oui, ce sera une “satisfaction de plus pour lui. Il sera “enchanté de faire tout pour moi; “& moi, j'aurai de mon côté “Ce plaisir si flatteur à ma tendresse extrême, “De tenir tout enfin du bienfaiteur que j'aime. “Tu vas bientôt connoître cet excellent “jeune-homme, mon bon ami. Sur le “portrait que je lui ai fait de toi, il “t'aime déjà comme un frère; il t'adore “comme un sauveur, un libérateur; “car nous te devrons notre délivrance “& notre bonheur. Il brûle d'aller te “rejoindre. Il va partir pour Paris. Tu “le verras, mon cher ami, tu embrasseras ton frère. Tu concerteras, “avec lui, les moyens de nous rendre “tous heureux, &, grace à tes soins “& à ta générosité, dans peu nous “pourrons célébrer le double mariage “de César de Perlencour avec Laure de “Lysange, & du Comte de S. Flour “avec ta sœur Adèle.“ Tu vois, ce me semble, mon cher Dumoulin, que Mademoiselle de Perlencour sait écrire. Je t'avoue que, malgré mes sujets de plainte contr'elle, j'ai été vivement ému de sa lettre. Les larmes me sont venues deux ou trois fois aux yeux, pendant cette lecture. Ma pauvre sœur souffrir, & souffrir pour moi! Je ne pouvois me familiariser avec cette idée; mais me traiter d'imbécille! comploter, avec son impertinent amant, de me faire dépouiller, &, avec ces projets, m'écrire sur ce ton hypocrite.... Ah! petit serpent! J'ai voulu consulter le Chevalier Marqué. Il est dans le cas de voir mieux que moi là-dessus. Il est sans passion. Je lui ai lu ma lettre. Je croyois le voir fondre en larmes. Point du tout, il n'a fait que sourire, avec une certaine complaisance. Enfin, „la petite personne, m'a-t-il “dit, fait écrire. Elle a du pathétique. “Oh! c'est une fine mouche. Tramer “des complots, comme celui dont je “vous ai parlé; traiter son frère d'imbécille, & lui écrire avec ce ton flatteur & mielleux ... Oh! la petite personne en sait long. Ces filles amoureuses sont bien intraitables. Il faut “que celle-ci le soit beaucoup. Je connois son petit bon-homme d'amant. “Ce qu'elle vous dit de son désintéressement n'est pas vrai; il est, au “contraire, intéressé comme un démon. “Sa mère l'est encore plus. Elle ne “consentira jamais que son fils épouse “sans dot. Ces gens-là disent toujours “qu'ils ne veulent rien, & savent emporter tout. Si vous introduisez cet “avide intrus dans la famille, ce sera “une espèce de chancre qui vous rongera jusqu'aux os. Passez-moi la comparaison, en faveur de la justesse. “Vous le verrez venir d'un petit ait “insinuant & souple; car il est, quand “il le veut, tout sucre & tout miel. “Méfiez-vous de lui, je ne vous en dis “pas davantage.“ Cela suffit bien; qu'il vienne donc, cet insinuant cavalier. Je le recevrai comme il le mérite. Pour plus de sûreté, j'ai consulté aussi Frédégonde sur la lettre de ma sœur; elle m'a parlé comme le Chevalier Marqué. „Mais, a-t-elle “ajouté, qu'est-ce qu'elle veut donc “cette petite fille? Ne lui procurera-ton “pas le sort le plus flatteur? Ne lui “fera-t-on pas avoir, de très-bonne “heure, quelque Prieuré ou même quelqu'Abbaye. Nous nous chargeons de “cela nous autres. Ne sera-t-elle pas “cent fois plus heureuse que dans le “monde? Ose-t-elle être amoureuse “à ce point, & déceler si effrontément “son amour? Une fille qui a passé presque toute sa vie au Couvent! une “Religieuse....... Et que feront donc à “présent les pauvres filles qu'on appelle “des coquines? ... Et la malheureuse “qui craindroit d'être utile à son frère.... “Ah! je suis indignée; & à qui te sacrifie-t-elle encore, mon cher Perlencour? à un petit S. Flour, à un petit “sot que je connois mauvais sujet, qui “ne sera jamais capable de la rendre “heureuse; qui se moque d'elle, qui “n'en veut qu'à son bien. Chasse moi “cela à coups de pieds dans le ventre, “quand il paroîtra chez toi. Traiter un “homme comme toi d'imbécille! Ah! “cela crie vengeance!“ Hé bien, cher Dumoulin, n'aurois-je pas été la dupe de mon bon cœur, sans ces deux amis? La petite Levrette est venue me voir. Elle a reconnu de l'altération sur mon visage. Je lui ai montre la lettre de ma sœur. Oh! pour elle, elle a pleuré bonnement, & même à chaudes-larmes. „Mon bon ami, m'a-t-elle dit, “tu vas sûrement travailler pour ta “sœur.“ Elle a presque réveillé ma sensibilité, par une éloquence, en vérité, du genre le plus touchant. Elle a sûrement le cœur le plus excellent; mais elle en sera toujours la dupe, & elle ne peut avoir l'expérience de Frédégonde & du Chevalier Marqué; au reste, elle m'a toujours chanté sa chanson ordinaire, que ces gens-là sont des coquins, que je ne dois pas les voir, ni les écouter. Elle m'a impatienté; je le lui ai témoigné, & nous nous sommes quittés assez mal ensemble. Je suis revenu sur-le-champ au sentiment de Frédégonde & de son Chevalier. J'attends, pour faire ma réponse, la visite du Comte de S. Flour, que ma sœur m'annonce; je t'avoue que je ne le recevrai pas d'une manière très-flatteuse. Pour me distraire de ces objets, qui ne sont pas agréables, je compose actuellement une tragédie, où je veux être créateur. Je joindrai la grandeur de Corneille, au pathétique de Racine, & aux entrailles de Voltaire. Je marierai la terreur & la pitié à l'admiration Les François ne sont pas assez tragiques; ils sont trop galans pour cela. Je veux travailler dans le genre de l'Anglois Shakespear; mais je l'ennoblirai. J'aurai des déserts, des cavernes, des tombeaux, jusqu'à des exécutions. Il faut porter de grands coups; il faut creuser profondément dans ces cœurs François, à peine effleurés par nos jolies Elégies dialoguées, & qu'on dise bientôt de moi comme de Malherbe, Enfin, Perlencour vint. Le même au même. Le petit Monsieur S. Flour est venu. Aussi hypocrite que ma sœur, il étoit tout courbettes; il vouloit m'embrasser. „Monsieur, m'a-t-il dit, je viens vous “demander votre amitié.“ -- „Monsieur, lui ai-je répondu, ni mon “amitié, ni mon bien, ni ma sœur.“ Il a paru déconcerté. Il est resté muet pendant quelque temps. „Mais, Monsieur, “a-t-il repris enfin, vous m'étonnez “beaucoup, il faut que quelqu'ennemi “secret ait cherché à me détruire dans “votre esprit.“ -- „Monsieur, ai-je “reparti, votre ennemi secret, c'est “vous-même. On sait les complots que “vous formez avec mon indigne sœur; “mais je vous ferai voir, à tous deux, “que vous n'avez pas affaire à un imbécille. -- „Monsieur, s'est-il écrié, “je ne vous comprends pas. On vous “a prévenu contre Mademoiselle votre “sœur & moi; pour Dieu! daignez “me déclarer les griefs qu'on nous “impute.“ -- „Monsieur, lui ai-je “répondu, il n'est pas besoin de toutes “ces explications-là, pour vous dire “bien clairement, que mon père & “ma mère ne veulent pas vous donner “leur fille; que je ne le veux pas non “plus, & que votre mère, d'accord “avec nous, n'y consentirait jamais. “Ainsi, renoncez à un espoir qui ne “feroit que vous engager dans de “fausses démarches, & laissez ma sœur “remplir sa destinée. C'est au Cloître “qu'elle est appellée, par le vœu de la “famille. Nous ne souffrirons pas qu'un “étranger vienne détruire les projets “que nous formons pour notre fortune “& notre gloire; &, si vous osez continuer de chercher à la séduire, je “saurai vous punir de votre témérité.“ Extrêmement mortifié, il s'est efforcé long-temps de m'appaiser, de me fléchir, de me supplier que je lui permisse de se justifier. Quand il m'a vu bien inéxorable, il a changé tout-à-coup de ton & jeté le masque bas; d'humble qu'il étoit, il est devenu fier & superbe. „Hé “bien, Monsieur, m'a-t-il dit, si vous “me refusez pour ami, craignez de “m'avoir pour ennemi. J'aurai votre “sœur malgré vous; vous me répondrez “de tous les obstacles que j'éprouverai, & je saurai vous punir, d'une “conduite indigne d'un frère & d'un “galant homme. Je sens que c'est par “une basse avarice, par un vil intérêt “personnel que vous foulez aux pieds “les liens du sang, & que vous sacrifiez votre innocente sœur, la plus “vertueuse des filles, pour réparer la “fortune d'un jeune libertin, qui s'est “déjà ruiné par la plus indigne conduite. -- „Monsieur, lui ai-je crié, “sortez de chez moi. Vous venez m'insulter, parce que vous me voyez “malade & hors d'état de vous punir “pour le moment; mais soyez sûr que, “dès que je pourrai sortir, j'irai vous “demander raison de l'outrage que vous “me faites.“ -- „Venez, me répondit-il, le plutôt que vous pourrez, & “soyez assuré que je vous traiterai comme “vous le méritez.“ Il est sorti furieux, & m'a laissé non moins furieux que lui. Mais voyez donc cet impudent. Voyez comme il s'y prend pour me gagner. Ah! ses desseins contre moi sont manifestes. Il n'y a plus de doute. Mais je saurai leur faire voir qui je suis. Je punirai ce perfide couple. J'ai relu la lettre de ma sœur, & je l'ai relue d'un œil sec. Ses raisons gauches, obliques, ne m'ont plus touché. Je lui ai répondu sur-le-champ, selon le mouvement qui m'agitoit dans ce moment. Je mets, sous tes yeux, la copie de cette réponse, & je t'en fais juge. Réponse de César de Perlencour, à sa sœur. „ Vous êtes une hypocrite, Mademoiselle; vous m'écrivez d'un ton “souple, insinuant, & vous envoyez “votre amant m'insulter chez moi, de “la manière la plus indigne. Vos complots, contre moi, sont assez manifestés par un éclat aussi scandaleux; “mais vous n'y réussirez pas, je vous “le prédis. Vous n'aurez, pour vous, “ni votre père, ni votre mère, ni “votre frère; votre frère, sur-tout, “qui est justement indigné contre vous. “On me reproche impudemment que “je cherche à vous sacrifier, pour augmenter ma fortune, en usurpant la “vôtre. Cette conduite est indigne de “moi; ce soupçon m'outrage. Vous “devez savoir que ce n'est pas moi qui “suis capable d'agir si lâchement, par “de si indignes motifs. Votre Prétendu est un insolent que je punirai, “dès que je pourrai sortir. Il n'est pas “vrai qu'il cherche à vous épouser sans “dot. Sa mère n'y consentiroit pas, & “il est aussi intéressé qu'elle. Il veut “plus que votre dot, le malheureux; “mais il n'aura rien que le châtiment “qu'il mérite. Fi! Mademoiselle, rougissez de vous être laissée enflammer, “de tant d'amour, pour un si indigne “sujet, & d'oser déceler, si effrontément, un pareil amour. Ne me parlez “point des liens du sang, ni de l'amitié “qui nous unissoit dans notre enfance. “Plus nous avons été liés étroitement, “plus vous êtes coupable d'agir avec moi, “comme vous le faites. Au reste, “demeurez dans le Cloître ou dans le “monde, peu m'importe. Ce n'est point “à votre fortune que j'en veux; mais “je ne puis vous soutenir contre mon père “& ma mère, qui veulent absolument “que leur fille prenne le voile, & qui “sentent qu'elle mérite d'être ensevelie “dans l'ombre. Ils me défendent positivement de vous soutenir dans votre “obstination contre leurs desseins. Ils “me chargent de vous représenter “l'obéissance qu'une fille, sur-tout, doit “aux auteurs de ses jours. Allez, Mademoiselle, remplissez les devoirs “d'une Demoiselle bien née; soyez soumise, comme vous le devez, à ceux “qui vous ont donné la vie; &, si vous “voulez avoir en moi un frère, comportez-vous comme doit le faire une “sœur.“ J'ai fait partir sur-le-champ ma lettre, & je me suis promené quelque temps à grands pas dans ma chambre; car je commence à marcher. J'étois furieux; mais peu-à-peu ma fureur se calmoit, &, à mesure que je la sentois décroître, la pitié & la tendresse fraternelle se ranimoient dans mon cœur, & me faisoient soupirer. J'ai relu encore la lettre de ma sœur. Je ne l'ai pas trouvée si criante que le moment d'auparavant; au contraire, elle m'a touché, Est-il bien vrai que cette pauvre fille ait tort vis-à-vis de moi? qu'elle forme des complots pour me dépouiller; que son amant soit son complice? Comment sais-je cela? C'est le Chevalier Marqué qui me l'a dit; mais comment le sait-il lui-même? Il a pu être trompé..... Mais cette lettre de mon ami, est-elle bien de toi? Il me semble que je ne reconnois pas absolument ton écriture. Levrette est venue. Je lui ai communiqué ma réponse à ma sœur, dont j'avois gardé copie. „Ah! mon cher ami, “n'écris pas comme cela, m'a-t-elle “dit, je t'en conjure à genoux. Tu vas “donner la mort à ta pauvre sœur. Elle “n'a aucun tort vis-à-vis de toi; cela “est manifeste. C'est ce vilain Chevalier “Marqué, c'est lui, avec sa digne Frédégonde, qui t'a irrité contr'elle; “mais, encore un coup, n'écoute pas “cette vile canaille. Comporte toi plus “noblement envers ta sœur, d'une “manière plus digne de toi.“ Elle m'a touché. J'ai été fâché d'avoir fait partir ma lettre; si je l'avois eu encore entre les mains, il est sûr que je l'aurois jetée au feu. J'ai rendu compte à Levrette de la visite du Comte de S. Flour. „Mon pauvre ami, m'a-t-elle dit en “pleurant, je te plains bien, car tu “es complettement dans ton tort. Oui, “mon ami, tu joues-là un rôle qui n'est “pas digne de toi. Ecris sur-le-champ “à ta sœur, pour corriger la malheureuse impression que va lui faire la “lettre qu'on vient de mettre à la poste; “&, quant au Comte de S. Flour, “tâche de l'appaiser.“ -- „Moi l'appaiser, me suis-je écrié! cela n'est pas “possible. Nous sommes trop avancés “l'un vis-à-vis de l'autre; nous ne “pouvons plus nous voir que l'épée à “la main. Telle est la loi de l'honneur. “Je suis fâché de m'être mis dans ce “cas; mais je ne puis plus reculer.“ Le Chevalier Marqué est entré avec Frédégonde. Levrette s'est retirée tristement. Les deux nouveaux venus, à qui j'ai rendu compte de tout, m'ont applaudi avec transport, & m'ont embrassé de joie. „Voilà vraiment un petit César, “a dit Frédégonde.“ Ils m'ont tous deux un peu ranimé; car cette scène m'avoit attristé. J'ai revu Levrette. Elle connoît le Comte de S. Flour. Elle l'a vu. Elle m'a dit que je l'avois mis au désespoir. Il venoit d'écrire à ma sœur. „Il m'a “lu sa lettre, a dit Levrette, &, “autant que je puis me fier à ma “mémoire, en voici à-peu-près la “substance.“ Lettre du Comte de S. Flour, à Mademoiselle Adèle de Perlencour. Paris, Avril. Ah! ma chère Adèle, je suis au “désespoir. Tout est perdu sans ressource, plus d'espoir d'aucun côté. J'ai vu “votre frère. Est-ce là un frère? bon “Dieu! Je l'ai abordé avec toute l'amitié que je sentois pour lui, & que “je cherchois à lui inspirer pour moi, “en le regardant comme un frère, un “ami, un sauveur; il m'a reçu avec “une hauteur, je dirois presqu'une insolence dont il n'y a pas d'exemple. “Plus je me suis humilié pour le gagner, plus il m'a impitoyablement “foulé aux pieds. Il parle de complots “que nous avons tramés ensemble, “vous & moi. Il saura nous faire voir “ce qu'il est. Il est indigné contre vous “& moi. Il n'est pas vrai, selon lui, “que je vous demande sans dot. Ma “mère n'y consentiroit pas. Je n'en “veux qu'à votre fortune & à la sienne. “Enfin, il m'en a dit tant, il m'a traité “si indignement, que j'ai perdu patience; “& je lui ai signifié que je m'en prendrois à lui, de tous les obstacles que “je rencontrerois. Il s'est emporté; nous “nous sommes presque donné rendez-vous; & nous aurions vuidé la querelle sur-le-champ, s'il avoit pu sortir. “Il n'y a donc plus d'espérance de son “côté, ni d'aucun autre, comme il me “l'a déclaré trop expressément. Nous “sommes bien malheureux. Croyez, “ma chère amie, qu'il n'y a pas de ma “faute dans cette cruelle scène. Traité “d'une manière si ignominieuse, je n'ai “pu m'empêcher de témoigner que j'y “étois sensible. Un homme d'honneur n'y “pouvoit pas tenir. Qu'allons-nous faire? “Comment pourrons-nous éviter le sacrifice affreux qu'on exige de vous? “Il n'y auroit que des moyens violents, “comme un enlèvement; & je sens que “vous ne vous prêterez jamais à une “démarche répréhensible, & que je “m'attirerois votre colère, si j'osois “vous faire une pareille proposition. “Ah! trop rigoureux parens! Ah! frère “cruel! on l'a sûrement prévenu contre “nous. Il est entouré de malheureux “qui l'égarent. De lui-même, il n'agiroit probablement pas si indignement. “Ah! nous sommes bien malheureux!“ Levrette, après m'avoir rendu compte de cette lettre, a recommencé ses tendres remontrances; mais le tort seroit-il donc de mon côté? Mon ami, je t'en fais juge. Je ne voudrois pas qu'on pût me reprocher que j'ai sacrifié ma sœur à mon vil intérêt. Toutes ces discussions m'ont mis du noir dans l'ame. César de Perlencour, à Dumoulin. J'étois fâché, comme je t'ai dit, mon ami, de mon altercation avec le Comte de S. Flour & ma sœur. L'état de ma bourse m'inquiétoit aussi. Ces gens me font faire une dépense au-dessus de mes forces. Ils me font encore contracter des engagements très-imprudents, malgré la parole positive que j'avois donnée à mes parens, de ne plus faire, à l'avenir, de pareilles sottises. Je me trouverai ruiné avant que la succession de mon père me soit échue; & mon œil inquiet commençant à s'enfoncer dans l'avenir, n'y découvre pas une perspective brillante. Le Chevalier Marqué s'est apperçu de mon inquiétude, & il m'en a fait avouer le sujet. „Jeune-homme pusillanime, “m'a-t-il dit, vous craignez de manquer de ressources. Voilà ce que c'est “que d'être né avec de la fortune. On “est comme un enfant qui ne sauroit “marcher tout seul, & qui a toujours “besoin de lisière & d'appui. Suivez-moi, morbleu! je vais vous faire voir “que les gens industrieux n'ont pas “besoin de fortune, ou plutôt qu'ils “savent subjuguer cette capricieuse “Déesse, & la tenir à leurs ordres. Je “ne vous menerai point chez des Financiers, chez des Négocians, chez “des Parvenus de toute espèce. Ces “gens, la plupart du temps, sont plus “heureux qu'habiles. Je veux vous montrer des gens qui doivent tout à leur “industrie, à leur mérite réel.“ A ces mots, le Chevalier m'a conduit dans un superbe Hôtel. J'y ai vu d'abord des Bureaux immenses, remplis de Commis qui travailloient avec beaucoup de zèle. Les étiquettes des cartons m'ont annoncé qu'il y avoit-là des papiers relatifs à toutes les Provinces, à toutes les Généralités, à toute l'administration du Royaume. Il m'a conduit dans la Salle du Conseil, tapissée en fleurs-de-lys, avec un grand portrait en pied, du Souverain; un parquet & tout ce qui annonce une espèce de Tribunal Public. Delà, j'ai vu la Salle d'Audience, décorée d'une manière fastueuse & imposante. Là des gens, mis avec une espèce de pompe, distribuoient des places qu'on devoit occuper dans toute l'étendue du Royaume, & dans les Indes Orientales & Occidentales. „Monsieur, “disoit un de ces distributeurs, à un “Candidat, qui se présentoit humblement, „vous aurez vingt mille livres “de rentes; mais il faudra les manger “à Toulouse.“ Le Candidat remercioit bien respectueusement l'homme imposant, qui, après avoir examiné, sur un registre, les places vacantes, en promettoit ainsi une, dont on lui savoit beaucoup de gré. Le Chef suprême, l'oracle étoit renfermé dans son cabinet. On introduisoit chez lui les protégés les plus distingués, chacun à son tour. Enfin, les deux battans s'étant ouverts, il a paru à la fin de l'Audience, grave & majestueux, comme un Ministre d'Etat. Tout le monde, à son aspect, s'est incliné profondément. Il a parlé avec bonté à différentes personnes, qui ont paru enivrées de joie. Le Chevalier m'a présenté à sa Grandeur, qui m'a fait un accueil très-flatteur, & m'a promis de s'occuper de mon avancement. Ensuite j'ai été admis à la table de cette apparence de Ministre. La compagnie m'a paru brillante. Il y avoit de très-aimables Dames. La chère étoit délicieuse. J'ai été fêté. La Dame, qui faisoit les honneurs de la maison, m'a prié, fort affectueusement, de revenir lui demander à dîner le plus souvent que je pourrois. Je suis sorti fort content de cette maison. J'ai remercié tendrement le Chevalier Marqué, qui m'avoit procuré cette connoissance. Il sourioit avec complaisance, & m'a dit enfin: „Mon bon “ami, d'où comptez-vous sortir?“ -- Mais, de chez un Ministre, je pense. “Ce doit être même, plus que cela. “Je vois des Bureaux publics, une “Salle d'Audience, une Salle du Conseil. Si l'on tenoit des Etats-Généraux, “& qu'ils fussent permanens, on pourroit nommer cet Hôtel, Palais des “ Etats. “ A tous ces propos, mon homme éclatoit de rire. „Hé bien! m'a-t-il dit “enfin, jeune-homme, ne vous méfiez “donc pas de la fortune. L'homme que “vous avez vu, qui est le Chef suprême “de l'Hôtel, qui vous a paru, pour le “moins, un Ministre, est un particulier comme nous, qui n'a pas un “denier de revenu, & qui n'a pas “l'ombre d'un grade; qui n'est exactement rien, & qui jouit des avantages “de la fortune & de la naissance. Il y “a long-temps que je le connois; personne ne devroit plus être sa dupe; “mais, dans une ville comme Paris, la “recrue des dupes se renouvelle chaque “année, chaque mois, chaque jour. “Apprenez ce qu'est cet homme qui, “comme je vous dis, n'est rien. Il a “imaginé un projet qu'il dit fort utile “au Gouvernement, ou bien il l'a pillé “je ne sais où. Il prétend qu'il l'a proposé au Ministre, ce qui n'est peut-être pas vrai. Il assure que ce projet “va passer incessamment; qu'il a des “conférences deux fois par semaines “avec le Ministre; qu'il a été présenté “au Roi, & que l'on doit regarder cette “affaire comme absolument décidée en “sa faveur. Il n'y a pas, dans tout “cela, un mot de vrai. Quelquefois il y “a illumination à la porte de cet homme “industrieux: alors on répand dans le “quartier que c'est le Ministre qui est “venu tenir séance & dîner à l'Hôtel; “& le Ministre, comme je vous le dis, “ne sait probablement pas un mot de “toute cette belle histoire.“ -- „Mais “ces Bureaux, dis-je au Chevalier, “tous ces Commis.... Cela doit coûter “des sommes immenses.“ -- „Tous ces “Commis, répondit-il, sont des dupes “subalternes qui, n'ayant point d'argent à donner, sont reçus à travailler “ pro Deo, dans l'espoir d'obtenir, par “la suite, des places quand l'affaire “sera passée. Encore les rançonne-t-on, “& en tire-t-on le plus d'argent qu'on “peut.“ -- „Mais enfin, repris-je, “ils ne peuvent pas fournir de fortes “sommes, & suffire à la dépense de “l'Hôtel.“ -- „Aussi, repliqua le Chevalier, on a des dupes supérieures, “c'est-à-dire plus riches, qui fournissent “des fonds. Nos Messieurs se vantent “qu'ils feront avoir des places dans “cette affaire; mais qu'ils sont autorisés, “en secret, par le Gouvernement, à “exiger, des particuliers, une marque de “reconnoissance, pour ces places qu'on “leur procure. C'est ainsi, selon eux, “que le Ministère entend les récompenser, sans qu'il lui en coûte rien. Un “particulier veut obtenir une place. On “exige de lui une certaine somme proportionnée aux honoraires de la place. “On proteste qu'on ne veut toucher “son argent, que quand il sera pourvu “de la place; on le lui fait déposer “chez un Notaire; mais il y a le pot-de-vin “ de-vin secret; il y a quelques petites “sommes qui n'entrent point en ligne “de compte, & qui sont lâchées pour “gagner quelques gens prétendus intermédiaires. Il faut aussi avancer quelque chose pour les frais courans d'administration. De sorte que ce Chef & “ses consorts, en paroissant ne vouloir “rien toucher, touchent réellement “assez pour fournir aux dépenses “très-considérables, de cet Hôtel, “& jouissent de tous les avantages “d'une fortune immense, qui ne “leur coûte que la peine de leurrer le “Public.“ Je ne pus m'empêcher de sourire, en apprenant à connoître le fond de tout cet appareil fastueux, qui m'en avoit d'abord imposé. „Il faut avouer, m'écriai-je, que Paris seul peut offrir de “pareils intrigans.“ -- „Vous voyez “bien, dit le Chevalier, qu'il ne faut “pas vous désespérer, ni redouter “l'avenir. Ne craignez rien sous les “étendards du Chevalier Marqué: “ Nil desperandum Teucro duce & auspice Teucro. “Ne désespérez pas, conduit par un Héros. “Courage, mon enfant! si je vous “aide à manger votre fortune, je vous “aiderai à la réparer, & je vous procurerai un courant d'or intarissable, “comme la Rivière a un courant d'eau.“ Je remerciai le Chevalier, sans cependant espérer si fermement en lui. Il m'a reconduit plusieurs fois à l'Hôtel de l'Industrie. Je m'y suis amusé; je crois y avoir fait quelques conquêtes. Il s'y trouve des Dames très-aimables; on y a donné des fêtes très-brillantes, où la superbe Frédégonde a paru dans toute sa pompe. La petite Levrette n'a point été éclipsée par cette matrône. Elle est l'idole de cette Société, comme de toutes celles qu'elle fréquente. Cet Hôtel est agréable, sans doute; mais, malgré l'enthousiasme du Chevalier Marqué, je ne goûte pas la manière dont on s'y soutient. Pourquoi tromper le Public? Pourquoi vivre aux dépens des dupes? Il est tant d'états légitimes, qui peuvent être aussi lucratifs. Si le Chevalier n'a pas d'autres moyens pour réparer ma fortune, il est imprudent à moi de la dissiper sur de pareilles espérances.... Ne suis-je pas bien raisonnable, & même bien sérieux? qu'en dis-tu? Je vais me dissiper dans un bal charmant. Fin de la troisième Liasse. LE CRIME. Quatrième Liasse. Frédégonde, à César de Perlencour. Paris. Mon petit César, déguise-toi en femme-de-chambre, fais-toi habiller par ta Levrette qui a du goût. Je te prends à mon service. Je vais te conduire, avec moi, dans un Couvent, où tu verras des choses qui te feront plaisir. César de Perlencour, à Dumoulin. Je ne vais pas être si raisonnable dans cette lettre que dans la précédente, mon cher ami. J'ai obéi au billet de Frédégonde, que je joins ici. Levrette m'a habillé très-joliment, & m'a juré que je paroissois, sous cet ajustement, la soubrette la plus piquante & la plus fripponne qu'il y eût à Paris. J'ai rejoint Frédégonde qui s'est écriée: „Il est à “croquer. Allons, Mademoiselle, commencez vos fonctions. Il ne faut pas “que vous paroissiez neuve dans l'endroit où je dois vous conduire.“ Soudain elle s'est fait servir à sa toilette, par Mademoiselle César de Perlencour. Elle n'a pas manqué de lui donner plusieurs coups sur les doigts, & de la traiter continuellement de bête & de mal-adroite. Tous les galans, qui sont venus lui faire leur cour à sa toilette, l'ont fait derrière elle à sa femme-de-chambre. On lui a prodigué beaucoup de complimens sur sa nouvelle acquisition, & on lui a dit qu'il n'y avoit qu'une femme aussi sûre qu'elle de sa beauté, qui pût souffrir, auprès d'elle, une si jolie femme-de-chambre. Elle m'a fait faire, chez elle, un apprentissage de deux jours. Ensuite elle m'a conduit au Couvent qui renferme la belle Laure de Lysange, où elle est entrée, en grand deuil, comme pensionnaire, sous le nom de Madame la Comtesse de Brabant, Douairière, & moi comme sa femme-de-chambre, sous celui de Pauline. J'ai éprouvé un doux frémissement en entrant dans un petit bercail de pieuses Beautés, parmi lesquelles, sur-tout, se trouvoit celle que j'aimois. Je n'ai pas tardé à l'appercevoir, cette chère Laure. Elle méditoit profondément dans le jardin, les yeux tantôt fixés sur la terre, tantôt levés au ciel, avec un air touchant, & pour ainsi dire amoureux, qui la rendoit adorable. Qu'elle m'a paru belle! avec quelle ardeur je voulois aller me précipiter à ses genoux! Frédégonde m'a retenu. Elle m'a recommandé, avec vivacité & même une espèce d'emportement, de ne pas me trahir. Je suis devenu souple comme un gant. Ce changement lui a plû. „Courage m'a-t-elle dit! tu sautas prendre une mine “hypocrite. Tu feras quelque chose.“ Elle a abordé mon ange, en me défendant de me mêler de la conversation. elle a pris un ton patelin, dont, avec sa violence, je ne l'aurois pas cru capable. Elle a beaucoup questionné la Demoiselle, sur tout ce qui regardoit le Couvent. Celle-ci a répondu avec une sagesse unique, & une merveilleuse douceur. Je croyois voir un Ange questionné par un Diable. Le mot est lâché, je ne m'en dédis pas. Dans toute cette conversation, il n'y avoit pas un mot, ni un regard pour moi, qui dévorois des yeux la jeune personne. J'étois censée une domestique, un être secondaire qui ne compte pas dans la société. Ma maîtresse m'a chargé d'aller l'attendre dans son appartement. Cet ordre ne m'a pas plu, & je me le suis fait répéter deux fois. Je n'ai quitté, qu'à regret, la compagnie de la belle Laure, qui ne faisoit cependant aucune attention à moi. J'ai rencontré bientôt la mère S. Amand, Directrice des Pensionnaires, au milieu d'un essaim de jeunes Beautés. Il y en avoit un grand nombre qui étoient à croquer. Quel Paradis! c'étoit celui de Mahomet. Elles m'ont appelé. Elles savoient dejà mon nom: „Pauline, Pauline, m'ont elles crié.“ Je ne me suis pas fait tirer l'oreille, pour accourir à leurs voix. Elle m'ont questionné sur ma maîtresse, & leurs questions ont été aussi multipliées, aussi détaillées, aussi minutieuses que de jeunes personnes étoient capables d'en faire. Je me sentois embarrassé pour répondre. Je ne voulois pas contrecarrer ce que diroit ma maîtresse, qui avoit négligé de me faire ma leçon. La mère S. Amand s'apperçut de mon embarras, loua ma discrétion, blâma leur curiosité, & fit cesser leurs questions. je devois, malgré moi, regarder, d'un œil amoureux, les plus jolies de ces Demoiselles, ce qui leur plaisoit probablement, sans qu'elles s'en apperçussent; car elles me regardoient aussi d'un œil de complaisance; & je les entendois s'entredire tout bas: „Voilà une grande fille de bonne mine, “tout-à-fait revenante.“ Celle qui me paroissoit la plus jolie, & que je devois regarder le plus amoureusement, m'a dit même: „Pauline, vous paroissez fort “aimable, & vous nous plaisez beaucoup. J'ai fait un tendre & respectueux remercîment, en baisant la main de cette belle personne, avec plus d'ardeur sûrement que n'auroit fait une personne de son sexe. Elle y a été plus sensible aussi, & m'a quitté avec un regard tendre & presqu'avec un soupir. Ma situation est fort agaçante, au milieu de tant de personnes aimables. J'ai besoin de tout l'amour dont me remplit la belle Laure, pour me défendre des caprices divers que m'inspireroient les autres. Frédégonde me vante les agréments de ma situation; je les sens mieux qu'elle; mais ils sont accompagnés de beaucoup de dangers & d'embarras. Si l'on venoit à découvrir qui nous sommes l'une & l'autre, elle seroit enfermée à la Salpêtrière, & moi à S. Lazare, auprès de l'abbé Roussin, mon ci-devant Précepteur. Elle veut que je lui aie beaucoup d'obligation de me trouver avec elle dans ce gentil bercail. Je ne vois pas à propos de quoi cette folle s'expose à tant de dangers, pour me fournir les moyens de débaucher Mademoiselle de Lysange; car voilà le motif qu'elle m'allègue; & quel intérêt peut-elle avoir à me faire commettre cette sottise? Elle a déjà gagné, en partie, l'amitié de ma Laure, qui soupire beaucoup, & qui sûrement, dit-elle, est amoureuse. Or, ce doit être de moi, selon Frédégonde; nous verrons si cette assertion se vérifiera. La malheureuse est entrée chez l'innocente créature. Elle y a vu des dessins, & un petit portrait en pastel; car ma Laure s'occupe de la peinture & du dessin. Frédégonde a reconnu ma ressemblance, au premier coup-d'œil. „Voilà une physionomie, “a-t-elle dit, qui me revient beaucoup. “A qui cela ressemble-t-il?“ Laure a rougi, & répondu. „C'est le portrait “d'un parent.“ -- „Voilà des preuves, “me dit la séductrice.“ Je conviens qu'il y a de l'apparence, & Laure m'en devient plus chère. Je ne reste pas enterré dans cette pieuse retraite. J'ai la faculté de sortir presque tous les jours. Je reprends en ville les habits de mon sexe. Je vaque à mes affaires, aux grands objets de tout genre qui m'occupent sans relâche. Je suis une femme dans les murs du Cloître, & un homme hors de son enceinte. Le même au même. Je suis aimé, mon bon ami. Je n'en puis plus douter. La Mère S. Amand m'a pris en amitié; elle m'a avoué que Mademoiselle Laure, sous une apparence de philosophie, cachoit un cœur trop tendre; mais elle pouvoit être tendre pour un autre, & cette confidence, de la bonne Religieuse, ne me suffisoit pas. J'ai voulu quelque chose de plus clair. Hier, la Révérende se trouvant dans le jardin, avoit oublié ses poches; elle m'a chargé de les aller chercher dans sa Cellule; j'y ai volé. L'envie m'a pris de les visiter, pour voir s'il n'y auroit aucun papier qui pût m'intéresser. J'y ai trouvé une lettre de ma Divinité, écrite & reçue depuis quelque temps. Je la mets sous tes yeux. Juge de mon bonheur & de ma joie. Lettre de Mlle. Laure de Lysange, à la Mère S. Amand. „ Ah! ma bonne maman, plaignez-moi, je vous en prie, plaignez-moi. “Je suis bien malheureuse. Je me “croyois au-dessus des atteintes de l'amour, je ne me croyois pas du moins “susceptible d'une passion si décidée “pour celui qui me l'a inspirée. Oui, “qui me l'a inspirée. Je reconnois toute “l'ardeur d'une passion orageuse, qui “met le désordre dans mes sens & dans “tout mon être. Et c'est un enfant qui “me jete dans cet état de trouble & “d'humiliation. C'est un jeune blanc-bec, qui s'est même assez mal conduit jusqu'ici; & qui paroît avoir “refroidi, par ses déréglements, la “bonne volonté que mon père avoit “pour lui. On vouloit d'abord me “donner. à cet adolescent; j'en gémissois en secret. On commence à ne “plus s'en soucier, parce qu'il a déjà “dérangé sa fortune; & j'ai le malheur de regretter peut-être l'esclavage “auquel j'échappe si heureusement. O! “Philosophie, que peux-tu contre l'amour? Je ne fais que rêver de ce jeune “libertin; son fantôme, trop adoré, “me suit par-tout. Je cherche la solitude que je devrois fuir, puisque je “ne m'y occupe que de lui. Encore si “c'étoit un homme estimable, qui, par “l'ascendant d'un mérite réel, subjuguât “mon cœur, auparavant trop superbe; “mais c'est un enfant que je n'ai pas “même le droit d'estimer quant au “moral. Car enfin, le seul mérite incontestable que je lui connoisse jusqu'ici, c'est sa charmante figure, & “sa-taille déjà si avantageuse. Il n'est pas “dépourvu d'esprit; il a même des “connoissances & de la culture; mais, “gâté par sa mère, il laisse paroître “souvent une suffisance, & même une “fatuité assez naïve, mais pourtant choquante. Quant au cœur, je crois qu'au “fond il n'est pas mauvais; mais des “méchans abuseront de sa facilité, pour “lui faire faire des sottises. Il est mal “tombé, je le plains; car il s'amasse “de cruels regrets pour l'avenir. Il étoit “né pour le bien, & de cruelles circonstances, & d'indignes alentours le “conduiront à sa perte. “Et voilà le sujet que je préfère à “plusieurs honnêtes gens, qui s'étoient “mis ci-devant sur les rangs, pour “obtenir le présent de ma main & de “mon cœur. J'avois voulu m'élever au-dessus de la portée de mon sexe, en “cultivant la Philosophie; & cette grave “conductrice m'a sait donner dans un “amour qui me compromet à ce point “Ah! ma chère maman, éclairez-moi, “secourez-moi. Je suis lasse du monde, “que je n'ai fait qu'entrevoir. J'y ai “trop mal débuté. Je ne souhaite pas “d'y rester. Je brûle de retourner auprès de vous. Pourquoi y a-t-il tant “de préjugés & tant de petitesses dans “votre malheureux état? Que je l'embrasserois volontiers! Allons, je m'occupe trop aussi d'un objet qui n'est “pas digne de moi. Je donne du poids “& de l'importance à une passion qui “ne seroit rien, si je n'y faisois pas “trop d'attention. Je vais la perdre “dans votre heureuse retraite, & dans “le sein du Dieu dont je vais embrasser “les autels. Adieu, ma petite maman. “Je ne vais pas tarder à vous rejoindre, “& j'espère que vous reverrez, sage & “raisonnable comme ci-devant, votre “fidèle Laure.“ La fière & belle personne m'aime donc; cela est clair; mais c'est malgré elle, & je ne lui en ai aucune obligation. D'ailleurs, je n'ai pas lieu d'être flatté de la manière dont elle me traite. Ah! Mademoiselle Laure, impertinente Philosophe, c'est-là le cas que vous faites de moi! Je dois vous punir de votre insolence. Plus de pitié. Je commençois à la plaindre d'être tombée entre les mains de Frédégonde; mais j'ai montré sa lettre à cette intrigante créature: „Pas “de quartier, m'a-t-elle dit; venge-toi; elle mérite d'être sacrifiée, & “livrée ensuite à sa Philosophie.“ Frédégonde, au Chevalier Marqué. Réjouis- toi, mon brave. Je travaille pour toi. La petite bégueule que tu adores est amoureuse, non pas de toi; mais du jeune-homme. C'est ce petit imbécille, dont nous faisons notre jouet, qui lui a tourné la tête. Je suis entrée au Couvent pour y faire une retraite bien édifiante. J'ai pris le jeune écervelé pour ma femme-de-chambre. Joli comme il est, il paroît encore très-bien, déguisé en femme. Il semble que les Nonnes & les Pensionnaires, par un instinct aveugle & secret, sentent vaguement le sexe redoutable qu'elles doivent fuir de toutes leurs forces. Toutes ces filles sont folles de Pauline. C'est le nom que j'ai donné à ma suivante. La Dame de ses pensées, toute occupée de lui, est la seule qui ne l'ait pas encore apperçu, quoiqu'il lui creve les yeux. Mais, comme je te le dis, elle est amoureuse, avec sa Philosophie, presque jusqu'au délire. Il a surpris une lettre, de sa main, adressée à une bonne Religieuse, où elle fait l'humble aveu de sa passion. Cela est tout-à-fait plaisant. Il faut la tourner sur toi cette passion. C'est à quoi je travaille. Profite de la retraite du jeune-homme, pour faire le voyage de Lyon, que je t'ai conseillé. Tâche de gagner son père & sa mère, & de te faire nommer, par eux, son Gouverneur; afin que, s'il ouvre les yeux sur les tours que tu lui joues, il ne puisse t'envoyer promener, ni se séparer de toi. Pendant ce temps-là, il va travailler pour engager sa Philosophe à faire un faux-pas, à se sauver avec lui du Couvent. Soudain tu engageras ses parens à le faire enfermer à S. Lazare, ou à S. Yon à Rouen, pour le punir de l'enlèvement; & tu viendras te mettre en possession de la fille échappée du Couvent, qui ne saura plus que devenir. Tâche d'assurer la clôture de la sœur enfermée malgré elle; fais qu'elle prononce ses vœux devant toi, pour qu'elle n'en puisse revenir. Rafermis, endurcis bien les imbécilles parens, s'ils mollissoient vis-à-vis d'elle. Pars sur-le-champ, malheureux! & reviens vîte m'apporter tout l'argent que tu auras eu l'adresse d'obtenir, des bonnes gens que tu vas voir. Notre jeune-homme sort presque tous les jours, & il ne pense pas à toi. Il ne m'a pas dit un mot de toi, depuis que nous sommes cloîtrés. Tu vois, par ce trait, l'amour qu'il a pour toi, & celui qu'il mérite de ta part. César de Perlencour, à Dumoulin. Enfin la belle Laure a jeté les yeux sur moi, mon cher ami. Elle a tressailli; elle a rougi, pâli, & s'est sauvée précipitamment chez Frédégonde. „Qu'est-ce, “lui a-t-elle dit, que cette prétendue “femme-de-chambre, que vous avez près “de vous? Savez-vous que c'est un “homme?“ -- „Bon! vous êtes folle, “lui a répondu la malheureuse, en “éclatant de rire. Je connois très-bien “ma femme-de-chambre, pour la fille “d'une pauvre femme, qui m'a servie “long-temps; mais je sais d'où vous “vient votre erreur. Elle ressemble très-particulièrement à un jeune-homme “que je connois aussi bien que vous.“ -- Au jeune Perlencour, s'écria Laure.“ „Justement, répondit Frédégonde; “mais vous verrez, au premier jour, “ce jeune-homme venir me voir, & “alors vous reconnoîtrez aisément qu'il “est autre que ma femme-de-chambre.“ „Je n'en reviens pas, reprit Mademoiselle de Lysange. Il est vrai que “j'ai peu vu Monsieur de Perlencour; “mais sa figure, ce me semble, m'est “resté gravée dans la mémoire; & elle “ressemble, selon moi, parfaitement à “celle de cette prétendue femme-de-chambre. On ne voit point de ressemblances si frappantes, entre deux “personnes, sur-tout, qui ne sont pas “du même sang. Il est parlé de quelques “frères jumeaux, qui ont eu ensemble “une conformité surprenante; mais Perlencour n'est pas le frère de cette “prétendue jeune fille.“ -- „Et qu'en “savez-vous, reprit Frédégonde? Notre “jeune-homme ressemble parfaitement “à son père, la jeune fille au sien. Si “ces deux pères sont la même personne, “vous m'avouerez que les enfans doivent “se ressembler entr'eux. Or, je dois “vous confesser, que la mère de ma “femme-de-chambre a été quelque peu “galante dans sa jeunesse; qu'elle a eu “un amant nommé M. de Perlencour, “& que, de ces amours clandestins, “est née la petite Pauline. C'est aux “dépens de son père secret qu'elle a “été élevée. Je suis sûre de ce que je “vous dis, comme de mon existence. “Votre méprise est naturelle. Il faudroit, pour vous en garantir, que “vous connussiez le jeune-homme parfaitement, que vous l'eussiez vu long-temps, & que sa vraie figure ne pût “vous échapper sous toutes sortes de “déguisemens. Alors vous connoîtriez “la différence très-légère qui se trouve “entre les deux figures, & vous ne les “confondriez pas l'une avec l'autre.“ Laure, stupéfaite, anéantie, levoit timidement son œil sur moi, qui entrois dans ce moment. Elle me contemploit en silence. „Vous me confondez, dit-elle à Frédégonde. Comment croire “des choses si étranges?“ -- „Vous en “verrez la preuve, reprit la malheureuse, quand le Chevalier viendra me “voir.“ Suite. Frédégonde ne manqua pas de me faire ma leçon, dès que Laure fut partie. Je promis de suivre toutes les instructions qu'on me donneroit. Ma belle de Lysange me rencontra bientôt, & me fit le plus charmant accueil. „Ma Pauline, “me dit-elle, je t'aime bien, parce que “tu me paroîs une bonne fille, franche “& unie.“ -- „Ah! répondis-je, je vous “aime bien aussi moi, Mademoiselle, “autant que je vous respecte.“ -- „Dis-moi donc, reprit-elle, qui tu es; car je “suis grosse de te connoître.“ Et ici commença un petit Dialogue, dont je ne veux pas te faire grace. „Votre curiosité est bien flatteuse, lui dis-je; “mais je suis bien peu de chose.“ -- Qu'est-ce d'abord que cette Madame “de Brabant qui t'a prise à son service?“ (Brabant est le nom que prend Frédégonde dans ce Couvent.) -- „C'est une “ancienne connoissance de ma mère; “voilà tout ce que j'en sais. Elle a bien “des bontés pour moi.“ -- „Tu les “mérites, mon enfant. Que fait ta “mère?“ -- „Elle est garde-malade; “cela lui donne bien du mal. Elle “n'étoit pas née pour cela; car elle a “été bien à son aise, maman. C'étoit “une espèce de Dame.“ -- „Et ton “père?“ -- „Je ne l'ai pas connu; “on dit que je lui ressemble beaucoup.“ „Veux-tu que je te dise en confidence, pourquoi tu me plais tant? “C'est parce que tu ressembles beaucoup “à un jeune-homme, qui ne me seroit “pas indifférent s'il valoit quelque “chose, s'il te valoit, par exemple, “ma petite Pauline; mais je crains bien “que ce ne soit un mauvais sujet. Le “connois-tu? Sais-tu ce que c'est que “M. de Perlencour?“ -- „Attendez, “il me semble que j'ai entendu prononcer ce nom-là. C'est peut-être lui “à qui l'on dit que je ressemble; car “ma maîtresse jure que la ressemblance “est frappante. Je ne l'ai pas vu; mais “j'aurois envie de le voir, pour reconnoître si cela est vrai. Madame dit “qu'il doit venir ici au premier moment; nous tâcherons de le dévisager. -- „Tu verras un joli petit “jeune homme; mais il est déjà bien “corrompu, parce qu'il a eu le malheur “de tomber dans de bien mauvaises “mains. Ne connois-tu point une certaine Frédégonde, qu'on dit être une “abominable femme, & un certain “Chevalier Marqué, qui mérite bien “de l'être? Le petit imbécille a eu “l'imprudence d'amener dîner chez “nous ce Gredin-là, dont le moindre “défaut est d'avoir l'air d'un vrai manant. “Ce sont, sur-tout, ces deux êtres “misérables qui, comme deux démons, “se sont emparés de ce pauvre petit “malheureux, qui le ruinent, qui le “rongent jusqu'à la moële des os, & “finiront, peut-être, par le rendre aussi “méprisable qu'eux.“ J'ai protesté que je ne connoissois pas cette canaille-là; que je n'en avois pas entendu parler. Depuis ce temps, la belle Laure continue de me faire beaucoup d'amitiés. Elle se plaît à me donner de petites commissions, à se faire servir par moi...... & moi, je la sers d'un cœur...... Elle a beaucoup de rivales dans l'amitié qu'elle me témoigne. La plupart des Pensionnaires me font fête, à l'envi de Mademoiselle Laure. Elles exigent presque toutes, de moi, de petits services, que je leur rends avec plaisir. Je suis toujours de leur toilette. Elles rient beaucoup de ma mal-adresse, & elles disent que cela me va. Il y en a une, entr'autres, qui s'est avisée de devenir très-peureuse, depuis qu'elle me connoît, qui ne veut plus coucher seule, & qui prétend absolument que je lui tienne compagnie pendant la nuit. Moi, je ne demande pas mieux; car elle est jolie; & que Mademoiselle Laure n'a-t-elle la même fantaisie!... Au reste, la mère Directrice ne paroît pas fort éloignée de me laisser coucher avec la peureuse; &, la première nuit qu'il tonnera, (nous sommes bientôt dans la saison,) je ne doute pas que la Révérende Mère ne vienne me prier, elle-même, de coucher avec Mademoiselle du Tremblay; après celle-là, toutes les autres prétendront au même privilège, & le tour de Mlle. Laure viendra peut-être. En attendant, je reçois les plus tendres caresses. On me donne des baisers, & j'en rends; je fais danser toutes ces Demoiselles. On n'a jamais été si gai dans ce Couvent. Les Religieuses, elles-mêmes, paroissent me goûter aussi. Elles me sollicitent de me faire Sœur Converse. Voilà un état assuré, en cas que je sois ruiné par Frédégonde & le Chevalier Marqué. Je n'ai pas cru devoir taire, à Madame de Brabant, la conversation que j'avois eue avec Laure, sur elle & son complice. Je lui ai rendu le charmant portrait, que la Demoiselle m'avoit fait de Frédégonde & de son Chevalier. Elle a paru furieuse de ce qui la regardoit; mais elle a été enchantée de ce que son favori passoit pour avoir l'air manantissime. Telle est ma vie dans le Couvent, mon cher ami; elle n'est pas imposante; mais j'en mene dehors une plus conséquente & moins frivole. je donne dans les hautes sciences & dans tous les genres de littérature. Je vois tous les Coriphées du Parnasse. Je travaille infatigablement à ma tragédie. J'étudie à fond la politique, dans les cafés où l'on parle le plus des affaires d'Etat. Je vais incessament proposer mes projets aux différens Ministres. Je veux aussi faire imprimer un plan de Gouvernement, & un nouveau corps de Loix, qui sera intitulé le Code Perlencour. En un mot, de deux jours l'un, je vis vraîment en homme, pendant deux ou trois heures. La belle Laure brûle de voir, au Parloir, le jeune Perlencour, qui doit venir visiter Madame de Brabant; elle se cachera pour l'examiner tout à son aise. Je lui donnerai bientôt ce plaisir. Le Chevalier Marqué, à Frédégonde. Lyon. Fidèle à tes loix, ma générale, je suis parti sur-le-champ pour Lyon. J'ai fait grande diligence, & je suis arrivé en cinquante heures. J'ai déjà vu le père & la mère de notre petit imbécille. La mère est beaucoup plus sotte que lui. Elle est enthousiasmée de son fils. On aura d'elle jusqu'à sa chemise, en lui vantant cet astre d'amour, ce prodige du siècle. Je me suis exalté la tête comme elle. J'ai élevé le jeune-homme dans le troisième ciel; j'ai loué sa figure, son esprit, ses graces. J'ai vanté jusqu'à ses vers. Elle tomboit en pamoison. C'étoit pour elle une jouissance; elle n'a pas pu goûter plus de délices, la première nuit de ses noces. Elle m'adore, à présent, presqu'autant que son fils. Elle est à moi. C'est un nouveau chiffon, dont nous pouvons faire l'usage qu'il nous plaît. Son mari n'est pas tout-à-fait si facile à gagner. Il a un air de réflexion; mais il est d'une foiblesse inconcevable. Il sent toute la sottise de sa femme, & il lui est soumis comme un marmouset. Un homme, comme cela, peut avoir de temps en temps quelque fougue; mais, à la longue, on en fait tout ce qu'on veut. On m'a déjà presque proposé de me charger du petit jeune-homme; car je n'ai pas manqué de raconter toutes ses fredaines, de le plaindre sur les mauvaises liaisons dont il est entouré. Alors l'affectueux couple m'a parlé, avec exécration, d'un certain Chevalier Marqué, & d'une vieille coquine de Frédégonde, qui plongent le jeune-homme dans tous ses désordres. On voudroit bien purger la terre de ces deux horreurs. On m'a demandé si je les connoissois. Vrai, comme je suis, je n'ai pu le nier. J'ai même été obligé de faire chorus avec la compagnie, & de dire beaucoup de mal de cette vieille sorcière de Frédégonde. J'ai un peu plus ménagé le Chevalier Marqué. J'ai attribué tous les reproches qu'on peut lui faire, au malheur qu'il a de connoître cette indigne Frédégonde. Tu vois comment on nous traite dans cette maison. Il faut nous en venger, cela est trop juste. J'ignore qui est-ce qui leur a fait notre portrait. Je me suis donné pour le Chevalier de Loutraille, qui étoit beaucoup recommandé au père. J'avois ces lettres de recommandation, que je lui ai présentées. Aussi suis-je fêté à toute outrance. Si ces gens savoient que c'est le Chevalier Marqué qu'ils accueillent si bien! .... On doit me mener demain au Couvent de la Demoiselle. Le père ne paroît pas très-décidé à la violenter. Il faut que je le fortifie. Suite. J'ai vu la belle Adèle de Perlencour; elle est adorable. C'est son frère en femme; c'est-à-dire, avec des traits plus mignons & un teint plus délicat encore, & plus éblouissant. Elle a, d'ailleurs, un air de douceur, de tendresse & de mélancolie, bien plus enchanteur que l'air un peu suffisant de notre pigeonneau. Elle paroît encore plus céleste sous la guimpe. Ah! ma foi, c'est un meurtre. Je suis tenté de te demander grace pour elle. Je m'emparerai plutôt de sa personne, pour la mettre à l'abri de la violence. Si je pouvois l'engager à se sauver avec moi! .... Mais cela paroît trop bien élevé. L'amour seul, tout puissant sur une personne si tendre, pourroit l'engager, peut-être, à trahir son devoir; mais je ne vois pas qu'elle en ait pour moi. Son œil ne m'a rien dit, en conscience. Elle ne paroît pas se douter qu'il puisse y avoir jamais, entre nous deux, rien de ce qui s'appelle amour. Je ne lui parois pas un être fait pour cela. C'est ce qui combat un peu les sentimens de pitié que j'ai conçus pour elle, & fera que je finirai par l'abandonner à son sort. On m'a montré, à la promenade, Dumoulin, l'éternel ami du petit César. Cet Avocat bavard pourroit jaser & dire des choses qui ne nous conviendroient pas. Il ne fréquente plus cette maison; mais j'ai pris mes précautions de façon, qu'elle lui sera fermée le reste de sa vie. Je l'ai peint de la bonne encre. Il ma beaucoup d'obligation. On m'a tant prié, tant prié, qu'il a fallu me rendre. J'ai accepté la place qu'on m'a proposee de Gouverneur du jeune-homme. On me donne mille écus par an d'honoraires, avec une pension de quinze cents livres, pour le reste de ma vie, après l'éducation finie. On me fixe douze mille francs par an, pour la dépense du jeune-homme; ainsi voilà quinze mille francs dont je puis disposer par an, y compris mes honoraires, & je puis même compter sur vingt mille livres; car nous obtiendrons bien, par an, cinq mille livres de gratifications. A present que je vais prendre les rênes, on se promet les plus brillants succès. Jusqu'ici le jeune-homme a été livré à lui-même; il n'est pas surprenant qu'il soit tombé dans quelques égaremens; mais, sous la conduite d'un homme aussi sage, aussi éclairé, aussi consommé que son nouveau Mentor: Oh! il ne peut plus broncher; il va briller dans toute sa gloire. Je me nomme, à présent, dans cette maison, M. le Chevalier de Loutrailles, & je ne permettrai pas que mon éleve voie le Chevalier Marqué, ni la vieille sorcière de Frédégonde. Je vais te revoir sous peu de jours, sorcière encore jeune, figure Angélique avec une ame un peu Diabolique; mais il faut, dans le monde, de tout un peu. Tu fais des tiennes dans un Couvent. Si je croyois que le jeune-homme fût assez avancé auprès de sa belle, pour qu'elle se prêtât à l'enlèvement, j'engagerois déjà ses parens à me charger d'obtenir une lettre-de-cachet, pour le faire enfermer pendant quelque temps; mais il vaut mieux, je crois, attendre que je sois de retour à Paris. Qu'en dis-tu? Frédégonde, au Chevalier Marqué. Malheureux! je t'apprendrai ce que c'est qu'une vieille sorcière. Tu triomphes, en me répétant ces mots injurieux. Tu n'en passes pas moins pour un coquin, & qui, plus est, pour un coquin subalterne, ce qui est le comble de l'ignominie; mais cette épithète n'attaque que ton honneur, & par conséquent porte à faux; au lieu que ce mot de vieille attaque ma figure & mon individu, ce qui te fait rire en secret. Hé bien, je vais te payer de la même monnoie, & je t'apprends qu'on te trouve l' air manantissime, ce qui me paroît très-juste. Qu'en dis-tu? Cela ne vaut-il pas bien la qualification de vieille sorcière? Vengeons-nous. Tout le monde conspire contre nous. On ose s'accorder à nous regarder comme des garnemens. Justifions les odieuses dénominations qu'on nous donne. Point de scrupules! Osons tout nous permettre contre des ennemis: Dolus aut virtus, quis in hoste requirat? Dit Virgile, selon toi, & selon la pitoyable traduction que tu m'en donnes. Avec un ennemi, fraude ou vertu, qu'importe? Le petit jeune-homme va m'échapper. Il a subjugué sa Belle. Il va coucher avec elle au premier moment. Prends les arrangements avec sa famille, avant ton départ de Lyon, pour le faire arrêter à ton arrivée à Paris. Il est adoré de toutes ces folles de Pensionnaires. Il a sûrement trahi déjà son sexe avec plusieurs; mais elles ne s'en vantent pas. Le secret ne peut pas durer. Il va arriver un éclat. La Lysange, découverte en commerce avec un homme, ne pourra plus rester dans le Couvent, & n'osera retourner chez son père. Elle sera donc à nous. Alors traite-la sans quartier, elle le mérite. C'est elle qui a l'insolence de te trouver l' air manantissime. Je brûle que ceci finisse. Je m'ennuie, moi, dans ce Couvent, parmi les bégueules. Les Pensionnaires s'amusent; je leur ai amené un jeune étalon; & moi je bâille. D'ailleurs, quand le sexe du jeune-homme éclatera, tu sens quel scandale! combien toutes les vieilles seront indignées. Il pourroit bien m'en arriver mal. On me feroit un crime d'avoir introduit un homme dans une pareille maison. Il faut que je m'éclipse, & que je disparoisse. César de Perlencour, à Dumoulin. Mademoiselle Laure vouloit absolument voir le jeune Perlencour au Parloir. Il est venu hier faire sa visite à Madame de Brabant. Pauline étoit sortie par hasard; car on auroit voulu la mettre-là, pour confronter les deux figures, qu'on trouve si ressemblantes. La Demoiselle s'est cachée derrière un paravent. Elle a vu Perlencour, enveloppé d'un grand manteau, pour cacher les habits de Pauline dont il étoit en secret revêtu. „C'est exactement la même figure, a dit tout bas Mademoiselle “Laure. Quel dommage que Pauline “ne soit pas ici!“ Pauline n'a pas tardé à venir. On l'a dit à Madame de Brabant; malheureusement M. de Perlencour a pris congé dans ce moment. Il n'a fait que passer derrière un paravent; il y a mis bas son manteau, & sur-le-champ Pauline a reparu. On a été fâchée de ce qu'elle n'étoit pas rentrée un clin-d'œil plutôt. On lui a dit: „Tu “as dû rencontrer le Chevalier ton “portrait.“ -- „Ah, ah! dit-elle, j'ai vu un jeune-homme, en manteau “bleu, qui sortoit d'ici. Ah! que je le “voie!“ Pauline a couru après le jeune-homme, & elle est revenue dire: „Hé “mais vraîment oui, je crois qu'il me “ressemble.“ -- „Hé, grande bête, lui “at on dit, il falloit donc le ramener, “afin que nous vous vissions tous deux “l'un à côté de l'autre.“ N'importe; l'idée de la figure de Perlencour étoit toute fraîche; & cela suffisoit pour que Mademoiselle Laure jugeât de l'extrême ressemblance. Cependant elle est bien sûre à présent que le jeune-homme & Pauline sont deux personnes différentes. Elle les a vus presqu'ensemble. Il n'y a eu qu'un clin-d'œil de différence. Elle a été très-affectée de la vue de Perlencour. Elle avoue que c'est un très-beau jeune-homme, qu'il y auroit même de l'étoffe pour faire, de lui, un honnête homme; mais elle en revient toujours à maudire ce manant de Chevalier Marqué, & cette vilaine Frédégonde, qui corrompent si indignement ce beau jeune-homme. Il y a eu du tonnerre; on le desiroit depuis long-temps. Tu vas me dire tout de suite: „tu as couché avec la belle “peureuse.“ Tout beau, Monsieur, qu'en savez-vous? Je ne veux pas, moi, vous faire de pareilles confidences. Si quelques jeunes Pensionnaires ont des foiblesses pour moi, dois-je m'en vanter, & me faire passer pour un Gascon prêt à se glorifier des bonnes fortunes qu'il n'a peut-être pas? Quoi qu'il en soit, si ma situation est délicieuse, elle devient très-dangereuse. Si j'étois découvert pour ce que je suis, le Gouvernement pourroit bien n'être pas porté à ne faire qu'en rire. On pourroit me renfermer dans une retraite moins agréable. Madame de Brabant auroit sa part de ma disgrace, comme ma complice. Elle est dans les transes; elle veut absolument que tout ceci finisse, & j'avoue que moi-même je n'en serai pas fâché. Suite. Ah! mon bon ami, j'ai fait une grande sottise. J'en suis désespéré; mais qu'y faire? Le tour de Laure est venu. Elle m'a vu tenir compagnie à d'autres, pendant la nuit. Elle a cru qu'elle pouvoit se permettre le même agrément. Je ne veux point te donner de détails. Ils sont trop honteux pour moi. J'ai été séduit, entraîné par l'occasion, par l'ascendant irrésistible des circonstances. Je me suis trahi. Laure a entrevu qui j'étois. Grand Dieu! J'ai voulu devenir entreprenant. J'ai été repoussé avec horreur. J'osois passer à la violence. Elle a poussé un cri, & s'est évanouie dans mes bras. Tu ne me crois pas assez lâche pour avoir consommé le crime: non mon ami, non, j'ai respecté son état & sa vertu; mais je n'en suis pas moins allé trop loin, puisque j'ai violenté celle que je devois révérer en silence. C'est cette détestable Frédégonde qui est cause de tout le mal. Elle ne cessoit de me dire que Laure, avec sa Philosophie toute physique, ne demandoit pas mieux; que j'entrois dans ses desirs secrets, en lui faisant une douce violence; que je lui sauvois, par cette apparence de violence, la honte de céder. Mon Dieu, que je suis fâché de ce que j'ai fait! On est accouru au secours de ma victime. Elle a rouvert les yeux; elle a rencontré les miens, & s'est détournée & renversée avec horreur. J'ai craint qu'elle ne parlât, qu'elle ne me trahît. Je me suis retiré humblement. Frédégonde est furieuse; elle me traite d'imbécille. A la manière déterminée dont elle prononce ce vilain mot, on diroit qu'elle ne m'auroit jamais nommé autrement. Selon elle, tout mon but devoit être d'engager Laure à quitter le Couvent, & à se retirer avec nous; mais je ne devois tenter l'entreprise que quand je serois dans une maison toute à moi, où je serois maître d'elle. Qu'allons-nous devenir? Laure a paru trop détester mon entreprise, pour me garder le secret. Je suis retourné chez elle; je l'ai trouvée seule. Elle s'est encore détournée en m'appercevant. Je suis tombé à ses genoux: „O ma chère Laure, ai-je dit, “pardonnez un instant d'emportement “dont je n'ai pas été le maître. Je vais “me bannir de votre azile & de devant “vos yeux, pour ne pas encourir le “risque de devenir aussi coupable; mais, “pour Dieu! dites que vous me pardonnez. Elle frissonnoit; tous ses membres étoient agités d'un tremblement convulsif; elle élevoit les yeux au ciel, & lui demandoit pardon. „Oui, Monsieur, disoit-elle; mais, au nom du “ciel, partez, délivrez-moi de votre “vue.“ -- „Ma chère Laure, poursuivois-je, promettez-moi de ne rien “dire.“ -- „Tout ce qu'il vous plaira, “disoit-elle, mais partez.“ Elle alloit retomber dans un profond évanouissement. Je me suis retiré; quel parti dois-je prendre? Le Chevalier Marqué, à Frédégonde. Paris. J'arrive, ma générale, je suis en fonds. Ces Perlencour sont de bonnes gens, des gens bien chrétiens; ils font du bien à leurs ennemis; car nous sommes un peu les leurs. Le jeune-homme recevra de mes nouvelles. Quitte ce triste Cloître, & viens me rejoindre. Je t'attends, & je me mets au lit, en pensant à toi. César de Perlencour, à Dumoulin. Ma foi, mon ami, je suis décampé du Couvent sans tambour ni trompette, sans prendre congé de personne. J'ai cru pouvoir abréger les cérémonies. J'ai respiré, quand je me suis vu dans un air libre. J'ai mis bas, j'ai jeté à mes pieds les habits du sexe foible, que je ne reprendrai sûrement jamais; je me suis retrouvé tout-à-fait un homme. Qu'il ne soit plus question de toutes ces misères. Cependant, j'avoue que je suis inquiet. Je ne suis pas content de moi. J'ai bien manqué à cette Demoiselle de Lysange. Que va-t-il résulter de-là? Parlera-t-elle ou non? Ne sera-t-elle point dans le cas de souffrir elle-même de mon indiscrétion? J'ai une inquiétude encore plus grande, je te l'avoue. Ma sœur, malheureuse peut-être sans le mériter, ne me sort pas de l'esprit; si j'avois tort aussi à son égard, je ne me le pardonnerois pas. J'ai revu ma bonne petite Levrette. Oh! comme elle m'a embrassé! C'est celle-là qui est bonne. La pauvre enfant! avec tant de corruption autour d'elle, être si excellente! En vérité, elle me fait rougir. Ce vilain Chevalier Marqué est arrivé de je ne sais quel pays, où il étoit allé faire je ne sais quoi. Il n'a pas absolument voulu me le dire. Il devoit, je crois, passer à Lyon. Je lui avois donné une lettre de recommandation bien chaude pour mon père. Je ne sais pourquoi il n'a pas voulu absolument que je l'y appellasse le Chevalier Marqué. Il a pris, je crois, le nom de Chevalier de Loutraille. Je commence à ne pas goûter excessivement cet homme, très-faux sous une apparence de sincérité. J'ai fini ma tragédie. Elle est déjà presque reçue, & sera jouée dans peu. On la prône déjà dans toutes les sociétés. Je dois en faire des lectures. Je vais m'occuper un peu des objets littéraires; mais simplement pour me distraire & comme un pur amusement. Ma grande occupation sera de me livrer aux objets Philosophiques & Politiques; sur-tout il est question de m'obtenir une audience particulière du Ministre. Nous y traiterons de grands objets. Je suis né pour les grandes choses. Le Chevalier Marqué, à Frédégonde. Le petit jeune-homme fait le difficile vis-à-vis de moi, ma belle ame damnée. J'ai été obligé de faire mon apologie. Je n'ai pas jugé à propos de lui dire d'où je viens, ni la qualité que j'ai obtenue de son père vis-à-vis de lui. Il ne faut pas qu'il se doute que j'aie aucune part dans ce qui va lui arriver. Il faisoit un peu le méchant. Je l'ai gagné avec quelques louis d'or. Cela ne m'a pas coûté prodigieusement. J'ai touché une année d'avance de ses revenus & des miens; j'ai donc quinze mille francs entre les mains. Je l'ai fait taire avec son propre argent; & nous allons jouir, à notre aise, de ses deniers, tandis que le petit Monsieur sera forcé de nous laisser bien tranquilles. Je suis fâché que tu aies quitté le Couvent, au moment où j'y avois le plus de besoin de ta résidence. Nous n'allons plus savoir ce que deviendra la belle Laure, & nous n'aurons plus aucun moyen de la gagner. Nous avons perdu tout le fruit de nos peines. Nous comptions que ce petit drôle engageroit la Belle à se sauver du Couvent avec lui; & que, sur ces entrefaites, mon jeune-homme se trouvant arrêté, sa capture deviendroit la nôtre, & resteroit entre nos mains; & point du tout, le petit imbécille, qui l'a été moins que nous dans cette circonstance, n'a fait que s'amuser dans le joli Monastère; & à présent nous ne tenons rien. La proie est restée dans la nasse, & nous ne savons plus comment la gagner. Il n'y faut pourtant pas renoncer. Quant à Monsieur le petit jeune-homme, il va payer les petits amusements qu'il a eu l'insolence de prendre sans notre permission. César de Perlencour, à Dumoulin. J'ai un peu maltraité le Chevalier Marqué, mon bon ami. Il s'est justifié comme il a pu. Je ne sais pas au juste d'où il vient. Il n'a pas voulu me le dire; mais il m'a donné quelqu'argent pour m'appaiser. Il me paroît en fonds. J'ignore où il a pu se remonter si bien. Il aura volé quelqu'un sur le grand chemin. Je commence à bien revenir sur le compte de cet homme-là, aussi bien que de sa Frédégonde. La malheureuse est sortie du Couvent, dans le moment où j'avois le plus grand besoin qu'elle y restât. Je ne sais plus à présent ce que devient ma chère Laure. Si on s'étoit apperçu de quelque chose! Si on alloit la soupçonner de complicité, avec moi, & la punir! ..... Tu sais ce qu'on dit de la vengeance des Monastères. On parle de cachots souterrains, où l'on enferme les malheureuses victimes. J'ai entendu dire confusément qu'on avoit fait disparoître quelqu'un, dans ce malheureux Couvent. Seroit-ce ma chère Laure? Innocente ou vertueuse, souffriroit-elle pour mes fautes? ou bien seroit-ce du moins quelqu'une de mes autres victimes? Ces idées me tourmentent; il faut nous en distraire. J'ai d'agréables distractions, mon ami. J'ai le charme des plaisirs, & sur-tout la brillante illusion de la gloire. Ma tragédie est décidément reçue, à ce qu'on m'assure; (car je ne veux pas paroître dans tout cela.) Elle va être jouée au premier moment; & tous mes amis me jurent que je puis compter sur le succès le plus complet. Tous mes projets & mes plans de gouvernement ont été merveilleusement bien accueillis par le Ministère. Ce sont des gens de poids qui me l'assurent, & l'on va prendre jour avec moi pour me présenter au Ministre, qui brûle de me voir. Il me présentera sûrement lui-même à Sa Majesté. Ainsi me voilà en pied. Je vais accepter de l'emploi; car il faut être quelque chose; mais on me conseille de ne pas exiger d'abord un grade trop élevé, à cause de ma jeunesse, & pour ne pas trop éveiller l'envie contre moi. Je me contenterai donc du rang de Colonel, pour commencer. Je n'exigerai pas non plus tout de suite la croix. Il faut la mériter par des actions. Des plans & des projets ne suffisent pas pour moi. Tout radieux de gloire, je n'aurai pas de peine à tirer ma chère Laure de sa prison, si on l'y tient enfermée. Je la protégerai. J'avancerai son père. J'ai passé chez lui, pour avoir des nouvelles de sa fille. La guerre recommence; Monsieur le Comte est parti pour Brest, où son régiment va s'embarquer, sans doute pour l'Amérique; Madame la Comtesse s'est retirée dans une terre éloignée. Je me charge de leur fille. Que ne t'ai-je, mon cher Dumoulin, pour témoin de mes glorieux succès! Ma première lettre contiendra sûrement de brillans détails.... Mais, qu'est-ce que j'entends? ciel!..... Lettre de Saint - Jean, Domestique de Monsieur César de Perlencour, à Monsieur Dumoulin. Monsieur, Je sais que vous êtes l'intime ami de mon jeune maître. Il comptoit vous apprendre de belles choses. Le pauvre jeune-homme! il a été arrêté, hier à minuit, de la part du Roi, tandis qu'il vous écrivoit. On ne lui a pas donné un moment pour se retourner. On n'a pas voulu lui dire où on le conduisoit. On l'a fait monter en voiture, & l'on est parti ventre à terre. Il ma laissé sans le sou, & je l'ai bien pleuré. J'ai couru, pendant toute la journée, pour recueillir des informations sur son compte. On croit qu'il est enlevé uniquement pour être enfermé à S. Yon, maison de force située auprès de Rouen. Il n'y sera pas mal, & cette prison n'est pas déshonorante. Je comptois que M. le Chevalier Marqué, son ami, qui m'a placé auprès de lui, pourroit faire quelque chose en sa faveur; mais jamais il n'obligea que lui-même. Il vient aussi d'être arrêté, & son sort est pire que celui de mon jeune maître; car on veut me faire accroire qu'il a été conduit à Bicêtre, ce que je ne puis croire; car enfin on ne traite pas ainsi un homme de sa qualité. Je comptois aussi sur une autre protectrice de Monsieur César; c'est une nommée Madame Frédégonde, chez laquelle il va beaucoup de grand monde; mais on dit qu'elle vient d'être aussi arrêtée au même instant, & conduite, qui plus est, à l'Hôpital; ce qui seroit le comble de l'injure pour l'amie de tant de jeunes Seigneurs. Je n'ai plus que Mademoiselle Levrette à qui je puisse m'adresser. C'est une très-jolie jeune Dame. Je suis bien sûr qu'elle fera tout ce qu'elle pourra pour la délivrance de mon jeune maître. Si vous pouvez la seconder, Monsieur, vous qui êtes son ami, vous ferez une bonne œuvre. Me voilà sur le pavé, sans aucune ressource. On a mis le scellé par-tout, & il ne me reste rien dans les mains; car je n'ai pas volé mon maître, Monsieur; je vous l'assure, & tous mes amis pourront vous le certifier. Je me recommande à la Providence & à votre générosité, en attendant que vos soins, réunis à ceux de Mademoiselle Levrette, puissent me rendre mon très-cher maître. Fin de la première Partie. Fin du Tome Premier. SECONDE PARTIE. PREMIÈRE LIASSE. César de Perlencour, à Dumoulin. Rouen, S. Yon, 1778. Avoue, mon bon ami, que je suis bien malheureux, que le ciel me reprend bien, d'une main, ce qu'il a semblé me donner de l'autre. Moi que la nature avoit honoré de quelques-uns de ses dons, je me vois le jouet de la fortune. Quand je touchois au comble de la gloire, j'ai été enlevé pour être renfermé dans une maison de correction, comme un petit écolier libertin. Je suis sous la férule la verge de ces Frères aux grands chapeaux, qu'on nomme Ignorantins, qui sont en possession d'administrer les remèdes de l'ame, du même côté que les Apothicaires insinuent ceux du corps. On ne m'a pas dit précisément où je suis; mais j'entrevois que je suis à la porte de Rouen, dans une maison de force connue sous le nom de S. Yon. Tu te serois attendu qu'un homme comme moi ne devoit être enfermé qu'à la Bastille, à Vincennes, à Pierre-Encise; en un mot, dans quelque prison royale. Hé bien, S. Yon, voilà ma Bastille. C'est ainsi qu'on traite un homme qui a bien mérité de la patrie, qui s'est occupé de ses avantages, qui a fourni au Gouvernement des lumières, des projets, dont il fera sans doute usage, en étouffant leur auteur; mais je travaillerai encore pour ce Gouvernement ingrat. Je continuerai mes travaux politiques, , dans le séjour de la honte de l'obscurité, je ferai tout ce qu'il faudra pour arriver au temple de la gloire. Ce qui me tourmente le plus, c'est que je crains, que la pauvre Demoiselle Laure ne souffre, dans son Couvent, pour les fautes que seul j'ai commises, ne passe pour ma complice, tandis qu'elle n'a été que ma victime. J'ai toujours aussi devant les yeux ma pauvre sœur. Je crains d'avoir contribué à la mettre au désespoir, à faire le malheur de sa vie entière. Hélas! je ne voulois que faire des heureux, , comptant sur le bonheur, pour moi, comme pour les autres, je répétois sans cesse, du fond du cœur, ce vers de Voltaire: Je veux que tous les cœurs soient heureux de ma joie. Je souffre beaucoup de ne pouvoir réparer le mal que j'ai fait, sur-tout à ces deux chères personnes; c'est-là ce qui me fait sentir principalement les rigueurs de la captivité. Je t'écris, mon bon ami, sans savoir si ma lettre parviendra jamais jusqu'à toi. C'est du moins un plaisir de m'occupper de mon ami. Je conversois aussi avec toi; je t'écrivois quand on est venu m'arrêter de la part du Roi. Juge de ma surprise. J'ai cru d'abord qu'il étoit question de quelque chose de plus rigoureux que cela. Je me suis vu dans ces prisons royales, où l'on est entièrement séparé de tout ce qui respire, où l'on est enterré vivant dans le séjour des morts. Je croyois que ma gloire naissante m'avoit suscité des envieux, avoit donné de l'ombrage au trône; cela s'est terminé par me voir enfermé, comme un enfant, dans une misérable maison de correction. Ne puis-je pas me regarder, après une pareille chûte, comme Bélisaire demandant l'aumône après ses triomphes, ou comme l'eunuque Narsès obligé de filer après ses victoires? Je ne te peindrai pas mon triste voyage, auprès d'un Exempt de Police, exactement muet sourd, sans entrailles comme un rocher du nord. Il a été très-court. On me faisoit courir en poste, pour aller dans un endroit où je n'étois pas pressé de me rendre. Enfin nous sommes arrivés sur le port d'une ville bâtie au bord d'une grande rivière, qui se trouve couverte de vaisseaux. C'est sans doute Rouen. J'ai vu le fleuve remonter en arrière, poussé par le flux ou reflux de la mer; on m'a fait traverser un pont de bateaux qui s'ouvroit dans le moment; enfin, au bout d'un fauxbourg, on m'a fait entrer dans la prison ignoble, quoiqu'assez propre, où l'on jugeoit à propos de m'ensevelir. Les Frères m'ont reçu d'un air patelin, tout ce qu'ils m'ont dit tendoit à me prouver que tout ce qu'on faisoit n'étoit que pour mon bien. Je te quitte, mon bon ami, pour assister à la prière du soir. Voilà les exercices amusans dont je me trouve occupé, moi indigne, réduit ci-devant, pour passer mes soirées, aux bals, aux spectacles, aux parties de plaisir de toute espèce. Lettre ministérielle à M. de Perlencour père. Versailles. Votre fils, Monsieur, a été arrêté le 20 du mois dernier, sur votre réquisition, sur les instances d'un quidam se disant Chevalier de Loutrailles, chargé par vous de cette commission. On l'a transporté à S. Yon, auprès de Rouen, maison de force, ou plutôt pension, où les réclus sont traités fort doucement. Les informations que nous avons recueillies sur son compte, ont été à son avantage. Il a eu le malheur de tomber en de mauvaises mains, cela étoit pardonnable à un jeune adolescent, abandonné à lui-même, dans les dangers de la capitale. Voilà l'unique source du dérangement qu'on peut lui reprocher. Les deux sujets principaux qui l'ont plongé dans le désordre, sont un certain Chevalier Marqué, escroc de profession, une nommée Frédégonde, femme de mauvaise vie. Nous avons cru devoir les punir comme ils le méritent; l'un est enfermé à Bicêtre pour quelque temps, l'autre à la Salpêtrière. C'est à vous désormais, Monsieur, à veiller plus attentivement sur Monsieur votre fils sur ses liaisons. Quelques mois de retraite suffiront pour le faire rentrer en lui-même, lui donner le temps de sentir les inconvéniens de la conduite qu'il a menée jusqu'ici. Nous vous le rendrons quand vous le voudrez; ensuite un bon Gouverneur, en le dirigeant comme il faut, pourra le mettre dans une meilleure voie, lui donner le moyen de se faire honneur, en développant les bonnes qualités qu'il peut avoir reçu de la nature. J'ai l'honneur d'être, &c. Frédégonde, à Levrette. De la Maison Royale de la Salpêtrière. Je m'adresse à toi, ma chère petite Levrette. C'est de la Salpêtrière que je t'écris. Oui, je suis renfermée dans cette odieuse maison. Une femme comme moi, qui réunissoit, chez elle, ce qu'il y avoit de plus brillant parmi nos jeunes Seigneurs; que font-ils, ces brillans Cavaliers, avec tout leur crédit? Ils se laissent enlever une femme qui faisoit leurs délices. Ils la laissent traiter si indignement. Je ne sais ce qu'est devenu le Chevalier Marqué; on le dit enfermé à Bicêtre; encore passe pour lui, il peut le mériter. Dans le fond, c'est un escroc. Je ne devois pas voir un gredin comme cela. C'est pour lui que je suis enfermée. C'étoit pour lui que je travaillois. Le scélérat, il me le payera. O ciel! être arrêtée au moment où nous avions quinze mille francs à manger..... Vois tous nos Marquis, tous nos petits Ducs, tous nos Abbés pimpans, ma chère amie; qu'ils se remuent tous pour me faire sortir de-là, avant que ma trop ignominieuse disgrace soit connue du Public; ce seroit un scandale. Je me recommande à toi, ma chère petite bonne amie. Je connois ton bon cœur; tu sais tout le bien que je te veux. Je t'embrasse; ta bonne amie Frédégonde. Le Chevalier Marqué, à Levrette. Du Château Royal de Bicêtre. Ne sachant à qui m'adresser, j'ai recours à toi, ma charmante petite Levrette, pour me tirer de l'ignominieuse prison où je suis renfermé. Aurois-tu cru cela, ma petite? Moi, le Chevalier Marqué, moi, enfermé à Bicêtre avec ce qu'il y a de plus vil parmi les hommes? Comment une idée aussi inconcevable a-t-elle pu entrer dans la tête de ceux qui sont chargés du Ministère? Qu'une malheureuse, comme Frédégonde, soit enfermée à la Salpêtrière, cela est dans l'ordre; car j'apprends, pour ma consolation, qu'elle a subi ce traitement, beaucoup trop doux pour elle. Après les indignes tours qu'elle a joués à tout le monde; après toutes les jeunes Dames Demoiselles qu'elle a débauchées; après tous les jeunes Seigneurs qu'elle a ruinés, elle devoit s'attendre à cent fois pire. Je me suis sacrifié pour cette malheureuse , pour remplir ses indignes projets, je me vois traiter comme elle. Ah ! Je n'en reviens pas. Et ce petit imbécille de Perlencour, qui n'est qu'à S. Yon, tandis que moi, son Gouverneur, je suis à Bicêtre! N'est ce pas une indignité? Et les quinze mille francs que j'avois reçus de son père, que sont-ils devenus? Vois tous les gens distingués qui s'intéressent à moi, sur lesquels le nom du Chevalier Marqué peut avoir quelque poids; remue ciel terre, ma bonne amie; tire-moi de cette maudite galère. A mon retour, je volerai dans tes bras. Je t'établirai Dame Reine de mes pensées; je logerai avec toi, je ne serai plus désormais qu'à ma chère petite Levrette. Levrette, à Mademoiselle la Voirie. Paris. Ma bonne amie, tâche de voir le Chevalier Marqué à Bicêtre, Frédégonde à l'Hôpital de la Salpêtrière, de leur porter quelques secours de ma part. Ils ont l'un l'autre de grands torts vis-à-vis de notre petit bon ami Perlencour; mais ils sont malheureux, les pauvres Diables! Il faut les plaindre les secourir. Je n'ai, parmi mes connoissances, personne qui veuille se charger de les tirer de là. D'ailleurs, je dois mes premiers soins à notre petit ami. J'apprends qu'il est à S. Yon, près de Rouen; j'y vole. Puissé-je le délivrer! Je ne sais pas comment je m'y prendrai. Au revoir, ma chère amie; sans prétention, sans compter valoir grand'chose, tu vaux mieux que tous les Chevaliers Marqué toutes les Frédégonde. César de Perlencour, à Dumoulin. S. Yon. Je n'ai ni amis, ni maîtresse, mon cher ami, ni plaisirs d'aucune espèce dans cette cruelle maison. Je m'entretiens avec toi, c'est tout pour moi. C'est-là mon Univers, ma fortune mes Dieux. Je ne suis pas absolument mal dans cette retraite; mais il n'est point de belles prisons. Combien de temps serai-je encore obligé d'y bâiller? Mais ciel!... Suite. Rouen. Tandis que je t'écrivois, j'ai vu entrer, dans ma chambre, un petit Frère conduit par le grand Frère; c'est-à-dire par le chef de la Communauté. „Bonjour, mon cher ami, m'a-t-il dit, en “me tendant les bras, pour m'embrasser.“ J'ai présenté ma joue machinalement; j'ai regardé le personnage. Je l'ai reconnu. Ciel! ô ciel! c'étoit Levrette. J'étois interdit. Le petit Frère fémelle m'a recommandé le secret, du coin de l'œil. Je me suis contenu. Bientôt on est venu appeler le grand Frère. Il s'est retiré, nous a laissé seuls. Alors, la chère Levrette moi, nous avons volé dans les bras l'un de l'autre, avec une tendresse, que redoubloit encore la singularité de notre situation. „Allons, mon ami, dit-elle, mettons à profit les momens. Nous n'avons pas un instant à perdre. Celui “dont j'ai les habits va arriver, les “reclamer, me mettre dans le plus “grand embarras. Alors, que deviendrai-je, quand il va venir, au premier “moment, dire que je suis une fille, “que je lui ai volé ses habits tout “ce qu'il avoit? Profitons de son absence, “pour t'ouvrir les portes de cette maison décamper. Figure-toi, mon cher “ami, que je venois de Paris, par ce “qu'on appelle les Batelets les Mazettes. J'ai rencontré, dans la route, “un petit Frère assez gentil, à-peu-près “de mon âge, qui venoit aussi à Rouen. “J'ai dit,“voilà une trouvaille, il faut en profiter. „A moitié route, à Bonnières, nous avons soupé, nous “devions passer deux heures sur un lit, “en attendant la nouvelle Galiotte. J'ai “fait amitié au petit Frère. Je l'ai engagé à souper tête-à-tête avec moi. “Je lui ai bien fait expliquer où il “alloit, comment il devoit être “reçu; enfin j'ai tiré de lui, sans qu'il “s'en apperçût, tous les renseignemens, “qui pouvoient me mettre à même de “jouer son rôle, en me présentant sous “ses habits. Il m'a montré son obédience, “par laquelle il étoit adressé à Rouen, “à S. Yon. Il m'a dit qu'il avoit le “sommeil très-dur, m'a prié de “l'éveiller quand il faudroit partir. Je “le lui ai promis, j'ai fait ensorte “qu'il couchât dans ma chambre; cependant, je lui ai versé force rasades, “pour seconder le penchant qu'il avoit “à dormir profondément. Quand il a “fallu se coucher, il ne vouloit pas se “déshabiller. Je l'ai engagé à le faire “complètement, en lui en donnant “l'exemple. A peine a-t-il été au lit, “qu'il a ronflé. J'ai bien prié Dieu de “l'assoupir doublement. Et je me suis “revêtue de ses habits, en lui laissant “les miens. Bientôt l'heure de partir est “venue. Je suis sortie de la chambre “fort doucement, me gardant bien de “l'éveiller. J'avois prévenu, la veille, “que je ne partirois pas avec la Galiotte, “ que je priois qu'on me laissât dormir. Vêtue en Frère, au point du “jour, j'ai recommandé qu'on prît bien “garde d'éveiller la jeune Dame, qui “avoit besoin de repos. On m'a répondu, “sans me reconnoître, qu'on étoit prévenu de ses intentions, qu'on auroit grand soin de ne pas faire de “bruit. Il y avoit là des soldats qui “nous écoutoient, qui ne me reconnoissoient pas non plus.“ -- „Quoi! “me dirent-ils, cette jeune Dame ne va “donc pas à Rouen?“ -- „Non, leur répondis-je: vous?“ -- „Nous autres, “dirent-ils, nous allons à Evreux.“ „Hé bien, repris-je, vous lui rendriez “un grand service de l'y conduire. Il “faut qu'elle y aille; mais elle voudroit, “auparavant, passer dans un château, “où elle veut voir quelqu'un, qu'elle “ne doit pas voir. Elle est tendue à “Evreux; il faut qu'elle s' rende. Si “vous vouliez vous charger d'elle, peut-être qu'elle refuseroit de se livrer entre “vos mains; elle vous diroit, peut-être, pour se débarrasser de vous, “qu'elle ne va point à Evreux, qu'elle “va à Rouen, que sais-je moi? Pour “son bien, il faudroit lui dire, d'un “ton ferme décidé, que vous savez “qu'elle doit aller à Evreux, que vous “êtes chargés de l'y conduire; que, “si elle ne veut pas de bon gré, vous “saurez bien la faire marcher par force; “mais il faudroit au moins la laisser “dormir tout son soû; car elle a besoin de repos. Mes drôles paroissoient “enchantés de ma proposition; ils m'ont “promis d'attendre tranquillement son “réveil, de la mener, malgré elle, “s'il le falloit, à Evreux. Je les ai laissés “très-charmés, à ce que je voyois, “d'avoir une petite poulette à conduire “au milieu d'eux. Je suis partie, je suis “arrivée, me voilà. J'ai présenté les “lettres d'obédience. On attendoit un “jeune petit Frère, qu'on n'avoit jamais “vu, on m'a pris pour celui qu'on attendoit; mais quelle en sera la suite?“ J'embrassai, de tout mon cœur, ma chère Levrette, j'applaudis à son heureuse adresse. „Cela n'est peut-être pas “bien régulier, reprit-elle. Je plains ce “pauvre malheureux, que j'ai trompé “de si bon cœur. Que sera-t-il devenu? “Ces soldats ne lui auront-ils pas joué “quelque mauvais tour? Au reste, il “peut arriver au premier moment. Il “faut le prévenir décamper; mais “comment en venir à bout?“ Nous cherchâmes des expédiens, chacun de notre côté. Je voulois recourir à la force, elle à la ruse. Tout ce que j'imaginois sentoit un jeune-homme violent imprudent; tout ce qui lui venoit dans la tête, portoit le caractère doux insinuant de son sexe. Enfin, elle s'arrêta à cette idée, qui n'étoit pas neuve. „Mon ami, dit-elle, vîte, prends mes “habits de Frère, ils t'iront comme ils “pourront. Laisse-moi les tiens. Vêtu “en noble Ignorantin, tu en imposeras; “le Portier t'obéira t'ouvrira avec “respect. Un amant jadis sauva ainsi son “amante; une amante, à son tour, peut “bien sauver son amant.“ -- „Que “dis-tu, ma chère, lui répondis-je? “Moi, me sauver à tes dépens, en te “laissant ainsi dans les mains des ennemis! Me crois-tu donc capable de “cette lâcheté?“ -- „Il n'y a point ici “de lâcheté, reprit-elle; tu es bien en “droit de fuir la captivité, de profiter des secours que vient t'offrir l'amour. Quant à moi, je me crois aussi “en droit de secourir un homme que “j'aime. Si Messieurs les Ignorantins le “trouvent mauvais, qu'ils me retiennent “prisonnière. Je leur déclarerai mon “sexe, nous verrons s'ils oseront me “garder chez eux, pour leur service ou “pour celui de leurs prisonniers.... “Enfin, mon cher ami, nous n'avons “pas de temps à perdre. Il faut prendre “ton parti sur-le-champ.“ Je tins bon, quelque temps, dans mon refus; mais enfin, Levrette, la généreuse Levrette l'emporta. Je mis bas mes habits; j'endossai le harnois monachal. Il est vrai que ce mauvais acoutrement m'étoit bien court. Mes habits, au contraire, furent très-longs pour la taille de la petite Levrette. Je l'embrassai de tout mon cœur, en lui jurant de revenir bientôt enfoncer les portes du Couvent, l'arracher des mains de ces barbares. „De “la prudence, me dit-elle, mon cher “ami, de la modération!“ Elle m'embrassa tendrement, je partis en la laissant dans ma chambre. Je pris d'abord le chemin de la porte. Je me faisois le plus petit que je pouvois, j'avois mon grand chapeau rabattu sur mes yeux. Personne de ceux que je rencontrois ne faisoit attention à moi, ce qui étoit bon signe. J'arrivai à la porte. Le Portier prit d'abord sa grande clef pour m'ouvrir, sans me regarder; mais, par malheur enfin, il jeta les yeux sur moi. Il m'examina: „Qui êtes-vous, me “dit-il?“ Je vis que je devois profiter du moment favorable où il étoit seul; que, si je m'amusois à lui répondre, il pourroit venir quelqu'un à son secours. Il tenoit sa grande clef à sa main. Je prends mon parti sur-le-champ, je lui arrache sa clef, je le jette l'étends par terre à dix pas de moi, me mets en devoir d'ouvrir. Deux ou trois Frères accourent. Je m'empare d'une planche fort longue, je les en frappe dans le ventre, je les renverse, je me procure le temps d'ouvrir la porte, avant qu'on puisse fondre sur moi. Je m'élance hors de ma prison, je suis déjà dans les champs. On court à ma poursuite. J'arrache, à un Paysan, un énorme gourdin, j'en frappe, comme un sourd, tous ceux qui osent approcher de moi. Je suis déjà dans le Fauxbourg. Le peuple admirant mon courage, toujours disposé à se ranger du côté de l'opprimé, se presse autour de moi, me fait évader par une longue allée. Je remercie mes libérateurs, je ne sais plus que devenir. La nuit approchoit; je me retire dans une Auberge, pour méditer profondément sur les moyens de sauver ma petite Levrette. Cependant je vois arriver une jeune fille, assez bien mise, au milieu de cinq ou six soldats, qui en faisoient leur jouet. Ils étoient presque tous ivres. Ils la forçoient de danser en rond avec eux. Sa parure étoit dans le plus grand désordre. Heureusement, pour la Demoiselle, la Maréchaussée parut; soudain tous les braves soldats disparurent, , par respect, laissèrent la place libre aux archers qui interrogèrent la pauvre délaissée. Elle leur dit que ces malheureux l'avoient rencontrée sur la route de Paris à Rouen, à moitié chemin; que là, ils s'étoient emparés d'elle, que, depuis plus de douze lieues, ils la tourmentoient indignement, sans qu'elle leur eût donné lieu de la traiter si injurieusement. La Maréchaussée promit de poursuivre ces insolens, laissa la Demoiselle dans mon Auberge. Je l'acostai. Je la regardai de près. Je crus lui trouver un air hommasse, qui ne la rendoit pas fort attrayante. De son côté, elle paroissoit honteuse devant moi, gênée de mes regards. „Mon “Frère, me dit-elle, pourquoi m'examinez-vous?“ -- „Mademoiselle, “lui répondis-je, j'ai quelques raisons “pour cela. Je crois que je puis vous “obliger, je sais votre histoire.“ Il me paroissoit visible que c'étoit le Frère à qui Levrette avoit joué, en ma faveur, un tour pendable. „Ces habits-là ne vous appartiennent pas, lui dis-je. Ce sont ceux d'une Demoiselle.“ -- „J'en conviens, répondit-il; mais “je ne les ai pas volés. On m'a pris les “miens.“ -- „Hé bien, repris-je, je “vous les remettrai.“ -- „Ah! mon “Frère, me dit-il, ne me trahissez “pas.“ -- „Je ne suis pas Frère, lui “répliquai-je, ce sont vos habits que “je porte; la Demoiselle me les a “prêtés, je m'en suis servi pour m'échapper de S. Yon, où j'étois Pensionnaire. Racontez moi votre histoire. “Je vous raconterai la mienne.“ Il y consentit. Nous montâmes ensemble dans une chambre, où nous nous enfermâmes tête-à-tête avec du vin; là nous nous fîmes nos récits réciproques. Le Frère commença. Il m'apprit qu'il avoit rencontré, sur la route, une très-jolie Demoiselle, qui paroissoit très-sage; que cette Demoiselle avoit couché dans la même chambre que lui; qu'elle lui avoit promis de l'éveiller, qu'au contraire, elle avoit décampé en lui enlevant ses habits religieux, lui laissant ses hardes féminines; que n'ayant pas d'autre habillement, il avoit été contraint de s'en revêtir; que des Soldats, prévenus sans doute par la Demoiselle, l'avoient forcé d'aller avec eux à Evreux, ensuite à Rouen; qu'il avoit été leur jouet; qu'ils l'avoient traité indignement, jusqu'à l'instant où la Maréchaussée les avoit fait disparoître. „Maintenant, ajouta-t-il, que vais-je faire “avec mes sots habits de femme? Comment serai-je reçu? Je frissonne.“ “Rassurez-vous, lui dis-je, j'ai vos habits, je vais vous les remettre sur-le-champ. J'ai rencontré votre compagne “de voyage. Elle s'intéresse beaucoup “à moi. Elle venoit à Rouen pour me “délivrer de la prison de S. Yon, où “j'étois enfermé. Elle a imaginé de se “revêtir de votre habit, de se donner “pour le petit Frère qu'on attendoit. “Elle s'est insinuée dans la maison. Elle “a troqué d'habits avec moi. Sous votre “froc, je suis venu à bout de sortir, “non sans de grandes difficultés. Elle est “restée pour gage. Il est juste que je la “délivre à son tour. Si vous voulez avoir “vos habits, il faut que vous m'aidiez.“ -- „Je le ferai de grand cœur, répondit “le Frère. Cette jeune personne m'intéresse; elle est très-jolie, paroît “avoir un cœur excellent. D'ailleurs, “le service, qu'elle venoit vous rendre, “plaide en sa faveur; mais comment “ferons-nous?“ -- Qu'êtes-vous, lui “dis-je? quel est votre emploi dans “la maison?“ -- „Je viens, répondit-il, pour y enseigner les Mathématiques.“ -- „Fort bien, repris-je, “il faut chercher quelque chose d'analogue à votre état.“ Je ruminai quel-que temps. „Enfin, voilà, lui dis-je, ce “que j'imagine, en attendant mieux. “Je vais tâcher de me procurer une “grande chambre-noire; vous préviendrez que vous devez en recevoir une, “qu'un compagnon de voyage vous a “promis de vous prêter, pour lever “le plan d'une perspective. Je me déguiserai jusqu'aux dents, je ferai porter la chambre-noire, à votre Couvent. Vous chercherez la Demoiselle, “dès que vous serez arrivé; vous la “ferez entrer, vous l'enfermerez dans “la chambre-noire, sans qu'on s'en “apperçoive. Nous la chargerons sur les “épaules du Crocheteur; vous aurez “soin de me reconduire bien poliment, “jusqu'à la porte, de peur que, si je “sortois seul, on ne voulût visiter la “machine, avant de me mettre dehors. “Ainsi, ma chère Levrette sera délivrée, “ nous vous aurons la plus grande “obligation.“ Le petit Frère approuva mon projet avec transport, me promit de l'exécuter au péril de sa vie. Je lui rendis ses habits; je pris les siens qui étoient ceux de Levrette. Nous nous embrassâmes, il me quitta pour entrer au Couvent. J'allai sur-le-champ chez un Miroitier. Je me pourvus d'une grande chambre-noire, propre pour mes dessins. Je me déguisai de manière qu'on ne pouvoit pas me reconnoître. Pour faire la loi, en cas qu'il fallût recourir à la force, j'engageai deux des soldats, conducteurs du Frère, à venir avec moi, pour me seconder. L'un des deux, déguisé en porte-faix, se chargea de la machine; l'autre me donna le bras; car je feignois de boîter. Je fus reçu à bras ouverts; on étoit prévenu. Le Frère Mathématicien, accompagné du Supérieur, me fit le plus gracieux accueil. Je fis voir ma chambre-noire, que tous les Frères admirèrent. Le mathématicien feignit de dessiner le trait d'une perspective. Cependant je cherchois, de tous mes yeux, ma chère Levrette. Bientôt je l'apperçus. Elle n'étoit point enfermée. Elle me dit tout bas: „Ces gens ne “veulent rien perdre. Je leur ai enlevé “un Pensionnaire; ils veulent que je “le remplace. Ils ont écrit en Cour, “pour savoir ce qu'ils doivent faire. En “attendant, ils me traitent, comme un “de leurs prisonniers, ni mieux, ni “plus mal. J'ai le bonheur qu'ils ne “m'ont pas reconnue pour une femme.“ -- „Tâche, lui dis-je, ma chère Levrette, de t'insinuer dans la chambre-noire, sans qu'on s'en apperçoive; “nous t'enlèverons.“ Ce colloque secret se tenoit à l'écart, tandis que le Frère Supérieur regardoit travailler le Mathématicien. L'opération finie, mes deux compagnons moi nous enveloppâmes Levrette, de façon que nous l'enfermâmes dans la chambre-noire, sans que le Supérieur s'en apperçût; d'autant plus que le Frère, notre complice, occupoit le bon-homme à regarder par la fenêtre, se postoit de manière à nous cacher, pour l'empêcher de rien voir. Nous chargeâmes la boîte, pleine, sur les épaules du prétendu porte-faix, qui ne dut pas la trouver légère. L'autre camarade me donna le bras; le Supérieur le Mathématicien nous conduisirent à la porte, en nous remerciant fort affectueusement. Je traînois, comme morte, ma jambe qui se portoit bien. Nous sortîmes sans aucun obstacle. Soudain je redevins parfaitement ingambe. Une voiture nous attendoit. J'y montai avec Levrette. Je chargeai les deux camarades, que je récompensai, de remettre la chambre-noire au Miroitier, nous partîmes ventre à terre. Nous arrivâmes à Paris le lendemain. Je me rendis chez moi; j'y trouvai une lettre d'un Exempt de Police, qui me mandoit de passer chez lui; je m'y rendis. „On sait, me dit-il, votre évasion. “Pour éviter des suites plus fâcheuses, il “faut vous rendre, sur-le-champ, de “vous-même, à la prison de l'Abbaye. “Je puis vous dire, en secret, que votre “détention n'y sera pas longue; mais “il faut donner cette satisfaction à l'autorité, à laquelle vous avez manqué.“ Je fus obligé de promettre une prompte obéissance. A mon retour chez moi, je trouvai Levrette, qui arrivoit de chez elle, où elle avoit trouvé pareillement une lettre de l'Exempt, chargé de l'inspection des filles publiques, qui lui mandoit de se rendre chez lui. Elle sentoit que cet ordre n'annonçoit rien de bon. Elle m'embrassa tendrement: „Mon cher ami, me dit “elle, je vois que je ne pourrai t'adoucir les ennuis de ta nouvelle captivité, que j'en vais subir, moi-même “une qui me sera pénible, puisqu'elle “me rendra incapable de te voir de “t'être utile. J'obéis, je me rends “chez l'Exempt.“ -- „Ah!ma chère “Levrette, lui répondis-je, combien je “dois t'aimer, te regretter, te pleurer! “Tu souffres pour moi.“ Nous nous embrassâmes avec une tendresse inexprimable, je me rendis à la prison de l'Abbaye, tandis que Levrette alloit chez l'Exempt. Me revoici en pays de connoissance, mon cher ami; je crains bien que cette prison ne devienne mes galeries. Tiens, voilà un billet, de ma petite Levrette, que je reçois. Elle n'est pas plus heureuse que moi, elle souffre pour m'avoir obligé. Billet de Levrette, à César de Perlencour. De la Salpêtrière. „J'ai reçu l'ordre de me rendre à la “Salpêtrière, mon cher ami. On a bien “voulu me dire qu'on me connoissoit “pour une bonne enfant; que, si “je me conduisois bien, ma détention “ne seroit pas longue. Dieu le veuille! “Mon seul regret est de ne pouvoir “t'être utile. J'ai vu cette mauvaise “Frédégonde. La grande malheureuse! “Comme elle a paru joyeuse de me voir “enfermée aussi bien qu'elle!“ Le Chevalier Marqué, à Mademoiselle la Voirie. Du Château Royal de Bicêtre. Bon jour, ma chère la Voirie. Tu es une bonne fille, tu portes là un nom qui ne te convient guères. On t'a nommée ainsi, je crois, parce que ton nom de famille est la Voiserie. Dorénavant je t'apellerai toujours Rose. A-tout-venant, cela est plus joli. Quoi qu'il en soit, je ne sais ce qu'est devenue la petite Levrette. Je l'avois priée de s'intéresser à moi, pour me faire rendre ma liberté; car tu dois savoir que je suis enfermé dans un château royal, qui appartint jadis à François premier, que je m'y ennuie beaucoup. Madame Frédégonde est logée aussi, de son côté, dans une très-grande maison, où l'on exerce, envers les gens, malgré eux, les devoirs de l'hospitalité, qui tire son nom de cette vertu si chère aux Anciens. Tâche de te joindre à Levrette, ma chère A-tout-venant, pour me tirer de mon château royal. Je volerai dans tes bras, je ne négligerai rien pour te faire ta fortune. Le même, à Frédégonde. Du Château Royal de Bicêtre. La guerre à ses revers, ma Générale. Nous voilà tous les deux prisonniers de guerre, chacun de notre côté. Il ne faut pas nous désespérer. Nous devons, au contraire, faire tous nos efforts pour sortir de-là au plutôt. J'ai des espérances prochaines; , dès que je serai libre, tu sais tout le bien que je te veux, la prodigieuse estime que j'ai pour toi. Si je n'avois pas été arrêté, le même jour que toi, tu sens que je ne t'aurois pas laissée deux jours dans un lieu si peu digne de toi. Je ne veux pas que le sieur Perlencour le père sache ma disgrace, perde la confiance qu'il a en moi. Je lui écris pour soutenir sa bienveillance, me maintenir dans son estime. Je joins ici la lettre véridique sincère que je lui adresse. O ma brave chevalière! si je pouvois voir, seulement de loin, la maison douloureuse que tu habites, je dirois comme un certain petit Poëte, Maison, qui renfermez l'objet de mes amours. Son ami lui disoit, mettez palais; il relisoit toujours, maison, l'ami, lui criant toujours de mettre palais, comme un terme plus noble: „Hé! comment “veux-tu que je mette palais, s'écria-t-il? Ma maîtresse est à l'Hôpital.“ Elle le méritoit peut-être; mais l'incomparable Frédégonde à l'Hôpital! Ah! c'est une atrocité. Lettre du Chevalier Marqué, à Monsieur de Perlencour père. „J'ai profité, Monsieur, de la retraite de Monsieur votre fils, pour en faire une de mon côté, qui ne durera qu'autant que celle du charmant élève confié, par vous, à mes soins. Je suis dans un château royal, où le Roi a bien voulu m'accorder un appartement. Je me cache à tous mes amis, pour n'être pas troublé dans ma solitude; daignez donc trouver bon, Monsieur, que je ne vous nomme pas le lieu qui me récele pour quelque temps. Je m'y occupe de Monsieur votre fils. Je fais des plans pour son éducation, que vous avez si noblement ébauchée, dont les fruits auroient été si brillans, s'il n'avoit pas eu le malheur d'être égaré. On vous a peut-être mandé, Monsieur, que deux personnes, qui passent pour avoir le plus contribué à ses écarts précoces, son aussi punies. On m'a nommé une certaine Frédégonde, sur laquelle on paroît passer condamnation assez volontiers; mais on est fâché d'avoir calomnié le Chevalier Marqué, homme vraîment honnête, dont on reconnoît universellement l'innocence le mérite. Je ne sais pas s'il est, en effet, renfermé, comme on le dit. S'il l'est, au reste, il ne tardera pas à recouvrer sa liberté; car on reconnoit, qu'il y a eu de la méprise. Il étoit question d'un autre homme, qui portoit à-peu-près le même nom, qui a eu le bonheur de s'échapper. Dès que nous aurons retrouvé le digne Chevalier si injustement noirci, nous serons bien heureux s'il daigne concourir avec moi, pour perfectionner l'éducation de Monsieur votre fils. Ce jeune-homme paroît prévenu contre lui; il sera bon que vous lui écriviez, que vous chargez aussi le Chevalier Marqué de son éducation; que vous lui ordonniez d'être soumis à ce gentilhomme. Je ne puis vous en écrire plus long pour l'instant, Monsieur. Je crois qu'il est temps que nous fassions les démarches nécessaires, pour que notre cher élève obtienne sa liberté.“ Frédégonde, au Chevalier Marqué. De la Maison Royale de la Salpêtrière. Malheureux! tu mériterois bien que j'écrivisse au benêt de Perlencour père, pour le détromper sur un roué comme toi. On devroit bien te tenir enfermé pour toute ta vie. Il te convient bien de me persiffler comme tu le fais! Un garnement de Bicêtre se donner ces airs! Je sortirai, avant toi, malheureux; alors j'emploierai tout mon crédit, pour que tu ne revoies pas si-tôt les rayons du jour. César de Perlencour, à Dumoulin. De la prison de l'Abbaye. L'instant d'aimer est arrivé pour moi, mon cher ami. J'ai été frappé. J'ai senti une commotion, un tressaillement; j'ai été électrisé. J'avois cru, jusqu'ici, connoître l'amour; j'ignorois ce que c'est que cette impérieuse passion. Levrette est charmante par sa jolie petite figure, adorable par son ame unique; je traverserois, pour elle, des bûchers enflammés; mais à présent, je vois que je n'étois pas réellement amoureux d'elle. La vertueuse Laure de Lysange est une Beauté régulière; elle a autant de piquant qu'une jolie femme, avec plus de dignité; elle est pêtrie de graces autant que de noblesse. Je croyois l'adorer, je l'adorois même, si l'on veut; mais je n'avois pas, pour elle, de l'amour. Enfin, ce sentiment, qui est l'ame du monde, a percé dans mon cœur; c'est à ma nouvelle détention, dans la prison de l'Abbaye, que je dois cet avantage ou cette disgrace, selon ce que l'événement nous apprendra. J'ai vu, à travers ma fenêtre grillée, une voisine, une jeune personne, dont les traits me paroissent réunir tout ce qu'il y a d'enivrant sur la terre: Que Lisis a d'appas, Dieux, ô Dieux! quelle est belle! Seroit-elle enchantée, ou le suis-je par elle? Oui, je le suis sans retour. Tel est mon sort; il faut s'y soumettre. Cette jeune fille me paroît d'une condition vulgaire; sa mise est simple, je lui vois une noblesse une dignité dont il n'y a pas d'exemple. Le cœur me bat quand je la vois passer, quand je soupçonne même qu'elle passe sous mes fenêtres. Quand son œil paroît tourné de mon côté, je sens des palpitations, qui manquent de m'étouffer. Je suis tenté de me jeter à genoux, de l'invoquer comme un ange revêtu d'une forme humaine. Me voilà malheureux pour toute ma vie, si je ne puis lui plaire, si je ne puis la posséder. Et je suis enfermé, je ne puis aller me jeter à ses pieds, lui dévoiler ma passion, lui ouvrir mon cœur, ce cœur plein d'elle, qui ne peut respirer que par elle! Ah! mon ami, quelle situation! quel tourment quelles délices! Je ne vois plus qu'elle dans la nature, je ne rêve plus qu'elle. Je vis plus dans elle que dans moi. Quel est donc cet être céleste qui m'inspire une passion si profonde? Ce n'est pas une Reine. Elle est, pour moi, au-dessus de toutes les Reines. C'est une jeune fille, d'une condition vulgaire, je le répète, d'après le bruit commun; mais il y a sûrement là quelque déguisement. J'ai fait recueillir des informations, par S. Jean. Il est froid comme une statue. Cela n'a point d'ame. Il a vu cette Beauté de près de sang-froid. Cela est trop au-dessus de lui. Il avoue cependant qu'elle est bien gentille. „Elle appartient, “dit-il, à des gens très-honnêtes; mais “peu fortunés.“ Il a parlé d'un homme comme il faut, riche même, qui auroit des desseins sur la Demoiselle; mais des desseins honorables. On lui a répondu qu'on n'aimoit que les gens de sa propre sphère, qu'on ne desiroit pas de monter dans une plus élevée. Si elle ne veut pas monter dans ma sphère, je descendrai dans la sienne; ce sera toujours m'élever que d'approcher d'elle. Hâtons-nous de sortir de cette prison, pour aller présenter nos adorations à cette belle personne. Je sens que cette passion va influer sur mes talents, me donner plus de sensibilité. Mes ouvrages vont être brûlans. Je suis déjà devenu Poëte Erotique. Promethée n'auroit pu m'embrâser de plus de feux. Apollon, tout entier, n'auroit pu faire passer plus d'enthousiasme dans mon ame. Je reçois une nouvelle existence. Je n'avois fait, jusqu'ici, que végéter. Je suis à présent au monde; que dis-je? Je suis dans les cieux. Je te quitte pour aller contempler, de ma niche obscure, la Beauté que j'adore. Lettre Ministérielle, à Monsieur de Perlencour père. Versailles. Puisqu'il vous plaît, Monsieur, de nous dire du bien d'un homme, jusqu'ici très-suspect, qui se nomme le Chevalier Marqué, nous allons lui rendre la liberté; mais nous vous exhortons à l'examiner très-particulièrement, avant de lui donner aucune ombre de confiance. Nous allons aussi ouvrir, à Monsieur votre fils, les portes de sa prison. Nous avons exigé qu'il s'y rendît pendant quel-que temps, pour expier la faute qu'il avoit commise, en s'échappant de S. Yon. Nous croyons qu'il pourra vous donner de la satisfaction par la suite; mais il faut le veiller de près. Le Chevalier Marqué, à Monsieur de Perlencour père. Je ne puis assez vous remercier, Monsieur, puisque c'est à vous que je dois ma liberté. Je gémissois de ce qu'on m'avoit noirci à vos yeux; je respire, quand je vois qu'on me rend enfin justice. Je vais me concerter parfaitement avec mon ami M. de Loutraille, pour l'avantage de Monsieur votre fils. Nous sommes si étroitement unis ensemble, que nous ne faisons qu'une même personne. On ne peut donc exiger un plus merveilleux concert. Je vais bien faire ma cour à M. de Perlencour fils, en le tirant de sa prison, pour le ramener dans le monde. Je suis fâché, Monsieur, de ce que vous partez avec presque toute votre famille, pour vous ensevelir, pendant quelque temps, au fond de l'Amérique. Je tâcherai de vous suppléer pendant votre absence, par la vigilance qui me tiendra sans cesse les yeux ouverts sur notre cher petit César. Je vous remercie des fonds que vous avez bien voulu me faire passer. César de Perlencour, à Dumoulin. Paris. J'ai été fort surpris, ce matin, mon cher ami, de voir entrer, chez moi, le Chevalier Marqué, que je croyois à Bicêtre, qui est venu m'annoncer, en m'embrassant, que j'étois libre par ses soins. J'étois assez mal disposé en faveur de M. le Chevalier; cependant, grace au bienfait, que je recevois de lui, je n'ai pu m'empêcher d'agréer son embrassade de le remercier. Comme il me voyoit un peu froid, il m'a présenté vingt-cinq louis, ma froideur n'a pu tenir contre un pareil cadeau. Je suis sorti de prison. J'ai couru d'abord à la maison qui renfermoit le nouvel objet de mes amours. Je n'ai point eu le bonheur qu'elle ait paru à la porte, ni à la fenêtre. J'ai vainement attendu, pendant près d'une heure, qu'elle se montrât, malgré une grosse pluie qui m'inondoit. Le Chevalier Marqué s'est impatienté, m'a planté là. Ne voyant point ma nouvelle Divinité, j'ai pensé à deux autres, qui ont un droit égal de m'intéresser, auxquelles je dois mes soins les plus empressés. La belle Laure de Lysange souffre peut-être, pour moi, dans son Couvent; la chère petite Levrette est enfermée, pour moi, dans une prison indigne d'elle. Il faut que je délivre l'une l'autre. Je me suis rendu d'abord chez l'officier de Police, chargé de l'inspection des filles. Je lui ai demandé la permission de voir la nommée Levrette, enfermée à la Salpêtrière. Je lui ai raconté, en peu de mots, les obligations que j'avois à cette chère fille, toutes les raisons que j'avois de desirer sa délivrance. „Je “la connois, m'a dit l'Exempt, c'est un “excellent caractère. Je sais pourquoi “elle est enfermée. On n'a pas intention que ce soit pour long-temps. Il “vous sera facile d'obtenir sa liberté; “ ce sera un nouveau plaisir, pour “tous les deux, qu'elle la tienne de “vous. Allez la voir; en voici la permission par écrit. Vous vous concerterez “ensemble, pour dresser un placet dont “je me chargerai.“ J'ai remercié de tout mon cœur l'obligeant Inspecteur, j'ai volé au château malheureux qui renfermoit ma chère Levrette. Je l'ai demandée; on me l'a bientôt amenée; nous avons volé dans les bras l'un de l'autre; ô réunion délicieuse! Levrette n'a point l'habit grossier de la maison. Elle est vêtue presque comme une Religieuse, ou du moins comme une Sœur. Elle est à croquer sous ce joli ajustement. „O! mon bon ami, “m'a-t-elle dit, j'ai le bonheur de te “voir. Tu es libre, tu penses à moi.“ -- „Puis-je être libre, ma chère amie, “lui ai-je répondu, si tu n'es libre “comme moi? Je viens me concerter “avec toi pour obtenir ta délivrance.“ Je lui ai raconté tout ce que m'avoit dit l'Officier de Police. Elle m'a comblé de remercîmens de bénédictions. „Je “ne suis pas malheureuse ici, m'a-t-elle “dit; il y a une Sœur qui a un cœur “du siècle d'or, qui a bien voulu “m'attacher à son service particulier; “je la seconde dans toutes ses opérations bienfaisantes, elle me procure, “autant qu'elle peut, les douceurs de “la vie. Je jouis ici des agrémens de “l'innocence. Je suis dans une maison, “où ma vertu, ma pauvre vertu, dont “on a, jusqu'ici, fait si peu de cas, se “trouve en sûreté du moins, n'est “point attaquée par les hommes cruels. “Qu'importe que je sois dans un Hôpital? j'y puis être honnête; cela vaut “mieux que d'être dans le monde au “comble de la fortune; mais au sein du “déréglement. J'ai le bonheur de faire “un peu de bien. Je soigne les malades, “avec la Sœur ma maîtresse. Je ne suis “point un membre tout-à-fait inutile sur “la terre, tandis qu'auparavant j'étois “regardée comme un membre infecté, “qu'il falloit retrancher. Je consentirois “presqu'à passer ici ma vie, dans ce sort “dont je n'ai point à rougir; mais je “ne puis refuser un don si précieux “que celui de la liberté, sur-tout quand “il m'est présenté par la main de mon “cher Perlencour. J'ai plusieurs choses, “d'ailleurs, qui me rappellent dans le “chaos de Paris. Ma mère a peut-être “besoin de mes secours. Ah! je veux “voler pour lui en porter. Dresse donc “ton placet, mon cher ami, obtiens “ma liberté, je me jete dans tes “bras.“ La Sœur qu'elle servoit passa dans ce moment. Elle entendit ce que nous disions: „Ah! s'écria-t-elle, ne m'enlevez “pas mon bras droit. Que lui manque-t-il à ma petite Levrette? Dis, ma “chère amie, que peux-tu desirer? Je “tâcherai de te le procurer.“ Levrette attendrie se jeta dans les bras de la bonne Sœur. Les deux chères personnes pleurèrent ensemble, je les quittai tout attendri. „Je laisse la vertu à l'Hôpital, me “disois-je, en m'éloignant de cette “grande maison. Hâtons-nous de l'en “délivrer.“ Il étoit temps de dîner. J'entrai dans une auberge, pour remplir cette fonction indispensable, je me décidai à ne pas rentrer chez moi, que je n'eusse vu la belle Laure de Lysange. Je me rendis, après-dîner, aux Carmélites. Je demandai Mademoiselle Laure. „De quelle part, me dit-on?“ -- „De “la part de son père de sa mère, “répondis-je.“ -- „Avez-vous une “lettre, reprit-on, qui atteste que “vous êtes chargé de cette commission?“ Je dis que je n'avois qu'un ordre verbal de leur part. On me répondit que cela ne suffisoit pas, je demandai la Mère S. Amand. On la fit venir au Parloir. Elle parut surprise de me voir, elle me reconnut. „Pour Dieu, ma pieuse “Mère, lui dis-je, ne me trahissez pas. “Je viens vous demander, à mains “jointes, des nouvelles de Mademoiselle de Lysange.“ -- „Ah! mon “enfant, répondit-elle, il ne m'est pas “permis de vous en donner; mais vous “avez fait bien du mal.“ Alors les larmes vinrent aux yeux de la bonne Mère, je fus moi-même attendri. La douleur que je lui voyois m'éclaira sur le sort de l'infortunée Laure. „Ah! “voilà ce que je craignois, m'écriai-je, on l'a cru ma complice, on l'a “punie.“ La Mère S. Amand levoit les yeux au ciel. Elle ne répondoit pas; mais elle ne nioit pas, elle fondoit en larmes. C'étoit un aveu tacite, par lequel elle m'apprenoit que la chère Laure étoit punie, peut-être renfermée dans quelque souterrein. Je frémissois d'horreur, j'étois d'autant plus déchiré, que je me reprochois d'être la cause première de ses peines. „Ah! ma “chère maman, dis-je à la bonne Mère, “je veux absolument la voir, la délivrer des chaînes, où, sans doute, on “la fait gémir.“ -- „Mon fils, me répondit-elle, pour Dieu! modérez-vous. Très-sûrement vous ne pourrez “la voir; , si vous voulez faire quelqu'esclandre, au lieu de la soulager, “vous ne ferez qu'empirer son sort.“ -- „Ah! ma chère maman, répondis-je, cela est bien cruel. Je vois trop “que je ne puis rien obtenir de vous; “probablement vous ne pouvez rien; “mais je reviendrai, je vais prendre “des mesures infaillibles, pour délivrer “l'incomparable Laure.“ -- „Puissiez-vous y réussir, dit la bonne Mère!“ & elle prit congé de moi, en soupirant. J'allai méditer au Luxembourg, dans l'allée des soupirs, sur le parti que je devois prendre. Il me vint subitement une idée que je résolus d'exécuter dès le lendemain; car il étoit déjà tard. Je voulus retourner dans mon ancien logement; mais je rencontrai la grande la Voirie, qui me dit qu'elle s'appelloit à présent Rose A-tout-venant. Elle me conduisit chez elle. J'y soupai j'y couchai seul, dans un bon lit, où je m'occupai, toute la nuit, de Levrette, de Laure, du nouvel objet de mes amours. Suite. Le lendemain, j'allai trouver, dès que je fus levé de bonne-heure, un domestique intelligent qui m'avoit servi quel-que temps, qui est actuellement au service de Monseigneur......... Je lui expliquai mon projet pour délivrer la belle Laure, je le priai de me seconder. Je lui demandai d'abord s'il avoit de l'écriture de Monseigneur. Il m'en montra, avec la signature du Prélat. „Cela suffit, lui dis-je, à présent, mon ami, pourriez-vous me “procurer le grand habit d'un Cardinal?“ -- „J'ai mon frère, me répondit-il, qui est justement valet-de-chambre de Monseigneur le Cardinal “de ***; il pourra, peut-être, vous “faire ce plaisir.“ -- „Allons le trouver, m'écriai-je, je fis monter, avec moi, en voiture le domestique qui me parut flatté de cette distinction. Nous arrivâmes chez le frère, qui parut d'abord assez peu disposé à me rendre le service que je demandois; mais qui se laissa bientôt persuader par quatre louis glissés dans sa main. Il me conduisit dans sa chambre, m'ajusta lui-même, me passa le grand habit de cérémonie de son maître; habit qui, par un heureux hasard, m'alloit très-bien Je mis un grand manteau par-dessus pour sortir, sans que personne de l'hôtel s'apperçût de mon déguisement. M. le Cardinal de nouvelle date s rendit, avec le fidèle domestique, chez Madame la Voirie, ou plutôt Rose Atout venant. Elle ne fut pas surprise de me voir en manteau; mais, quand je fus dans son appartement, je jetai le manteau bas, elle fut toute émerveillée d'appercevoir un Cardinal. „Miséricorde, “s'écria-t-elle! Qu'est-ce que je vois?“ -- „A genoux, lui dis-je.“ Elle se prosterna en riant, deux autres femmes le firent tout de bon; je leur donnai gravement une bénédiction pontificale. Je chargeai le domestique de me faire venir, sur-le-champ, un carrosse de remise, le plus brillant qu'il pourroit trouver; de m'amener plusieurs domestiques à livrée. Il me promit que je ne tarderois pas à avoir ce que je demandois. Pendant qu'il alloit me faire cette commission, j'écrivis, en prenant effrontément le nom de l'Archevêque, la lettre suivante, adressée à la Prieure des Carmélites. „Ma Révérende Mère, le jeune “Cardinal......,qui arrive de “Rome, m'a témoigné l'envie de voir “plusieurs Couvents de cette capitale; “entr'autres, celui des Carmélites, qui, “par sa sainteté connue, excite, surtout, sa curiosité. Il va suivre ma “lettre de près; je suis fâché de ne “pouvoir l'accompagner; mais je vous “prie de faire les honneurs de votre “édifiante maison, de faire tout voir “à Son Eminence, , sur-tout, de lui “présenter une personne que nous savons, de science certaine, être chez “vous, qu'elle veut absolument voir, “parce qu'elle s'intéresse beaucoup à “cette personne, qui lui est chaudement “recommandée. Faites tout ce qui sera “en vous pour l'édification la satisfaction de Son Eminence. Sur ce, ma “Révérende Mère, je vous donne ma “bénédiction apostolique, je prie “Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde.“ Je copiai, le mieux que je pus, la signature du respectable Prélat, que j'avois sous les yeux. Le domestique revint. „Vous allez, me dit-il, avoir dans un “moment votre carrosse vos gens.“ -- „Fort bien, répondis-je. Pour m'annoncer, va porter cette lettre, comme “de la part de ton maître, à la Prieure “des Carmélites.“ Je lui dis ce qu'elle contenoit. Il revint bientôt après. „Tout “le Couvent est sur pied, dit-il; on “attend Son Eminence. On est au désespoir de n'avoir pas été plutôt instruit de sa visite, pour lui préparer “une réception digne d'elle.“ Soudain je pris la route du Monastère. J'avois une voiture assez brillante quatre grands laquais derrière, avec un grand cocher à moustaches sur le devant. Nous arrivâmes. Le Chapelain étoit là en chappe, avec l'encens pour me recevoir. J'étois honteux de la profanation; je craignois fort d'être inquiété par la suite, quand le mystère seroit découvert. La grande porte du Couvent étoit ouverte. Les Nones s'avançoient en procession. Elles me firent l'honneur de s'agenouiller toutes devant moi. Il fallut que je leur donnasse gravement ma bénédiction. La Prieure demanda mille pardons à Mon Eminence, de ne pas lui faire une réception digne d'elle, s'excusant sur ce qu'elle n'avoit pas su assez tôt l'honneur que je voulois bien faire à son Monastère. Ensuite, elle me baisa la main, un genou en terre; les autres Religieuses, l'une après l'autre, eurent le même honneur. Les Novices, les Pensionnaires eurent aussi leur tour. Il s'en trouvoit de très-jolies, auxquelles j'aurois rendu fort volontiers le baiser. Toutes les petites cloches du Couvent, dont l'une étoit cassée, sonnoient en volée, ce qui ne m'empêchoit pas d'entendre quelques-uns des propos des Nones. „Mon “Dieu! qu'il est jeune joli, disoient-elles.“ Quelques-unes ajoutoient: „Mais cette figure-là ne m'est pas inconnue.“ Il ne leur venoit pas dans l'esprit que c'étoit la même qui avoit paru, chez elles, quelque temps auparavant, sous l'habit de femme. La Mère S. Amand étoit plaisante par sa surprise; elle cherchoit à se rappeler où elle m'avoit vu, ne pouvoit en venir à bout. On me fit voir toute la maison avec emphase; ensuite on me mena dans une salle où l'on avoit préparé une superbe collation. Je témoignai aux pieuses Dames combien j'étois sensible à leurs politesses, combien j'avois de plaisir à les voir: „Mais je n'apperçois point, parmi vous, “leur dis-je, la jeune personne que je “cherche, pour laquelle je viens “particulièrement.“ On me supplia de la nommer. „C'est, repris-je, Mademoiselle Laure de Lysange.“ A ce nom, toutes les Religieuses rougirent, la Prieure pâlit. „Monseigneur, dit-elle, cette Demoiselle a mérité....“ -- „Contentez-vous, interrompis-je, “de dire qu'elle a été soupçonnée de “mériter... Mais on ne doit pas punir, “sur de simples soupçons, sur-tout une “personne d'une naissance si distinguée. “J'avoue qu'elle me touche de près. “Ses parens, à qui elle a rendu un “compte exact de l'affaire, sont assurés de son innocence; le jeune-homme, dont vous avez à vous plaindre, est venu se jeter à leurs pieds, “pour leur demander pardon, en leur “jurant que leur Demoiselle n'étoit “aucunement sa complice.“ La Prieure étoit interdite fort embarrassée: „Madame la Prieure, repris-je, amenez-moi, je vous prie, “Mademoiselle Laure de Lysange. Monseigneur l'Archevêque, mon frère, “vous en prie comme moi.“ -- „Mon“seigneur, répondit-elle, il faut obéir.“ Elle alla chercher, elle-même, l'infortunée Laure, elle fut long-temps à revenir. Enfin la Prieure, embarrassée, reparut avec la touchante Laure, qui étoit un peu pâle interdite; mais plus adorable dans son trouble. On l'amena à mes pieds. J'aurois voulu être aux siens. Elle n'osoit lever les yeux sur moi. „Ne “craignez rien, lui dis-je, ma belle “Demoiselle, je suis assuré de votre “innocence, je viens ici pour prier “les Révérendes Mères de vous rendre “justice.“ Ma voix la frappa. Elle leva les yeux sur moi. O ciel! de quelle surprise elle fut confondue! Elle devint rouge comme du feu, l'amour sembla paroître dans ses yeux avec la pudeur. Je la relevai. „Mademoiselle, lui dis-je, “en la conduisant devant un crucifix, “c'est devant ce maître suprême, qu'il “faut tomber à genoux, pour le prendre “à témoin de votre innocence.“ Elle se jeta à genoux devant la sainte image; elle prit à témoin le Dieu du ciel de la terre, qu'elle étoit innocente de toute complicité avec le jeune-homme qu'on l'accusoit d'avoir favorisé. Elle l'assura par serment. „Nous vous croyons, “ma Sœur, lui dis-je, en lui donnant “le baiser de paix. Pardonnez de tout “votre cœur aux Révérendes Mères, “qui vous ont outragée sans le vouloir, “ qui vous ont punie, parce qu'elles “vous croyoient coupable. C'est l'amour “de la pureté le zèle de la vertu “qui les ont inspirées, qui les rendent “excusables. Laure a pardonné de bon cœur à toutes les Religieuses, les a toutes embrassées. „Mesdames, repris-je, vous “Madame la Prieure, j'ai l'honneur de “vous recommander bien spécialement “cette belle Demoiselle, qui me touche “de très-près, qui est l'ornement “la gloire de sa famille.“ Toutes les femelles, en chœur, m'assurèrent qu'elles auroient le soin le plus assidu d'un si précieux dépôt. Alors je fis asseoir, à côté de moi, ma chère Laure, nous allions procéder à la fonction grave de manger la collation qui nous attendoit.... Tout-à-coup, une Converse accourt. „Monseigneur, Mesdames dit-elle, “toute essoufflée, je viens d'appercevoir, par une fenêtre, Monseigneur “l'Archevêque qui vient vous rendre “visite.“ -- „O ciel! me dis-je, quel “embarras! mais il faut ici de la tête.“ -- „Ah! Monseigneur, me dit la “Prieure, Monseigneur l'Archevêque “accourt pour faire, à Votre Eminence, “les honneurs de notre maison.“ -- „Je “vais me hâter, répondis-je, de l'aller “recevoir. Il faut que je sorte au-devant “de lui;“ sur-le-champ, je volai comme un oiseau. Les Religieuses ne pouvoient me suivre. Je suis déjà dehors. Monseigneur descendoit de voiture. Je cours au-devant de lui, il accourt au-devant moi, tout étonné de voir un Cardinal qu'il ne connoît pas. „Monseigneur, lui dis-je, je suis venu “pour délivrer une Demoiselle de condition, qu'on punissoit ici comme coupable, quoiqu'elle fût parfaitement innocente. Vous êtes le protecteur de l'innocence; informez-vous, protégez-la, “ pardonnez-moi les moyens que j'ai “employés pour lui faire rendre justice.“ A ces mots, je tire ma profonde révérence au Prélat stupéfait, qui balbutioit, de son côté: „Monseigneur, Votre “Eminence....“ Je monte en voiture je pars triomphant. J'étois un peu inquiet; mais je pensois que le Prélat, rigoureusement juste, s'informeroit de ce qui regardoit la chère Laure; que, la découvrant innocente, il ne pourroit consentir à la laisser opprimer. Je me fis reconduire chez la Voirie, où je me décardinalisai. Je payai bien tout mon monde, je les renvoyai tous contens. J'écrivis sur-le-champ à Monseigneur l'Archevêque, pour lui avouer le fait avec toutes ses circonstances, en lui demandant humblement pardon, de l'abus que j'avois fait de son nom, de l'espèce de profanation que j'avois faite d'une dignité sacrée; mais en soutenant toujours que c'étoit pour une bonne œuvre, en lui recommandant la personne opprimée innocente. Je me gardai bien de signer cette lettre; mais je l'envoyai à son adresse. Ensuite je voulus savoir ce qui étoit arrivé, après ma sortie, quand le vrai Prélat s'étoit trouvé au milieu des Religieuses, tout ce qu'on lui avoit dit, ce qui avoit pu en résulter pour ou contre ma chère Laure. Il falloit trouver un nouveau moyen de m'introduire dans le Monastère. Celui que j'avois employé n'étoit plus de mise, d'ailleurs devenoit trop coûteux. Je sus qu'on devoit blanchir le Couvent. Je m'introduisis parmi les barbouilleurs, comme un pauvre diable de ce métier. J'avois une lettre toute prête, pour la glisser dans la main de Laure, si j'avois le bonheur de la rencontrer. Je la priois de me rendre compte de ce qui s'étoit passé, à son égard, depuis ma sortie; de me mander, sur-tout, si elle avoit été bien ou mal traitée; de m'indiquer les moyens d'avoir une correspondance avec elle; de me faire savoir où étoit sa chambre, de quel côté donnoit sa fenêtre. Je lui apprenois tout ce que j'avois fait. Elle passa près de moi, sans me regarder. Je lui glissai mon billet dans la main. Elle me regarda, me reconnut rougit. Elle alla dans un coin lire mon papier; revint quel-que temps après me glisser, à son tour, sa réponse. Je la lus à l'écart. Elle m'apprenoit que tout avoir été découvert, par les explications qu'on avoit eues avec le saint Prélat; mais qu'il avoit daigné cependant s'informer de l'innocence de la victime, que, ne la trouvant pas coupable, il avoit défendu qu'on la tourmentât, avoit recommandé, au contraire, qu'on eût beaucoup de soin d'elle; de plus, elle me satisfaisoit sur tous les autres points de ma lettre, me faisoit ses tendres remercîmens, se recommandoit à moi, comme à son Sauveur. Je vins à bout de lui dire à l'oreille que je ferois tous mes efforts pour la tirer d'esclavage; je vis rayonner, dans ses yeux, l'espérance, peut-être aussi l'amour. De retour chez moi, je cherchois les moyens de voir Laure quand je voudrois. Je reconnus que ce Monastère n'étant pas entièrement isolé, d'un côté, je pourrois monter sur le toît du bâtiment voisin, , de là, gagner le sien, me présenter même auprès de sa fenêtre. Le danger ne paroissoit pas grand. Le lendemain, j'allai encore barbouiller. Je donnai rendez-vous à Laure pour la nuit suivante, à deux heures après minuit, à sa fenêtre. Je me pourvus d'échelles de soie, de crampons; j'eus accès dans la maison voisine. Je montai sur le toît, de-là je parvins sur celui du Couvent. Ensuite m'étant bien lié à une de mes échelles, que j'attachai à un tuyau de cheminée, je me laissai glisser jusque devant la fenêtre de mon amante, sur un petit balcon où elle m'attendoit. Avec quel transport elle me reçut! quel amour! quels tendres embrassemens! comme sa philosophie sembloit donner plus de piquant aux sentimens amoureux qu'elle daignoit me témoigner! Nous entrâmes dans des détails qu'il seroit trop long de te rapporter, mon cher Dumoulin. Elle me raconta les persécutions qu'elle avoit essuyées; mon cœur saigneroit trop pour me les rappeler. Elle m'a dit qu'en désapprouvant quelques-uns des moyens dont je m'étois servi, elle étoit édifiée de ma conduite à son égard. Elle m'en a remercié hautement. Enfin j'ai reçu l'aveu flatteur, que mes soins ont touché son cœur, que je suis aimé, puisqu'il faut le dire. Quelles délices, si j'avois aimé moi-même, ou, du moins, si j'avois aimé aussi exclusivement, que je paroissois l'être! Mais il n'y en a que plus de mérite de mon côté; car enfin c'est la pure générosité qui me conduit, je fais sûrement autant que si j'étois entraîné par le plus violent amour; „mais, me diras-tu, n'aimes-tu plus “la belle Laure?“ Je l'adore, mon cher ami; mais j'en adore peut-être encore plus une autre à présent. C'est ma nouvelle maîtresse qui m'inspire des sentimens que j'avois ignorés jusqu'à ce jour. Je vais te parler d'elle dans ma prochaine lettre. Oui, je me reconnois à présent pour amoureux; jusqu'ici je ne l'avois pas été. Suite. Il est temps de te parler de ma nouvelle maîtresse. Après avoir satisfait à ce que la générosité me prescrivoit à l'égard de Mademoiselle de Lysange, il m'étoit bien permis d'aller satisfaire mon cœur, en cherchant à voir l'objet réel de mes adorations. J'eus le bonheur de la rencontrer, le soir même du jour où j'avois été Cardinal. Je l'examinai de près. Elle est d'un châtain clair. Ses cheveux sont sans poudre, à l'angloise; les boucles en tombent naturellement relèvent la blancheur de son teint, où le printemps épanouit ses fleurs, où la pure blancheur se mêle se nuance mollement au pudique incarnat. La rose est toute pure sur ses lèvres, qui s'entrouvrent pour laisser paroître, sans qu'elle y songe, des dents éblouissantes. Ses beaux yeux, ou le brun porte une légère teinte de bleu, sont d'une douceur angélique. Sa mise bourgeoise, sans être brillante ni recherchée, est d'une exquise propreté, qui n'exclut point une douce négligence une sorte d'abandon qui enchante. Mais la description est un peu longue, retournons à la narration. J'examinois la belle qui, de son côté, ne m'examinoit point. J'ai entendu qu'on l'appeloit Aurore; Aurore, quel joli nom! Elle a répondu, de la voix la plus mélodieuse, m'a laissé tout émerveillé, pour rentrer chez elle. J'ai demandé en bas quel étoit cette jolie Demoiselle: „Qui, m'a ton dit? La petite Belle-en-Deuil?“ Ma charmante s'appelle donc Aurore Belle-en-Deuil; son nom de famille est aussi joli que celui de baptême. J'ai questionné sur l'état de son père de sa mère. „Ce sont de bien honnêtes-gens, m'a-t-on dit. Cela n'est pas “riche; mais cela, dit-on, l'a été beaucoup. Il y a eu des pertes.“ Je pourrai les réparer. Je pourrai faire du bien à ce que j'aime. J'ai rencontré le Chevalier Marqué; je lui ai parlé de ma nouvelle passion. „Dites donc, s'écria-t-il, de votre “nouveau caprice.“ -- „Ah! repris-je, je l'adore.“ Je lui confiai ce que je venois d'apprendre de la médiocrité de sa fortune. „Hé bien, dit-il, vous “aurez à meilleur marché cette petite “passade.“ -- „Elle n'aime pas, dit-on, les gens d'un rang supérieur.“ -„Hé bien, on la traitera en bourgeoise. Il faut servir les gens selon “leur goût.“ -- „C'est bien mon intention. Je voudrois vivre avec elle, “pendant quelque temps, sous l'habit “ le nom d'un petit bourgeois, d'un “artiste; par exemple, d'un graveur. “Je m'applique un peu à ce talent. Je “voudrois, ainsi déguisé, loger pendant quelque temps auprès d'elle, en “qualité de voisin; je la fréquenterois, & ....“ -- „Et... fort bien. Hé bien, “vous n'avez qu'à louer un appartement “dans la maison qu'elle occupe.“ „Mais s'il n'y en a point à louer?“ -- „On s'arrange pour qu'il y en ait. “Vous êtes bien de votre village; on “fait donner congé à quelque locataire, “à celui qui vous déplaît le plus. J'arrangerai cela.“ Je trouvois cette manière de procéder fort leste; mais pas très-canonique. Cependant le grand desir que j'avois de me voir le voisin de la belle Aurore, me faisoit passer sur bien des choses. Je m'informai sur-le-champ de tout ce qui logeoit dans la maison de ma Divinité. J'appris qu'il y avoit, justement vis-à-vis d'elle, une femme de mœurs un peu suspectes. „Ah! me dis-je, elle n'est pas digne d'habiter près “de mon ange. Il faut écarter toute “ombre de corruption, d'un objet si “pur; mais comment déloger cette “femme?“ Le Chevalier Marqué s'en chargea. Il alla, le lendemain fort bien mis, la voir, débuta sans façon, avec elle, de cette manière: „Ma belle Dame, “lui dit-il, j'ai entendu dire tant de “bien de vous, que j'ai desiré de vous “connoître. J'ai cherché quelqu'un qui “me présentât chez vous; je n'ai trouvé “personne; je me suis présenté moi-même.“ La Dame n'étoit pas très-difficile. Elle se contenta de ce début. Elle étoit à sa fenêtre au moment où M. le Chevalier entroit; elle avoit vu qu'il sortoit d'une fort jolie voiture. Elle étoit flattée de faire une connoissance si brillante; elle en avoit besoin. Elle répondit fort poliment. Bientôt le galant fit ses propositions; il parla même d'entretenir. On l'écouta; il dit qu'il vouloit loger la Dame plus près de lui. Elle témoigna qu'elle ne tenoit pas à son logement; qu'elle iroit, pour lui plaire, s'établir où il voudroit; „mais “il faut, dit-elle, finir mon terme.“ „Non, non, répondit-il, je vous trouverai quelqu'un qui prendra votre “appartement sur-le-champ; j'en ai “un autre tout près pour vous.“ „Soit, dit-elle, je suis à vos ordres; “mais que ferai-je de mes meubles?“ -- „Je me charge, dit-il, de les faire “vendre à votre profit. Cela vous fera “une petite somme, qui ne pourra “vous nuire.“ La Belle, enchantée, le remercia avec transport. Il promit vingt-cinq louis par mois, en compta douze demi pour la première quinzaine; , dès lendemain, l'appartement fut libre, me fut remis. La Dame du Chevalier se vit installée, par lui, dans un Temple consacré aux mystères de Vénus; elle fut introduite dans un très-joli appartement meublé avec goût, qu'elle supposa être à elle, selon ce qu'on lui disoit, qui appartenoit réellement à la Prêtresse de Mercure. On lui laissa croire tout ce qu'elle voulut; je me meublai, de mon côté, fort modestement dans son appartement vacant, vis-à vis de ma belle Aurore. Cette conduite n'a pas trop mon approbation. Le Chevalier Marqué m'a beaucoup applaudi, quand je lui ai raconté le tour que j'avois joué au Couvent de Laure, sous les habits d'un Cardinal; il m'a dit que je me formois. Pour moi, je ne l'applaudis pas, lui, je trouve qu'il est trop formé. J'ai salué la belle Aurore comme ma voisine. Elle m'a répondu avec honnêteté; son père sa mère paroissent aussi fort honnêtes. De-là je me suis rendu sur le toît de la chère Laure, sur son balcon. Elle m'a reçu comme son sauveur. Elle me regarde comme un ange qui descend du ciel exprès pour la voir. Combien elle est noble touchante! combien l'éducation les lumières de la Philosophie ajoutent au charme imposant qu'inspire toute sa personne! quel plaisir d'être aimé par un être de cette élévation! Elle est digne que je converse avec elle dans les cieux. Mes autres Divinités ont quelque chose de plus terrestre, me laissent plus, en effet, sur la terre. Le Chevalier Marqué veut absolument que je l'enlève de son Couvent. Elle m'avoue, elle-même, qu'on l'y persécute cruellement. On veut l'engager à prendre le voile, elle a de la répugnance pour ce pénible état. Je vois que, si j'avois une maison décente où je pusse la conduire, elle m'y suivroit; mais dois-je chercher à l'abuser? Une Demoiselle si honnête! Ah! ce seroit un crime.... Suite. Applaudis-moi, mon bon ami, couronne moi de laurier. J'ai tiré ma chère Levrette de sa maison de captivité. C'est l'Officier de Police qui a été assez complaisant pour me charger de cette heureuse commission. Je me suis rendu en hâte à sa triste demeure. A ma voix les portes de fer sont tombées. On m'a soudain remis, dans les bras, ma chère Levrette, qui ne cessoit de m'embrasser comme son libérateur; mais ensuite elle s'est jetée dans les bras de la Sœur qu'elle servoit, qui la pleuroit amèrement. " Ma chère Levrette, s'écrioit-elle, "que t'ai-je fait pour me quitter si “cruellement? Que te manque-t-il avec “moi? Parle, ma chère amie, demande “tout ce que tu voudras à ta bonne “Sœur.“ Levrette pleuroit sans rien dire, la tenoit serrée sur son cœur. Toutes les autres Sœurs pleuroient; la désolation étoit répandue dans l'Hôpital. Enfin je suis venu à bout d'enlever ma chère Levrette. Elle a voulu que je la conduisisse d'abord chez sa mère. Nous avons trouvé cette méchante femme sur son grabat. Elle est devenue horrible. Sa fille lui a remis six louis, qu'elle a reçus durement sans la remercier, lui reprochant qu'elle faisoit trop peu pour sa mère. Le soir, nous nous sommes dédommagés de cette scène désagréable, par un souper délicieux, par lequel nous avons célébré la délivrance de la chère Levrette. Nous étions une société, non pas des plus régulières; mais au moins des plus aimables. Frédégonde est furieuse. Elle écume, selon sa propre expression. Tout le monde recouvre sa liberté. Elle seule est encore prisonnière. Elle veut empoisonner tout le monde, toutes les Sœurs qu'elle suppose auteurs de sa longue captivité. Si elle avoit du poison, la malheureuse se feroit bientôt brûler vive. Suite. L'AUGUSTE Frédégonde est enfin libre à son tour. C'est le Chevalier Marqué, qui est venu, ce matin, m'annoncer cette heureuse nouvelle. Il avoit le visage tout égratigné, tout ensanglanté. Ce sont les prémices de la bonne humeur de cette belle Reine, qu'il a eu le bonheur de recueillir. Elle lui en devoit, disoit-elle, , comme elle est exacte à payer, dès qu'elle a apperçu l'heureux Chevalier, elle s'est précipitée sur lui, elle a joué de tout son cœur, des pieds, des poings, des ongles des dents. Le Chevalier m'a assuré que, grace à ses efforts, la Déesse a remporté autant de contusions, que lui d'égratignures. Ne voulant pas m'en fier uniquement à lui, je suis allé faire ma révérence à la digne Dame. Je l'ai trouvée exactement telle que le Chevalier me l'avoit dépeinte, les yeux pochés, le visage meurtri, sans compter le reste du corps, dont je puis juger par ce qui est apparent. Elle m'a reçu avec sa dignité ordinaire, elle m'a promis sa protection; mais elle m'a défendu de voir le Chevalier Marqué, qu'elle traite de gredin, d'escroc. Elle m'a raconté, sur son compte, des traits indignes, tout ce qu'elle a dit porte un grand air de vérité; mais je dois confesser que le Chevalier, de son côté, m'avoit raconté un nombre, à-peu-près égal, d'avantures qui paroissent aussi vraies, où la Deesse joue un rôle qui n'a pas besoin d'être caractérisé plus en détail, pour être détesté. Il faut avouer que ces sortes de gens-là sont admirables, pour se rendre mutuellement justice. J'ai pourtant pu, d'abord, être engoué de ces espèces. O Levrette! que tu es grande, d'avoir pu rester honnête au milieu de tant de corruption! O noble intéressante Laure! quelle prodigieuse distance de cette femme à vous! Comme vous êtes d'une sphère différente, quoique toutes deux du même sexe! O touchante Aurore! figure angélique, dont la terre n'est pas digne, peut-être, pouvez-vous avoir le sexe de commun avec cette odieuse femme? Suite. La malheureuse Frédégonde est déjà remontée rétablie dans toute sa gloire. Elle a repris le ton le plus arrogant; elle dit qu'elle vient de faire un voyage auprès d'une Princesse d'Allemagne, qu'elle aime beaucoup; que cette petite cour est charmante, qu'elle a eu toutes les peines du monde à s'en détacher. Elle a déjà, autour d'elle, un cercle de jeunes Seigneurs. Elle leur débite toutes ces impertinences; ces Messieurs, qui savent très-bien d'où elle vient, semblent prendre à la lettre tout ce qu'elle dit, la remercier de la complaisance qu'elle a eue pour eux. Quant à moi, je m'enfuis souvent en haussant les épaules. Je me réfugie auprès de ma petite Levrette, toujours innocente, toujours édifiante, au sein du déréglement, où elle est plongée malgré elle. Je respire dans ses bras. Je me partage, d'ailleurs, entre ma nouvelle Divinité, la noble de Lysange. L'Aurore est pour le matin. J'ai lié connoissance avec elle; je me suis déjà introduit dans cette maison. Ce sont de bonnes-gens. Le père est perclus de presque tous ses membres. La fille travaille, avec sa mère, pour le soutenir; mais que peuvent gagner des femmes avec leur couture? J'ai persuadé à ma petite maîtresse que je la ferai gagner bien davantage avec la gravure. Je lui enseigne le dessin. Elle fait des progrès sensibles. Elle reçoit mes soins avec tant de douceur, que j'ai lieu de me flatter qu'ils ne seront pas perdus. Elle m'aime déjà sans s'en douter, ou elle m'aimera bientôt infailliblement. Quelle innocence! C'est l'ame de Levrette parfaitement pure, avec le bonheur de n'avoit jamais connu l'ombre du désordre. Que j'ai de plaisir à vivre bourgeoisement avec ces bonnes-gens! Je me suis mis en pension chez eux pour le dîner. C'est la belle Aurore qui l'apprête. C'est elle qui fait ma chambre. Elle est surprise de ne jamais trouver le lit dérangé; car, si je suis le matin un petit bourgeois, je vais l'après-midi faire le petit Seigneur, respirer, ou plutôt, peut-être, végéter dans une plus haute sphère. La nuit souvent, au clair de la lune, je me rends, avec mes échelles de soie, dans la niche aérienne où je m'entretiens avec la belle Laure, autre ame honnête, plus sublime plus majestueuse que les autres, avec laquelle je goûte des plaisirs d'un genre plus relevé. Cependant tout s'avance pour ma gloire Littéraire ma gloire Politique; mes pièces de théâtre vont être jouées; mes autres ouvrages vont être imprimés; mes projets, présentés au Gouvernement, vont être mis en exécution. Tu vois que mon sort est assez heureux. Je suis, d'ailleurs, un peu en fonds. Je jouis des plaisirs de la sagesse de ceux .... je ne dis pas du libertinage; mais au moins de la jeunesse. Dumoulin, à César de Perlencour. Lyon. Tu es heureux, misérable, tu jouis! ta sœur, malheureux! ta sœur!.... Fin de la première Liasse. LE CRIME. Seconde Liasse. César de Perlencour, à Dumoulin. Paris 1778. O ciel! que m'as-tu dit, dans un si court billet? J'ai cru entendre une voit sépulchrale sortir des tombeaux, retentir dans le fond de mon cœur. Quel reproche veux-tu me faire? Qu'est-elle devenue ma pauvre sœur? Ah! je frissonne, mon cher Dumoulin. J'ai passé, par hasard, à l'ancien hôtel où je demeurois ci-devant. On m'y a remis une lettre, qu'on m'y gardoit depuis longtemps. Elle est de ma sœur. Je tremble de l'ouvrir. Je ne sais qui me retient la main... Ouvrons. Ah! mon ami, tiens, la voilà cette fatale lettre. Ah! qu'est devenue ma sœur? Lettre d'Adèle de Perlencour, à son frère. Lyon. „Mon frère, je t'écris à genoux. J'ai “la mort dans le cœur. Ah! mon frère, “tu m'as mis au désespoir. Cruel! as-tu “pu m'écrire la lettre dénaturée qui “m'a donné mille coups de poignard? “Je n'ai donc plus personne sur la terre. “Ma mère .... ô don du ciel! le premier “que Dieu puisse accorder à ses foibles “créatures! une mère... Je n'en ai point. “C'est une ennemie. C'est la main la plus “chère, qui m'enfonce le poignard dans “le sein. Mon père m'abandonne, lui “qui m'avoit toujours montré de la “tendresse, lui dans lequel j'avois trouvé “un cœur ouvert pour moi... Il est fermé “ce cœur; mon frère!.... Ah! c'est-là ce qui me désespère. Mon frère, “avec lequel je fus si intimement unie, “qu'il sembloit que nous ne faisions “qu'un; mon frère, avec lequel je “jouois, je folâtrois, je pleurois si tendrement, aux jours de mon enfance; “mon frère m'arrache de son cœur. Il “devient mon ennemi. Il me condamne à la mort, à être ensevelie vivante. Le malheureux! c'est pour “s'enrichir de ma dépouille! Il ose me “faire des reproches, auxquels je ne “comprends rien. Barbare! quel reproche as-tu à me faire? Quelle ombre “de faute ai-je commise contre toi? En “quoi ai-je manqué un seul instant à “la tendresse fraternelle que je te devois? Hé bien, cruels! vous voulez “une victime; vous l'aurez.... O mon “Dieu! ils m'ont mise au désespoir. “Ne m'impute point le coup affreux “que ce désespoir m'inspire, le “crime où il m'entraîne. Ne l'impute “qu'à ceux qui m'y forcent, ne le punis “que sur eux, ou plutôt daigne le pardonner à eux comme à moi. Mon “frère, ma voix t'appelle dans les ténèbres; mon frère, qu'elle retentisse “dans ton cœur; mon frère, je suis “mourante, mourante par toi; mon “frère, le remords va entrer dans ton “cœur, avec tous ses serpents; mon “frère, il est peut-être temps encore; “sois un frère, sois un homme, ne “sois pas un monstre.“ O ciel! mon cher Dumoulin, que penser de cette lettre? Qu'est-il arrivé à ma sœur? Mon Dieu! pourquoi cette malheureuse lettre n'est-elle pas tombée plutôt entre mes mains? Seroit-il encore temps de lui rendre quelque service auprès de ma mère? car il paroît que c'est à cette mère rigoureuse pour elle, qu'elle impute sur-tout ses malheurs. Lui seroit-il arrivé quelque malheur? Ah! mande-moi, sur-le-champ, ce qu'est devenue ma chère sœur Adèle. Dumoulin, à César de Perlencour. Lyon. Tu demandes des nouvelles de ta sœur, malheureux! Tu n'en recevras plus. Elle n'y est plus. Jouis de son bien, puisque u en fus si avide; mais ne me regarde plus comme ton ami. César de Perlencour, à Dumoulin. Ah, cruel! qu'ai-je donc fait pour que tu me traites avec tant de rigueur? Quoi! ma sœur! O ciel! seroit-il vrai? Ma sœur ne seroit plus! Grand Dieu! J'aurois perdu ma sœur, , pour comble d'horreur, tu voudrois m'accuser d'avoir contribué à sa mort. Ah! tu me donnes mille coups de poignard. Explique toi, je t'en conjure. Ne me laisse pas dans cette affreuse situation. Qu'est-il arrivé à ma sœur? Ne m'abandonne pas, si j'ai fait l'horrible perte que tu me fais pressentir. Pourquoi m'abandonnerois-tu? Je ne suis point complice du malheur de ma sœur. Il est vrai que je l'ai traitée un peu sévèrement dans une de mes lettres; mais elle le méritoit, selon toi-même. Je la relis cette fatale lettre, où tu me détailles ses torts, qui m'ont irrité contr'elle. Hélas! c'est-ce qui me confond. En examinant bien, je ne reconnois point ton écriture, dans ce malheureux papier. J'y vois quelque chose de gêné, qui n'est pas naturel. O ciel! auroit-on contrefait ton écriture pour m'égarer, pour m'enflammer contre ma sœur; l'infortunée en auroit-elle été la victime? Ah! de grace, écris moi. Que je sache jusqu'à quel point je suis innocent ou coupable. Dumoulin, à César de Perlencour. Lyon. Tu veux donc être instruit, malheureux! tu veux qu'une affreuse lumière t'éclaire. Hé bien, pour ta punition, apprens ton malheur ton crime. D'abord je ne t'ai jamais rien écrit contre ta sœur. Elle n'a jamais eu, contre toi, l'ombre d'un tort. Si l'on a contrefait mon écriture pour te tromper, si tu n'a pas su distinguer la main d'un faussaire, de celle de ton ami, tant pis pour toi. Pourquoi vis-tu avec des scélérats, qui parviendront à te rendre aussi abominable qu'eux? Ces malheureux ont nui à notre correspondance. Je m'en suis apperçu plusieurs fois. J'ai vu qu'ils avoient intercepté nos lettres, qu'ils en avoient soustrait plusieurs que tu m'avois adressées, qu'ils avoient dû traiter de même les miennes vis-à-vis de toi. Les misérables craignoient qu'un ami ne t'éclairât sur leur infâme conduite à ton égard. Quoi qu'il en soit, revenons à ta malheureuse adorable sœur. Cette jeune Beauté, douée de toutes les vertus réunies à tous les charmes, étoit la véritable gloire de sa famille; cependant tu sais que ta mère ne l'a jamais aimée; qu'elle l'a toujours traitée, au contraire, de la manière la plus rigoureuse; qu'elle a toujours paru disposée à la sacrifier à son indigne favori; cet indigne favori, c'est toi. Je sentois l'extrême mérite de la céleste Adèle; plût à Dieu que j'eusse pu être digne d'elle, que le ciel m'eût choisi pour faire le bonheur d'un objet si méritant; mais j'étois, à tous égards, trop au-dessous d'elle. Elle avoit mieux que moi. Le jeune Comte de S. Flour, moulé par les graces, doué d'une ame faite pour animer un superbe corps, s'étoit présenté à elle. Le ciel avoit fait ces deux objets l'un pour l'autre. Le plus pur amour les avoit unis sur-le-champ. Il avoit demandé Adèle à ses parens, n'avoit demandé qu'elle; mais hélas! cette démarche, si naturelle si honnête, n'avoit fait que précipiter le malheur de son amante. a mère, qui vouloit te sacrifier sa fille, qui avoit la fierté de ne pas vouloir la donner sans dot, contraignit cette infortunée de prendre le voile; ton père, toujours trop foible, ne s'opposa pas, comme il le devoit, à cette cruauté. L'infortunée compta que, pendant son année de noviciat, elle auroit le bonheur de pouvoir désarmer la rigueur de sa mère. Elle prit l'habit qui lui déplaisoit tant, pour ne pas heurter de front celle dont dépendoit son sort; mais elle espéroit; elle s'adressoit à tout le monde. Hélas! tous les cœurs étoient fermés à la Beauté, à l'innocence, à la vertu. Elle comptoit, sur-tout, barbare, elle comptoit sur toi. Elle croyoit que, quoiqu'il fût question de ton intérêt, tu serois assez généreux pour ne pas vouloir qu'on te sacrifiât ta sœur. Elle t'a écrit avec toute la douceur la tendresse qui caractérisoient son ame. Quelle réponse atroce tu as osé lui faire! Son amant, disposé à t'aimer comme un frère, comme un bienfaiteur, est allé te trouver pour seconder sa lettre, pour implorer tes secours, tu l'as reçu de la manière la plus indigne. Enfin, tu as mis le comble au désespoir dont cette adorable personne étoit déjà pénétrée. Ah! je me sens indigné. Je ne puis poursuivre; respirons; je reprendrai la plume dans un moment plus calme. Suite. On a employé, pour la gagner, toutes les voies; la séduction la plus importune la plus fatigante, la persécution la plus cruelle la plus désespérante: enfin l'année du noviciat étoit expirée, l'on ne pouvoit cependant rien gagner; elle ne vouloit pas prononcer des vœux; mais on a dit à l'infortunée que son amant étoit enfermé dans un cachot, qu'on ne lui rendroit la liberté qu'après qu'elle auroit prononcé ses vœux. Alors, elle a pris son parti. Depuis cet instant la chère personne, qui avoit paru si abattue depuis un an, a pris un air de grandeur de fermeté, qui en a imposé à tout le monde. Elle a fait son testament; elle instituoit son cruel frère son héritier. Elle a fait faire son cercueil; mille circonstances annonçoient, de sa part, un projet qu'on auroit dû redouter davantage. On l'entendoit dire de temps en temps: „Mon Dieu, tu connois mon “innocence, tu vois la violence qu'on “me fait. Tu ne m'imputeras pas la “faute. Elle n'est pas libre ni volontaire.“ Elle passoit des jours entiers sur les saints degrés de l'autel. Elle imploroit le ciel, avec une ferveur, qui faisoit fondre en larmes toute la Communauté. Enfin le jour fatal étant arrivé, on l'a parée, pour la sacrifier, de toute la pompe mondaine. Avant que la cérémonie commençât, elle a demandé à voir son père au Parloir. Ce père trop foible s'étoit absenté, pour n'être pas témoin du meurtre dont il se rendoit coupable, en le souffrant, quand il pouvoit l'empêcher. La mère, plus cruelle, avoit eu plus de fermeté. La victime, au défaut de son père, a demandé sa marâtre, qui s'est rendue au Parloir. Adèle s'y est fait porter dans son cercueil. Sa persécutrice l'a regardée d'un œil interdit. Elle l'a vu se lever fermer, au verrou, de son côté, la porte du Parloir. Ensuite elle s'est jetée à genoux: „Madame, a-t-elle dit, ma mère, “ô! vous qui m'avez portée dans votre “sein, à qui je dois cette misérable “vie, que je vais perdre, si vous ne “renoncez à votre tyrannie; ma mère, “au nom de Dieu qui nous voit “nous entend, souffrez que je vous “implore une dernière fois. Ne rejettez pas, de votre sein, celle que “vous y avez portée. Ne donnez pas “la mort à celle qui ne vous a jamais “offensée, qui vous a toujours aimée, “ révérée comme sa mère. Ah! pour “vous-même, chère auteur de mes “jours, ne vous préparez pas un remords éternel, qui vous déchirera “jusqu'à votre dernier instant, si vous “m'égorgez sans pitié...“ Elle en auroit dit plus long; mais sa marâtre n'a pas voulu l'entendre. Alors l'infortunée, voyant qu'il n'y avoit plus d'espérance pour elle, s'est levée, a repris sa grandeur, a fait quelques tours dans le Parloir; ensuite, se prosternant de nouveau: „Ce n'est plus “devant ma mère, a-t-elle dit, que je “me prosterne, je n'ai plus de mère. “Je n'ai plus de père. C'est devant toi, “Etre des Etres, toi le père l'ami “de tout ce qui respire; c'est devant “toi que je vais exhaler mon ame. Je “te demande pardon, ô! mon Dieu, “du crime que je vais commettre. Tu “vois qu'on m'y force. Le crime n'en “est point à moi. Et vous mère barbare, “a-t-elle continué, en se levant, vous “vouliez immoler votre fille; hé bien, “contemplez le sacrifice de votre victime. C'est à vous seule que je m'en “prends, de tout ce que je souffre “j'ose; c'est vous seule que j'en accuse “au tribunal de ce Dieu, que j'ai invoqué en vain devant vous; puisse-t il “vous pardonner ma mort, dont vous “seule êtes coupable! Puisse le fils aussi “cruel que vous, à qui vous me sacrifiez, ne pas vous punir un jour “de votre partialité cruelle, par une “ingratitude marquée, une conduite indigne de lui. Si Dieu me reproche ma mort, je vous cite vous “ajourne à son tribunal, pour lui répondre avec moi. Adieu, Madame. “O mon Dieu, pardonne-moi.“ Alors elle s'est hâtée d'avaler un poison mortel. La mère, qui avoit été muette interdite jusqu'ici, saisie d'horreur, vouloit l'empêcher; mais elle étoit retenue par la grille. Elle vouloit crier; mais elle étoit pétrifiée. Enfin sa voix s'est fait un passage; elle a crié au secours. On a été long-temps sans venir. Cependant le poison opéroit. La mère en appercevoit les horribles effets; elle voyoit les palpitations, les tressaillemens, les tourmens inexprimables de sa victime déchirée dans le fond des entrailles. Les siennes ont dû se remuer à la fin, se déchirer réciproquement. Elle continuoit de crier, d'implorer, d'une voix éteinte, le ciel, sa fille mourante. Enfin, l'on est venu; mais on a trouvé la porte fermée. On frappoit vainement pour la faire ouvrir. Pendant ce temps, le poison continuoit, en liberté, son effrayante opération. Enfin la victime affoiblie, agonisante, s'est traînée, comme elle a pu, vers son cercueil, s'y est couchée, pour attendre la mort, les yeux levés au ciel. On a enfoncé la porte; on a couru à elle. Il n'étoit plus temps. On a emporté le cadavre dans son cercueil; on l'a soustrait aux regards de sa mère, qui étoit bourrelée, déchirée, mourante de son côté. On est venu secourir cette mère cruelle, qui le méritoit si peu. Cependant le bruit de cet horrible accident s'est répandu d'abord dans l'église, où l'on attendoit la victime, ensuite au-dehors. Juge, malheureux! de la consternation, de l'horreur dont tout le monde a été frappé. Les chants divins ont cessé. On a entendu des hurlemens. La vertueuse Adèle étoit adorée. Sa mort étoit un malheur épouvantable, qui faisoit pousser, à presque toutes les Religieuses, de longs gémissemens. On redemandoit au ciel cette fille adorable. On chargeoit d'imprécations le père sur-tout la mère, assassins de leur vertueuse fille. On a manqué de lapider la marâtre dans la rue, quand elle est retournée chez elle. Les glaces de sa voiture ont été brisées, elle a eu même la tête fracassée ensanglantée. Le peuple furieux a cassé, à coups de pierre, toutes les vîtres de son logis. On y vouloit mettre le feu. On est obligé d'avoir la garde pour défendre cette maison fatale. Ton père est toujours resté à la campagne, pendant cette émeute. Ta mère a éprouvé une maladie cruelle, qui l'a mise à deux doigts du tombeau. Elle ne doit pas être encore parfaitement rétablie. Elle voit sans cesse sa malheureuse victime sortir du tombeau, lui mettre sous les yeux l'horrible Gorgone, la persécuter pendant la longueur des nuits. Voilà ce qu'elle a fait; voilà ce qu'elle a gagné pour enrichir un mauvais sujet, qui doit la tourmenter autant par son indigne vie, que sa sœur immolée va la punir par ses apparitions nocturnes. Le peuple adore, comme une sainte, la victime infortunée qu'on a forcée de se donner la mort. Ils ont fait un simulacre ressemblant à cette glorieuse martyre; elle est représentée, couronnée d'étoiles, la palme à la main, en habit blanc, comme une vierge céleste. Ils portent en procession, dans les rues, ce fantôme révéré; ils le présentent dans les églises, veulent toujours mettre le feu à la maison de la cruelle marâtre. D'un autre côté, la Justice, informée du suicide, a voulu faire traîner, à la place des exécutions publiques, le cadavre qu'il falloit plaindre révérer; de sorte que cette douloureuse dépouille est traitée, d'un côté, comme celle d'une criminelle, de l'autre comme celle d'une sainte; mais on n'a osé attaquer si cruellement l'opinion d'une populace émne, qui auroit pu se porter aux derniers excès, si l'on eût voulu outrager son idole. On cherche a étouffer cette malheureuse avanture. On a sans doute enterré en secret la déplorable victime. Les honnêtes gens gémissent. Toute la ville prend part à ce triste événement. Pour moi, le cœur brisé, j'ai fait faire aussi la statue de cette adorable fille. Je lui ai consacré, dans mon appartement, une espèce de Chapelle funéraire, où je la révère en silence, non sans maudire, comme tout le publie, son foible lâche père, sa barbare mère, son indigne frère. Oui, voilà ma reine, mon idole, mon amie; je renonce à celui qui n'étoit pas digne de l'avoir pour sœur. Pleure-là, misérable, à présent que tu as contribué à sa mort. Pleure-là, il est bien temps.... César de Perlencour, à Dumoulin. Ah, misérable que je suis! Malédiction sur moi, mille fois malédiction! Ah cruel! quel coup de poignard tu me portes! Comme tu tournes le couteau dans mon cœur; mais je le mérite, j'ai assassiné ma sœur. O ciel! punis moi. Me voilà malheureux pour toute ma vie. Ah! que ma mère garde ses funestes richesses; que le feu les détruise; je les abhorre; elles m'ont coûté le plus grand trésor, le trésor céleste que je n'ai pas su apprécier. Funeste ambition! C'est pour me faire contracter un mariage prétendu illustre, qu'on a occasionné un si déplorable sacrifice. Détestable prédilection d'une mère aveugle, en faveur de celui qui le méritoit le moins; tyrannie encore plus détestable, contre une enfant adorable, qui étoit digne de la plus haute fortune de toutes les faveurs maternelles! Abominable canaille avec laquelle j'ai vécu! Ces misérables, cet indigne Marqué, cette infame Frédégonde ont eu la barbarie de m'animer contre mon innocente sœur, qui ne leur avoit jamais rien fait. Peut-être ont-ils intercepté nos lettres; peut-être en ont-ils forgé de fausses. Il paroît qu'ils ont fait tout ce que leur inspire la plus damnable malice, pour conduire cette malheureuse intrigue à son dénoument infernal. Quel pouvoit être leur détestable but, que de faire le mal pour le mal? Ne devrois-je pas, à mon tour, m'arracher cette déplorable vie qui a coûté si cher à ma sœur? Puis-je me souffrir dans le monde, noirci d'un pareil crime? Ah! je suis tenté de m'engager comme simple soldat, de me jetter tête baissée au milieu des ennemis, à la première action où je me trouverai; mais ce seroit attendre trop long-temps la mort, l'aller chercher trop loin. Il m'est venu, plusieurs fois, dans l'idée d'aller m'ensevelir à la Trappe, pour y pleurer toute ma vie, pour m'y punir de mon odieuse conduite. Je suis aussi persécuté par l'ombre de ma sœur. J'ai vu, pendant la nuit, cette ombre désolée. Je l'ai vu s'appuyer sur ma couche. J'ai senti son poids sur ma poitrine. Pardonne, ô ma sœur! ma chère sœur! pardonne à ton coupable frère; il est criminel envers toi; mais il est plus à plaindre que toi. Tu respires, dans les régions du bonheur. Il est livré, pour la vie, à l'enfer des remords. Ah! mon ami, ne m'abandonne pas dans cette cruelle circonstance. Sauve un malheureux qui n'a d'espérance qu'en toi; sauve-le de son désespoir, tout coupable qu'il est. Songe que j'ai été trompé, que je n'ai point de tort à ton égard. Au nom de l'amitié qui nous unit depuis notre enfance; au nom de ma sœur, de ma victime; par l'honneur que j'ai d'être de son sang, ne m'abandonne pas. Donne-moi des nouvelles de ma cruelle mère; elle est bien coupable; mais c'est pour moi. Tout le monde peut la condamner; mais je dois la plaindre la secourir. Dumoulin, à César de Perlencour. Lyon. Il faut que l'amitié, cette vieille habitude de l'enfance, soit bien puissante sur nous, puisque je puis me résoudre, non pas à te pardonner; mais à t'écrire encore, après ton indignité envers ta sœur. Mais je respecte en toi le sang de cette personne adorable, quoique ta conduite annonce qu'il est trop dégénéré. Nous avons essuyé une nouvelle scène encore bien douloureuse. Le jeune amant de ta sœur, qu'on retenoit, en effet, prisonnier, s'est échappé des mains qui le gardoient. Il est arrivé à Lyon, au moment, ô ciel! où il venoit de perdre son amante. Peins-toi son désespoir. Il adressoit au ciel les plus tendres complaintes. Il s'est frappé la tête contre la grille; il est tombé tout ensanglanté. Il a heureusement perdu l'usage de ses sens; mais il les a repris au bout de quelque temps, pour sentir de nouveaux tourmens. Il demandoit, à grands cris, le corps de son amante. Il vouloit l'embrasser être enterré vivant, dans le même tombeau, avec cette précieuse dépouille. Il s'est levé furieux. Il a cherché par-tout ton malheureux père. Il vouloit absolument se battre contre lui au pistolet, le punir du meurtre de sa fille. Il vomit, contre toi, de justes malédictions. Il brûle de retourner à Paris, pour venir te chercher terminer, avec toi, une querelle où, malheureusement, le bon droit ne sera pas de ton côté. Que résultera-t-il de ce combat qui paroît inévitable? Ah! si les misérables qui ont causé tant de malheurs voyoient leur ouvrage, pourroient-ils être insensibles aux remords, qui doivent les déchirer, s'ils ont une ame? Ta mère a souffert une maladie très-violente; mais de peu de durée. Elle est déjà convalescente. Elle n'a pas assez d'ame, pour avoir été frappée du mal qu'elle a fait, jusqu'à en mourir; mais elle ne pourra rester à Lyon, ni elle, ni son mari. Ils y sont universellement méprisés détestés, eux qui jouissoient ci-devant de l'estime publique. Aussi l'on dit qu'ils pensent à se retirer, qu'ils sont sur le point de leur départ. Il me semble même qu'on parle d'un voyage d'Outremer. Tu peux en savoir plus long que moi sur cet article. César de Perlencour, à Dumoulin. J'attends, mon bon ami, ta réponse à ma dernière lettre. Je crains qu'on ne l'ait encore interceptée. Le Chevalier Marqué est venu me voir. Tu sens que, dans mes justes préventions, contre lui, je n'ai pas dû lui faire un accueil bien flatteur. Je lui ai reproché toute sa turpitude; je lui ai détaillé toutes les raisons qui me faisoient croire qu'il avoit intercepté mes lettres; qu'il en avoit fabriqué d'autres; qu'il avoit au moins eu l'atrocité de m'enflammer contre ma sœur, qu'il avoit contribué, par cette indigne conduite, à mon crime à sa mort. Il a cherché à se justifier; mais il le faisoit si gauchement, qu'il me développoit, malgré lui, plus clairement sa scélératesse. Je lui ai dit que je le regardois, lui sa Frédégonde, comme ce qu'il y a de plus vil dans le monde, que je ne prétendois pas désormais avoir aucun commerce avec des gens de leur espèce. Il a long-temps essayé de me ramener par la persuasion; mais enfin, quand il a vu bien décidément qu'il n'y avoit rien à espérer de ma part, il a changé de ton: „Monsieur, m'a-t-il dit, vous “abusez de mes bontés. Vous ignorer “le respect l'obéissance que vous me “devez. C'est moi qui suis chargé de “votre conduite par l'auteur de vs “jours; vos revenus sont dans mes “mains; vous n'aurez pas un denier, “si vous ne vivez sous mon inspection, “ si vous ne vous prêtez à ce que je “croirai devoir exiger de vous.“ J'ai été indigné de son insolence. J'ai couru à ma canne, pour fondre sur lui le traiter, avec cet instrument, comme il le méritoit. Il a vu clairement mon dessein; alors, tirant une lettre de sa poché me la présentant. „Monsieur, m'a-t-il dit, si vous dédaignez mon autorité, respectez du moins celle que “je vous présente.“ J'ai reconnu l'écriture de mon père. Je lui ai arraché la lettre des mains. Sa lecture m'a confondu. Je la mets sous tes yeux; y comprends-tu quelque chose toi-même? M. M. de Perlencour père, à son fils. Brest. Vous continuez de vous conduire “indignement, Monsieur. Vous avez “fait bien des sottises; mais la plus “grande a été de vous rendre complice “d'une cruauté, qui peut nous être imputée. Il s'est fait bien du mal pour “vous, dans le dessein de vous faire “du bien; mais vous n'êtes pas fait pour “en profiter. Je suis obligé de quitter, “pendant quelque temps, ma patrie, “avec votre mère, pour tâcher de faire “oublier, d'oublier nous-mêmes, la “part que nous craignons d'avoir à une “malheureuse action. Nous sommes “déjà à Brest pour nous embarquer. Je “ne veux pas que vous restiez sans guide, “pendant notre absence. J'y ai pourvu, “ je vous ordonne, en vertu de mon “autorité paternelle, d'être soumis en “tout par-tout à M. le Chevalier de “Loutraille, à M. le Chevalier Marqué, auxquels je confie tout le pouvoir “que la nature m'a donné sur vous. Je “leur ai fait passer les fonds que je “veux bien sacrifier à votre entretien, “pendant mon absence. Obéissez à ces “deux sages Mentor, comme à moi-même. Conduisez-vous comme vous “le devez; si non vous trouverez dans “moi un père, déjà très-justement irrité contre vous, désormais inexorable.“ Mon ami, je suis resté long-temps muet stupéfait après cette malheureuse lecture: „Vous voyez bien, Monsieur, m'a “dit l'indigne Marqué, que vous me devez de l'obéissance. Conduisez-vous “en honnête garçon; , si vous trouvez “dans moi l'autorité d'un père, vous “y trouverez aussi le tendre intérêt que “mérite votre jeunesse, que mon “cœur m'inspire pour vous.“ Je suffoquois d'indignation: „Imposteur! me suis-je écrié, c'est donc ainsi “que tu sais m'enchaîner dans tes filets; “c'est donc là comme tu faisois le généreux, en me donnant de l'argent, “que je croyois tenir de ta générosité, “tandis qu'il m'appartenoit! mais ta “fourberie sera découverte. Je saurai “détromper mon père, je te traiterai, comme tu le mérites.“ Il vit qu'il ne gagneroit rien avec moi, en continuant sur le ton sévère; il prit donc celui de l'insinuation, , voyant qu'aucune de ses souplesses ne me gagnoit, il essaya la force d'un meilleur argument, me dit: „seriez-vous homme “à accepter, de moi, vingt-cinq louis?“ -- „Oui, sans doute, lui répondis-je, “je reprends mon bien, par-tout où je “le trouve.“ -- „En ce cas, reprit-il, “vous aurez la bonté de m'en donner “quittance.“ J'y consentis. Je lui signai la quittance, il me compta l'argent. Je le reçus, non pas d'un air appaisé; mais au moins avec une aigreur plus modérée. „Et qu'est-ce que c'est, lui dis-je, que “ce Chevalier de Loutraille à qui je “dois aussi de l'obéissance?“ -- „Vous “l'apprendrez de Monsieur votre père, “me répondit-il; vous pouvez lui écrire “à Brest.“ Me voilà donc attaché par mon père, par l'autorité la plus sacrée, sous le joug de cet indigne personnage, tandis que celui qui m'y attache devroit m'en arracher, me défendre à jamais un commerce si odieux. Il faut, par ordre de mon père, que je vive, que j'achève de me corrompre avec cet homme vil; que je dépende de lui, pour mon existence. Je suis bien malheureux. Et qu'est-ce encore que ce Chevalier de Loutraille, qui ne se montre point? Encore quelqu'imposteur qui va me tomber des nues au premier jour. Le scélérat écrit dans ce moment, c'est sans doute à mon père. Je vais écrire aussi de mon côté; mais pourrai-je l'emporter sur ce fourbe profond? Qu'est-ce que ce voyage de mon père? Où va-t-il? En Amérique sans doute. Il a, je crois, fait l'acquisition d'un bien d'Outremer, qu'il va visiter pour se distraire. Ecris-moi assidûment. Tes lettres seront presque ma seule consolation. Le Chevalier Marqué, à Monsieur de Perlencour père. Paris. Votre fils, Monsieur, répugne à m'obéir; mais je compte le gagner par toutes les condescendances compatibles avec la fermeté, qui m'est nécessaire, pour contenir un caractère si fougueux. J'aurai d'autant plus de peine à le modérer, que je suis seul contre lui; car enfin je dois vous avouer, avant votre départ, un secret qui pese à ma candeur, à ma sincérité. Le Chevalier de Loutraille vous a été recommandé chaudement, par des amis sûrs bons juges des hommes. Toute la ville de Bezançon peut vous attester les qualités les mœurs de ce sujet, que vous voulez bien reconnoître pour estimable. C'est moi qui suis ce Chevalier de Loutraille. Je vous raconterai, par la suite, les circonstances qui m'ont fait porter, à Paris, le nom de Chevalier Marqué. Je suis venu à Lyon, je me suis présenté à vous sous mon vrai nom; mais j'ai été bien surpris de vous voir hautement prévenu, contre le Chevalier Marqué. Mon premier mouvement fut d'abord de vous dire que c'étoit moi qui étoit ce Chevalier; mais, tout tant que vous êtes, vous en dites tant de mal, que je craignis de me ruiner entièrement dans votre esprit, si je vous avouois que j'étois moi-même ce personnage décrié. Je me battis en retraite, je me contentai de vous dire que le Chevalier Marqué n'étoit pas un homme si indigne qu'on l'avançoit; je me flattai que le temps, en éclairant ma conduite, vous feroit voir ma parfaite innocence, me justifieroit pleinement à vos yeux. Ce temps n'est pas encore entièrement venu, Monsieur; mais vous partez; vous ne pouvez plus être informé, en détail, de ma conduite, je ne veux pas paroître abuser de votre absence. Oui, Monsieur, il en arrivera ce qu'il pourra; c'est moi, Chevalier de Loutraille, qui porte aussi le nom de Chevalier Marqué. Les deux ne font qu'un. C'est moi seul que vous avez chargé de Monsieur votre fils, de son revenu, qui vous rendrai bon compte de l'un de l'autre. Oui, c'est moi, Monsieur; prenez vos dispositions en conséquence; arrachez-moi votre confiance. Je ne m'en plaindrai pas; je me contenterai de n'avoit pas mérité ce traitement de votre part; choisissez un autre guide, pour Monsieur votre fils; mais il ne sera pas dit que j'aurai trompé un galant homme, que j'aurai abusé de son absence, pour m'approprier des revenus qui ne m'appartiennent pas. Monsieur de Perlencour père, au Chevalier Marqué. Brest. J'étois bien sûr, Monsieur, de la parfaite honnêteté du Chevalier de Loutraille; j'apprends avec plaisir que c'est vous qui êtes ce galant homme, je vous en félicite. La franchise, avec laquelle vous voulez bien m'avouer que vous êtes aussi le Chevalier Marqué, m'assure que vous êtes véritablement l'honnête-homme que vous prétendez être, qui m'avoit été recommandé; cette sincérité, de votre part, achève de vous gagner mon estime. Je continue de vous recommander mon sils; servez lui de père pendant mon absence; je vois clairement que je ne pouvois le confier en de meilleures mains. César de Perlencour fils, à son père. Paris. Monsieur, très-honoré père. Il nous est arrivé un grand malheur; nous avons fait une grande perte; mais je ne veux point renouveler vos douleurs. J'apprends que vous allez vous embarquer; seconde perte pour moi. Je vais être privé, pendant trop long-temps, des auteurs de mes jours, de ce que j'ai de plus cher au monde; mais par qui, bon Dieu! vous faites-vous remplacer, très-cher père? Votre lettre m'a rendu stupéfait; vous m'y ordonnez de respecter, comme mon père, le Chevalier de Loutraille. Je ne connois point ce Monsieur-là; il ne paroît point. J'ai bien entendu parler, il y a quelque temps, d'un très-honnête-homme de ce nom; mais il a disparu tout-à-coup; l'on n'a jamais su ce qu'il étoit devenu. Quant au Chevalier Marqué, c'est un roué de la première classe. C'est à lui que je dois toutes les sottises qui me sont échappées, dont je me ressentirai toute ma vie. C'est lui qui, secondé d'une infâme Frédégonde, m'a précipité dans l'abîme. Vous avez dû entendre parler de ces deux indignes personnages. C'est me jeter de gaîté de cœur dans le désordre, que de me mettre sous la conduite du Chevalier Marqué. Daignez ouvrir les yeux, cher auteur de mes jours; ne perdez pas vous-même, par votre propre faute, celui à qui vous avez donné la vie l'éducation. Mandez-moi, je vous prie, des nouvelles de la santé d'une mère qui m'est bien chère, à qui je l'ai été trop, peut-être. M. de Perlencour père, à son fils. Vous avez connu pour un honnête-homme le Chevalier de Loutraille, Monsieur. Vous dites qu'il a disparu. Il est avec vous; sachez que le Chevalier de Loutraille n'est autre que le Chevalier Marqué. Je connois vos préventions contre ce digne Mentor; mais je vous ordonne de lui obéir comme à moi-même. Je veux qu'il me représente, pendant mon absence. Je vous pardonne de vous être laissé éblouir par la calomnie. J'ai eté trompé moi-même; mais je suis détrompé. Je connois le mérite l'honnêteté du personnage à qui je vous confie, je pars tranquille sur son caractère, un peu sur vous, que je sais être en de bonnes mains. Gardez-vous de manquer au galant homme à qui je donne ma confiance; je ne vous le pardonnerois de ma vie. Je vous en punirois, en vous déshéritant, lui faisant passer mon bien. Ce seroit une justice de dépouiller un calomniateur, pour enrichir l'homme vertueux qu'il auroit voulu perdre. Votre mère se porte bien. César de Perlencour, à Dumoulin. Je t'envoie copie, mon cher ami, de ma lettre à mon père, de sa réponse. Tu vois que j'ai été prévenu, auprès de lui, par le Chevalier Marqué. Ce scélérat parvient à son but. Il est profond dans la scélératesse. Mon père m'enchaîne sous sa conduite; il sera responsable des suites. Je me suis informé de ce qui regarde le Chevalier de Loutraille. C'étoit, diton, un très-honnête jeune-homme, qui parut quelque temps à Paris, l'année dernière. Il eut le malheur de rencontrer le Chevalier Marqué, il ne tarda pas à disparoître. On soupçonne très-fort l'indigne Marqué sa Frédégonde, plus indigne encore, d'avoir expédié secrètement cet honnête-homme. On ne sait pas comment ils se sont approprié tous ses effets. Ils ont profité de son porte-feuille. Il s'y trouvoit de fortes recommandations auprès de mon père, parce que le jeune-homme devoit bientôt partir pour Lyon, se présenter à l'auteur de mes jours. L'imposteur, peut-être son meurtrier, a eu l'impudence de venir à Lyon, de s'y donner, dans ma famille, pour le Chevalier de Loutraille. Mon père, abusé par lui, l'a chargé de son fils. Voilà ce que tu aurois dû me mander, que tu m'as peut-être écrit dans une lettre interceptée, ce que j'ai lu dans une de tes missives adressée à quelqu'un de tes parens. Tel est l'état où je suis. Le fourbe a persuadé, à mon père, qu'il est le Chevalier de Loutraille. Me voilà sous sa férule. Il a mes revenus dans les mains. Il me tient attaché avec une chaîne d'or. Il faut bien que je lui sois soumis. Je m'en lave les mains; cependant, je vais hasarder de voler à Brest, pour y voir mon père, tâcher de le détromper avant son départ. Suite. Ce que tu m'avois prédit est arrivé, mon ami. J'ai reçu la visite du Comte de S. Flour. Il vient d'essuyer une maladie terrible. A peine peut-il se soutenir. Il ne résisteroit pas à un soufle. Il m'a fait pitié. „Monsieur, m'a-t-il dit, vous “savez la perte que j'ai faite; vous savez “que vous y avez contribué, que “vous me devez satisfaction. Je viens “vous la demander.“ -- „Monsieur, “lui ai-je répondu, la perte est encore “plus grande pour moi, que pour vous. “Si vous pensez que j'y ai contribué, “je dois être livré aux remords, “sans doute plus à plaindre que vous. “Au reste, comme ma sœur ne vous “étoit rien, vous n'aviez aucuns droits “sur elle; ce n'est pas à vous à “venger sa mort. Cependant, si vous “voulez satisfaction, en homme d'honneur, je ne puis vous la refuser; mais “je dois attendre que vous ayez repris “vos forces, je serois un lâche si “j'abusois de l'état où je vous vois.“ Le jeune-homme s'est fait prier beaucoup, pour consentir à différer notre combat, jusqu'à ce qu'il soit un peu mieux rétabli. Tout ce qu'il me disoit, pour me prouver qu'il pouvoit combattre, quoiqu'à peine respirant, revenoit à ce vers de Corneille: Mais j'aurai trop de force, ayant assez de cœur. Enfin il a bien voulu me promettre d'attendre un temps un peu plus favorable pour lui; „d'autant plus, a-t-il ajouté, “qu'il faudra peut-être faire quelques “préparatifs pour cette action, que “nous pouvons regarder comme importante; car il n'est pas question d'un “simple assaut au premier sang, comme “des Mousquetaires s'en sont quelquefois permis, pour savoir qui payeroit “le déjeûner; l'affaire est vraîment “sérieuse. Il sera bon que nous nous “transportions sur la frontière, que “le vainqueur puisse se mettre en sûreté, “en passant tout de suite du côté de “l'étranger.“ Je lui ai dit que je consentirois à tous les arrangemens que l'honneur lui inspireroit. „Ce n'est point moi, ai-je “ajouté, qui poursuis votre vie. C'est “vous qui voulez verser mon sang, “parce que j'ai eu le malheur de perdre “ma sœur. J'aurai peut-être aussi la “disgrace de vous joindre à elle. Je le “crains, si vous m'y forcez; mais l'honneur parle, il suffit: je n'ai rien à vous “dire contre ses loix.“ Le Comte m'a dit qu'il comptoit sur son courage, son adresse la bonté de sa cause; nous nous sommes séparés enfin, avec cette politesse, glaciale que deux ennemis conservent l'un pour l'autre, jusqu'à ce qu'ils aient vuidé leur querelle. Il est sorti fort sérieux, je ne l'étois pas moins que lui. Cette affaire me paroît fort désagréable. Je crains bien, en effet, d'ajouter, au remords d'avoir contribué à la mort de ma sœur, celui d'immoler son amant; car, à dire le vrai, je ne suis pas foible dans le malheureux art de l'escrime; , s'il veut absolument la mort, il faudra bien en venir à cette fatale conclusion. Le Chevalier Marqué, à Frédégonde. Le charme est détruit, belle scélérate; l'illusion est dissipée. Le jeune-homme voit clair. Il reconnoît que nous sommes deux mauvais sujets. Il nous échappera au premier moment, malgré les ordres de son père. Il est vrai que je le tiens par la bourse; mais il frémit sous le joug, il n'est pas tout à nous, quand son cœur son esprit nous repoussent. Il faut trouver quelqu'expédient pour regagner sa confiance. Réunissons-nous pour nos intérêts. Toi qui joins la plus profonde fourberie à la plus extrême violence, Invente des ressorts qui puissent l'attacher. J'ai toujours la santaisie d'avoir cette superbe Laure de Lysange; continues-tu de la condamner à l'humiliation? Me la destines-tu toujours dans tes profonds desseins? Je ne vois pas jusqu'ici que nous ayons gagné grand'chose. Nous avons fait beaucoup de mal; nous nous sommes rendus bien odieux, c'est tout. Frédégonde, au Chevalier Marqué. Comment malheureux! tu n'as pas assez gagné, sans doute. Ce petit jeune-homme, depuis un an, nous vaut plus de cinquante mille francs; il est endetté de près de cent mille. Sa sœur est morte; par conséquent le voilà seul héritier. „Il n'est plus possédé de nous, dis-tu.“ Il te voit comme un coquin que tu es; il me voit comme ta complice. Il n'est plus à notre disposition. C'est ici qu'il faut du génie. Tu n'apperçois aucun expédient. Tu recours à moi, tu le dois; moi je t'en donne un. Nous tenons déjà le jeune-homme par la bourse, c'est un grand point; mais il faut avoir son cœur son esprit, & comment faire? Ne sais-tu pas, imbécille, qu'il est amoureux de la petite Aurore? C'est une enfant; gagnons cette fille, nous serons maîtres de lui. Je me charge de cela, moi. Tu verras comme j'en viendrai à bout. Tu l'as logé à son aise auprès de sa Belle. Je ne veux pas qu'il nage ainsi en pleine eau, qu'il ait tout à souhait. Je lui enleverai sa Divinité. Je la logerai dans une maison à ma disposition, je le laisserai, lui, se morfondre avec sa gravure, dans son petit appartement désert. Il veut aller voir son père, sans doute pour travailler contre nous. Je profiterai de son absence, je lui taillerai de l'ouvrage pour son retour. Je veux bien t'accorder toujours ta fière Laure. Quand l'aurons-nous entre les mains, pour la traiter comme une petite Grisette? Il faut donc, misérable, que nous nous réunissions encore pour nos intérêts. Il est bien disgracieux, que je ne puisse employer que des coquins, pour remplir mes projets, que je sois réduite à me servir d'un aussi mauvais instrument que toi; mais enfin, je suis faite à toi, , quand on est lasse d'un pareil outil, on le jete au feu. César de Perlencour, à Dumoulin. Je brûle d'aller voir mon père, je ne puis me séparer de ma chère Aurore. Elle est adorable. Sans elle je me serois brûlé mille fois la cervelle, depuis que j'ai appris l'horrible malheur dont tu m'as rendu compte. O, mon ami! je te le répète, que j'ai de plaisir à vivre avec elle comme un petit bourgeois! Que n'ai-je été toujours réellement de cette condition paisible innocente! Je n'aurois pas abusé de mes richesses. Je n'aurois pas tenté la cupidité d'un Chevalier Marqué, qui, ne voyant rien à gagner avec moi, n'auroit pas cherché à s'emparer de ma personne. Je vois, de temps en temps, la belle Laure de Lysange sur son balcon, dans l'ombre de la nuit, au risque de me rompre le cou. Elle m'aime à front découvert. Elle m'ouvre entièrement son cœur. Que je suis flatté d'inspirer de si beaux sentimens! Je l'aime aussi de mon côté; je ferois, pour elle, les plus grands sacrifices; mais la belle Aurore est aimée plus tendrement, où plutôt elle est seule véritablement aimée. Je pars demain pour Brest, mon cher ami; je t'écrirai à mon retour. Ma petite Aurore m'écrira. Fin de la seconde Liasse. LE CRIME. Troisième Liasse. Frédégonde, au Chevalier Marqué. Paris. Il est parti le petit bon-homme; il a la bonté de s'absenter, de nous laisser le champ libre, pour travailler à notre gré. Je vais profiter du temps, faire ensorte qu'à son retour, la belle Aurore ne soit plus toute à lui. Tu vas voir le nouveau personnage que je vais faire. Aurore Belle - en - Deuil, à César de Perlencour. Paris. Vous m'avez permis de vous écrire, mon bon ami, je le fais volontiers, parce que je n'ai pas le bonheur, dans votre absence, de pouvoir m'entretenir avec vous. C'est-là, au moins, une espèce d'entretien; mais j'étois bien embarrassée, parce que je n'ai jamais écrit à personne, je ne savois comment vous tourner un compliment; mais il n'est pas question de compliment. Je me souviens que vous m'avez dit qu'il faut tout uniment écrire comme on parle. Or, je me figure que vous êtes-là; je vous vois; j'ai votre portrait devant moi; je vous parle, j'écris bonnement ce que je vous dis. Vous me répondrez, sans doute; mais il faudra attendre bien long-temps cette chère réponse. Aussi, pourquoi vous éloigner comme cela? Il nous est venu une bonne fortune, mon cher ami. Dès le jour même de votre départ, il est venu, chez nous, une grande Dame, bien belle. On appelle cela une Dame de Charité. „Oui, “a-t-elle dit, en entrant, voilà ce que “je cherchois. J'ai l'honneur d'être chez “M. de Belle-en-Deuil; voilà sa Demoiselle Aurore, qui est aussi charmante qu'on me l'a assuré.“ Cette Dame m'a dit mille chose flatteuses; elle est tout sucre tout miel. Hé bien, voyez, au premier coup-d'œil, je l'aurois cru méchante. Elle a dit au cher papa, à la chère maman: „Gens honnêtes respectables, “j'ai beaucoup entendu parler de vous. “Je sais que la fortune vous a jadis “souri; mais qu'elle vous a fait ensuit “éprouver un revers terrible. Vous “souffrez patiemment ses rigueurs; “mais vous n'êtes pas dans un état “digne de vous. Je voudrois bien pouvoir contribuer à vous adoucir votre sort; “mais vous n'êtes pas gens peut-être à “accepter des secours purement gratuits. “Comment donc faire? Madame Belle-en-Deuil travaille avec sa Demoiselle; “mais, si elle travaille pour le Marchand, les ouvrages ne sont que très-peu payés. Il est aisé de vous en procurer qui le soient mieux; cela vous “apportera, du moins, un peu plus “d'aisance.“ Nous avons remercié la généreuse Dame. Elle a demandé à voir de notre ouvrage; je lui ai montré de mes broderies, de mes dentelles, de mon filet. Elle a paru très-contente; elle m'a louée même comme on ne loue point. Elle est flatteuse, la belle Dame. Elle nous a commandé divers ouvrages; elle a bien voulu nous en promettre un prix honnête, nous pourrons ainsi gagner notre vie. Ma mère lui a dit que je m'appliquois aussi, depuis quelque temps, à la gravure, nous lui avons montré ma dernière planche, avec une épreuve que ous en avions tirée. Elle a paru si enthousiasmée, qu'il y avoit, je crois, un peu de jeu. Je lui ai dit que c'étoit un ami, un voisin qui m'enseignoit ce talent par pure amitié. Je lui ai montré le portrait de mon maître; elle en a paru frappée. „C'est un très-beau jeune-homme, a-t-elle dit; „puis, me regardant avec malice: „Il est digne, a-t-elle repris, d'être associé avec la petite. Cela feroit un charmant couple.“ J'ai senti que je devenois rouge comme du feu. Elle nous a demandé qui vous étiez. J'ai répondu que vous étiez un jeune Artiste fort honnête, fort sage; que vous étiez en pension chez nous, pout le dîner. Ce mot de sage a fait sourire la Dame, comme si elle avoit eu quelque doute sur ce sujet. „Ce “jeune-homme est sans doute très-honnête, a-t-elle dit; cependant il faut, “je crois, vous tenir sur vos gardes, “vis-à-vis de lui. Les hommes sont bien “trompeurs dans ce siècle-ci. Il y a des “gens riches, de condition, qui se “déguisent quelquefois en bourgeois, “pour séduire de jeunes filles de votre “classe. Je ne vous dis pas que celui-ci “soit dans ce cas-là.“ -- „Oh! non, “très-sûrement, me suis-je écriée? -- „Ma Belle enfant, a repris la Dame, “je le connois peut-être plus que vous. “Je ne vous dis pas qu'il ait dessein de “vous tromper; mais je vous conseille de “vous tenir un peu, vis-à-vis de lui, “sur la réserve. Qu'il ne se croie pas “sûr de vous sur-tout; son amour s'endormiroit bientôt, mourroit au “premier moment. Le desir un peu “d'inquiétude le tiendront éveillé. Je “n'approuverois pas trop qu'il demeurât “si près de vous, qu'il pût vous voir “à tous les moments. D'ailleurs, croyez-vous bien honnête la maison où vous “logez? J'ai rencontré, je crois, sur “l'escalier, des personnes suspectes.“ Nous lui avons dit qu'il y en avoit dans toutes les maisons de Paris. „Pas tant “que vous croyez, a-t-elle répondu. “Il y a des maisons rigoureusement “honnêtes. Il ne faut pourtant pas que “cette belle enfant renonce au joli “talent dont elle a commencé l'apprentissage. Je pense à une chose; je “pourrai peut-être lui procurer une “petite pension du Roi, pour cet “objet, un logement au Louvre, ou “autre part; mais, du moins, payé “par le Roi. Je vais m'occuper de cela, “mes enfans, je me flatte d'y réussir. “Quant à votre jeune maître, dont vous “êtes aussi peut-être un peu la maîtresse, “je serai très-flattée de le connoître. “Il doit être fort aimable.“ Nous lui avons dit que vous étiez allé passer quelques jours à Brest. „Tâchez, a-t-elle “repris, de me le faire connoître à son “retour.“ Cette envie de vous connoître m'a un peu réconciliée avec elle; car elle m'avoit beaucoup impatientée par ces précautions qu'elle veut que nous prenions contre vous; comme si je ne vous connoissois pas pour le plus honnête garçon du monde. Qu'est-ce que ces propos vagues qu'elle nous jette comme au hasard, que peut-être elle vous connoît, qu'il y a des gens riches qui se déguisent pour tromper les filles? Croit-elle nous éblouir, avec ces propos ambigus? Ce qui me faisoit le plus de peine, c'est que les deux chers auteurs de mes jours paroissoient entrer parfaitement dans ses sentimens. J'ai été obligée de me joindre à eux pour la remercier, quand elle nous a promis de nous procurer une petite pension, un logement, de la part du Roi. Croyez-vous qu'elle puisse y réussir? Quoi qu'il en soit, vous la verrez à votre retour. Je suis bien sensible aux services qu'elle veut nous rendre; mais je n'aime pas qu'elle veuille vous empêcher de loger avec nous. Elle est partie au bout d'une visite d'une heure; elle a pris congé de nous, avec autant de bonne grace que de bonté. Elle a laissé mon père ma mère dans l'enthousiasme. Pour moi, je suis aussi reconnoissante; mais cette Dame m'a alarmée. Mon père, qui en parle avec presque de l'enchantement, avoue, qu'au premier coup-d'œil, il l'a trouvée, comme moi, un peu dure. Enfin voilà notre nouvelle connoissance; vous m'en direz, au plutôt, votre sentiment. Revenez promptement, mon cher ami. Votre vue me fera plus de plaisir que celle de la belle Dame. Mon père ma mère vous saluent, vous embrassent de tout leur cœur. César de Perlencour, à Mademoiselle Aurore Belle-en-Deuil. Brest. J'ai reçu votre lettre, ma belle Aurore, la douce joie de mon cœur. Je l'ai baisée mille fois; je l'ai appliquée sur ma poitrine, contre mon cœur. Elle y restera jusqu'à mon retour auprès de vous. Je suis auprès de mon père, que j'ai bien de la peine à persuader. On l'a actuellement prévenu contre moi. Nous sommes tous deux sur mer; car je l'ai trouvé déjà embarqué, je l'ai rejoint sur son vaisseau, qui est en rade. Nous ne sommes pas encore tout-à-fait d'accord. Il va partir pour l'Amérique, moi, je vais me hâter de vous rejoindre. Votre belle Dame m'inquiète beaucoup. Je suis fort sensible à ce qu'elle prétend faire pour vous; mais je lui envie cet avantage. Je voudrois qu'i n'y eût que moi qui fusse admis au bonheur de vous obliger; ah! si mes projets réussissent, je pourrai, peut-être, vous suffire, vous n'aurez besoin de personne. Pourquoi cette cruelle Dame veut-elle nous séparer? Pourquoi vous donne-t-elle des soupçons contre moi! Ah! si vous lui avez trouvé un air dur, il faut qu'elle soit méchante. Vous êtes bonne physionomiste. Je m'en fie à vos beaux yeux. Je brûle de vous rejoindre, de voir quelle est cette Dame. Je vous embrasse, ma chère petite Aurore; je salue de tout mon cœur le cher papa la chère maman. César de Perlencour, à Dumoulin. Paris. J'ai fait le voyage de Brest, mon cher ami; mais, ô ciel! quelles en sont les suites! Que j'ai de choses à te dire! Par où commencer? J'ai trouvé mon père déjà embarqué. Son vaisseau étoit en rade, je l'ai rejoint sur son bord. Il m'a paru surpris, mais peu flatté de me voir; ma mère, au contraire, m'a embrassé avec transport. Elle a pleuré, d'abord de joie de me voir, je crois, ensuite de tristesse, se rappelant, sans doute, la mort de ma sœur. J'ai pleuré avec elle. Mon père m'a demandé sévèrement ce que je venois faire. „Je “viens vous détromper, lui ai-je répondu; vous me perdez pour jamais.“ Alors je lui ai fait un portrait, au naturel, du Chevalier Marqué. Je lui ai raconté tous les tours infâmes qu'il m'a joués. Je lui ai fait voir enfin comment ce coquin m'a débauché, m'a corrompu, m'a fait faire toutes les sottises que j'ai à me reprocher. J'ai eu beaucoup de peine à m'expliquer ainsi, vis-à-vis de ce père trop rigoureux trop prévenu. Il m'interrompoit à tous momens. Il a fallu que ma mère ait interposé plusieurs fois sa médiation, pour qu'il consentît à m'écouter. „Enfin, Monsieur, m'a-t-il “dit, il y a sûrement bien de la calomnie dans tout ce que vous avancez. “Vous êtes prévenu contre cet homme; “vous redoutez un censeur un directeur de votre conduite. Vous voudriez être abandonné à vous-même, “ avoir la bride sur le cou, pendant “mon absence; mais je connois, pour “vous, le danger d'un pareil abandon. “Au reste, je veux bien charger quelqu'un d'étudier encore cet homme; “mais, en attendant qu'on reconnoisse “quelque chose à lui reprocher, je “prétends que vous lui obéissiez comme “à moi-même.“ Il a écrit une lettre, dont il m'a chargé. Elle est pour son Banquier. Il le prie, je crois, de faire des informations sur le compte du Chevalier Marqué; , en cas qu'il le reconnût pour suspect, de cesser de lui fournir des fonds, de chercher, pour son fils, un autre gouverneur. Voilà tout ce que nous avons pu obtenir, ma mère moi. C'est peut-être la première fois qu'il se montre ferme contr'elle; c'est pour mon détriment. Je lui ai demandé s'il continuoit de projeter toujours mon mariage avec elle. Laure de Lysange. „Non, m'a-t-il “dit, je n'y pense plus.“ -- „Pourquoi donc, Monsieur, dit ma mère?“ -- „Ce mauvais sujet, reprit-il, n'est “pas capable de rendre une femme “heureuse, ni de nous donner des descendans qui nous fassent honneur.“ -- „Monsieur, vous êtes bien rigoureux, dit-elle, vous pensez bien “mal de votre enfant; mais enfin, “nous ne pouvons pas laisser tomber “une maison comme la nôtre, une “famille qui tient à ce qu'il y a de “mieux. Nous n'avons que ce seul rejeton, il faut absolument qu'il “perpétue notre race.“ -- „Vous me “faites rire, Madame, répondit mon “père. Il y a long temps que j'ai renoncé à l'illustration. J'ai suivi la “carrière de la finance du commerce, “vous le savez, je ne m'en suis pas “trouvé mal.“ -- „Oui, reprit ma “mère; mais nous voulions rentrer dans “celle des grandeurs, par le mariage “que mon fils devoit contracter. Il ne “faut pas que nous renoncions à un si “noble projet; nous n'avons pas “fait tant de sacrifices, pour nous ensevelir dans l'obscurité.“ A ce mot de sacrifices mon père a pâli. Laissez-nous seuls, Madame, “a-t-il dit. J'ai quelque chose à communiquer à mon fils, en particulier.“ -- „Il est plaisant que je sois ici de “trop, a-t-elle repris; mais elle s'est retirée. Quand nous avons été seuls: „Hé “bien, mon fils, a dit mon père, vous “vous croyez bien noble. Apprenez ce “qui en est. Nous avons de vieux “parchemins dont je ne connois pas “tout-à-fait l'origine, que je ne sais “pas trop bien déchiffrer, par lesquels “il sembleroit que nous pourrions descendre, je ne sais comment, des “anciens Comtes de Toulouse. Il y a “eu même un généalogiste, qui ne déchiffroit pas mieux que moi nos parchemins, qui nous a dressé, pour “quelques louis, une généalogie, par “laquelle nous descendons bien clairement, en droite ligne, de ces anciens Souverains.“ -- „Vous voyez “donc bien, mon père, ai-je dit vivement....“ -- „Doucement, s'est-il “écrié! Je vois que vous êtes très-pressé de parler; mais vous ne savez “pas tout, je dois vous apprendre “ce que vous ne savez pas. “Un de nos ayeux, continua-t-il, dont nous descendons certainement; car c'étoit mon grand-père, passa à la Martinique, sous le regne de Louis XIV. Il étoit violent emporté, assez mauvais sujet. C'étoit même pour se défaire de lui, qu'on l'envoyoit dans ce pays d'Outremer. Il s'y maria; il y eut des enfans, entr'autres une fille qui étoit, dit-on, fort belle, de plus, ma tante. Le Gouverneur fut épris de sa beauté. Il chercha à la séduire, il n'y put réussir. Il usa du droit du plus fort, enleva ma tante la viola. Mon grand-père emporté, comme je vous l'ai dit, mais irrité justement dans cette occasion, rencontra le perfide Gouverneur, l'assomma sans autre forme de procès. Si mon ayeul avoit commis, à son égard, le même crime, que lui au sien, que le Gouverneur se fût vengé de cette manière expéditive, on auroit trouvé, sans doute, qu'il auroit bien fait; mais un inférieur a toujours tort vis-à-vis d'un supérieur, en Amérique, aussi bien qu'en Europe. La Justice trouva mauvais que mon grand-père se fût vengé lui-même, , comme meurtrier, le condamna au supplice de la roue. “La veille du jour où il devoit être mis à mort, le malheureux exécuteur, qui s'apprêtoit à la lui donner, s'avisa de commettre, lui-même, un assassinat. Soudain il fut condamné à la même peine que mon ayeul; mais on se trouva dans un grand embarras; on n'avoit personne pour exécuter les deux sentences. Dans cette circonstance, on décida qu'il falloit que le moins coupable expédiât le plus criminel. Selon cette décision, c'étoit mon grand-père qui devoit être l'acteur, l'autre le patient. On offrit donc, au plus graciable, l'emploi aussi cruel qu'un arrêt de mort. Je dois rendre cette justice à mon ayeul. Il refusa d'abord un si cruel ministère; il aimoit mieux mourir que d'exercer une fonction si répugnante à l'humanité; mais vaincu par les larmes de sa femme de ses enfans, il parut céder, on lui donna les patentes de l'honorable charge. “Cependant il eut tant d'horreur de l'emploi dont il se voyoit chargé, qu'avant de le remplir il en tomba dangereusement malade. L'exécuteur condamné y gagna l'avantage de tomber, aussi, malade de son côté, de mourir naturellement. Mon grand-père, dispensé de cette pénible exécution, se rétablit un peu; mais il traîna, depuis, des jours languissans, ne tarda pas à descendre au tombeau. Jamais il n'eut occasion d'exercer son cruel ministère; mais il n'en étoit pas moins chargé ou plutôt flétri. A sa mort, sa charge passa à son fils qui fut, depuis, mon père; mais celui-ci, pour se dispenser de l'exercer, renonça à sa patrie, vint se réfugier en France. “A Grenoble, il devint amoureux d'une très-belle Demoiselle. Il eut le bonheur de plaire. Il fut goûté de la famille, on parut disposé à lui accorder son amante; mais il étoit d'une probité rigoureuse; il crut qu'il manqueroit à la délicatesse, s'il épousoit cette Demoiselle, sans apprendre exactement, à ses parens, qui il étoit. Il n'avoit jamais sûrement exercé aucune ombre de fonction pour le service de la Justice; mais il descendoit d'un père qui avoit été gratifié de la fatale patente, dont il avoit hérité malgré lui. Il fit donc l'aveu pénible, dont il craignoit une malheureuse issue. Sa crainte n'étoit que trop fondée. Quoiqu'il exposât le cas, dans le jour qui pouvoit lui être le plus favorable, il fut jugé, par toute la famille, indigne de posséder la Demoiselle; on lui défendit même, dorénavant, l'entrée de la maison. “Cependant la Demoiselle, qui étoit plus touchée de ses vertus, moins révoltée de son état qu'il n'avoit jamais exercé, se trouva fort mal de la décision de sa famille. Elle tomba dans une maladie de langueur, qui commença à faire craindre pour sa vie. Il se forma un dépôt d'humeurs qui tomba sur son sein, fit sentir la nécessité d'une opération cruelle fort dangereuse. “Tous les Médecins Chirurgiens renoncèrent à cette cure, condamnèrent unanimement la Demoiselle. Le jeune amant, dédaigné par la famille, étoit fort habile dans la Chirurgie. Lui seul ne désespéroit pas; mais il disoit: „C'est le cœur, peut-être, qui est “malade, qu'il faut guérir.“ On n'osoit recourir à lui, parce qu'on l'avoit trop rebuté. Cependant la Demoiselle dit à son père: „Si vous me refusez “cet honnête jeune-homme, faites-moi “conduire au tombeau.“ Le père aima mieux enfin voir sa fille dans les bras d'un homme de cette condition, que dans un cercueil. Il promit que, si le jeune Artiste sauvoit sa fille, il la lui donneroit pour épouse. Cette assurance fit la moitié de l'ouvrage. La joie vint ranimer, presque subitement, la jeune fille languissante. Le jeune amant y joignit ses soins, dont l'effet fut prompt, heureux complet. Le père tint parole. La jeune Demoiselle eut le bonheur d'épouser son sauveur. On le pria de ne pas être si crûment sincère vis-à-vis du public, qu'il l'avoit été vis-à-vis de la famille; de cacher, à tout le monde, le secret qu'il n'auroit pas dû, peut-être, avouer à personne. Il y consentit, le mystère étant parfaitement gardé, personne ne se vit compromis. “Le mariage fut très-heureux. J'en fus le premier fruit. Mon père attendit, pour me mettre dans sa confidence, que je fusse dans l'âge de la discrétion. Sans rien révéler, je crus devoir renoncer à la carrière des honneurs, me renfermer dans celles du commerce des finances. J'y ai prospéré, mon fils, je ne m'en repens pas. Je me repens, au contraire, d'avoir voulu rentrer dans cette carrière maudite des grandeurs, en songeant à vous marier avec la fille du Comte de Lysange.“ „Et pourquoi vous repentir, mon “père, lui répondis-je, puisque rien “n'a transpiré, que vous n'avez pas “été compromis? Le Comte de Lysange “n'est pas plus en droit, je crois, de “vous dédaigner à présent que ci-devant. “Il n'a rien appris qui nous soit contraire.“ -- „Ce ne seroit pas à lui, peut-être, répondit mon père, à se donner des airs de fierté vis-à-vis de nous. Ce seroit moi, peut-être, qui aurois droit de faire le difficile vis-à-vis de lui. Je ne lui ai pas tu mon secret; mais il a eu la mauvaise foi de me cacher le sien, qui seroit plus humiliant que le nôtre, si le fait étoit vrai. Je l'ai appris dernièrement, par une voie assez sûre. “Sachez, mon fils, (j'exige de vous le plus rigoureux secret.) Sachez, dis-je, que, selon des bruits auxquels je veux bien ne pas ajouter foi, il descendroit de quelqu'un qui a réellement exercé les fonctions terribles dont nos mains ont toujours été pures; , ce qu'il y a de plus singulier, c'est que ce quelqu'un est une femme. Vous avez entendu dire dans votre enfance, qu'il y eut, autrefois, dans votre patrie, une personne du sexe le plus doux, qui exerça publiquement, pendant plusieurs années, à la face de toute la ville, l'emploi malheureux, dont je crains même de prononcer le nom. C'est-là un de ces phénomènes monstrueux qu'on ne pourroit jamais croire, si une ville entière ne l'attestoit pour l'avoir vu. Cette femme étoit, diton, de famille noble. Elle avoit été trahie par un amant infidèle. Elle s'étoit déguisée en homme, s'étoit enfuie de la maison paternelle, afin de poursuivre son infidèle. Ne le trouvant pas, elle eut l'horrible courage de se faire exécuteur des sentences criminelles, comptant que le traître tomberoit un jour sous ses mains, qu'elle pourroit le punir lui donner la mort. Un jour qu'elle avoit mis bas son habit, pour faire une exécution, sa chemise entr'ouverte laissa voir sa gorge, qui trahit le secret de son sexe. On ne lui permit plus de faire un métier si peu convenable à une femme. Teinte du sang de tant d'hommes, elle reprit les habits de son sexe, quitta Lyon, s'enfuit dans un pays assez éloigné, où sa honte ne fut jamais connue. Elle s'y maria, dit-on, Madame la Comtesse de Lysange est, selon quelques-uns, le fruit de ce singulier mariage. Vous sentez, mon fils, je le répète, combien il importe de ne pas révéler ces deux secrets. Je ne vous dis pas que celui de M. de Lysange soit vrai. Je ne le crois pas même; mais il suffit qu'on le croie, pour porter atteinte à son honneur. Le mérite de la noblesse étant de pure opinion, l'opinion le détruit, quand elle lui est défavorable.“ Je restai long-temps stupéfait, de l'une l'autre révélation; il est sûr que nous nous trouvons, à présent, en quelque façon, au-dessus de M. de Lysange, parce que, par ce préjugé qu'on a contre lui, il y a moins à nous reprocher qu'à lui; mais la belle Laure, qui ne sait probablement pas un mot de cette cruelle histoire, a-t-telle perdu, pour cela, la moindre partie de son mérite? En est-elle moins belle, moins éclairée, moins vertueuse? Non, sans doute. Elle ne perd donc rien dans mon cœur; au contraire, il semble qu'une douce pitié m'intéresse à présent davantage en sa faveur. Je brûle de la revoir. Je lui trouverai, peut-être, moins de dignité; mais elle me paroîtra plus touchante. Notre séance avoit duré plus de quatre heures. Tandis que nous conversions si intimement, mon père moi, on avoit levé l'ancre, sans faire attention à moi, sans que je m'en fusse apperçu. Ma mère dormoit profondément de son côté, n'avoit point du tout pensé qu'on enlevoit son fils avec elle. Nous crûmes enfin reconnoître que nous marchions. O ciel! nous montâmes sur le pont. On ne voyoit déjà plus la terre. „Qu'avez-vous fait, malheureux, m'écriai-je? “Ne deviez-vous pas m'avertir? Vîte, “il faut me conduire à terre.“ -- „Cela “n'est pas possible, répondit le Capitaine. Nous sommes déjà à plus de “vingt lieues; nous avons le meilleur “vent du monde, il faut en profiter. “Vous attendrez, s'il vous plaît, que “nous rencontrions un autre vaisseau, “qui veuille bien se charger de vous.“ Il fallut me contenter de cette réponse, rester, en pestant, sur le vaisseau, avec mon père ma mère. Tout le monde se louoit du vent favorable, qui nous faisoit aller avec la rapidité d'une flèche; seul, je maudissois le vent tout l'équipage. Ma mère ne paroissoit pas fâchée de ce qui me mettoit au désespoir; mon père lui-même en sourioit, nul ne voyoit un grand malheur dans mon accident, quand même j'aurois dû être emporté jusqu'en Amérique. Cependant le jour se passa sans que nous rencontrassions un malheureux vaisseau. Le lendemain nous ne fûmes par plus heureux; nous n'eûmes cet avantage que le surlendemain au soir. Le vaisseau, que nous rencontrâmes enfin, étoit Hollandois. Il alloit à Marseille; le vent lui étoit défavorable, nous étions menacés de n'y pouvoir arriver avant un mois. Je frémissois. Je pensois à ma belle Aurore qui m'attendoit, pour laquelle je craignois les projets de la belle Dame, dont elle m'avoit parlé dans sa lettre. J'étois inquiet pour Mademoiselle de Lysange qu'on persécutoit dans son Couvent; pour la petite Levrette qui commençoit à se plaindre des premières douleurs d'une grossesse dont, selon elle, j'étois l'auteur. Je m'indignois de ce que le Chevalier Marqué Frédégonde mangeoient tranquillement mon bien à Paris. Enfin je me disois: „Que va penser de moi le “Comte de S. Flour? Il croira que je “suis un lâche, qui me suis absenté “pour ne pas lui donner satisfaction.“ J'embrassai tendrement mon père ma mère, je montai sur le vaisseau Hollandois. Nous languîmes quinze jours avant d'arriver au détroit de Gibraltar, le vent devint encore plus défavorable quand nous fûmes dans la Méditerranée. Tu vas me dire ici que je te donne un Roman; mais c'est la vérité toute pure; ce n'est pas ma faute si les événemens, par une bizarrerie sans exemple, se sont précipités entassés l'un dessus l'autre, avec une rapidité romanesque en apparence. Nouveau malheur! nous fûmes attaqués par un Corsaire Algérien. Je fis des prodiges de valeur; mais je ne fus pas secondé, notre Capitaine se rendit malgré moi. Tu sens combien je frémissois d'indignation. Nous nous vîmes conduits à Alger, exposés sur la place, je fus vendu, très-cher, à une très-vieille, très-vilaine femme qui me mena chez elle. Alors elle me sauta au cou m'embrassa. Elle parloit un peu l'italien. „Applaudis-toi, me dit-elle, mon beau “captif, de ce que tu es tombé entre les “mains d'une femme qui t'adore, qui “ne t'a acheté, que pour faire ton bonheur.“ Nouvelle disgrace, il ne me restoit plus, pour comble d'infortune, que d'être aimé d'une vieille femme. Je voyois que la malheureuse ne consentiroit jamais à me rendre, si l'on vouloit me racheter; je sentois les horribles dégoûts qu'il faudroit essuyer, pour recevoir ses maudites caresses lui en faire. C'étoit un nouveau genre de persécution, qui me faisoit soulevet le cœur. Ah! Laure, Levrette, Aurore, où étiez-vous, adorables personnes? J'eus la prudence de ne pas témoigner, à la vieille, tout le dégoût qu'elle m'inspiroit. Je lui répondis même avec politesse, elle fut enchantée. L'enchantement n'étoit pas réciproque de ma part. Il falloit tirer parti de ma situation, prendre mes mesures, pour jouir des agrémens que je pourrois trouver dans cette maison, tant que j'y resterois, éviter tous les inconvéniens que je pourrois y rencontrer, tâcher d'en sortir le plutôt qu'il seroit possible. J'examinai la famille; elle étoit composée de la maîtresse de moi, de sa petite fille, d'une grande femme esclave; enfin, d'un vieux cuisinier & d'un jeune valet, que la bonne Dame avoit acheté pour me servir. „Tiens, “m'avoit-elle dit, au lieu de te traiter “comme un esclave, je t'en donne “un pour te servir.“ Je la remerciai. J'observai mon captif, françois comme moi. Il avoit, par hasard, une voix assez ressemblante à la mienne, il étoit à-peu-près de ma taille. „Vous “êtes bienheureux, me dit-il, mon “maître ou mon camarade, comme “vous voudrez; car il y a déjà quelque temps que je demeure à Alger, “quoique notre maîtresse ne m'ait acheté “que d'aujourd'hui. Je la connois de “réputation. On dit qu'elle donne, “chaque matin, la valeur d'un louis “au jeune-homme qui a passé la nuit “avec elle. C'est une vieille usurière “fort riche. Je n'aurai jamais de pareilles aubaines.“ -- „Je te cede “volontiers celle-la, lui répondis-je; “tu me ressembles par la taille la “voix. Tâche de t'arranger pour t'insinuer à ma place, si la vieille veut “m'accorder, la nuit, l'honneur de “ses faveurs. Je te seconderai autant “qu'il me sera possible, pour te procurer cette bonne fortune.“ Il fut enchanté de ma proposition: „Laissez “faire, dit-il, je vous jure que la “vieille sera trompée. Vous êtes en “même temps un Adonis un Hercule; moi je ne suis que le second “des deux; mais cela me suffira pour “contenter la vieille.“ -- „Je lui ferai “accroire, repris-je, que je ne puis “souffrir la lumière, la nuit; que, par “une organisation singulière, la moindre “lueur me fait trouver mal, m'ôte “tout moyen de me montrer homme. “Ainsi, elle n'aura pas de lumière, “ tu seras à ton aise.“ -- „A merveille, répondit-il! il m'embrassa avec transport. Cet arrangement ne me suffisoit pas. Je n'avois qu'entrevu la fille, ou plutôt la petite-fille de ma Patronne. Je n'avois pu voir son visage, sous le voile qui le couvroit; mais ce voile étoit assez transparent pour me laisser concevoir une idée avantageuse de ce visage. D'ailleurs, la taille étoit charmante. Il me paroissoit que ce seroit un plaisir enchanteur de coucher avec la jeune Demoiselle, d'éviter le dégoût de remplir cette tâche pénible auprès de la grand'mère. Je vins à bout de causer avec la grande esclave ou femme-de-chambre, qui avoit l'inspection de la petite Almide. Je mis cette femme dans mes intérêts, en lui promettant une forte récompense, en lui serrant tendrement la main. Elle m'apprit que sa jeune maîtresse étoit fort jolie me trouvoit fort joli; qu'elle couchoit ordinairement avec sa grand-maman, que, si je couchois avec la vieille, la jeune se trouveroit seule. Il me vint une idée. „La belle Almide “est-elle peureuse, dis-je à Maurisca, “l'esclave?“ -- „Oh! beaucoup, me “répondit-elle.“ -- „Hé bien, repris-je, il faut qu'elle couche avec vous, pour n'avoir pas de peur.“ -- „Oh! “répliqua l'esclave, elle ne voudroit “pas s'abaisser à coucher avec son esclave.“ -- „Il faut, m'écriai-je, le “lui faire ordonner par sa tante.“ „Mais, que gagnerez-vous à cela, me “dit Maurisca?“ -- „Ce que je gagnerai, répondis je, ne sera pas de “l'argent; mais me plaira davantage. “Vous êtes grande comme moi. Vos “habits m'iront bien. Je m'en revétirai. “J'aurai soin de m'arranger de façon “qu'on ne voie pas mon visage; la “grand-maman ordonnera à sa nièce de “coucher avec Maurisca, moi je serai “Maurisca, je vous récompenserai “bien.“ Maurisca se laissa persuader. Le soir vint; on servit le souper j'eus l'honneur de prendre ce repas tête-à-tête avec l'auguste vieille. Je préparai mes batteries. Je dis d'abord à cette antique libertine que, par un caprice de la nature, la moindre lumière, quand j'allois me coucher, me rendoit très-malade, me faisoit perdre ma virilité. „Hé bien, me dit-elle naïvement, “nous aurons soin de nous coucher sans “lumière.“ Mon esclave, qui nous servoit à table, ne se possédoit pas de joie. Je m'apperçus qu'Almide nous écoutoit, du haut d'une petite tribune. J racontai des histoires épouvantables de voleurs de revenans, afin qu'elle eût peur ne voulût pas coucher seule Quand il fut question d'aller au lit, Maurisca s'offrit pour partager celui de la belle. „Fi donc! s'écria la jeune personne; moi coucher avec une esclave-„Couchez donc seule, lui dit sa “grand-grandmère.“ -- „Oh! je ne le puis, “reprit la jeune fille, j'ai trop de peur “pour cela.“ -- „Hé bien, lui dit son “ayeule, je vous ordonne de coucher “avec Maurisca.“ Il fallut obéir. Le tout ainsi préparé, nous nous levâmes de table pour aller au lit. Je donnai la main à la vieille, qui consentit à y aller sans chandelle. Tongri, mon esclave, trouva moyen, sur l'escalier sombre, de prendre ma place. Soudain, je courus endosser les habits de Maurisca; je m'introduisis dans la chambre de la Demoiselle, qui me prit pour sa grande esclave. Celle-ci alla se cacher je ne sais où. Je ne tardai pas à me glisser dans le lit. Almide en fit autant; , sans nous être donné le mot, nous nous serrâmes mutuellement l'un contre l'autre, avec un mutuel transport. La belle personne, croyant parler à Maurisca, me jargonna son patois moresque, que je n'entendois point. Je lui répondois par des baisers muets, mais expressifs. La Belle paroissoit toute étonnée, je concevois qu'elle disoit: „Mais, Maurisca, je ne “te conçois pas; que signifient ces embrassemens cette vivacité?“ Avec des manières aussi caressantes que les miennes, la nuit ne pouvoit se passer sans une péripélie; c'est-à-dire sans une reconnoissance. Il est sûr que mon sexe devoit se trahir. Je ne dirai pas s'il se trahit en effet, je n'en détaillerai pas sur-tout la manière. Le lendemain, nous étions fort inquiets tous les deux. Nous nous levâmes, je trouvai mon esclave déjà levé. Il étoit dans l'enthousiasme. Il me montra une pièce de monnoie valant environ un louis, qu'il avoit reçue de la Dame, me demanda les moyens de la changer. Je lui donnai un louis, en lui laissant sa pièce africaine. Notre bonheur, ou plutôt l'erreur de ma compagne de lit, ne put durer longtemps. Quand je m'apperçus que la jeune personne goûtoit mes façons d'agir, je parlai. Elle fut d'abord très-surprise: „Malheureux! me dit-elle, sais-tu “que je peux te faire empaler?“ Je réfléchis qu'elle pouvoit avoir raison, je trouvai ce danger très-cruel pour moi. Il me pétrifia. Mon inhumaine s'en apperçut. „Hé bien, malheureux, “me dit-elle, à quoi rêves-tu?“ „Ah! belle Almide, lui répondis-je, “je sens que j'ai commis une faute bien “dangereuse pour moi; mais ce qui “me console du moins, c'est que je “ne vois aucun danger. pour vous. Je “mourrai content, si je puis vous prouver mon amour, sans vous occasionner “aucun inconvénient, fans causer de “dommage qu'à moi-même.“ La Belle me parut touchée de ce peu de mots, que je dus prononcer, en effet, d'un ton pathétique touchant. Je m'apperçus qu'elle s'attendrissoit. Je ne la laissai pas se refroidir. Je lui fis les plus tendres caresses. Le jour commençoit à paroître, me faisoit voir que j'avois, dans mes bras, une très-jolie personne.... Opposons, à ce jour trop éclatant, un voile pudique mystérieux.... La jeune personne étoit parfaitement contente de moi, quand nous nous levâmes. Je ne l'étois pas moins d'elle. L'ayeule ne l'étois pas moins de Tongri, ni lui d'elle; de sorte que nous étions tous contens. Cet état fortuné dura quelques jours; mais la fortune se lasse bientôt de voir un contentement unanime. Un peu de clarté détruisit notre bonheur. L'aîné des deux couples jouissans goûta tant de plaisir, dans ses doux ébats, qu'il s'y oublia, ne se laissa gagner qu'un peu trop tard par le sommeil. La vieille amante s'éveilla la première; elle apperçut son compagnon de lit, qui n'étoit pas, en effet, un Adonis pour la figure. Furieuse, elle s'élance hors du lit, se saisit d'un gourdin, s'en escrime sur son amant nocturne, de manière à l'éveiller promptement. Il s'éveille en effet. Il lui est aisé de comprendre combien sa maîtresse est peu flattée de le voir dans son lit. Il en sort, cede le champ de bataille à la vieille Dame, qui le poursuit, avec son gourdin, aussi rapidement qu'il la fuit. Heureusement pour lui, elle fait une réflexion qui l'arrête. „Mais, dit-elle, tandis que j'étois avec ce malôtru, où se cachoit mon infidèle? Un soupçon vague la conduit à notre lit, où nous dormions sur la foi publique. Soudain, elle travaille, sur nous deux, avec son gourdin, comme elle venoit de le faire sur Tongri. Nous nous éveillons comme lui. Nous sortons du lit de même. Mon amante se jete aux genoux de son ayeule, qui a la malhonnêteté de vouloir la rondiner dans cette situation. Je lui arrache le bâton de la main. Elle crie au secours, au voleur, à la garde! Je lui bouche le passage de la voix. Son vieux cuisinier vient. Elle lui fait signe de se jeter fur moi. D'un coup de pied, j'envoie le vieux Maure mesurer l'escalier. La vieille faisoit le plus de bruit qu'elle pouvoit. Je sentois que, si l'on venoit à son secours, je pourrois passer mal mon temps, qu'il n'y seroit question, pour moi, que d'être empalé. J'apperçus un bâillon, dont elle se servoit, quelquefois, pour mettre en pénitence sa petite fille; je m'en servis pour elle-même, afin que sa voix ne pût nous être nuisible; , pour augmenter sa pénitence, mettre cette vieille folle tout-à-fait hors d'état de nous nuire, je l'enchaînai dans sa cave, l'attachai à un pilier. Je rendis le même service à son fidèle cuisinier. Je fermai la cave à la clef. Alors, sauve qui peut! personne ne s'oublia. Tongri, Maurisca, la petite fille même ne s'oublièrent pas. Tous trois firent main-basse sur tout ce qui se présenta à leur bienséance. Je me contentai de prendre une bourse assez bien garnie d'or, qui valoit au moins toutes les captures de mes camarades. J'étois bien décidé à la rendre, quand je le pourrois, je le suis encore. Nous fermâmes la maison à la clef, nous nous rendîmes sur le port, Almide, Maurisca, Tongri moi. Nous trouvâmes un vaisseau anglois qui alloit mettre à la voile le jour même, qui partoit pour Gênes. Nous fûmes., reçus à bord, comme passagers; bientôt nous quittâmes le rivage. Cependant je me reprochois de laisser mourir, ensevelie toute vive, la vieille son fidèle cuisinier. Je vis une ressource pour m'épargner cette mauvaise action. Nous avions un Pilote du pays, qui nous conduisoit jusqu'à une certaine distance, qui devoit, ensuite, retourner seul à terre. Je lui racontai notre histoire, je le priai d'aller délivrer les deux prisonniers, quand il seroit à terre, qu'il nous jugeroit assez loin, pour ne pas craindre d'être poursuivis. Il se chargea de cette bonne œuvre, me promit de s'arranger de façon qu'il fût impossible de songer à courir près nous. Je lui donnai les clefs, il ne tarda pas à nous quitter. Sans doute, il a délivré les deux personnages; nous n'en avons plus entendu parler. Nous voilà donc en pleine mer. Le vent nous étant favorable, nous ne tardâmes pas à arriver à Gênes. J'y laissai Tongri & Maurisca, tous deux de grande taille, n'ayant rien à se disputer pour la laideur. Ils se proposoient de tirer parti de leurs vols, qu'ils croyoient innocens, pour se former un petit établissement. Je ne leur enviai point leur bonheur. Je leur aurois laissé volontiers la jeune Almide, quoiqu'elle fût très-jolie. J'avois d'autres Belles qui m'attendoient à Paris; mais la petite Africaine ne renonçoit pas si volontiers à moi, que moi à elle. Nous sommes venus par terre, de Gênes à Lyon, où je n'ai pas eu le bonheur de te trouver, mon ami, ni le temps de t'attendre. Je me suis refusé au plaisir de respirer, pendant quelques jours, dans ma patrie, tant j'étois pressé de retourner dans notre capitale. L'amour, que j'avois pris pour la belle Aurore, m'attiroit, quoique je fusse dans les bras d'Almide. Cependant l'objet présent me fut très-utile pour me distraire de l'apparition presque continuelle d'un fantôme désolé, qui me poursuivoit sans cesse, qui persécutoit mon imagination. C'étoit l'ombre de ma déplorable sœur, qui se présenta à mon esprit dès que j'apperçus la montagne de Fourvière, des plaines du Dauphiné, qui ne m'a pas laissé tranquille jusqu'à Lyon, même jusqu'à Paris. O ma sœur! toi qui n'as fait que paroître sur la terre, pour y gémit, est-ce au milieu des jouissances que je dois déplorer ta perte, à laquelle j'ai eu le malheur de contribuer? Enfin, après trois mois d'absence, qui m'ont paru trois siècles, je suis rentré dans Paris. J'ai couru, sur-le-champ, à mon logement bourgeois, où j'étois graveur voisin de la belle Aurore. Plus d'Aurore. O ciel! plus d'Aurore: „Il y a plus de deux mois, dit-on, “que ses parens elle ont quitté leur “logement.“ Que sont-ils devenus? On l'ignore absolument. C'est une grande belle Dame qui est venue les chercher les emmener avec elle. C'est sans doute cette maudite Dame de Charité, dont ma petite amante m'a parlé. C'est quelque malheureuse dévote, qui se sera fait un jeu un plaisir de m'arracher ce que j'aime, par une lâche envie, par une malignité femelle. Désespéré, j'ai couru de tous côtés; je n'ai pu trouver mon amante que je cherchois; mais j'ai bien trouvé le vilain Chevalier Marqué, l'indigne Frédégonde que je ne cherchois pas. J'ai demandé au scélérat, s'il savoit ce qu'étoit devenue ma petite Aurore. „Je n'en sais rien, m'a-t-il dit,“ en affectant de la surprise de la bonhommie; mais en laissant aussi échapper un sourire plein de malignité, qui m'annonçoit qu'il étoit joyeux, peut-être complice de cette perte. „Demandez à “Frédégonde, a-t-il continué.“ Cette Frédégonde seroit-elle la grande Dame qui est allé faire l'hypocrite, chez ces bonnes gens, qui m'a soustrait mon amante? O ciel! si je le croyois... Pauvre Aurore! Quoi! tu serois tombée dans de si indignes mains! Accablé d'inquiétude, j'ai voulu voir au moins Mademoiselle de Lysange. Je me suis déguisé, je l'ai demandée au parloir. Elle m'a reconnu du premier coup-d'œil. O Dieu! quelle joie j'ai vu rayonner dans ses beaux yeux! Les marques si visibles de son tendre amour lui ont rendu tout le mien. Si j'ai eu le malheur affreux de perdre l'innocente Aurore, elle seule peut me dédommager de cette perte. Elle est excédée, la pauvre Demoiselle, des insupportables persécutions qu'elle essuie dans cet indigne Couvent. On veut absolument qu'elle prenne le voile. C'est, à ce qu'il paroît, l'intention de ses parens. Ils ont engagé secrètement les Religieuses à faire tous leurs efforts, pour l'amener à prendre ce parti, cette belle personne, qu'on dit un peu entichée de Philosophie, abhorre le cloître. J'ai osé lui proposer de le fuir, de se laisser enlever par un homme qui l'adore. Elle a refusé ce parti; mais, sans me témoigner de colère. „Mon “bon ami, m'a-t-elle dit, votre amitié pour moi vous aveugle, vous “fait me proposer un parti auquel une “honnête fille ne doit jamais penser. “Je suis votre aînée; je dois avoir “plus d'expérience que vous, pardonner, à votre âge à votre zéle, “un conseil qui n'est digne ni de vous “ni de moi.“ Je lui ai demandé pardon. „Ma chère amie, lui ai-je dit, “si j'avois connu un autre parti, je “vous l'aurois proposé.“ Nous nous sommes quittés, en nous faisant les plus tendres protestations, en nous serrant mutuellement le bout des doigts, avec une tendresse dont on ne peut se faire une idée, à moins qu'on n'aime comme nous. Plein de ma belle Laure, je suis allé voir la petite Levrette. Réception aussi tendre qu'au Couvent. Joie pareille. Ma petite élégante étoit peut-être encore plus touchante que la noble Demoiselle, parce qu'elle portoit des marques visibles de nos amours, par l'élargissement de sa taille. C'est à moi seul qu'elle attribue l'avantage de se trouver dans cet état; car elle appelle cela un avantage, parce que j'en suis l'auteur. Comblé des amitiés de Levrette, je me suis retiré auprès de ma petite Algérienne Almide, qui m'a reçu aussi tendrement que mes deux amantes. Elle devient aussi intéressante que les autres, parce que des maux de cœur, qui sont la suite de nos plaisirs, annoncent qu'elle en va porter les marques. La pauvre enfant se passeroit bien d'un pareil embarras. Fin de la troisième Liasse. LE CRIME. Quatrième Liasse. César de Perlencour, à Dumoulin. Paris. J'ai revu le Chevalier Marqué, auquel j'ai rendu compte de mes entrevues avec mes amantes. Il m'a fait détailler sur-tout ma conversation avec Mademoiselle de Lysange, la proposition que je lui ai faite, la manière dont elle l'a reçue. „Fort bien, m'a-t-il dit, il faut donc “nous hâter de préparer un logement “pour cette belle personne.“ -- „Que “dites-vous, me suis-je écrié? Elle ne “consent pas à se laisser enlever.“ „Je vous jure qu'elle y consent, m'a-t-il répondu; consultez qui vous voudrez de vos amis, qui connoisse le “monde. Tous vous répondront qu'elle “s'est expliquée très-clairement, vous “en conviendrez vous-même, à moins “de vous donner totalement pour un “homme sans usage.“ -- „Mais, repris-je, elle m'a dit, au contraire, positivement, qu'elle ne pouvoit écouter “une pareille proposition; que cette “proposition étoit indigne d'elle de “moi.“ -- „Comment, répondit-il, “vous en êtes encore à ces grossiers “élémens! Vous ne sentez pas qu'il “faut ménager l'amour-propre d'une “personne comme celle-là! On ne propose pas à une Demoiselle de cette “condition de l'enlever, pour l'emmener chez un jeune-homme. Quelqu'un “comme vous, par exemple, à qui “une Demoiselle confie qu'elle est horriblement vexée dans un Couvent, “ne lui dit pas: „Mademoiselle, voulez-vous venir chez moi?“ Il est tout “clair qu'elle refusera une si grossière “proposition; mais il lui dit: „Mademoiselle, j'ai ici une tante qui a entendu parler de vous, avec le plus “grand éloge. Elle connoît votre façon “de penser, sent l'horrible répugnance que vous avez pour le cloître. “Elle voudroit bien pouvoir contribuer “à vous le faire éviter; se croiroit très-heureuse, si elle pouvoit “vous posséder chez elle, pendant quelque temps, avec la permission de “Madame votre mère, qu'elle connoît “beaucoup. Si vous l'agréez, elle demandera, à Madame votre mère, la “permission de vous tirer du Couvent, “pour vous mener passer quelque temps “chez elle, à la ville ou à la campagne.“ -- „Mais, interrompis-je, “sa mère ne le permettroit pas; “moi, où trouverois-je une tante? En “vérité, vous inventez-là de drôles de “projets.“ -- „Mon cher enfant, reprit-il, vous êtes d'une ignorance “crasse. Quand on n'a pas de tante, “on en fait une; quand on n'a pas le “consentement d'une mère, on en fabrique un. On ne donne pas même, “à la vraie mère, l'embarras de le lui “demander; pour peu qu'on connoisse “sa signature, on la copie au bas d'un “petit écrit de quelques lignes. Laissez “moi faire, puisque vous avez besoin “qu'on fasse tout pour vous. Il est, “dans Paris, des Dames très complai“santes, avec un air très-honnête. Nous “en trouverons une de ce genre; nous “la ferons porteuse d'une lettre, par “laquelle Madame de Lysange la priera “de vouloir bien retirer sa fille du “Couvent, la garder chez elle pendant quelque temps. Nous préviendrons Madame la Prieure du Couvent, “par une pareille lettre, prétendue de “Madame la Comtesse, qu'une Dame “viendra, de notre part, retirer notre “Demoiselle, du Couvent; que nous “prions la Dame Prieure de remettre “ladite Demoiselle. Nous préviendrons “aussi la chère Demoiselle, s'il le faut. “Il n'en coûtera pour cela que deux “ou trois signatures, de la Comtesse, “que nous saurons très-bien imiter; “le corps des lettres sera censé de la “main d'un Secrétaire. Ces lettres parvenues à leur adresse, notre Dame “complaisante se présentera au Couvent, de l'air le plus décent le “plus honnête. Elle demandera, à Madame la Prieure, Mademoiselle de “Lysange, en vertu de sa lettre qu'elle “montrera, en offrant de remettre “tout ce qu'il y aura à payer pour la “pension autres frais; Madame la “Prieure, déjà prévenue par une lettre, “en croira la Dame qui lui apportera “une lettre de l'argent; l'argent “compté, elle remettra, à notre envoyée, Mademoiselle de Lysange, “qui, en fille obéissante, suivra, de “grand cœur, la personne à laquelle “sa maman l'aura confiée. On nous “amenera cette chère Demoiselle. Elle “ne sera pas intérieurement la dupe “de l'artifice; mais elle feindra de “l'être; nous aurons ainsi sauvé son “honneur. Alors, vous aurez à votre “disposition une tendre amante, que “vous n'aurez pas réellement trompée, “ qui vous saura gré d'avoir entendu “ prévenu ses vœux secrets, sans “l'avoir compromise. Vous vivrez avec “elle en secret, tant qu'il vous plaira, “dans la plus douce intimité. Quand “cet arrangement commencera à vous “peser, à l'un ou à l'autre, Mademoiselle de Lysange retournera chez “ses parens. Elle sera justifiée par les “lettres qu'on aura écrites. Elle ne “vous chargera point, l'on ne pourra “savoir d'où viendra l'artifice; ou bien “elle dira, au contraire, que vous “l'avez délivrée de la maison, où la “porteuse de fausses lettres l'avoit me “née. Ainsi l'on vous devra encore des “remercîmens. Si la Demoiselle vous “plaît pour femme, vous l'épouserez; “car vous sentez bien qu'alors on ne “pourra vous la refuser, que ce “sera une grace de votre part; sinon, “vous en ferez votre maîtresse, vous “vivrez avec elle, tant que cela vous “conviendra. Voilà ce qu'elle desire de “tout son cœur; je puis vous en répondre. Je connois quelqu'un de son “sexe qui a sa confiance intime, “qui m'a fait cet aveu de sa part; “mais il ne faut pas que vous ayez l'air “de l'exiger d'elle, cet aveu pénible. La “générosité consiste à servir ses amis, “sans leur donner la peine de demander; à deviner leurs vœux, à les “prévenir.“ Je restois muet pensif. Enfin, je m'écriai: „Comment, une Demoiselle “de ce rang, en faire une maîtresse!“ -„Oui, m'a répondu l'indigne Marqué, la petite fille d'une... ...Vous “croyez donc qu'on ignore le métier “qu'à fait sa grand-mère. Elle le sait, “l'infortunée. Elle sent bien qu'elle ne “peut prétendre à se voir votre épouse, “quoiqu'il y ait aussi, de votre côté, “quelque bagatelle à-peu-près du même “genre...“ Ici j'ai rougi. Le drôle a continué; „quoiqu'il en soit, la belle Laure, “qui vous aime qui, en vraie Philosophe, déteste le Couvent, desire “ardemment que vous l'en daigniez “délivrer. Elle vivra, pendant quelque “temps, avec un homme qu'elle adore; “ensuite, si vous consentez à l'épouser, “elle sera heureuse, ou bien, avec “l'usage du monde qu'elle gagnera sûrement à notre école, elle saura trouver “un autre homme, moins gentil, mais “peut-être encore plus riche que vous “Son pis-aller sera de retourner dans “son Couvent; mais elle aura du moins “joui de la vie, elle vous devra cet “avantage. Allez, l'enfant, nous vous “servirons; , selon notre propre “morale, nous vous obligerons, sans “vous forcer à nous demander cette “grace.“ A ces mots, le Chevalier me laissa immobile muet. Le malheureux! comment sait-il les secrets que mon père ma confiés? Il faut qu'il ait lu la dernière lettre où je t'en fais part. Le scélérat intercepte mes lettres, les lit, en fait l'usage qu'il veut. Comment s'y prend-il? Mon domestique, que je charge de les porter à la poste, seroit-il assez frippon pour les lui communiquer? Il faut que j'examine cela. Le tableau que le fourbe me présente est pourtant séduisant. Mademoiselle de Lysange est si belle! J'ai le bonheur d'en être aimé si tendrement! quel plaisir inconcevable de vivre avec elle, pendant quelque temps, dans la plus parfaite intimité, avec une personne si noble, si décente, si imposante que l'adorable Laure! Si c'étoient réellement ses vœux secrets.... Mais ses parens, que diroient-ils?.... Ses parens! hé mais que pourroient-ils dire cu faire? Le secret que j'ai appris les mettra bien bas dans l'opinion de tout le monde, s'il est connu. Il est vrai que cela est faux, mais si on le croit vrai. Il ne faut pas à présent qu'ils se targuent de leur prétendue noblesse. C'est probablement la connoissance qu'ils ont de cette tache de leur famille, qui les oblige de ne plus penser au mariage projetté. C'est encore une remarque que m'a fait faire le Chevalier. On peut aller en avant; ils ne feront pas les méchans. Ils ont trop d'intérêt à ce que le secret soit gardé...... Mais, ne commets-je point une scélératesse? Non, sans doute, si c'est le vœu de la Demoiselle; mais qui m'assurera qu'elle forme ce vœu? La parole du Chevalier Marqué doit-elle me suffire pour le croire? Je veux consulter, sur cette difficulté. Ne devrois-je pas m'en tenir à ma conscience? J'en ai encore un peu; mais je crains bien de la perdre, dans le monde corrompu où je vis presque malgré moi. Suite. J'ai consulté, mon bon ami. On s'est moqué de moi, je m'y attendois. On trouve qu'une Demoiselle, qui se pique de Philosophie, qui abhorre le cloître, qui avoue à un jeune-homme qu'elle l'aime, est à moitié vaincue desire de l'être tout-à-fait. „Elle vous fait voir, “dit-on, l'envie de sortir du Couvent. “C'est à vous à l'en tirer. Cela ne se “demande pas. Si elle cherche à être “trompée, il faut la tromper. Si vous “vous faites un scrupule de lâcher quelques mensonges à votre maîtresse, “vous êtes un enfant, qu'il faut renvoyer au collège.“ Le langage de tous ces Messieurs s'est trouvé unanime? Il est vrai que ce sont tous des libertins qui, pour être presque tous titrés, n'en sont pas plus délicats. Le Chevalier m'a apporté ses prétendues lettres de Madame de Lysange. Je te les mets sous les yeux; la signature est très-bien contrefaite. Lettre supposée de Madame de Lysange, à Madame la Prieure des Carmélites. Madame, „Madame la Comtesse de Busencour “viendra, au premier moment, vous “demander ma fille, de ma part. Je “vous prie de la lui remettre sur-le-champ. Cette Dame aura l'honneur “de vous payer tout ce que je vous dois, pour ma chère Laure. J'ai besoin de sa compagnie, de ses soins. “Je suis si accablée, que je n'ai pas la “force d'écrire moi-même ma lettre; “ tout ce que je puis faire, c'est de “signer mon nom. Je vous remercie, “de tout mon cœur, des soins que vous “avez bien voulu prendre pour l'éducation de ma Laure. Elle s'en ressentira toute sa vie, aussi bien que moi, “qui ne cesserai d'être, Madame, “votre, “ Lettre supposée de Madame de Lysange, à Madame la Comtesse de Busencour. „J'accepte vos offres de services, “ma chère Comtesse, puisque vous “voulez bien me les faire. J'ai besoin de “ma fille auprès de moi. Vous me voyez “si accablée, que je n'ai pas la force de “vous écrire. Je ne puis me passer, pour “le moment, de ses soins, de ses “secours. Je vous prie donc de vouloir “bien l'aller retirer du Couvent en “mon nom. J'ai l'honneur d'en prévenir Madame la Prieure. Vous voudrez bien aussi satisfaire pour tout ce “que ma fille pourra devoir, pour sa “pension. Mon Banquier Monsieur “vous remettra les fonds, à votre première réquisition. Vous me témoignez “le desir obligeant d'avoir, auprès de “vous, pendant quelque temps, la “jeune personne. Malgré le besoin que “j'en ai, je ne puis la priver du plaisir “de jouir, au moins, pendant quelques jours, de vos bontés. Mille “pardons de la liberté que je prends. “Adieu, ma chère Comtesse, portez-vous mieux que moi, “ Lettre supposée de Madame de Lysange, à sa fille. „Mademoiselle, “Je suis malade; je n'ai pas la force “d'écrire une lettre. J'ai besoin de vos “soins. Madame la Comtesse de Busencour, tante du jeune Perlencour, “aura la bonté d'aller vous chercher à “votre Couvent, pour vous conduire “d'abord chez elle. Je vous confie à “ses bontés, je trouve bon que vous “passiez quelque temps auprès de cette “chère amie. Obéissez-lui comme à votre “mère, tant que vous serez chez elle. “Vous viendrez ensuite me rejoindre, “quand je vous le manderai, “ Le Chevalier Marqué, tout enthousiasmé d'avoir écrit de si belles lettres, m'a demandé ce que j'en pensois, n'a pas été flatté de ce que je les lisois froidement. Il a été cependant conclu, que j'irois préparer les voies, que j'annoncerois, à la Demoiselle Laure, ma prétendue tante. Suite. Mon bon ami, j'agis un peu comme un roué. J'en rougis, mais ce n'est pas assez. J'ai vu Laure; elle m'a encore peint les chagrins dont elle s'abreuve dans son Couvent, son envie d'en sortir. „Ma chère amie, lui ai-je dit, “il ne tiendra qu'à vous. Madame la “Comtesse de Busencour, ma tante, “que Madame votre mère connoît beaucoup, viendra, si vous voulez, vous “retirer du Couvent vous conduire “chez elle, par ordre de Madame de “Lysange, qui lui a écrit, pour la “charger de cette commission; la Prieure “doit être prévenue, vous recevrez, “al “au premier moment, de Madame “votre mère, une lettre à cette sujet.“ J'ai examiné les yeux de Laure, je les ai vu étinceler de joie à ce proposition. „Ah! mon cher ami, m'a-t-elle dit, “que je vous ai d'obligation! c'est à “vous que je dois ce bon office. Je ne “connoissois pas Madame votre tante “(ni moi non plus, disois-je en moi-même.) Est-elle aimable, continua “Laure? Oui, sans doute, étant de “votre famille, elle doit être charmante. Que j'aurai de plaisir à passer “quelque temps chez elle. Je vous y “verrai familièrement, intimement; “quelles délices!“ Excellente Demoiselle! comme elle a la bonté de m'aimer! comme elle se fie à moi! que je me reprochois de la tromper! Nous nous sommes quittés avec un attendrissement mutuel. Elle m'a pressé avec la plus grande vivacité de hâter le bien-heureux instant. Suite. J'ai rendu compte au Chevalier Marqué, de la joie avec laquelle Mademoiselle Laure avoit reçu ma proposition. „Hé bien, m'a-t-il dit, vous le voyez, “elle est enchantée.“ -- Oui, lui “répondis-je; mais c'est parce qu'elle est “notre dupe.“ -- „Elle a trop d'esprit “pour cela, reprit-il.“ Je revis le lendemain ma chère Laure; elle avoit reçu la lettre de sa maman; son paquet étoit déjà tout prêt; mais elle me paroissoit fort inquiète sur la santé de sa mère. Enfin, hier l'après-midi, ma chère, tante, Madame la Comtesse de Busencour, femme d'une figure très-honnête, très-décente, très-imposante, que j'avois ci-devant connue, dans un tripot, sous le nom d'Arsinoé, que Frédégonde avoit fait fouetter avec des orties, ma chère tante, dis-je, s'est présentée au Couvent, avec la lettre de Madame de Lysange à la main. Madame la Prieure, étant prévenue par une lettre pareille de la même fabrique, lui a remis Mademoiselle de Lysange, qui a volé de grand cœur dans ses bras, en admirant son excessive bonté, se louant du bonheur qu'elle avoit de connoître une si honnête Dame, qui lui a rendu toutes ses amitiés avec usure. Le petit compte étoit tout prêt; Madame de Busencour-Arsinoé l'a soldé; Madame la Prieure l'a remerciée, en témoignant les plus grandes inquiétudes sur la santé de Madame de Lysange son amie. On s'est séparé gravement, avec de grandes démonstrations d'estime d'amitié réciproques. Je me suis trouvé à la portière de la voiture, pour présenter la main aux Dames. Nous sommes arrivés bientôt à l'hôtel de ma tante, qui a tout-à-fait bonne apparence. Mademoiselle Laure ne se possédoit pas de joie. J'ai obtenu le baiser le plus tendre, qui m'a causé plus de plaisir que toutes les faveurs de toutes les Beautés de l'Opéra réunies ensemble. Nous avons fait, entre nous trois, un souper délicieux; je me suis retiré auprès d'Almide, le plus tard que j'ai pu, avec regret, en me faisant un vrai scrupule de laisser une honnête Demoiselle dans une pareille maison. Dès le lendemain, j'ai pris, moi même, mon logement sous le même toît que ma belle de Lysange. Ma tante, par mon ordre, a dit à la jolie Philosophe: „Ma chère Laure, il me survient, à “la campagne, une affaire d'importance, qui me force de m'absenter, “pendant quelques jours. Je vous laisse “à la tête de ma maison; mon neveu “vous tiendra compagnie; je vous le “recommande. Vous me promettez “d'attendre mon retour.“ Laure a bien voulu le promettre, les deux Dames se sont quittées fort tendrement. J'ai reconduit ma chère tante jusqu'au bas de l'escalier; je lui ai glissé quelques louis dans la main, pour la récompenser de ses peines; , lui parlant avec tout le respect que je lui dois: „Vieille scélérate, lui ai-je dit, si tu t'avises de “parler, je te couperai les oreilles.“ Alors je l'ai remise à la porte, en riant, avec un léger coup de pied dans le derrière. Me voilà donc en possession de Mademoiselle de Lysange; mais comment, i par quel artifice? Ah! j'en rougis dans le fond de l'ame. Quoi qu'il en soit, c'est toujours un grand plaisir de posséder une personne aussi adorable, de quelque manière qu'on la possède. Le Chevalier Marqué est venu dîner avec nous. Mademoiselle de Lysange paroît avoir, contre lui, une véritable antipathie; lui, de son côté, il est si L souple si mielleux vis-à-vis d'elle, que je crois pouvoir l'accuser d'être amoureux d'elle. Je crains bien que le frippon ne m'ait fait agir, que pour profiter de ma sottise; mais il a beau faire, il ne gagnera rien; la répugnance est trop frappante. Il vouloit aussi venir souper; ma maîtresse, car je puis nommer ainsi ma Laure, ma maîtresse, dis-je, a exigé que je lui fisse refuser la porte. J'ai conduit ma Belle à l'Opéra. Je l'en ai vue enchantée. De retour chez nous, nous avons fait, tête-à-tête, un souper délicieux; tandis que le Chevalier Marqué, refusé à la porte, couroit, inondé par la pluie, pour chercher son souper d'un autre côté. Déjà la séduction entroit dans l'ame de ma compagne, par tous les sens. Quoique nous ne fissions pas d'excès, le vin mousseux, la liqueur pétillante, la suite des illusions de l'Opéra, le vertige de l'amour, tout égaroit mon infortunée victime, m'égaroit moi-même; car je n'avois eu d'abord aucune mauvaise intention. Il vint un moment, fatal moment! où toutes les lumières de la raison du bon sens furent éteintes, où je ne sais plus ce que je fis moi-même; qui l'eût cru, si-tôt? .... ô! voile impénétrable du mystère tombe sur nous.. La foudre nous éveille, le plaisir s'est évanoui; le remords seul nous reste. Suite. Mademoiselle Laure ne vouloit pas me voir ce matin. Elle veut partit à toute force, voler chez sa mère. Elle ne va pas tarder à découvrir le mystère d'iniquité, elle me méprisera toute sa vie. J'aurois dû suivre les inspirations de ma conscience, non les suggestions d'un scélérat. Je suis entré chez ma belle, par une porte qu'elle ne connoissoit pas. Elle a paru effrayée. Je l'ai rassurée. Je me suis jeté à ses genoux. Elle paroissoit effarée. „Ah! Monsieur de Perlencour, m'a-t-elle dit, devois-je attendre une pareille conduite de votre part?“ J'étois vraiment humilié; je ne trouvois pas de mots, pour m'exprimer. La pitié s'est presque peint dans les yeux de la belle offensée, au milieu de sa juste colère. Le Chevalier Marqué est furieux de mon souper tête-à-tête avec Mademoiselle de Lysange. Il en devine les suites, qui ne sont que trop naturelles. Le drôle seroit-il jaloux? Seroit-il, par hasard, amoureux de Laure? Ne l'a-t-il fait sortir du Couvent, que pour s'en emparer? Etois-je un instrument dont il se servoit uniquement pour son intérêt? Quoi qu'il en soit, ce n'est pas lui qui en a goûté le fruit du moins; mais je vois que je n'ai fait qu'un beau rêve. Je m'étois figuré que je pourrois vivre quel-que temps avec Laure, dans la plus douce intimité; je lui fais horreur. Elle veut me fuir; elle va m'échapper au premier moment. Elle retournera bientôt dans son Couvent. A présent, je suis faché d'avoir cédé ma petite Almide à Frédégonde, qui l'a mise dans le commerce. La pauvre enfant ne perd pas beaucoup à cela. Ce n'est pas un grand tort qu'on lui fait. Dans sa patrie elle eût été destinée pour un Serrail ou Harem. Elle n'est point scandalisée de se voir ici dans un Serrail plus libre plus gracieux, que ceux de son pays. Elle seroit pour moi une ressource, qui ne me dédommageroit pas de Laure; mais qui me distrairoit un peu de sa perte. Il faut que je cherche d'autres distractions. C'est sur-tout dans mes travaux Politiques Littéraires, que je prétends en trouver. Et ma chère petite Aurore, qu'est-elle devenue? C'est celle-là que j'aime véritablement. J'aurois dû faire plus d'efforts pour la retrouver. Suite. J'ai apperçu ma chère Aurore, qui sortoit de chez Frédégonde. Ce sont ces misérables-là qui me l'ont enlevée, qu'en vont ils faire? J'ai voulu lui parler. Des polissons m'ont insulté; peut-être étoient-ils envoyés, contre moi, par les malheureux qui me trompent. J'ai été obligé de perdre mon temps à les châtier avec ma canne; pendant ce temps-là, Aurore, qui ne m'avoit, sans doute, pas vu, a disparu. J'ai voulu forcer Frédégonde à m'avouer où elle avoit logé ma belle Aurore; elle a d'abord tout nié; ensuite elle m'a dit: „Quand cela seroit vrai, “il faudroit que vous vous soumissiez “à bien des conditions, avant que je “vous découvrisse le secret que vous “voulez en vain pénétrer.“ Je lui ai demandé quelles sont ces conditions; elle a refusé de s'expliquer. Cependant il m'est venu un homme d'une apparence très-honnête, avec une lettre du Banquier de mon père, qui me l'envoyoit, pour que je l'agréasse, en qualité de Gouverneur. J'avois remis à ce Banquier la lettre, par laquelle mon père le prioit de recueillir des informations sur le compte du Chevalier Marqué, de me choisir un autre Gouverneur, en cas que le Chevalier lui parût indigne de cet emploi. En conséquence, cet honnête commissionnaire, s'étant exactement informé, avoit entendu dire unanimement que mon Mentor étoit un roué, il m'envoyoit un homme respectable pour le remplacer. Soudain, j'ai remercié le Chevalier Marqué; je lui ai dit qu'il n'étoit plus mon Gouverneur; que le Banquier, chargé par mon père, de m'en trouver un autre, m'en avoit envoyé un, sous les loix duquel j'allois me ranger très-volontiers. Il ne m'a rien répondu, m'a tourné le dos. Cependant, j'ai eu le bonheur de ne point perdre encore ma chère de Lysange. Il est vrai que j'ai fait éclairer secrètement ses démarches; il me semble que j'ai eu le bonheur de l'appaiser un peu en ma faveur. Pour le Chevalier Marqué, il est décidément amoureux d'elle; mais elle ne daigne pas le recevoir. Elle a fait condamner la porte secrette par laquelle il entroit chez elle. Je suis seul privilégié; elle ne voit que moi, devroit me bannir comme les autres. Le Chevalier Marqué, à Frédégonde. Aurois-tu soupçonné cela, maligne Frédégonde? Le petit imbécille nous a joués. D'abord il a tiré du Couvent mon adorable Laure; mais le traître en a joui; jusqu'à présent, il en a joui seul. Tu sens bien que ce n'étoit pas là mon intention. Je voudrois bien me venger sur son Aurore, qui est en notre pouvoir; mais la charmante rebelle a une petite vertu armée d'ongles de dents. Je n'ai gagné jusqu'ici que des égratignures; , pour peu que j'eusse voulu la poursuivre davantage, elle m'auroit arraché les deux yeux. Mon perfide élève m'a joué un second tour, encore plus infame que le premier. Il a fait écrire, par son père, à un Banquier de Paris, de recueillir des informations sur mon compte, de chercher, pour son fils, un autre Gouverneur, en cas qu'il me trouvât indigne de cet emploi. J'avois vu cette particularité dans la longue lettre du jeune-homme, que j'avois interceptée; mais je n'y avois pas fait assez d'attention. Quoi qu'il en soit, l'insolent Banquier, comme s'il se fût assuré de mon indignité, a trouvé un autre Mentor, l'a envoyé au petit personnage, qui veut absolument se mettre sous sa tutele. Tu vois de quelle importance est ce grief, dont il faut punir le petit bon-homme. Qu'avons-nous à faire dans cette circonstance? Comment parer ce coup imprévu? Frédégonde, au Chevalier Marqué. Inbécille que tu es, peux-tu donc être bouché à ce point-là? Tu me demandes comment tu dois faire, pour te resaisir du rebelle qui veut t'échapper. Il faut d'abord que ce petit bon-homme se remette volontairement sous ton empire; ensuite qu'il écrive lui-même au Banquier, pour le détromper sur ton compte; c'est-à-dire, pour lui faire accroire qu'il a été trompé lui César, que tues, toi, un honnête-homme calomnié. Il faut, de plus, que le nouveau Gouverneur, qui se présente, renonce de lui-même à son Gouvernement; qu'on n'en puisse trouver aucun autre, si l'on a l'audace d'en chercher encore, qu'on soit forcé de te garder, faute de pouvoir faire mieux. Or, je vois, d'ici, ton air nigaud: „Comment, diras-tu, comment “puis-je faire écrire le jeune-homme “contre son sentiment son inclination?“ Hé, pauvre esprit! le cas seroit-il nouveau? , d'ailleurs, ne peut-on pas faire naître, à des machines, comme cela, les sentimens les inclinations qu'on veut? Quoi qu'il en soit, voilà ce qu'il faut faire écrire, par le jeune-homme, au Banquier. Lettre que doit écrire Perlencour fils, au Banquier. „Mon Dieu, Monsieur, que j'ai “été trompé, que je suis honteux “de l'avoir été à ce point! J'ai engagé “mon père dans mon erreur, qui paroît avoir influé jusques sur vous. “Depuis plus de deux ans, je suis entre “les mains de M. le Chevalier Marqué, “homme extrêmement intelligent, “plein de bonne volonté pour moi, “qui m'en a donné continuellement “des preuves; j'ai osé penser mal de “lui, le calomnier, en le représentant comme un indigne sujet. Plusieurs “circonstances ont contribué à m'égarer; “mais cette aversion secrette, que “ressentent tous les jeunes gens, contre “les hommes à qui on les force d'être “soumis, cette aversion m'a peut-être “aveuglé autant que tout le reste. Enfin j'ai ouvert les yeux, Monsieur; “j'ai examiné la conduite de mon Gouverneur, avec ces regards prévenus “qui cherchoient à le trouver coupable. “Je l'ai reconnu pour parfaitement innocent. Je me suis assuré, à n'en pouvoir douter, de la pureté de ses intentions, de l'honnêteté de toutes ses “démarches, de sa bonne volonté pour “moi, que rien, de ma part, ne peut “rebuter. Je ne puis revenir du comble “de l'erreur de la méprise où j'étois. “Je sens que désormais je ne dois pas “me fier à ma manière de voir; que “j'ai besoin des yeux clairvoyans de “cet homme unique, pour me guider “ m'éclairer; que mon véritable intérêt est qu'il veuille bien me continuer ses soins; en conséquence, “Monsieur, j'ai l'honneur de vous “remercier du nouveau service que vous “avez voulu me rendre. Vous m'avez “envoyé un homme qui m'a paru fort “honnête, dont la capacité n'est pas “douteuse, puisque vous me l'attestez. “Je compte que je ferois, en lui, une “très-bonne acquisition; mais à présent “que je suis détrompé, je ne puis, ni “ne veux me priver du Chevalier Marqué. Je ne dois pas me mettre sous “la conduite d'un nouveau Gouverneur. “J'ai l'honneur de vous remercier de “me l'avoir procuré; je fais mes excuses “à cet homme estimable; je voudrois “contribuer à le placer plus avantageusement; j'apprends, avec plaisir, “qu'il renonce, de lui-même, au poste “peu lucratif que vous lui aviez proposé auprès de moi. Encore un coup, “Monsieur, je reste, de tout mon “cœur, sous la direction de M. le “Chevalier Marqué, le plus digne des “hommes. Il a des ennemis qui avoient “pu le noircir à vos yeux; mais je “dois le justifier. Je dois aussi rendre “justice à une autre personne liée avec “lui, qu'on avoit calomniée pareillement; c'est Madame Frédégonde, ame “prodigieuse, d'une énergie sublime; “d'une nature supérieure, la première “des femmes. Je contemple de près ce “phénomène, je ne puis me lasser “de l'admirer.....“ Je ris comme une folle, en écrivant ces extravagances, je n'ai pas la force de finir cette lettre, tant je suis obligée de me tenir les côtés; tu la termineras en deux mots; ou tu en laisseras l'honneur au jeune-homme qui aura la bonté de la copier. Mais te voilà encore embarrassé pour lui faire faire cette copie, pour lui inspirer les sentimens qui nous conviennent; tu ne sais comment t'y prendre. Hé nigaud! n'avons-nous pas la jeune Aurore entre nos mains; le petit bon-homme n'en est-il pas amoureux à la rage? Avec un amour aussi puissant, ne sommes-nous pas sûrs de faire faire, à notre automate, tout ce que nous voudrons? S'il veut voir Aurore, s'il veut lui parler, s'il veut en jouir, il faut qu'il se soumette aveuglément à nos volontés; sans cette soumission pleine entière, point d'Aurore! Nous la ferons avoir à quelqu'autre, à qui nous voudrons; il en sera privé pour la vie, s'il ne nous obéit; sa Laure, que tu n'as pas encore eu l'esprit de t'approprier, sa Laure, n'est-elle pas aussi en notre pouvoir? N'est-elle pas dans une maison qui nous appartient? Ne pouvons-nous pas la lui enlever, quand il nous plaira? Quoi! nous possédons la femme qu'il aime, celle dont il jouit; nous ne serions pas parfaitement maîtres de lui! Allons, imbécille, ne manque pas de m'apporter demain la copie de ma lettre, de la main du petit Monsieur. „Mais, me “diras-tu, peut-être, car tu es un franc “poltron, quand je voudrai faire copier “la lettre au bouillant jeune-homme, “en lui remontrant que j'ai son Aurore en mon pouvoir, au lieu de “faire la copie requise, il pourra bien “me sauter au collet, me dire: „coquin, si tu ne me rends ma maîtresse, “je te coupe les deux oreilles.“ Quand il t'en couperoit un bout, voyez le grand malheur, ne seroient-elles pas encore assez longues? Au reste, s'il fait le méchant, envoie le moi. Nous verrons si sa morgue tiendra devant moi. Il faut effrayer le bon-homme de Gouverneur, qu'on envoie pour te remplacer. Il faut lui peindre ton jeune-homme comme rempli d'une légion de diables. Je te seconderai en cela, si tes efforts ne suffisent pas. Ne dois-tu pas être bien fier de l'honneur que je te fais de te louer à toute outrance, de ce que je fais, de toi, un honnête-homme? Cela doit te paroître bien étrange, malheureux! tu me démentiras par toutes tes actions. César de Perlencour, à Dumoulin. Je suis dévoué à la perdition, mon ami. Il est écrit que je serai toujours enchaîné dans les filets de cette bande infernale; que les Marqué, les Frédégonde auront, sur moi, un ascendant de fer, qui m'entraînera dans l'abîme. Je croyois être quitte de cette vile canaille, respirer sous la tutele d'un honnête-homme. Point du tout, me voilà rengagé plus que jamais sous leur joug odieux. Les scélérats ont su s'emparer de la jeune Aurore Belle-en-Deuil, que j'adore. Ils savent qu'avec un appât si cher, ils peuvent me faire faire tout ce qu'ils veulent. C'étoit le seul objet, en effet, qui pouvoit m'engager à plier un peu ma volonté à la leur. Ils m'ont mis le pied sur la gorge: „Si vous voulez vous laisser conduire, m'ont-ils “dit, la belle Aurore est à vous; si non vous ne la reverrez jamais.“ Ce polisson de Chevalier Marqué a osé me présenter un modèle de lettre, tracé par la détestable Frédégonde. C'est un prodige d'impudence d'absurdité. Par cet infame écrit, je dois reconnoître le Chevalier Marqué pour un modèle accompli de probité; j'ai été parfaitement détrompé sur son compte, je ne veux que lui pour mon Gouverneur, je le signifie positivement au Banquier de mon père, je lui renvoie le Mentor qu'il vouloit me procurer. Il est singulier de voir comment cette impudente de Frédégonde se met dans les nues, fait, d'elle-même, un personnage sublime, céleste; c'est à moi que l'on fait tenir ce langage soulevant. Le vil Marqué a osé me proposer de copier ce chiffon de le signer, en me promettant Aurore, ou me menaçant de me l'enlever pour jamais. Je lui ai sauté sur le corps avec ma canne; c'est frapper sur un tas de boue. Pas l'ombre du sentiment. Il m'a renvoyé à Frédégonde. J'ai volé chez elle, enflammé de colère, disposé à la traiter comme son infame Chevalier. Je ne sais pas comment la damnable scélérate à pu faire; mais elle est parvenue à me faire copier son ridicule écrit, à me le faire signer. Il a fallu qu'en grinçant des dents, pour voir ma chère Aurore, je me sois avili à ce point. Elle a su si bien me faire voir la chère Belle-en-Deuil perdue pour moi sans ressource, la belle Laure aussi dérobée à mes desirs...... Car enfin cet ange est dans une maison soumise à l'indigne Furie. J'ai vu qu'il n'y avoit que deux partis, de la rouer de coups, ou de faire ce qu'elle vouloit. J'ai été cent fois tenté de lui casser ma canne sur le corps; enfin le parti le plus modéré m'a paru le plus supportable. J'ai copié en frémissant.... Ce qu'il y a de plus désespérant, c'est que la maudite copie a produit l'effet qu'ils vouloient. Elle étoit adressée au Banquier de mon père. Voici sa réponse. Lettre de Monsieur l'Agiot Banquier, à Monsieur de Perlencour fils. „Je suis fâché, Monsieur, que l'homme “que je vous avois adressé ne puisse “vous convenir. C'est une vraie perte “que vous faites. Je souhaite que le “Gouverneur, auquel vous vous en tenez, puisse vous en dédommager. “J'avois recueilli des informations sur “le compte de ce Mentor; on s'étoit “accordé unanimement à me dire beaucoup de mal de lui, aussi bien que de “Madame Frédégonde, dont vous faites “un si pompeux éloge. Selon tout le “monde, c'est un grand malheur pour “vous d'être tombé dans de pareilles “mains. Vous m'assurez qu'on les a “calomniés, que vous les avez étudiés, “que vous avez été dans l'erreur sur “leur compte, que vous êtes détrompé. “Je souhaite qu'au contraire vous ne “soyez pas à présent dans l'erreur. Quoi “qu'il en soit, si vous commettez une “faute, en restant avec ces gens-là, je “m'en lave les mains. S'ils sont en “effet honnêtes, s'ils ont été calomniés, “vous faites bien de leur rendre justice; “mais vous aurez, contre vous, tout “le public, qui les connoît du mauvais “côté. L'homme, que je vous avois “envoyé, renonce volontiers à votre “société. On l'a effrayé; on vous a peint “comme plus méchant que vous n'êtes. “N'y a-t-il point ici du manège? Examinez bien, Monsieur. Je n'ai que “le droit de représentation. Tâchez de “n'être pas dupe victime.“ Tu vois, mon cher Dumoulin, par la lettre de M. l'Agiot, quelle idée on a des malheureux avec lesquels je suis lié. J'aurois bien voulu lui écrire en secret ce que je pense; mais je n'ai pu me résoudre à jouer un rôle humiliant pour l'amour-propre. Il falloit avouer que je m'étois laissé subjuguer, qu'on m'avoit fait écrire malgré moi; dès lors je me décelois pour un petit jeune-homme, qui avoit absolument besoin d'un Précepteur. Je suis bien humilié. Viens à mon secours. Fortifie moi par tes conseils. Cependant je n'ai pas encore vu la petite Aurore, qu'on m'avoit promis de me remettre à ma disposition. Je me ronge les poings de fureur. Cent fois le jour il me prend envie de traiter cette vile canaille, comme elle le mérite. Je ne puis plus voir que ma chère Laure. Du moins, je trouve chez elle une ame honnête, je respire. Une ame honnête dans un beau corps! quel enchantement! Ah! j'étois né moi-même pour être honnête. Aurore Belle - en - Deuil, à César de Perlencour. Je m'en veux beaucoup, mon cher Monsieur César. Le petit commissionnaire, qui vous remettra cette lettre, m'a dit que j'avois dû vous voir l'autre jour en sortant de chez Madame Frédégonde. Je vous jure, mon bon ami, que je ne vous ai point vu. Hélas! Je pensois pourtant à vous. Je voyois votre chère image; c'est elle qui m'a empêchée de voir votre personne. Je serois tentée de punir, à coups de poings, ces yeux indignes, qui m'ont joué un si mauvais tour. Mon Dieu! que j'aurois eu de plaisir à voler dans vos bras, après une si longue absence, après les inquiétudes cruelles que j'ai eues sur votre compte! „Mon Dieu! me disois-je en moi-même, “ce pauvre Monsieur César, que dira-t-il quand il ne nous trouvera plus “en arrivant? Ne regardera-t-il point “notre disparution comme une trahison “de notre part? Ne croira-t-il point “que nous l'avons voulu fuir?“ Nous qui vous avons tant d'obligations, mon bon ami, mon cher petit maître de dessin, de gravure! Cela seroit bien ingrat de notre part. Non, mon bon ami, nous vous regrettons tous les jours; nous parlons de vous sans cesse. Combien n'avons-nous pas forgé d'histoires dans notre tête, pour deviner ce que vous êtes devenu, ce qui vous est arrivé depuis votre départ! Que nous avions de plaisir à vivre avec vous, mon cher petit bon ami! Vous sentez bien que nous ne nous serions pas privés de gaîté de cœur de la plus charmante société. C'est Madame Frédégonde qui a tout fait, sans doute, avec une bonne in tention. Elle est bien méchante, cette Madame Frédégonde, avec toute sa charité. charité. Elle nous fait bien de la peine. Elle nous fait verser des larmes bien amères, depuis qu'elle se mêle de nos affaires, il faut encore la remercier; car elle dit que c'est pour notre bien. C'est elle qui nous a fait quitter votre voisinage, qui nous plaisoit tant, pour nous loger dans le sien, dont je ne me souciois point du tout. Demandez-moi pourquoi nous déranger si cruellement? Elle nous a nichés là, derrière sa maison, dans la petite vilaine rue de** où nous sommes tristement ensevelis dans l'ombre, comme dans un cachot. D'ailleurs, nous n'avons jamais si mal vécu; nous n'avons pas d'autres ouvrages que ceux qu'elle nous donne, il n'y a pas de quoi nous entretenir. Tous les marchands, qui nous fournissoient de l'ouvrage, ne veulent plus nous employer. Je ne sais pas qui est-ce qui les a prévenus contre nous. Ils m'ont laissé entrevoir que quelqu'un leur avoit dit beaucoup de mal de nous; l'un d'eux m'a même avoué que c'étoit une grande Dame, justement comme Madame Frédégonde. Quel intérêt pourroit avoir cette cruelle Dame, à nous décrier, à nous ôter toute ressource? Est-ce pour que nous soyons tout-à-fait dans sa dépendance? mais que lui importe notre dépendance? Et vous, mon pauvre Monsieur César, pourquoi vous en veut-lle tant? Que lui avez-vous fait? Vous connoît-elle seulement? Pourquoi est-elle ennemie de mon bonheur du vôtre? Ah! la charité prend une tournure bien singulière chez certaines personnes. Et puis elle a toujours, avec elle, un vilain Chevalier Marqué, qui veut qu'on le trouve charmant, avec sa figure de maroquin. Mon Dieu! que cet homme est persécutant! Comment peut-il y avoir, dans votre sexe, des gens si horriblement différens de vous, de mon cher papa? Il languit toujours, ce cher auteur de mes jours; ma mère moi, nous séchons sur pied de ne pouvoir lui procurer toutes les douceurs, dont il auroit besoin. C'est pourtant la faute de Madame Frédégonde; car, avant de la connoître, nous étions tous contens. Venez nous voir le plutôt que vous pourrez, à notre chétive adresse. Mon Dieu! que nous regrettons notre ancien logement, où nous jouissions de votre société! Le cher papa, la chère maman se plaignent comme moi à cet égard. Adieu, mon bon Monsieur César, mon cher maître, mon ami, nous vous attendons comme notre sauveur. Au plaisir de vous voir. Mon père, ma mère vous embrassent; moi, m'est-il permis d'en faire autant par écrit? César de Perlencour, à Dumoulin. Tiens, mon cher Dumoulin, lis la tendre lettre de ma belle Aurore, dont je t'envoie copie. Qu'elle est douce! qu'elle est bonne! que Frédégonde est infernale! la malheureuse! comme elle enchaîne ces pauvres gens dans ses lacs; comme elle les isole les lie! on diroit d'une araignée qui prend une pauvre mouche dans sa toile. Cette coquine avoit la cruauté d'aller chez tous les gens qui leur donnoient de l'ouvrage, pour les décrier, leur ôter toutes ressources, afin qu'ils fussent entièrement à elle. Et moi, pauvre malheureux, que lui ai-je fait à cette infame sorcière là? Pourquoi se plaire à ruiner mon bonheur? La scélérate! loger ces pauvres gens dans une maison de perdition qui est la sienne; car il y a une porte secrette de communication, entre son logis celui où elle a enterré ces honnêtes gens. Et ce vilain Chevalier Marqué! Je suis bien vivement tenté de le caresser encore avec ma canne, afin de le remercier des attentions qu'il a pour mon Aurore. Je le trouverai, quelque jour, rôdant autour de ce logis, pour chercher à y faire des siennes. Je le traiterai comme il le mérite. Je vengerai ma belle Aurore. Suite. J'ai vu ma chère Aurore! qu'elle est belle; combien j'ai le bonheur d'en être aimé. Quel détestable logis! quel noit cachot, pour un ange revêtu d'une forme humaine! Cette ignoble retraite sembloit faire ressortir sa beauté céleste, la rendoit plus éblouissante. Ce n'est rien dire que de la représenter comme une Reine, qui descend de son trône, pour secourir le dernier de ses sujets. La comparaison est trop foible, trop a dessous d'elle. Son père sa mère sont la vertu même. J'ai vu pétiller la joie dans leurs yeux languissans. Ils m'ont tendu les bras. Je m'y suis précipité. Je les ai embrassés, comme un fils qui embrasse, avec tendresse, son père sa mère. Et l'adorable Aurore! j'ai appuyé mes lèvres tremblantes, sur les roses de ses joues, qui en ont redoublé. O charme inconcevable de la pudeur mêlée avec l'amour! comme ses yeux étoient parlans! comme leurs doux rayons perçoient jusqu'à mon cœur! Que de choses nous nous sommes dit tous les quatre! j'étois à cœur découvert au milieu de ma famille. Je n'aurai jamais d'autre épouse que ma chère Aurore. Nous étions au fort de l'intimité, au comble de l'attendrissement, de l'enchantement; nous planions dans les cieux, la porte s'est ouverte, j'ai vu l'enfer. L'indigne Frédégonde, l'infame Chevalier Marqué se sont présentés, ont fait la plus horrible grimace, en m'appercevant. Je n'en ai pas dû faire une moins apparente. Soudain, enfonçant mon chapeau: „Je prends ces honnêtes-gens “sous ma protection, me suis-je écrié. “J'adore leur incomparable Demoiselle. “Gardez-vous de causer le moindré “chagrin à cette famille respectable. “Vous m'en répondrez tous deux sur “votre tête.“ La furieuse Frédégonde a voulu prendre le ton de Reine, m'en imposer. Elle a vu que mes yeux étinceloient, que j'agitois ma canne, la faisois siffler dans mes mains. Elle a pris le parti de sortir avec son Chevalier, en disant: "Quel garnement!" J'ai rassuré ces pauvres gens, qui étoient tout tremblans. Je leur ai demandé pardon de mon emportement, qui naissoit de mon zèle pour eux. Ils m'en ont remercié, presqu'à genoux. J'ai serré, contre mon cœur, la timide Aurore. „Fiez-vous sur moi, me suis-je écrié, “gens honnêtes sacrés pour moi. Je “répandrai jusqu'à la dernière goutte de “mon sang, pour que vous soyez heureux autant que vous méritez de l'être.“ Je suis parti pénétré comblé de l'attendrissement de ces bonnes gens, partagé entre l'enchantement la fureur. Je courois comme un frénétique. Je vis de loin, devant moi, mon couple indigne qui marchoit à pied. En passant auprès d'eux comme un trait, je donnai un furieux coup d'épaule au Chevalier Marqué. La secousse fut si violente, qu'elle se communiqua à Frédégonde, leur fit perdre, à tous deux, l'équilibre. Malheureusement pour eux, il se trouva, là, un tas de boue, , n'ayant pas le choix de l'endroit où ils devoient tomber, ils furent précipités dans le malheureux monceau de fange, la femme dessous, l'homme dessus. La femme, furieuse de ce que son Chevalier avoit eu si peu de force, le prit aux cheveux; quoique dans la boue. Ils s'escrimèrent ensemble dans cette molle arène, non sans exciter les huées de la populace. On les tira enfin delà tous deux, dans l'état qu'on peut se figurer. Je me retournai, pour jouir du spectacle. Suite. Il me revint dans l'esprit que je devois aller voir aussi ma chère Laure de Lysange. Elle demeure dans le même corps de logis, que la belle Aurore; c'est la maison de Frédégonde. Je suis monté chez ma noble maîtresse; je l'ai trouvé plus tendre que jamais. Elle n'est instruite de rien, la chère personne. Je la vois dans une sorte de stupeur. Elle ne comprend rien à sa situation. Elle veut aller voir sa mère, qui se dit malade, par sa lettre de notre façon. Elle se croit libre chez nous, malgré les précautions que le couple scélérat prend à son insçu. Son tendre amour pour moi l'emporte sur la défiance que tout lui devroit inspirer, dans la situation où elle se trouve. Chère Laure! sa confiance, en moi, me rend plus criminel à son égard, m'inspire plus d'intérêt en sa faveur. Me voilà presqu'au point de pouvoir jouir, d'un côté, de la belle Laure, de cultiver, de l'autre, l'amitié de la belle Aurore. Situation délicieuse, si elle n'étoit pas coupable! Fin de la quatrième Liasse. LE CRIME. Cinquième Liasse. César de Perlencour, à Dumoulin. Cerre situation délicieuse dont je jouissois a été troublée, quelques nuages en ont obscurci la sérénité. Depuis quelque temps, entraîné par le mauvais exemple de jeunes gens qui, malgré leur rang supérieur, ne sont pas dignes, peut-être, de frayer avec moi, j'ai ferraillé un peu plus que je ne devois, sans être assez scrupuleux sur la légitimité des motifs. Il est résulté de-là, que je me suis fait la réputation d'une des meilleures épées de Paris; mais cette réputation ne vous fait donner, par les honnêtes gens, que le nom de spadassin, qui est assez mal-sonnant; , d'ailleurs, je me suis suscité plusieurs mauvaises affaires, assez désagréables, que j'aurois mieux fait de m'épargner. Il vient de m'arriver une mortification de ce genre que je ne veux avouer qu'à toi, mon ami. J'avois eu, il y a quelque temps, une querelle avec un jeune militaire, pour une fille, ce qui n'étoit pas trop sage. J'avois donné un bon coup d'épée à mon adversaire, ce qui avoit dû le rendre plus sage que moi. Sa maîtresse, que je ne connoissois pas, parce que ce n'étoit pas pour elle que nous nous étions battus; sa maîtresse, dis-je, a voulu le venger. Tu vas voir comment elle s'y est prise. Je donnois dernièrement le bras à une de nos Elégantes; tu comprends sans doute que je parle ici d'une fille; c'est toujours avec ces sortes de personnes que les bonnes aventures nous viennent. Je me promenois donc, avec une fille, sur la brune. Un blanc-bec vient, au moment où j'y pense le moins, m'enlever la nymphe, en disant: „Monsieur “le Lyonnois est trop galant pour ne “pas céder, à un honnête-homme, “cette Beauté qui me convient mieux “qu'à lui.“ J'ai trouvé ce procédé de la plus grande insolence. „C'est ce que “nous allons voir, ai-je dit, en voulant mettre l'épée à la main.“ Plusieurs personnes se sont jetées sur moi, pour me retenir; ma digne compagne a disparu, avec mon insolent aggresseur. J'étois furieux. Bientôt j'ai vu reparoître le jeune écervelé. „Monsieur, m'a-t-il dit, je “vous cherche. Passons dans les Champs-Elysées; nous n'en sommes pas loin. “Je vais vous donner satisfaction.“ „Ah! de grand cœur, me suis-je écrié, “mon petit ami; je me flatte de vous “y donner une petite leçon, dont vous “vous souviendrez plus d'un jour.“ -- Mon grand ami, m'a-t-il répondu, “soyez sûr que c'est moi qui vous la donnerai.“ Nous n'avons pas tardé à gagner le champ de bataille. Il faisoit encore assez de jour pour diriger nos coups. Nous mettons l'épée à la main. Soudain mon adversaire me jete, aux yeux, plein sa boîte de tabac, profite du moment où il m'avoit aveuglé, pour me donner un coup d'épée dans le bras. Tu sens, mon ami, combien j'étois indigné d'un pareil procédé. Je voulois me venger; quoique blessé, la rage me soutenoit; mais des amis, qui se sont trouvés là, par hasard ou à dessein, se sont encore précipités sur moi pour me retenir. „Ah! “mes amis, me suis-je écrié, on m'a “joué un tour infame. On m'a jeté de “la poudre aux yeux.“ -- „Ah! mon “ami, cela n'est pas croyable, m'ont “répondu ceux qui me retenoient. “Avoue que tu as trouvé ton maître.“ -- „Oui, Monsieur, a repris mon “perfide vainqueur, avouez que c'est “moi qui vous ai donné la leçon.“ Je l'ai chargé de malédictions d'imprécations, aussi bien que les faux amis qui m'empêchoient de le punir. Ils se sont tous retirés, m'ont laissé entre les mains de mon valet. Il m'a bandé ma plaie, heureusement très-legère, je me suis retiré chez moi, écumant de colère. „Quoi! me disois-je, un lâche, “par la plus basse infamie, obtiendra, “sur moi, les honneurs du triomphe, “ je passerai encore, à son égard, “pour un calomniateur!“ Je ne respirois que la vengeance la mort. La blessure de mon bras n'étoit guères qu'une égratignure, qui ne m'a pas retenu plus de deux jours. J'ai appris, pendant ce temps, l'adresse de mon adversaire. Je lui ai écrit, pour lui donner un nouveau rendez-vous au bois de Boulogne. Il m'a répondu qu'il s'y trouveroit fidèlement. Je m'y suis rendu à l'heure marquée, me promettant bien de ne pas me laisser aveugler cette fois. Je l'ai attendu vainement. Pour comble de malheur, il est survenu une pluie épouvantable. J'ai été percé jusqu'aux os. Malgré le mauvais temps, j'ai attendu plus de deux heures; mais, sentant que ma chemise, froide mouillée, pouvoit me causer quelque maladie dangereuse, j'ai été forcé de quitter le théâtre choisi pour ma vengeance. Heureusement, la rage m'empêchoit de me refroidir. J'ai couru au logis de mon adversaire. La porte étoit fermée. J'ai frappé en furieux. J'ai cru entendre des éclats de rire. Ma rage en a redoublé. On ouvre enfin; je vois une grosse servante sale, qui me demande très-grossièrement: „Que voulez-vous?“ “Votre maître, m'écriai-je. Hé bien le “lâche, il n'a pas paru!“ -- „Où “diable voulez-vous qu'il aille de ce “temps-ci, a répondu la souillon? Il a “quelque chose de mieux à faire pour “le présent. Il s'amuse.“ -- „Oh! je “vais l'amuser de la bonne manière, “ai-je repris. Conduis-moi chez lui.“ -- „Il n'est pas visible pour vous, a “repliqué l'insolente; mais, si vous “voulez-vous battre, on peut vous tenir tête.“ J'ai voulu forcer le passage, pour monter chez mon adversaire. La servante m'a poussé rudement; , faisant tout-à-coup briller une épée: „Je vous “défends, m'a-t-elle dit, de passer; “c'est à moi que vous allez avoir affaire.“ -- „Ah, scélérate! me suis-je écrié, en “me voyant forcé de tirer aussi mon “épée contre ce vil objet, je vais te “punir.“ Je la presse d'un bras déterminé, elle me répond assez vivement, mais en reculant; bientôt je lui enfonce, dans son gros ventre, mon glaive triomphant; mais tout-à-coup, ô ciel! une odeur infecte, insupportable, sortant de sa blessure, me surprend, me frappe, me jette à la renverse, me fait perdre connoissance. Je m'éveille, sans doute au bout d'un temps considérable, dans le fond d'une cave sépulcrale où l'on m'avoit porté. Les malheureux! c'étoit-là tout le secours qu'ils m'avoient donné. Je me sens tout transi; mais la rage, qui s'éveille avec moi, me réchauffe. Je ramasse mon épée que je sens sous mes pieds. Je veux sortir de la cave pour me venger. Je heurte, en courant, contre un cercueil; tout-à-coup, ô prodige! ô terreur! je vois s'élever, de ce cercueil, une Religieuse enveloppée d'un linceul mortuaire. „Malheureux! me dit-elle, après “avoir donné la mort à ta sœur infortunée, oses-tu venir encore troubler “le repos de sa cendre?“ A ces mots, le spectre est retombé dans son cercueil. Je dois te l'avouer ici tout bas. Je me suis laissé surprendre par la peur. Je sentois mes genoux se dérober sous moi, mes cheveux se dresser sur ma tête. Au lieu d'examiner le prétendu spectre, qui avoit bien, en effet, la voix de ma sœur, mais dont je n'avois pu distinguer la figure, je me suis enfui comme une timide femmelette. Ce n'est qu'au haut de l'escalier, à l'aspect du jour, que j'ai rougi de ma peur. J'ai voulu redescendre dans la cave; mais la porte s'est fermée avec un grand bruit. „C'est “sûrement un tour qu'on me joue, “ai je dit.“ J'étois désespéré. J'ai voulu monter au premier, pour chercher l'indigne maître de la maison. J'ai rencontré une jolie petite femme-de-chambre, qui paroissoit fort douce, qui m'a regardé avec un tendre intérêt, qui sembloit me plaindre intérieurement. Son aspect a un peu modéré ma fureur. Je lui ai demandé, d'un ton un peu adouci, où étoit le maître de la maison. „Il n'y a point ici de maître, “m'a-t-elle répondu. La maison appartient à une Dame, qui est ma maîtresse.“ -- „Mais, lui ai-je dit, ce “Monsieur contre lequel je devois me “battre, qui m'a fait attaquer par une “servante... cette cave funéraire!....“ -- „Je ne sais pas ce que vous voulez “me dire, ma répondu la jeune personne; il n'y a pas ici d'autres hommes “que les domestiques de Madame. “Quant à la cave, j'ignore ce que vous “voulez dire; nous n'en avons pas “d'autres que celle-ci, dont elle m'ouvrit la porte.“ J'y descendis je m'y reconnus; mais je n'y vis plus de cercueil. Je demandai à voir la maîtresse; on me dit qu'elle étoit sortie. „C'est “sûrement quelque tour qu'on me joue, “dis-je encore en moi-même.“ Je questionnai la petite soubrette, qui me parut pleine de candeur & d'ingénuité. Je lui racontai l'histoire de mes deux combats précédens, en lui disant que c'étoit sûrement un tour qu'on me jouoit. „Cela peut être, me dit-elle; je m'y “perds.“ Nous nous parlâmes avec une tendre intimité. Je fis, à la chère enfant, d'innocentes caresses; elle me les rendit avec la plus grande innocence. Cette aimable personne versa de l'huile, pour ainsi dire, sur la plaie de mon cœur, je me retirai aussi content d'elle, que mécontent de moi-même de mes ennemis. Je me retirai chez moi, tout pensif, brûlant de me venger; mais ne sachant plus à qui m'adresser. J'allai trouver divers amis, qui m'avoient arrêté dans mon combat, qui devoient connoître mon adversaire. Aucun ne put m'en donner de nouvelles. Tous me disoient: „C'est “un inconnu. Cet homme-là tombe “des nues.“ Je soupçonnois quelque complot, je n'osois faire éclater ma fureur, qui me minoit sourdement. Je n'en fus pas si tôt quitte. Au bout de quelques jours, je rencontrai encore aux Tuilleries un polisson qui avoit l'air d'un bandit, quoique blanc-bec, qui m'attaqua sans aucune ombre de raison. Je dévorois mon sang. Je me voyois, depuis quelque temps, en butte à des attaques absurdes, qui annonçoient, de la part de quelques ennemis cachés, un dessein formé de m'humilier. Je m'apprêtois encore une mortification, en me battant; mais devois-je me laisser insulter? D'ailleurs, mon nouvel adversaire me proposoit formellement de me donner satisfaction. „Je n'ai pas d'épée, “lui dis je.“ -- „Voilà, répondit-il, “un de mes amis qui va vous en prêter “une.“ En effet, le prétendu ami me présenta une épée nue. Je ne la considérai pas beaucoup. Il étoit tard, la nuit étoit déjà un peu sombre. L'ennemi, pour début, me donne, avec son épée, un coup de fouet sur la mienne, je la vois tomber en morceaux. Pris au dépourvu par un malheureux qui sembloit vouloir me poursuivre, quoique désarmé, je vois accourir un autre cavalier, qui prend ma défense met en fuite mon ennemi actuel. Ce défenseur étoit mon adversaire précédent, qui m'avoit joué de si vilains tours. „Monsieur, “me dit-il, j'ai eu ci-devant la gloire de “vous donner une leçon; j'ai celle, aujourd'hui, de vous sauver peut-être la vie.“ Je regarde, avec étonnement, cet étrange personnage. „Ne vous glorifiez pas tant, “lui dis-je; votre conduite à mon égard “n'est pas celle d'un galant-homme. “Osez-vous, malheureux, vous vanter “d'une victoire, que vous n'avez obtenu, qu'en m'aveuglant avec votre “tabac? Cette lâcheté est indigne d'un “homme d'honneur. „ -- „Oui, sans “doute, répondit l'ennemi; mais vous “m'avouerez qu'elle est pardonnable à “une femme.“ -- „Qu'entends-je, “m'écriai-je? J'ai été la dupe le jouet “d'une femme!“ -- „Oui, mon bon “ami, reprit l'homme, qui n'étoit plus “qu'une femme; oui, vous avez été “joué. Je vous devois cette petite leçon, pour la mauvaise querelle que “vous avez faite à mon amant, le Chevalier de L*, pour le coup d'épée “que vous lui avez donné. J'ai cru qu'il “m'étoit permis de vous jeter un peu “de poudre aux yeux, pour pouvoir “vous blesser, parce que vous maniez “mieux les armes que moi; que, “sans cette petite liberté que j'ai prise, “je n'aurois jamais pu venir à bout de “mon dessein. La servante, qui a ferraillé contre vous, étoit un valet déguisé. Elle avoit un gros ventre, parce “que nous lui avions ajusté, devant “elle, une vessie pleine d'un air très-méphitique très-infect, qui, en “vous saisissant à l'improviste, devoit “vous infecter, vous suffoquer. C'est “moi-même qui ai joué, dans ma cave, “le rôle de votre sœur, la Religieuse. “Je l'ai connue, j'ai toujours su “très-bien contrefaire sa voix. C'est le “même valet, ci-devant déguisé en “servante, qui, sous l'habit d'homme, “vient de vous attaquer de vous “désarmer. L'épée, qu'on vous a fournie, étoit préparée pour se briser tout “de suite en morceaux. Par tous ces “moyens, je suis venue à bout, moi “simple femme, de vous vaincre, de “vous faire grande peur, ensuite de “vous protéger de vous donner une “leçon. Profitez-en, mon petit ami; ne “soyez pas si prompt désormais à mettre “flamberge au vent; sentez que, si “une femme a pu vous mettre à la “raison, des hommes pourront avoir “ce privilège par la suite.“ A ces mots la Dame m'a quitté d'un air grave solemnel, comme disent les Anglois. Je me suis retiré profondément humilié. J'ai trouvé, chez moi, une chanson où toute l'aventure étoit peinte à mon désavantage. Voilà, mon cher ami, où s'est terminée la réputation d'excellente épée, dont j'étois si fier; voilà la petite mortification que j'ai reçue, que je n'ai avouée qu'à toi. J'ai été plusieurs jours sombre rêveur. J'ai vu enfin que j'avois besoin de dissipation. J'en ai cherché dans les Lettres, la Philosophie, la Politique. J'ai fait de nouveaux plans de Gouvernement. Tous ces moyens étant insuffisans, j'ai recouru aux Beautés qui m'environnent. Levrette, Laure, & la petite Aurore, sont venues à bout, enfin, de dissiper les nuages dont j'étois obsédé; au bout de quelques jours, je me suis retrouvé dans le calme la sérénité. Suite. Dans ce moment de calme, je reprends tous mes travaux tous mes projets. Je vais m'ouvrit toutes les routes du temple de la gloire. Politique, Philosophie, Littérature, Beaux-Arts, tout est de mon ressort. Je me partage entre tant d'objets. Je vais de la brune à la blonde. Je vois toutes les Beautés qu'une douce fécondité va rendre mères, qui me devront ce dangereux avantage. La chère petite Levrette, l'Africaine Almide, la belle Laure de Lysange, il faut le dire tout bas, avec le respect dû à la noblesse.... Je visite chaque jour toutes ces Beautés..... Mais ciel! j'apprends que Levrette est dans le moment critique où elle va me rendre père. J'y vole, au revoir. Suite. Mon bon ami, je suis dans des transes mortelles. Prie Dieu; je le prie moi-même, quoique j'aie le malheur de n'être pas très-familier avec ce saint exercice. La pauvre Levrette est dans les douleurs. Il paroît qu'elle va avoir un accouchement très-pénible. Déjà les vieilles femmes commencent à craindre pour ses jours. O Dieu! si cette chère personne, véritable ornement de la terre, alloit périr par ma faute..... Mais ciel! il me survient un autre embarras.... M. le Comte de S. Flour, auquel je n'avois plus repensé depuis très-longtemps, vient d'arriver en très-bonne santé. Il s'est bien rétabli, le malheureux, pour se faire tuer. „Monsieur, “m'a-t-il dit, je ne sais pas si vous “m'attendiez; mais j'étois fort empressé “de vous voir. Cependant j'ai été obligé “de différer, pour bien des raisons. “Ma santé a été fort long-temps à se “rétablir; ensuite vous vous êtes absenté; vous avez couru le monde, “ vous avez été moins jaloux, sans “doute, que moi, de terminer notre “différend. Quoi qu'il en soit, Monsieur, “je vois que vous êtes aussi bien en “état que moi, de remplir ce que “l'honneur exige de nous. Je viens “vous chercher, comme je le dois.“ -- „Monsieur, lui ai-je répondu, je “suis tout prêt.“ -- „Tant mieux, “Monsieur, a-t-il repris. Je vous avoue “que je suis veillé de près. J'ai échappé “aux yeux des surveillans; mais ils ne “tarderont pas à nous retrouver; il “faut donc profiter du moment. Voulez-vous bien, demain de grand matin, prendre la poste pour Calais?“ -- „Pourquoi donc aller à Calais, ai-je dit? Il suffit de nous rendre au “Bois de Boulogne.“ -- „Monsieur, “m'a-t-il répondu, je dois pourvoir à “votre sûreté comme à la mienne. Surveillé comme je le suis, nous ne “tarderons pas à nous voir arrêtés, si “nous en venons aux mains ici; peut-être “nous arrêtera-t-on même au milieu de “l'action. Il faut nous mettre en sûreté. “Nous nous rendrons, si vous voulez “bien, à Calais; nous y vuiderons “notre querelle, l'heureux vainqueur “prendra, sur-le-champ, le Paquebot. “Voilà un passe-port pour vous, un “pour moi. Je pars sur-le-champ. Je “mene avec moi un habile Chirurgien. “Je vous attends. Si vous êtes homme “d'honneur, vous ne me ferez pas “languir. Il y a trop long-temps que “ce combat est différé, que l'honneur nous appelle, vous moi, sans “que nous lui obéissions.“ -- „Monsieur, ai-je répondu, vous me prenez “au collet, dans un moment où j'ai “beaucoup d'embarras. Ce n'est pas moi “qui viens vous chercher, ni qui desire “de me battre. J'ai quelque chose de “plus “plus pressé que cette affaire malheureuse.“ -- „Monsieur, s'est-il écrié, “connoissez-vous quelque chose de plus “pressé que de satisfaire à l'honneur?“ -- „L'honneur, l'honneur! j'en ai autant que vous.“ -- „Hé bien! Monsieur, faites-le donc voir.“ -- “ Hé bien! Monsieur, partez, je vous suis, “ j'arriverai sur vos pas, peut-être trop “tôt pour vous.“ -- „Monsieur, Monsieur, point de fanfaronade, s'est-il “écrié, en partant. Après-demain, au “plus tard nous terminerons ensemble; “, loin de redouter ce moment, je “brûle de m'y voir.“ Voyez un peu cet original. J'avois bien besoin de sa querelle dans ce moment-ci! Je n'aurai pas le tems de voir comment se terminera la douloureuse crise de ma chère Levrette. Je ne saurai pas si elle vivra ou non, si je serai père, de qui. Je vais la laisser dans cette cruelle situation, cette fille adorable. Je vais laisser, dans une infâme maison, ma divine Aurore, exposée aux plus cruels dangers, ma sublime Laure, que je vois dans une aussi déplorable situation. Jé abandonner mon bien, tout ce que j'ai, à la déprédation de ces deux vils personnages, sous le joug desquels je frémis; je vais courir, pour tuer un pauvre malheureux; car cela est décidé. Je sens que j'ai sa mort dans la main. Je voudrois bien pouvoir l'épargner; mais il me forcera à ne pas le ménager. Encore si j'en étois quitte pour l'expédier, & que je pusse revenir sur-le-champ; mais il faudra que je me sauve en Angleterre, puisqu'à l'entendre, nous aurons la Maréchaussée immédiatement sur nos traces; que deviendront les chères personnes auxquelles je m'intéresse?Rigoureux point d'honneur qui fais que je m'estime, Ne peux-tu triompher sans le secours du Crime? César de Perlencour, à.Dumoulin. Calais. Me voilà arrivé à Calais, mon cher ami. Je suis parti sur-le-champ, j'ai devancé mon rival, d'une démi-heure. Il n'est pas arrivé; mais il est sur mes talons. Je suis parti sans faire mes adieux. Ils eussent été trop longs trop déchirans. Mais j'ai prévenu du moins, de mon départ, toutes les chères personnes qui s'intéressent à moi. Je n'en ai pourtant pas avoué le motif. Il eût causé trop d'alarmes. Je l'ai caché sur-tout à la petite Levrette. La pauvre enfant! dans l'état où elle est, si j'allois lui causer quelque révolution funeste! Que je serois malheureux! Que je le suis! je ne pourrai revoir si-tôt ces chères personnes! Il faut que je fuie en Angleterre. Quand pourrai-je en revenir? Et la cause de ce combat! Ah! tous mes remords renaissent, toutes les blessures de mon cœur se rouvrent! O ma chère sœur! Je vais t'offenser encore, après t'avoir causé la mort. Ton ombre irritée va voir, du haut des cieux, ton frère, ton assassin, poursuivre ton amant, l'immoler sous tes yeux. Tu vas solliciter, contre moi, la vengeance céleste. Pardonne; c'est lui qui m'y force, c'est l'honneur qui m'entraîne...... Mais mon adversaire est arrivé; on vient me chercher. Je le rejoins.... Mon cher ami, je t'embrasse. Je ne t'écrirai plus que de la capitale de l'Angleterre. César de Perlencour, à Dumoulin. Calais. Cen est fait, mon cher ami. Je l'avois bien prévu. Je suis bourrelé de remords; mais il l'a voulu. Il m'y a forcé! pauvre jeune-homme!..... Je vais partir pour l'Angleterre. Je suis sur le Paquebot. Nous attendons le moment qu'on lève l'ancre; je t'écris en attendant. Le jeune-homme est arrivé un peu après moi à Calais. Son domestique est accouru tout essoufflé, pour m'avertir qu'il m'attendoit. J'ai volé auprès de lui. „Monsieur, m'a-t-il dit, la promptitude, avec laquelle vous vous trouvez “au rendez-vous, vous fait sûrement “honneur. J'ai celui de vous présenter “M. Taillet, habile Chirurgien, qui “est prêt à rendre ses services à l'un “de nous deux, peut-être à tous les “deux. Nos places sont retenues sur le “Paquebot. Si le blessé ne l'étoit pas “très-considérablement, on pourroit “l'embarquer; mais il est probable que “nous ne nous contenterons pas d'une “légère blessure.“ -- „Je me contenterai de beaucoup moins, lui répondis-je; si vous êtes altéré de mon sang, “je ne le suis pas du vôtre. Je n'ai “aucune envie de vous tuer, ni même “de vous blesser; mais vous me forcez “de combattre contre vous; , si vous “me poussez sans ménagement, vous “m'obligerez de n'en pas avoir. Je ne “vous presserai vivement qu'à mon “corps défendant, je vous en demande pardon d'avance. Vous avez “perdu une amante, j'ai perdu une “sœur, je vous plains, vous devez me “plaindre....... Mais vous voulez vous “battre, soit.“ -- „Monsieur, interrompit-il, oserois-je vous demander si vous “êtes en fonds? J'ai pu vous prendre “au dépourvu; pour moi je ne le suis “pas de ce côté-là, il est très-juste “que, si j'ai le malheur de succomber, “ma bourse devienne la vôtre.“ „Monsieur, lui ai-je répondu, cette “idée est noble généreuse. J'ose assurer “que, si j'avois été plus en argent, je “vous aurois fait une pareille proposition; cependant, pour ne pas me soustraire à vos dispositions honnêtes, je “crois que nous pourrions réunir ensemble nos deux bourses, que le montant “de l'une de l'autre pourroit être “remis, après le combat, à celui des “deux qui en auroit besoin pour sa “fuite; pour moi, en cas que le succès me donnât cet avantage, je m'obligerois à restituer la somme qui me “viendroit de vous, à vous même ou “à ceux qui vous représenteroient.“ -„Rien de plus juste, répondit mon “adversaire; je me soumets à la même “condition.“ Sur-le-champ nous vuidâmes nos deux bourses, des deux nous en fîmes une, que nous confiâmes au Chirurgien, en le chargeant de la remettre au vainqueur. Alors nous montâmes à cheval, pour sortir hors de la ville choisir un lieu écarté, solitaire; propre pour le combat. Nous en avons trouve un à souhait. Soudain M. le Comte m'a offert le choix des armes. Je lui ai dit que ce choix m'étoit indifférent, que c'étoit à lui à le faire, puisque lui seul vouloit se battre. Il s'est fait, prier long-temps. Enfin, il m'a dit: „Monsieur, puisque vous vous “en remettez à mon choix, voilà six “pistolets; nous allons, si vous voulez “bien; en prendre chacun trois, , “pour qu'il y ait plus sûrement quelque chose de décisif, nous nous servirons d'abord de cette arme. Pour “nous dispenser de tirer au sort, afin “de savoir qui doit tirer le premier, “nous tirerons ensemble chacun de “notre côté, en passant l'un devant “l'autre à cheval, posément sans caracoller. Quand nous aurons tiré chacun nos trois coups, si la querelle “n'est pas encore décidée, nous descendrons de cheval, nous terminerons avec notre épée. Approuvez-vous, Monsieur, cet arrangement?“ -- „Oui, Monsieur, ai-je répondu; “puisqu'il vous plaît, je l'approuve en “tout.“ Alors, j'ai pris au hasard trois pistolets, le Comte en a fait autant; ils étoient tous chargés. Nous avons reculé chacun de notre côté, à six pas l'un de l'autre; nous nous sommes présentés, ce me semble, de bonne grace tous deux. Nous avons passé l'un à côté de l'autre; car, en face, la tête de nos chevaux auroit pu nous couvrir. Nous avons tiré à-peu-près en même temps. Le coup m'a frisé un peu l'oreille, l'a ensanglantée; mon adversaire a eu l'épaule effleurée. Nous avons changé de côté tiré encore en même temps. J'ai reçu la balle dans le bras gauche, mon ennemi dans la joue. Nous avons encore changé de côté. Je l'ai laissé tirer seul. Sa balle ne m'a qu'effleuré, à mon tour, l'épaule. Alors j'ai tiré mon troisième coup en l'air. „Votre procédé, Monsieur, est fort “honnête, m'a dit le Comte; il vous “acquiert des droits à mon estime; mais “les légères blessures que vous avez “reçues ne sont pas une satisfaction “suffisante, pour la perte que j'ai faite; “ la personne adorable que je dois “venger ne l'est pas assez. Nous sommes, “l'un l'autre, en état de nous faire “tête à l'épée. Si vous voulez bien, “nous y procéderons sur-le-champ.“ „J'y consens, ai-je dit,“ nous sommes descendus de cheval. Nous avons mis l'habit bas, l'épée à la main, quoiqu'un peu ensanglantés, nous nous sommes présentés l'un l'autre avec le même feu, la même grace. Le fier jeune-homme étoit très-fort dans l'art de l'escrime. Tu sais que je ne m'en tire pas mal. Il m'a donné beaucoup de tablature. Il avoit un jeu particulier, qui déconcertoit d'abord le mien, qu'il m'a fallu étudier longtemps, en me contentant de parer avec beaucoup de peine; pendant même que je le tâtois ainsi, avec beaucoup de précaution, j'ai reçu une blessure, qui a passé sous mon bras gauche, en m'entrant un peu dans la chair. Je suis devenu furieux; j'ai pressé, à mon tour, vivement, mon vaillant adversaire. Je le ménageois toujours cependant, j'avois l'intention de ne le frapper que légèrement; mais il en vouloit à ma vie. J'ai manqué deux ou trois fois de me voir percé de son épée, au travers du corps. Il a fallu mettre bas tout ménagement.... J'ai vu tomber l'infortuné. J'ai jeté mon glaive assassin. Je voulois embrasser ma victime. "Ah! Monsieur, “lui ai je dit, vous m'y avez forcé.“ -- „Monsieur, m'a-t-il répondu, d'une “voix défaillante, je vous pardonne “ma mort. Vous vous êtes comporté en “galant homme. J'ai un sort conforme “à celui de l'idole que je voulois venger. “Mon ame va rejoindre la sienne. Sauvez vous, Monsieur, car on ne va “pas tarder à vous poursuivre. Heureusement pour vous, vous n'êtes que “légèrement blessé.“ Je l'ai quitté, le cœur serré, tandis que son Chirurgien le soignoit. Mon domestique a reçu la bourse qu'on lui a remise, m'a donné le bras. Je suis bientôt arrivé au Paquebot, où un Chirurgien passager m'a soigné. Je n'avois presque que des égratignures; à cela près cependant d'une balle que j'avois dans le bras. Mon état ne m'empêche pas de t'écrire, comme tu le vois. L'ame est plus malade que le corps. Nous allons mettre à la voile. Il est temps; car je vois venir la Maréchaussée; , si nous tardons encore quelques minutes, probablement je suis arrêté. Je n'ai que le temps de fermer ma lettre de la remettre au porteur. Je suis désespéré de ne pas savoir si la mort à épargné ma victime. Nous quittons la terre; mon ami, je t'embrasse; , dans quelques heures je serai chez les Anglois, si je ne suis pas arrêté avant d'avoir fait le trajet. Fin de la deuxième Partie. SECONDE LETTRE DE M. GESSNER, AM. LE SUIRE. Traduite de l'Allemand. Zurich. J'ai reçu, Monsieur, le nouveau manuscrit que vous m'avez fait passer, qui a pour titre l'Histoire du Génie, ou Les quatre grands Siècles. Ce sujet est grand, & vous l'avez traité d'une manière encore plus étendue, que le titre ne l'annonce; car non-seulement vous avez peint les quatre Siècles fameux, que vous nommez celui des Grecs, celui des Romains, celui des Italiens, & celui des François; mais vous tracez encore rapidement les siècles intermédiaires, & ceux qui les ont précédés; tellement que les Indiens, les Chinois, les Babyloniens, les Egyptiens, les Persans passent rapidement sur la scène, avant les Grecs. Les Arabes ont leur place après les Romains. Les siècles d'ignorance, féconds en découvertes précieuses, ne sont pas oubliés; les Espagnols, eux-mêmes, ont une époque un peu sanglante où ils figurent. Enfin votre livre est une histoire universelle de l'esprit humain, & des nobles efforts par lesquels il a brillé sur la terre. Vous remarquez fort bien que l'Histoire Politique n'est presque que celle des crimes du genre humain; & qu'au contraire, l'Histoire des Lettres, des Sciences & des Arts, offre, après les vertus, les plus beaux titres que nous ayons à la gloire. Les acteurs de l'une sont des machines qu'entraîne, tout au plus, un aveugle instinct; ceux de l'autre sont vraîment des hommes. Vous avez renfermé, dans un petit nombre de volumes, une matière si vaste, & vous y avez cependant donné la juste étendue qu'on pouvoit desirer; vous avez tracé des tableaux immenses, & pourtant assez détaillés, ou rien d'essentiel n'est omis. Quoique tous les faits dont ils sont composés soient connus, l'ensemble vous appartient, & ces tableaux sont parfaitement neufs. Vous avez eu des secours sur le siècle des Grecs. Beaucoup de gens ont écrit sur cette époque intéressante. Un Monsieur Linguet en a même ébauché une esquisse dans sa jeunesse. Malheureusement cet écrit se ressent déjà de cet esprit paradoxal & anti-philosophique, qui cherche à renverser, parmi vous, les notions éternelles du juste & de l'injuste. Je détourne, en gémissant, les yeux de tout ce qu'enfantent de pareilles plumes. Le siècle des Romains étoit neuf à traiter, & vous êtes créateur sur ce sujet, qu'on peut nommer vierge. Le siècle des Italiens vous offroit plus de matériaux & plus de ressources. Celui des François avoit été peint par le grand Voltaire. C'est ici que le sujet devenoit désespérant, par le trop grand secours qu'il vous présentoit. Comment traiter un sujet après un si grand maître, & se rendre intéressant? Comment n'avez-vous pas été entraîné sans cesse dans le tourbillon d'un astre si supérieur? C'est ici que je vous ai sur-tout applaudi. Vous avez su être vous-même & intéresser, après un des hommes les plus prodigieux qui aient jamais brillé sur l'horison littéraire. ` Votre production sera chère à tous les Amateurs des Arts, des Talens & de la Vérité. Elle fera, je crois, méditer bien délicieusement. Du moins elle m'a procuré cet avantage. On verra, peut-être, avec une douce surprise un homme, qui s'est amusé dans la composition de plusieurs Romans, consacrer sa plume à de si grands sujets, & y réussir; mais ces Romans, eux-mêmes, sont reconnus pour être souvent très - Philosophiques; & les Noces Patriarchales & le Nouveau-Monde annoncent un Ecrivain très-séparé de la classe des simples Romanciers. Je vous dois compte aussi de mon sentiment sur vos Invisibles ou Passe-Temps Littéraires. Je les ai lus avec plaisir. Ce sont vos mêlanges très-variés. Vous savez faire un seul ouvrage de tous ces morceaux détachés, par le cadre piquant dans lequel vous les rassemblés. Vous y prenez tous les tons; vous y réunissez tous les genres. Prose, Vers, Pièces de Théâtre, morceaux Philosophiques, Historiettes, Romans, tout s'y trouve, & l'on y pourra sur-tout reconnoître l'Histoire Littéraire du temps où vous écrivez. Je ne puis que vous exhorter à continuer un recueil si intéressant. Votre Secret d'être Heureux, Nouvelle Découverte, ne l'est pas moins. Vous avez des idées neuves sur ce sujet, qui doit piquer la curiosité du genre humain. J'ai sur-tout goûté une idée que je n'avois encore vue nulle part. Vous voulez enseigner aux hommes, non - seulement à être heureux dans le sens naturel, c'est-à-dire, comme jouissans du bonheur, vous comptez leur apprendre à l'être aussi, dans le sens que toutes leurs entreprises leur réussiront. Vous prétendez donner des règles pour cette réussite continuelle, qu'on croyoit, jusqu'ici, l'effet d'un heureux hasard, ou d'une bonne étoile, comme disoit le peuple. Assurément voilà du fruit nouveau, & cette découverte seroit essentielle au genre humain. Vous vous proposez, à ce sujet, d'établir une espèce de Club, que vous nommeriez la Sociéte des Heureux. Tous les hommes voudroient en être, & moi tout le premier; mais je crains bien de ne pou- voir jouir de cet avantage, car je sens ma fin s'approcher; &, en vous applaudissant, Monsieur, en vous exhortant à continuer vos travaux, je vous fais mes adieux, qui seront peut - être les derniers . P. S. J'oubliois, Monsieur, de vous parler de votre Histoire de la République des Lettres & Arts en France. Je me reproche cet oubli; j'en ai lu avec plaisir cinq cahiers, que vous avez donnés. L'idée est excellente. L'exécution n'est pas, dites-vous, telle que vous la concevez. Un pareil projet, bien rempli, devroit avoir, en effet, beaucoup de succès; mais je ne sais s'il ne vous faudroit pas recourir aux Presses Etrangères, & garder l'incognito; car, avec l'amour de la vérité que je vous connois, vous voudriez la dire, & vous vous feriez beaucoup d'ennemis. Cela est dangereux. Il est un autre bien, dont vous jouissez, qui est peut-être aussi précieux; tel est du moins le sentiment de votre grand Voltaire. La paix enfin, ce bien qu'on desire & qu'on aime, Est d'un prix aussi grand que la vérité même. Vous vous proposez de donner désormais cette Histoire par volumes. Vous m'avez envoyé le premier & le second, qui me font bien augurer du reste. Travaillez, Monsieur, puisque telle est votre vocation. Vous pourrez être persécuté; mais vous en serez dédommagé par le plaisir d'être utile. NOTE DE M. LESUIRE; Sur le Secret d'être heureux, & su la Société des Heureux. Je me propose, en effet, comme on le voit dans la lettre de M. Gessner, de former une Société, qui aura pour but de chercher le bonheur; c'est-à-dire le bien-être, & d'en jouir autant qu'il sera possible à l'humaine nature. On la nommera, peut - être pour cela, la Société des Heureux. Si je viens à bout de l'établir, me voilà érigé en fondateur; mais, comme une société ne peut être composée d'un seul homme, il me faut des associés, & des associés volontaires; c'est-à-dire qui se présenteront librement & d'eux-mêmes, & que j'accepterai avec la même liberté. Dans cette acceptation, le mérite des sujets & leur aptitude au bonheur ou à la recherche du bonheur, doivent être mes principaux motifs; mais on ne peut pas connoître sur-le-champ ces sortes de qualités. L'argent, le grand représentant de toutes les sortes de mérites, chez tous les peuples policés, doit donc nous déterminer dans ce choix, comme dans toutes les circonstances. Il faudroit donc que les associés voulussent bien me remettre, d'abord, une certaine somme, pour me fournir un motif de les accepter; mais, comme je n'ai pas l'ame vénale, & que je ne veux pas être accusé d'avoir formé, uniquement par vue d'intérêt, un projet dont je veux qu'on me sache gré, les gens qui auront avancé leur argent seront remboursés. Il est vrai qu'ils ne le seront qu'en ouvrages de ma façon, à mesure qu'ils paroîtront, jusqu'au remboursement total. La somme doit donc être fixée & réglée sur celle à laquelle pourra monter la totalité de mes ouvrages; & je ne prévois pas que cela puisse excéder trois cents livres, en ne parlant ici qué des Editions ordinaires, où l'on ne se permêt pas le luxé de la Typographie & dès Planches. „Voilà, dira-t-on, un nouveau moyen “inventé par un Auteur, pour vendre “ses Ouvrages.“ Je voudrois bien avoir assez d'associés pour en épuiser ainsi toutes les Editions; il m'en faudroit plusieurs milliers, & c'est à quoi je ne puis prétendre; ainsi l'on doit voir que leur petit nombre sera peu de chose pour le débit de mes livres, & que ce débit intéressé n'est point mon principal motif. Il faut parler de l'Ouvrage. Il ne formera qu'un petit volume. Je tâcherai qu'il devienne le code de notre Société. J'y chercherai les moyens d'être heureux d'abord Philosophiquement, c'est-à-dire de jouir du bien-être, par la satisfaction de nos desirs modérés, & proportionnés, autant qu'il est possible, à nos facultés; ensuite je traiterai du moyen d'être ce qu'on appelle heureux, selon l'expression vulgaire, dans le sens que le Cardinal Mazarin disoit: „Cet homme “est il hourouz?“ C'est-à-dire, dans le sens que toutes nos entreprises nous réussissent. Il semble que cette sorte de bonheur dépend moins de nous que l'autre, & qu'elle est l'effet d'un heureux hasard; mais il n'y a point d'effet sans cause, & le hasard n'en est point une. Il y a des raisons très-réelles, qui font que ces sortes d'heureux prospèrent, & jouissent du fruit de leurs travaux. Il y a sans doute des moyens de se procurer un bonheur pareil au leur; & ce sera une découverte précieuse, si nous pouvons les trouver. J'indiquerai, dans mon Ouvrage, mes idées sur ce sujet. Ce n'est pas ici du Mesmérisme, du Somnambulisme, ni aucune sorte de Charlatanisme; c'est du réel, & quoique l'objet de nos recherches soit souvent idéal, & qu'on ne soit ordinairement heureux que par sa façon de penser, cependant, le bonheur & la vérité fraternisent ensemble, & l'on peut dire, de lui, ce que Newton disoit du repos. Porrô requies est res prorsùs substantialis. Ceci n'est pas un pur badinage. Si quelqu'un me faisoit l'honneur de m'écrire sur ce sujet, comme sur tout autre objet Littéraire, je prierois qu'on eût la bonté d'affranchir les lettres. Idée de l'Ouvrage intitulé: Les Invisibles. A propos de M. Gessner, annonçons ici une Tragédie que nous avons composée sur le même sujet que son Poëme de la Mort d'Abel. Nous la nommerons le Fratricide. M. l'abbé Aubert en a déjà donné une sur ce premier meurtre, dont l'Histoire fasse mention. La nôtre étoit composée avant que nous connussions la sienne; & elle paroîtra dans un des premiers volumes de nos Invisibles ou Passe-Temps Littéraires, que nous devons publier sous peu de temps. Il est bon de donner une idée de ce recueil. Il aura, pour Introduction, l'Histoire d'une Société, dont les membres ne se connoissent pas réciproquement, ne s'assemblent que masqués, & sont par conséquent invisibles, les uns pour les autres. Leurs assemblées se tiennent, au milieu des Nuages, dans un Palais aërien, soutenu par des ballons. L'Auteur y est introduit. Il entretient, avec la Société, une correspondance, dont des oiseaux sont les couriers. Il a une maîtresse qu'il ne voit qu'en image. C'est dans ces assemblées, au milieu de l'azur céleste, qu'il lit les différens morceaux dont il publie le recueil, & cette historiette est le cadre qui lui sert à faire un corps, pour ainsi dire, de tous ses mêlanges variés pour la forme & le sujet. Outre cette Tragédie du Fratricide, composée depuis plus de quinze ans, il y aura une Comédie faite depuis plus de vingt ans, intitulée le Faux Mahomet, tirée du même Conte Persan, où M. de Cailhava a puisé, depuis, son Cabriolet Volant. On verra aussi, dans notre recueil, une petite Comédie intitulée l'Enterrement de Figaro, dont on nous a volé le sujet, pour le faire paroître sur les tréteaux du sieur Nicolet. Nous y joindrons, peut - être, une lettre sur les petits Spectacles, où nous tâcherons de faire connoître, aux gens de Province & aux Etrangers, ces Théâtres secondaires, dont les Journalistes ne parlent point, & qui ont pourtant leur mérite. Nous n'indiquons ici que la moindre partie des Pièces qui composeront nos deux premiers volumes; il se trouvera, dans tous les autres, des morceaux qui rendront compte des ouvrages qui feront sensation dans la République des Lettres, des Pièces de Théâtre, des inventions utiles, des Evénemens principaux; en un mot, de tout ce qui pourra composer une Histoire Littéraire. Fin du Tome Second. LE CRIME. TROISIÈME PARTIE. PREMIERE liasse. César de Perlencour, à Dumoulin. Londres 1779. J'ai été poursuivi assez long-temps, mon cher ami. Les Archers sont descendus dans une chaloupe, pour venir à bord de notre paquebot. Ils nous crioient nous faisoient signe d'arrêter; mais en vain. Nous étions poussés par un vent très-favorable; nous ne les écoutions pas. Cependant, ils avançoient à force de rames. Je voyois qu'ils alloient nous atteindre, que je serois infailliblement arrêté. Ils n'ont pas manqué, en effet, de nous rejoindre malgré nous. Ils ont voulu monter à bord; mais le Capitaine s'est présenté. „Messieurs, leur a-t-il dit, “je suis Anglois; mon vaisseau est Anglois. Sur mon bord, nous sommes en “Angleterre. Nous voilà hors de l'empire de la France, sur la mer, dont “nous prétendons être rois, nous autres, mais qui, au moins, est commune aux deux Nations. Nous sommes “parvenus déjà plus proche de l'Angleterre que de la France. Nous respirons “l'air libre de la Grande-Bretagne. “Ainsi, Messieurs, vous n'avez pas droit “d'arrêter personne chez moi.“ Ils ont dit qu'ils ne prétendoient pas exiger rien par force, qu'ils prioient seulement qu'on voulût bien leur remettre un jeune homme, qui vient de se battre en duel. „Je m'en “garderai bien, répondit le Capitaine. “J'apprends qu'il s'est battu en brave “homme. Je suis joyeux glorieux de “lui présenter un azile, de le conduire chez une brave Nation, où il “sera bien accueilli. Tenez, le voilà, “continua-t-il, en me montrant, il ne “vous craint pas sur mon bord.“ „Messieurs, dis-je aux Archers, je ne “puis être fâché de ne pas tomber entre “vos mains. Je ne suis point coupable, “puisque mon adversaire m'a forcé à “un combat qui me répugnoit beaucoup; mais pourriez-vous m'apprendre “s'il respire encore? Je serois bien “affligé, si j'avois à me reprocher sa “mort; je respirerai, en partant, si “j'apprends qu'il vive, qu'il y ait de “l'espérance.“-„Nous le croyons encore “vivant, me répondit le chef de la brigade; mais, pour de l'espérance, il “ne paroît pas qu'il y en ait.“ Je les remerciai, en soupirant, ils reprirent le chemin de la France, nous continuâmes celui de l'Angleterre.“ Je rendis grace, de tout mon cœur, au généreux Capitaine. „J'aime les braves “gens, dit-il, je n'ai fait que mon “devoir. Racontez-nous un peu, avec “plus de détail, votre combat, dont on “m'a déjà donné bonne idée.“ Je l'ai raconté avec simplicité, avec l'air vraiment mortifié que j'ai dans le cœur. Le Capitaine m'a embrassé. „Vous êtes un “brave jeune-homme, m'a-t-il dit, un “bon cœur. Vous regrettez celui qui vous “a forcé de l'immoler. Cela est honnête; “j'en ferois autant, mais tout le monde “ne nous ressembleroit pas. Je m'applaudis beaucoup d'avoir pu contribuer à vous sauver dans cette circonstance, puisque vous n'êtes pas coupable, que vous ne méritez que “des éloges.“ Je remerciai le Capitaine tous les passagers, qui me félicitoient à l'envi. Ainsi me voilà beaucoup loué pour avoir tué un homme, qui plus est, un honnête homme. Je me suis retiré à l'écart, pour me plonger dans des réflexions douloureuses; mais nous n'avons pas tardé à voir le port de Douvres, bientôt je suis descendu sur la terre hospitalière, où nos ennemis éternels me donnoient un azile. J'ai pris congé, avec attendrissement, du Capitaine des passagers. Je me suis hâté d'arriver à Londres. M'y voilà, bourrelé d'inquiétude de remords. Cette capitale va-t-elle m'offrir autant d'aventures que la nôtre? Ah! je ne les cherche pas. J'ai besoin de repos, j'en vais trouver, sans doute, dans mon lit. Bon soir, mon ami; dors plus tranquillement que moi. César de Perlencour, à Dumoulin. AH! mon ami, que je suis malheureux! Les spectres me poursuivent, les remords me persécutent. Je me suis couché sur un lit de fer, où j'ai long-temps vainement appellé le sommeil. Le souvenir de mes crimes l'écartoit de moi. Je voyois ma sœur abreuvée, par ma faute, d'un poison mortel, m'appeller auprès de son tombeau, pour me reprocher sa mort celle de son amant. Je voyois cet infortuné tombant sous mes coups. Je voyois son sang couler sous mon glaive impie, tandis que, pâle, défiguré, il me pardonnoit sa mort, qui étoit mon crime. Je voyois toutes les innocentes Beautés, qui avoient eu le malheur de me connoître, plongées dans l'infâmie & le déshonneur, & réservées au sort le plus funeste, tandis que ma mere, qui m'avoit sacrifié tout ce qu'elle auroit dû avoir de plus cher, étoit punie, par moi, par l'idole ingrate qu'elle s'étoit elle-même forgée. Toutes ces idées cruelles, qui avoient une sorte de fondement dans la vérité, m'ont affecté cruellement, m'ont exalté l'imagination, ont sûrement enfanté le songe affreux, dont je crois devoir te rendre compte. Le sommeil le plus pénible avoit enchaîné mes sens, son pesant repos luttoit, en vain, contre mon trouble mon agitation. J'ai cru voir l'Ange exterminateur descendre du Ciel, avec son épée flamboyante. Il a chassé, du paradis terrestre, Adam Eve, qui ressembloient aux auteurs de mes jours. Ma mère a mis au monde un enfant du sexe infortuné, qu'elle a rejetté d'abord de son sein. Elle en a bientôt enfanté un second, dont elle a fait son idole son Dieu, dédaignant, pour lui, la Nature entiere, l'adorant presqu'à genoux. L'enfant, d'abord paré des graces de son âge, est devenu, en grandissant, un monstre énorme, qui a porté, par-tout, la désolation la mort. Il a d'abord égorgé son innocente sœur, avec le bien-aimé qui lui avoit souri. Il tenoit, d'une main, un poignard, de l'autre un masque riant, dont il déguisoit ses traits. Il séduisoit de jeunes innocentes, ensuite les faisoit mourir, en les infectant de son haleine empoisonnée. Celle qui a paru le plus long-temps lui plaire, suspendre sa furie, n'a pas échappé à la mort. Il l'a étranglée, sans pitié, l'a dévorée. Hélas! toutes-ces innocentes victimes ressembloient à mes amantes infortunées. Enfin, le monstre a dit à sa mere: „malheureuse, tu as tout sacrifié “au fruit de tes entrailles; tu mérites "d'être punie par ton indigne idole. " A ces mots, il a plongé son poignard dans le sein d'où il étoit sorti. Alors, mille foudres sont tombées sur lui. Il a été précipité dans des gouffres de feux; il y poussoit des hurlemens affreux, qui retentissoient dans mon ame, qui m'ont éveillé, frissonnant d'horreur, glacé d'un froid mortel. Voilà, mon cher ami, le songe funeste qu'ont enfanté mes remords. Tu dois sentir que je suis trop éclairé pour croire aux songes. Celui-ci est d'ailleurs trop outré, est trop visiblement la production d'une imagination malade, pour que je craigne les malheurs affreux qu'il semble me pronostiquer; mais tu m'avoueras qu'une pareille vision doit toujours laisser du noir dans l'ame, parce qu'en paroissant me prédire des crimes futurs, elle me rappelle mes crimes passés, qui sont trop réels, , qu'en ce cas, le passé semble être le garant de l'avenir. Hélas! avec toutes les illusions dont mon amour propre m'a bercé, les choses ont bien mal tourné pour moi. Me serois-je attendu, il y a deux ans, quand je partis de Lyon, quand l'avenir m'offroit une si brillante perspective, qu'au bout de deux ans, loin d'être avancé d'un dégré, je serois si horriblement reculé? Je n'ai pas eu l'ombre d'un succès, dans les nombreuses tentatives que j'ai faites de tous les côtés. Meurtrier de ma sœur, meurtrier de son amant, séducteur de plusieurs innocentes créatures, fugitif, expatrié, , pour comble d'ignominie, dupe de la plus vile canaille; voilà ce que je suis, voilà le rang que je tiens au temple de la gloire, tandis que je m'en promettois un autre si distingué. Il ne faut pas pourtant que je me désespère, mon ami. Tout le monde convient que je suis très-jeune, que c'est une grande ressource. Il faut d'abord me rouvrir les portes de la France. Les yeux à présent ouverts sur les malheureux qui m'ont trompé, sur les piéges qu'ils m'ont tendu, sur la fausseté des démarches que j'ai faites jusqu'à présent, je vais changer entièrement de conduite, travailler sur un nouveau plan, redevenir un homme. Le même, au même. Londres. Il semble que l'engeance des coquins s'acharne à me poursuivre. J'en trouve à Londres autant qu'à Paris. Tous veulent s'emparer de moi, prendre possession de ma personne. Ceux d'ici sont plus méchants de sang-froid, plus réfléchis plus profonds que les nôtres; mais je connois je sens les fripons, d'une lieue, je ne m'en laisse pas aborder. Je vais être exposé, ce me semble, à d'autres persécutions plus douces. Il y a, chez les Anglois, de très-belles femmes, plusieurs ne se gênent pas pour témoigner, aux hommes, qu'elles sont bien disposées en leur faveur. Je ne parle pas des femmes publiques. (Pour ces dernieres, la liberté nationale leur donne la faculté de pulluler sans gêne. Je suis en butte à leurs attaques, comme tout le monde. Elles sont par-tout de ce qu'on appelle vulgairement la séquele des fripons; à ce titre je les fuis de toute mon ame.) Je parle ici des femmes honnêtes qui sont sensibles. Leur liberté a une marche toute opposée à ce qu'on voit chez nous. En France, les femmes mariées sont très-libres, , si elles ont quelques inclinations, elles peuvent les satisfaire; les Demoiselles, au contraire, sont gênées réservées. Ici c'est tout l'opposé. Les jeunes personnes se donnent carrière, témoignent franchement, aux hommes qu'elles distinguent, ce qu'elles sentent pour eux; les femmes mariées, au contraire, sont réservées. Leurs caravanes sont finies. Elles s'en tiennent à leur mari, se renferment dans leur ménage. Je ne suis pas mécontent de cet arrangement. J'aime beaucoup les jeunes jolies personnes qui n'ont aucun engagement, il y a déjà quelqu'apparence que le sexe de Londres ne me traitera pas plus mal que celui de Paris. Ces distractions ne m'empêcheront pas de m'appliquer à des objets plus sérieux. Je vais étudier ce Gouvernement républicain, qui mérite les regards de tout honnête homme, que je suis tenté d'envier aux Anglois. Je vais tâcher de transporter, au nôtre, tout ce qui pourra s'y adapter, je vais réformer, en conséquence, mes plans politiques; enfin, je vais rendre mon séjour, en Angleterre, aussi utile, à la France, que je le pourrai; car j'aime toujours beaucoup ce bon peuple Gaulois, qui fut cher au généreux Henri I. César de Perlencour, à Levrette. MA chère petite Levrette, tu sais la raison qui m'a mis dans le cas de passer en Angleterre. Je voudrois bien n'être pas obligé d'y rester long-temps, je ne vois que toi qui puisse me procurer les moyens d'en sortir, pour retourner en France. Tu as du crédit auprès de plusieurs honnêtes gens, qui t'estiment autant qu'ils t'aiment; tâche de t'en servir en ma faveur. Je n'ai rien à me reprocher. Je ne suis pas coupable. Il étoit impossible à un homme d'honneur, de se conduire autrement que moi. Mande moi ce qu'on dit de notre combat, ce qu'est devenu mon adversaire. Je serois bien cruellement affligé, s'il avoit reçu de moi le coup mortel. Il m'y a forcé; j'en prends le Ciel à témoin. Je suis bien inquiet aussi sur deux jeunes personnes dont tu mérites d'être l'amie, que j'ai mises dans l'embarras, ou du moins qui y sont par l'ascendant de ma malheureuse étoile. L'une est Mademoiselle de Lysange, que je devois épouser, dont tu m'as beaucoup entendu parler; l'autre est Mademoiselle Aurore Belle-en-Deuil, jeune vierge qui commence d'éclorre sous les yeux de ses parens, les plus honnêtes gens du monde. L'indigne Frédégonde s'est emparée de ces deux Beautés, qui sont logées, sans le savoir, chez elle. Je crains que la scélérate n'abuse de cet avantage, pour les sacrifier à tous les libertins dont elle est la pourvoyeuse, n'immole, à tout ce qu'il y a de plus vil sur la terre, deux victimes dignes d'une Divinité. Tâche de les voir, de leur procurer les moyens de fuir cet odieux repaire. Mande-moi, sur-tout, de tes nouvelles, ma petite Levrette; je t'ai laissée dans un état qui m'a beaucoup inquiété. J'ai vu quelqu'un qui m'a dit que tu t'en étois tirée fort heureusement, ce qui m'a fait respirer; mais d'ailleurs ce quelqu'un n'a pu me donner tous les détails qui auroient satisfait mon cœur. Je ne sais pas même si le fruit de nos amours vit dans tes bras, si tu m'as fait père d'un fils ou d'une fille. Ecris-moi, ma chère amie, sur tout ce qui te concerne d'abord. Donne-moi des particularités qui, t'ayant pour objet, me seront délicieuses. Donne-moi aussi quelques lumières sur les chères personnes dont je t'ai parlé. Enfin, ma chère, fais tes efforts pour me rappeller bientôt aupres de toi. Je ne m'abaisse pas à te demander des nouvelles de deux objets aussi méprisables, que Frédégonde le Chevalier Marqué. Le même, à Dumoulin. PAR désœuvrement, & faute de connoissances, mon ami, je me suis promené dans ces commencemens, le soir, dans les rues. Elles sont fort belles , de plus, sont peuplées, comme celles de Paris, de jeunes personnes très-obligeantes, même avec plus de profusion que chez nous. J'ai causé avec quelques-unes. Il me semble que ces conversations me forment à la langue angloise, beaucoup plus vîte que les leçons d'un Maître que j'ai pris. Je suis tout étonné, après une conversation d'une heure, d'avoir entendu tout ce que m'a dit une jeune fille, de lui avoir fait entendre tout ce que j'ai voulu, tandis que, vis-à-vis des hommes, je ne puis encore entendre ni parler. Il y a quelques jours, j'en rencontrai une qui me parut être d'un caractère assez singulier. C'étoit une grande fille, très-bien faite, très-jolie très-proprement mise, qui avoit un air assez doux; mais vif déterminé. „Mon beau petit François, me dit-elle, dans ma langue, “veux-tu venir avec moi?“ -- „Est-ce “que tu es françoise, lui dis-je?“ „Non me répondit-elle; mais, si tu viens “avec moi, je serai ta compatriote.“ „Je n'ai point d'argent, lui dis-je, pour “lui donner une défaite.“ -- „Mon “cher ami, reprit-elle, j'en ai à ton service. Voyons donc, que je t'observe un “peu à la lumière, que je voie si tu “es aussi gentil que tu le paroîs.“ Elle me fit approcher d'une boutique, , me lorgnant de près, „oui vraiment, dit-elle, tu es charmant; si tu as besoin “d'argent, voilà ma bourse.“ Elle me présenta, en effet, une bourse, qui paroissoit assez pleine. „Ma belle enfant, “lui dis-je, si ce n'est pas un jeu de ta “part, je te remercie de tout mon cœur. “Heureusement je n'en ai pas besoin, “je ne serois pas fait pour abuser de ta “générosité.“ -- „Voilà un bel abus, reprit-elle! entrons dans cette taverne, “pour faire connoissance. Tu trouveras “une bonne fille, qui n'en veut point “à ta bourse, que tu ne seras pas “fâché de connoître.“ Nous entrâmes dans la taverne. La Nymphe commanda qu'on apportât une bouteille de vin, en me demandant si je voulois du rouge ou du blanc. Je me décidai pour le blanc. „Tu me paroîs, dit-elle, un nouveau débarqué, tout pétri “des petites graces de France; mais un “peu neuf même gauche, relativement à nous à nos manières. Tu “arrives; raconte-moi qui tu es, ce qui “t'amène; je verrai s'il y a moyen de “faire quelque chose pour toi.“ On ne doit pas grande confiance à de pareilles Déesses; cependant, comme je ne voyois aucun inconvénient à lui dire qui j'étois, ce qui m'amenoit, je lui racontai un petit précis de ma vie, je lui exposai, un peu plus en détail, mon combat ses suites. „Mon petit César, “dit-elle, en m'embrassant, ton nom te “va bien. Je suis enchantée de faire connoissance avec un brave garçon comme “toi. Tiens, mon ami, encore un coup, "puise dans ma bourse, si tu en as besoin, "tu ne saurois me faire un plus grand “plaisir.“ -- „Ma chère amie, lui répondis-je, je te remercie de tout mon “cœur; mais j'ai une bourse encore plus “considérable, que la tienne.“ Je la lui montrai; elle la pesa. „Je t'en fais mon “compliment, dit-elle, mais ne la donne “pas, comme cela, à peser à des personnes que tu ne connoîtras point. Il “y a ici, pour le moins, autant de fripons que chez vous. Tu n'as pas besoin “d'argent pour le moment présent, tant “mieux pour toi; mais tu ne dois pas, “pour cela, refuser de me voir, parce “que tu peux en avoir besoin sous peu de “temps. Au reste nous avons assez parlé “d'affaires; tu es triste, tu as besoin de consolation, rions à présent. Alors la Déesse folâtra, tint des propos gais, très-piquans, chanta même en Anglois, en François, en Italien. „Pauvre fille, me disois-je! “il n'est pas besoin d'avoir tant de mérite pour le métier que tu fais.“ Il fallut enfin se quitter. „Mon bon ami, “dit Camargo, c'est le nom qu'elle se “donna, je ne te demande point ton “adresse; je ne te conseillerois pas de “la donner comme cela, sans réflexion, “à une femme de mon état, qui te la “demanderoit. Si tu veux me revoir, tu “pourras me rencontrer, d'ici à quelque temps, les soirs, au même endroit qu'aujourd'hui. Je t'y invite, tu “me feras plaisir; car tu me plais singulièrement. Je pourrai d'ailleurs te “faire connoître le pays que tu examines. “Adieu, mon ami, au plaisir de te revoir!“ Je voulus payer; elle fit un signe, l'on me dit: „Cela est payé.“ Je quittai Camargo, singulièrement content d'elle, un peu honteux pourtant d'avoir été régalé par une femme de cette espece. Le besoin de compagnie, dans un pays où j'étois sans connoissances, me la fit chercher encore, quelques jours après, le soir, dans le même endroit. Je ne la vis pas; mais je fus abordé par un jeune Militaire, d'une fort jolie figure. „Tu cherches Camargo, me “dit-il; viens avec moi.“ Je regardai ce jeune-homme; je vis qu'il ressembloit tout-à-fait à la Nymphe, qui étoit l'objet de mes recherches. „Seroit-ce elle, me “disois-je?“ Le Militaire me conduisit encore dans la même taverne, fit venir du vin. „Comment, est-ce vous, lui dis-je?“ -- „Oui, sans doute, c'est moi, “répondit-il. Tu me reconnois, tu vois “que je suis ce que je veux; je vais redevenir femme, pour te plaire.“ Soudain le Militaire, aussi promptement que le coup-d'œil, redevint la Nymphe Camargo. Il sortit une plume de son chapeau, qui, servant d'aigrette, en fit un chapeau de Dame; son habit se déploya par en bas, tomba jusqu'à ses pieds, formant une redingotte de femme. En un mot, je vis, en un clin-d'œil, une jolie amazône. Je l'embrassai de tout mon cœur, elle me le rendit de tout le sien. „Hé “bien, mon ami, me dit-elle, vois-tu “le fond de ta bourse?“ -- „Pas encore, lui répondis-je.“ -- „Tu es “sage, reprit-elle; je t'en félicite; quand “le besoin sera venu, tu sais ce que je “t'ai dit; compte sur moi, j'aurai du “plaisir à t'obliger.“ Suite. Avant promis à Camargo de la voir soirs. Sa société me devient agréable assidûment, je la cherche presque tous les presque nécessaire. Je suis seul à Londres. Je n'y ai pas de connoissances, je ne cherche pas à en faire, parce que je brûle d'en partir au premier moment. Cette fille est moitié folle, moitié raisonnable; sa folie m'égaie, sa gaîté m'intéresse, cette équivoque personne m'est d'un très-grand secours, pour me faire supporter le séjour de Londres, qui n'est pas riant comme celui de Paris. Je la rencontre tous les soirs, sous un ajustement différent. Négociant, Médecin, Avocat, Ecclésiastique même, elle paroît, chaque jour, sous l'uniforme d'une nouvelle profession, , en jouant ce manége, elle auroit plus beau champ dans notre capitale, parce que les habillemens y sont bien plus variés que dans celle-ci. Mais l'ajustement de son sexe est toujours caché sous celui du nôtre; , dès que nous sommes tête-à-tête dans la taverne, elle redevient, tout-à-coup, une femme, aux yeux de son amant. Je dis son amant; car j'en joue un peu le rôle. Elle m'offre toujours de l'argent, que je refuse toujours. Elle me charge quelquefois de sommes assez considérables, que je vais porter ou recevoir chez de fameux Banquiers ou de riches Négocians. Elle me donne des commissions, qui annoncent qu'elle est liée avec les premiers personnages de l'Etat. Elle m'a recommandé aux Ministres, qui me traitent avec beaucoup de considération. Ils écriroient même pour moi, en France, si la rupture ne venoit pas d'éclater entre les deux Nations. Qu'est-ce donc que cette fille, qui m'a paru d'abord une misérable racrocheuse, qui me paroît, à présent, chargée d'affaires de la plus grande importance, qui est en liaison avec ce qu'il y a de plus grand dans l'Etat? Que veulent dire ses déguisemens continuels, sa conduite mystérieuse? Je lui demande souvent l'explication de toutes ces obscurités; elle esquive la difficulté me donne des défaites. Enfin, un peu persécutée par mes questions, elle me dit: „mon bon “ami, tu ne comprends rien à ta nouvelle “amie; tu ne la connoîtras pas encore “d'ici à quelque temps; mais je puis “te dire, au moins, que tu dois être “tranquille sur presque tous les objets “de tes vœux, que mon crédit est aussi “considérable en France, par-tout “ailleurs, qu'en Angleterre, que je “puis te faire obtenir ce que tu desires, “aussi-bien dans ta patrie que dans la “mienne.“ Elle me disoit cela d'un certain air d'assurance, qui me persuadoit, d'autant plus que je voyois que ce crédit étoit réellement très-grand en Angleterre. Je crois, cependant, qu'elle l'exagère. „Oui, me dit-elle, je puis vous faire “épouser votre Mademoiselle de Lysange, votre Aurore Belle-en-Deuil, “toutes celles qui vous plairont. Si votre “fortune est un peu ébrêchée par les “fredaines que vous avez faites, je puis “la réparer; mais soyez sage, jeune “homme.“ Comprends-tu rien à cela toi, mon ami? pour moi je m'y perds, je crois devoir cultiver cette singulière connoissance. Levrette, à César de Perlencour. Paris. Ah! mon bon ami, tu vis, tu es en sûreté; que j'en rends graces au Ciel! Ton combat a fait du bruit. On en a parlé un peu diversement; mais toutes les voix se sont réunies pour reconnoître que tu t'étois comporte en brave jeune homme, que tu es un petit César. C'est le témoignage, dit-on, que t'a rendu ton adversaire, au lit de la mort? mais est-il mort? c'est ce que je ne sais pas. A-t-il été transporté à Paris, vivant ou non? Je ne vois, là-dessus, rien de bien clair. Il paroît qu'on veut étouffer cette affaire. On t'avoit d'abord dit arrêté, ce qui me donnoit de mortelles allarmes; mais enfin, j'apprends, par toi-même, que tu es libre, je bénis la bonté céleste, je te félicite de ta valeur aussi-bien que de ton honnêteté. Malgré la justice qu'on te rend, on regrette pourtant beaucoup ton adversaire infortuné. Il étoit généralement estimé. Il ne devoit pas chercher à venger sa défunte amante, principalement sur le frère de cette innocente Beauté; mais, encore un coup, c'est une affaire assoupie. Tu fais bien de plaindre les deux jeunes personnes dont tu me parles. Elles sont bien à plaindre; elles sont tombées dans de bien indignes mains. L'infame Frédégonde les persécute, veut les prostituer au public. Son Chevalier Marqué prétend avoir les prémices de la belle Aurore; pour celles de Laure, tu y as mis bon ordre. Cependant le barbare la poursuit avec acharnement. Il la fera mourir de chagrin, avant qu'elle soit arrivée au terme où elle doit te rendre père. Tu l'es de ma part, mon très-cher ami; j'en suis glorieuse, je le dis à tout le monde. Après quelques souffrances, je suis accouchée heureusement d'un gros garçon, très-bel enfant, qui ressemble à son père. C'est moi-même qui me suis chargée de lui donner le lait maternel, je suis charmée de cet emploi où je trouve des délices. Un de mes vieux amis, qui me trouve, dit-il, à croquer, dans ce petit rôle de mère-nourrice, a voulu me donner douze cents livres de tente. J'ai exigé qu'il les plaçât sur la tête de mon enfant. Il n'y a consenti qu'à moitié; il a partagé la pension entre mon fils moi. J'ai d'ailleurs déjà plusieurs petites autres rentes, qui, réunies ensemble, font une somme; ainsi, ton fils ne manquera de rien, mon cher ami. Je l'ai nommé Césarin, diminutif de ton nom, Théodore, nom de son parrain. Sans ce doux fardeau, qui me retient à Paris, j'aurois, sur-le-champ, volé dans tes bras, dès que je t'ai su en Angleterre. C'est une autre que moi qui va remplir le doux soin de te servir de te consoler; pour moi, je vais, du moins, satisfaire mon cœur, en travaillant, à Paris, pour t'en applanir le retour; , si tu as besoin de moi à Londres, mande le moi; surlechamp, je traverse la mer, je te porte ton fils. César de Perlencour, à Dumoulin. JE vois, chaque jour, Camargo, mon cher ami, j'apperçois, chaque jour, de sa part, de nouvelles choses qui m'étonnent. Je la rencontre quelquefois dans un carosse superbe, avec une nombreuse brillante livrée, le soir je converse avec elle dans une taverne. Je n'ai point encore vu son hôtel, qui doit être un des plus beaux de Londres. C'est toujours dans la rue qu'elle me donne rendez-vous. Quelle est cette singulière personne? est-ce une Princesse? Elle dit qu'elle m'étudie, pour voir si je suis digne d'être admis dans une Société, qui doit être fort curieuse, si tout ce qu'elle m'en dit est vrai. A l'entendre, ce Club étend son pouvoir beaucoup plus loin que la Grande-Bretagne; car ce pouvoir est le même, non-seulement dans tous les États de l'Europe; mais dans les trois autres parties du monde. Il asservit même les sujets de tous les Monarques; tous les hommes. Cette Société, qu'elle nomme souterreine, a tant de puissance, qu'elle peut récompenser, dans tout l'univers, tous les hommes vertueux, punir tous les malfaiteurs. Elle cite, à son tribunal, enfin, tous les mortels qui respirent sur la terre. Tout ce que dit la belle de cette société, paroît convenir au Ciel même, à moins que ce titre de souterreine n'annonce qu'elle veut parler de l'Enfer. Camargo, Ministre d'une telle puissance, est-elle sorcière? est-elle diablesse? Des gens superstitieux seroient tentés de penser, sur son compte, bien des extravagances. Ma bourse déclinant, elle m'a forcé d'accepter, d'elle, de l'argent. C'est une fée bienfaisante. Je suis tombé, à Londres, dans de bien autres mains qu'à Paris; dans notre capitale, j'ai trouvé des gens qui m'ont rongé jusqu'aux os; dans celle-ci, je rencontre une femme qui veut me faire ma fortune, qui paroît en état de la faire; c'est dans la rue que le sort m'a fait trouver cet avantage. J'apprends de tristes nouvelles de Paris. Mademoiselle de Lysange ma belle Aurore sont indignement persécutées par l'infâme Frédégonde. Quelle différence de cette furie à la fée Camargo! Je brûle d'aller délivrer ces deux innocentes Beautés; sans ce motif, je resterois, quelque tems, à Londres, pour voir cette Société souterreine, où ma nouvelle amie veut m'introduire. Je brûle aussi d'aller voir ma Levrette mon fils. Applaudis-moi, je suis père, mon cher ami. Ce n'est pas la première fois; mais cet enfant me sera bien cher, puisqu'il me vient de l'incomparable Levrette. Au premier moment, je dois obtenir ma liberté par son canal, voler dans ses bras. Camargo, à César de Perlencour. MA foi, mon ami, je ne sais pas trop si je pourrai te tenir parole, à l'égard de la Société souterreine, où je t'ai promis de t'introduire. J'ignore si l'on voudroit t'y recevoir. J'ai un peu sondé les esprits; on ne m'a pas paru fort disposé en ta faveur. On m'a contesté presque toutes les qualités que j'ai voulu t'attribuer; on n'est guères convenu que de ta gentillesse, de ton physique; mais cela ne suffit pas pour intéresser des hommes à te distinguer. On m'a dit que tu étois un enfant gâté; qu'on ne devoit attendre, d'un colifichet comme toi, que des menuets joliment dansés, des complimens agréablement tournés. J'ai été réduite au silence; ear tout le monde me jure que tu ne peux avoir cette énergie de caractère, cette fierté de génie qui conviennent à des gens comme nous. Cependant j'ai obtenu que tu seras admis dans une jolie fête que nous allons donner au Panthéon. Prends-y bien ce ton ferme décidé des Anglois. Il n'est pas ici question d'être galant, ni même poli. Il faut être homme, avoir quelque chose de marqué, je crois que tu l'as; j'ai apperçu, dans toi, un caractère, à travers les roses les lys de ton joli teint, toutes les graces de ta charmante figure. César de Perlencour, à Dumoulin. J'ai assisté, mon cher ami, à une fête singulière, que les gens de la Société souterreine ont donnée au Panthéon. Ce Wauxhall est infiniment plus beau que le nôtre. La Société avoit ajouté à ses ornemens; tout portoit l'empreinte de la force du courage, au milieu d'une fête qui devoit être riante galante. L'assemblée étoit composée d'abord d'Anglois, qui faisoient le plus grand nombre, ensuite de François qui n'étoient guères moins nombreux, d'Italiens qui n'étoient pas rares, enfin de Suisses, d'Allemands autres étrangers de toutes les Nations. On entendoit parler le mêlange de toutes ces langues, aussi croisées que les mœurs différentes qu'elles représentoient. Nous avons beaucoup dansé; nous avons fait un souper délicieux, servi même avec une sorte de goût. Pour moi, je crois pouvoir dire que j'ai fait plusieurs conquêtes, parmi les femmes que j'ai toutes courtisées. Je voulois soutenir l'honneur de ma nation, je me piquois d'être plus galant, pour les Dames, que les Anglois, les Allemands, tous les autres danseurs étrangers. La brillante Camargo remplissoit un des premiers rôles, figuroit comme une souveraine, au milieu de ses courtisans. De temps en temps elle me sourioit me faisoit amitié; mais elle ne pouvoit être toute à moi, elle se devoit au reste de l'assemblée. Jusqu'ici tout avoit été brillant enchanteur; mais rien ne sentoit le prodige. Bientôt je commençai à voir quelque chose d'extraordinaire. Il y avoit beaucoup de gens masqués; tous les déguisemens me paroissoient originaux; mais ce qu'il y avoit de plus singulier, c'est que tous ces masques, dont aucun ne devoit me connoître, venoient me rappeller les principaux évènemens de ma vie, ne me disoient rien qui ne fût analogue à quelqu'une de mes aventures. Il y a plus, la plupart de ces masques représentoient, au moins, par leur taille, tous les personnages que j'ai connus, avec lesquels j'ai vécu. Un homme mince grêle m'a dit: „Mon petit bon-homme, c'est donc “comme cela que vous vous divertissez “loin des yeux de votre gouverneur?“ Et j'étois tenté de prendre ce squelette pour le Chevalier Marqué. Une grande femme, que j'ai prise, du premier coup-d'œil, pour Frédégonde, m'a dit: „Mon “fugitif, je t'attraperai bien sans courir; “pour avoir ta Laure ton Aurore, il “faudra bien que tu reviennes sous mes “loix.“ J'ai vu aussi deux jeunes personnes, qui m'ont représenté cette Laure cette Aurore, la première étoit enceinte; une troisième, avec un petit enfant à la mammelle, m'a représenté Levrette, m'a offert son petit poupon à baiser. Un gros gaillard, comme toi, m'a dit: „Mon ami, j'arrive de Lyon pour “te ramener à Paris.“ Bientôt j'ai vu sortir, de dessous nos pieds, deux fantômes, l'un représentant un homme blessé, dont on avoit bandé les plaies, l'autre une Religieuse renversée sur lui. J'ai reconnu ma sœur son amant, qui m'ont reproché leur mort. Cette scène m'a jeté du noir dans l'ame, m'a paru surprenante; mais j'en ai vu succéder une autre plus étonnante encore. Tout-à-coup le plancher, sur lequel nous marchions, s'est abîmé; tout le monde a disparu; je me suis trouvé seul dans la nuit la plus épaisse. Je ne savois de quel côté donner de la tête. J'étois dans le milieu de la rotonde. J'ai gagné la circonférence à tâtons; j'ai rodé tout au tour; comme j'ai trouvé des portes, des escaliers, j'ai monté, j'ai descendu; , après avoir joué ce triste rôle dans l'ombre, pendant plus d'une heure, je me suis enfin trouvé dans la rue. Il tomboit une pluie épouvantable, qui ne faisoit que me donner plus de diligence pour courir. Je suis arrivé chez moi, à l'autre extrêmité de Londres, accompagné du déluge, percé jusqu'aux os. On ne m'attendoit pas, j'avois beau frapper, le bruit des vents, de la pluie du tonnerre, empêchoit de m'entendre. Le jour est enfin venu, l'on m'a ouvert. J'étois tout trempé, mon habit pesoit cent livres; mais ce n'étoit pas la pluie seule qui lui donnoit du poids; je fouillai dans mes poches, je les trouvai remplies d'or. Cette petite circonstance m'adoucit un peu la fin de cette fête, qui s'étoit terminée d'une manière très-pénible pour moi. „Attrapez-moi toujours de même, „auroient dit la plupart des jeunes gens.“ Je me couchai, accablé de fatigue; mais réfléchissant sur tout ce que j'avois vu d'extraordinaire. „Qu'est ce que ces “gens-là, me disois-je? sont-ce les puissances infernales?“ Je ne crois pas au merveilleux; je pense que tout doit être naturel, que ce qui paroît extraordinaire cesse de l'être, quand on sait l'expliquer. Je voulus donc expliquer tout ce que j'avois vu; mais j'étois accablé de sommeil; je m'y livrai bonnement, je remis l'explication à mon réveil. Je dormis profondément sans aucun rêve, ne m'éveillai qu'après une immobilité de plus de douze heures. Je me ressouvins exactement de tout ce que j'avois vu la nuit précédente; mais je n'y vis plus rien de si extraordinaire. D'abord je me rappelai que, dans nos différens entretiens, Camargo m'avoit demandé divers détails sur la taille, la figure, la voix, les gestes des différens personnages que j'avois fréquentés. Je les lui avois tous peints caractérisés assez bien. C'étoit elle; sans doute, qui, d'après ces détails, que je lui avois donnés, avoit choisi formé tous ces acteurs travestis qui m'avoient parlé, les avoit instruits du rôle que chacun devoit jouer auprès de moi. Quant à la rotonde, où nous avions dansé, le plancher en étoit relevé comme celui d'une salle de spectacle, les jours de bal. On l'avoit fait redescendre à sa place naturelle. Pendant ce temps-là, je m'étois laissé suspendre sans m'en appercevoir, , tandis que les autres descendoient, j'étois resté en l'air. Un nouveau plancher, sorti des deux côtés de la salle, s'étoit réuni sous mes pieds, cachant toute l'assemblée les lumières qui se trouvoient alors, sous terre, à mon égard. J'étois donc dans l'obscurité. J'avois su gagner la porte, mais rien de miraculeux dans tout cela. Je n'avois point senti qu'on m'avoit décroché, qu'on m'avoit mis de l'or dans mes poches. Mais qu'est-ce que c'étoit donc que cette Société? Il falloit qu'elle fût, en effet, bien puissante, ou, du moins, bien riche. Je revis, le soir, Camargo à la taverne. Je la remerciai de la fête; je lui expliquai, comme je viens de le dire, toutes les circonstances qui m'avoient paru extraordinaires; elle sourit ne me nia rien de ce que je disois. Elle assure qu'on a conçu bonne idée de moi, qu'on ne tardera probablement pas à me recevoir dans la Société. Il faut m'attendre à quelques épreuves, faire provision de force de courage. Je commence à desirer d'être reçu réellement dans ce Club; mais je frémis des délais qui retardent mon retour en France. Suite. Camargo m'assura hier que mon admission étoit prochaine. Elle me détailla, sur la Société, plusieurs particularités qui ne m'apprirent pas grand chose; elle me dit qu'elle pourroit m'en apprendre bien plus long par la suite; mais elle me recommanda le plus grand secret. Je le lui promis; elle me demanda ma parole d'honneur; je la lui donnai. „Mais, me dit-elle, “si, par hazard, tu étois arrêté, qu'on “voulût te questionner sur la Société “souterreine, n'avouerois-tu point tout “ce que tu sais?“ -- „Ma chère amie, “lui répondis-je, que pourrois-je avouer? “je ne sais rien.“ -- „Oui, mais reprit-elle, si tu savois quelque chose; “car enfin nous te dévoilerons, par la “suite, des mystères plus importans? Ne “ferois-tu pas les aveux qu'on exigeroit “de toi?“ -- „Ma chère amie, lui répondis-je, fie-toi sur mon honneur “ma discrétion. J'ignore quels sont vos “prétendus secrets; je suppose qu'ils sont “de quelqu'importance; car enfin, s'il “n'étoit question que de bagatelles, vous “n'exigeriez pas, sans doute, que je fisse “les frais de beaucoup de courage de “constance; que je souffrisse une persécution sérieuse, pour me dispenser d'avouer des niaiseries. Je suppose aussi que “vos mystères sont innocens, qu'il n'y “est question que de choses honnêtes; “car, si par hazard, ce que je ne crois “pas, il y avoit à reprocher des friponneries à votre Société, je ne pourrois “pas, en conscience, me faire le martyr “ la victime des coquins.“ -- „Monsieur de Perlencour, me répondit Camargo, nous ne sommes point des coquins; il s'en faut de beaucoup; nous ne “sommes pas, non plus, des enfans, “ nos mystères ne sont pas des niaiseries. Quand nous vous demandons le “secret, c'est que nous comptons que les “objets sont de quelqu'importance; au “reste, le mieux le plus court, si vous “étiez arrêté, seroit, je crois, de dire “que vous ne nous connoissez pas, “de persister dans cette assertion.“ Je ne trouvai pas ce parti fort juste, en cas que je fusse interrogé juridiquement; car enfin, vis-à-vis des particuliers, je suis libre de ne dire que ce que je veux; mais je dois la vérité à ceux que la loi autorise à la demander, qui le font légalément. Je ne voulus pas faire part, à Camargo, de cette réflexion. Je la voyois un peu froncer le sourcil, ce qui m'annonçoit qu'elle n'étoit pas trop contente de moi. Je quittai le sérieux: je me mis à dire des folies, ce qui m'alloit assez bien. Je hazardai quelques caresses, qui furent bien reçues; enfin je parvins à faire sourire ma belle. Je vis la sérénité renaître dans ses yeux, nous nous quittâmes bons amis, en nous embrassant fort tendrement. Je suis assurément disposé à être discret; mais pourquoi ces gens-là ont-ils besoin d'un si grand secret? Qu'ils gardent, pour eux, tous leurs mystères, s'ils doivent me compromettre avec la Justice. Suite. JE revenois hier au soir, mon ami, de Kengsington, maison royale. Je suivois mon chemin par Hide-Park, où il régnoit une grande solitude; car il étoit déjà nuit. Je fus, tout-à coup, assailli par six brigands, qui fondirent sur moi, me prirent au collet, voulurent m'entraîner. Je secouai cette canaille. Je n'avois, pour arme, que ma canne dont je jouai si bien, que je menai, tambour battant, mes six coquins, quoiqu'ils fussent tous armés de gourdins, ou plutôt de massues. Je parai tous leurs coups; je n'en reçus pas un seul, j'en distribuai un bon nombre, dont plusieurs firent tomber, sous leur poids, les humbles receveurs. Enfin, je poursuivis légèrement ces polissons à coups de canne, pendant plus de cinquante pas, au bout desquels je les abandonnai à leur mauvais sort, je rentrai, dans la ville, par Piccadilly. J'allai rejoindre Camargo à la taverne. Je lui racontai mon accident. Elle sourit, me dit que j'étois un petit César. Nous passâmes la soirée ensemble. Notre conversation fut assez gaie. nous soupâmes tête-à-tête, nous nous quittâmes fort bons amis fort tard. Tout le monde dormoit au logis. Mon valet vint m'ouvrir, tombant de sommeil. Je trouvai, dans ma chambre, sur ma table, un rouleau de cent guinées. Je demandai à mon homme ce que c'étoit que cela; il me répondit, en balbutiant, qu'on l'avoit apporté pour moi. Je n'en pus tirer d'autre explication. Je sentis que cela devoit me venir de la part de la Société souterreine. Ces gens-là, sans doute, vouloient me recevoir dans leur corps, puisqu'ils me faisoient de pareilles avances; mais qu'est-ce que c'étoit donc que ce corps mystérieux généreux? Le lendemain je parlai à Camargo, du présent que j'avois reçu. Elle sourit ne voulut convenir de rien. En la quittant, je fus attaqué sur la place de Bloomsbury-Square, par une troupe de Watch-men; du moins ils me parurent tels. Tu sais que ces hommes sont des vieillards, encore verts, armés seulement de bâtons, qui remplissent, à Londres, à-peu-près les mêmes fonctions que le guet à Paris. „Messieurs leur dis-je, que voulez-vous “de moi? Je ne suis pas un malfaiteur. “Vous n'avez pas besoin d'employer la “force pour que je vous suive. Je vous “prie, moi-même, de me conduire chez “un Magistrat, où je puisse me faire connoître, vous dévoiler votre erreur.“ -- „Cela étant, suivez nous, me dit-on.“ Je suivis, de mon plein gré. Bientôt nous arrivâmes dans une maison qui me parut celle d'un Juge de paix. Je fus reçu par plusieurs hommes en noir, qui me parurent des Magistrats. „Messieurs, leur “dis-je, je viens vous demander justice; “il est bien singulier qu'on viole si légérement, à mon égard, la liberté Angloise, qu'on me prenne pour un autre “avec si peu d'examen, qu'on m'arrête ainsi sans me connoître, au milieu “des rues de Londres.“ On décida que j'avois besoin d'abord d'un interprête, ne m'expliquant pas assez aisément en Anglois; en conséquence, on chargea quelqu'un de poursuivre, avec moi, l'interrogatoire en françois. Alors cet homme grave me parlant dans ma langue: „César de Perlencour, me dit-il, vous croyez que nous ne vous connoissons pas. Nous savons que vous êtes “arrivé ici depuis un mois, que vous “vous sauviez de France pour un duel, , “qu'au lieu de presser l'instant de votre “retour dans votre patrie, vous vous “amusez dans une Société qu'on nomme “souterreine. Croyez-vous à présent que “nous vous prenions pour un autre?“ Je fus surpris, comme on peut le penser, dé ce qu'on me connoissoit si bien. „Messieurs, répondis-je, il est clair “que vous avez entendu parler de „moi; cependant vous n'en êtes pas “moins dans l'erreur sur mon compte. “Car enfin, si vous me connoissiez, vous „sauriez qu'il n'y a aucune faute à me “reprocher, que je ne mérite pas „d'être arrêté, dans la rue, comme un “criminel. On pouvoit, tout-au-plus, „envoyer chez moi, pour m'inviter à “passer chez un Magistrat, chargé de me “faire les questions qu'on vouloit me faire; “mais la violence l'outrage n'étoient “pas permis, vis-à-vis d'un étranger à qui “l'on doit des égards, si l'on se vante „de le connoître.“ „Monsieur, me répondit l'homme “noir, nous n'avons pas besoin de recourir à vous, pour savoir comment nous “devons nous comporter. Répondez à “nos questions; voilà tout ce que nous “exigeons de vous. Qu'est-ce que cette “Société souterreine, dans laquelle vous “êtes aggrégé?“ -- „Je ne suis point “aggrégé, répondis-je, dans la Société “souterreine. Si vous êtes si instruits, je “dois recevoir, de vous, des lumières, “ non vous en donner. Je ne connois la “Société souterreine que par oui-dire; , “loin de la bien connoître, je n'ai pas lieu, „même, d'être parfaitement sûr de son “existence.“-„Vous en avez reçu plusieurs “sommes, reprit l'homme noir; vous vous „êtes trouvé dans un bal, donné par ce „tripot; vous voyez, tous les soirs, “une de ses agentes.“ -- „Vous êtes “parfaitement instruits, repartis-je, de “tout ce que je puis vous dire; vous me “détaillez exactement tout ce qui m'est “arrivé avec cette Société inconnue; vous „devez voir que, dans tout cela, il n'y “a aucun tort de ma part, aucun reproche “à me faire.“ „Malgré tous ces beaux raisonnemens, “me répondit-on, si vous ne voulez pas “nous détailler tout ce que vous savez “sur votre Société, vous allez être enfermé dans un cachot, vous y resterez jusqu'à ce que vous ayez tout “avoué.“ -- „Cette Société, répondis-je, n'est point la mienne; je ne sais “rien sur son compte; j'en donne ma parole d'honneur.“ Pour toute réponse, on expédia l'ordre de me mettre au cachot. Je protestai contre cette violence inique, , voyant approcher deux vieillards pour m'arrêter, je les couchai, par terre, chacun d'un coup de poing; je renversai le bureau des prétendus Juges ou Magistrats; je les chassai eux-mêmes de leur Etude; je terrassai trois ou quatre hommes qui fondirent sur moi pour me saisir, je sottis victorieux, de cette maison d'iniquité.Je courois de toutes mes forces pour regagner mon logis. Tout-à-coup mes jambes heurtent contre je ne sais quel obstacle, je tombe la face dans la boue. Une bande d'assassins fond sur moi; tout aveuglé, je me défends autant qu'il est possible; j'en terrasse plusieurs, j'échappe deux ou trois fois aux brigands, mais ils m'entrelassoient toujours je ne sais quoi dans les jambes, pour me faire tomber; c'étoit d'abord une corde tendue; ensuite leurs cannes, dont ils m'incommodoient cruellement; les scélérats, en embuscade, m'avoient attendu; ils n'ont pas manqué leur coup. Ils sont enfin venus à bout de m'enlever, de me bander les yeux, de me boucher exactement la bouche de me garotter Bientôt ils m'ont fait entrer dans une maison voisine, dans la même, je crois, que je venois de quitter, m'ont descendu m'ont jetté au fond d'un noir cachot, dont ils ont fermé, sur moi, la porte, avec plusieurs verroux une grosse serrure en dehors. Je suis resté couché sur la terre humide, accablé de fatigue. J'y ai maudit mon sort pendant quelque temps; j'ai fait des réflexions douloureuses; j'ai cherché, dans ma tête, les moyens de m'échapper de ce ténébreux abîme; je me suis enfin endormi d'un profond sommeil. Suite. A mon réveil, je ne sus si j'étois dans le jour ou dans la nuit; j'étois dans une obscurité qui me laissoit, à peine, entrevoir les objets qui étoient autour de moi; ces objets se réduisoient aux quatre murailles. La voûte étoit très-haute: en la considérant bien, je crus appercevoir un pain rond qui pendoit; mais qui étoit, au moins, à dix pieds de hauteur. Comment pouvoir y toucher? Il me sembla voir suspendue, à côté du pain, à la même hauteur, une cruche qui devoit être pleine d'eau. „Voilà donc ma nourriture, me disois-je. On la met hors “de ma portée. Ainsi je trouverai la mort, “à la vue de l'aliment qui devoit l'écarter “de moi.“ Au milieu de la voûte, je vis un trou rond, fermé par une trappe, à laquelle étoient suspendus les deux objets dont j'avois besoin. Je desirois fort de sortir par ce trou; mais il étoit à plus de douze pieds de haut; d'ailleurs il étoit fermé, peut-être à la clef; comment l'enfoncer, quand je ne pouvois pas même y toucher? Il y avoit une porte, mais elle étoit très-forte; la trappe le paroissoit moins, mais elle étoit très-haute; égal embarras des deux côtés. Il falloit me nourrir me sauver. Je n'avois pas le temps de faire des réflexions. J'examinai bien ma porte; il me parut impossible de la forcer, sur-tout me trouvant dépourvu de tout instrument pour cela; car je n'avois pas même un couteau. La lumière augmentoit un peu, ou mes yeux, du moins, se faisoient à l'obscurité; j'appercevois plus distinctement les objets; mais ils me faisoient voir plus clairement que j'étois sans ressource, dans une situation désespérante. Je sentis qu'il falloit d'abord parvenir au pain à l'eau, dont j'allois bientôt éprouver le besoin. Je me sentois peu d'appétit; mais l'exercice alloit m'en donner. Je commençai par sauter le plus haut que je pus. J'étois encore loin de toucher aux fatigue; mais je n'avois pas encore pu toucher au pain desiré. Cependant je voyois les souris qui grimpoient effrontément jusques-là, qui mangeoient, à leur aise, mon pain devant moi. Je redoublai d'ardeur, ou plutôt de rage, je vins enfin à bout de toucher, du doigt, l'aliment fatal; mais, comme il étoit attaché à une corde, mobile dans l'air, mon doigt, en le touchant, le fit sautiller, balancer, tournoyer. La cruche s'en ressentit; la mobilité de ces deux objets; ne me fut d'aucune utilité. L'impatience croissoit, chez moi, avec le besoin. Je sautois toujours un peu plus haut. Je touchois à chaque saut; mais je ne réussissois qu'à faire brandiller les objets. On me demandera pourquoi l'eau ne tomboit pas de la cruche. C'est parce qu'elle étoit exactement fermée. Il y avoit un petit goulot qu'il falloit pouvoir mettre dans ma bouche, pour boire; j'avois bien de la peine à y toucher du bout du doigt. Je passai toute la journée dans cette horrible fatigue. J'étois rendu, d'autant plus épuisé, que je n'avois pu parvenir à boire ni manger. Je m'étendis sur la terre, presque sans espoir pour le lendemain. Je sentois qu'il falloit parvenir à toucher le pain ou la cruche, des deux mains, ce qui exigeoit que je sautasse plus haut; il falloit même parvenir à la corde qui les tenoit suspendus. J'avois fait beaucoup de progrès, cette première journée, dans l'art du saut. J'en pouvois faire de plus grands le lendemain; mais je devois être plus foible, ce qui devoit nuire à mes progrès. Je m'endormis en cherchant de nouvelles ressources, de nouveaux expédiens. Dès que je fus éveillé, pressé par le besoin, je me remis à sauter. Je fis mon plan, je m'adressai d'abord à la cruche, quoique j'eusse moins besoin de boire. Je sentis que mes deux mains l'embrassant au-dessus de sa rondeur, cette convexité pourroit me soutenir, au lieu que le pain, plus plat, m'échapperoit. Je sautai donc, les mains en l'air. Je vins à bout enfin d'embrasser la cruche au-dessus de son ventre; , après l'avoir manquée vingt fois, au bout de deux heures d'effort, je vins à bout de la presser, de manière que son ventre me soutint, sans que j'eusse le malheur de l'écraser ou de la décoller par mon poids. Je vins à bout d'attraper le goulot, je bus; mais cela ne me suffisoit pas. Je voyois le pain suspendu à mon niveau; mais comment pouvoir y toucher? J'avois besoin de mes deux mains pour me soutenir en l'air. Je songeai que j'avois des dents; je me mis à balancer, de façon que je touchois au pain; mais il étoit trop gros pour que je pusse le mordre ainsi à la volée. Enfin j'attrapai, avec mes dents, la corde à laquelle il étoit attaché. Alors je lâchai la cruche, je passai du côté du pain. Je saisis d'abord la corde, à deux mains, je mordis le pain, déjà rongé par les souris. Ensuite, fatigué d'être en l'air, je vins à bout de rompre un gros morceau, avec lequel je me laissai retomber par terre. Cette occupation remplit ma journée entière. Fatigué; mais restauré, du moins, mon réveil fut égayé par des songes, la plupart, assez riants. Je me trouvois chez Nicolet, où je voyois les Danseurs de corde faire leurs gambades. Je prenois, en main, le balancier, je sautois plus haut qu'eux. Tout le monde m'applaudissoit; mais ce qu'il y avoit de plus agréable, c'est que, dans un grenier, au-dessus du théâtre, dont la trappe étoit ouverte, je voyois, à chaque élévation, que je me procurois par mes sauts, je voyois, dis-je, une table délicieusement servie, entourée des plus jolies filles. A force de sauter, je m'accrochois à ce que je rencontrois; je parvenois à monter dans le grenier. Je soupois avec les jolies filles, qui toutes me caressoient à l'envi. Je faisois une chère délicieuse, ensuite je jettois le mouchoir, je passois le reste de la nuit dans des plaisirs, terminés par mon réveil. Le lendemain, je parvins presqu'aisément à boire à manger; mais ce n'étoit pas encore assez pour moi. Je ne voyois paroître personne. Je ne savois si, mes provisions finies, on m'en fourniroit d'autres. D'ailleurs, je voulois sortir d'esclavage.clavage. Il falloit enfoncer la trappe, en me tenant aux cordes qui soutenoient le pain ou l'eau. J'y touchois; mais, dans cet état, suspendu moi-même, quel coup pouvois-je donner pour faire sauter une trappe, , peut-être, une serrure? Heureusement que ces objets mobiles n'étoient point suspendus à la trappe; car ils l'auroient rendu trop pesante. Je vins à bout de m'élever au-dessus de la cruche qui, se trouvant entre mes deux cuisses, me soutint me servit presque de siége; mais j'étois écrasé sous la voûte, parce que la corde qui soutenoit le vase étoit fort courte; je passai mon dos sous la trappe, je la frappai, de mes deux épaules, avec précaution cependant, de peur que la cruche, mon appui, ne se cassât ne fondît entre mes cuisses. Enfin, je vins à bout de faire voler, en éclats, la trappe attachée par un verrouil, je sortis de ce gîte maudit. Je ne tardai pas à voir paroître des hommes armés, qui crioient stop, stop. (Arrête, arrête. J'en prévins un qui vouloit fondre sur moi; je fondis moi-même sur lui. Je lui arrachai son fusil, l'en bourrai de manière à le faire décamper. Les bourrades me réussirent pareillement à l'égard des autres, je vis bientôt fuir cette canaille. Alors parurent d'autres hommes qui me tendirent les bras. „Hé! venez, me dit-on, cher Perlencour, brave César, venez vous divertir avec vos amis. Nous “avons appris la manière indigne dont “on vous a traité, nous venions pour “vous délivrer; mais vous avez prévenu “nos efforts; vous n'avez pas besoin des “secours de personne; vous avez su vous “délivrer vous même.“ Je fus justement surpris d'un accueil si opposé au premier, de la part de ces nouveaux venus; mais leur politesse pouvoit cacher quelque piége. „Messieurs, “leur dis-je, oserois-je vous demander qui “vous êtes, comment vous me connoissez?“ -- „Mon bon ami, répondit “le chef, la question nous étonne peu; “elle est naturelle de votre part. Il faut “vous rassurer d'un mot. Nous sommes “des députés de la Société souterreine, “qui brule de vous admettre dans son “sein. Nous vous avons cherché de tous “côtés; nous avons appris l'accident “fâcheux qui vous étoit arrivé. Nous “avons suivi vos traces chez le Juge “de paix. Nous avons appris qu'on “avoit violé les loix protectrices de l'Angleterre, pour vous enfermer ans une “indigne prison. Nous avons découvert “cette prison. Nous venions vous en tirer “à main armée; mais vous avez prévenu “nos vœux notre espérance. Venez, “mon cher ami, toute la Société brûle “de vous embrasser de vous dédommager, autant qu'il sera en son pouvoir, “de tout ce que vous avez souffert, avec “tant de courage, pour elle.“ -- „Messieurs, leur répondis-je, je suis très-sensible à vos politesses; mais vous devez sentir qu'après toutes les fatigues, que je “viens d'essuyer, ce que j'ai de plus pressé à “faire, c'est de retourner chez moi, pour “m'y reposer.“ -- „Rien de plus vrai que “ce que vous dites assurément, reprit le “chef; nous le sentons comme vous; “mais, si vous sortez d'ici, vous allez “trouver, à la porte, de nouveaux “hommes, qui vont vous arrêter; , “si vous en doutez, nous allons vous “les faire voir. Nous n'avons pas d'autre “parti à prendre, que de vous conduire “chez vous ou chez nous. Dans le premier gîte, vous ne serez pas en sûreté; “ il nous faudra soutenir un combat, “ verser du sang pour vous y mener. “Chez nous, au contraire, vous serez “en sûreté, comme nous-mêmes, il “n'y a aucune difficulté pour vous y conduire, parce que nous avons, au bas “de l'escalier que vous voyez, un chemin souterrein, qui aboutit dans notre „asyle. Vous ne savez pas, mon cher “ami, qu'il y a un complot formé pour “vous perdre. Vous avez des ennemis cachés, qui vous poursuivent. Ils ont “voulu vous faire assassiner, l'autre jour, “dans la rue. Vous avez eu le bonheur “de vous échapper. Le lendemain ils vous “ont fait arrêter, vous ont plongé dans “un cachot souterrein, d'où vous avez “eu le talent de sortir. Venez avec nous; “cachez-vous, dans nos foyers, pendant “quelques jours, jusqu'à ce que nous “ayons pu reclamer, en votre faveur, “la protection du Gouvernement, auquel “nous découvrirons les trames odieuses “dont vous risquez d'être la victime.“ Je ne savois que penser de tout ce que j'apprenois. Qui est-ce qui me poursuivoit? quels ennemis pouvois-je avoir? Etoit-ce la famille du Comte de S. Flour? Hélas je ne pouvois rester en France pour ce duel. Etoit-ce la même cause qui attaquoit ma sûreté en Angleterre? J'étois indéterminé. On me fit voir, par une fenêtre, les hommes armés qui m'attendoient à la porte; , comme on me voyoit encore indécis: „Mon bon ami, “dit le chef, vous n'osez, je le vois, “vous confier entre nos mains. Il faut “vous donner les gages les garans qui „conviennent le plus à un brave jeune “homme comme vous. Ce sont des armes; „si vous n'avez pas craint plusieurs “hommes, quand vous étiez privé de “ce secours, quels mortels redouterez-vous, quand vous serez armé de pied “en cap? Prenez, mon cher ami, nos “fusils, nos épées nos pistolets.“ On me força d'accepter, au moins, une épée, un fusil, avec une bayonnette, quatre pistolets. Je riois pour cacher mon inquiétude. Je me disois cependant: „Je “suis armé; s'ils pensent avoir bon marché de moi, je leur ferai voir qu'ils ont “grand tort. Je me défendrai jusqu'à mon “dernier soupir; je ne passerai au “rang des morts, qu'en bonne compagnie.“ On me versa un verre d'eau-de-vie, nous descendîmes l'escalier qui conduisoit au chemin souterrein. Suite. Nous ne tardâmes pas à gagner ce sombre vestibule, où l'on nous conduisit aux flambeaux; bientôt nous arrivâmes dans une caverne immense, ou plutôt dans un assemblage de cavernes, aboutissant l'une dans l'autre, qui étoient le séjour de la Société souterreine. Vous eussiez dit du sombre empire de Pluton. Ce prétendu Tartare, séjour d'une espèce de peuple Gnôme, avoit pourtant ses beautés. C'étoit, je crois, une mine de fer ou d'argent. Il y avoit des cristallisations fort curieuses, sur lesquelles des milliers de lumières faisoient un très-brillant effet. Je n'eus pas le temps d'examiner, bien en détail, tous ces objets. Je me vis accueilli par une cinquantaine d'hommes, tous d'une figure très-guerrière, dont aucun ne paroissoit devoir me craindre. Il y avoit un chef, qui étoit assis sur un siége plus élevé que les autres. Il s leva, vint m'embrasser. „Soyez le bien “venu, me dit-il, mon cher César. Sur-le-champ, j'entendis une fanfare guer rière, qui célébroit mon arrivée, avec les trompettes, les timbales, tous les instrumens militaires, tandis que j'étois embrassé successivement par tous les individus de cette fière Société. J'aurois mieux aimé un baiser de la plus mince grisette de dix-huit ans, que toutes ces embrassades. On versa, à la ronde, un vin très-fort, mais délicieux; tous ces héros chanterent des chansons militaires de leur composition, où ils célébroient ma bravoure mon arrivée. Ensuite, on procéda à ma réception en règle. Je n'en décris point le détail, qui étoit plaisant bizarre, quoique pourtant imposant. Ce que j'y vis de particulier, c'est qu'on ne me fit point prononcer de sermens. „Nous nous fions “à l'honneur des récipiendaires, me dit “le chef; nous les avons éprouvés avant “de les recevoir. Des sermens ne doivent “pas se commander; ils ne lient pas “plus un homme d'honneur, que sa simple “parole.“ Alors nous entendîmes une musique plus douce, les Dames entrerent, conduites par Camargo, la plus brillante de toutes. Jé vis un essaim de jeunes Beautés, dont plusieurs me parurent éblouissantes. Elles chanterent aussi ma valeur; elles y joignirent ce qu'elles voulurent bien appeller mes graces, m'embrasserent toutes l'une après l'autre. Ces nouveaux embrassemens me firent beaucoup plus de plaisir que les premiers. Ensuite chacun s'empara de sa chacune. Il y en avoit deux destinées pour moi, dont on me donnoit le choix; je partageai mes amitiés entr'elles deux. On se mit à table; moi au milieu de mon couple femelle, tous les autres chacun auprès de leur maîtresse. On fit une chère délicieuse, qui fut égayée par les propos les plus agréables. On chanta beaucoup; enfin la gaîté de toute l'Angleterre paroissoit s'être rassemblée chez nous, sous la terre, nous représentoit parfaitement la gaîté françoise. Après le repas, le chef m'accosta. Il étoit d'une figure agréable spirituelle.„ “Hé bien, mon cher ami, me dit-il, “comment se porte la petite Levrette?“ -- „Fort bien, lui répondis-je; mais je “suis étonné de voir que vous me connoissiez si bien. Qui a pu vous révéler “tant de choses sur mon compte? C'est, “sans doute, Camargo...“ -- „Je vous “connois avant elle, reprit le chef. C'est “moi qui lui ai donné la commission de “vous raccrocher, parce que je voulois “que vous fussiez des nôtres. Je vous “connoissois en France. J'étois prévenu “sur votre passage en Angleterre; je “vous ai fait épier, pour vous avoir dès “votre arrivée.“ -- „Tout ce que vous “me dites m'étonne beaucoup, repris-je.“ -- „Vous verrez chez nous, répondit le chef, d'autres choses qui vous “étonneront davantage, quand vous connoîtrez notre Société souterreine.“ Qu'est-ce que c'étoit donc que cette Société? Camargo m'avoit dit que son empire s'étendoit sur tous les royaumes de la terre. Je ne comprenois rien à tous ces mystères. Le chef me quitta, moi, me retirant seul dans un coin, j'observois tout en silence. Je voyois des maîtres des esclaves; mais, parmi ces derniers, je distinguois des figures de Lords que je connoissois. C'étoient des Dignitaires des rangs les plus distingués, de toutes les parties de l'Europe, qui remplissoient les plus vils emplois. Je vis aussi, parmi les servantes, des Beautés célèbres, des élégantes du plus grand ton. La Beauté se voyoit sur le même pied, avec la noblesse; mais c'étoit pour servir. Je me rappellai la société des voleurs, dont m'avoit parlé ma chère Levrette, chez lesquels elle avoit été conduite, où elle avoit eu, pour servantes, une Duchesse une Marquise. Le chef avoit eu le bonheur de s'esquiver, quand on avoit arrêté ses confrères. Son nom étoit Grinciador. Il trouvoit queles François n'avoient pas assez d'énergie pour remplir ses desseins. Il vouloit aller établir sa Société en Angleterre. N'étois-je point dans cette odieuse Société? Le chef, qui m'avoit parlé, n'étoit-il point Grinciador lui-même? En ce cas, je me trouvois aggrégé dans une troupe de voleurs, je ne voyois pas ce qu'il y avoit là d'agréable. Pourquoi ces Messieurs avoient-ils eu le desir de faire l'acquisition de ma personne? Pourquoi avoient-ils montré, à mon égard, cette attention, que je trouvois si peu flatteuse? J'abordai Camargo, qui me fit mille amitiés. Je lui en fis autant qu'aux deux nymphes, qui avoient eu la bonté de s'attacher à moi, de se consacrer à mes plaisirs. Je la questionnai beaucoup sur la Société, sur les motifs qu'elle avoit eu pour s'emparer de moi. „Parlez à “notre chef, me dit-elle; il vous expliquera tout cela, mieux que je ne “pourrois le faire.“ Suite. J'eus occasion de reparler avec le chef; "Mais comment, lui dis-je, se fait-il “qué je sois si connu parmi vous? On “vante ma force, mon courage, les ressources de mon esprit, ma prudence “ma discrétion. Comment me connoît-on toutes ces qualités-là?“ -- „Oh tat “nous vous avons éprouvé, répondit-il.“ -- „Et quand, comment, repris-je?“ -- Quand vous avez déployé vos brillantes qualités, dans les derniers accidens que vous avez éprouvés; quand on vous a attaqué dans la rue, que vous “avez su dissiper les brigands; quand “vous avez paru le lendemain devant un “prétendu Juge de paix; quand vous “vous êtes défendu comme un lion, pour “éviter la prison; quand vous avez su “vous nourrir si singulièrement dans le “cachot, vous en échapper, terrasser ceux qui vouloient vous y replonger. Voilà de la valeur, de l'industrie, de la force de la prudence.“ -- „Et d'où savez-vous tout cela, m'écriai-je?“ -- „N'importe comment, “répondit-il, mais je le sais de science “certaine.“ Il me vient une idée singulière, mon cher Dumoulin. Ces gens disent qu'ils m'ont éprouvé, savent, au juste, tout ce qui m'est arrivé. Peut-être que ces accidens sont leurs épreuves leur ouvrage. Peut-être ce sont eux qui m'ont attaqué dans Londres, qui m'ont conduit chez un homme qu'ils nomment prétendu Juge de paix, qui ont fait les brigands, les Watch-men, les Juges, qui mont jeté dans un cachot. Tout cela s'est passé dans une maison à eux, qui conduit à leur chemin souterrein. Ah! les brigands! si j'en étois sûr! Ils disent qu'il y a un complot contre moi; ce sont eux qui le trament. Ils m'attaquent d'une main, me défendent de l'autre. Mais pourquoi jouer tant de rôles de stratagêmes, pour faire l'acquisition de ma personne? Les drôles! ils veulent des gens qui aient de la résolution, du courage, des ressources. Ils m'ont découvert ces qualités, dans les épreuves qu'ils ont faites de moi, sans que je m'en sois apperçu. Je demandai, au chef, ce que signifioient tous ces Lords autres Dignitaires de tout pays, que je voyois employés à nous servir. „Mon bon ami, “répondit-il, ceci est la cour de Pluton; “nous avons ici Minos, Eaque Rhadamante. Nous exerçons cette justice “de l'autre monde qui punit les coupables, après leur mort; car, s'ils ne “sont pas réellement morts ici, ils passent “pour l'être.“ “La vérité terrible est du Ciel descendue, “Et du fond des tombeaux, la vengeance est venue. „Nous punissons ici tous les crimes que “la justice humaine ne poursuit pas. Tous “les malheureux, que tu vois ici, tenoient les premiers rangs parmi les “hommes; ils jouissoient de la fortune, “des honneurs, des dignités, tandis qu'ils “n'étoient pas dignes de siéger parmi les “valets, ni de manger le pain des forçats. La plupart étoient sans aucun talent, sans aucune vertu, pêtris de vices, “de défauts, d'imbécillité; loin de rien “faire sur la terre pour le bien de leurs “semblables, ils vexoient, ils tourmentoient tous ceux qui avoient des relations avec eux, leurs femmes, leurs “enfants, leurs maîtresses, leurs créanciers, leurs rivaux ou concurrens. Ils “dissipoient indignement leurs richesses, “frustroient les pauvres gens de leur dû.. “En un mot, ils étoient les fléaux de la “société. Ils sont ici punis diversement, “d'une manière analogue aux forfaits de “chacun d'eux. Les moins coupables sont “punis par la bourse. Quand nous paroissons les voler, nous ne faisons “qu'exécuter une sentence que nous avons “prononcée contr'eux, par laquelle nous “les avons condamnés à une amende proportionnée à leurs fautes. Nous sommes „ainsi les vengeurs publics; nous voulons que tous les hommes soient soumis „à la justice souterreine. Je veux étendre “au loin ma puissance, sous terre. Les “hommes auront leurs juges leurs vengeurs sous leurs pieds. J'établis des colonies secrettes, dans tous les Empires, “ je serai, peut-être, par la suite, sans “qu'on s'en doute, le plus grand Monarque du monde. Que pensez-vous de “mon projet?“ „Il est grand, répondis-je; mais je crains “que la justice de dessus terre ne déclare “la guerre à celle de dessous. On vous „demandera peut-être qui vous a donné “le droit que vous vous arrogez sur les “hommes, qui les a soumis à votre tribunal, qui vous a permis de les punir “par la bourse, de confisquer les “amendes à votre profit?“ -- „Dieu “ mon épée, répondit le Brigand.“ -- „On prendra ce mot, repris-je, pour “un blasphême dans votre bouche. On “vous trouvera criminel de lèse-Majesté, “de vous comparer ainsi aux Souverains. “Votre épée est, en effet, l'instrument “qui vous assure les biens que vous confisquez sur les coupables; quant à Dieu, „je ne vois pas qu'il entre pour rien dans „tout cela.“ Le brigand fronça le sourcil. „Mon “petit César, me dit-il, vous êtes jeune, “vous avez des préjugés; mais on vous “en guérira.“ On me fit voir tous les esclaves, qui étoient tous, comme je l'ai dit, des premières conditions. J'en connoissois plusieurs, ils rougirent en m'appercevant. Les captives m'offrirent un spectacle plus intéressant. Il y en avoit plusieurs de belles, de jolies de gentilles. On me donna, pour me servir, quatre valets quatre servantes; les quatre premiers étoient un Lord, un Duc, un Colonel un dignitaire Ecclésiastique. Les quatre femmes étoient une Duchesse, une Marquise, une Comtesse une Danseuse de l'Opéra. Mes quatre servantes me témoignerent le desir de devenir mes maîtresses. Je leur distribuai mes faveurs; mais sans descendre à me familiariser trop avec elles. La nymphe de l'Opéra, comme la plus jolie, passa la première. Ses trois rivales titrées en furent très-piquées; mais elles noserent me le témoigner. Mes quatre valets faisoient leur cour à mes quatre soubrettes; mais, briguant l'affection de leur maître, elles maltraitoient rebutoient ces malheureux esclaves titrés. Outre ces quatre captives, j'avois deux maîtresses, qu'on m'avoit données pour mes menus plaisirs. Elles s'apperçurent des bontés que j'avois pour celles qui ne devoient que me servir. Elles me firent honte de descendre si bas. Je leur dis que mes courtisanes n'étoient pas, à mes yeux, au-dessus de mes servantes; elles furent obligées de me faire la cour, pour avoir leur part de mes faveurs. Les maîtresses des autres coquins voulurent aussi tâter du nouveau-venu, me le témoignerent, par des agaceries assez marquées; ce qui alluma la jalousie de leurs amans, fit que je ne fus pas vu de si bon œil par les hommes, que par les femmes. La favorite même du grand-maître me témoigna sa bonne volonté. Il s'en apperçut, parut concevoir de l'humeur. Elle sut me rencontrer dans un endroit écarté, où je ne pus l'éviter. Il nous surprit ensemble. Il en sourit, d'un air qui n'étoit pas naturel, parut vouloir tourner la chose en plaisanterie. Il affecta même, depuis ce moment, plus d'amitié pour moi; mais c'étoit pour m'éblouir m'aveugler. Je m'appercevois que je ne plaisois pas à ces Messieurs, ni a leur chef. Outre la jalousie que je leur donnois, je les scandalisois beaucoup, parce que je ne pouvois me résoudre à approuver leurs principes, ni même à me voir aggrégé dans leur Société. Je les remerciois comme des protecteurs qui vouloient bien m'offrir un asile les secours de l'hospitalité; mais je ne me regardois pas comme un de leurs membres, quoiqu'ils m'eussent fait une réception en forme. Je brûlois de sortir de chez eux. Je caressois assez publiquement leurs maîtresses, comptant les engager, par ce manège, à me laisser partir pour se débarasser d'un rival importun; mais le ressentiment des coquins ne s contente pas à si bon marché. A chaque moment je voulois partir. O me retenoit toujours, en me disant qu le complot subsistoit, que, dès qu'on le verroit dissipé, on me reconduiroit chez moi. Je frémissois d'impatience, n'osois le témoigner. Enfin, un jour que je crus n'être pa observé, je résolus de m'enfuir; j'enfilai un chemin souterrein, que je pris poui celui qui m'avoit conduit dans la caverne des voleurs. J'avancai à tâtons; je senti une porte, je franchis le feuil; mais, tout-à-coup, un ressort part, je me sens enchaîné. Dans le même instant, j'entends fermer la porte, avec un bruit horrible de serrure de ferraille. Me voilà replongé dans un cachot, plus hor rible que tous ceux que j'ai vus; , pour comble de disgrace, c'est moi-même qui suis venu m'y jeter. Grinciador, à Levrette. Londres. MA chère petite Levrette, te souviens-tu de ton ancien ami, Grinciador, chef de ce que vous appellez des voleurs, vous autres prétendus honnêtes gens, de Grinciador qui a joui de tes appas, pendant quelques jours, dans la caverne de la forêt de Fontainebleau, quand mes gens, qui t'avoient saisie, t'amenerent à mes pieds. La plupart des compagnons, que j'avois alors, ont été roués; moi je suis devenu un très-grand seigneur, quoique toujours sous terre; car je suis le chef d'une Société qui s'étend déjà dans bien des contrées, le général des Jésuites n'a jamais, je crois, été plus puissant que moi, dans les jours de splendeur de cet Ordre si rusé. Je voudrois bien t'associer à ma gloire, ma chère enfant; car je me suis toujours souvenu de toi; je ne t'ai jamais perdu de vue; j'ai toujours eu des yeux qui veilloient sur toi, me rendoient un compte assidu de ce que tu devenois. J'ai su qu'entr'autres amans, tu avois eu un petit Perlencour, joli petit bon-homme de dix-sept à dix-huit ans, libertin, enfant gâté, brave, susceptible d'enthousiasme, corrompu de bonne heure, vrai gibier pour moi. Je sais qu'il est tombé entre les mains d'un certain Chevalier Marqué, d'une Frédégonde, deux frippons subalternes, dignes du fouet. Ces malheureux voudroient entrer dans ma Société. Je daigne permettre qu'on les emploie quelquefois, pour quelque coup de main de peu de conséquence; mais je ne souffre pas qu'on leur accorde les honneurs de membres de la Société souterreine. Ils seront toujours des externes des profanes, d'ignominieux sujets, faits pour travailler seulement en sous-ordre, en attendant qu'ils aillent pourrit dans les cachots de Bicêtre de la Salpétrière. Ce couple indigne est venu à bout de ruiner déjà, en grande partie, le petit imbécille de Perlencour; mais il pourra se mettre en état d'en ruiner d'autres par la suite; car, s'il a la crédulité de de son âge, ce n'est qu'un défaut d'expérience. Il a d'ailleurs du ressort. Il y a de l'étoffe, en un mot, pour faire quel-que chose de cet enfant. J'ai desiré de l'avoir dans ma Société. J'ai su qu'il s'étoit réfugié en Angleterre pour un duel. J'ai aposté une fille pour l'amorcer. Elle en est venue aisément à bout. J'ai voulu voir s'il avoit du courage, de la discrétion, des ressources dans l'esprit le caractère. Je l'ai soumis, sans qu'il s'en doutât, à plusieurs épreuves. Je l'ai fait d'abord attaquer par six polissons; il les a rossés, preuve de courage. Je l'ai fait-conduire chez un prétendu Juge de paix, où on lui a fait subir un interrogatoire sur la Société souterreine; toutes ses réponses ont été très-sages, très-mésurées, preuve de discrétion. Enfin je l'ai fait jeter dans un cachot. Il s'est défendu comme un lion. Ce gîte obscur avoit plus de douze pieds de haut. Il y avoit un pain une cruche pendus très-haut à la voûte. Il a su sauter assez haut pour boire, manger, forcer une trappe se sauver. Je l'ai fait encore assaillir par plusieurs hommes, il les a pulvérisés. Enfin je l'ai fait conduire dans le Palais souterrein de la Société. Nous l'avons fêté comme nous le devions; mais le petit bon-homme ne se forme pas du côté de la morale. Il a encore les préjugés de l'enfance. Il ne se regarde pas comme un de nos membres, nous ne pouvons, par conséquent, l'employer, ni lui donner notre confiance. Il y a un autre grief contre lui. Il débauche les maîtresses de tout le monde, tout le monde lui en veut. Il est gentil, le petit Monsieur; mais-ce n'est pas de sa figure que nous avons besoin, tous nos braves sont piqués de voir un petit blanc-bec de cette espèce, leur enlever leurs maîtresses sous la moustache. Je suis obligé, pour contenter ces héros, de punir le petit Adonis. Il est à présent en lieu de sureté jusqu'à nouvel ordre. Hé bien, ma petite Levrette, veux-tu venir partager mon trône? Tu seras notre reine; tu seras la Proserpine, la Junon des sombres bords. Je t'attends les bras ouverts; mais, que tu viennes ou non, quand tu auras besoin d'argent, fais le moi savoir, sois sûre que tu ne tarderas pas à recevoir tout ce que tu desireras. Adieu, ma reine, ma divinité. Je t'embrasse un million de fois, suis tout à toi, César de Perlencour, à Dumoulin. Douvres. Pour te continuer ma déplorable histoire, mon cher ami, je me trouvai d'abord enseveli dans d'épaisses ténèbres. J'eus tout le temps de refléchir, avant qu'elles fussent dissipées. Je sentois que tous les brigands étoient piqués contre moi, parce que je n'adoptois pas leur morale, que leurs maîtresses paroissoient me préférer à eux. Si, avant de m'en vouloir, dans le temps qu'ils desiroient de me gagner, si, dis-je, ils m'ont it souffrir, seulement pour m'éprouver, une si cruelle prison, combien ne doivent ils pas être plus cruels, à présent qu'ils sont furieux contre moi? car, je le vois, mon cher ami, tout ce que j'ai souffert précédemment étoit leur ouvrage. Il y avoit là de quoi faire mille réflexions de la teinte la plus noire. Je fus long-temps plongé dans ces sombres pensées. Cependant je sentois que j'étois dans leau, qu'elle augmentoit lentement, à la vérité, mais continuellement. Les ténèbres s'éclaircissoient un peu autour de moi. Je me voyois dans le cas de périr noyé, si l'eau montoit toujours, sans que j'eusse le moyen de l'épuiser. J'entrevis une pompe, au coin de mon cachot; je recourus à son secours, je travaillai de façon que bientôt l'eau fut tarie; mais, dès que je cessai de pomper, elle reparut, je sentis qu'il me faudroit, chaque jour, travailler pendant plusieurs heures, pour pouvoir respirer sans risquer d'être noyé. Je vis que j'étois condamné a même supplice que les paresseux en Hollande; on les force de se remuer en manœuvrant ainsi à la pompe. Voilà donc de l'occupation fixe réglée; mais il m falloit de la nourriture, pour me soutenir, en travaillant, même sans travailler. Pour de l'eau, j'en avois. Elle ne devoit pas me paroître propre; mais le besoin fait passer sur bien des choses. Quant au pain, je n'en avois point, l'on ne m'en apportoit pas. Je m'apperçus qu'il y avoit une fenêtre à mon gîte; elle étoit bien grillée, mais je pouvois passer mon bra entre les barreaux; or, j'apperçus, dan une pièce voisine, où je pouvois atteindr d de la main, j'apperçus, dis-je, des sacs de farine. J'en perçai un, de mon couteau. Je pris la farine à poignée; je la mettois dans ma poche; ensuite je la pêtrissois, avec de l'eau, dans mon chapeau, renversé retourné; j'en faisois ainsi des espèces de galettes. Il falloit les cuire. Il y avoit, dans mon cachot, de vieux lambris des poutres. Avec mon couteau, je coupois du bois bien menu. Il falloit y mettre le feu, avoir une place où poser ce feu. Après avoir desséché mon cachot, avec ma pompe, en gratant la terre avec mes ongles, je vins à bout d'élever un petit tertre, sur lequel j'arrangeai mon bois. J'apperçus un morceau de pierre à fusil incrustée dans une pierre de la muraille. Avec le dos de ma lame, je fis du feu; il s'attacha bientôt, d'abord à mon bois pourri, ensuite à mon bois sec, haché bien menu. Je fis ainsi rôtir mes galettes; je passai plusieurs jours, dans cette retraite affreuse, sans trouver mon existence fort insupportable. Les malheureux! ils ne me portoient que des coups en dessous. Ils craignoient de m'égorger, mais ils vouloient me faire mourir de faim, puisqu'ils ne me donnoient aucune nourriture. Je brûlois de sortir de chez eux. Comment m'y prendre? Je sentis qu'il falloit détacher des barreaux de ma fenêtre, pour sortir par cette issue. Je n'avois, pour cela, qu'un couteau; mais, en creusant long-temps, avec cet instrument, dans la muraille, je vins à bout de détacher des batreaux, ce qui fut cependant l'affaire de quelques jours. Pendant ce temps-là, je faisois mon feu mes galettes pour me soutenir. Notez que ma fenêtre n'étoit pas à ma portée, qu'il falloit sauter, m'élever, sur mon tertre, le plus haut possible, pour atteindre le barreau, me soutenir d'une main en l'air, de l'autre, travailler avec mon couteau, pour déchausser les barres de fer, scellées dans le mur; pendant ce temps-là, j'étois obligé de donner plusieurs heures, chaque jour, au travail de la pompe, sans quoi, mon cachot se seroit rempli d'eau. Enfin, mes barreaux ôtés, je m'élevai sur ma fenêtre, j'examinai le local extérieur. Je vis une cour étroite, où il y avoit une pile de sacs de farine, qui montoient jusqu'à ma fenêtre. Rien de si aisé que de descendre par le moyen des sacs. Je me munis, en cas de besoin, des deux barreaux de fer, que j'avois détachés, je descendis. Je me croyois déjà sauvé; mais voilà, tout-à-coup, qu'un tigre furieux, que des Bohémiens promenoient pour gagner leur vie, s'étoit échappé. Je le vois entrer dans la cour où je suis, venir droit à moi, la gueule béante, pour me dévorer. Je ne m'oublie pas dans ce moment. Je lui enfonce, jusqu'au gosier, une de mes barres de fer, je le tiens fixé contre la muraille. J'appelle du secours; personne n'ose approcher; mais je vois plusieurs têtes paroître à différentes fenêtres; on m'encourage à tenir bon, promettant qu'on va me secourir. L'animal se débatoit horriblement, il me falloit une force plus qu'humaine pour le contenir. Je ne pouvois soutenir, quatre minutes, un pareil effort, , si je le lâchois, c'étoit fait de moi. Bientôt je vois paroître aux fenêtres plusieurs carabines. On tire à lingots sur le monstre; mais, obligé, par ses secousses, de me remuer continuellement, je risquois de recevoir les lingots, je semblois lui parer, en quelque façon, les coups avec mon corps, ce qui n'étoit sûrement pas mon intention. Les tireurs n'y regardoient pas de si près. Leur but étoit de tuer le tigre; , si je me mettois au-devant des coups, tant pis pour moi. Cependant je vis la bête s'affoiblir; elle avoit reçu plusieurs lingots; elle perdoit son sang. On me jeta une épée un sabre, je l'achevai, avec ces deux instrumens. Alors, tout le monde accourut à mon secours. Je remerciai de la bonne volonté qu'on me témoignoit, l'on me félicita d'une manière très-bruyante; mais, tout à-coup, je vois fondre, sur moi, des hommes furieux. „Ah gueux! s'écrioient-ils, tu nous as tué notre animal nourricier, notre gagne-pain, tu nous le payeras“. On me force d'aller chez le Juge de paix, qui, pour cette fois, étoit un véritable Juge. Les Bohémiens exposent leurs raisons; je fais ma réponse. On me demande qui je suis, comment je me trouve là. Je raconte comment je me suis échappé de la prison des voleurs, du séjour de la Société souterreine. „Ah! me dit le “Magistrat, vous étiez de cette Société. “Nous sommes bien charmés d'avoir rencontré un de ses membres; nous nous “flattons que vous voudrez bien nous “donner des lumières sur ce corps mystérieux, que nous cherchons à connoître.“ Je répondis que je n'étois point de la Société; mais que je dirois tout ce que j'en savois. Pour me remercier de cette bonne volonté, on m'envoya en prison; je pestai fort de m'y voir enfermé; mais je me flattai de l'espérance d'en sortir bientôt, parce que, selon les loix d'Angleterre, quand un homme est arrêté, il faut, sous vingt-quatre heures, l'interroger, le mettre hors de prison s'il n'est pas coupable. Or, j'étois assuré de ma parfaite innocence, je comptois fermement devoir être mis promptement en liberté. On m'interrogea, en effet, juridiquement, sous vingt-quatre heures. Je racontai, avec le plus grand détail la plus grande franchise, toute mon histoire avec cette Société. On me fit avouer que j'étois un fugitif de France, que j'avois quitté ma patrie pour un duel. On me dit qu'on ne me trouvoit pas parfaitement innocent, qu'on voyoit une réception dans la Société des voleurs; que j'avois participé à leur gain, , par conséquent, à leurs vols; qu'un, fugitif un duelliste ne méritoit pas d'être renvoyé sans examen, d'en être cru sur sa parole. D'ailleurs j'avois un procès à soutenir contre les Bohémiens, qui, se plaignant que je leur avois ôté leur état, demandoient, contre moi, des dommages considérables, outre le prix de leur tigre. On m'envoya prisonnier à la tour de Londres. J'étois entre les mains de la Cour; elle pouvoit me remettre à celle de France, si celle-ci me poursuivoit pour mon duel. Je fus encore interrogé; je m'apperçus, très-aisément, par les questions qu'on me faisoit, qu'on me soupçonnoit d'être un espion. Le Magistrat lisoit, de temps en temps, une lettre qui, sans doute, contenoit cette accusation contre moi; cette lettre venoit probablement des coquins même à qui je venois d'échapper. Je communiquai cette réflexion au Magistrat. „C'est la Société souterreine, lui “dis-je, qui m'accuse probablement d'être “un espion, pour se venger de moi, “me faire emprisonner.“ Il ne le nia pas. „Cette Société voit bien mal, dit-il; car enfin, elle devoit bien penser “que, si vous tombiez dans nos mains, “nous vous questionnerions sur son “compte. Sauriez-vous, continua le Magistrat, conduire du monde chez ces „voleurs?“ -- „Cela doit être bien “aisé, répondis-je. On sait l'endroit où “l'on m'a arrêté, où j'avois été attaqué “par un tigre. C'est dans cette maison “qu'étoit la prison d'où je me suis échappé. “Je reconnoîtrai facilement la fenêtre d'où “j'ai arraché des barreaux. Nous entrerons “par cette fenêtre. Nous sortirons par la “porte du cachot; alors nous serons chez “les voleurs, nous reconnoîtrons le chemin qui conduit à leur souterrein.“ Le Magistrat trouva mes raisons plausibles. Le lendemain, on me donna plusieurs hommes pour m'accompagner. Nous cherchâmes la maison où j'avois été arrêté. Nous en trouvâmes une tout-à-fait semblable. Nous y entrâmes; mais nous n'y vîmes aucune fenêtre, qui parût avoir été grillée. Il n'y en avoit pas même dans l'endroit, où je comptois trouver celles de ma prison. D'ailleurs il n'y avoit, à ce premier étage, aucune ombre de prison. Nous le visitâmes exactement; il étoit habité par des gens connus pour de très-honnêtes gens. „Il y avoit, nous dit-on, “l'une à côté de l'autre, deux maisons “exactement pareilles, quant à l'extérieur.“ On décida qu'il falloit chercher dans l'autre maison; mais il se trouva qu'elle venoit d'être incendiée. On fouilla dans les débris; on ne trouva aucune trace de chemin souterrein, qui pût conduire chez les voleurs. On me reconduisit à la tour. On me dit que j'étois un impudent, qui osoit se jouer du Mi nistère, qu'on sauroit bien me punir. Je fus renfermé plus rigoureusement. Bientôt je fus conduit dans une autre maison qu'on appelle Bedlam, c'est l'hôpital des fous. „Comment, m'écriai-je, “est-ce qu'on me prend pour un fou? Je fus interrogé, non plus par un Magistrat, mais par un Médecin. Il me de manda si je n'avois jamais eu des visions Je lui répondis que je ne me rappelloi pas d'avoir jamais vu rien de purement imaginaire, si ce n'est dans mes songes Il me pria de lui raconter l'histoire dec qui m'étoit arrivé avec la Société souter reine. Je lui fis le même récit qu'au Magistrat. „Ceci frise beaucoup la vision “me dit il, l'on vous prendra pou “un fou, tant qu'on ne trouvera aucun „indice des différents lieux dont vou “parlez. On a écrit, sur votre compte, “une lettre qui n'est pas d'un fou, o “l'on vous accuse positivement de sole “Vos parens veulent vous ravoir, “France, pour vous enfermer aux Petites-Maisons.“ Je dis que, mon père ma mère étant, pour le présent, en Amérique, cette lettre étoit un faux avis, qui venoit probablement encore de la Société souterreine. Je suppliai le Docteur de m'examiner sérieusement, de me questionner sur plusieurs sujets; „ je „me flatte, lui dis-je, que vous me trouverez parfaitement jouissant de mon „bon sens.“ -- „Je n'ai pas le temps, “me dit le Docteur; d'ailleurs plusieurs “fous raisonnent très-bien, sur presque “tous les points, ne déraisonnent que „sur un objet particulier, qui est la cause “de leur folie.“ Je fus justement indigné de me voir traiter de cette manière, sans aucune cause, sans aucun motif, uniquement sur l'avis que donnoient les scélérats de la Société souterreine. Cela étoit manifeste. Mon sang s'alluma pétilla dans mes veines. Je rossai les Geoliers qui me retenoient, je voulus sortir, par force, de la prison. Il n'en fallut pas davantage pour établir très-clairement très-décidément, que j'étois fou, archifou. Les hommes ne manquoient pas. On en lâcha un grand nombre sur moi; j'en terrassai plusieurs; mais on vint à bout de me garrotter, je fus renfermé plus rigoureusement que jamais. Fin de la première liasse. LE CRIME. SECONDE LIASSE.. César de Perlencour, à Dumoulin. Paris. AU bout de quelques jours, on m'empaqueta, bien garrotté, dans une voiture, bientôt j'arrivai à Douvres, où il paroissoit qu'on vouloit m'embarquer pour la France. Je demandai, à mon conducteur, ce que signifioit la violence dont on usoit envers moi. „Hé! mais, mon “ami, dit-il, autant que j'en puis juger, “votre pays vous réclame comme un „fou, l'on vous rend comme tel. On “n'a aucun motif de retenir des gens de “cette espèce; , malgré la guerre, on “ne fait aucune difficulté de remettre, à “la France, un insensé, dont on n'a pas “besoin en Angleterre.“ Je ne fus pas flatté de cette déclaration. „Et vous, dis-je à mon guide, me croyez-vous fou?“ -- „Je n'en sais trop rien, me dit-il; “il peut se faire que vous le soyez beaucoup moins qu'on ne croit. Vous ne „seriez pas le premier homme, contre lequel j'aurois vu produire une fausse inculpation de cette espèce, dans l'unique “dessein de le perdre.“ A Douvres, j'allois monter sur un paquebot Hollandois, pour passer en France. Tout-à-coup je vois fondre, sur moi, une très-jolie fille, qui me serre dans ses bras, qui me dit: „Non, Prince “cruel, tu n'auras pas la dureté de m'abandonner. Il y a dix ans que tu me fuis, “après les sermens les plus solemnels. “J'attendois, chaque jour, tes Ambassadeurs. Hélas! tu viens toi-même, “tu ne daignes pas me regarder. Qu'ai-je fait pour mériter ta haine, après “les marques du plus tendre amour, que “tu m'avois si naïvement prodiguées? “Je sais que je ne suis pas d'une naissance égale à la tienne; mais, si le bonheur est d'être aimé, peux-tu trouver “une Princesse capable de t'aimer comme “moi? Ah! dans un rang si élevé, trouve-t-on ces sentimens naïfs bourgeois “qui paroissoient te charmer chez moi? “Crois-tu qu'unie avec toi, je n'aurois “pas fait tous mes efforts pour te seconder, en rendant notre peuple heureux? O mon cher ami, je t'en conjure, vois ton Elise, à tes genoux, qui “fond en larmes, qui te conjure de ne “pas l'abandonner sur le bord de la “tombe, où elle descendra, sur-le-champ, si tu as la cruauté de lui fermer “ton cœur.“ C'étoit une plaisante chose que de voir cette folle infortunée, se jeter à mes pieds, embrasser mes genoux, me tendre ses bras. Mais je ne pus m'empêcher de sourire avec tout le monde, quand j'examinai la chère enfant qui me faisoit une si douce violence. Elle avoir le timbre de voix le plus touchant, sa figure si jolie, jointe à un pareil organe, lui gagnoit tous les cœurs. Je vis un nombre assez considérable de gens s'essuyer les yeux. Cependant le peuple avoit demandé qui j'étois. On lui avoit répondu que j'étois un insensé, tout le monde disoit: „A merveille! les fous “s'entre-connoissent; voyez comme celle-ci saute au cou de ce jeune imbécille “qu'elle n'a jamais vu; elle en fait un “Prince, sur-le-champ, le pauvre “Prince est garrotté.“ J'entendois tous ces jolis propos bien distinctement, , si je n'eusse pas eu les mains enchaînées, j'aurois volontiers sauté sur les interlocuteurs, qui ne m'en auroient pas cru plus raisonnable, quand ils auroient eu le nez cassé par moi. J'appris, de mon conducteur, ce que c'étoit que cette infortunée. „Elle a été fort jolie, me dit-il; “elle l'est même encore. Elle se laissa séduire, il y a quelques années, par un “homme de la suite d'un Prince, qui “se disoit Prince lui-même, , qui “plus est, Souverain. Le malheureux ne “tarda pas à l'abandonner, dès qu'il eut “obtenu, d'elle, tout ce qu'il desiroit. “Il lui fit accroire, en partant, qu'au “premier jour, il lui enverroit un Ambassadeur, pour l'épouser en son nom “ la conduire dans ses Etats. Elle attend toujours cet Ambassadeur; mais “tout le monde lui a tant répété qu'elle “avoit été trompée, que sans perdre tout“à-fait son erreur chérie, elle a conçu du “chagrin, qui l'a mise d'abord aux portes “du tombeau, qui lui a laissé enfin “la démence, dont il est difficile qu'elle “guérisse jamais. Elle est venue s'établir à “Douvres, pour être à portée de voir „arriver l'Ambassadeur de son Amant “couronné. Elle a, chez elle, son portrait, placé sous un dais. Elle lui fait, “chaque jour, assidûment sa cour. Elle “sert la table, matin soir, devant ce “portrait, se tient respectueusement debout, tandis qu'il est censé manger, “, après le repas imaginaire de ce tableau, elle prend le sien respectueusement devant l'image favorite.“ Je plaignis beaucoup cette infortunée, qui m'en rappella une à-peu-près pareille, dont j'avois entendu parler à Rouen. Je me félicitai intérieurement de n'être pas dans le cas de ces deux Demoiselles, je m'embarquai, avec mon guide, pour arriver, quelques heures après, à Calais. Je vis, sur le port, quelques jeunes Seigneurs de ma connoissance, qui m'apperçurent, me saluerent de loin. Mon guide ne me laissa pas approcher d'eux; il alla leur parler, revint me dire qu'ils me plaignoient beaucoup, parce qu'il leur avoit appris que j'étois fou. J'apperçus aussi le Chevalier Marqué avec Frédégonde. L'imbécille Anglois leur avoit fait la même révélation, ils en avoient ri à gorge déployée. Je grinçois des dents à la sourdine. Sur-le-champ, nous prîmes la poste, nous arrivâmes bientot à Paris. Mon conducteur me consigna dans un corps-de garde, sortit. Il revint, au bout de quelque temps, fort embarrassé. J'ignore s'il alla chez le Ministre ou chez le Lieutenant de police. „Je ne sais ce que cela “veut dire, s'écria-t-il. On me charge “de vous amener en France; on me “dit que le Ministère vous reclame, pour “vous faire enfermer comme fou; point “du tout, on ne pensoit seulement pas “à vous; même on vous a envoye, “dit-on, il y a quelque temps, à Londres, “la permission de repasser en France, sans “être inquiété pour votre duel.“ „Vous voyez donc bien, répondis-je à “cet homme, que vous n'avez pas le sens “commun, ni vous ni vos Anglois. “Allons, vîte, déchaînez-moi.“ -- „Je “ne le peux pas, me répondit-il; car on “m'a dit: „puisque vous nous le donnez “pour fou, nous allons l'envoyer chercher, le placer dans une maison où “il sera traité de cette maladie.“ Je frémissois de rage; mais je me contenois; car, pour peu que j'eusse éclaté contre l'absurdité avec laquelle on me persécutoit, on auroit dit que c'étoit un accès de folie. Je laissai partir mon conducteur, sans le remercier, bientôt un Exempt vint me chercher. Sentant que l'erreur ne devoit pas durer long-temps sur mon compte, je me laissai conduire paisiblement, je dis, à mon nouveau conducteur, que j'allois écrire à Monsieur le Lieutenant de Police, lui exposer le fait tel qu'il étoit, comptant qu'il me rendroit justice. Je racontai mon histoire à cet Exempt. Il m'assura que, si je lui avois dit la vérité, on ne tarderoit pas à me rendre la liberté; que le rapport des Médecins, qui m'examineroient, influeroit probablement sur la décision qu'on prendroit à mon égard. Nous arrivâmes à Charenton; on m'enferma dans une chambre, l'Exempt me souhaita le bon soir, en me promettant de rendre compte de ce que je lui avois dit. Sur-le-champ, j'écrivis à Monsieur le Lieutenant de Police. Je lui fis sentir que ce n'étoit point l'Angleterre qui m'avoit jugé fou; qu'elle m'avoit cru reclamé comme tel par la France; que, puisque celle-ci ne me reconnoissoit pas pour fou, je n'étois donc pas connu en cette qualité par l'une ni l'autre Cour; que, par conséquent, on n'avoit aucun motif de me retenir en captivité. Je dis que l'accusation de folie venoit de la Société des voleurs qui vouloit me perdre, qui avoit une de ses colonies cachée dans les souterreins de la France. Deux Médecins vinrent m'examiner. Je leur racontai mon histoire dans le plus grand détail; ils en rirent gravement. Je leur lus la lettre que j'écrivois au Magistrat. Ils l'approuverent. „Il pourroit “se faire, dirent-ils, qu'il y eût de la „méprise. Le temps seul peut nous apprendre si vous jouissez parfaitement de “votre bon sens.“ -- „Le temps ne me “convient pas, m'écriai-je; je ne veux “pas consumer ce temps en prison, sans “le mériter.“ -- „C'est pourtant le “moins qu'on puisse faire, dirent-ils, “que de nous accorder quelques mois, “pour voir s'il ne vous échappera point “quelqu'écart.“ J'étois furieux; mais je me contins encore, afin qu'on ne me prît pas pour un fou. Je fis partir ma lettre, j'attendis la réponse, en me recommandant à la Divinité de la patience. Au bout de quelques jours, qui me parurent autant de siècles, je vis entrer, dans mon appartement, ma chère Levrette, sereine, radieuse, qui se précipita dans mes bras, en me disant: „Tu es libre, „mon cher ami,“ s'évanouissant presque de plaisir. La plus éblouissante Divinité ne pouvoit me causer une émotion plus délicieuse, que la vue de cette fille adorable, l'aspect de cette belle ame, qui paroissoit si excessivement joyeuse de faire mon bonheur. Je lui témoignai tous les transports de ma reconnoissance. Elle étoit, dans ce moment, à mes yeux, l'être le plus beau de la création; elle étoit la personne que j'aimois le mieux dans la nature. „Mon cher ami, me dit-elle, hâtons-nous de sortir de cette vilaine maison de captivité. Tu vas me “raconter ton histoire, je te raconterai la mienne dans la voiture.“ Nous sortîmes lestement. Je demandai, avant tout, à Levrette, des nouvelles de son état de sa situation; elle m'apprit qu'elle étoit entretenue par un homme en place, du premier rang, qui lui donnoit deux cents louis par mois, sans compter les cadeaux. Je lui demandai, après cela, des nouvelles de la belle Laure, de la charmante Aurore. „Hélas! me “répondit-elle, ces deux chères personnes “ont été bien maltraitées; ta Frédégonde “ ton Chévalier Marqué sont de bien “indignes scélérats. Je ne sais pas, au “juste, le détail des indignités qu'on a “exercé contre tes deux charmantes maîtresses. On a voulu les prostituer; si “l'on a exécuté cet infâme projet, il “faut qu'on leur ait fait violence. J'ai eu “la douloureuse satisfaction de les voir “quelquefois; elles m'ont fait saigner le “cœur. J'ai fait plusieurs tentatives pour “les arracher du criminel séjour ou on “les retenoit; je n'ai jamais pu en venir “à bout. J'apprends que Mademoiselle “Laure a eu le bonheur de s'échapper; “j'ignore si ce bruit est vrai; mais qu'a-t-elle pu devenir? n'est-elle point tombée “dans un autre repaire aussi détestable? Elle “porte, dans son sein, un fruit de ton “amour; dans cet état fatal, où elle se “trouve entre la vie la mort, le chagrin, les besoins urgens ne pourront-ils point précipiter sa fin? Ah pauvre “Laure! Ah! plus malheureuse Aurore “peut-être! car enfin cette dernière est “encore sous la main redoutable de l'indigne Frédégonde. Une fille aussi céleste “que cela! C'est un Ange tombé dans “les Enfers, au pouvoir des Démons.“ J'eus le cœur serré de tout ce que venoit de m'apprendre la chère Levrette. Je vomis des imprécations contre les deux scélérats qui avoient sacrifié ces innocentes Beautés. „Je les ai rencontrés à “Calais, continuai-je; qu'alloient-ils “faire dans cette ville?“ -- „Je l'ignore, répondit Levrette. Ils en sont “arrivés hier au soir.“ -- „Je sauverai “leurs victimes, oui, m'écriai-je, je vais voler au secours de ces chères personnes.“ Nous arrivâmes chez Levrette, qui étoit logée comme une reine. Je lui racontai mon histoire, depuis mon départ de Paris, jusqu'à mon retour. L'adorable courtisane m'embrassa plus de mille fois, me serra contre son cœur, versa de douces larmes. „Ah! mon cher ami, que tu as “souffert, me dit-elle, tandis que j'étois “dans la jouissance de tous les biens de “la terre! Je m'en veux d'avoir joui, “tandis que mon petit César étoit dans “les souffrances. J'ai fait, en conscience, “tous mes efforts pour t'en délivrer; “mais ta mauvaise étoile t'empêche de “profiter de mes démarches. Je n'ai jamais pu savoir, au juste, ce qu'est devenu ton ennemi, le Comte de Saint-Flour. Il y a lieu de croire qu'il n'est “plus au monde. Je n'ai pas eu une très-grande peine à t'obtenir la liberté de “repasser en France; j'étois surprise „de ne pas te voir revenir; mais j'ai “reçu une lettre de Grinciador, qui m'a “donné, sur ton compte, les plus mortelles alarmes. Ensuite j'ai appris qu'on “t'avoit vu rentrer dans Paris; mais que tu “étois garotté. J'ai imploré la protection “de l'homme en place qui m'oblige. “Bientôt j'ai appris ce que tu étois devenu. On m'assuroit que tu avois l'esprit “aliéné; je n'ai pu le croire. J'ai soutenu “le contraire, j'ai eu le bonheur d'obtenir ta liberté.“ A ces mots, j'ai embrassé ma Levrette, avec le plus vif attendrissement; je l'ai comblée de mes actions de graces. Soudain paroît un homme décoré; c'étoit son entreteneur. Il nous surprend dans nos doux embrassemens. „Que veut dire “ceci, s'écria-t-il?“ -- „Mon bon ami, lui répondit Levrette, voilà le “mortel chéri que vous avez obligé, “qui vous doit sa liberté.“ Je fis, à ce eigneur, mes respectueux remercîmens. Levrette me recommanda à sa protection, le priant de s'intéresser en ma faveur, pour me placer me procurer un état. „Il paroît joli garçon, dit-il; je m'occuperai de lui.“ A ces mots Son Excellence me congédia, il fallut me retirer bien respectueusement, le laissant paisible possesseur de ma chère Levrette, que je lui enviois du fond de l'ame. Ma chère amie courut après moi. „A propos, me „dit-elle, tu ne dois pas avoir d'argent, “mon bon ami;“ elle me glissa, dans la poche, un rouleau de cent louis, qu'elle ne me laissa pas le temps de refuser, elle disparut. Je me rendis chez mon Banquier; il m'apprit que le Chevalier Marqué avoit toujours touché mes revenus. Je m'en étois douté. Le scélérat avoit mangé mon bien, sans m'en faire passer la moindre parcelle. Je priai le Banquier de ne lui plus rien donner. „C'est un scélérat, “repris-je. Il m'a forcé de vous écrire “en sa faveur; mais il est temps enfin “que je m'affranchisse de l'esclavage qui “m'a trop long-temps enchaîné sous son “joug; que je cesse d'être la dupe de “ce misérable.“ Je courus dans la maison où j'avois laissé ma belle Aurore. J'appris qu'elle avoit délogé le jour même, l'on ne put m'apprendre où elle avoit transplanté son séjour. „Ah! les monstres, m'écriai-je! ils ne sont de retour que d'hier, “voilà déjà un tour abominable qu'ils “me jouent! Ils savent que je suis de “retour; ils m'enlevent celle que j'adore. “Ils seront forcés de me la rendre.“ Je courus au logis du Chevalier Marqué. On m'apprit qu'il avoit disparu sans payer, qu'on ne savoit ce qu'il étoit devenu. Je volai chez Frédégonde: „La maison “a changé de propriétaire, me dit-on; “nous ne logeons plus que d'honnêtes “gens.“ Où déterrer mes coquins? Je rencontrai un jeune Seigneur qui m'avoit apperçu, à Calais, garrotté. „Ah! mon “cher Chevalier, me dit-il, en m'embrassant, tu n'es donc plus fou?“-„Je ne “l'ai jamais été, répondis-je, quoi que “j'aie essuyé des traverses capables de me “le faire devenir. C'étoit une imposture “qu'on avoit imaginée contre moi, “dont j'ai très-aisément démontré la “fausseté; mais toi, mon cher Marquis, “sais-tu ce qu'est devenue l'infâme Frédégonde?“ -- „Je ne vois plus cela, “me répondit-il; cela est absolument “tombé dans la boue.“ -- „Je la cherche, “repris-je, aussi-bien qu'un certain Chevalier Marqué; je ne peux pas déterrer “leur logement.“ -- „Hé mais, leur “logement est à Bicêtre à la Salpêtrière, répliqua le Marquis. C'est-là “qu'il faut les chercher, après avoir un “peu visité tous les mauvais lieux les “tripots de jeu. Où as-tu lié connoissance avec ce polisson-là?“ -- „A l'hôtel d'Angleterre, répondis-je.“ „Hé bien, reprit-il, c'est à l'hôtel d'Angleterre qu'il faut le chercher.“ Je remerciai Monsieur le Marquis, je courus à l'hôtel d'Angleterre. Je n'y trouvai pas mon Chevalier. Je le demandai à d'autres polissons comme lui. „Il étoit “ici tout-à-l'heure, me répondit-on; on “vient de le chasser, à coups de canne, “pour n'avoir pas été assez adroit. Il a “enfilé la rue de Richelieu; si vous “courez mieux que lui, vous pourrez le „rejoindre.“ Je courus après mon fugitif, bien-tôt je l'appercus; il se frottoit les épaules. Je l'abordai. Il me parut stupéfait déconcerté. Il réfléchit quelque temps sur l'accueil qu'il devoit me faire. Enfin il prit le parti de la politesse de l'aménité.nité. „Ah! mon cher Chevalier, me “dit-il, que je suis enchanté de vous “voir! Je quitte précisément, dans la “minute, Monsieur le Duc de**** qui “m'a fait mille amitiés. Il m'a amené “avec lui. J'ai desiré qu'il eût la complaisance de me jeter ici, parce que “je voulois entrer sans bruit sans “éclat, à quelques pas d'ici, que le “fracas de la voiture m'auroit trahi. “Nous avons beaucoup parlé de vous.“ -- „Monsieur le Chevalier, lui dis-je, “vous ne quittez pas, à présent, Monsieur le Duc de***, parce que ce “Seigneur ne fréquente pas l'hôtel d'Angleterre.“ -- „Quoi! reprit le Roué, “vous croyez que je viens de l'hôtel d'Angleterre?"-"Je sais, répliquai-je, "la conduite qu'on vous a faite jusqu'à “la rue de Richelieu; ainsi plus de déguisement. Où as-tu loge Aurore? “Conduis-moi chez elle.“ -- „Mais, “Monsieur le Chevalier, dit-il, en vérité, vous êtes plaisant.“ -- „Je sais “comment on vient de te traiter, repris-je, en levant ma canne; je vais t'achever, si tu ne me conduis, sur-le-champ, chez Mademoiselle Belle-en-Deuil.“ -- „Je vais vous mener chez “Frédégonde“ -- „Mene toujours. Je “trouverai-là ma chère Aurore que vous „avez l'infamie de tenir en captivité, “pour la prostituer; mais je la vengerai.“ Je suivis mon piteux guide, bientôt nous arrivâmes chez Frédégonde. A mon aspect, elle fronça le sourcil, sa vilaine ame transpira, sur son visage, par une laide grimace. Enfin, prenant le parti de rire: „te voilà donc échappé des “petites-Maisons, me dit-elle?“ „Malheureuse, lui répondis-je, je ne “veux pas souffrir ton odieux badinage. “Où est Aurore?“ “Qu'entends-je, s'écria-t'elle toute violette, “suffoquée par la rage? quel est ce ton “que tu oses prendre contre moi?“ Et soudain la malheureuse s'arme d'un chenet, pour me fendre la tête. Je saisis le pareil. Elle s'arrête intimidée, fondant tout-à-coup, sur le Chevalier Marqué, „c'est toi, misérable, s'écria-t-elle, “qui m'attires une pareille scene, c'est toi qui “as enhardi ce jeune homme, en tremblant “devant lui, recevant humblement ses „coups de canne.“ A ces mots, elle s'est escrimée, avec son chenet, sur le dos du lâche, qui étoit déjà douloureux. Avant qu'il ait pu ouvrir la porte, pour s'échapper, il a reçu copieusement sa portion, s'est vu traiter comme il le mérite, par sa digne associée. Après sa retraite, j'ai arraché le chenet à l'odieuse Bacchante, la jetant sur son canapé: „indigne mégère, me suis-je écrié, il faut que tu me conduises “chez Aurore, ou je te traiterai plus “mal que tu ne viens de traiter ton vil “Marqué.“ La Furie, à ces mots, s'est arraché les cheveux, a cassé une glace d'un coup de poing. „Quoi! s'est-elle “écriée, d'une voix forcenée, je serai “traitée si indignement par un blanc-bec! “Au meurtre, au vol, à l'assassin!“ Elle crioit avec rage; elle me jetoit, à la tête, tous ses meubles, que j'écartois aisément. Elle grinçoit des dents, elle écumoit, ses cheveux se hérissoient, ses deux yeux enflammés sanglans lui sortoient de la tête. Elle m'inspiroit la plus grande horreur; le Guet arrive. La foule, attirée par ses cris, vient inonder son appartement. „C'est un voleur, s'écrioit-elle; c'est un monstre qui “vient m'assassiner.“ On voit une femme échevelée, on me trouve un chenet à la main. La Furie a le temps de faire ses réflexions. Elle ne veut pas se compromettre avec la Justice. Elle prend, tout-à-coup, un air riant. „Messieurs, dit-elle aux satellites, vous êtes bien bons „de venir à mon secours; j'en suis pénétrée de reconnoissance. Voudriez-vous “bien d'abord écarter un peu cette foule “empressée, qui est venue inonder mon “appartement?“ On pria le peuple, pour prix de son zèle, de vouloir bien vuider l'appartement, ce qu'il fut obligé d'exécuter. Alors Frédégonde, d'une voix emmiellée, dit au Guet: „C'est un malheureux, un libertin, qui appartient à de “très-honnêtes gens, qui vouloit me voler, “& me menaçoit de m'assassiner. J'ai été “forcée d'appeller du secours. Monsieur “(en me montrant) est accouru pour “me défendre. Le polisson s'est échappé. “Je ne suis pas fâchée, dans le fond, “qu'il soit à l'abri d'être arrêté; car cela auroit produit une esclandre qui auroit sa “rougir ses respectables parens. Ils prendront, sans doute, leurs dimension “pour le faire enfermer, pendant quelque temps, dans une maison de correction. Je vous demande pardon, “Messieurs, des peines que je vous ai “occasionnées; je vous remercie du secours que vous veniez m'apporter, & “qui m'a été très-utile, puisque, sans “doute, votre approche a contribué à “faire sauver l'ennemi. Je remercie aussi, “du fond de mon cœur, ce brave gentil-homme, qui m'a été si secourable.“ Le Guet, voyant qu'elle ne demandoit rien, lui a souhaité le bon soir. La scélérate! quelle présence d'esprit! Devois-je la démentir, pour me faire conduire chez le Commissaire? J'étois plus pressé de voir mon Aurore. „Hé bien! malheureuse, lui dis-je, quand nous fûmes “seuls, me feras-tu voir ta victime? me “diras-tu où elle est logée?“ -- „Que “sais-je moi, répondit-elle? cherchez “dans la maison, depuis le grenier jusqu'à la cave.“ Je voyois beaucoup de monde sur l'escalier; tous les locataires étoient sortis de leurs appartemens, à l'occasion du tumulte qui venoit de mettre tout le monde en l'air. Je montai jusqu'au grenier. Tout-à-coup j'entends un cri de femme, apperçois, qui, grand Dieu? ma chère Aurore. Nous nous précipitons dans les tas l'un de l'autre. Mon Dieu, qu'elle étoit belle! qu'elle étoit tendre! qu'elle étoit céleste! „Ah! papa, maman, s'écria-t-elle, c'est lui même.“ La mère accourut. Je l'embrassai avec transport. Elle me conduisit à son mari perclus, qui faisoit, en vain, tous ses efforts pour se lever courir à moi. Je l'embrassai avec autant de tendresse que sa femme sa fille. „Ah! mon cher César, s'écrioient-ils tous les trois, quelle joie “de vous revoir! mais que nous avons „souffert! ah! mon bon ami, que nous “avons été malheureux! mais ne mêlons “aucune tristesse à la joie pure que nous “cause votre vue. Célébrons votre retour “comme celui d'un fils chéri, perdu depuis long-temps. Ah! nos malheurs sont “finis. Vous nous êtes rendu. Vous allez “être notre sauveur.“ Voilà ce que disoient, à-peu-près, ces trois personnes chéries, en se coupant mutuellement la parole, en s'interrompant, à chaque instant, pour m'embrasser. Voilà un de ces instans de joie qui effacent bien des années de malheur. C'étoit la pure satisfaction de la vertu. Que les plaisirs sont différens plus foibles! Oui, la vertu mon ami, je la sens; j'étois né pour elle. Je donnai de l'argent à la bonne mère, pour qu'elle allât nous acheter de quoi souper; elle ne vouloit pas le recevoir mais je l'en priai à genoux, j'obtins cette grace. Nous fîmes un souper délicieux. Je ne me souvenois plus d'avoir jamais été malheureux, de ma vie. Aurore étoit adorable. Je l'aimois, je l'adorois. On me fit raconter mes aventures; toutes les passions se peignoient sur le visage enchanteur de ma belle amie. Ce visage est si délicat, si transparent, si céleste, qu'il laisse voir son ame presqu'à découvert. Quel intérêt tendre en ma faveur! que j'étois heureux! Comment pourrai-je jamais mériter un si grand bonheur? Alors j'ai prié ma chère Aurore de me raconter réciproquement son histoire celle de ses chers parens, pendant mon absence. Ici les larmes ont recommencé à couler, des yeux de la fille de la mère. Le père poussoit des soupirs, levoit la vue au Ciel. „Ah! mon cher ami, reprit “Aurore, dispensez-nous aujourd'hui “d'un si triste récit. Encore un coup, ne “mêlons aucune ombre de douleur à la “pure joie que nous cause votre retour. “Demain sera consacré au deuil. Ah! si “nous pouvions effacer, de notre mémoire, tous ces faits douloureux! si rien “ne nous les rappelloit jamais...!“ J'embrassai ma belle Aurore, je me soumis à ce qu'elle exigeoit, prévoyant, avec douleur, qu'elle auroit de bien cruelles épreuves à me raconter pour le lendemain. Ce qui m'étonna, c'est que je n'apperçus pas, dans tout ce que me dirent ces bonnes gens, que Frédégonde m'eût trahi, quant à mon état. Elle leur avoir laissé croire que j'étois réellement un jeune graveur, vivant du travail de ses mains. J'ignore d'où venoit le motif de cette discrétion. Aurore me montra des gravures qu'elle avoit finies pendant mon absence. La chère enfant avoit fait, sans guide, des progrès considérables. Elle commençoit déjà à gagner joliment avec ce talent. Elle m'en rendoit grace de tout son cœur, comme au premier auteur de la fortune qu'elle espéroit. Je me retirai assez tard, ne sachant pas trop, au fond, où aller coucher. Je rencontrai la grande la Voirie, bonne-fille, à qui l'on avoit donné ce nom peu flatteur, corrompant le sien, qui étoit la Voiserie; elle étoit un peu froide mais douce comme un agneau. Elle me con duisit chez elle, me plaça dans une très-jolie chambre, en me souhaitant poliment le bon soir. Tu croiras peut-être, mon ami, que je ne passai pas, chez cette fille, une nuit si sage que je le dis. Le lendemain, je courus chez ma chère Aurore; mais Dieu! je ne la trouvai plus au logis, ni elle, ni ses parens. Les voisins ne purent me rendre raison de ce qu'étoit devenue cette chère famille. On etoit venu les chercher, tous les trois, en voiture. On avoit eu bien de la peine à faire descendre le père. Il falloit qu'il y eût eu de la violence; sans cela, comment ce bon père, perclus de tous ses membres, se seroit-il réfolu à sortir? Les avoit-on entraînés, hors de chez eux, pour les enfermer dans quelque prison? à propos de quoi? qu'avoient-ils fait? Il y avoit là encore de la Frédégonde. Je descendis chez elle. On me dit qu'elle avoit déménagé dès le matin. „La scélérate m'a échappé, m'écriai-je furieux. “Courons chez le Chevalier Marqué.“ Il n'avoit point de logement. Le chercher à l'hôtel d'Angleterre, c'étoit peine perdue; il ne devoit plus oser y mettre le pied. Je repassai, par hasard, chez la Voirie, qu'il nommoit Rose-à-Tout-venant. Je l'y trouvai. Il se recommandoit à sa protection, pour appaiser le courroux que j'avois contre lui. Il pâlit à mon aspect; cependant, il prit un air riant.“ “Ah! mon cher Chevalier, dit-il, je “vous cherchois. J'ai mille choses à vous “apprendre, depuis tant de temps que “nous ne nous sommes vus.“ -- „Malheureux! m'écriai-je, il faut que tu me “rendes Aurore, ou que tu meures sous le “bâton.“ -- „C'est positivement cela, dit-il, que je veux vous apprendre. Ces pauvres “gens devoient, sans doute, à quelque „riche impitoyable. On m'assure que l'indigne créancier les a fait enfermer ce “matin; mais il ne s'agit que d'une vingtaine de louis, vous pourrez délivrer aisément ces bonnes-gens“ -- „Oh! “l'infâme Frédégonde, m'écriai-je! où “sont ces braves gens?“ -- „Je les “crois au Châtelet, reprit-il; mais vous „devez bien penser que Frédégonde n'a “aucune part à cela.“ -- „Conduis-moi au Châtelet, malheureux.“ A ce mot, je vis pâlir le vilain Marqué. Ce Châtelet lui faisoit peur. Toute ombre de prison l'intimidoit. „Mais, mon cher ami, “dit-il, comment, moi aller au Châtelet! si on vouloit m'y retenir?“ -- „Tu “le mériterois.“ Je le pris au collet, le forçai de monter, avec moi, en voiture. Nous arrivâmes à la prison maudite. Je demandai s'il y avoit, de ce matin, un père, perclus, avec sa femme sa fille. On me dit qu'oui, je lâchai le malheureux Marqué, qui s'enfuit, courut très-vîte sans voiture. J'entrai dans le malheureux repaire; je frémis en pensant que de si honnêtes gens se trouvoient confondus avec la plus vile canaille. J'appercus bientôt, dans un coin obscur, un groupe de trois personnes, un homme deux femmes, couchés sur de la paille, les bras entrelacés, abîmés dans leurs douleurs. C'étoient mes amis. „Ah! chère Aurore, m'écriai-je, vous, “son père sa mère, est-ce vous?“ Ils souleverent leurs yeux appesantis. Un rayon de joie y perça. Je tombai dans leurs bras. Nous restâmes quelque temps dans cette attitude, le cœur serré, sans pouvoir nous dire un seul mot. Enfin, je leur demandai, en soupirant, quel étoit l'infâme juif qui avoit pu les faire arrêter. „Hélas! “me répondit le père, Madame Frédégonde a prétendu nous obliger; mais “elle nous a fait signer des reconnoissances de tout ce qu'elle nous a donné. “Armée de ces titres, elle a, sans doute, “fait des poursuites contre nous. Elle nous “a soufflé les assignations. Elle a obtenu “Sentence contre nous, sans que nous “pussions nous en douter. Elle tenoit “cette arme toute prête, pour nous accabler quand elle le voudroit; , ce “matin, au moment où nous nous y “attendions le moins, on est venu nous “arrêter à sa requête.“ -- „O la monstrueuse femme, m'écriai-je! que de bon “cœur je laverois, dans son sang, toutes “ses indignités! mais vous devez être “arrêtés pour peu de chose.“ -- „Je “crois, me répondit la mère, que cela “ne va pas à plus de douze ou seize “louis, avec les frais.“ -- „Ah! je “respire, lui répondis-je; c'est une bagatelle qu'il m'est trop aisé de débourser. “Il est affreux d'être obligé de jeter cet “argent à la tête de l'infâme Frédégonde; “mais quel plaisir de pouvoir faire un si “léger sacrifice pour vous rendre la liberté! “que n'en puis-je faire un mille fois plus “grand!“ La fille & la mère se précipiterent à mes genoux, pour me remercier. Je les relevai, avec la même précipitation, je les embrassai. Je fis venir à dîner, je demandai au geolier le nom la demeure de l'Huissier, qui avoit fait arrêter mes amis; il me l'apprit, je promis, à ces bonnes gens, d'y passer, de les délivrer le jour même. Nous dînâmes avec assez d'appétit, malgré la tristesse de leur situation. Je les priai de me raconter tous les malheurs qui les avoient poursuivis pendant mon absence.“ Hélas! me dit “Aurore, cet affreux récit convient “au lieu douloureux où nous nous trouvons pour le présent; mais comment se “rappeller des atrocités si infâmes? Notre “vie a été, pendant votre absence, ce “qu'elle est depuis votre retour. Pas un moment de repos; à chaque instant des persécutions cruelles, pour me soumettre à “des indignités; à chaque moment de “nouveaux personnages auxquels on me “vendoit, dont aucun, grace au Ciel, “n'a pu se rendre maître de sa victime. “Ah mon ami! peut-on croire qu'il y “ait, sur la terre, des êtres si malfaisans? Quoi cette Dame Frédégonde! “de si beaux traits, avec une ame si “infernale! Ah! ce n'est pas une femme, “c'est Satan lui-même qui a déguisé son “horrible laideur, sous cette belle figure.“ J'aurois bien voulu de plus grands détails; mais la pudeur de cette belle vierge répugnoit à les tracer. Le père la mère se félicitoient mutuellement sur le compte de leur fille, remercioient le Ciel de leur avoir donné une enfant, dont la sagesse avoit résisté à de si cruelles épreuves. Je quittai ces honnêtes gens pour allet chez l'Huissier. Je lui donnai vingt louis pour la dette les frais, pestant beaucoup de jeter une somme de seize loui au profit de l'indigne Frédégonde. J'allai, le jour même, délivrer les trois vertueuses personnes, de l'odieuse prison, qui n'étoit pas faite pour elles. Je les conduisis dans un joli petit logement, que je leur avois préparé. Nous fîmes un souper délicieux, je fus béni par la chère famille, avec des transports, dont je ne puis donner une idée. Je me retirai encore chez la bonne Rose-à-Tout-venant, ou la Voirie j'étois plein du bien que je venois de faire. Quel plaisir d'avoir obligé la vert la beauté, Aurore ses parens Mes songes furent riants, enchanteurs; mais chastes comme celle qui me les inspiroit. Je sens que la belle Aurore est la seule que j'aie véritablement aimée; avant de la voir, je ne connoissois pas l'Amour. L'idée de cette chère personne, dont j'étois occupé, ne m'empêcha pas de penser à la noble Laure de Lysange, la première personne qui ait reçu mes véritables hommages. Elle avoit souffert pour moi; elle souffroit peut-être encore. Je voulois savoir ce qu'elle étoit devenue; je voulois la voir. J'allai trouver la bonne mère Saint-Amand, que j'avois déjà vue aux Carmelires, qui avoit, ci-devant, toute la confiance de Laure. Je la conjurai, en grace, de m'apprendre où étoit cette adorable personne. Je lui fis si bien voir tout l'intérêt que m'inspiroit cette Beauté, presque céleste; je témoignai si tendrement la douleur que je sentois d'avoir contribué à ses souffrances, que je touchai cette bonne Religieuse. „Je ne puis, dit-elle, vous dire où est ma chère Laure; “elle me l'a défendu positivement; mais “je vous apprendrai, du moins, quel est “son sort, où plutôt, ce sera elle-même “qui vous l'apprendra. Je vous confierai “ses lettres, vous y verrez l'ame la “plus pure se peindre sous vos yeux. Laissez-moi en effacer tout ce qu'il n'est “pas édifiant de vous laisser voir; revenez demain chercher le reste.“ Voilà tout ce que je pus obtenir. Je revins le lendemain ponctuellement. La bonne mère fut de parole. Elle me remit un paquet de lettres, que je baisai avec transport. Elle avoit eu le soin cruel de rayer tout ce qui pouvoit me donner plus de lumières qu'elle ne vouloit. J'ai copié ces chères missives, je les mets sous tes yeux. Fin de la seconde liasse. LE CRIME. TROISIEME LIASSE. Laure de Lysange, à la Mère Saint-Amand. N*** . AH! mon Dieu, ma bonne maman, que j'ai été coupable, puisque Dieu a permis que je fusse si cruellement trompée; oui trompée, par le jeune homme le plus cher à mon cœur saignant! Je lui avois donné ma confiance. Insensée que j'étois! quand je connoissois sa légèreté, son extravagance, moi fille de vingt un ans, je m'étois remise entre les mains d'un petit jeune homme de dix-huit ans, que j'appellois d'abord un jeune blanc-bec. Je lui avois confié mon honneur. Vous voyez le cas qu'il en a fait. Que je suis malheureuse! que je suis coupable! Auriez-vous cru qu'il auroit pu me mener dans une maison?.... Ah Ciel! quelle maison! Mon Dieu, je te demande pardon d'avoir vu de pareilles horreurs. Cette Frédégonde est bien abominable; mais ne parlons plus de ces exécrations. J'ai eu le bonheur d'échapper à de si affreux dangers; mais que suis-je à présent? Comme le crime humilie! Moi fille de condition, dans le cas de prétendre à des partis honnêtes, à présent déshonorée d'une manière visible, dont je porte les traces les plus manifestes; que dis-je déshonorée! avilie, couverte d'opprobres, puisque je me suis vue exposée aux plus abominables attaques, dans une maison publique de prostitution! je n'en suis pas morte d'horreur! O Philosophie absurde! insuffisante, comme tu t'es jouée d'une femelle imbécille, qui vouloit afficher tes superbes prétentions! Ma bonne maman, priez Dieu pour moi; il en faut toujours revenir là. Je voulois me fier sur ma prétendue force; il m'a abandonnée à moi-même, j'ai vu que ma force n'étoit que foiblesse. Quoi qu'il en soit, j'ai eu le bonheur de m'échapper de la maison infernale. Je me suis arrachée des bras d'un malheureux, sans ombre d'ame, qui vouloit employer, contre moi, la violence la plus atroce. O mon Dieu! comme je t'implorois! Mon cœur se fendoit par l'excès de ma douleur, sembloit s'enlever hors de ma poitrine, vers ce Dieu qui a daigné m'aider. Je me suis enfuie, encore un coup, de l'horrible maison; mais je trouvois de plus grands dangers, peut-être, dans la rue, que dans la maison, séjour du crime. J'ai échappé à tout. Cela étoit au-dessus des forces humaines, je crois à la Providence. Je desirois de cacher ma fuite. Quand je fus hors de Paris, j'apperçus une charrette couverte, conduite par un pauvre homme, qui me paroissoit un assez brave homme. Je lui dis: „Mon bon Monsieur, „voudriez-vous me prendre dans votre „charrette?“ -- „Mademoiselle, dit-il, vous vous gaussez de nous; une belle “Madame, comme vous, entrer dans une charrette comme la nôtre! allez donc, vous voulez rire.“ – „Non, je vous jure, mon ami, je vous en prie, en grace, prenez moi avec vous.“ – „Où voulez-vous aller?“ -- „Oh! bien loin! bien loin!“ – „C'est que je vais à cinquante lieues, s'il vous plaît.“ – „Soit pour cinquante lieues.“ – „Combien, me donnerez-vous?“ Je lui ai présenté, sur-le-champ, ma bourse. „Oh! ma gentille Demoiselle, a-t-il dit, c'est trop, en vérité; reprenez votre bourse. Vous me donnerez ce que vous voudrez, quand nous serons arrivés, si vous êtes contente.“ Il m'enleva dans ses bras, & me jeta dans sa charrette. Confondue avec ses marchandises, comme un meuble inanimé, j'avançois, sans voir le jour, ensevelie sous une double toile. Je pleurois, je dormois, je m'éloigner de Paris. Nous passâmes cinq jours dans ce pénible voyage. Je dînois & je soupois, tête-à-tête, avec mon voiturier. Nous n'avions pas ensemble grande conversation. Je voulois lui raconter mon histoire; il n'y comprenoit pas grand'chose. Il ne concevoit pas ce qui pouvoit m'affliger. „N'étiez-vous “pas bien nourrie, me disoit-il, bien couchée, vêtue bien brave? Qu'est-ce donc “qui vous manquoit?“ Et il ajoutoit: „nous boirions bien encore une chopine, “n'est-ce pas? de causer comme ça, ça „altère.“ Je consentois, il buvoit beaucoup plus des trois quarts demi. Je le priois de me placer dans quelqu'endroit honnête. „Mais moi, disoit-il, „que voulez-vous? j'ai, dans mon village, „à cinquante lieues de Paris, mon compère Guillau, qui est à son aise. Il a “bien seize arpens de bon bien de Dieu “au soleil, qui ne devont rien à personne; mais avec tout ça, ce n'est qu'un “paysan. Je lui dirai bien“ „Guillau, “mon ami, veux-tu prendre, chez toi, c'te “belle Demoiselle?“ Il me répondra: „moi, que veux-tu que j'en fasse? est-ce “que j'ai des perdrix à lui donner, moi? “Les perdrix sont à notre Seigneur, “possédé du diable, qui nous pille “nous ruine; “ cependant nous verrons ça quand nous serons arrivés. Nous arrivâmes enfin dans le bien-heureux village. Mon voiturier me fit revoir le jour, me descendit sur la pelouse. „Attendez-moi là, dit-il, parce “qu'il faut que j'aille chercher le compère Guillau. Moi, je vais plus loin; “je lui parlerai.“ Je restai en plein air, dans le calme de la nature, dans le silence des campagnes. Je respirai. Je reposai mon oreille, fatiguée du bruit continuel des roues de la voiture. Je sentis mon visage caressé par un doux zéphir. Le parfum des fleurs vint réjouir mon odorat.J'entendis le chant des oiseaux, le murmure d'un ruisseau, dans lequel se miroient les feuilles tremblantes. Je vis la scène riante des objets voisins, les lointains bleuâtres. Nous étions au déclin d'un beau jour. Le Soleil sembloit sourire entre les nuages dorés. Mon Dieu que la campagne me parut belle! quel séjour délicieux, préférable au séjour sépulchral des villes! elles sont l'ouvrage des hommes, les champs sont celui de Dieu même. Le calme de la nature passa dans mon ame. Mes larmes se tarirent d'abord, bientôt j'en versai de plus douces. C'étoient des larmes d'attendrissement. Je vis, à quelque distance, une jeune jolie bergère, assise sur les fleurs, couronnée de bluets de coquelicots; son chien reposoit auprès d'elle; ses agneaux broutoient l'herbe fleurie; elle chantoit, de sa voix douce pastorale; Qu'elle me parut heureuse! J'enviai son bonheur. Je m'approchai d'elle. „Gentille Pastourelle, lui “dis-je, m'apprendrez vous comment il “faut que je fasse pour être heureuse „comme vous?“ -- „Ah! Mademoiselle, répondit-elle, vous vous gaussez “des pauvres gens; une grande belle “Demoiselle comme vous, toute habillée en soie, est bien plus heureuse “que nous.“ -- „Hélas! repris je en “soupirant, je suis bien loin du bonheur; “mais vous, ma belle enfant, à votre “teint vermeil, à vos joues rebondies, “je vois bien que vous êtes sans souci, “, par conséquent, sans chagrin.“ -- „Ah! pourça c'est bien vrai. Je n'avons point de chagrin; mais c'est “parce qu'on ne nous en donne pas, “ que je n'en allons pas chercher.“ -- „Mais comment faire pour n'en pas “avoir?“ -- „Mais je crois qu'il faudroit peut-être vivre comme nous. Au “reste, si vous voulez, Mameselle, je “vous menerai à mon pere, qui pourra “peut-être vous dire ça, ou bien plutôt “à M. le Curé, qui est encore plus “savant, qui sait lire tout courant. Il “doit savoir ça, lui.“ -- „Votre père “le saura aussi bien, ma fille; je serai “bien charmée de le voir. J'attends ici “le voiturier qui m'a amenée.“ -- „C'est “notre compère Jean-David; il est justement, je crois, allé chercher mon “père, il va vous l'amener.“ Cependant j'appercevois un jeune paysan, qui sembloit vouloir passer à la jolie Bergère; elle lui sourioit à la dérobée rougissoit. "Mes chers enfans, leur „dis-je, que je n'empêche pas vos entretiens aussi doux qu'innocens.“ -- „Approche, Pierrot, lui dit Nicette, dont “j'appris bientôt le nom, c'te belle Demoiselle veut être heureuse; elle n'est “pas pour empêcher nos plaisirs.“ Alots Pierrot approcha, avec son chapeau son coude en l'air. Il présenta, à sa maîtresse, un gros paquet de fleurs, qu'il venoit de cueillir pour elle. „Grosse bête, “s'écria-t-elle, présente donc ça d'abord à “c'te belle Demoiselle; est-ce qu'il faut “commencer par moi?“ Alors Pierrot, avec son chapeau toujours suspendu à deux pouces au-dessus de sa tête: „ma “belle Dame, dit-il, excusez, c'est que “n'est pas digne de votre mérite: c'est “que je n'osions pas....“ J'acceptai quelquesunes de ses fleurs; il présenta le reste à Nicette, qui le reçut bien tendrement. „Mon père ne va pas tarder à venir, “dit-elle; voilà des pauvres qui l'attendent; car c'est aussi le père des “pauvres.“ La bonne mère nous joignit; „Et qu'est-ce que cette belle Demoiselle là, dit-elle?“ -- „C'est, “répondit Nicette, une belle Demoiselle “de Paris, que notre compère Jean-David a amenée, je crois, dans sa “charrette.“ -- „Hé mon Dieu! dans “sa charrette, dit la mère, une belle “Dame si délicate! Vous devez être toute “brisée; venez vous reposer chez nous. “Appuyez-vous sur notre bras, mon “bel ange.“ -- „J'attends ici, répondis-je, votre compère, qui est allé me „recommander à votre mari.“ -- „Vous “recommander, ma belle Dame, à nous “autres pauvres gens! Mon Dieu que ces „Dames de Paris sont honnêtes!“ „Allez toujours vous reposer, dit Nicette; j'allons attendre mon père avec “Pierrot que voilà, je vous le menerons tout de suite.“ Je me laissai conduire au logis. J'y trouvai la vénérable grand'mère, dans une chaise de paille, ses petits enfans, qui jouoient autour d'elle. Quand elle me vit, elle fit ses efforts pour se lever. Je la repoussai dans son fauteuil, je l'embrassai. On me fit asseoir; on courut à la cave; on m'apporta du vin bien frais, pour me rafraîchir, on étendit, sur la table, devant moi, une serviette, de toile un peu grossière, mais toute blanche. „Dépêchez-vous donc, s'écrioit la maîtresse, voilà notre maître qui va venir “souper. Que tout soit prêt. Il tarde “bien.“ -- „C'est, répondit un homme “de charrue, parce qu'il est allé consoler “c'te pauvre veuve malade, pour qui il “a obtenu exemption. Il lui rendra aussi, „dans quelques jours, son fils qu'il a dégagé.“ Cependant nous entendions des acclamations de joie; on crioit: „Vive “Guillau.“ C'est lui, dit la maîtresse, il “aura fait encore des siennes.“ Et nous vîmes, en effet, arriver Guillau, qui tenoit, dans ses bras, une jolie fille. Il étoit tout vermeil rayonnant. „Et ranimez-vous donc, la belle, disoit-il; “vous voilà en sûreté; vous êtes avec “vos amis.“ -- „Ah! monsieur, s'écria “la jeune fille, en s'échappant de ses “bras, pour se jeter à ses genoux, que “je vous ai d'obligation! si vous n'étiez “accouru, les malheureux m'auroient “assassinée, après m'avoir outragée de “la manière la plus indigne.“ -- „Et “ne parlez donc pas de ça, la jeune fille, “dit Guillau.“ Et il ajouta, en éclatant de rire: „J'avons bien fait sonner notre “gourdin sur leurs épaules, toujours. Les “bourreaux courent encore. Ils étoient „deux coquins, qui vouloient faire violence à c'te pauvre fille, dans le bois, “derrière c'te roche; demandez-moi pourquoi; il y en a tant de bonne volonté. “Pourquoi vouloir prendre, par force, “celles-là qui ne veulent point. Ah! les “gueux! ils s'en sentiront plus d'un jour. “Allons, mes bons amis, soupons “vive la joie!... Et c'est donc là c'te belle “Demoiselle, dont le compère Jean-David m'a parlé. Hé mon Dieu, que “vous êtes belle, ma reine! que vous êtes bonne de venir chez de pauvres “gens comme nous; qu'est-ce que je “pouvons faire pour votre service?“ „Prenez moi au vôtre, m'écriai je, “donnez-moi un azile, pendant quelque “temps,chez vous. Je vous payerai “bien, mes honnêtes gens, je vous le “jure. Acceptez, pour commencer, tout ce que j'ai.“ Alors je leur jettai, sur da table, ma bourse, mes bijoux, ma boëte, mon étuit d'or, ma bague... „Hé! “reprenez tout votre bien, s'écria Guillau. “Ma belle reine, je ne sommes pas des “voleurs. Si vous voulez bien nous faire “le plaisir de vivre avec nous, de vivre “comme nous, je ne demandons que “l'honneur de vos bonnes graces. Si, après “ça, vous êtes contente, votre bon cœur “voudra peut-être nous récompenser. Je “le serons déjà d'avoir pu vous faire “plaisir.“ -- „Oh! mes bonnes gens, „m'écriai-je, en les embrassant tous l'un “après l'autre, que j'ai de plaisir de rencontrer des ames si honnêtes! Ah! recevez-moi au milieu de vous, regardez-moi comme votre fille, j'en aurai les “sentimens.“ Ils m'embrasserent tous à leur tour, me serrerent fortement contre leur poitrine. „Ah! parbleu, dit “le brave homme, je vais souper bien “joyeusement. J'ai fait là une bonne recrue. Asseyez-vous, à côté de moi, “mes deux nouvelles filles.“ Il nous fit, en effet, asseoir à ses côtés, la jeune fille qu'il avoit sauvée moi. Nous fîmes un excellent souper. Je mangeai avec un apétit charmant. Le voiturier, qui m'avoit amenée, soupa avec nous. Il étoit pressé de partir. Il nous quitta avant la fin du repas. Je voulus le payer. „Vous vous “moquez, me dit-il, Mameselle, vous “m'avez régalé sur toute la route. Nous “avons bu d'excellent vin. C'est moi qui “vous ai obligation.“ Je l'embrassai aussi, en le remerciant, il partit. „Il faut, dit Guillau, faire un peu de “réjouissance, pour célébrer l'heureuse acquisition que je venons de faire. Il faut “qu'on boive du vin des fêtes carillonnées, qu'on chante la mère Gaudichon, “ que toute notre jeunesse danse. Et “vive la joie, mes amis!“ On a fait tout ce qu'avoit dit le maître, je n'ai jamais vu de joie plus vive plus naïve. Que les hommes sont bêtes, à la ville, de faire tant de frais pour se divertir, de n'en pas venir à bout! Après le repas, on dansa, ou plutôt on sauta. Je ne pus prendre part à ce divertissement, on ne l'exigea pas même, parce que j'étois fatiguée; mais il fallut au moins danser un menuer avec le maître, qui ne s'en tira point mal. Je fus applaudie à tout rompre; on trouva que je dansois mieux qu'une Reine, l'on n'avoit jamais vu de Reine. On sentit enfin que j'avois besoin de repos. On me conduisit à un petit lit, qu'on m'avoit dressé dans un coin de la chambre nuptiale. Les draps ne m'en paroissoient pas doux; mais je me promettois bien de m'y faire par la suite. Je dormis pourtant assez bien dans ce lit dur. On m'y laissa jusqu'à huit heures du matin. Il y avoit déjà plus de quatre heures que les autres étoient levés, je rougissois de rester couchée si long-temps après eux. Je déclarai que je voulois absolument prendre l'habillement du village. Nicette me prêta ses habits des dimanches, l'on me trouva charmante sous ce nouveau costume. On disoit à la jeune fille de la maison: „Vois comme “la bonne mine relève les habits. Vois “si tu as cette façon là, avec les mêmes “hardes.“ -- „Hé ce n'est pas ma faute, “disoit naïvement la pauvre enfant, si „vous m'avez fait si laide.“ Nicette étoit en vérité fort gentille. C'étoit une rose naissante; elle avoit la fraîcheur la plus appétissante. On alla m'acheter, à la ville, un petit trousseau de villageoise; je me plus singulièrement à porter cette nouvelle parure. Je voulus qu'on me donnât de l'ouvrage. Je fus chargée de faire des chemises, d'abord pour le maître. La toile étoit un peu dure; mais heureusement j'y suis faite, parce que j'ai cousu beaucoup de chemises pour des pauvres. J'ai voulu conduire le troupeau de Nicette. Que j'avois de plaisir dans cette douce fonction! La tête pleine de toutes les Poésies Pastorales, de l'Astrée de Durfé, je voyois la campagne avec le prisme de l'imagination; j'ai goûté, dans ce doux passe-temps, au milieu des fleurs de leurs parfums, des délices dont on ne pourroit donner une idée, qu'en prenant le ton poëtique, si peu naturel, peut-être, dans une lettre. Le premier dimanche, je parus à Eglise, tous les yeux furent fixés sur moi, pendant tout l'Office. J'avois prié les gens de la maison de ne point dire qui j'étois. On me voyoit vêtue en paysanne; on me prenoit pour telle. Le fils du Seigneur entra dans l'Eglise, pour lorgner les filles. Il m'apperçut. Il braqua, sur moi, sa lorgnette, me fixa impitoyablement. Je dus rougir, ce qui le fit sourire. Il questionna beaucoup Guillau sur mon compte. Ce paysan, qui n'étoit pas rustre, sut éluder toutes ses questions, ne lui rien apprendre, en paroissant lui dire beaucoup de choses. Bref, je crus m'appercevoir qu'il ne fut question que de moi pendant toute la journée. Le Curé même me donna un coup-d'œil. Il me sembla qu'une satisfaction honnête se peignit sur son visage, quand il m'apperçut. C'étoit un digne vénérable Pasteur. Après Vêpres, on dansa sous l'ormeau. Je ne pus me refuser à ce divertissement innocent. J'eus bientôt appris les danses du village. J'en enseignai aussi plusieurs à cette brave jeunesse. Je fis plusieurs conquêtes, tous les amoureux, déjà pourvus de maîtresses, sembloient vouloir voler sur mes pas, quoique très-peu osassent le faire. J'eus, au moins, décidément tous ceux qui étoient libres ou vacans. Tous les jeunes gens enfin paroissoient me regarder avec une espèce d'enchantement. La joie des jeunes filles, en me voyant, étoit infiniment plus modérée. Le soir, je racontai mon histoire, dans la maison paternelle; car je me regardois déjà comme une fille de la maison. Je cachai ce qui auroit pu me faire rougir, que je n'étois obligée de dévoiler qu'à mon Confesseur. Je fus écoutée avec un enthousiasme difficile à décrire. Il sembloit que j'élevois l'ame de ces bons paysans, dans une sphère supérieure, qu'ils n'avoient jamais connue. Je recommandai bien le secret à toute la famille; tout le monde me le promit. Cependant l'amour, pardonnez, ma bonne maman, si je mets ce mot là sous vos yeux, si je vous peins les effets de cette passion profane, l'amour, dis-je, me tourmentoit. Il m'offroit, sans cesse, l'image du mortel que j'aurois dû le moin aimer, puisqu'il m'avoit fait le plus de tort. Dois-je vous avouer que j'avois conservé une miniature, qui me le représentoit sous des traits qui n'étoient que trop ressemblans? Je relisois aussi quelques lettres qu'il m'avoit écrites dans un-temps où il cherchoit à paroître estimable à mes yeux. Je soupirois; mes yeux se remplissoient de larmes; je n'osois baiser le portrait, ni les lettres; mais j'en avois grande envie. Je voulois imiter, en tout, les Bergères des Idilles. Je gravois, sur l'écorce des arbres sur les rochers, le nom de mon petit César, entrelacé avec le mien. J'y joignois quelques vers que m'inspiroit ma déplorable passion. Ah! si jamais il passoit dans cet endroit, tout lui parleroit de lui-même. Quoique je dusse être si mécontente de cet Amant cruel, il m'occupoit uniquement. Ceux qui vouloient le remplacer dans mon cœur, me devenoient à charge presqu'odieux. Je voyois ces mortels grossiers, dont la vue me répugnoit quelquefois, je les comparois, dans le secret de mon ame, à l'image radieuse de mon Amant que je voyois sans cesse. Il n'y avoit pas de rapport; ce n'étoient pas des êtres de la même espèce. Il falloit cependant ne rien témoigner, à mes importuns, de l'impression peu flatteuse qu'ils me faisoient. Je souffrois de cette dissimulation, je causois plus volontiers avec les indifférens, qu'avec ceux qui avoient des prétentions sur mon cœur. Le fils du Seigneur voulut se mettre aussi sur les rangs. Il me parut plus inférieur à mon Amant, que tous les paysans. Dès le second dimanche, il s'avisa de venir danser avec la jeunesse du village. Il gêna beaucoup tout le monde. Personne n'osoit plus danser. Je me doutois qu'il venoit pour moi. Je ne dansai pas; je me plaignis d'un mal au pied. Je feignis de m'être blessée. Il voulut causer avec moi; j'eus, sur-le-champ, la migraine. Il me quitta froidement, en disant que les paysanes n'avoient pas, moins que les Dames, toutes les maladies qu'elles vouloient à leur commandement. Quelques jours après, il me trouva seule, assise à l'ombre d'un saule, gardant mon troupeau. Il m'aborda sans m'ôter son chapeau.“ Bon jour, me dit-il, gentille bergère, tu veux faire la cruelle; “en vérité, cela ne te va point, vis-à-vis de moi sur-tout.“ Je fus un peu surprise de me voir traitée si familièrement; je n'étois point accoutumée à ce ton là. Je ne savois si je ne devois pas m'amuser aux dépens de ce fat. Je me contentai de lui dire que je ne comprenois pas ce qu'il vouloit me dire. „Tu dois t'être apperçue, me dit-il, “petite pécore, que je tai distinguée de “tes compagnes, que tu ne me déplaisois pas; mais, au lieu d'être glorieuse enchantée de cette bonne „fortune, comme tu devrois l'être, tu “fais la petite quelqu'un; au reste, y a-t-il long-temps que tu es ici?“ „Douze jours, Monsieur.“ -- „D'où “viens-tu?“ -- „C'est ce que je desire de “tenir secret, vous voudrez bien me dispenser de le publier.“ -- „Mais tu “ne parles pas comme une paysane.“ -- „Au moins je ne parle pas comme une “paysane de ce pays-ci, parce que je “n'en suis pas.“ -- „D'où es-tu donc?“ -- „C'est un de mes secrets.“ -- „Que “viens-tu faire ici?“ -- „Troisième “secret!“ -- „Qui es-tu?“ -- „Bergère.“ -- „Et qu'étois-tu dans ton “pays?“ -- „Quatrième secret.“ „Avec tous tes secrets, tu es fort impertinente, ma fille.“ -- „J'ai peine “à le croire.“ -- „Tu prends un “mauvais parti; si tu avois mieux répondu aux bontés que je voulois avoir “pour toi, je t'aurois peut-être, par la “suite, fait ta fortune.“ -- „Les Seigneurs, qui veulent débaucher les jeunes “filles, font leur ruine, non pas leur “fortune.“ -- „Tu n'as pas éte si sévère avec tout le monde. Il y a du „mystère là-dessous; je le percerai.“ „Je me flatte que non.“ Nous nous quittâmes, assez mécontens l'un de l'autre. Monsieur le Chevalier fit une pirouette, s'en alla, en fredonnant un air Italien. Moi, en levant les épaules, je lui tournai le dos, je reconduisis mon troupeau à l'étable. Le lendemain, il écrivit à Guillau. Le brave homme vint, en éclatant de rire, m'apporter sa lettre. La voici. Le Chevalier de Poupincour, à Guillau. “Qu'est-ce donc, l'ami Guillau, que “cette petite péronelle, que tu as recueillie chez toi? Elle est assez jolie; “mais très-impertinente. J'ai daigné lui “dire deux mots, je lui ai fait tourner “la tête; car elle s'est donné, sur-le-champ, les airs de se croire aimée, “de faire la Duchesse. Elle a cru qu'elle “avoit fait ma conquête, qu'elle devoit “affecter de la dédaigner, pour se donner “du relief. En conséquence, elle l'a pris, “vis-à-vis de moi, sur un ton; mais sur “un ton, dont tu n'as pas d'idée. Ce “qu'il y a de plus plaisant, c'est qu'elle “n'a pas été si cruelle vis-à-vis de tout “le monde. Elle en porte des marques “visibles; car enfin, il est manifeste qu'elle “est grosse, qu'elle vient passer le temps “de ses couches chez toi. Elle est toute “cousue de secrets; cela est bien naturel. “Elle ne va pas monter sur les toits, “pour avouer de pareilles choses. “La petite personne n'est point une paysane. Cela nous vient de Paris. C'est une “vertu éprouvée, qui a fait ses caravanes, qui a toute l'expérience “qu'on acquiert dans les principaux “quartiers de la capitale. Quoi qu'il en “soit, mon pauvre Guillau, fais-moi le “plaisir de m'écrire deux mots, sur ce “joli sujet. Tu sais que ton style me plaît “assez, que je suis entré quelquefois “en commerce de lettres avec toi. Ecris “moi donc quelque chose sur cette Beauté “dédaigneuse, qui veut faire la fière, en “gardant les moutons, avec un ventre “fort apparent. Je te garderai le secret. “Porte toi bien, mon brave Guillau “J'embrasse ta petite Nicette. Elle ne “sera pas mal non plus, la petite pécore; j'ose croire qu'elle ne deviendra “pas bégueule.“ Je dus paroître rouge comme du feu, quand je lus cette lettre. Mon cher papa, “dis-je à Guillau, cet homme est pénétrant. “Sa lettre touche un point qui est vrai; “je dois l'avouer, je le voulois; mais “il m'a prévenue. Je devrois rentrer à “cent pieds sous terre, en me voyant “obligée de faire un pareil aveu; mais “j'espère que, quand j'aurai-fait mon “récit, ma faute sera, du moins, atténuée à vos yeux. Quand vous aurez “le temps, je vous le ferai.“ -- „Ma “chère enfant, me répondit-il, votre “petite faute n'a rien qui me scandalise “fortement, ni qui, proprement, m'effraie. Il ne tenoit qu'à vous de me dire “que vous étiez mariée, vous ne le faites “pas, vous ne voulez pas me tromper, “je dois croire votre récit, vrai de tout “point, je suis bien persuadé qu'il vous justifiera pleinement.“ J'ai serré tendrement, la main de cet honnête homme. Non, mou bon ami, lui “ai-je dit, malheureusement pour moi, “je ne suis pas parfaitement innocente; “mais il s'en faut de beaucoup que je “sois aussi coupable, que peut le paroître “une fille dans l'état où je suis.“ Alors j'ai raconté, à ce brave homme, l'histoire de mon commerce douloureux avec le cruel jeune homme, que je voudrois bannir de mon cœur. „Ma chère “enfant, m'a-t-il dit, vous êtes aussi “honnête, que je l'avions imaginé. Je gne nous sommes point trompés sur votre “compte. Cependant il faut tâcher de “cacher votre état, qui n'engageroit pas tout le monde à penser aussi bien de pus, que j'en pensons, nous autres. Il faudra faire ensorte, sur-tout, que le “secret de votre délivrance ne puisse “percer; je ne sais comment je pourrons garder le secret, tant que vous “resterez chez nous. N'allez pas penser “que je voulions nous défaire de vous, “ma bonne amie. Je ne pensons qu'à votre “intérêt. C'est à la ville seule qu'on peut “cacher ce qu'il vous importe de tenir “secret; mais comment vous y soutenir? “J'ai un brave homme de Lettres, (on “appelle ça comme ça) un peu Philosophe, à ce qu'on dit, homme entre “deux âges; mais point jeune du moins, “qui pourroit être votre fait. Il est toujours occupé à étudier, à griffonner, “à rêver creux. Il examine les astres, “il ne voit pas ce qui se passe autour “de lui. Il ne s'appercevra pas de votre “état, quand vous seriez grosse comme “le grand orme sous lequel vous dansez. “Je serois d'avis de vous placer auprès “de lui; mais il faudroit être sa gouvernante. Voudriez-vous consentir, “comme ça, par passe-temps, à être “comme qui diroit un peu domestique, “en lui cachant que vous êtes Comtesse? “Il ne se douteroit de rien, vous meneroit fort doucement;car il est fort “doux. Vous pleurez; ma bonne amie, “vous m'allez faire pleurer moi-même; „mais voyez donc, Monsieur le Chevalier va venir vous persécuter. J'ai un “grand gaillard de fils qui va arriver au “premier moment. Il est Abbé; mais, “dès qu'il vous verra, il voudra jeter “le froc aux orties; car vous êtes une “petite ensorceleuse. Il faut donc vous “mettre à couvert pendant quelque temps. “Quand vous serez délivrée, que “personne n'en aura rien su, vous ne “craindrez plus les caquets; vous pourrez “envoyer promener Monsieur le Chevalier, sans qu'il puisse se prévaloir de “votre état, pour se venger, en clabaudant contre vous; d'ailleurs, il ne sera “peut-être plus ici, non-plus que mon “fils. Alors vous reviendrez chez nous, “vous y resterez tant que vous voudrez; “vous ne pourrez pas nous faire un plus “grand plaisir.“ Il me fâchoit beaucoup d'être obligée de quitter cette famille de braves gens; mais tout ce que me disoit Guillau me paroissoit juste; je lui dis, en soupirant, que je ferois tout ce qu'il voudroit, que je mettois mon sort entre ses mains. „Je vais, dit-il, à présent, répondre à “Monsieur le Chevalier. „Au bout d'une demi-heure, il m'apporta sa réponse, trop flatteuse pour moi, qu'il eut la complaisance de me faire lire. Réponse de Guillau, à Monsieur le Chevalier de Poupincour. "Vous avez donc vu notre belle jeune “pucelle, Monsieur le Chevalier; elle “est bien jolie, vantez-vous-en; mais, “s'il plaît à Dieu, vous n'en tâterez pas. „D'abord, c'est qu'avec tout votre mérite, vous n'avez pas gagné grand crédit “auprès d'elle; car il me semble qu'elle “veut vous fuir. Ce qu'il y a de certain, “c'est qu'elle va déjà s'en aller de chez “nous, je crois, Dieu me pardonne, “que c'est à cause de vous. Mon Dieu, “que je perdons! que je la regretterons! Si vous entendiez comme elle nous “parle, comme elle nous conte des jolies „choses; mais des choses charmantes; „comme toute la famille est enchantée, “en l'écoutant, reste la bouche ouverte; comme elle est douce, honnête, “prévenante, obligeante; comme elle “rend service à tout le monde; comme “elle travaille mieux qu'une Fée; comme “enfin elle soigne les malades secourt les pauvres! Vous croyez que “c'est une Demoiselle, moi je crois “que c'est un Ange. Selon vous, elle vient “de Paris, , selon moi, elle descend “du Paradis. Ne dites donc pas de vilaines choses, comme vous en dites, “sur le compte d'une personne si honnête. Fi! ça n'est pas bien. Si elle avoit “envie de faillir, il me semble qu'elle “seroit tentée de le faire avec un beau “Gentilhomme comme vous; cependant “elle vous fuit. Pour moi je la cautionne. Il n'y a rien à lui reprocher; “ je réponds de son innocence de “son honnêteté, comme de la mienne. “Sur cela, Monsieur le Chevalier, je “vous tire bien ma révérence.“ J'ai bien remercié Guillau de la bonne idée qu'il avoit de moi, qu'il cherchoit à en donner. Il est décidé qu'il me conduira demain à la ville, chez Monsieur Saget le Lettré, son ami. Le soir, Monsieur le Chevalier, après avoir reçu la lettre, est venu à la maison, pour m'empêcher de partir. „Ma belle “Laurette, m'a-t-il dit, il ne faut pas „nous quitter comme cela. Restez, ma “belle enfant; jai des desseins sur vous.“ – C'est positivement ce qui me feroit fuir, lui répondis-je; vos desseins, si vous en avez, ne peuvent être “honnêtes, je dois m'y soustraire.“ Il a cherché à justifier ses desseins, d'un ton qui étoit bien loin d'être persuasif, qui m'ennuyoit à l'excès. Tout-à-coup, un beau jeune homme est entrée, il a fait diversion à mon ennui. C'étoit le fils de la maison, Monsieur l'Abbé Guillau. Il m'a vue du premier coup-d'œil; il couroit à moi pour m'embrasser d'abord; mais il a senti qu'il devoit commencer par son père sa mère. Il s'est hâté de remplir ce devoir, vis-à-vis d'eux de sa sœur. Ensuite il s'est écrié: „Quelle “est cette belle enfant que vous avez là? “Ce n'est pas une paysane, c'est un “Ange.“ -- „C'est une nouvelle fille “dont j'avons fait emplette, dit le “père, c'est une seconde sœur que je „t'avons donné.“ -- „Oh! ma petite “sœur, s'est-il écrié, en se précipitant “sur moi, que je vous embrasse de “tout mon cœur! Que je suis heureux, “que je suis glorieux, de faire une si „charmante acquisition! ... Ah! Monsieur le Chevalier, votre serviteur très-humble; félicitez-moi donc.“ Monsieur le Chevalier est sorti en fronçant le sourcil, en disant à demi-voix: „Je “suis compromis ici.“ Le fils de la maison n'a pas paru fâché de son départ. Il a demandé, plus en détail, qui j'étois, par quel bonheur j'étois tombée des nues, dans leur cabane. Avec ma permission, on lui a raconté mon histoire. „Mon Dieu, s'est-il écrié, “que je suis heureux d'être venu dans “cette circonstance! mais regardez la “donc bien tous. Sentez-vous tout son “mérite comme moi?“ Le père ne paroissoit pas charmé qu'il le sentît si fort. „Oh! reprenoit le fils, je dois me joindre “à vous, pour faire les honneurs du logis “à cette belle personne. Je dois vous “aider, pour lui procurer des agrémens “dans ce séjour. Je ne le quitte pas, tant “qu'elle y reste.“ -- „Oui, oui, disoit “le père, entre ses dents, tu verras demain matin, si tu dois rester si longtemps.“ On fit, pour l'arrivée du fils de la maison, les mêmes réjouissances que pour la mienne: on bût, on chanta, l'on dansa; il ne me laissa danser qu'avec lui. Il y alloit de toute son ame. Enfin l'heure de se retirer vint; il me quitta avec un regret si sensible, que j'en fus touchée. „A demain, ma chère petite “sœur, me dit-il, en m'embrassant. Au “plaisir de déjeûner demain matin avec “vous!“ -- „Demain matin, répondis-je, en laissant peut-être échapper un “demi-soupir...“ Ce jeune homme est touchant; il ressemble un peu à mon cruel Perlencour. Le lendemain, son père m'éveilla de grand matin. „Il faut partir, ma fille, „dit-il, sans faire vos adieux, pour épargner des larmes qui ne serviroient à “rien.“ Je me levai, sur-le-champ, nous sortîmes ensemble, sans éveiller personne. Il me donna poliment le bras, nous marchâmes vers la ville, qui n'étoit qu'à deux lieues de notre village Il me parloit beaucoup, je ne lui répondois gueres que par monosyllabes. „Oh! disoit-il en riant, notre fils sera “bien attrapé quand il sera levé. „Où „est ma petite sœur, s'écriera-t-il? vîte, “que je déjeûnions ensemble.“ Et on “lui dira: „La petite sœur est déguerpie “de grand matin;“ il fera une mine “longue d'une aune. Oh! je voudrois “bien être là, pour voir sa mine; je “rirois de bon cœur.“ Il éclatoit en effet Il m'invitoit à l'imiter, je ne riois pas tout-à-fait de si bon cœur que lui. Nous arrivâmes à la ville, bientôt au logis de Monsieur Saget, le Philosophe. Nous le demandâmes; on nous fit entrer. Je vis un homme entre deux âges, d'assez bonne mine; mais de la plus grande simplicité, d'une bonhommie unique. „Ah! bon jour, compère Guillau, s'écriat-il, en nous appercevant. Hé bon “Dieu! qu'est-ce que cette belle enfant? “où menez-vous cela?“ -- „Chez vous, “répondit Guillau.“ -- „Comment, “chez moi? je le vois bien; mais pourquoi?“ -- „Ne m'avez-vous pas dit “de vous amener un petit bout de fille, “pour faire votre ménage? hé bien! je “vous l'amenons.“ -- „Vous badinez “sûrement; vous m'amenez une Demoiselle. Cela est trop joli cent fois. Je vous “avois demandé une fille pour me servir; “mais cela...!“ -- „Oh! ne vous effarouchez pas, c'est ce qu'il vous faut.“ – „Mais je ne peux pas commander “mille choses à une Demoiselle comme “cela.“ -- „Allons, reprit Guillau, “c'est ce qu'il vous faut; je vous l'ai “amenée pour ça, il ne faut pas que “vous me la laissiez sur les bras.“ „Non, sans doute; mais cela est cent “fois trop joli pour moi. Allons, allons, “cela suffit. Je serai obligé d'avoir une “personne de plus. J'avois demandé une “fille qui fût à tout; mais, celle-ci, “vous sentez bien, c'est une Gouvernante. Je ne puis pas lui faire remplir “des fonctions qui ne conviennent qu'à “une servante. Hé bien! la vieille femme, “que j'avois en attendant, les remplira; “ celle-ci sera à la tête.“ -- „Tout “comme il vous plaira; mais c'est ce “qu'il vous faut.“ -- „Oh ça, ma “belle petite, m'a dit Monsieur Saget, “en me tapottant la joue, prends bien “soin de mes affaires, mon petit cœur, “ sois bien sage. Je me fie à toi, parce “que tu me viens d'un honnête homme, “que tu le paroîs toi-même. Oh ça, coupère Guillau, il faut déjeûner, mon ami “Ho, hé! la mère Gertrude, apporter-nous à déjeûner.“ La mère Gertrude na pas tardé à nous apporter à déjeûner. „Ol “ça, lui a dit son maître, (qui répétoit “toujours oh ça) bonne femme Gertrude, “voilà une jeune fille que je vous confie, “ que je mets à la tête de la maison, “servez-là bien; elle aura soin de me “affaires; ce sera un second moi-même. La vieille mère m'a considérée d'abord d'une mine assez refrognée; ensuite elle s'est adoucie. „Hé! la petite n'est point mal, “disoit-elle; vous n'êtes point malheureux.“ Je voulois mes lever, le maître m'a fait asseoir à côté-de-lui. Il faut “déjeûner avec nous, mon enfant, m'a-t-il dit.“ Le compère Guillau, en mangeant en buvant, a fait mon éloge. „Oh! “vous me ravissez, disoit Monsieur Saget; c'est un trésor que vous m'amenez-là. Je dois vous remercier à genoux." Bref, le bon Guillau nous a quittés; en nous souhaitant toutes sorte de prospérités. Je me suis séparée de lui avec le plus vif attendrissement, qu'il a partagé visiblement. Je suis restée toute pensive, songeant à ces braves gens, chez lesquels je respirois la franchise l'innocence. Mon maître; car il faut lui donner ce nom, que je ne me serois pas attendu, ci-devant, à donner jamais à personne; mon maître, dis-je, m'a fait dîner avec lui. Je lui avois déjà raccommodé une chemise. Il l'a été fort content de mon ouvrage. Il a été encore plus de ma conversation. „Mais, mon enfant, m'a-t-il dit, vous n'êtes point une paysanne.“ – Non, Monsieur, lui ai-je répondu; “je dois vous l'avouer. J'aurai l'honneur “même de vous raconter mon histoire, “dans un de vos momens perdus; vous “verrez que j'ai déjà essuyé bien des “traverses.“e -- „J'entendrai votre “histoire avec beaucoup d'intérêt, ma “chère Laure, je soupire après ce “moment, que je dois laisser cependant “à votre choix.“ Après le dîner, il me dit: „Molière “consultoit sa servante; vous! n'êtes pas “une servante, morbleu; au contraire, “vous êtes une Demoiselle de beaucoup “d'éducation; mais je ne vous en consulterai pas moins.“ Alors, il m'a lu une dissertation sur l'état du commerce chez les anciens Romains, en me demandant ce que j'en pensois. Je lui ai confessé qu'il m'étoit plus difficile de lui dire mon avis sur une pareille matière, que sur une comédie; cependant j'ai hasardé quelques mots sur ce que j'avois pu comprendre. M. Saget a été enchanté. „C'est un trésor “que j'ai là, s'écrioit-il“ Son neveu vint, tout-à-coup, lui envier ce trésor. C'étoit un jeune homme moins bien que le fils de Guillau. Il parut frappé d'une douce surprise à mon spect. „O! mon oncle, dit-il, qu'est-ce que cette jolie paysanne que vous “avez là?“ -- „Mon neveu, ce n'est “point une paysanne; vous la verrez demain en habit de ville.“ -- „Elle est “charmante sous celui-ci. Elle sera divine sous l'autre.“ -- „Je suis de votre “avis, mon neveu.“ -- „Mon oncle, “on vient de m'apprendre que vous avez “une gouvernante; ce n'est pas, sans “doute, Mademoiselle.“ -- „Pardonnez-moi, mon neveu. C'est elle-même.“ -- „Mon oncle, elle est faite “pour être une Reine. Osez-vous vous faire servir par de si belles mains.?“ „Mon neveu, vous voudrez bien nous faire grace de tous vos jolis propos; je n'aurois pas autant de plaisir à les écouter, que vous à les débiter.“ Ceci n'empêcha pas le neveu de m'accabler d'un tas de complimens ou de ádeurs, qui ne me plaisoient pas tant ue la bonhommie de son oncle. Une nouvelle visite vint rendre la versation plus piquante. Nous vîmes ter un beau jeune-homme, c'étoit l'Abbé Guillau. „Ah, cruelle! me dit-il tout bas, je vous ai donc enfin écouverte!“ Alors il tira sa révérence, d'abord très-cordialement à l'oncle, ensuite beaucoup plus froidement au neveu. Les deux personnages le saluèrent comme il les avoit salués. Il dit à l'oncle qu'il y avoit long-temps qu'il desiroit de venir lui rendre ses respects: „Cruelle! ajoutoit-il tout bas, en me pressant le genou, “avez-vous pu m'abandonner si brusquement?“ Il s'étoit assis à mon côté droit; le neveu de M. Saget s'assit à mon côté gauche, il l'observoit d'un l perçant courroucé. Les deux rivaux commençoient à se toiser des yeux. Un troisième entre, regarde les deux autr, d'un air presque menaçant; c'étoit M. Chevalier de Poupincour. Il fut obl de saluer l'oncle, de lui dire qu desiroit de le voir depuis long-temps. bon-homme ne savoit ce qui lui attir tant de visites; mais il ne doit pas tar à le découvrir. Je vois que ces trois rivaux v troubler ma vie, m'empêcher de test chez cet honnête-homme, jusqu'à cequ je me délivre de mon fardeau. Et quand même je pourrois rester chez lui juiqu' ce moment, comment faire alors? comment lui dévoiler mon funeste secret comment m'exposer à perdre son estime lui qui me croyoit si honnête? Les embatras vont augmenter continuellement. Les trois rivaux se sont quittés déjà de mauvaise humeur, dès le premier jour. ls sont revenus plusieurs fois. Ils se sont toujours rencontres. Ils se sont toujours presque menacés des yeux. Je crains que cela ne finisse par quelqu'éclat funeste à mon honneur. Je mets bas-la plume, ur quelques jours, je vous écrirai a suite, ma petite maman. César de Perlencour, à Dumoulin. u dois sentir, mon ami, combien la lettre de cette chère Laure m'a affecté. Mon Dieu! que je lui cause de peines! Quoi! elle est actuellement dans une ondition servile. Ah! je brûle d'aller l'en délivrer; mais Aurore me retient. Je n'ai mais aimé comme j'aime à présent: Ce n'est plus une ardeur dans mes veines cachée, C'est Vénus toute entière à sa proie attachée. Mon bonheur est déposé dans le sein Aurore. Je ne puis le trouver que là. Si je me sépare d'elle, c'est comme mon ame étoit séparée de mon corps je meurs sur-le-champ. Il faut absolument que je possède cette adorable personne; mais sa vertu forme autou d'elle un rempart, que je ne puis franchir Il semble que Minerve la couvre de so égide, me frappe de consternation quand j'ose concevoir quelque projet ou trageant pour sa gloire. Il faut pense chastement devant une personne si chaste Loin de moi la pensée criminelle d chercher à la féduire! je n'y réussiroi pas; mais ce seroit un sacrilège de le pr jeter. J'aspire à sa main, mon cher ami aussi bien qu'à son cœur. C'est le gra hymen qui est l'objet de mes vœux. Qu'on me présente, avec la plus belle femme la fortune de tous les Mydas de la France qu'on m'offre une Reine même, sur so trône, je lui préférerai la simple Aurore avec son indigence, son obscurité, se graces naturelles, son ame aussi bell que son corps; j'en fais ici le serment, je n'aurai jamais d'autre épouse qu'Aurore Belle-en-Deuil. J'attends donc, ave impatience, le retour des auteurs de me jours, qu'on dit prochain, pour obtenir leur consentement. Ce parti, dépourvu de fortune, ne leur plaira peut-être pas; mais ils aiment leur fils unique, il ne vondront pas le mettre au tombeau. Mais d'ici à ce temps-là comment faire? L'amour me dévore. Je mourrai si l'on me refuse Aurore, je mourrai si on me la fait trop attendre. Suite. Bon Dieu! qu'est-ce que j'apprends, mon cher ami? Mon pere ma mère sont de retour à Brest; ils vont passer par Paris. Je vole au-devant d'eux, je reviens avec eux leur consentement pour mon mariage. Je prends la poste dans le moment, je pars pour Brest. César de Perlencour, à Dumoulin. J'ai rejoint, mon cher ami, les chers auteurs de mes jours; je dis chers, malgré les chagrins qu'ils ne craignent pas de e donner. J'avois bien besoin d'accourir au-devant d'eux! Ils mont reçu, à la vérité avec amour! Je me suis précipité dans leurs bras. J'augurois bien d'un pareil accueil. Je n'ai pu cacher long-temps mes desirs. Je leur ai avoué mon amour, mon projet d'hymen. Ils ont froncé le sourcil; cependant ils m'ont demandé qu'elle étoit la jeune personne, objet de mes vœux, quel étoit son état, sa fortune. Je leur ai détaillé-tout ce que j'en savois. Tous deux ont fait, comme de concert, une grimace qui m'a fait frissonner. Ils m'ont dit qu'ils avoient des vues sur moi; qu'il se présentoit un parti d'or, m'ont défendu très-positivement de revoir la pauvre fille, trouvée dans la boue, que j'avois la fantaisie d'élever jusqu'à moi. J'étois indigné d'un langage si méprisant, à l'égard d'une fille adorable, que je voudrois pouvoir placer sur un trône. Je les ai conjurés d'attendre qu'ils l'eussent vue du moins, avant de prendre un parti à son égard. Ils ne m'ont pas écouté, ils n'ont pas même voulu passer par Paris; ils ont pris, surlechamp, la route de Lyon, où ils sont peut-être arrivés à présent. Ils auront beau faire; non, je n'épouserai pas lel malheureux parti qu'ils me présentent non, je le répète, je n'aurai jamais d'autre épouse que ma chère Belle-en-Deuil; mais comment la posséder? Il faut que j'attende l'âge de trente ans. Encore douze siècles jusqueslà. Non, je ne pourrai attendre si longtemps. Je mourrai, ou je posséderai cette incomparable fille. Je suis revenu à Paris, seul, accablé, désespéré. Je n'ai pas encore dit, à ma belle Aurore, qui je suis; elle me croit toujours un simple graveur. Suite. Le Chevalier Marqué est venu me voir; il est parvenu à se faire supporter dans mon appartement. Je l'ai reçu, ne l'ai pas mis à la porte. Il m'a demandé le sujet de mon chagrin. Je le lui ai confessé. „Hé bien, m'a-t-il dit, en quoi “vos affaires sont-elles désespérées? On “ne veut pas vous laisser contracter un “mariage réel. Hé bien, il faut en contracter un faux.“ -- „Comment malheureux! un faux? Voilà bien un conseil “du Chevalier Marqué.“ -- „Oui, “sans doute, je m'en vante; car c'est “le seul parti qu'il y ait à prendre. “Vous ne voulez pas, dites-vous, débaucher Mademoiselle Aurore.“ „Non, sans doute, cela seroit impossible.“ -- „Vous mourrez cependant “si vous ne la possédez pas.“ -- „Cela “est encore vrai.“ -- „Vous ne voulez “pas mourir.“ -- „Je voudrois bien “ne pas précipiter ce dernier moment“ -- „Vous ne voulez pas posséder votre “amante par séduction; vous ne pouvez la posséder par un mariage réel; “il faut donc le faire par un mariage “feint.“ -- „Mais que diroit-elle?“ -- „Elle ne diroit rien, si elle ignoroit “que le mariage fût faux. Vraîment, “si vous allez le lui dire, elle n'y consentira pas, ou bien ce seroit se laisser “débaucher.“ -- „Mais je la tromperois.“ -- „Mais non, vous ne la “tromperiez pas. Votre dessein ne seroit-il pas de l'épouser véritablement, quand “l'age vous auroit apporté la faculté de “le faire sans le consentement paternel? “Ne donneriez-vous pas alors la légitimité à vos enfans? Ne répareriez-vous pas alors tous les petits inconvéniens, qui auroient pu résulter d'un “mariage faux; inconvéniens qui seroient nuls, tant que cette fausseté “seroit ignorée? Vous n'avez donc pas “d'autre parti à prendre. Regardez bien; “tournez-vous de tous les côtés, “retirez-vous de ce pas-là. Vous ferez “tout ce qui dépendra de vous; le mariage sera vrai de votre côté; vous “donnerez votre consentement réel à “une liaison légitime; tout ce qui manquera à cette union, sera la faute de “vos parens; il n'y manquera plus rien, “quand vous aurez le pouvoir d'y ajouter tout ce qui pourra y manquer.“ Qu'en dis-tu, mon ami? Ces raisonnemens sont spécieux, ce me semble. Je ne sais qu'y répondre, , s'ils ne me venoient pas de la part du Chevalier Marqué, je crois que je les admettrois sans difficulté. En effet, Aurore sera ma véritable épouse, quand je pourrai l'épouser; mais il ne faut pas que je meure en attendant. Je puis me répondre de la légitimité de mes vues. „Mais, ai-je dit “au Chevalier Marqué, quand même “je voudrois contracter un faux mariage, comment m'y prendre? où “trouver des Ministres pour cette scélératesse?“ -- „Les Ministres sont “bien aisés à trouver. On fait un plan; “par exemple, on dit à la Demoiselle “ à ses parens. „En qualité d'artiste, “j'ai un Seigneur qui me protège, qui “m'offre même un logement chez lui, dans les commencemens. Il a la bonté “de me vouloir du bien, il desire “que mon mariage soit célébré dans “son château, afin que tous les frais “de la noce soient sur son compte. C'est “une satisfaction, bien flatteuse pour “moi, que je ne puis lui refuser.“ „Et où trouverons-nous un château “pour exécuter ce projet?“ -- Croyez-vous que le Comte de Rouéville, avec “lequel vous êtes lié assez particulièrement, vous refuse le sien, pour cette “bonne œuvre?“ -- „Parbleu! je le “verrai ce soir, je le sonderai là-dessus.“ -- „Qu'appelez-vous le sonder? Il faut “lui demander son château purement “ simplement. Il faut lui dire:mon “cher Comte, je veux faire accroire à “une petite fille, que je l'épouse; je “vais lui dire que j'ai, dans vous, un “protecteur zèlé; que vous desirez que “le mariage se fasse chez vous. „Vous “verrez qu'il vous dira: „mon ami, “dispose de mon château, comme de “moi-même.“ Je ne répondis rien au fourbe. „Vous “vous faites des monstres de tout, poursuivit-il. Vous êtes encore sans expérience; vous avez, sous vos mains, “un homme qui en a; , au lieu de “lui donner votre confiance, vous vous “amusez à le quereller. Morbleu! dans “ce monde-ci, pour tirer parti de sa “situation, il faut s'entendre. Il faut “qu'il y ait de l'harmonie entre les “hommes, alors tout va. Vous avez “encore les préjugés de la province, du “cinq cents; „mais cela n'est pas juste, “dites-vous; cela n'est pas honnête.“ „Ces prétendus honnêtes-gens sont si “bornés!.... Ils n'ont qu'un côté pour “voir les choses, il n'ont qu'un chemin “pour procéder. Si on les écoutoit, on “ne feroit jamais rien, le monde “entier feroit un cul-de-sac.“ Je suis sorti, sans répondre un mot au Chevalier. Je ne savois si je devois admettre son projet, qui me paroissoit répugner. à ma délicatesse. Je l'aurois peut-être rejeté; mais je rencontrai, le soir, le Comte de Rouéville. Je m'avisai de lui parler de mon projet; il m'offrit, sur-le-champ, son château. „Tous mes “gens vous serviront, me dit-il. Ils sont “au fait de cela. L'un fera le Prêtre, l'autre “le Clerc, que sais-je moi? tout le “monde jouera son personnage, comme “il convient.“ La facilité de l'exécution me tenta. J'allai trouver la famille Belle-en-Deuil, un peu tourmenté par mes remords; mais rassuré par la légitimité de mes vues. Je fus reçu comme le sauveur, le Dieu de la famille. Je ne parlai point de mon père, ni de son refus. „Mes bons amis, dis-je au père à “la mère, j'aime votre fille à l'adoration; mais mon amour ne lui a, jusqu'ici, causé que des chagrins. On a “voulu me l'a ravir. Une malheureuse, “comme Frédégonde, s'est emparée “d'elle, a pretendu la tenir dans sa “dépendance. Voulez-vous qu'Aurore “ne dépende que de vous de moi? “Donnez-la moi pour épouse. Alors “personne n'aura le droit de me disputer ma femme.“ Les trois bonnes gens ont paru ravis au troisième ciel. La mère la fille vouloient se jeter à mes genoux, le père s'efforçoit d'en faire autant. Je les ai retenus. „Ah! mon cher ami, se sont-ils “écriés tous les trois, parlez-vous tout “de bon? Quoi! vous auriez pour nous “ce comble de générosité!“ -- „C'est “moi, leur ai-je répondu, qui serai au “comble du bonheur.“ -- „Ah, ciel! “mon cher fils, a repris le père, je “vous l'accorde de tout mon cœur. Mon “Dieu! bénis ce bon jeune-homme, qui “daigne faire la consolation de ma “vieillesse, qui veut bien être mon fils, “quand il est un Dieu pour moi.“ „Oh! mon cher fils, s'est écrié la mère, “ô! notre bien-aimé, notre sauveur, ô “rendez heureuse ma fille, soyez-le “par elle. Ma fille, aime bien cet honnête garçon, qui a tiré de prison ton “père ta mère toi-même, qui “nous soutient nous donne de beaux “jours, sur le bord de notre tombeau.“ Elle n'en a pu dire davantage, elle étoit suffoquée par l'excès de la joie. Pour moi je rougissois intérieurement de tant d'éloges de bénédictions, que je méritois si peu. Quanr à ma chère Aurore, elle ne pouvoit parler. Elle versoit de douces larmes, des larmes de joie, qui couloient jusques dans mon cœur, qui y portoient le remords. Elle se laissa tomber dans mes bras, puis, à genoux, les mains élevées au ciel: „O mon Dieu! “tu le permets, dit-elle, tu veux bien “que je sois heureuse. Ah! si je puis “rendre mon mari aussi heureux que “moi!....“ Je l'ai relevée. Je l'ai serrée tendrement contre mon cœur, je suis resté quelque temps muet déconcerté, enchanté de mon bonheur, tourmenté de mes reproches intérieurs. Enfin j'ai repris la parole. „Mes bons “amis, ai-je dit, il ne faut pas que “les méchans, qui nous persécutent si “cruellement, puissent troubler notre “félicité, l'exécution du projet heureux que nous venons d'enfanter. Il “faut nous mettre en sûreté dans un “port à l'abri de leur noirceur; car, “s'ils avoient connoissance de notre mariage, ils viendroient y mettre obstacle. “J'ai vu hier M. le Comte de Rouéville, mon protecteur zélé, qui m'a “toujours voulu fait du bien. Je lui “ai parlé du projet qui faisoit l'unique “objet de mes vœux. „Mon cher ami, “m'a-t-il dit, vous connoissez mon “château de Rouéville, à une certaine “distance de la capitale; je vous le “cède pour aussi long-temps que vous “voudrez. Regardez-vous-en comme “le maître, tant que vous y serez. Allez “vous y marier; je veux m'y trouver pour vous en faire les honneurs, “célébrer, avec vous, les noces qui feront votre bonheur. Vous pourrez vivre “là, pendant quelque temps, tranquilles; ignorés, sans que personne “songe à vous y venir troubler.“ J'ai accepté, avec la plus vive reconnoissance, “l'offre de mon protecteur. „Mandez-moi, m'a-t-il dit, le jour que vous partirez, afin que je me trouve dans mon “château pour vous y recevoir. Envoyez-moi aussi vos papiers, afin que je “vous obtienne toutes les permissions “qu'il vous faut, parce que j'ai plus de “crédit, que vous, auprès de l'Evêque " du diocèse. Quand vous arriverez, tout "sera prêt, vous n'aurez plus qu'à “recevoir la bénédiction nuptiale, des “mains de mon Chapelain.“ J'ai remercié, du fond de mon cœur, ce “généreux Seigneur. A présent, mes chers “amis, qu'en dites-vous? acceptez-vous “l'offre que me fait Monsieur le Comte?“ Ici les transports de la reconnoissance, des trois chères personnes, ont éclaté de nouveau. J'ai reçu les bénédictions les plus tendres les plus cordiales. Je voyois cette famille chérie plongée dans l'extase l'ivresse de la joie. Quelle vérité eût jamais produit d'aussi heureux effets que ce mensonge? Cependant je me le reprochois intérieurement. Toute la famille s'est remise entre mes mains. Nous allons partir au premier moment, , sous peu de jours, je me verrai l'époux de la belle Aurore; oui je dis son époux; car ce sera un véritable mariage, que je contracterai dans le fond de mon cœur. Le Comte de Rouéville, à Frédégonde. AUGUSTE Prêtresse de Vénus de Mercure, j'ai fait, chez toi, la connoissance d'un petit Cesar de Perlencour, qui est fort gentil. Je m'intéresse à lui; mais il a besoin d'une leçon. Il est d'une suffisance d'une fatuité singulières. Je lui prête mon château de Rouéville pour une rouerie. Il va bientôt partir pour s'y rendre avec une de ses victimes; mais, avant son départ, je veux qu'il soit mystifié. Charge toi de cette besogne, toi qui possèdes tous les secrets de la fourberie. Emploie, pour te seconder, ton agent ordinaire, le Chevalier Marqué, ce frippon subalterne, dont la figure m'ennuie, que tu fais sauver quand je paroîs. Il a, dis-tu, peu d'esprit; mais on en a toujours assez pour faire du mal. Votre petit bon-homme se croit un grand politique, un héros un philosophe; bâtissez votre plan là-dessus. Jouez lui des tours, tendez lui des pièges relatifs à ces trois qualités. Faites-lui faire des bévues des trois genres. Prenez pour modèle feu le petit Poinsinet. Vous savez les niches qu'on lui a faites. Imitez-les, soyez de misérables copistes, si vous n'avez pas le génie de l'invention. La récompense est au bout. Gagnez votre vie, malheureux, en tourmentant celle des autres. Frédégonde, au Chevalier Marqué. Je t'envoie la lettre du Comte de Rouéville. Tu vois qu'il faut mystifier le petit bon-homme, avant son départ. C'est un nouveau petit Poinsinet; il faut le traiter comme cet ancien Poëtereau. Je vais imaginer, exécute. Il faut d'abord faire accroire à notre nouvelle dupe, comme à l'ancienne, que le Roi de Prusse veut le choisir pour son Ministre son Général. Ensuite je veux le faire Evêque, en même temps que Militaire. Je vis, il y a quelque temps, un Evéque de Babylone, que je voulus engager à venir faite ses caravanes chez moi. C'est un homme sage; il ne me fut pas possible de l'amadouer; mais je veux le mettre en jeu. Il faut qu'il promette de céder son Evêché au petit bonhomme, qu'il le fasse au moins son Coadjuteur. Ensuite nous en viendrons à rendre le subtil César invisible. Il y a ici un Docteur Mesmer, Allemand, qui est venu déniaiser les François. Il se vante de guérir les gens par l'attouchement, de communiquer ce merveilleux secret; il y a aussi un certain Cagliostro, Grand-Rose-Croix, Italien, qui a cinq cents ans, qui vous fait exister dans plusieurs lieux à-la-fois. Voilà des mystificateurs. Tâche de les voir, qu'ils nous aident pour donner une leçon au petit jeune-homme. Invente, fabrique des lettres. Voilà un plan rapide que je te trace. Bande tous les ressorts de ton pénible génie, pour l'exécuter. Mérite d'être appelé mon bras droit. Sur-tout ne paroissons pas là dedans, ni toi, ni moi. Le petit Monsieur se méfieroit de nous. Trouve des frippons subalternes, qui travaillent sous toi. Le Chevalier Marqué, à Frédégonde. J'ai travaillé sur-le-champ d'après ton plan, je te ferai voir que j'ai plus d'esprit qu'on ne croit. J'ai trouvé deux instrumens subalternes; j'ai fabriqué des lettres, des patentes, que sais-je moi? le petit bon-homme est déjà, en idée, Patriarche de Babylone, Ministre-Général du Roi de Prusse. César de Perlencour, à Dumoulin. Je suis sur le point de quitter Paris, pour un temps, mon cher ami, les bonnes aventures se précipitent avant mon départ. Je vais te raconter du nouveau du merveilleux; ma réputation a déjà volé plus loin que je n'aurois cru; , si l'on me persécute dans ma patrie, on me rend justice dans le pays étranger. Je vis hier venir, chez moi, un homme imposant que je ne connoissois pas. Il y avoit un soupçon d'Abbé, dans sa mise presque bourgeoise. Il m'apprit qu'il étoit Grand-Vicaire, principal Agent, à Paris, de l'Evêque de Babylone, me présenta une lettre de ce Prélat, adressée à lui. Je la lus à sa réquisition, je fus extrêmement surpris du contenu. Je le mets sons tes yeux. Alexandre **, Evéque de Babylone, à M. l'Abbé Astuzzi, son Grand-Vicaire. Babylone. „Mon cher Abbé, j'ai entendu parler, “de tous les côtés, avec les plus grands “éloges, du merveilleux César de Perlencour. C'est le prodige du siècle. “Vous m'en avez toujours parlé, vous-même, sur ce ton; je n'ai entendu “qu'un cri là-dessus, pendant mon “dernier voyage de Paris. J'ai fait tous mes efforts pour voir alors ce merveilleux jeune-homme; mais il étoit “en Angleterre, je partis désespéré “de n'avoir pu le rencontrer. Je voulois “dès-lors faire l'acquisition de ce personnage unique. J'ai toujours le même desir; je vous prie de m'aider pour l'exécution du projet, que j'ai formé “à ce sujet. “La superbe figure de ce jeune-homme, dont j'ai vu le portrait, nous “sera fort utile, pour nous procurer, “en France, dans toute l'Europe, “des appuis des correspondans. Son “esprit brillant enchanteur, que je “connois par tant de vers charmans, “que j'ai vus de lui, son esprit, dis-je, ensorcellera tout le monde en notre faveur, nous fera des partisans, même des enthousiastes. Je “veux absolument me l'attacher, à quel-que prix que ce soit. J'ai cherché quel titre quel emploi je pouvois lui donner, je n'ai vu rien qui pût convenir à un homme de ce mérite de ce sang, que d'être un second moi-même. Oui, j'en veux faire mon Coadjuteur, mon survivancier. “Tâchez d'obtenir, de lui, qu'il agrée “cette marque de mon estime pour “lui. Ce jeune-homme, fait pour la “galanterie pour le plaisir, sera peut-être effarouché de se voir devenu tout-à-coup Ecclésiastique, même Evêque. “Un jeune conquérant, comme lui “ne voudra pas quitter l'épée le “plumet. Il ne les quittera pas pout “cela; vous le savez bien vous-même, “ vous pouvez l'en assurer. Un Evêque “in partibus n'est obligé à aucune fonction pontificale, que dans son Diocèse. “Il n'est Ecclésiastique que là, encore “ne l'est-il qu'en secret; par-tout ailleurs, il est parfaitement Laïc, “il en a toute la liberté. Notre petit “César continuera donc, quoique mon “Coadjuteur, d'être le plus aimable “des Militaires, l'idole du beau sexe “ le héros du-jour; il sera libre “d'ailleurs, de suivre-toutes les autres “carrières qu'il se proposoit d'embrasser. “Il pourra, tout au plus, quand il n'auna “rien de mieux à faire, venir dans quelques années, faire une apparition chez nous, distribuer des bénédictions à nos pauvres Babyloniens, qu “le prendront pour-un Ange habillée “Evêque. Il faut lui fixer un petit h noraire pour la faveur qu'il nous fera “d'être l'un des nôtres. Je sais qu'il est “riche; mais cent mille francs de plus “par an, ne peuvent nuire à un jeune-homme. Je suis sûr qu'il s'en fera honneur, qu'il en jouira noblement. C'est “tout ce que je puis faire, pour le “présent; mais, par la suite, je me “promets de le traiter beaucoup mieux. “Faite-lui mes offres, mon cher ami, “ recevez mes ordres de lui compter “régulièrement cet honoraire, s'il “daigne l'accepter. Je vous envoie aussi “ses patentes toutes dressées; s'il consent, vous rassemblerez quelques Prélats in partibus, comme nous, vous “ferez recevoir mon Coadjuteur, avec “toutes les cérémonies secrettes qui “conviendront. Le Pape me promet de “m'élever, par la suite, au Patriarchat, “dont mon successeur héritera. Le petit “César sera donc, par la suite, le plus “joli Patriarche, qui ait jamais existé. Il “aura aussi le Chapeau; car Sa Sainteté, “dit-on, en a un pour moi, in petto. “Tâchez, mon cher Abbé, de venir à “bout de cette négociation, recevez, “ainsi que le petit César, ma bénédiction apostolique.“ Tu sens, mon cher ami, combien j'ai dû être émerveillé de cette lettre. Rien de plus flatteur assurément; mais, quoiqu'elle chatouillât mon amour-propre, j'ai cru y reconnoître une exagération qui m'a inspiré des doutes, m'a fait craindre que ce ne fût un tour qu'on vouloit me jouer. „Se peut-il, me disois-je, qu'on “ait, sur mon compte, des idées si “exaltées: moi qui n'ai encore produit, “au grand jour, rien d'essentiel?“ Mais l'Abbé, qui me présentoit cet écrit, avoit l'air si honnête, si simple, quoiqu'Italien..... D'ailleurs, quel intérêt auroit-il de me tromper? Enfin, il m'a fait voir les patentes tous les papiers nécessaires, munis du sceau des armoiries de l'Evêque. Tout est en forme. On m'a nommé le Banquier qui doit me payer, qui va m'avancer une année, c'est-à-dire, cent mille francs. Je crois ce que je touche. Cette affaire est extraordinaire; mais j'ai peine à la croire sujette à aucun doute. J'ai demandé du temps pour réfléchir. Moi Evêque, moi Patriarche, Cardinal Pontife, toujours Cavalier sur le pavé de Paris! En vérité, je n'en reviens pas. Qu'en dis-tu, mon ami? Mande-moi ce que tu en penses, pour me déterminer. Suite. Les bonnes fortunes me pleuvent, mon cher ami. Il m'en est encore survenu une nouvelle semblable à la précédente, encore plus considérable. C'est vraiment du sérieux. Un Seigneur, un Ambassadeur extraordinaire est venu, dans un superbe équipage, pour voir ton ami César. „Monsieur, m'a-t-il dit, “pardonnez-moi la liberté que je prends. “Je viens vous présenter mes respects, “de la part de S. M. le Roi de Prusse, “mon maître, de Son Excellence “Monsieur le Baron de L son principal Ministre. Voici ce que m'écrit “Son Excellence.“ Et il m'a presenté sa lettre, dont je joins ici copie. Monsieur le Baron de L**, à Monsieur le Baron de , Ambassadeur Extraordinaire de Sa Majesté Prussienne. Berlin. Monsieur le Baron, „La réputation extraordinaire du jeune “César est venue jusqu'à nous. Nous “avons appris, avec étonnement, qu'il “y avoit en France un jeune-homme “parfaitement beau, qui, dans l'âge des “plaisirs, cultivoit, à la fois, la Politique, “les Armes, la Philosophie, les Arts, “tout ce qui est du ressort de l'esprit “humain. Sa Majesté a conçu le desir “d'acquérir ce prodige du siècle „Voilà “ce qu'il me faut, a dit le Roi, “ce que je cherche depuis long-temps en “vain. J'ai besoin de quelqu'un qui “réunisse les talens aux graces; qui me “fasse des partisans, d'abord par les agrémens de son extérieur, qui ensuite les “enchaîne par tout le charme de son “esprit. Ce jeune César seul est fait “pour réunir tous ces avantages. J'ai “lu avec surprise, avec extase, les plans “de Gouvernement qu'il a tracés. Je “ne puis concevoir comment on néglige “d'en profiter dans le Royaume qui les “a vu naître. Quoi qu'il en soit, ce jeune-homme peut m'être utile ou plutôt “essentiel, pour établir pour étendre “l'empire secret universel, que je veux “me faire dans l'Europe, même dans “le monde entier, s'il est possible. Cet “Empire paisible, utile aux hommes “qu'il doit tendre à réunir, ne sera “point le prix du sang; mais celui des “talens, du génie des graces. Notre “petit héros César en sera le plus grand “propagateur. Sa beauté, ses talens, son “eloquence persuasive gagneront enchanteront tous les cœurs. Gagnez-moi ce jeune-homme, à quelque prix “que ce soit. Je le fais mon Ministre “universel du monde qu'il doit me conquérir, mon Général d'armée; car “je sais qu'il a une prodigieuse valeur, “ que Mars, dans lui, s'unit avec “Vénus. De Paris, qui est le rendez-vous de tous les personnages les plus “célèbres, il pourra me soumettre l'Univers. Traitez avec lui, comme avec “une tête couronnée. Qu'il sache que “je veux qu'il soit regardé comme un “second moi-même, que ses statues “soient jointes avec les miennes, “qu'on jure par César, comme par “Frédéric. Ce jeune-homme doit aimer “la gloire. C'est presque tout ce que “je peux lui offrir pour le présent. L'intérêt doit avoir peu d'empire sur son “cœur, ainsi je pense qu'il se contentera du petit revenu que je lui fixerai, “quelque modique qu'il soit; car il ne “sera d'abord que de deux cents mille “francs de pension. Faites-lui passer ses “patentes toutes prêtes, qu'il entre “en exercice, du moment qu'il aura “consenti.“ “Voilà, Monsieur, ce que m'a dit “le Roi; je vous rapporte fidèlement “son discours. Vous devez sentir de “quelle importance il est de gagner M. “César de Perlencour. Ne négligez rien, “pour cela, je vous prie. Je vous envoie ses patentes. S'il accepte, faites-lui compter, sur-le-champ, une année “de sa pension. Réglez, avec lui, le “titre qu'il prendra, l'équipage analogue qu'il y joindra. Je crois que le “nom de Prince-Ministre extraordinaire “du Roi de Prusse lui conviendroit “assez. Je remets cette affaire à votre “prudence, en vous assurant que vous “ferez, en cela, la chose la plus agréable “à Sa Majesté. J'ai l'honneur d'être, “, Oh! pour cela, mon cher ami, on me casse ici le nés avec l'encensoir. I n'est pas possible qu'un si grand Monarque se soit exprimé si pompeusement sur mon compte. En vérité cette lettre-là me confond. J'y vois des idées qui ne peuvent appartenir qu'au Roi de Prusse. Ce projet d'un empire universel ne peut être imaginé par un fourbe qui voudroit me jouer. D'ailleurs, oseroit-on mettre en jeu une tête couronnée, l'un des plus grands Rois, qui aient jamais existé? Enfin j'ai vu des patentes. On va me compter deux cents mille francs, dès que j'aurai consenti. Qu'on m'attrape tous les jours de même. J'ai encore demandé du temps pour ce consentement. Je suis bien embarrassé. Quel intérêt a-t-on à me faire de pareilles offres, ou à me jouer des tours si singulièrement imaginés? On parle de mes plans de Gouvernement. Je ne les ai montrés à aucun particulier. Je n'ai fait que les envoyer à la Cour. Il faut donc qu'on s'en soit entretenu dans le Conseil, que le Roi de Prusse y ait des intelligences, que ses agens les lui aient fait passer. Voilà pourtant du positif. Je m'y perds. Vois, mon ami, conseille moi. Je suis dans le plus grand embarras. Suite. L'abbé Astuzzi est venu me demander réponse; il a rencontré hier, chez moi, M. le Baron de R**. „Ah, ah! m'a-t-il “dit, vous traitez avec le Roi de Prusse. “J'ai vu hier sortir, de chez vous, son “Ambassadeur extraordinaire; j'entends “dire, sourdement d'ailleurs, qu'il y “a une négociation entamée avec vous. “On en parla hier chez le Roi.“ Qu'en dis-tu, mon ami? Voilà pourtant un personnage distingué, qui m'atteste que l'Ambassadeur du Roi de Prusse est réel; ce n'est donc pas un tour qu'on me joue. J'ai revu aussi cet Ambassadeur. „Hé “bien, m'a-t-il dit, vous devez être “Patriarche de Babylone. Je l'ai entendu “dire hier chez la Reine, j'ai vu “sortir de chez vous M. l'Abbé Astuzzi, “Agent de l'Evêque qui occupe ce siège.“ -- „Vous croyez donc, ai-je dit, que “ce n'est pas un tour qu'on me joue.“ -- „Non sûrement, m'a-t-il répondu, “je puis bien vous le cautionner.“ „Mais, ai-je repris, ce Patriarchat “pourra-t-il être compatible avec le “ministère de Sa Majesté le Roi de “Prusse?“ -- „Très-compatible, a-t-il “répondu. Au contraire, il sera bon “que vous ayez plusieurs états, le “plus saint de tous ne pourra que vous “donner plus de facilités pour servir Sa “Majesté.“ De son côté, M. l'Abbé Astuzzi a trouvé pareillement que les deux ministères étoient compatibles, que celui, dont me chargeoit le Roi de Prusse, me donneroit plus de moyens, pour procurer des ressources à l'Evêché de Babylone. Il sera donc plaisant, mon ami, que je sois d'un côté Ministre d'Etat, Général; de l'autre Patriarche; que je donne des bénédictions des coups de sabre; que je réunisse le gouvernail, l'épée l'encensoir. Voyant que ces Messieurs m'attestoient, l'un par l'autre, la réalité de leur mission, qu'ils trouvoient compatibles les différentes fonctions qu'ils me proposoient, j'ai cru voir que ce n'étoit pas un tour qu'on me jouoit; que je pouvois me fier à des apparences si bien d'accord ensemble, j'ai accepté. On m'a remis, de part d'autre, les patentes en bonne forme. On va me compter deux cents mille francs d'un côté, cent mille de l'autre; me voilà Prince-Ministre extraordinaire du Roi de Prusse, Co-adjuteur de l'Evêque de Babylone. Je vais monter une maison conforme à mes nouvelles dignités. On m'a donné un cordon de Prusse; on doit y joindre le grand habit de l'Ordre. On m'a présenté aussi une croix pectorale d'Evêque, avec les habits de Prélat. Je vais etre reçu solemnellement; mais à huis clos, dans mes deux qualités. Nous formons les préparatifs. Adieu, mon bon ami; je t'envoie de l'eau-bénite de Cour, avec ma bénédiction apostolique. Le Chevalier Marqué, à Frédégonde. Quelque fort que fût l'hameçon, le petit bon-homme a su l'avaler, ma Melle ame damnée. Le voilà d'un côté Prince-Ministre extraordinaire du Roi de Prusse; de l'autre, Coadjuteur de l'Evêque de Babylone. Il a eu la bonté d'accepter des deux parts. Il a hésité pendant quelque temps; il s'est douté que ce pouvoit être un tour qu'on lui jouoit; mais les deux Agens lui ont attesté réciproquement la réalité du caractère l'un de l'autre. Ce sont des gens croyables; l'un est le laquais d'un Ambassadeur; l'autre celui d'un Abbé. Or, comme on dit, tel maître, tel valet; il n'y a donc pas grande différence de leur état réel, à celui dont ils se parent. On va faire les deux réceptions. J'arrange tout pour cela. Il faut que le petit bon-homme les paye. Il a environ mille écus. Il faut qu'il fasse ses générosités aux gens des deux Ministres Ecclésiastique Politique; les mille écus y passeront. Il compte en recevoir cent mille. Il va jeter l'argent, nous le ramesserons, nous lui ferons ainsi payer la fête. J'ai beaucoup fait rire le Comte de Rouéville, en lui racontant tous les détails que je tiens des deux valets-ministres. Il doit nous donner aussi mille écus pour les frais de la mystification. Ceux-là, nous les empocherons. Adieu, ma belle Scélérate; je te réserverai une petite tribune, d'où tu verras les cérémonies des deux réceptions. César de Perlencour, à Dumoulin. J'ai essuyé, mon cher ami, les cérémonies des deux réceptions. Je ne te les raconterai qu'en gros. Cela n'est pas plus amusant dans le récit que dans la réalité. C'est le Comte de Rouéville qui a prêté son hôtel pour les deux cérémonies. La première a été administrée par des Evêques qui m'ont imposé les mains, m'ont conféré tous les Ordres ecclésiastiques. Je ne connois point tous ces Messieurs; il y en avoit quelques-uns qui avoient l'air de grands bandits, malgré la sainteté de leur ministère. Revêtus d'habits pontificaux, j'ai donné ma bénédiction solemnelle; on l'a reçue, je crois, en souriant un peu. Dans la seconde réception, des Seigneurs que je ne connois point, dont quelques-uns avoient même une figure assez plate, m'ont fait essuyer des cerémonies assez ennuyeuses. On m'a passé le Cordon de l'Ordre du Roi de Prusse. Il y avoit en haut une Tribune, d'où plusieurs Dames ont vu les deux réceptions. J'entendois rire, je crois, de temps en temps; mais on étouffoit les ris, sans doute par respect; ou bien tout cela ne seroit qu'un tour qu'on me joueroit, ce qui seroit très-mortifiant pour moi. Au milieu de toutes mes grandeurs, je ne suis pas très-content. J'avois plus de mille écus, je n'ai pas le sou à présent. Il a fallu que je fasse mes générosités aux gens des deux Ministres, l'on ne se presse pas de me compter les cent mille ecus, qu'on m'avoit promis. Cependant je suis reçu avec de grands respects, dans les maisons où l'on est instruit de la double fortune qui m'est arrivée. Tout le monde se lève, l'on attend, pour se rasseoir, que j'en donne la permission; mais je crois toujours entrevoir un sourire imperceptible; plusieurs jeunes personnes, qui se sauvent en paroissant étouffer, ne s'éclipsent peut-être que pour aller rire à leur aise. Suis-je, sans le savoir, la fable de l'armée? On me parle de m'initier dans de grands mystères, de me faire voir de grandes merveilles. On doit me conduire chez un certain Comte Cagliostro, qui est Grand-Rose-Croix, chez un Docteur Mesmer, qui a de grandes vertus dans ses attouchemens. Je crains bien que ce ne soient des Charlatans. Au reste, je démasque assez les fourbes. Je possède un peu de physique, je ne suis pas crédule. Frédégonde, au Chevalier Marqué. Tu ne te tires pas mal du tour que nous jouons au petit bon-homme; tu n'es pas si bête qu'on le croit. Tu as assez drôlement choisi tes gens. Plusieurs avoient un peu la figure patibulaire. C'est une indigne profanation que de faire jouer, à de pareils polissons, des rôles si respectables. Au reste, le petit sot n'est pas encore détrompé. Il faut qu'il soit né avec un grand fond de crédulité, sur-tout d'amour-propre. La haute idée qu'il a de sa petite personne, lui faire croire à la lettre toutes les absurdités dont nous l'avons bercé. Au reste, puisqu'il a dépensé tout son argent, il ne faut plus tant le mystifier. Il ne faudra donc plus guères que lui montrer les Charlatans dont tu m'as parlé. On lui fera croire qu'on le rend invisible, , on lui jouera encore quelque niches puériles de cette espèce; ensuite nous l'épargnerons, parce qu'il n'y aura plus rien à gagner pour nous. Il ne faut faire le mal que quand il peut nous être utile; voilà de la morale, qu'en dis-tu? César de Perlencour, à Dumoulin. Je suis toujours dans les merveilles, mon cher ami; mais je commence à m'en lasser. J'ai vu un certain Comte Cagliostro, dont je t'ai parlé. Son valet lui donne plusieurs siècles; il ne paroît pas en avoir la moitié d'un. Il possède, diton, le remède universel, la médecine des anciens Egyptiens. Je ne suis point malade; cela ne me tente point. Il prétend, selon ses gens, évoquer les vivans les morts, comme il lui plaît. Je l'ai prié de me faire apparoître une très-jolie fille, que je lui ai nommée, qui est très-connue dans Paris. Il m'a promis d'opérer ce miracle, m'a donné parole au lendemain. Je me suis rendu chez lui à l'heure du rendez-vous, j'ai vu, en effet, sortir d'une trappe la fille que j'avois demandée. Il se trouvoit, là, quelques spectateurs, qui affectoient une grande surprise. Pour moi, je n'ai rien vu là de miraculeux. C'étoit la fille même que j'avois demandée, qui paroissoit devant moi. On avoit eu le temps de la faire venir. Oh! si l'on me l'avoit fait paroître sur-le champ, j'aurois crié miracle. Quoi qu'il en soit, la Demoiselle, qui étoit une personne toute naturelle, qui n'avoit rien de magique, m'a offert ses faveurs (c'est une fille de chez la G. Je n'avois pas de quoi les payer. Elle m'a offert un crédit aussi long que je voudrai. C'est une folle. M. de Cagliostro paroissoit fier de son prétendu succès. Après une vivante, je lui ai demandé à voir une morte, que je lui ai nommée; il a pris encore un jour pour ses préparatifs. Le lendemain, il a fait sortir, de sa trappe, une femme enveloppée d'un linceuil, qui avoit bien à-peu-près la tournure de la morte que j'avois demandée; mais que je n'ai pu reconnoître, sous son ajustement mortuaire. Je l'ai interrogée. Elle m'a répondu à voix basse, pour que je ne connusse rien sans doute à son organe. Elle m'a dit pourtant quelques particularités assez remarquables. Comment les pouvoit-elle savoir, si elle n'étoit pas celle que j'avois en vue? J'aurois bien desiré de voir ma sœur; mais j'ai mérité tant de reproches de la part de cette infortunée, que j'aurois été trop effrayé, si j'avois vu rien qui lui ressemblât. J'ai demandé ensuite à voir Frédégonde le Chevalier Marqué. „Hé “bien, m'a dit le Grand-Rose-Croix, “vous allez les voir sur-le-champ. Vous “ne serez plus dans le cas de dire que “je prens du temps pour faire mes “préparatifs.“ En effet, j'ai bientôt sortir, de la trappe, mes deux indignes personnages. C'étoient bien eux-mêmes Je leur ai fait quelques questions. Ils m'ont répondu assez congrument; mais je croyois les voir sourire en tapinois, comme s'ils se moquoient de moi. „Les traîtres m'auroient-ils joué, me dis-je en moi-même? “Je ne reçois point les cent mille écus “qu'on m'avoit promis. Aurois-je été “mystifié par ces malheureux?“ Dans le doute, je me suit dit: „Je ne risque “rien de leur donner des coups de “canne. Ils en ont assez mérité de ma “part.“ En conséquence, je me suis jeté à corps perdu sur eux, , à grands coups de canne, je leur ai fait reprendre le chemin par où ils étoient venus. Je les ai entendu tomber sous la trappe. Ils se sont sans doute démis quelques membres. Pendant cette exécution, j'ai entendu de grands éclats de rire, qui ne venoient plus d'eux; mais de quelques autres spectateurs cachés. Pour eux, ils poussoient des cris, qui paroissoient beaucoup amuser tout le monde, jusqu'au Docteur lui-même. Je ne suis pas du moins aujourd'hui leur dupe. Le Comte e Rouéville, à Frédégonde. La dernière mystification du petit jeune-homme m'a vraiment amusé. Elle ne me promettoit pas grand-chose. Le petit Monsieur faisoit l'incrédule; mais, quand tu as paru avec le Chevalier Marqué, c'est-là le plaisant. Vous faisiez tous deux une grimace si comique sous les coups de canne, ce traitement vous alloit si bien, qu'il n'y avoit pas moyen d'y tenir. Nous avons tous ri comme des fous. Encore une ou deux niches. Rendez le petit bon-homme invisible, finissez par faire, sur son physique, quelqu'impression qui le relâche, par example, & le mettre dans un embarras plaisant pour les spectateurs cachés. Adieu, belle Sorcière. S'il te rondine encore, je rirai de toute mon ame. Frédégonde, au Chevalier Marqué. Je t'envoie le billet du Comte de Rouéville. Ce scélérat! faites vous exterminer pour l'amuser le faire rire! Ah! si je pouvois lui en faire donner une bonne volée! Mais le petit bon-homme! quel diable l'a inspiré? comme il nous a roués de coups! S'il n'avoit frappé que sur toi, j'en aurois ri; mais sur moi! il me le le paiera. Oh! je suis lasse de cette damnable mystification. Jouons lui le tour de l'invisibilité, puisqu'il le faut, pour gagner nos mille écus, que cela me fournira peut-être les moyens de le lutiner de le tourmenter pour me venger de lui. Procurons lui aussi un copieux relâchement qui le fasse courir, termine la fête comme il le mérite. César de Perlencour, à Dumoulin. On a voulu me rendre invisible. Je n'avois pas grande foi à cette invisibilité. Je n'étois pas fort tenté de recevoir cet avantage qu'on m'offroit avec tant d'instances de bonne volonté. C'est toujours le même Docteur qui fait les miracles: „Mais, Monsieur, lui ai-je dit, comment pouvez-vous me rendre invisible?“ -- „En détournant de vous, “a-t-il répondu, les rayons de lumière “qui vous frappent.“ -- „Je sens bien, “ai-je repris, que si les rayons cessent “de frapper sur moi, l'on ne me verra “plus; mais alors je serai comme une “ombre, je cacherai toujours ce qui “sera derrière moi, l'on verra, comme “un corps noir, qui se promènera dans “la chambre.“ -- „Pardonnez-moi, “m'a répliqué le Docteur. J'empêcherai “la lumière de vous frapper; mais je “la ferai frapper les objets qui seront “derrière vous. Pour qu'on voie un objet, “il faut qu'il y ait un rayon de communication qui aille de cet objet à l'œil, “ qui affecte cet organe. Or, je ferai “ensorte que les rayons, qui partiront des “objets que vous cacherez, se courbent “ se séparent en passant auprès de “vous, des deux côtés, sans vous toucher, viennent frapper les yeux des “spectateurs; par ce moyen, il y aura “communication de lumière entre ces “objets qui seront derrière vous, nos “yeux. Nous verrons donc tous ces “corps, nous ne verrons pas le “vôtre.“ Ce raisonnement me paroissoit assez plausible. Il annonçoit un homme qui avoit, du moins, quelqu'idée de physique. Restoit à savoir comment cet homme pourroit courber les rayons, pour les faire passer auprès de moi sans me toucher. „C'est l'affaire des verres, me dit-il. Ne connoissez-vous pas les secrets “de la dioptrique de la catoptrique? “Ne savez-vous pas qu'avec des verres, “on peut rendre les rayons convergens “ou divergens, comme on veut?“ Le drôle sait rendre son hypothèse vraisemblable. Il m'a vu ébranlé. „Avant que “j'exige, de vous, quelque croyance, “m'a-t-il dit, il faut que je vous donne. “des motifs de croire, que je vous “convainque par quelqu'expérience préliminaire. Par exemple, a-t-il continué, “il y a actuellement ici un homme que je “rends invisible. Interrogez-le.“ En effet, j'avois déjà reçu quelques petits coups sur l'épaule derrière la tête, sans pouvoir appercevoir la main qui m'avoit fait ces petits présens. J'ai donc questionné le prétendu invisible. „Esprit follet, ai-je dit, “es-tu ici?“ J'ai entendu une voix qui m'a répondu. „Je ne suis point un “esprit, je suis un corps comme toi.“ -- „Pourrois-tu fermer cette fenêtre, “ai-je dit?“ -- „Sans doute, m'a répondu la voix.“ Et j'ai vu la fenêtre se fermer, sans appercevoir la main qui la poussoit. Je n'ai pu m'empêcher d'être un peu surpris. „Puisque tu es si obligeant, ai-je repris, veux-tu bien m'apporter cette cafetière?“ Soudain, j'ai vu la cafetière venir toute seule se remettre dans ma main. L'invinsible m'a rendu encore quelques autres services, m'a souhaité le bon soir. Y comprends-tu rien, mon ami? Peux-tu expliquer cela? D'où pouvoit venir cette voix? à moins que le Docteur ne fût ventriloque qu'elle ne vînt de lui-même..... mais la fenêtre qui se fermoit, les meubles qui marchoient tout seuls. Il est vrai qu'il étoit un peu tard. On n'y voyoit pas beaucoup. Avec un fil de fer, le Docteur pouvoit faire voyager les objets, sans que j'apperçusse l'agent dont il se servoit. Quoi qu'il en soit, le tour étoit bien fait, ses raisonnemens étoient d'accord avec l'exécution; il vint à bout enfin de n'inspirer la curiosité de tenter l'épreuve. Dès le soir même, l'occasion s'en présenta. Il y eut, chez lui, un grand souper. Le Comte de Rouéville, Frédégonde, le Chevalier Marqué furent de la partie. Le Docteur me donna un petit verre, qui, selon lui, me rendoit invisible. J'entrai dans la salle, sans que personne m'apperçût ou parût m'appercevoir; une femme dit seulement: „J'entends marcher quelqu'un, je ne vois personne.“ Je m'amusai à faire des niches à différentes Beautés. Je prenois aux jolies femmes e que je trouvois de meilleur sur leurs assiettes, je le confisquois à mon profit. Elles témoignoient une grande surprise. „Oh, oh! disoit-on, voilà mon pain “qui se sauve tout seul.“ Je donnois des coups aux hommes des baisers aux femmes. J'en voyois plusieurs dire qu'elles avoient peur, qu'il y avoit, là, de la sorcellerie. J'avois lieu de me croire invisible. Cependant je voyois qu'on paroissoit rire sous cap. Quand je voulois prendre quelque chose sur la table, on avoit soin de le mettre hors de ma portée. Plusieurs, sans me regarder, me donnoient des coups de pied, en disant: „Veux-tu t'en aller, vilain chien?“ Je me trouvai bientôt enfermé, auprès du feu, au milieu de trois ou quatre personnes, de manière que je ne pouvois sortir de cette place cuisante, sans déranger quelqu'un, ce que je n'osois faire, pour ne pas me trahir, moi invisible. On mettoit force bois au feu, qui étoit ardent, dont je me trouvois beaucoup trop près. Je me rotissois les jambes, je devois faire une laide grimace, si j'étois visible. On me jetoit au nez, sans façon, le superflu de la boisson autres objets peu flatteurs. L'indigne Frédégonde, en se retournant pour cracher, s'ajusta si bien, que mon visage reçut ce qui devoit tomber par terre. J'étois indigné. Je me retenois les poings poings impatiens de travailler sur son odieuse face. Elle fut bientôt imitée par plusieurs autres femmes, , brûlé d'un côté, conspué de l'autre, je sentois bouillir mon sang, naturellement très-combustible. Cependant on rioit beaucoup, je n'en voyois pas trop le sujet, à moins que ce ne fût de moi, quoiqu'on parût ignorer que j'étois-là. Bientôt l'infâme Frédégonde, après sa salive, fit romber, sur moi, des coups de poings. Elle badinoit avec tout le monde, frappoit autour d'elle; mais toujours de façon que les coups tomboient sur moi. Je rongeois, en secret, mon frein, je sentois que la patience alloit m'échapper. „Ne “serois-je point, me disois-je, le jouet de “toute cette canaille?“ Enfin je reçus, de l'imprudente, un soufflet éclatant, qui me fit voir mille lumières. Alors je n'y puis-plus tenir. Je saute sur la malheureuse, , à coups de pieds, à coups de poings, avec la rapidité d'un éclair, je me venge sur elle de tous les affronts, volontaires ou non, que je viens de recevoir. Elle hurloit, tout le monde éclatoit de rire plus fortement à ses dépens, qu'on n'avoit fait peut-être aux miens, ci-devant. „Mais, s'écrioit-elle, “c'est quelque diable déchaîné qui me “tourmente.“ Le Chevalier Marqué a eu copieusement sa part de mes libéralités. Il en a saigné du nés abondamment. Quelques Beautés ont aussi reçu quelques soufflets, pour leur maladresse, ou peut-être plutôt pour leur adresse à cracher. Je me suis retiré vengé du moins, si j'étois outragé. Il est sûr qu'on a beaucoup ri, qu'on devoit être effrayé, au contraire, si l'on ne me voyoit pas. Frédégonde, au Chevalier Marqué. Vengeance, malheureux! le petit sot n'a point été notre dupe. Le scélérat! comme il s'est escrimé! c'est nous qui avons été le jouet de la compagnie. Il faut absolument qu'on le mène chez le Docteur aux attouchemens, que cet habile homme lui donne des tranchées pour six mois. César de Perlencour, à Dumoulin. On m'assomme de merveilles de prodiges, mon cher ami. J'en suis las. Je me suis encore laissé conduire chez un Docteur, dont je t'ai déjà parlé, qui se vante de guérir tous les maux par ses attouchemens. Il faut qu'il ait quelqu'agent secret. Il appelle cela le Magnétisme animal. On tombe dans des crises, autour d'un baquet; je ne comprends rien à cela; l'on vous magnétise. On plonge aussi, dans un prétendu sommeil, une jeune fille; dans cet état on la fait parler; on lui fait prédire l'avenir. Elle m'a prophétise galamment que je serois rompu. Vois-tu, mon ami, quelqu'apparence à cela? Quoi qu'il en soit, le malheureux Docteur a réellement une vertu bien cruelle dans son attouchement. A force de me frotter de me presser le bas-ventre, il m'a donné des tranchées violentes, m'a procuré un détestable relâchement qui me tient sur pied toute la nuit. Je ne sais pas combien de temps cela durera. Il m'assure qu'il m'a communiqué sa vertu toute-puissante; me voilà donc revêtu du pouvoir de donner, à qui je voudrai, la diarrhée. Ne lui dois-je pas beaucoup de reconnoissance pour un si beau présent? Quand on me voit, on rit, l'on se bouche le nez, en me demandant comment je me porte. On sait donc mon histoire, dont je ne me vante pourtant à personne. J'aurois donc été leur jouet. Le Comte de Rouéville, à Frédégonde. Je suis content, noble coquine! Le petit bon-homme a été bien mystifié. Le dernier tour, sur-tout, de l'invisibilité a été fort plaisant; la conclusion m'en a plu excessivement. La petite incommodité, que tu as procurée au jeune César, me fait aussi beaucoup rire. Elle est visible, elle le tient toujours sur pied; le fait courir très-comiquement. Continue de me bien servir, charmante scélérate. Dumoulin, à César de Perlencour. Lyon. Je reçois toutes tes lettres à la fois, mon pauvre ami. Ton Chevalier Marqué les avoit sans doute retenues, pour qué je ne pusse t'éclairer. A présent que les tours sont joués, il m'en laisse parvenir la connoissance. Bon Dieu! qu'est-ce que tu m'apprends? Quoi! tu as pu être imbécille à ce point, toi qui te crois tant d'esprit! Ah! mon pauvre César! voilà une terrible leçon d'humilité. Qu'est-ce que c'est que ce Prince-Ministre du Roi de Prusse, Evêque de Babylone? toi jeune libertin, perdu dans les tripôts les mauvais lieux de Paris? Cela peut-il tomber sous le sens? Et tes Charlatans, tes Revenans, ton Invisibilité, ton Magnétisme, le tout noblement terminé par la petite incommodité dont tu te plains! Mon pauvre ami, il n'y a que cette incommodité de réel. Quoi! tu as pu te croire invisible! tu as pu te laisser mystifier, comme le petit Poinsinet! tu t'es laissé jouer tous les tours qu'on lui a joués, dont on nous a bercés dans notre enfance! Tu dois t'en ressouvenir. Ah! je te croyois bien simple; mais pas jusqu'à ce point-là. Cache toi pendant quelque temps, mon garçon. Les mauvais sujets, dont tu es entouré, après t'avoir rendu coupable criminel, ont su te rendre enfin ridicule. César de Perlencour, à Dumoulin. O mon ami! que je maudis, que j'abhorre Frédégonde le Chevalier Marqué! Que je me hais, que je me méprise moi-même! Oui je le vois, j'ai été joué abominablement. J'ai pu croire ce que les plus simples ne croiroient pas. J'ai cru des absurdités, parce qu'elles flattoient ma vanité. Me voilà donc la fable de Paris, moi qui me croyois la gloire de la France. Voilà de quoi me faire rentrer en moi-même. J'avois peut-être un peu trop de suffisance. Je pensois trop avantageusement sur mon compte. Voilà une terrible leçon; je tâcherai d'en profiter. Il faut que je m'éclipse pendant quelque temps. Je vais partir avec ma belle Aurore. Je puiserai le bonheur dans ses bras, j'y oublîrai la petite mortification que je viens de recevoir. Le même au même. J'ai fait, ce matin, une visite à la bonne Mère S. Amand, pour lui rendre les lettres de Mademoiselle de Lysange, lui demander si elle en a reçu de nouvelles. Elle se plaignoit beaucoup, avec moi, de ce que Laure gardoit le silence, depuis quelque temps. Tout-à-coup, nous avons vu entrer un Militaire. Je l'ai reconnu, du premier coup-d'œil, pour M. de Lysange le père. Il a demandé sa fille. La bonne Mère S. Amand a paru confondue, s'est retirée précipitamment. Il m'a apperçu; j'aurois bien voulu disparoître aussi; mais il ne me convenoit pas de faire une démarche si humiliante, devant mon semblable. La Tourière a dit au Comte, que sa Demoiselle n'étoit plus au Couvent depuis long-temps. „Comment, s'est-il écrié, “qu'est-ce qui l'en a retirée?“ „Une de vos parentes, reprit la Tourière.“ On lui dépeignit la méchante Arsinoé, qui étoit venue prendre Laure au Couvent. „Je n'ai aucune parente “qui ressemble à cet indigne portrait, “s'est écrié le Comte. Je ne comprends “rien à cela.“ Il a demandé la Mère S. Amand. Elle n'a pu se résoudre à soutenir la présence les reproches de ce père irrité. Elle lui a fait dire qu'elle se trouvoit mal dans le moment, qu'elle le prioit de remettre sa visite à un autre jour. Je l'ai salué, abordé; il m'a reçu comme un furieux. „Savez-vous ce que “cela veut dire, m'a-t-il dit?“ J'ai dû rougir. „Je l'ignore parfaitement, ai-je “répondu.“ -- „Si j'ai perdu ma fille, “s'est-il écrié, je m'en prends à vous.“ J'ai dit que je saurois lui répondre, je lui ai tiré ma révérence. „Je saurai “bien vous retrouver, m'a-t-il dit.“ „Je ne vous fuirai pas, ai-je répondu, je l'ai quitté. Je l'ai entendu demander la Prieure, d'une voix qui annonçoit la plus violente fureur. Voilà un contre-temps auquel je ne m'attendois pas. Le seul parti que j'aie à prendre, est de me hâter de partir avec la famille des bonnes gens, pour la terre de Rouéville. Le Chevalier Marqué, à Frédégonde. Le Comte de Lysange vient d'arriver, ma belle scélérate. Il a appris que sa fille avoit disparu du Couvent; il est furieux, comme tu peux le penser. Il a entendu dire que nous pouvons avoir quelque part dans l'évasion de sa fille. Il nous en veut. Cela est encore assez facile à concevoir. Je n'aime plus cette bégueule. La vengeance a pris la place de l'amour, dans mon cœur offensé. Ne dois-je pas la punir de ses mépris de ses rigueurs? Puis-je mieux la punir qu'en la remettant à son père? Je sais qu'elle est à cinquante lieues d'ici, dans une petite ville. J'ai lu, chez notre petit imbécille, des lettres de cette Belle, qui m'ont appris qu'elle s'est fait d'abord gardeuse de moutons, ensuite servante; tant elle a les sentimens nobles! Ne puis-je pas mander, au fier Comte, ces jolies nouvelles? en lui ajoutant que sa digne fille va bientôt devenir mère, doit cet avantage au sieur César de Perlencour? ne me justifierai-je pas à ses yeux, en lui faisant toutes ces flatteuses révélations? L'enfant va partir, avec ses bonnes gens, pour la terre de Rouéville, où il doit contracter un mariage commode, que l'éponge peut effacer. Dois-je seconder ou empêcher ce mariage, que j'ai conseillé? Oracle de mes pensées, je vous consulte, j'attends votre réponse. Frédégonde, au Chevalier Marqué. Laure est une bégueule une insolente, qui mérite d'être punie. Rien de plus louable, que de remettre une fille à son père. Voilà de quoi nous laver de toute imputation, nous rendre blancs comme la neige. Puisque le mariage du jeune-homme n'est que simulé, nous pouvons le permettre. La petite Aurore se trouvera, après cela, dans la classe des autres. Fin de la uoisième Liasse. LE CRIME. Quatrième Liasse. César de Perlencour, à Dumoulin. Rouéville. Nous sommes partis lundi dernier, la chère famille moi, pour aller célébrer notre mariage à Rouéville. Nous étions dans un carrosse à quatre places, le vénérable couple dans le fond, Aurore moi sur le devant, enchantés tous les deux d'être si près l'un de l'autre. Nous avons pris la poste, c'étoit la première fois peut-être que le cher trio voyageoit de cette manière. Ils étoient enchantés, bénissoient M. le Comte de Rouéville, qu'ils supposoient faire la dépense du voyage. Nous avons été, sur la route, aussi joyeux que des gens qui se croient au comble du bonheur. Nous sommes bientôt arrivés au château, qui est de belle apparence. Il ne manquoit rien à notre joie, que d'y voir le bien-faisant Seigneur (qui est bien, entre nous, le plus grand roué de tout Paris); mais on nous a annoncé, en arrivant, que des affaires majeures le retenoient à la Cour, qu'il nous faisoit mille excuses. On m'a remis même une lettre de sa part, où il me peignoit tout le regret qu'il avoit de ne pouvoir assister à mes noces, embrasser ma charmante épouse. Du reste, toute la maison étoit a nos ordres, tout le monde étoit chargé de nous obéir, comme au maître lui-meme. M. le Chapelain, qui devoit nous marier, est venu nous saluer. C'est un certain Galéotte, second domestique du Comte, qu'on accuse d'avoir, quelque temps, navigué de Marseille à Toulon, de Toulon à Marseille, qui est au fait de toutes ces sortes de déguisemens. Vous auriez juré que c'étoit réellement le plus grave ecclésiastique. Tous nos papiers étoient prêts, très-bien forgés par lui-même. Il me les a présentés fort sérieusement. Nous avons résolu de nous marier dès le lendemain, nous avons été fiancés dès le soir même. Mes trois bonnes gens étoient enthousiasmés. Ils n'avoient jamais, je crois, rien vu de si beau. Nous avons fait un souper délicieux. Le lendemain, jour fixé pour notre bonheur, nous nous sommes levés de très-bonne heure. Aurore s'est habillée superbement. Nous avions apporté des hardes pour cela. Une jolie femme-de-chambre l'a aidée servie à sa toilette. Elle étoit radieuse, cependant tremblante palpitante; son père sa mère trembloient, comme elle, de joie. Le sacrilège imposteur a celébré les apparences des cérémonies qu'il profanoit, tandis que je demandois intérieurement pardon à Dieu du sacrilège. Aurore a prononcé, de la voix la plus touchante, la plus passionnée la plus ferme, les saints engagemens qu'elle croyoit prendre avec moi. Je n'ai pas prononcé les miens avec moins d'ardeur. Ses parens étoient ravis dans la sphère céleste. La cérémonie a été suivie d'un repas délicieux; nous avons fait danser toute la maison tout le village; la joie, du moins, que tout le monde a témoignée, étoit exactement vraie. Enfin le bienheureux soir est venu. Nous avons été conduits au lit nuptial, par les domestiques qui rioient sous cap. On a mis au lit la jeune épouse. Les auteurs de ses jours nous ont donné leur bénédiction paternelle. On nous a laissés seuls. Un coup de vent a éteint la lumière, parce que la croisée n'étoit pas bien fermée. J'ai voulu me mettre au lit. Mon ami, qu'elle horreur! J'ai cru voir une Furie échevelée, la tête couronnée de serpens, qui me présentoit la Gorgone, me battoit les yeux de son flambeau, me pressoit le cœur de sa main glacée. Je suis entré dans le lit fatal; mais déjà un orage épouvantable se faisoit entendre; le tonnerre, en éclats, rouloit sur notre tête; les éclairs étinceloient coup sur coup; les vents accordoient leurs gémissemens au sifflement de la pluie. Aurore tremblante se serroit contre mon cœur. „Oh! mon Dieu, s'écrioit-elle, pardonne; qu'avons-nous fait? “quel présage!“ Je voulois lui couper la parole avec mes baisers; mais elle n'osoit se livrer à mes caresses; elle n'osoit être heureuse à l'aspect du Ciel irrité, dans la désolation de la nature. Pour moi, tu sais que je ne suis pas né craintif, ni superstitieux. Un orage est un effet naturel qui a ses dangers; mais bien moindres, ce me semble, que ne peut le faire croire son appareil imposant. J'aurois cru montrer trop de vanité, si j'avois pensé que cet orage avoit un rapport particulier avec mes petites fredaines, ....... ............ ............ ............ .......; mais les reproches, que je me faisois intérieurement, aggravoient nécessairement à mes yeux ce phénomène effrayant. Malgré mes réflexions, j'en étois plus frappé que si je n'avois pas été coupable. Cependant le besoin de consoler mon épouse fit diversion à l'espèce de crainte que j'aurois pu éprouver sans cette circonstance. Enfin l'orage se dissipa; l'aurore du bonheur se leva; l'heure du berger sonna..... Mon bon ami, je ne me vante pas d'une bonne fortune. J'en dois rougir. Je suis trop coupable. L'innocence de mon amante contrastoit avec ma scélératesse. Chaque mot tendre naïf, qu'elle me disoit, étoit pour moi un coup de poignard. J'étois trop au-dessous d'elle. Je fus heureux; mais je ne fus pas dans les cieux, elle étoit faite pour m'y transporter. Je m'endormis après des plaisirs si peu tranquilles; mais mon sommeil fut ora geux, je m'éveillai tout glacé. Je rougis de me sentir dans un pareil état, auprès d'une personne si adorable. Je me levai; mon epouse en fit autant. Nous fûmes complimentés par toute la maison; mais on nous plaignit d'avoir eu une pareille nuit pour la première de nos noces. Le beau temps a ramené la sérénité parmi nous. Nous avons poursuivi les réjouissances que nos noces ont fait naître dans tout le village. J'y ai pris part de tout mon cœur, parce que je suis venu à bout d'assoupir un peu mes remords, ou peut-être de m'y faire. Je suis heureux; comment ne le serois-je pas en faisant le bonheur d'Aurore des chers auteurs de ses jours? Cependant il ne faut pas que je m'endorme dans le sein de la félicité. Je suis d'avis d'aller placer mon épouse ses parens, pendant quel-que temps, dans la ville la plus voisine de ce château, de poursuivre le cours de mes travaux politiques littéraires; d'ailleurs, il faut que j'aille délivrer Laure de la servitude où elle languit pour moi, des poursuivans qui, sans dou, la persécutent. Je suis obligé de lui procurer un azile plus digne d'elle, où elle puisse se délivrer du fardeau chéri qu'elle doit à mon amour. Ah! mon bon ami, je ne suis pas tranquille; je fais naître, autour de moi, le calme la sérénité, l'orage est dans mon cœur. Dumoulin, à César de Perlencour. Lyon. J'ai reçu un peu tard, mon cher ami, la lettre où tu me rends compte du projet détestable, que te propose ce vilain Chevalier Marqué, relativement à la belle Aurore. Sais-tu bien que tu deviens un scélérat? N'aurois-tu pas dû rejeter avec horreur de pareils avis, sur-tout de la part d'un misérable, que tu connois pour un roué, que tu ne devrois pas voir? Qu'est-ce que ces pitoyables raisonnemens qui font impression sur toi? Ne faut-il pas que tu sois déjà corrompu, pour n'en pas sentir l'absurdité frappante? Tu te rassures sur la fausseté du mariage que tu veux feindre de contracter, parce que tu te promets d'en contracter, par la suite, un véritable. Eh! jeune-homme inconstant malheureux, peux-tu répondre des sentimens que tu auras dans douze ans? Et quand même tu aurois toujours la volonté d'épouser réellement ta victime, es-tu sûr d'en avoir toujours la faculté? Tu vas mourir, dis-tu, si tu ne possèdes ton amante; malheureux persiffleur! oses-tu te fonder sur un pareil badinage, pour commettre une indignité sacrilège, comme celle que tu médites, qui attaque également les saintes loix de la religion de la probité? Ah! mon cher ami, s'il en est temps encore, renonce à ton odieux projet; laisse toi toucher par la candeur, l'innocence, l'amour du tendre objet dont tu vas faire le malheur, par l'honnêteté de ses pauvres parens, qui te bénissent de si bon cœur, dont tu vas abréger les jours. César de Perlencour, à Dumoulin. Ma foi, mon cher ami, ta lettre est venue trop tard. Elle m'auroit empêché de faire une sottise. Tu dois voir, par mes lettres suivantes, que je pense comme toi, que le remords me poursuit. Fâché d'être tourmenté en présence de ma victime, indigné de me voir malheureux par ma faute, auprès de celle qui devoit faire mon bonheur, j'ai pris le parti d'aller respirer un peu loin d'elle, remplir mes autres projets, mes autres devoirs. Comme, dans cette famille, on me croit aveuglément sur ma parole, je n'ai pas eu de peine à persuader, à ces bonnes gens, qu'il falloit qu'ils allassent vivre, pendant quelque temps, à N**, ville voisine de notre château; qu'ils supportassent quelque temps mon absence, nécessaire indispensable. Aurore a beaucoup pleuré; mais enfin il a fallu se résoudre à m'obéir. J'ai conduit la chère famille, dans cette ville, qui est très-jolie. Je les ai établis en chambre garnie, dans une maison, qui me paroît fort honnête; j'y ai passé quelques jours avec eux, pour les y installer; ensuite je me suis arraché de leurs bras, toujours béni par eux, en leur remettant cinquante louis, leur promettant de ne les laisser manquer de rien, de venir bientôt les rejoindre. Je ne puis penser encore sans attendrissement aux adieux de ma chère petite épouse. Quelle naïveté! quel amour! Je la laisse déjà visiblement dans le même état où en est aussi, par mon crime, Mademoiselle de Lysange, que je vais bientôt revoir. Le cœur vraîment saignant déchiré, je me suis rendu, d'abord à douze lieues de-là, dans la ville qui renferme cette dernière Beauté. Il étoit déjà nuit, quand j'y suis arrivé. Je me suis informé du logement de M. Saget, maître indigne de la noble Laure. J'ai entrevu, en arrivant, plusieurs jeunes-gens qui paroissoient s'observer réciproquement, qui me considérèrent moi-même avec beaucoup d'attention de mauvaise humeur. Ils étoient épars à quelque distance l'un de l'autre. Je distinguai un abbé, un bourgeois, un gentilhomme, ou du moins un plumet. Je me doutai que c'étoient les trois rivaux amoureux de Laure; que le premier étoit l'abbé Guillau, le second, le neveu de M. Saget, le troisième enfin, le fils du Seigneur du village où Laure avoit vécu. Ces trois rivaux paroissoient indignés surpris d'en reconnoître, dans moi, un quatrième. J'allai les regarder fièrement tous les trois sous le nez l'un après l'autre. Ils paroissoient fort piqués; mais pas très-méchans. Nul n'osa me rien dire. Je frappai; on m'ouvrit sur-le-champ; ce fut Laure elle-même qui me rendit ce service. Je reconnus la noble Laure sous le modeste habillement d'une simple grisette, avec un grand tablier blanc. Elle me reconnut de son côté, la lumière lui tomba de la main; mais le maître parut sur l'escalier, avec une autre lumière. „Ma chère cousine, dis-je, à “Laure en l'embrassant, il y a longtemps que je vous cherche; enfin, j'ai “le bonheur de vous trouver.“ Elle restoit interdite muette. Je lui donne le bras pour monter chez son maître. Soudain les trois rivaux arrivent; ils m'avoient vu embrasser la reine de leurs pensées. „Qu'est-ce donc que ce Monsieur “là, disoient-ils?“ -- „Messieurs, leur “répondis-je, c'est le cousin germain de “Laure, qui vient vous l'enlever. Elle “n'est pas faite pour l'état d'avilissement “où elle se trouve ici.“ -- „Elle n'est “point avilie, me dit l'abbé, elle est “honorée par nous tous.“ -- „Oui, “repris-je, les hommages des jeunes “gens, sur-tout des abbés, sont bien “honorables pour une jeune fille!“ „Hé bien, s'écria le maître, qu'est-ce “donc que tout cela veut dire? Et moi “je suis donc ici un zéro?“ -- „Monsieur, lui dis-je, vous me paroissez “un très-honnête homme; mais, qui “que vous soyez, vous n'êtes point “fait pour être le maître de ma cousine, “parce qu'elle n'est point faite pour “servir.“ -- „Mais, dit M. Saget, je “n'ai pas été la chercher. D'ailleurs, la “voilà, elle peut vous dire si je l'ai “traitée comme une domestique, si “je n'ai pas eu, au contraire, pour elle, “tous les égards qu'elle mérite.“ „Ah! rien de plus vrai, a dit Laure; “je ne cesserai jamais de me louer des “bontés, dont M. Saget m'a honorée.“ -- „D'ailleurs, s'est écrié le neveu, on n'a “aucun compte à rendre à Monsieur.“ -- „Monsieur, me suis-je écrié à mon “tour, je n'aime pas les insolens; je “saurai honorer l'oncle, châtier le “neveu.“ Tous trois se sont levés à ces mots. „Je saurai, ai-je repris, associer “les deux autres au châtiment, s'ils font “aussi les insolens.“ -- „Ah! Messieurs, “s'est écrié Laure, en se jetant à genoux; “de grace, par pitié pour moi, ne vous “querellez pas à mon sujet.“ -- „Hé “bien, a repris l'oncle, qu'est-ce donc “que cela veut dire? Quoi! chez moi, “en ma présence, on insulte un étranger “qui vient me voir, un parent de Laure “qui vient redemander sa cousine! Quel “droit avez-vous sur elle, vous Messieurs, qui l'importunez l'ennuyez “sans cesse? Vous m'obligerez beaucoup “de vous retirer tous les trois, afin que “je puisse accueillir en paix, comme “je le desire, le parent de ma chère “Laure.“ Les trois rivaux étoient furieux. „A “nous un pareil affront, s'écria le Chevalier provincial, pour un nouveau “venu, un inconnu, le parent d'une “gouvernante! Il nous le payra.“ „Malheureux, m'écriai-je, descendez “tous les trois, que je vous châtie surlechamp. Voilà comme vous honorez ma “cousine! Sans le respect que j'ai pour “elle pour le maître de la maison, je “vous jeterois par les fenêtres.“ M. Saget Laure se sont jetés à là traverse. Ils ont fait sortir les trois méchans, nous sommes restés ensemble Saget, Laure moi, formant un second trio plus tranquille. „Monsieur, m'a dit le maître, vous “m'affligez beaucoup, si vous m'enlevez “Mademoiselle votre cousine; mais, “au reste, soupons. Vous resterez bien “au moins quelques jours avec nous, “ nous aurons le temps de raisonner “plus mûrement sur cet objet; quant “aux trois boute-feux, il faudra voir “comment nous pourrons enchaîner leur “pétulance, aussi bien que la vôtre; car “vous me paroissez quatre barrils de “poudre, je crains une explosion. Je “voudrois bien éviter l'esclandre, pour “l'honneur de la Demoiselle, pour le “nôtre. Au reste, nous aurons tout le “temps de reparler de cela. Soupons.“ Nous avons soupé. C'étoit la charmante Laure qui avoit préparé les mêts; ils étoient divins. C'étoit le nectar l'ambroisie. Le repas a été fort gai; cependant Laure paroissoit fort embarrassée. Le bon-homme, pour célébrer mon arrivée, nous a fait boire différens vins, dont sa tête s'est un un peu ressentie, parce qu'il y alloit sans ménagement. C'est vraîment un bon homme. Il m'a lu quelques-unes de ses dissertations sur les amphores autres mesures de vin Romaines, sur d'autres sujets de la même importance. Il est savant, ou du moins érudit; mais, de plus, il est honnête homme, bon-humain sans malice. Le brave homme, sans doute de crainte que les trois rivaux ne m'attendissent, a voulu que je couchasse chez lui; c'estàdire, sous le même toît que Laure. J'en ai été ravi. Elle a préparé elle-même mon lit. J'ai été servi par celle que je voudrois servir à genoux. Elle m'a conduit elle-même à ma chambre. „Qu'avez-vous dit? qu'avez-vous fait, malheureux, me disoit-elle tout bas? De quel “droit venez vous troubler ma tranquillité, qui me coûtoit si cher? Quel “droit avez-vous sur moi? d'où sommes-nous parens?“ -- „Ah! ma chère “amie, lui répondis-je, pouvez-vous “trouver mauvais, que je vienne vous “tirer de l'état de servitude pour lequel “vous n'êtes pas née? que je vienne “vous arracher aux trois polissons qui “se prétendent maîtres de votre personne?“ -- „Dormez plus tranquille “que moi, dit elle; nous verrons demain ce que nous aurons à faire.“ J'appris le lendemain, à la belle Laure, que son père étoit de retour à Paris. Elle resta quelques minutes immobile muette; elle murmuroit entre ses dents: „Mon Dieu! que va-t-il dire, quand “il apprendra?.... Ciel! ....“ Enfin, elle dit en poussant un profond soupir: „Voilà un coup de foudre qui m'écrâse; “mais c'est une raison de plus pour “rester ici, pour ne pas paroître, “dans l'état où je suis, aux regards d'un “père irrité.“ Nous racontâmes, à M. Saget, la véritable histoire de Laure. „Mademoiselle, dit-il après notre récit, pardonnez si, faute de connoître votre condition, je vous ai traitée amicalement, comme une simple bourgeoise. “Je tâcherai de réparer, autant qu'il “sera en ma puissance, ce manque de “convenance; mais me voilà dans un “grand embarras. Ne sera-t-on point “dans le cas de me reprocher que je “vous ai dérobée à vos parens, en vous “recelant chez moi? D'ailleurs, quel “rôle jouerai-je, en vous fournissant “un azile chez moi, pour y déposer un “fardeau dont un autre que moi vous “a chargée?“ -- „Ah! mon cher “maître, s'est écrié Laure, ne m'abandonnez pas.“ -- „Monsieur, ai-je “dit, il vous seroit trop aisé de vous “justifier, si l'on vous attaquoit; cependant vos réflexions m'offrent un “nouveau motif pour que Laure quitte “votre maison, accepte un autre “azile, où je suis prêt à la conduire.“ Nous remîmes la délibération à une autre séance; je sortis pour voir la ville. On voulut me faire promettre d'éviter mes trois adversaires. Je dis que cela m'étoit impossible, que je ne les éviterois pas; mais que du moins je ne les chercherois pas. Je ne tardai pas à les rencontrer: heureusement, ou malheureusement, c'étoit dans un endroit écarté, sur les remparts de la ville. Je passai fièrement auprès d'eux, sans pourtant leur rien dire; mais, se croyant forts, parce qu'ils étoient trois contre un, ils osèrent repasser auprès de moi, l'abbé me heurta d'un coup d'épaule. Il me parut visible que ce n'étoit pas sans dessein. Je lui appliquai, sur le dos, un coup de canne, qui l'étendit sur la poussière. Les deux autres mirent sur-le-champ l'épée à la main. Je vins à bout de terrasser encore, à coups de canne, le bourgeois; mais je fis, au gentilhomme, l'honneur de lui donner quelques coups d'épée, qu'il s'efforça vainement de parer. Les deux autres se relevèrent, voulurent courir sur moi; je les jetai l'un après l'autre, du rempart dans le fossé, je revins, de sang froid, dîner sans dire un mot de l'aventure. Le Chevalier Marqué, au Comte de Lysange. Monsieur le Comte, Vous m'avez imputé tous les désordres du jeune César de Perlencour, vous avez eu grand tort. Je les ai toujours condamnés, c'est pour cela que j'ai encouru son indignation. C'est sur-tout contre Mademoiselle votre fille qu'il a déployé tout l'art infernal de la corruption, dans laquelle il est déjà passé maître. Il s'est déguisé en fille, pour s'introduire, auprès d'elle, dans son couvent. Il a osé la débaucher, la profaner dans l'azile de l'innocence de la pureté. Il l'a enlevée du couvent, il l'a mise dans une maison de prostitution. L'infortunée ayant connu toute l'étendue de son malheur, s'est enfuie; elle a été réduite, comme l'Enfant Prodigue, à garder les pourceaux dans un village; elle est à présent domestique dans une petite ville de province. Le séducteur est parti, depuis quel-que temps, de Paris, avec une jeune fille, sa nouvelle victime, qu'il abuse par un faux mariage; après l'avoir immolée à sa brutalité, il va rejoindre Mademoiselle votre fille à N*, l'enlever de la maison de son maître, pour l'enfermer avec ses autres maîtresses, faire un petit serrail. Non, Monsieur, je n'ai jamais approuvé une conduite si abominable. Je vous laisse faire vos réflexions sur la révélation que je vous fais, j'ai l'honneur d'être, Le même, à Monsieur de Perlencour père. Monsieur, Monsieur votre fils, mécontent de la vigilance de son Mentor, vous a fait, sur son compte, des rapports odieux que vous avez adoptés. J'en ai été la victime. J'attends ma justification, du temps de votre équité. Il y a long-temps qu'il est impossible de m'attribuer les sottises du sieur César; puisqu'il ne vit plus avec moi, qu'il ne me voit jamais que pour m'insulter. Depuis qu'il est le maître absolu de sa conduite, il a débauché Mademoiselle de Lysange, dans son couvent même; il la mise dans une maison de prostitution. Depuis son duel avec le Comte de Saint-Flour, il s'est lié, en Angleterre, avec une Société de voleurs. Il vient de débaucher une nouvelle victime, qu'il abuse par un faux mariage; il est allé s'emparer de nouveau de Mademoiselle Laure, fils va la déterrer dans sa retraite, pour mettre son déshonneur en évidence. Il est perdu de dettes, d'honneur de réputation. Non sûrement, je ne suis point complice de toutes ces indignités. J'ai l'honneur d'être, César de Perlencour, à Dumoulin. Pour te continuer mon récit, mon cher ami, je dînai fort tranquillement avec Laure son maître. Ma chère amante, redoutant son père, ne vouloit pas absolument se rapprocher de Paris; d'un autre côté, elle vouloit encore moins se réfugier avec moi. Si l'on nous trouvoit ensemble, son déshonneur étoit confirmé. Au contraire, si l'on pouvoit constater qu'elle m'avoit fui, c'étoit une présomption en sa faveur. M. Saget ne vouloit pas la garder chez lui; il ne le pouvoit pas réellement, puisque tant de rivaux se la disputoient. D'ailleurs, il ne se soucioit pas que l'enfant, qu'elle devoit mettre au monde, fût mis sur son compte. Il promettoit de la placer à la campagne, dans une maison sûre, dont il répondoit comme de la sienne. Laure s'épuisoit en actions de graces sur sa bienfaisance; mais elle le prioit d'arranger les choses de manière, qu'aucun des poursuivans ne connût son azile ne pût venir l'y troubler, pas même son prétendu cousin. Je l'aurois bien dispensée de faire mention de moi dans cette circonstance. Le bon Lettré le promettoit. L'affaire paroissoit arrangée; Laure étoit très-contente, Saget un peu, moi presque point du tout. Tout-à-coup, nous voyons entrer des gens armés; on se précipite sur moi, l'on m'arrête de la part du Roi. Laure manque de se trouver mal. Saget se plaint qu'on viole l'azile d'un citoyen. Je demande à quoi bon cette violence? Des gens, qui sont entrés avec les archers, m'apprennent que les trois blessés ont demandé du secours, qu'on est venu les enlever; mais qu'il y a eu une descente de Commissaire, une plainte contre moi. Je suis arrêté comme assassin de trois hommes. Je m'écrie que ce sont eux, au contraire, qui ont voulu m'assassiner, qui se sont réunis tous les trois sur moi seul. On me répond que je pourrai plaider ma cause devant les Juges; mais qu'il faut venir en prison; l'on veut me mettre les menottes. „Messieurs, “m'écriai-je, je vous suivrai, parce que “je n'ai rien à craindre. J'ai été attaqué, j'ai dû me défendre; mais gardez-vous de m'outrager par vos indignes liens; car je me défendrois “jusqu'à la dernière goutte de mon sang, “plutôt que de m'en laisser enchaîner.“ -- „Messieurs, songez, dit M. Saget, que “j'ai à me plaindre de ce que vous venez “arrêter Monsieur chez moi; conduisez-le sans violence sans outrage, puisqu'il veut bien vous suivre.“ Laure, belle irrésistible dans ses larmes, joignoit ses supplications à nos remontrance Les archers consentoient à me conduire sans m'enchaîner, j'allois les suivre. J'embrassois tendrement ma chère Laure, j'avois peine à m'arracher de ses bras. Soudain, paroissent, avec d'autres archers, deux hommes redoutables qui nous font rentrer, d'effroi, dans le sein de la terre; c'est mon père, c'est celui de Laure. Pour cette fois, elle tombe évanouie. Je suis tenté d'en faire autant; mais l'envie de secourir mon amante me soutient. Je m'avance pour lui donner mes soins. Son père m'écarte d'un bras furieux. Le mien me saisit d'un bras plus furieux encore. M. de Lysange permettoit à peine qu'on rendît des soins à sa fille. „Ah! mon père, m'écriai-je, “laissez-moi soigner Laure, faites de “moi, après cela, ce que vous voudrez. “C'est pour moi qu'elle est dans ce “malheureux état. C'est par ma faute. “C'est moi seul qu'il faut punir.“ “C'est vous aussi que nous punirons, “s'écrioit M. de Lysange; mais vous ne “le serez pas seul; mon honneur me “parle, vous, malheureux, vous ne “savez pas ce que c'est que l'honneur.“ Cependant les premiers archers, qui m'avoient arrêté, me réclamoient, vouloient me ravir à ceux qui m'enlevoient de la part de mon père. Les seconds montrèrent une lettre de cachet venant directement du Roi, durent l'emporter sur les autres, qui venoient simplement de la part des magistrats. M. Saget voulut encore parler; „mais “qui suis-je donc ici, s'écrioit-il?“ „M. le Docteur, dit le Comte de Lysange, contentez-vous de n'être pas “inquiété. Je retrouve ma fille chez “vous. De quel droit lui donnez-vous “un azile contre les intentions de son “père de sa famille?“ Cependant on avoit aussi saisi l'adorable personne; on osoit, avant qu'elle fût revenue à elle-même, on osoit, dis-je, la garotter, tandis que sa beauté sollicitoit le plus tendre intérêt. Je ne pus soutenir cette vue douloureuse. Je fis un mouvement rapide pour voler à son secours. Je renversai deux hommes pour parvenir à celle qu'on vouloit me dérober. „Qu'on l'enchaîne, s'écria mon père.“ Tous les archers fondirent sur moi. Je rends graces au ciel de m'avoir donné la force de respecter, dans ce moment terrible, l'autorité paternelle. Tout autre que mon père, qui auroit pu donner, devant moi, un pareil ordre, auroit été puni sur-le-champ, quand j'aurois dû en être puni moi-même par mille morts douloureuses. Je fus garotté. O ciel! c'étoit par l'ordre d'un père que je recevois cet outrage; mais ce qui me déchira le cœur, c'est que je vis traiter aussi cruellement mon amante, quoiqu'elle fût dans un état qui reclamoit la plus tendre pitié. Je ne puis exprimer tout ce que je souffris dans ce moment cruel, où j'étois si justement indigné contre les hommes que je devois le plus respecter. Ma chère amante rouvrit ses beaux yeux, vit l'état affreux où on la réduisoit, les leva d'abord vers le ciel, les fixa ensuite sur moi. Je n'oublirai jamais le dernier regard qu'elle m'adressa. Jamais ce regard unique ne cessera d'affecter mon ame, de la plus tendre impression. Elle m'y exprimoit son amour sa douleur; elle me reconnoissoit innocent de ses maux présents; elle me pardonnoit tous ceux que je lui avois faits ci-devant. O ma chère Laure! je ne pus te défendre. Tu m'es témoin, mon Dieu! que je ne pus rien pour elle dans cet affreux moment. Je fus obligé de me laisser conduire à la voiture de mon père, où il monta auprès de moi, tandis que les archers nous accompagnoient. M. de Lysange fit monter pareillement sa fille dans sa voiture. Les deux pères se firent tout haut leurs adieux. Les deux enfans les imitèrent. „O! ma chère Laure, m'écriai-je, ne “te désespère pas. Je reviendrai bientôt “t'arracher des mains de la tyrannie. “Adieu, je pars plein de toi. Et vous, “malheureux père, songez à l'état où “est votre fille.“ Laure ne me répondit que par des gémissemens. Le Comte rigoureux me cria: „Je le vois, misérable, "l'état de ma fille; c'est toi qui l'y as "mise; je recommande ma vengeance à “ton père.“ Le mien répondit. „Vous “serez vengé.“ Laure poussa encore un sanglot, les deux voitures partirent chacune de leur côté. Suite. Je restai long-temps immobile muet auprès du mortel redoutable, qui renonçoit, dans ce moment, à être mon père, pour n'être que mon juge, pire encore. Je sentois toute l'horreur de la situation dans laquelle il me plongeoit; mais je sentois aussi toutes les fautes qui m'y avoient conduit. Je venois même d'être pris en flagrant délit, coupable d'un nouvel excès, pour lequel la Justice me faisoit arrêter. Je sentois sur-tout les peines de l'innocente Laure. Je redoutois encore plus son père que le mien, parce que je concevois le déplorable sort qu'il devoit préparer à sa fille. Et ma touchante Aurore, qu'alloit-elle aussi devenir? Alors je me rappelois tous mes crimes; la mort de ma sœur, celle de son amant; la séduction, la prostitution même des filles les plus honnêtes, les plus respectables; mes imbécillités odieuses; ma stupidité de revenir sans cesse au couple affreux que je détestois, que je méprisois, comme le chien retourne à son vomissement, puisque cette comparaison si connue peint tout le dégoûtant que m'offroient ces deux êtres infâmes.... Ah! j'étois bien malheureux; mais je le méritois bien, c'étoit là le comble de mon supplice. Je hasardai enfin de faire quelques questions à mon père, de lui demander, par exemple, où il me conduisoit. Il ne me répondit que par des regards foudroyans, qui me peignoient toute sa colère, tout ce que j'en devois redouter. Enfin, nous arrivâmes, de nuit, dans une ville que je ne reconnus pas parfaitement, à raison de l'ombre qui régnoit; mais que je soupçonnai être ma patrie. On nous ouvrit sur-le-champ. Il paroît qu'on avoit des ordres. Bientôt nous sommes arrivés à la maison paternelle, que j'ai très-bien reconnue. C'est ainsi que je rentrois dans cette maison sacrée jadis chérie; elle alloit être ma prison. On m'a bandé les yeux, on m'a fait descendre dans une cave. On m'a passé un cercle de fer autour du corps. J'ai entendu le bruit des chaînes. J'ai entendu qu'un serrurier les rivoit; j'ai senti le feu de son réchaud, qui lui servoit sans doute pour m'attacher au mur, en mastiquant mes fers avec du plomb fondu. On m'a laissé dans cet horrible état, l'on a fermé, à triple tour, l'énorme serrure, qui répondoit de moi. Je suis resté seul, étendu sur la terre humide. „Ah, ciel! me disois-je, peut-être je le mérite; mais ô Dieu saint! “est-ce un père qui devroit me traiter “si rigoureusement? Dans la maison “paternelle, le fils unique de la maison! “O Dieu!.....“ Dans un moment d'indignation je me levai, je sentis le poids de mes fers. Je voulus courir. Je sentis que j'étois attaché au mur. Je voulus briser ces indignes chaînes: efforts inutiles qui ne faisoient que me disloquer les membres en pure perte! Je retombai sur la terre. Je vins à bout de me débander les yeux; mais je ne vis rien qu'un chat, dont les deux prunelles étinceloienr, qui étoit descendu par le soupirail de la cave. Il paroissoit me craindre. Hélas! toute la nature pouvoit me mépriser impunément. Il remonta bientôt, sortit par où il étoit entré. Je n'avois pas le même privilège; cet animal étoit plus heureux que moi. Après les réflexions les plus amères, je m'assoupis; mais quel sommeil! C'étoit le transport d'un homme qui a la fièvre. Les remords me tourmentoient autant que mon père. J'avois, autour de moi, les Furies l'ombre désolée de mon amante. Le jour vint par degrés, son horreur égala celle de la nuit, parce que sa lumière, qui ne perçoit qu'avec peine dans mon cachot, m'en dévoila toute la tristesse. Je vis mes chaînes incrustées dans le mur, un morceau de pain noir, une cruche d'eau, deux pistolets chargés. Cette dernière vue me glaça. „Ah! “me dis-je, mon père veut ma mort; “il la met dans mes mains; nul espoir “de grace. Dois-je faire usage du présent fatal qu'on me laisse? Voyons auparavant s'il n'y auroit pas moyen de “nous échapper.“ Le soupirail de la cave étoit trop haut pour que je pusse y atteindre, trop étroit pour que je pusse y passer. D'ailleurs; eût-il été vingt fois plus large, il falloit me détacher du mur. Je pouvois crier appeler du secours; mais je savois que le soupirail donnoit dans le fond d'une cour, où personne ne passoit, sans doute mon père n'en avoit pas laissé la porte ouverte. Je cherchois, de toute ma tête, les moyens de renverser tous les obstacles qui s'opposoient à ma fuite. Tout-à-coup, j'entends ouvrir, à grand bruit, ma porte de fer; mon père entre un pistolet à la main. „Malheureux! me dit-il, je t'ai “envoyé à Paris pour épouser une Demoiselle, pour entrer au Service; “tu n'as fait ni l'un ni l'autre; tu t'en “es fermé la voie. Tu t'es ruiné endetté horriblement; tu t'es battu; tu “t'es introduit dans un Couvent, pour “y débaucher des filles; tu t'es fait enfermer; tu as joué une infinité de tours, “qui t'ont lié avec la plus vile canaille, “ t'ont compromis avec la Justice. Tu “as mis la mort dans le sein de ta sœur; “tu as contribué, par un vil intérêt, à “la faire périr; tu as immolé son amant; “tu as été lié, en Angleterre, avec une “Société de voleurs; tu as mis, dans une “maison de prostitution, la fille de “condition que tu devois épouser; tu “as commencé par lui ravir son honneur; “tu as mis, dans une maison aussi infâme, “une jeune Demoiselle qui se confioit “à toi, qui t'ouvroit son cœur; tu l'as “abusée par un faux mariage, pour lui “ravir son honneur. Tu t'es joue de ce “qu'il y a de plus sacré, pour un but “aussi indigne. Enfin je t'ai pris sur le “fait, dans un autre endroit, où tu venois “de maltraiter trois rivaux, au point “qu'ils en sont peut-être morts. On t'arrêtoit, dans le moment, de la part de “la Justice, de sorte que tu serois peut-être à présent sur l'échafaud. Tu es “ruiné, perdu de dettes, de réputation “ d'honneur. Je ne veux pas que tu “déshonores davantage ta famille. Je dois “me punir d'avoir mis au monde un “fléau de la société, l'en décharger “au plutôt. Je t'avois laissé de quoi te “délivrer de la vie, mourir en homme “libre; mais tu veux subir le supplice “que tu mérites, recevoir la mort, “comme une punition de tes crimes. “Hé bien, il vaut mieux, pour toi, “mourir de la main d'un père, que de “celle d'un bourreau. J'ai prononcé l'arrêt de ta mort. Prépare-toi à la subir. “Mêts ordre à ta conscience, songe au “souverain Juge devant lequel tu vas “paroître. Je te donne une demi-heure “pour demander pardon à ton Dieu, “pour prendre ton parti. Je te laisse toujours la liberté de prévenir ma justice, “ de t'affranchir, toi-même, de ta “malheureuse vie.“ „Ah! mon père, me suis-je écrié, “vous avez jugé, de moi, sur de faux “rapports.“ -- „J'ai fait, m'a-t-il dit, les “plus exactes informations.“ -- „Grace, “grace, mon père!“ -- „Je n'écoute “rien, prépare toi.“ Il est sorti, m'a renfermé, m'a laissé seul avec mes chaînes, mes pistolets, mes remords mon désespoir. „Il faut donc mourir, me suis-je “écrié douloureusement! A l'âge que “j'ai, à l'aurore de ma vie! Voilà le “résultat de toutes les espérances que “j'avois conçues. La mort! Je fais horreur, même à ceux qui m'ont donné “la vie. C'est mon père qui va débarrasser la terre de moi. Je suis un fardeau, un fléau. Je m'y croyois aimé.... “Oui, je suis un fléau. J'ai été funeste “à tous les gens que j'ai connus. J'ai “eu le bonheur d'être aimé de quelques “femmes; mais quelle a été leur récompense, de ma part? Ah! oui, je suis “un fléau... Je suis bien malheureux!... Ici l'amertume m'a navré. Je répétois ce vers de Rousseau: C'étoit bien la peine de naître! Alors j'ai levé mes regards vers le Dieu qui m'abandonnoit; mais je n'ai pas encore osé fixer en esprit cet objet redoutable. J'ai tourné mes regards d'un autre côté. „Dois-je me donner la mort, disois-je? dois-je attendre qu'elle me “soit donnée par un père?“ Mes yeux se sont reportés vers l'auteur suprême. Je me suis prosterné à genoux. „Mon “Dieu! me disois-je, tu ordonnes ma “mort; mais dois-je me la donner ou “l'attendre?“ Je repensois à mes pauvres victimes, que j'entraînois, avec moi, dans l'abîme. O Laure! ô ma chère Aurore! comment souffrir sans vous faire ressentir le contre-coup de mes souffrances? Je restois immobile, anéanti, incapable de prendre un parti, de faire le moindre mouvement. Alors ma porte s'est ouverte. J'attendois la mort; mais ce n'étoit point mon redoutable père qui entroit; c'étoit ma mère plus tendre plus compatissante. „O ciel! que vois-je, s'est-elle écriée? “Quoi! le monstre! c'est dans cet affreux “état qu'il a mis son fils, son fils unique, le fruit de mes entrailles! ah! “barbare! que veulent dire ces pistolets?“ -- „Ma mère, lui dis-je, “mon père veut me brûler la cervelle. “Il me donne le choix de mourir de “ma main ou de la sienne. Il va venir “à l'instant même, , si je n'ai pas “terminé mon sort, il va m'immoler “sous vos yeux maternels.“ -- „Ah! “le monstre! s'est-elle écriée encore; “mais avec l'expression de la plus grande “horreur.“ Elle frissonnoit, elle étoit dans des convulsions mortelles. „Ah! mon “fils, s'écrioit-elle, ne te donne pas la “mort, ne te la donne pas dans mes “bras; tu assassinerois ta mère.“ Elle me serroit avec force contre son cœur. „Le monstre, disoit-elle, ne t'égorgera “pas dans mon sein. Je te défendrai, “j'appellerai la foudre du ciel à mon “aide; il aura ma vie avant la tienne.“ Tout-à-coup mon père entre; ma mère, au lieu de me défendre, s'écrie: „Ah! “barbare“ tombe évanouie à mes pieds. Le redoutable mortel parut d'abord interdit. "Je vois qu'on m'a trahi, “dit-il; mais, on aura beau faire, tu “ne m'échapperas pas. Foible femme, “c'étoit bien à toi de croire que tu m'empêcherois d'exécuter ce que mon honneur m'ordonne! Tombe dans un évanouissement propice pour toi; à ton “réveil, tu me verras vengé.“ Alors, décidé à commettre le meurtre, il a voulu l'épargner à ses yeux maternels, en cas qu'elle les rouvrît. Il a voulu enlever ma mère hors de la cave; mais elle me tenoit si fortement la jambe, qu'il n'a pu lui faire lâcher prise, sans l'exposer à reprendre ses sens. "Reste enchaînée, dit-il, dans cet évanouissement. Le ciel le permet, pour que tu “ne troubles pas le juste sacrifice que je “dois faire.“Alors il m'a crié, d'une voix forte, „recommande toi à Dieu, malheureux!“ Lui-même, il s'est prosterné sur la terre, , les yeux les bras élevés vers le ciel: „O mon Dieu! dit-il, pardonne-moi l'attentat que mon honneur “m'impose. Tu vois la nécessité où m'a “réduit ce malheureux, de commettre “cette action si cruelle à mon cœur. Pardonne à cet infortuné; que la mort “douloureuse qu'il subit, dans un âge “si tendre, expie, à tes yeux, ses forfaits, que je contribue à son salut, “par ce redoutable sacrifice, en l'empêchant de t'offenser d'avantage.“ Alors, il est revenu à moi, le pistolet à la main. Dois-je te rendre compte ici d'une abominable idée qui m'est venue, dont sur-le-champ, j'ai frémi d'horreur? Je la confie à toi seul, je te conjure, par toutes les puissances du ciel des enfers, de n'en jamais parler à qui que ce soit. J'avois deux pistolets en ma disposition; en prévenant mon meurtrier, j'évitois moi-même la mort.... Tu frémis d'horreur toi-même; non, mon ami, je n'ai pas été capable de m'arrêter à cette effroyable idée.... Ce n'est pas ma faute si elle s'est présentée à mon esprit. Je me suis jugé digne de mort, simplement pour avoir eu le malheur de la concevoir; je me suis déterminé à mourir. Du bout du pied, j'ai poussé, avec horreur, loin de moi, mes malheureux pistolets. J'ai demandé pardon à mon père, sans lui avouer mon idée criminelle, dont il ne s'est pas apperçu. „Demande pardon à ton Dieu, m'a-t-il dit.“ J'ai demandé pardon à Dieu. Cependant ma mère commençoit à respirer. Elle reprenoit l'usage de ses sens. „Ah! malheureux que nous sommes, “s'écria mon père! elle va troubler notre “Sacrifice. Hâtons-nous.“ Il tire, le coup part. Ma mère, en s'avançant, le reçoit, retombe, en disant: „ah! je me meurs.“ Mon père éperdu: „Ah! mon Dieu, “qu'ai-je fait, dit-il?“ je le vois tomber lui-même dans un profond évanouissement. O moment affreux! mon ami, mon cher ami, ai-je pu y tenir moi-même? Fin de la troisième Partie. QUATRIEME PARTIE. PREMIÈRE LIASSE. César de Perlencour, à Dumoulin. Tu te rappelles, sans doute, mon cher ami, l'affreuse situation où j'ai laissé l'infortuné César, à la fin de ma dernière lettre. J'ai rouvert les yeux, mon père rouvroit aussi les siens. „Ah, mon Dieu! “qu'ai-je fait? a-t-il répété.“ Et il a emporté, dans ses bras, son épouse assassinée par sa main cruelle, m'a laissé baigné du sang de ma mère. Dans son égarement, il a oublié de fermer la porte de ma prison, je n'aurois pas manqué de profiter de cet oubli de sa part, si je n'avois été retenu par le milieu du corps. Je fis de vains efforts pour me débarrasser de ma ceinture de fer, attachée au mur. Je criois de toutes mes forces. Je me flattois qu'il viendroit quelqu'un me délivrer; personne ne vint; je ne vis entrer que mon gros matou, qui me regarda long-temps, de ses deux yeux étincelans, un vieux chien qui m'avoit vu élever qui me reconnut. Ce pauvre animal, qui ne pouvoit que se traîner, me fit mille caresses. J'entrevis, dans ses yeux, les rayons de la joie; sa vie défaillante sembloit renaître se ranimer; je m'applaudissois de sa touchante fidélité. Je le caressois réciproquement. „Hélas! me disois-je, “dans la maison paternelle, mon père “me donne la mort, un chien me “fait amitié.“ Je fondois un espoir de salut sur cet être propice secourable; mais hélas! sa joie avoit fait, dans lui, un effort destructeur de sa frêle machine. C'étoit le dernier éclair d'une lampe mourante. Je vis ses yeux s'éteindre; il tomba à mes pieds, m'adressa encore un regard touchant, bientôt exhala son ame, supérieure, peut-être, à celle de bien des hommes. Je le plaignis sincèrement; mais bien-tôt ma compassion se reporta sur moi-même. Pour me distraire, je continuai de pousser des cris, d'appeler du secours. Enfin, il vint un homme, mais il étoit masqué couvert d'un manteau. „Ce malheureux-là, me dis-je, vient “pour faire l'exécution, que mon père “n'ose plus consommer.“ Je le regardai d'un œil fixe. Il portoit quelque chose sous son manteau. „C'est l'instrument de “ma mort, me disois-je.“ -- „Hé “bien, lui dis-je, venez-vous me “délivrer, ou me donner la mort?“ Pour toute réponse, il tira, de dessous son manteau, une cruche pleine d'eau un pain. Ma mort étoit donc différée, c'étoit là ma triste pitance. „Hé “bien, ma mère, dis-je à cet homme, “comment va-t-elle?“ -- „Point de “réponse.“ -- „Et mon père? ......“ Point de réponse. Je lui dis mille choses pour tâcher de le toucher. Il ouvrit enfin la bouche. "Si vous vous avisez encore “de crier, me dit-il, on vous mettra “un bâillon.“ Il sortit referma la triple serrure. Je sentis que toutes les imprécations, que je pourrois vomir contre lui, seroient inutiles, ou plutôt ne feroient qu'empirer mon sort. Je songeai que je devois penser sérieusement aux moyens de m'échapper. Il falloit d'abord me détacher du mur; ensuite forcer la porte de ma prison, ou bien profiter du moment où l'homme viendroit m'apporter mon manger, pour sortir malgré lui; ou bien m'élever jusqu'au soupirail l'élargir assez, pour que mon corps pût y passer. Je n'avois aucun instrument pour m'aider. On m'avoit enlevé mes pistolets. Il ne me restoit, pour toute arme, qu'une épingle. Je résolus de tenter ma délivrance, avec ce foible secours. Je mouillai beaucoup le mur, autour de l'endroit ou ma chaîne y étoit enclavée. Avec mes ongles mon épingle, je grattai tout autour de l'attache. La pierre mouillée se laissoit un peu entamer; mais si peu, que je ne pouvois me flatter de creuser plus d'une demi-ligne chaque jour, ce qui faisoit une ligne en deux jours; par conséquent vingt quatre jours pour un pouce. Il me falloit donc au moins trois mois pour arracher ma chaîne. Cette longueur étoit effrayante; mais il valoit encore mieux sortir au bout de trois mois, que de mourir enfermé. Je travaillai avec courage; mais je vis que j'userois mes ongles mon épingle, plutôt que le mur. Il est vrai que mes ongles se réparoient tous les jours. J'aurois bien voulu sauter sur le corps de mon Geolier; mais il s'étoit peut-être apperçu de mon dessein; il n'approchoit jamais à ma portée. D'ailleurs, en supposant que je l'eusse saisi au collet, auroit-il pu, lui-même, me détacher? Avoit-il la clef de la ceinture de fer passée autour de mon corps? Cet exercice, de gratter le mur, n'étoit pas amusant, cette existence obscure, horriblement uniforme, soutenue par du pain de l'eau, dans une prison, étoit assommante. Me livrer à la douleur, c'étoit ajouter à la rigueur de ma situation. Il falloit m'en distraire me procurer des plaisirs. Je chantois. J'entendois le chant des oiseaux, qui sembloient me répondre. J'imitois leur tendre ramage. Je les voyois venir se percher sur le bord du soupirail, me regarder en gazouillant. Les insolens! ils avoient l'effronterie de prendre, devant moi, leurs ébats. Ils m'amusoient, du moins, par leurs jeux innocens. Combien ils étoient plus heureux que moi! Les oiseaux ne venoient que sur le bord de mon soupirail; j'avois un autre petit animal près de moi. Une souris, tout-à fait gentille, me tenoit compagnie. J'avois toujours eu de la répugnance pour cette sorte de vermine; je trouvai cette petite bestiole jolie, quand je n'eus plus qu'elle devant les yeux; en effet, elle a un petit air fin, qui a ses agrémens. De mon côté, je ne lui plus pas beaucoup, non plus d'abord. Elle dût voir, dans moi, un monstre qui l'effrayoit autant plus qu'un chat. Elle se cachoit dans un petit trou, quand elle appercevoit mon œil fixé sur elle. Peu-à-peu elle s'enhardit, quand elle vit que je ne lui faisois aucun mal. Elle soutint mes regards, elle mangea devant moi; enfin, quand elle s'apperçut que j'avois l'attention de mettre du pain à sa portée, pour sa nourriture, elle fut touchée de reconnoissance. Elle s'apprivoisa, vint manger dans ma main, me témoigna son attachement, à sa manière. Cet animalcule a beaucoup d'instinct; je le mettrois aussi au-dessus de beaucoup d'hommes; car je crois tous les méchans au-dessous des animaux, qui ne sont que peu ou point nuisibles. J'apprivoisai encore un autre animalcule plus petit plus dégoûtant; c'est, comme Argus, un petit être tout couvert d'yeux. Je ne suis pas le premier qui ait su se faire un petit ami de cette espèce. Ce fut mon chant qui m'attira celui ci. Je m'exerçois à imiter, avec ma voix, tous les instrumens, aussi bien que les cris des différens animaux. On ne croiroit pas qu'une araignée seroit sensible à la musique; cependant, la mienne venoit à moi toutes les fois que j'imitois la flute. Elle descendoit de la voûte, venoit se placer sur mon épaule. Je l'attirois jusques dans ma main, en lui présentant de pauvres mouches; hélas! dans ce monde-ci, on ne peut faire du bien à l'un, qu'on ne fasse du mal à l'autre. Une souris une araignée faisoient donc ma compagnie, m'adoucissoient les ennuis de la captivité, l'uniformité d travail, dont je m'occupois pour arracher ma chaîne. Je voulus avoir une communication à l'extérieur, voir ce qui se passoit en dehors. Je fis un petit creux-par terre, dans l'endroit où donnoit le rayon de lumière qui passoit par mon soupirail. Je pressai, le mieux que je pus, la terre en cet endroit; je la rendis le plus compacte qu'il me fut possible, afin qu'elle bût moins promptement l'eau que je versois dans mon creux. Cette espèce de petit bassin me servit de miroir, , en regardant bien dans son eau, j'entrevis les fenêtres grillées, qui décoroient la cour extérieure. Je fus long-temps sans y voir personne; enfin j'y apperçus une figure de femme. Dans l'état où j'étois, cette figure me parut céleste; je ne pouvois me lasser de la contempler. Ce plaisir ne me suffit pas enfin; je voulus qu'elle le partageât. Je l'appelai de toutes mes forces. „O! vous, “Belle personne, m'écriai-je, que je “vois à votre fenêtre, ayez pitié d'un “malheureux qu'on tient enchaîné dans “une cave, soyez ma Divinité tutélaire.“ Ma voix parvint enfin à l'oreille de la jeune personne; je la vis chercher long-temps de tous ses yeux. Elle fixa enfin ses regards sur le soupirail, reconnut que ma voix sortoit de-là; mais elle me fit entendre, par ses gestes, qu'elle ne me comprenoit pas. C'étoit apparemment une étrangère. Je pestai beaucoup de ce malheur, je me mis à chanter. Ma voix parut lui plaire. Le lendemain elle fit paroître un homme à sa fenêtre. Je demandai encore du secours. „Que voulez-vous que je fasse “pour vous, me dit cet homme? Je “ferois charmé de pouvoir vous passer, “par votre soupirail, tout ce que vous “me demanderiez: mais d'abord il y “a une grille, qui ne me permet pas “d'en approcher; ensuite, je fuis prisonnier moi-même, comme vous. “L'édifice, où vous me voyez, sans “doute, est une prison.“ Je déplorai mon sort, je me remis à chanter. La Dame reparut à la fenêtre, je l'y vis avec le plus grand plaisir. Je continuois mes cris, mes chants, mes ramages; car j'imitois ceux des oiseaux. Enfin, je vis, un jour, un moineau qui osa entrer chez moi, se percher sur mon doigt. Je le caressai de toute mon ame; je lui donnai à manger de mon pain. Il me parut très-apprivoisé. J'en avois déjà apprivoisé quelques-uns de cette manière. Il me quitta, après avoir resté, avec moi, près d'un quart-d'heure, il me laissa un vuide en partant. Le lendemain, il m'amena un joli petit serein, qui, au milieu de son petit ramage, répétoit: „Mon petit “César, mon petit César.“ Ce mot me frappa. Quelle Divinité propice à mes vœux, enseignoit mon nom à ce petit animal? Il y avoit donc, à Lyon, quelqu'un qui s'intéressoit à moi; mais, comment deviner qui ce pouvoit être? Il falloit, du moins, tirer parti de ce que je voyois, de ce que j'entendois. Le malheureux petit serein ne vouloit pas venir dans ma main, comme le moineau; mais il s'arrêtoit sur le bord du soupirail. Afin qu'il apprît à son maître ou à sa maîtresse où j'étois, je me mis à contrefaire le chant de l'oiseau, , au milieu de son ramage, je répétois: „Dans une cave César, dans une “cave; suis l'oiseau, suis l'oiseau.“ Le petit serein m'écoutoit avec beaucoup d'attention, je m'apperçus qu'il essaya de chanter la même chose que moi. Il n'en put venir à bout le premier jour; mais, les jours suivans, il revint, je lui répétai tant mon refrain, qu'à la fin il l'apprit, le chanta aussi bien que moi. Ces passe-temps m'adoucissoient un peu la captivité; cependant je continuois de creuser dans le mur. Le tenon, qui attachoit ma chaîne, commençoit à s'ébranler, je comptois pouvoir l'arracher sous moins de vingt-quatre heures; alors mon dessein étoit de profiter, pour sortir, du moment où mon Geolier entreroit, pour m'apporter ma foible pitance. Je voulois me tenir près de la porte, quand il l'ouvriroit, le laisser entrer, sortir avant qu'il m'eût apperçu, l'enfermer à mon tour, si je pouvois; mais, le jour même que j'eus enfanté ce beau projet, ou plutôt nuit suivante, huit hommes profitèrent du moment où j'étois profondément endormi. Ils entrèrent doucement, sans m'éveiller; je sentis bientôt qu'on me bandoit les yeux, qu'on me lioit les mains. Je m'éveille, je veux crier, on me met un bâillon, & , avant que je sois bien éveillé, je suis garotté de manière à ne pas pouvoir faire le moindre mouvement. Dans cet état déplorable, je suis enlevé, empaqueté dans une voiture, bientôt descendu dans une autre maison, dans une autre cave, où je suis enchaîné de la même façon que dans la première. Voilà le travail de trois mois perdu. Il en faut recommencer un nouveau, plus pénible que le premier; , pour me rendre tous mes agrémens, il me faut apprivoiser une nouvelle souris, une nouvelle araignée. Heureusement, on trouve de ces petits animaux par-tout; mais mes chers oiseaux, sur lesquels je fondois tant d'espérances, qui me les rendra? Mes ongles avoient beau repousser, ils s'usoient par le violent exercice de gretter le mur. Un vieux clou, que j'eus le bonheur de trouver, dans mon nouveau cachot, me délivra de cet inconvénient, me fit creuser bien plus vîte, dans la pierre. J'aurois dû être plus envenimé, plus désespéré, dans ce second gîte, que dans le premier. Je m'y sentois, au contraire, plus gai. Le jour, qui perçoit jusqu'à moi, me paroissoit plus serein; l'air, que je respirois, qui pénétroit jusqu'à moi, dans le fond de mon souterrain, me sembloit plus pur, plus parfumé que ci-devant. J'entendois le chant de beaucoup plus d'oiseaux. Quelquefois je voyois tomber, à mes pieds, des fleurs que le vent m'apportoit. Enfin tout m'apprenoit que j'étois à la campagne. Bientôt je fis un creux, que je mastiquai avec la poudre que je faisois tomber du mur, en le râclant. Je noircissois, le plus que je pouvois, ce mastic, afin qu'il me fît un petit bassin plus sombre, que l'eau, que j'y versois, répétât mieux les objets. Alors je vis la scène extérieure, je m'assurai que j'étois réellement à la campagne. Mais je n'apperçus point de maison voisine. Je ne voyois que quelques feuillages; j'étois donc enfermé dans un sépulchre isolé. J'eus bientôt une souris une araignée. J'eus même aussi une couleuvre, qui vint se glisser jusques chez moi, qui s'attacha à moi. Je me rappelois les Contes des Fées, qui nous apprennent que ces augustes Magiciennes sont changées, un jour de la semaine, en couleuvre, j'aimois à me figurer que j'avois une Fée, qui venoit me visiter sous cette forme. Toute cette compagnie ne me délivroit pas de ma prison. Je chantois toujours; j'imitois le chant des oiseaux; ils venoient se percher sur le bord de mon soupirail; mais aucun n'osoit entrer. Enfin un moineau, plus hardi que les autres, descendit jusqu'à moi. Je crus le reconnoître pour celui que j'avois vu dans mon autre prison. Il me fit, à sa manière, mille caresses, qui m'annonçoient qu'il me reconnoissoit de son côté. Je crus devoir profiter de sa visite. J'éguisai, sur ma chaîne, un petit morceau de bois; je le rendis pointu; je me piquai avec mon épingle, j'écrivis, avec ma pointe mon sang, sur un morceau de papier trouvé dans ma poche, ce peu de mots: „Je suis enfermé dans une cave, sous “une maison isolée, à un quart de “lieue de Lyon, du côté de la Croix-Rousse. Ames généreuses, délivrez un “innocent qui souffre. César De PERLENCOUR.“ J'avois bien senti de quel côté on m'avoit conduit, le chemin qu'on avoit fait. Je savois donc à-peu-près où j'étois. D'ailleurs, il m'avoit été facile de sentir qu'on m'avoit fait monter la montagne de la Croix-Rousse. J'avois donc eu des lumières suffisantes pour indiquer ma demeure. J'attachai mon très-petit billet, écrit très-fin, à la patte de mon moineau; un petit bout de fil, que j'arrachai du bas de ma chemise, me servit pour cela. Je lâchai l'oiseau j'attendis; mais, ô Dieu! il ne parut plus. J'étois confondu. J'avois fondé, sur cet oiseau, mon petit écrit, l'espoir de ma délivrance, je ne le voyois plus revenir. Bientôt il m'arriva encore un plus grand malheur. On ne m'apporta plus à manger. Je restai deux jours sans boire ni manger. "O ciel! je vais donc “mourir de faim, me disois-je,“ j'étois abattu, je desirois réellement la mort. J'étois couché sur la terre. Je restois immobile, je fermois les yeux. Je me plaisois à imiter la triste représentation d'un cadavre, à me figurer que je serois bientôt réellement dans ce malheureux état. Tout-à-coup j'entends une douce voix qui descend par mon soupirail, me ctie: „Ah! cher César, es-tu ici?“ O ciel! ô douce voix! je crois reconnoître celle de ma chère Levrette. Cet organe enchanteur me ranime. Je me leve avec un doux tressaillement. „Oui, ma chère “Levrette, m'écriai-je, je suis ici enfermé. Il y a deux jours que je n'ai “ni bu, ni mangé.“ -- „Ah! mon “cher ami, reprend mon ange tutélaire, qu'est-ce que j'apprends? Tiens, “voilà tout ce que je puis te donner “pour le moment; reprends courage, “je vais travailler pour ta délivrance.“ Alors elle me jeta, par le soupirail, une bourse pleine de louis, ce que je reconnus au son, avec une brioche, une bouteille qu'elle descendit attachée à une ficelle. Soudain, ma Levrette pousse un cri. J'entends du vacarme. „Ah! cher “ami, dit-elle, on m'entraîne loin de “toi.“ Grand Dieu! je ne pouvois courir à sa défense. Je trépignois de rage. Bientôt je n'entends plus rien, je reste plongé dans la consternation. „Qu'ont-ils fait de ma chère Levrette, “me disois-je?“ le besoin se faisoit sentir impérieusement; mais, ce qu'il y avoit d'abominable, c'est que la brioche, la bouteille, la bourse, rien n'étoit à ma portée. Attaché au mur, je ne pouvois atteindre à aucun de ces objets. La bourse étoit le moindre pour moi, quoiqu'elle parût pleine d'or; mais il étoit bien cruel d'être obligé de mourir de faim, à l'aspect des objets qui pouvoient me restaurer. Enfin je vis entrer, chez moi, un homme nouveau, masqué, couvert d'un manteau. C'étoit la taille du Chevalier Marqué. „Seroit-ce, me disois-je, ce “monstre-là?“ Il empocha soudain la bourse. Je crus le reconnoître indubitablement à ce trait. „C'est le Chevalier Marqué, m'écriai-je.“ Il me fit, de la tête, un signe négatif; il me considéroit, sans prononcer un mot. „Hé “bien, lui dis-je, mon esclavage va-t-il bientôt finir?“ Pour toute réponse, il prit ma bouteille & ma brioche, me laissa du pain de l'eau, sortit referma la porte. Le traître! il s'étoit bien gardé d'avancer jusqu'à ma portée. „Quoi! le monstre, me disois-je, va “jouir de la générosité de ma chère “Levrette!“ Je travaillai avec un redoublement de rage; j'avançai sensiblement mon travail; mais il me falloit encore du temps pour le terminer. Enfin, au bout de quelques jours, je vins à bout d'arracher ma chaîne, je me trouvai libre, c'est-à-dire maître, non pas de sortir de ma prison; mais de l'arpenter dans toute son étendue, consistante en douze ou quinze pieds en quarré. Je savois l'heure à laquelle mon nouveau Guichetier devoit venir. Je me tins en embuscade auprès de la porte. Dès qu'il l'ouvrit, qu'il avança la tête, je le saisis au collet; je le jetai à mes pieds. Je lui arrachai son masque. C'étoit le damnable Chevalier Marqué. „Ah, monstre! m'écriai-je,“ soudain je le rouai de coups, avec ma chaîne; je le mis tout en sang, le laissai presque pour mort sur la place. Fier d'être vengé, j'allois sortir. Tout-à-coup je vois fermer la porte à double tour. „Ah, scélérats! mécriai-je, si vous “refusez de m'ouvrir, je vais achever “ce coquin, je n'en sortirai pas “moins.“ -- „Ah! mes amis, dit-il, d'une voix mourante, de grace, “ouvrez-lui, où il va finir de m'assassiner.“ -- On est allé chercher “main-forte, lui répondit-on.“ Cependant, à grands coups de chaîne, je frappois sur la serrure; je vins à bout de la faire tomber. J'ouvre, je sors furieux. Toute la maison fuit devant moi; mais la Garde ou plutôt la Maréchaussée arrive à l'instant; on me trouve chargé de chaînes, avec un cercle de fer autour du corps; on voit l'indigne Marqué couché sur la terre, baigné dans son sang, qui m'accuse de l'avoir assassiné; on me met la main sur le collet;j'ai beau protester que je suis innocent; qu'on m'a traité de la manière la plus indigne, que je demande justice. „On vous la “rendra, me dit-on,“ l'on me conduit à Lyon dans les prisons. Me voilà renfermé dans un nouveau cachot. Bientôt je subis un interrogatoire. Je raconte exactement, au Rapporteur, l'histoire de mon injuste détention. Mon récit paroît l'étonner l'intéresser. Il me fait mille questions différentes, pour voir si je ne me couperois point. Je persiste dans l'uniformité de mon récit; il me renvoie dans mon cachot. „Quoi! “me disois-je, mes tourmens ne finiront point!“ Je m'adressois au ciel. Je lui demandois secours grace. Le malheur rend dévot. Je n'étois pas occupé de mes seules peines, je pensois à celles de Laure, d'Aurore. Je n'avois pas encore passé un seul jour sans m'occuper de ces chers objets, leur donner tous mes vœux. Mon procès ne se terminoit point me paroissoit horriblement long. J'avois subi plusieurs interrogatoires, je ne voyois point de conclusion; ce procès étoit instruit au criminel, , si l'infâme Marqué mouroit, j'étoit exposé, peut-être, à périr sur l'échafaud. Je me voyois réduit à former des vœux pour la santé du Chevalier Marqué. Cependant on me tira de mon cachot, je me vis libre comme les autres Prisonniers; je respirai du moins; je revis le ciel, , de cet adoucissement à mon sort, je conclus que mes affaires prenoient une bonne tournure. Je raisonnai du moins avec des créatures humaines. J'appris que ma mère s'étoit rétablie du coup qu'elle avoit reçu de mon père; je bénis le ciel, de cette nouvelle; mais on m'affligea, en me disant que les chers auteurs de mes jours avoient été enlevés, sans doute enfermés dans une prison royale. On ignoroit pour quelle raison. Le Chevalier Marqué étoit resté maître de la maison, l'on sent si le voleur s'y oublioit. C'étoit, sans doute, à l'occasion de l'enlèvement de mon père de ma mère, qu'on avoit passé deux jours sans m'apporter ma pitance. L'indigne Marqué s'étoit plû, depuis, à me faire languir dans les fers. Le monstre rétabli, pour mon bonheur ou mon malheur, étoit encore dans notre maison, soumise à ses dépradations. Cependant je ne voyois point arriver l'instant de ma liberté. Il y avoit déjà environ neuf mois que je languissois dans les fers, cette captivité me devenoit insupportable. J'appris des choses qui mirent le comble à mon désespoir. Selon des bruits, qui ne paroissoient point vagues, qui étoient malheureusement trop circonstanciés, Aurore, ma chère Aurore, venoit d'accoucher d'un enfant mort. Elle étoit traduite en Justice, comme meurtrière de son enfant. Ne pouvant prouver un mariage réel, on lui faisoit un crime de n'avoir pas déclaré sa grossesse. O Dieu! ma chère Aurore alloit-elle périr du dernier supplice? C'étoit par ma faute, ô ciel! par mon abominable faute, je ne pouvois sortir, pour la sauver, pour lui rendre justice. C'est alors que ma prison devint, pour moi, un supplice; j'étois sur un gril, sur les charbons ardens. Je voyois l'image désolée de cette adorable personne, qui me reprochoit de l'avoir trompée, de l'avoir conduite à la mort, à la mort la plus infâme. O Dieu du ciel! l'enfer, dont tu nous menaces, est-il plus affreux? D'un autre côté je me représentois le sort de Laure, peut-être enterrée, comme moi, dans les entrailles de la terre, ou descendue au tombeau par l'excès de sa douleur, ou par le crime de son père; je voyois aussi son image sanglante, échévelée. Ma sœur y joignoit ses mânes plaintifs. Oreste, entouré des Furies, n'étoit pas plus tourmenté que moi par ces ombres gémissantes, dont les longs cris perçoient jusqu'à moi dans le silence des nuits, sous les voûtes souterraines. Il ne me fut plus possible de supporter la vie. Il falloit que je sortisse d'esclavage, pour aller délivrer mes amantes, ou que je me délivrasse de cette vie odieuse. Comment faire? Je n'avois point d'armes. Si j'eusse eu seulement un pistolet, j'aurois pu forcer le Geolier, peut-être, de m'ouvrir. Sans ce foible secours, dans un moment de désespoir, j'en fis l'inutile tentative. Je fondis sur lui, je le pris au collet. Je le serrai d'une manière à l'étouffer. „Malheureux! m'écriois-je, “rends-moi tes clefs.“ Les Prisonniers me regardoient faire, battoient des mains. Il est certain que, s'il avoit été seul, je serois venu, sans peine, à bout de lui; mais ses garçons me tiroient, de toutes leurs forces, par les cheveux; je fus obligé de me retourner contr'eux; j'en terrassai trois, , si je n'eusse eu que ces quatre ennemis, je serois encore sorti victorieux; mais il vint bientôt main-forte; , malgré tous mes efforts, je fus chargé de chaînes, précipité dans un cachot. Là, me trouvant au comble du malheur, je pris le ciel à témoin, que je ne pouvois rien faire pour sauver mes amantes infortunées; que je ne pouvois plus supporter mon effroyable vie, que j'étois en droit de déposer un si horrible fardeau. Je me prosternai sur la terre, j'implorai, de toute mon ame, le Dieu redoutable qui me punissoit; je le conjurai de me pardonner si j'allois paroître aux pieds de son tribunal, avant qu'il m'y appelât. Je crus sentir dans mon ame un rayon de consolation, qui sembloit émaner de son cœur paternel; , me confiant dans sa bonté, je songeai aux moyens de me délivrer de la vie; mais comment faire? Je n'avois aucun instrument pour me donner la mort. Je voulus avaler ma langue, comme les Negres, pour m'étouffer. Je fus mal-adroit n'en pus venir à bout. Il me vint dans l'idée de me servir de mes deux jarretières pour m'étrangler. Garotté, comme j'étois, je ne pouvois lever les bras, pour les attacher à quelque clou ou crochet, me suspendre à ce lien fatal. Je les passois déjà autour de mon cou, tout-à-coup, j'entends ouvrir ma porte sépulcrale, le Geolier paroît, un flambeau à la main, m'amene un Ange, une Divinité, qui se précipite dans mes bras. C'étoit ma chère Levrette. „Tu es libre, mon cher ami, “me disoit-elle, d'une voix entrecoupée.“ Elle étoit hors d'elle-même, ivre de joie de douleur; elle manqua de s'évanouir dans mes bras. Elle se ranima pour crier: „Qu'on le délivre de “ses fers odieux; tombez chaînes mortelles, que le juste respire.“ Je fus saisi d'un doux enthousiasme, en voyant celui dont elle étoit animée. On me délivra de mes fers; toutes les portes s'ouvrirent; me voilà hors de cette abominable prison; je suis libre à l'aspect du ciel, je monte en voiture avec ma chère Levrette. Je ne pouvois me lasser de contempler cette Divinité tutélaire, qui m'avoit toujours délivré des prisons où j'avois été renfermé; Ange de l'Eternel à mon égard, qui avoit eu le malheur d'être égarée par l'impérieuse nécessité, dans les sentiers du vice; mais dont le cœur avoit toujours été pur, qui, placée dans de plus heureuses circonstances, dans dans une position plus avantageuse, auroit déployé la vertu la plus sublime. Je m'épuisois en actions de graces vis-à-vis de cette personne céleste, qui paroissoit goûter un si grand plaisir à m'obliger. Ah! Belle ame, ce sera toi qui me rameneras à la vertu; oui, je deviendrai vertueux. Le Crime, jusqu'ici, m'a trop fait souffrir. Au milieu de ces pensées presque religieuses; nous arrivâmes à l'auberge de ma Levrette, nous montâmes dans son appartement; là, elle se jetta de nouveau dans mes bras. Je la pressai contre mon cœur, avec un attendrissement inexprimable, nous tombâmes ensemble sur un canapé. Enfin nous revînmes à nous-mêmes; nous parlâmes avec plus de calme non moins de délices. Je remerciois toujours Levrette des peines qu'elles s'étoit données. „Hélas! oui, me dit-elle, ta “délivrance m'a causé bien des peines, “mon cher ami; mais il y a des méchans qui ne se sont pas moins donné “de fatigue pour te tourmenter. Je te “ferai voir, dans tout son jour, leur “scélératesse attestée par leurs propres “lettres.“ Sur-le-champ, j'envoyai chercher mon ami Dumoulin, qui ne se trouva pas dans le moment à Lyon, non plus que nos autres amis. Vous êtes, sans doute, tous en vacance. Vous vous êtes amusés, tandis que votre ami souffroit d'horribles tourmens. J'avois souvent pensé à vous tous, mes chers camarades, pendant ma longue captivité dans ma patrie. „Hélas! “me disois-je, mes amis ne savent pas “que je suis si malheureux, que je “suis si près d'eux. Ah! s'ils le savoient, “ils voleroient à mon secours.“ Hé bien, ce n'est point vous, qui étiez pourtant à Lyon, où je gémissois, ce n'est point vous qui avez entendu ma voix plaintive qui m'avez secouru, c'est ma chère Levrette, qui, de cent lieues, a été frappée dé mes cris étouffés sous la terre, qui est accourue pour me rendre la vie la liberté. Nous avons fait, tête-à-tête, un souper charmant, ne nous tenant que des propos entrecoupés; mais délicieux. J'ai raconté à Levrette tout ce que j'avois souffert; elle a versé de douces larmes, qui ont coulé jusqu'au fond de mon cœur. Je l'ai priée, à son tout, de me faire le récit de tout ce qu'elle a fait pour moi. „Avant de commencer ce “narré, me dit-elle, il faut t'apprendre “la cause l'origine de tes malheurs, “te faire connoître les ennemis, qui “ont toujours veillé pour ton supplice, “ qui t'ont puni si cruellement des “fautes qu'ils se sont amusés à te faire “commettre.“ Alors elle me montra, d'abord, des lettres du Chevalier Marqué à mon père à M. de Lysange, qui leur dénonçoient toutes mes fautes vis-à-vis de Laure d'Aurore, les lieux où se trouvoient ces deux Beautés. C'étoient ces deux lettres fatales qui nous avoient fait saisir, ma Laure moi, par nos rigoureux pères . Ensuite Levrette me fit voir une correspondance du couple abominable, dont je vais mettre plusieurs lettres sous tes yeux, elle me dit qu'il seroit trop long de me détailler comment elle s'étoit procuré ces détestables missives. Le Chevalier Marqué, à Frédégonde. Nos avis ont opéré, ma Générale. Les deux pères se sont rendus dans l'endroit qui renfermoit la divine Laure. Ils ont surpris ensemble les deux tendres amans. Chacun s'est emparé de sa progéniture. M. de Lysange a amené la sienne dans sa cave, où elle passe assez mal son temps. Elle auroit mieux fait d'écouter le Chevalier Marqué, il l'auroit rendue plus heureuse; mais la bégueule n'a pas voulu. Monsieur de Perlencour a ramené pareillement son petit César dans sa cave, où je voudrois bien voir la figure qu'il fait. Je vais me rendre à Lyon, pour profiter de la captivité de notre Rodomont, pour reprendre tout mon ascendant sur l'esprit du père, qui n'est guères moins imbécille que son fils Ne s'est-il pas avisé de vouloir tuer ce fils unique, pour le corriger? Il a tiré si adroitement, qu'il a tué sa femme au lieu de son héritier; adorable instinct de l'amour conjugal! La bonne Dame, encore plus imbécille que son mari son fils, n'en est pourtant pas encore morte. Je veux lui donner tous mes soins quand je serai à Lyon; car il ne faut pas laisser périr, comme cela, de si bonnes dupes, auprès desquelles il y a tant à gagner, avec si peu de peine. Je pars dans deux jours; je t'écrirai assidûment. Le même à la même. Lyon. Je suis arrivé à Lyon, ma belle scélérate; j'y ai trouvé le vieux couple, aussi sot que ci-devant. Ils tenoient encore leur fils dans leur-cave; mais ils alloient l'en tirer. Je suis arrivé à temps pour empêcher cette sottise. La mère est déjà assez bien rétablie. Elle pleure beaucoup sur le sort de son fils. Je la console; je lui témoigne le plus tendre intérêt pour ce fils chéri, que je retiens, par mes conseils, en lieu de sûreté, auquel on peut appliquer cette épitaphe connue: Hic requiescit humi, dum requiesco domi. Ci gît César; ah! qu'il est bien, Pour son repos pour le mien: J'ai repris merveilleusement bien auprès du couple suranné; c'est moi qui suis à présent le fils de la maison, ou plutôt j'en suis le maître. J'ai toute la confiance de ces bonnes-gens. Il faut tâcher de les faire arrêter, comme tu dis fort bien. Ils me laisseront à la tête de leur maison, je nagerai en pleine eau. Je t'envoie, ci-joints, douze chefs d'accusations, que j'ai recueillies contr'eux, qui ont un assez grand air de vraisemblance. Il te sera facile, avec cette pièce authentique présentée par quelque personnage considérable, d'obtenir une lettre de cachet pour les faire enfermer. Courage ma Générale; fais usage de ton esprit pour en venir à bout, donne-nous un trait à la Frédégonde. Le même à la même. Levrette est ici. Elle travaille avec autant de sagacité pour le petit César, que moi contre lui. Elle a présenté requête aux Magistrats; on a ordonné une visite dans la maison de Monsieur de Perlencour. Le vieux couple vouloit encore, à cette occasion, délivrer le Prisonnier. J'ai encore paré ce coup. J'ai fait conduire M. César dans une autre cave, à la campagne; la Justice est venue n'a rien trouvé. Levrette continue de nous tailler, comme on dit, de l'ouvrage. Nous verrons qui l'emportera, de cette petite imprudente, ou d'un vieux Renard comme moi, qui ai de l'expérience. Frédégonde, au Chevalier Marqué. Paris. Nous avons obtenu la lettre de cachet nécessaire pour faire arrêter le couple imbécille. Ces gens doivent être glorieux de se voir érigés en Prisonniers d'Etat. Ils seront arrêtés sous peu de jours; on te consultera pour recevoir, de toi, des renseignemens. Tu parleras comme il faut. Quand nous serons maîtres de cette maison, nous tirerons parti, en conscience, de notre situation. Il est indispensable de garder toujours bien exactement l'enfant de la maison, qui voudroit faire le méchant. Travaille, fais toi honneur, malheureux, pour obtenir de la considération parmi les honnêtes-gens de notre société. Le Chevalier Marqué, à Frédégonde. Lyon. Le couple imbécille est arrêté, ma Générale. Nous voilà maîtres de la maison. Ne nous oublions pas. Tu viendras faire un tour ici, pour y jouir de ton triomphe du mien. Si tu savois combien ces pauvres gens ont été stupéfaits de se voir arrêtés, comme Prisonniers d'Etat; rien de si niais de si innocent qu'eux. Ils ne comprenoient pas un mot de l'accusation formée contr'eux. Ils se recommandoient à moi. Je leur ai promis tout mon appui. Ils m'ont recommandé, bien tendrement, leur fils. Je leur ai donné ma parole, que j'en aurois le plus grand soin; en effet, je veillerai bien assidûment pour qu'il ne puisse s'échapper de nos mains. La Demoiselle Levrette a su découvrir où il étoit; elle y a volé soudain. Elle a parlé au petit bon-homme, par le soupirail de la cave. J'ai fait entraîner la Petite; je me suis présenté chez le Petit, à temps pour recueillir une bourse de vingt-cinq louis, qu'elle lui avoit jeté par le soupirail de la cave, avec une brioche une bouteille d'excellent vin. J'ai joui des libéralités de sa Levrette. Si tu avois vu sa figure, dans ce souterrein.... Ah! le pauvre diable! Il n'avoit plus sa mine avantageuse; mais il enrageoit. Il n'auroit pas fait bon de se trouver à sa portée. On auroit passé mal son temps; c'est un tigre enchaîné. S'il étoit délivré de sa chaîne, gare à qui se trouveroit sur son passage. Le même à la même. Ah! malédiction sur le détestable Prisonnier! Le tigre est déchaîné; il s'est échappé; il m'a roué de coups. Je suis presque mort. Il a su arracher la chaîne qui l'attachoit à la muraille. Il s'étoit mis en embuscade auprès de la porte; j'ai bonnement ouvert; à peine a-t-il vu ma tête, qu'il s'est précipité sur moi; il m'a terrassé, , avec sa malheureuse chaîne, il m'a roué, mis tout en sang. Il a un bras de fer. Que n'étois-tu là, ma chère amie? je te desire toujours auprès de moi. Heureusement, nous avons gagné du temps. Nous avons fait avertir la Maréchaussée, qui l'a happé. Il est hors de nos mains; mais il est dans celles de la Justice. Nous pourrons y perdre; mais il n'y gagnera pas. Cependant je suis toujours le maître de la maison; mais j'y suis au lit. D'autres voleurs pourront à présent nous piller. Accours, ma chère amie, pour y prendre en main nos intérêts; nous ne serons pas de long-temps si bien à même de réparer le délabrement de notre fortune. Frédégonde, au Chevalier Marqué. An! pauvre imbécille! que tu m'as fait rire! Que ta figure maigre devoit être comique, lorsqu'en avançant niaisement le cou, tu t'es laissé saisir au collet par la bête déchaînée! que tu dois être drôle avec ta tête empaquetée, bouffie, pleine de contusions? Qu'il a bien fait le petit jeune-homme! Ah! ce trait mérite que je lui pardonne son évasion, d'autant plus qu'il n'est pas tout-à-fait libre. Comment, coquin! tu osois desirer que je fusse-là! Suis-je faite, comme toi, pour être rouée de coups? Tu mériterois bien que je te traitasse de la même façon, quand je serai arrivée à Lyon; car je pars demain. Il faut nous hâter. Il se forme, peut-être, un orage contre nous. César de Perlencour, à Dumoulin. Tu dois être indigné de ces lettres, mon cher ami; juge combien je dois l'être moi-même, d'avoir été si cruellement joué, par le couple le plus vil le plus odieux qui soit sur la terre. Je frémis de rage d'avoir tant souffert, de la part de ces malheureux! Enfin tâchons de mettre de côté ces funestes idées, pour ne pas trop nous allumer nous envenimer le sang. J'avois, dans mes bras, ma chère Levrette. Elle étoit ma bienfaitrice, ma reine, ma divinité; mais je devois songer à la tendre Aurore, qui alloit périr sans doute du dernier supplice, à la vertueuse Laure, qui souffroit peut-être autant aussi injustement. Il falloit voler au secours de ces deux adorables victimes, si tourmentées pour moi. Je voulois courir à franc-étrier pendant toute la nuit; mais j'étois accablé de fatigue. Levrette obtint, de moi, que je ne partirois qué le lendemain matin. Je devois aussi mes secours à mon père à ma mère, enfermés sans que je susse pourquoi. J'étois assuré de leur innocence; mais j'ignorois ce qu'on leur imputoit. Quoi qu'il en soit, je différai mon départ jusqu'au lendemain, à la pointe du jour. Quoique fatigué, je sentois que je ne pourrois fermer l'œil, de la nuit. Je dis à ma chère Levrette: „O! mon adorable amie, “je sens toutes les obligations que je “t'ai; mais je les sentirai encore mieux, “quand je saurai le détail des efforts “que tu as tentés pour moi. Fais moi “ce récit enchanteur, ma chère amante. “Ta voix pénétrera dans mon cœur; “ m'enlèvera dans les cieux.“ “Mon cher ami, répondit Levrette, ce que j'ai fait est bien loin de ce que je voulois faire, j'en suis payée par le plaisir que j'ai de l'avoir fait. Je savois que tu étois parti de Paris pour une scélératesse; oui, mon ami, pour une scélératesse. J'aurois bien voulu pouvoir te détourner de ce mauvais parti; je te suis attachée, parce que tu es né bon. Ce sont les mauvais conseils qui t'ont perdu. Tes sottises ne sont pas de toi. L'on doit te les pardonner. “Je te savois donc parti pour une mauvaise action, je ne te voyois point revenir. J'ai vu que le Chevalier Marqué est parti pour Lyon. Il arrivoit souvent à Frédégonde des lettres de ce pays. „Ces coquins-là! me disois-je, travaillent, dans cette ville, à quelque “sombre manœuvre. C'est la patrie de “mon petit César. Il y est peut-être “enfermé.“ J'appris que M. de Lysange, avoit ramené sa fille à Paris. On répandoit sourdement, qu'il l'avoit renfermée dans sa cave. „Voilà ce que “c'est, me dis-je, les deux pères se “seront donné le mot pour s'emparer, “chacun de son enfant, l'enfermer “dans sa cave.“ “Sur-le-champ je pris la poste, j'arrivai à Lyon sous deux fois vingt-quatre heures. En arrivant, je m'informai de ce qui regardoit M. de Perlencour. J'appris qu'il étoit très-connu, qu'il avoit fait périr sa fille, pour rendre son fils plus riche; mais que le fils...... Au reste, mon bon ami, on ne savoit ce que ce fils étoit devenu; on croyoit, seulement, que son père l'avoit fait enfermer. Je rencontrai un jour le Chevalier Marqué; il détourna les yeux; mais je m'apperçus que mon aspect l'avoit déconcerté. “J'avois envie de m'insinuer chez M. de Perlencour le père; mais je sentois que le vilain Chevalier le préviendroit contre moi, que je n'y serois pas reçue. Je regardois par le soupirail de sa cave; mais je n'y pouvois rien appercevoir. J'avois un petit serein, à qui j'avois appris à dire, mon petit César; je l'avois apporté avec moi; il me quittoit tous les jours, revenoit me répéter quelques mots, d'abord confus, ensuite plus distincts, qui finirent par offrir clairement cette phrase: „Dans une “cave César; suis l'oiseau, suis l'oiseau.“ Il n'étoit pas possible de le suivre; mais il m'apprenoit, à n'en pouvoir douter, que César étoit dans une cave, où il me quideroit. Je ne vis qu'une prison dans le voisinage. Je m'informai,s'il n'y avoit pas quelque cour de cette prison, qui donnât sur la maison de M. de Perlencour. J'appris qu'il y avoit une cour secrette, appartenant à notre homme, qu'il y avoit une Prisonnière logée sur cette cour. Je demandai à lui parler. „Madame, lui dis-je, ne connoîtriez-vous point une cave secrette, dont “le soupirail donneroit dans une cour?“ -- „Oui, me répondit-elle, qui plus “est, j'entends des gémissemens sortir “de cette cave. Il y a un jeune-homme “qu'on y tient renfermé.“ Cela n'étoit pas douteux. J'allai chez le Commandant; je lui fis mon rapport. “On donna ordre de visiter la cave de M. de Perlencour; mais on n'y trouva rien. Je consultai de nouveau ma Prisonnière. „Il n'y a plus rien dans la cave, me dit-elle; j'ai entendu du bruit. Je soupçonne qu'on a enlevé le Prisonnier. “On l'aura transféré dans quelqu'autre "prison." “Je frémissois d'indignation: „Où “trouver mon cher Perlencour, me disois-je?“ Je m'informai si son père n'avoit point quelqu'autre maison à la ville ou à la campagne. On m'en indiqua plusieurs. Je rôdai autour des caves de toutes ces maisons, je ne découvrois rien. “Enfin je vis un jour mon petit serein jouer avec un petit moineau apprivoisé. Je m'apperçus que ce moineau avoit un petit papier attaché à l'aîle. Je m'en emparai, j'y lus que tu étois dans la cave d'une maison de campagne, hors la porte de la Croix-Rousse. Je reconnus ton écriture. Je baisai mille fois ce cher billet. Je volai, sur-le-champ, à cette maison, avec une bouteille de vin une brioche. La porte étoit fermée; j'escaladai un mur; je parvins jusqu'au soupirail de la cave; je parlai à mon cher César. O ciel! je croyois déjà te tenir dans mes bras. Tout-à-coup, je fus arrachée de ce doux soupirail, par des hommes cruels, masqués, conduits par un chef très-maigre, qui avoit toute l'encolure du Chevalier Marqué. Ils voulurent m'assassiner. Je les implorai si tendrement, que, malgré les ordres de leur indigne chef, ils furent touchés de compassion, me laissèrent la vie. Le scélérat, m'a joué mille autres tours indignes, de cette espèce. C'est un miracle que j'aie pu échapper à tant de dangers. “Bientôt j'appris que tu avois été transporté dans les prisons de l'Archevêché. Je fus extrêmement effrayée, parce qu'on disoit que tu avois tué un homme, qu'on te poursuivoit au Criminel. „O “Dieu! me disois-je, pour fruit de “mes peines, aurois-je la douleur de “voir mon ami périr sur l'échafaud, “ périr pour le Chevalier Marqué?“ car le bruit couroit que c'étoit ce malheureux que tu avois puni comme il le méritoit. Je vis tous les Magistrats. Je leur expliquai les tours indignes que le scélérat t'avoit joués, je te justifiai à leurs yeux: „Mais, me disoit-on, il “n'est pas permis de se faire justice “soi-même.“ On me promettoit cependant de s'intéresser en ta faveur. L'affaire a traîné en longueur, comme tu le sais, mon bon ami; j'en ai souffert autant que toi. Je vivois souvent dans les plaisirs; j'étois forcée de mener cette vie, avec les personnes qui me faisoient politesse. Tous les plaisirs m'étoient amers, tant que mon cher César en étoit privé. “Enfin j'ai eu le bonheur d'obtenir ta liberté, d'aller moi-même te tirer de prison. Je te tiens à présent dans mes bras, nous devrions être au comble du bonheur; mais nous n'y sommes pas, puisque tu as encore des peines, de très-grandes peines. Permets-moi de t'aider, mon cher ami. Tâchons de délivrer cette pauvre petite Aurore, qui est l'innocence la beauté même; cette noble Laure, qui est si honnête si touchante. Ah! si nous pouvons les délivrer de leurs peines, que nous serons heureux! ton père ta mère qui ont été enlevés, je ne sais pourquoi.... Ah! mon cher ami, il faut les délivrer. Cela te fera le plus grand honneur; mais qu'est-ce que l'honneur?..... Il s'agit de faire ton devoir, de soulager ton cœur filial.“ J'embrassai, avec tendresse, ma bonne, mon excellente Levrette; mais quand j'y pense, pourquoi l'appeller toujours de ce nom? C'est une vieille habitude. Elle en porte un autre à présent, c'est un de ses amans qui l'a forcée d'en changer, qui l'a baptisée Madame de Mille-Fleurs; je l'avois déjà fait avant lui. Pour elle, ce nom de Levrette ne la choque pas. Il suffit que ce soit l'emblême de la fidélité. Suite. Le lendemain matin, je pris congé de ma chère Levrette, qui partit pour Paris, en me promettant de s'informer, à son arrivée, du sort de Laure, de faire ses efforts pour la délivrer de ses peines; moi, de mon côté, je me hâtai de partir pour la ville qui renfermoit le plus tendre objet de mes amours. J'étois prêt d'y arriver, quand je rencontrai un homme, qui avoit été quelque temps à mon service. „Ah! mon cher maître, “me dit-il tout effrayé, où allez-vous?“ -- „Je vais, lui répondis je, à N***.“ -- „Ah! de grace, reprit-il, n'y allez “pas; fuyez ce lieu cruel.“ -- „Et “pourquoi donc, lui dis-je? je te vois “consterné, tu m'effraies à ton tour. Quel “malheur ai-je à y redouter?“ Mon homme trembloit de tous ses membres. Je tremblai moi-même. „Aurore, lui dis-je en frémissant?....“ -- „Aurore!.. “Ah! fuyez, répondit-il.“ -- „Je veux “la défendre, m'écriai-je. Je vole à “son secours.“ Et j'y vole en effet. J'arrive. Toute la ville étoit en l'air. On couroit; je suis la foule, en demandant, „qu'y a-t-il?“ On m'entraîne, jusqu'à la place publique. O ciel! j'y vois le bois fatal planté, l'horrible instrument du supplice. Est-ce pour Aurore, ô ciel! Je sens un poignard aigu, qui me perce le cœur. Je pousse un cri, je tombe à la renverse. On me soutient. L'ardeur de défendre mon amante m'empêche de tomber en défaillance. „Qu'est-ce, qu'est-ce, m'écriai-je?“ -- „Hélas! me “dit-on, c'est une jeune fille, belle “comme le jour, qu'on accuse d'avoir “fait périr son fruit. Elle a été trompée “par un malheureux....“ -- „Ah! je “suis ce malheureux! m'écriai-je. Je “viens la justifier, la sauver.“ Je cours au Tribunal. Je vois, à la porte de la prison, la Garde qui attend la victime. Je la vois paroître, ô ciel! Je me précipite sur elle. Je la serre dans mes bras. „Ah! ma chère Aurore!“ Elle me reconnoît, pousse un cri, je la vois tomber dans un profond évanouissement. On l'arrache de mes bras. Elle étoit sans connoissance. La Garde fond sur moi. J'arrache le fusil à un Soldat; je me défends comme un lion; trois fois je resaisis mon amante; trois fois on me la reprend. Il falloit renoncer à elle ou à mon fusil. Après des prodiges de courage, je me vois privé de l'un de l'autre, je suis entraîné dans la prison, que venoit de quitter mon amante. Je fus jeté dans un cachot; j'écumois de rage; je mordois la terre. „O Dieu! “me disois-je, elle meurt dans cet instant; je suis arrivé pour assister presque à son supplice, je ne puis “l'empêcher. Dieu juste! Dieu des miséricordes! ô sauve mon amante innocente! épargne ce crime à la terre, “à moi, à moi l'auteur de ses maux; “que je n'aie pas cet horrible reproche “à me faire. Mon Dieu! prends pitié “du plus coupable, mais du plus malheureux des hommes.“ O! comme je priois Dieu avec ardeur, prosterné la face contre terre! O! comme mon cœur s'élançoit hors de ma poitrine! comme le malheur rend pieux, nous jette aux pieds de l'Etre-Suprême. Je ne l'avois jamais si bien senti qu'en ce moment terrible. On me fit subir un interrogatoire. „Ah! Messieurs, m'écriai-je, sauvez “une innocente, s'il en est temps encore. Je l'ai trompée par un faux mariage.“Tout-à-coup une femme accourt avec un enfant dans ses bras, en s'écriant: „Sauvez l'innocente; je suis seule coupable. J'avois eu le malheur de voir “mourir mon enfant. Je lui ai volé le “sien vivant. Je lui ai mis le mien mort “en sa place.“ On l'écoute, on lui commande de s'expliquer. „Hélas! oui, dit-elle, il “en sera ce qu'il pourra; prenez ma “vie, si vous le voulez; mais je ne “laisserai pas périr une innocente, pour “ma faute. J'avois eu le malheur de “succomber sous les séductions d'un “homme; il s'étoit formé, dans mon “sein, un fruit malheureux de la séduction. Je n'ai osé déclarer juridiquement mon opprobre à un Magistrat. J'ai eu le malheur de mettre au “monde un enfant privé de la vie en “naissant. J'ai appris qu'il existoit une “loi, que je ne pouvois me résoudre à “croire existante, une loi par laquelle “je serois condamnée à la mort, pour “celle de mon enfant, parce que je “n'avois pas fait ma déclaration, “que je ne pouvois prouver qu'il étoit “mort naturellement. Je croyois ma “voisine mariée; je pensois donc qu'elle “n'étoit pas exposée au même danger. „Allons, me suis-je dit, sauvons notre “vie; permettons-nous un petit vol “passager, pour un but si indispensable. “Je m'engage devant Dieu à lui remettre, le plutôt que je pourrai, son “enfant; je le ferai aussi-tôt que je le “pourrai, sans danger.“ Alors j'ai enlevé l'enfant, vivant charmant, de “ma voisine, j'ai mis, à sa place, “dans le berceau, mon infortunée progéniture, morte en naissant. Je me suis “sauvée avec mon vol; mais ô Dieu! “j'ai appris, avec horreur, que mon “infortunée voisine ne pouvoit prouver son mariage; qu'elle étoit tombée “entre les mains de la Justice, qu'elle “étoit exposée à périr du dernier supplice, quoiqu'innocente. Alors je suis “accourue, au risque de périr, moi-même. Voilà son enfant, Messieurs. “Faites venir la mère. Confrontez-là “avec son fils; vous verrez qu'il lui “ressemble. Rendez justice à l'innocence, faites de moi ce que vous “voudrez.“ Les Juges regardoient, avec étonnement admiration, cette jeune personne, qui étoit d'une figure charmante. Je ne pouvois m'empêcher, moi-même, de la contempler avec attendrissement. „O belle personne! m'écriai-je, honnête digne personne, qui me “rendez mon fils, ce que j'ai de plus “cher au monde. Je vous remercie à “genoux de votre bonté, de votre “vertu, de votre magnanimité. Puissent “les Juges penser comme moi, sentir que les loix ne sont pas faites pour “outrager la vertu!“ Tout-à-coup nous voyons entrer un nouveau personnage, frénétique de douleur. C'étoit un Juge; c'étoit le Rapporteur du procès de mon amante. „Ah! “malheur à moi, disoit-il! j'ai fait condamner une innocente. Elle avoit beau “me faire voir clairement qu'elle avoit “été abusée par un faux mariage. Je “repoussois la lumière. Je n'osois examiner mon cœur. Il étoit criminel, “ce cœur perfide. Il étoit malheureusement atteint d'une passion funeste “pour l'accusée. J'ai été entraîné par “un “un penchant insurmontable. Je n'ai “pu lui cacher l'impression qu'elle faisoit sur moi; je n'ai vu, chez elle, “que de la répugnance, peut-être “de l'aversion pour moi. Mon amour “s'est tourné en-haine. Voilà ce qui m'a “rendu sourd à ses raisons. J'ai souhaité “de la trouver coupable; mon esprit “a été la dupe de mon cœur dépravé. “Craignant tout ce qui pouvoit m'éclairer, j'ai négligé de lire une lettre “que j'avois reçue, parce que celui qui “me l'avoit apportée m'avoit dit, que “cette lettre prouvoit l'innocence de l'accusée. Je viens de la lire trop tard; elle m'apprend qu'on avoit vivant, & qu'on lui en avoit laissé un mort à la “place. Je suis un monstre. J'ai fait “périr l'innocence, la beauté, la vertu. “Je vous ai engagés tous, Messieurs, “dans une erreur cruelle, dont vous “deve tous gémir. L'enfer est dans “mon cœur; délivrez moi de la vie.“ „Quoi! monstre, me suis-je écrié, “c'est toi qui as fait périr mon amante; “mais, ô Dieu! a-t-elle subi le supplice? “ne seroit-il pas temps de la sauver?“ Pour toute réponse, on donna l'ordre de me reconduire dans mon cachot; , comme je fis de la résistance, on m'y traîna par force. Il fallut douze hommes pour cette belle opération. Renfermé de nouveau dans l'horreur des ténèbres, je fus long-temps plongé dans le plus terrible désespoir. Il n'y avoit pas d'apparence que mon amante eût échappé au supplice. Le Rapporteur s'accusoit de l'avoir fait périr. D'ailleurs, on l'y conduisoit, quand j'avois été arrêté, elle auroit eu le temps, depuis ce moment-là, d'être exécutée cent fois. Elle avoit péri innocente, par un supplice infâme. O Juges cruels! Il étoit bien temps de reconnoître son innocence! Elle gagnoit beaucoup à être réhabilitée! Ah! l'on ne devroit peut-être jamais se permettre de donner la mort. On ne devroit jamais faire, à un accusé, un tort qu'on ne pourroit jamais réparer si l'on découvroit son innocence. Je passai deux jours dans l'état le plus affreux. J'interrogeois le Guichetier qui m'apportoit ma triste pitance. Il refusoit de me répondre; mais il se laissa gagner par le présent de quelques louis. „otre “amante, me dit-il, n'a point été exécutée. Quand elle s'est trouvé mal “en sortant, on a laissé approcher d'elle “un Chirurgien, qui lui a présenté un “cordial, pour la ranimer. Plusieurs “autres Chirurgiens sont accourus; ils “ont enlevé la belle personne, qui paroissoit toujours évanouie. La Garde “a voulu fondre sur eux; mais une “foule de jeunes-gens a mis l'épée à la “main, a soutenu, pendant quelque “temps, l'effort des Archers, qui, plaignant eux-mêmes la victime, n'ont “pas combattu avec beaucoup d'acharnement pour la ravoir. De cette manière, on a laissé le temps, aux Chirurgiens, de disparoître, avec leur capture. Comme on a découvert ensuite “l'innocence de cette infortunée, on “n'a pas jugé à propos de faire des recherches, pour la ravir à ceux qui “l'ont sauvée. On s'est contenté de réhabiliter son innocence. Quant à vous “qui avez trompé cette belle, par un “faux mariage, on va vous faire votre “procès, aussi bien qu'à celle qui a “mis son enfant mort à la place de “celui de votre amante.“ Ces nouvelles ne suffisoient pas pour me consoler. C'étoit un grand plaisir pour moi de savoir que l'innocente Aurore avoit échappé au supplice; mais qu'étoit-elle devenue? Les avides Chirurgiens s'étoient emparé d'elle. Etoit-elle morte entre leurs mains? Avoient-ils osé disséquer ce corps moulé par la main des Graces? ou bien vivoit-elle à leur merci; les monstres n'usoient-ils point de violence, pour la faire servir à leurs plaisirs? Le procès, qu'on me faisoit, étoit ce qui m'inquiétoit le moins; j'étois beaucoup plus tourmenté indigné de celui qu'on faisoit à la belle personne, qui étoit venue se livrer entre les mains de la Justice, pour sauver celle dont elle avoit pris l'enfant. C'étoit elle qui avoit écrit au Conseiller-Rapporteur; , si ce malheureux eût lu sa lettre, quand il l'avoit reçue, il étoit temps de sauver l'innocence. Il eût été cruel de faire périr cette personne, qui avoit de l'ame. Le procès qu'on lui faisoit me choquoit donc justement. Le mien me gênoit au moins autant, puisqu'il me faisoit retenir en prison, quand j'avois tant de besoin d'en sortir, pour sauver Laure, Aurore elle-même. J'étois abîmé dans les réflexions les plus noires. Un matin je vis ouvrir la porte de mon cachot. Un Magistrat s'offre à mes yeux, avec une femme qu'il tient par la main, qu'il m'amène. Je trouvois cette fonction singulière, pour un Ministre de Thémis. Je reconnois la malheureux Rapporteur, avec la femme à l'enfant mort. Je voulus d'abord, dans mon indignation, me précipiter sur l'indigne Juge, pour le punir de son crime; mais la jeune Dame me pria de me modérer, de l'écouter. „Il est bien coupable, dit-elle; mais “il est bien malheureux. Il a de la fortune; il veut réparer son crime, autant qu'il est en lui. Je crois, mon “bon ami, qu'il faut accepter tous les “gages de son repentir. Pour commencer, je vous prie, ayez la complaisance de l'écouter....“ -- „Ma belle “Dame, répondis-je, votre voix a un “charme qui me pénètre. Elle est bien “puissante sur moi, puisqu'elle me donne “la force d'écouter ce malheureux que “je dois abhorrer, pour le mal épouvantable qu'il m'a fait. Parle donc, “malheureux, que me veux-tu?“ „Infortuné jeune-homme, dit-il, j'ai “des fautes à me reprocher; tu en as „comme moi. Nous devons nous supporter l'un l'autre, nous aider mutuellement, puisque nous sommes de la “classe des coupables. Tu es poursuivi, “pour un crime réel, pour une profanation jointe à une insigne tromperie, “d'où il est résulté les suites les plus “affreuses. On peut te reprocher d'avoir “offensé Dieu les hommes. On te “puniroit d'une conduite si imprudente; “mais tu paroîs bien né. Il y a apparence qu'un âge plus mûr te rendra “plus sage, ce n'est pas à moi, coupable, à me montrer rigoureux vis-à-vis de mon semblable. Je viens donc “t'offrir les moyens d'échapper au supplice, dont tu es peut-être menacé. “Fuis avec cette belle personne, qui “est moins coupable que toi. Elle est “poursuivie par une loi cruelle, qui la “puniroit de ce que son enfant est “mort, sans qu'elle en eût fait la déclaration. Elle a commis, de plus, le “crime d'avoir volé l'enfant d'une autre “infortunée, d'avoir causé sa mort; “mais elle a une belle ame, je “dois la sauver. Mes enfans, acceptez “ma bourse. Il n'y a que trois cents “louis, je voudrois pouvoir faire mieux. “Vous partagerez ensemble. Toi, jeune-homme, si tu n'en as pas besoin, tu “donneras ta part à notre victime, en “cas qu'elle vive encore; car enfin, “elle n'a pas subi le supplice. Des Chirurgiens l'ont enlevée; , sans doute, “elle est vivante; je le souhaite je “l'augure. Je ferai, de mon côté, toutes “les recherches possibles, pour la découvrir, la faire jouir de sa liberté, “ de sa réhabilitation. Je suis guéri de “ma folle passion. C'est à présent la pure “vertu du repentir, la seule convenable “à un coupable, qui me conduit. O “Dieu! quel plaisir, si je puis lui faire “du bien, diminuer un peu le poids “insupportable de mon crime!“ Hélas! que dire? Ce malheureux étoit bien coupable; mais moi, l'étois-je moins que lui? Sa réparation étoit bien foible; mais moi, je n'avois pas les moyens d'en faire aucune. Je ne répondis, au Magistrat, que par mes soupirs, par quelques mots entre-coupés. Je le conjurai, sur-tout, de faire les plus exactes recherches, pour trouver notre victime, de m'en vouloir bien mander le succès, à une adresse que je lui donnai à Paris. Il me jura qu'il n'épargneroit aucune démarche, pour notre satisfaction mutuelle. J'aurois bien voulu rester, pour faire les démarches moi-même; mais j'étois obligé de quitter ce pays, où la Justice m'auroit poursuivi. Ma compagne reçut la bourse du Magistrat. Il nous embrassa en silence, & un homme nous conduisit dans une allée souterreine, où il nous laissa. Nous avançâmes. Nous trouvâmes une porte entr'ouverte, qui nous conduisit à un escalier, par lequel nous remontâmes à la lumière. Au bout de cet escalier, une allée nous conduisit à une porte qui n'étoit pas fermée à la clef. Nous l'ouvrîmes aisément, nous sortîmes, nous voilà libres. „Hâtons-nous de sortir de la ville, “me dit ma compagne. Informons-nous “seulement de la route de Paris.“ „Je voudrois, lui répondis-je, voir auparavant les parens de ma déplorable “victime, qui ont quitté ce pays douloureux, dont la vue doit leur être “insupportable, pour aller s'établir dans “une campagne, à quelque distance de “ce lieu déplorable. Peut-être trouverai-je leur fille chez eux; peut-être au “moins pourront-ils m'en donner des “nouvelles. Il me seroit affreux de “quitter cette malheureuse contrée, sans “être instruit du sort de l'adorable “Aurore.“ „Hé bien! me dit Mademoiselle Fatime, c'est le nom de ma compagne, “il faut donc vous suivre. Je serai bien “aise aussi, moi-même, de savoir si “l'infortunée respire, puisque j'ai eu “part au crime affreux, qui nous la “dérobe.“ Je rencontrai un Prisonnier qui venoit d'être mis en liberté depuis quelques jours. C'étoit lui qui m'avoit appris que les parens d'Aurore s'étoient retirés à la campagne. Il parut enchanté de me voir libre. Je le priai de m'enseigner le chemin, qui conduisoit à l'endroit où se trouvoient les infortunés que je cherchois. Il me l'enseigna. „Vous pourrez aussi, me dit-il, aller chez le “Curé du lieu. C'est un intime ami du “Confesseur qui a assisté votre infortunée “victime. Ils sont en correspondance “de lettres, peut-être le bon Moine “a-t-il écrit quelque chose au Pasteur.“ Je remerciai l'ex-Prisonnier, je pris, avec Fatime, la route du village que nous cherchions. Nous rencontrâmes une voiture, qui se chargea de nous. Nous marchâmes toute la nuit, nous arrivâmes le lendemain matin. Quand je me trouvai si près des parens de ma victime, le cœur me battit avec une force étonnante. Mes genoux se déroboient sous moi. Comment oser entrer dans la cabane qui renfermoit deux infortunés, que j'avois contribué à rendre si malheureux? Quels reproches amers n'avoient-ils pas à me faire! Ne devois-je pas être un monstre à leurs yeux? Je n'osois me présenter chez eux; je sentois une main qui me repoussoit; je croyois voir l'Ange exterminateur qui m'écartoit avec son épée flamboyante. Je me rendis chez le Curé. Je vis un vénérable vieillard à cheveux blancs, dont la figure étoit en même temps capable d'en imposer de rassurer. „O! “noble Pasteur, lui dis-je, apprenez-moi le sort des parens de ma chère “Aurore. Daignez me conduire à leurs “pieds. J'ai entendu dire que vous êtes “l'ami particulier du Confesseur, qui “a dû assister dernièrement, à la mort, “une victime innocente, la plus belle “ la plus vertueuse fille du monde. Vit-elle? n'est-elle point plutôt réfugiée auprès des auteurs de ses jours? “Vous voyez le malheureux qui l'a “séduite, qui l'a indignement trompée “par un faux mariage. Hélas! il ne “demanderoit qu'à réparer ses torts; “mais en est-il temps encore? N'y a-t-il “point lieu de se flatter que l'infortunée “respire, voit encore la lumière?“ -- „Mon cher enfant, me répondit “le Curé, vous me paroissez repentant. Hélas! la faute est grande; mais, “si Dieu la pardonne, elle est peut-être réparable. Je sais de quoi vous “me parlez. J'ai reçu, en effet, une “lettre de mon ami sur ce sujet intéréssant. Il m'apprend que votre amante “a été condamnée injustement; mais “il ne me dit point qu'elle ait péri; “au contraire, il m'apprend qu'elle a “été dérobée au supplice, par des Chirurgiens qui l'ont enlevée; que les “Magistrats, ayant découvert son innocence, l'ont réhabilitée; mais il ne “m'apprend point ce qu'elle est devenue “depuis. Il m'écrira peut-être quelque “chose sur ce touchant objet, dans sa “prochaine lettre; , s'il y manquoit, “je ne manquerois pas, de mon côté, “de lui demander des informations là-dessus. Je vous communiquerai, si “vous voulez, la lettre de mon ami; “elle est touchante, contient des “détails qui m'ont arraché des larmes.“ „Monsieur, lui répondis-je, vous “m'obligerez infiniment; mais hélas! “selon ce que je vois, cette lettre ne “m'apprendra rien que je ne sache déjà. “Peut-être les parens de l'infortunée “sont-ils plus instruits. On m'a dit qu'ils “demeurent dans ce village. Je voudrois “pouvoir me présenter à eux, sous vos “auspices.“ -- „Je les connois, reprit-il, ces braves gens. C'est la probité “personnifiée; c'est le couple le plus “vénérable que je connoisse; mais hélas! leur malheur est égal à la supériorité de leur mérite. Je vous y conduirai, si vous le voulez; mais ne “craignez-vous point que les plaies de “leur cœur ne se rouyrent en vous “voyant? Ah! vous leur avez été bien “funeste; mais dînons; acceptez ma “soupe, Monsieur Madame; pendant le repas, nous causerons; nous “verrons ce qu'il y aura de mieux à “faire, nous prendrons nos mesures “en conséquence.“ Nous acceptâmes l'invitation de ce digne Pasteur. Nous mangeâmes peu; mais, pendant le repas, nous parlâmes beaucoup. Nous avouâmes, Fatime moi, nos fautes à l'égard de notre victime. Le vénérable Ecclésiastique eut, plusieurs fois, les yeux humides, pendant nos récits. Nous l'intéressâmes l'un l'autre. Il nous le témoigna de la manière la plus honnête, , à notre prière, il nous lut la lettre qu'il avoit reçue du Confesseur son ami. Lettre du R. P. Prudhomme, au Curé de *** . „Mon bon ami, je suis navré d'un procès douloureux, où l'innocence de l'accusée étoit visible; où les Juges ont prononcé la plus injuste condamnation, dont sans doute ils se repentiront par la suite; car je les connois la plupart personnellement, je sais qu'ils ont les intentions les plus droites les plus honnêtes. “Une jeune personne d'environ dix-huit ans, d'une figure angélique; je puis lui reconnoître cet avantage, parce que toute la ville a paru la voir avec admiration; une jeune personne, dis-je, de la plus rare beauté, avoit une ame aussi belle, pour le moins, que son corps. J'ai été à portée de le voir, c'est ce qui me déchire le cœur. Un malheureux jeune-homme, à-peu-près de son âge, aussi bien dans son sexe, qu'elle dans le sien, avoit, de plus qu'elle, l'avantage malheureux de la richesse. Sachant que la Demoiselle ne vouloit voir que des gens d'une condition conforme à la sienne, il s'est déguisé en bourgeois, en artiste; il a surpris, ainsi, les affections de l'innocente créature. Il lui a rendu quelques services, comme de la délivrer d'une maison de prostitution, où il paroît qu'il l'avoit mise lui-même. Il l'a demandée en mariage. Ses parens ont cru la donner à un ange, l'ont livrée à un jeune scélérat, corrompu, sans doute, par d'abominables conseils. Il a dit qu'un de ses protecteurs vouloit qu'il fût marié dans un de ses châteaux; il a conduit ces bonnes gens dans ce château de perdition; il y a fait célébrer un faux mariage, par des valets déguisés en Ecclésiastiques, a laissé l'infortunée enceinte pour son malheur. “Bientôt il a été arrêté. Son histoire seroit trop longue à détailler. Sa malheureuse victime, arrivée à son terme, a mis au monde un fils très-bien portant; mais, une heure après, on n'a plus trouvé, dans le berceau, qu'un enfant mort, qu'on ne reconnoissoit pas pour le même qu'on avoit vu très-vivant. On avoit vu s'évader, de la même maison, une femme qui paroissoit avoir aussi accouché, emporter un enfant dans ses bras. Je ne sais comment l'histoire est parvenue aux oreilles de la Justice, qui a fait arrêter, sur-le-champ, la jeune accouchée, non la fugitive.... “Je vous confesse ici un secret, que ne révèle qu'à vous, que les Juges s'efforcent justement d'ensevelir dans l'oubli. Le Rapporteur a conçu, pour l'accusée, une passion criminelle; il a osé la lui dévoiler. Il a été rebuté; il en est devenu furieux. Son ressentiment l'a rendu sourd aux cris de l'innocence, il a fait condamner celle qu'il ne pouvoit séduire. “Enfin la malheureuse, qui avoit disparu en laissant un enfant mort, en dérobant l'enfant vivant de l'accusée, est revenue avouer son crime. Le Rapporteur alors, convaincu de l'innocence de sa victime, a senti des remords, a fait un aveu terrible de sa passion criminelle.“ Cependant l'infortunée alloit périr. Je venois d'être appellé auprès d'elle, pour lui donner mes soins. Jamais je n'ai senti des poignards si aigus déchirer mon cœur, à la vue des malheureux patiens, qu'à l'aspect de cette jeune personne. L'horreur d'une mort prochaine n'avoit pu effacer les graces inexprimables que la nature lui a prodiguées. Je voyois se réunir, aux fleurs de la beauté, le plus grand air de candeur d'innocence; la douleur la plus noble ajoutoit tant d'intérêt à ces charmes puissans, que j'ai manqué de tomber, moi-même, en foiblesse, aux pieds de l'infortunée. J'ai eu le glaive dans le sein, pendant tout le récit qu'elle m'a fait de sa vie, trop tôt terminée. O Dieu! la plus belle ame, la plus pure innocence! Tout en elle étoit céleste. C'étoit un ange enchaîné par des bourreaux. Comment des hommes ont-ils eu la force cruelle de condamner une si belle personne, eût-elle été coupable? “On est venu l'enlever, pour la conduire au lieu du supplice; elle me tendoit, comme elle pouvoit, ses mains enchaînées. Je fondois en larmes. J'aidois à la soutenir; fardeau sacré, que j'aurois voulu pouvoir dérober à sa destruction! Quand elle a paru aux yeux du Public, j'ai entendu des sanglots des gémissemens; on eût dit que tout le peuple étoit condamné par le même arrêt. On maudissoit les Juges. On menaçoit de mettre le feu à leurs maisons, sur-tout à celle du Rapporteur. La Garde, qui la conduisoit, la plaignoit, paroissoit disposée à se la laisser enlever. Des jeunes-gens, qu'on dit Chirurgiens, ont profité de ces dispositions. Ils se sont précipités sur la victime, l'ont fait disparoître. Les satellites ont à peine fait une ombre de résistance; tout le peuple a secondé béni, avec transport, les heureux ravisseurs; moi, de mon côté, j'ai rendu grace au ciel, qui venoit d'empêcher un crime. Cependant l'innocente créature étoit évanouie, des assauts si forts si cruels n'ont-ils pas pu trancher le fil de sa vie? On ne sait point encore ce qu'elle est devenue. Les Juges s'étant assurés de son innocence, se sont hâtés de réhabiliter sa mémoire. Je suis témoin de leurs regrets sincères; mais devoient-ils se fier au seul rapport d'un homme passionné; la loi, qui condamne à la mort une fille innocente, uniquement parce qu'elle n'a pas déclaré sa honte au Magistrat, que son enfant se trouve mort, sans qu'elle puisse prouver qu'elle n'est point coupable de sa mort, cette loi, dis-je, étant si rigoureuse, les Juges devoient-ils se tant presser de l'exécuter, sans avoir fait des informations avec un redoublement de soins de scrupules? “Voilà, mon bon ami, tout ce que je puis vous dire, pour le présent, sur ce sujet déchirant. Je souhaite vivement, comme tout le monde, qu'on puisse retrouver cette intéressante personne, réparer, autant qu'on le pourra, tous les tourmens qu'on lui a fait souffrir. Dès que je saurai quelque chose de plus, je vous le manderai sur-le-champ.“ Suite. Tu vois, mon cher ami, que cette lettre ne m'apprenoit rien. J'en gémis du fond de mon cœur, je priai le Curé d'envoyer, sur-le-champ, un exprès, que je paierois, pour savoir, du Confesseur, les nouvelles qu'il auroit pu apprendre depuis sa lettre. Il y consentit, nous expédiâmes notre Courier. Ensuite nous nous rendîmes à la maison qui renfermoit le couple malheureux vénérable. J'étois déchiré par mes remords; je sentois la terre se dérober sous mes pieds. Le Pasteur étoit obligé de me soutenir de me traîner. Les infortunés avoient éprouvé de nouveaux malheurs. Des voleurs s'étoient introduits, chez eux, la nuit précédente; heureusement on étoit venu secourir, à temps, ces braves gens; mais l'homme la femme étoient blessés par les assassins. Ils reposoient, tous les deux, sur leur couche antique nuptiale, immobiles comme s'ils avoient été privés de la vie. Nous entrâmes, chez eux; nous parvînmes jusqu'à leur lit, sur la pointe du pied, je me laissai tomber doucement à genoux au pied du lit. Ils paroissoient ne faire aucune attention à ce qui se passoit autour d'eux. Ils étoient abîmés, anéantis dans la douleur. Je n'ai jamais vu la consternation si fortement peinte en aucun lieu du monde. „Mes bons amis, leur dit le Curé, “dormez-vous? Je vous vois bien “affligés; mais le ciel peut enfin réparer “vos peines, vous rendre le bonheur. “Il faut pardonner, comme lui, mes “chers amis. Vous avez beaucoup à “vous plaindre; mais le repentir doit “vous désarmer. Je vous amène quelqu'un, qui est mortellement affligé “des peines qu'il vous a causées, qui “vient pour les réparer autant qu'il est “en lui.“ Alors les mourans semblent se ranimer l'horreur se peint dans leurs yeux ils s'écrient de concert: „Ah! “loin de nous! loin de nous!“ Je me lève pour me présenter à eux; leurs plaies se rouvrent, leur sang coule. „Ah! je suis bien malheureux! m'écriai-je; j'inspire l'horreur, je l'ai mérité. Mais, ô! les plus honnêtes gens “du monde, je venois chercher, auprès de vous, des consolations, “vous en apporter. Votre fille est échappée au supplice, sans doute elle “respire. Pour Dieu! chers infortunés, “avez-vous de ses nouvelles?“ -- „Ah! “Monsieur le Curé, répondirent-ils, “de grace, éloignez, de nous, cet ennemi mortel. S'il reste, nous allons mourir à vos yeux.“ -- „Vous le voyez, “Monsieur, me dit le Pasteur, je suis “forcé de vous prier de vous retirer.“ -- „Je vous obéis, répondis-je, j'obéis “à ces gens aussi vénérables que malheureux. Je suis bien coupable, il “est vrai; mais ils sont inexorables “Dieu pardonne.“ Alors je me retirai, en soupirant, laissant le bon Pasteur bander leurs plaies les soigner, emploi que je lui enviois. Je retournai au Presbitère, où je trouvai de la consolation auprès de Fatime. Le Curé vint nous rejoindre. Je lui fis mes excuses, de l'avoir compromis si cruellement. „Je “vous plains, me dit-il; mais je dois “plaindre encore plus ces bonnes gens, “parce qu'ils ont beaucoup moins de “ressources que vous, qu'ils n'ont “aucunement mérité leur malheur. Ils “n'ont rien appris sur leur fille, les “pauvres malheureux; c'est sans doute “une consolation pour eux, de ce qu'elle “a pu échapper au supplice, de ce “que son honneur est réhabilité; mais “ils croient qu'elle n'existe plus, puisqu'elle ne leur a pas donné de ses “nouvelles. Attendons celles que doit “nous apporter notre Courier.“ Il ne tarda pas à revenir. Il ne nous apporta qu'un billet cruel, qui ne nous apprenoit rien. Telle en étoit la substance. Billet du R. P. Prudhomme, au Curé de ***. „Je ne puis vous donner, mon bon “ami, aucunes nouvelles sur la jeune “personne qui nous intéresse si vivement. Son Rapporteur ne cesse de faire “des recherches, avec un zèle qui “prouve son repentir extrême. Pour “moi, je n'en puis plus faire de mon “côté, puisque je suis obligé de partir “demain pour Rennes, où je suis envoyé par mes Supérieurs. Je suis bien “fâché de n'avoir pas le temps de passer “chez vous, pour vous faire mes adieux. “Je vous écrirai à mon arrivée. Si vous “apprenez quelque chose sur le compte “de l'adorable personne, instruisez-moi “à votre tour. Je vous embrasse de tout “mon cœur.“ Cette lettre me plongea dans la consternation. Plus d'espoir de recevoir des nouvelles de ma victime. Qu'est-elle devenue? O ciel! a-t-elle péri entre les mains des Chirurgiens assassins? Il fallut partir avec cette horrible incertitude. Je témoignai, au digne Curé, toute la reconnoissance que je lui devois. Je lui donnai une adresse, le priai de me mander, à Paris, tout ce qu'il apprendroit sur le compte de ma chère Aurore. Je lui laissai vingt-cinq louis, pour aider les parens de cette adorable fille, en cas qu'ils eussent quelques besoins; je partis enfin avec la belle Fatime, qui commence à m'être chère. Si elle fait impression sur mon cœur, c'est qu'il me semble que j'en fais sur le sien. Ses regards-me peignent le plus tendre intérêt. Cette fille paroît avoir de l'ame. Cependant nous avons fait plusieurs lieues sans nous parler. Nous étions absorbés, chacun, dans nos méditations douloureuses. Elle me pria de lui prêter le portrait, que j'avois fair moi-même, de ma chère Aurore; elle le contemploit douloureusement, elle versoit des torrens de larmes. „Ah! “que je suis coupable, disoit-elle! Ah! “que vous devez m'abhorrer!“ -- „Ma “chère Fatime, lui ai-je répondu, je “suis plus coupable que vous. J'ose demander ma grace au ciel; & vous.... Ah! ma chère Fatime, vous avez-là un nom tout-à-fait turc; cependant “vous êtes françoise.“ -- „Oui, sans “doute, répondit-elle; mais, quoique “françoise, je me suis trouvée esclave “en Turquie; j'y ai pris le nom de “Fatime. J'ai vécu, ou plutôt j'ai langui “dans le Serrail du Grand Seigneur. “De-là j'ai été encore plus humiliée “dans celui du Grand Sophy de Perse. “J'ai souffert aussi dans celui du Roi “de Fez de Maroc. Ah! mon ami, “aucun de mes tourmens n'égale celui “que me cause la perte de la belle “Aurore, à laquelle j'ai contribué.“ -- „Ma chère amie, répondis-je,s “vous l'aviez connue, vos regrets seroient encore plus grands. Il paroît “que votre vie a été fort variée, “comme la mienne. Le récit m'en sera “très-précieux, quand vous voudrez “bien, me le faire.“ Je l'ai priée de remplir ce desir, le plutôt qu'il lui seroit possible. Elle y a consenti; elle m'a promis son histoire; , dès le second jour de notre voyage, elle m'a tenu parole. Fin de la première Liasse. LE CRIME. Seconde Liasse. César de Perlencour, à Dumoulin. C'est ainsi que Fatime me raconta Son Histoire. „Je suis née, dit-elle, en Picardie, dans une condition très obscure, pour aller faire, en Asie, le tourment du Grand Sophy de Perse; c'est bien pire que celui Qu'on avoit fait venir d'Amiens pour être Suisse. J'eus de bonne heure un amant, que j'aimai, comme il est d'usage, plusieurs autres que je n'aimai pas, comme il est aussi d'usage, quand on n'est pas d'une figure tout-à-fait désagréable. Tous mes amans plurent à mes parens, pas à moi; le seul que je goûtai ne leur plut pas. Ils me persécutèrent, en vertu du droit paternel maternel pour me faire épouser celui pour lequel j'avois justement le plus de répugnance. Je leur résistai, en vertu du droit naturel. Quand on est si peu d'accord, il est tout simple qu'on se sépare. Mes parens ne paroissoient pas avoir envie de quitter la maison paternelle, il fallut donc que je la quittasse, moi pauvre fille; je ne m'enfuis pas avec le seul amant qui me plaisoit; mais il me rejoignit, sans qu'il y eût de ma faute. Je lui défendis de me suivre; mais une fille, qui a désobéi à son père à sa mère, doit-elle se flatter qu'un homme lui obéira? J'avois pourtant fait mon plan d'être extrêmement sage, de n'avoir aucun commerce avec les hommes. Hélas! je sus bien me garder de celui que j'aimois; mais je fus toujours la proie de ceux que je n'aimois pas. “Mignard, mon amant aimé, ne pouvoir se résoudre à me quitter tout-à-fait; mais du moins il me respectoit, je savois le tenir à une juste distance de moi. De cette manière, j'étois sage avec lui; mais ce n'étoit pas assez pour ma réputation. Il me suivoit toujours, paroissoit vivre avec moi. J'avois beau changer de lieu, je levoyois toujours attaché sur mes traces. Pour le dérouter, je m'avisai de m'embarquer, sans lui communiquer mon dessein; il le devina. A peine eûmes-nous quitté la terre, que je vis paroître ce beau Monsieur. Il n'y avoit pas moyen de le renvoyer. Il fallut le souffrir. “Bientôt nous fûmes attaqués par un Corsaire, aventure que j'avois vue dans tous les Romans, qui n'étoit que trop réelle à notre égard. Le sieur Mignard fit de belles prouesses; mais, malgré son courage, nous fûmes pris. Ici la séparation que j'avois toujours exigée, entre mon amant moi, fut complette, me déplut beaucoup. Le Capitaine Corsaire m'enferma dans sa chambre, mon bien-aimé fut enterré dans le fond de calle. Le Barbaresque me trouva très-ragoûtante, il me parut très-hideux; cependant je ne pus me défendre de ses odieuses entreprises. Il eut d'infâmes ministres de ses débauches, qui m'empêchèrent de lui résister; cette fleur virginale, que j'avois su conserver avec tant de soin, que j'avois défendue des attaques d'un amant aimé, fut la proie d'un homme brutal odieux, qui ne paroissoit pas en faire grand cas; qui ne daigna pas jeter, sur moi, un coup-d'œil, depuis qu'il m'eut privée de mon trésor le plus précieux. “Mon amant n'en fut pas plus heureux. On ne lui laissa pas recueillir même les restes du Corsaire. Il étoit enchaîné sous mes pieds, tandis que je gémissois en plein air. Bientôt nous abordâmes à terre. Ici la séparation fut plus complette encore, plus cruelle. Mon amant fut vendu de son côté; moi du mien. So sort probablement fut moins brillant que celui dont je fus partagée; car je me vis conduite à Constantinople, bientôt introduite dans le Serrail même du Grand Seigneur. Pour mon bien aimé, je fus long-temps sans savoir ce qu'il devint. “Le Sultan me donna, pour Esclave, à sa Sultane favorite, qui me nomm Fatime, nom qui m'est resté. Cette Prin cesse n'étoit pas la plus jolie du Serrail, il s'en falloit de beaucoup; mais elt étoit, sans contredit, la plus méchante. Elle nous regardoit comme des chats des singes, destinés à lui servir de passe temps. Elle nous faisoit fouetter, devant elle, sans sujet, uniquement parce que nos cris nos grimaces l'amusoient. Je m'apperçus de son motif; j'eus la force, pendant les exécutions, de ne pas pousser un cri, de ne pas faire une grimace sous les coups de verges; elle fit d'abord redoubler la dose, pour vaincre ma constance; mais, quand elle vit qu'elle n'y gagnoit rien, elle me laissa-là, comme une malheureuse, indigne de servir à son amusement. “J'étois enchantée de ma disgrace; mais je ne jouis pas long-temps de ses douceurs. On s'avisa de dire au Grand Seigneur que j'étois immobile sous les coups de fouet; un Eunuque latiniste, qui se trouvoit là, je ne sais comment, m'appeloit statua verberea (statue sous les coups.) Sa Hautesse me regarda, me sourit avec une espèce de complaisance; ce qui me valut, dès qu'Elle fut partie, un renouvellement de flagellation. Ce n'étoit plus par passe-temps que la Sultane me faisoit fouetter; c'étoit par dépit par jalousie. Ayant perdu, depuis plusieurs jours, l'habitude d'être ainsi traitée, j'y fus plus sensible ce jour-là, il m'échappa, si-non des cris, au moins des grimaces, qui firent rire, aux larmes, ma cruelle maîtresse Le Sultan vint, pendant mon exécution. On lui raconta, comme la plus. plaisante chose du monde, que j'avois, enfin, fait la grimace; pour qu'il eût sa part du plaisir, on ordonna la continuation même le redoublement de la flagellation. Il n'en sourit qu'imperceptiblement. Il remarqua que cette cérémonie m'alloit bien; que j'y paroissois à mon avantage; que la chair, colorée par les coups de verges, prenoit un vermillon charmant. Il voulut voir si cette exécution iroit aussi bien à la Sultane. Elle fit, à la seule proposition, une grimace horrible, poussa des hurlemens qui firent que le Sultan rit tout haut, le reste de la compagnie tout bas. „Vous “voyez, dit-il, que déjà vous êtes “plaisante.“ C'étoit, sans doute, une leçon d'humanité qu'il vouloit lui donner Elle la reçut avec rage. Chacun rioit toujours plus fort, se voyant encouragé par le maître. Il s'apperçut qu'au lieu de rire, moi, qui devois y être auto risée pour le moins autant que les autres, je ne peignois, dans mes yeux, que de la compassion. "Tu me paroîs une bonne “fille,toi, me dit-il.“ Et tout le monde put remarquer, avec dépit, quil me sourit fort affectueusement. Il partir La Sultane ne manqua pas, sur-le-champ de vouloir venger ses épaules sur moi, qui avois eu l'insolence de faire sourire Sa Hautesse. „Qu'on la déchire à coups de “verges, s'écria-t-elle.“ On se disposoit à lui obéir; on me dépouilloit, j'allois être dans le cas de crier de faire la grimace, quoiqu'il ne fût plus question de rire; car, au contraire, la Sultane grinçoit des dents. Je me recommandois au ciel à la terre. Tout-à-coup le Sultan reparut. „Je m'y attendois, dit-il; je défends, sous peine “de mort, qu'on fasse aucun mal à cette “Sultane.“ Ce nom de Sultane, qu'il me donna, frappa tout le monde, n pâlir ma rivale. Le soir, j'eus l'honneur du mouchoir; déplorable honneur qui me fit gémir, que je priois le ciel de me faire éviter. On me conduisit, toute en pleurs, au lit impérial. Sa Hautesse fut surprise indignée de mes larmes; cependant Elle m'honora de ses augustes caresses, que je regardois comme autant d'outrages. J'implorois, en secret, le ciel de me pardonner un crime dont je n'étois pas coupable, puisque je ne pouvois m'y soustraire. “Je vis que le Sultan vouloit faire, de moi, sa favorite; mais ma froideur, ou plutôt ma répugnance finit par le dégoûter de moi. Il dédaigna qui l'osoit dédaigner. Il fut même outré de me voir mépriser rejeter un honneur, qui étoit le but des vœux les plus ardens de toutes ses autres femmes. „Elle n'est “pas digne d'être l'amusement d'un “Sultan, s'écria-t-il;“ il me donna, pour esclave, à un petit Bacha, qui s'étoit distingué méritoit des récompenses. Le Bacha me reçut, à genoux, de la main de son maître, me fit conduire chez lui. J'y vis un esclave fort bien mis de bonne mine; il me reconnut; c'étoit mon amant. Nous nous précipitâmes dans les bras l'un de l'autre, malgré la présence de notre maître; mais il nous fit séparer, sur-le-champ, à grands coups de nerf de bœuf. Il est vrai que les coups ne tomboient que sur les épaules de mon bien-aimé; mais je n'en étois pas moins douloureusement affectée. “ Mon nouveau maître prit beaucoup de goût pour moi; mais il s'apperçut aisément que ce goût n'étoit pas réciproque de ma part. Il trouva mauvais que son esclave me plût mieux que lui. Il s'en plaignit à sa mère: „Que voulez “vous, lui dit-elle? Cet esclave est “d'une condition plus conforme à celle “de Fatime.“ -- „Hé bien, répondit-il, je la puis élever à la mienne.“ -- „Mais ce garçon est plus joli que “vous.“ -- „Je puis le rendre plus “laid, en lui tailladant le visage.“ -- „Il a de plus beaux yeux.“ -- „Je “puis les lui crever“ -- „Il est mieux “fait.“ -- „Je puis l'estropier.“ Nous entendîmes cette jolie conversation, mon amant moi. La mère du Turc finit par lui représenter qu'il aimoit son fidèle esclave, qui s'étoit toujours montré fort serviable, qu'il ne devoit pas le tourmenter. „Hé bien, dit-il, je veux “qu'il me serve encore. Il est du même “pays que Fatime; elle paroît bien disposée pour lui. Il pourra la persuader “en ma faveur; pour l'y engager, je “lui ferai du bien; , pour qu'il ne “me souffle pas mon amante, je le ferai “Eunuque, je l'emploierai, en cette “qualité, auprès de ma Belle.“ “Cette conclusion de la conversation nous choqua également, mon amant moi. Le lendemain, le Patron dit à mon bien-aimé: „Mon ami, jusqu'ici “je t'ai distingué de mes autres esclaves. “Tu m'as bien servi; je t'ai fait du “bien; je t'en ferai encore davantage. “Je veux que nous soyons amis. Rends-moi tous les services que tu pourras, “il y va de ton intérêt. Pour te mettre “à même de vivre intimement avec “moi, il faut que je prenne le seul “moyen qui convient....“ Mon amant, gagné par ces douces paroles de son maître, avoit déjà oublié ce qu'il avoit entendu la veille. Il étoit flatté de ce qu'il alloit se voir le compagnon de son maître. Il comptoit qu'ils souperoient ensemble, avec moi; il se flattoit d'avoir souvent le moyen d'obtenir de plus grandes privautés. „Mon ami, continua son “maître, pour que tu sois tout-à-fait “à mon gré, que je puisse te placer “même auprès de la femme que j'adore, “je veux bien te choisir pour son Eunuque le mien. Tu es tout jeune. “L'opération n'a aucun danger pour “toi. Nous la ferons demain.“ “Mon amant resta pétrifié; ses cheveux se dressèrent sur sa tête. Il résolut de prévenir cette opération, de conserver son amante sa virilité. Il me fit passer un mot d'écrit, pour me donner rendez-vous. Nous nous vîmes, nous concertâmes ensemble les moyens de nous sauver; car ce parti étoit indispensable.“ Le lendemain, mon amant se dit très-malade. Son maître crut l'opération dangereuse, dans cette circonstance, voulut bien la différer. Nous profitâmes de ce délai pour nous esquiver. Nous en vînmes aisément à bout. Nous nous joignîmes à une Caravane qui alloit en Perse, qui nous dit qu'elle prenoit un autre chemin, plus favorable pour nous. Ce ne fut pas là le seul tour qu'on nous joua. On s'empara de nos personnes, , quand nous fûmes arrivés à Ispahan, on nous dit: „Vous êtes deux esclaves “fugitifs; il n'est pas juste que vous “vous dérobiez à l'esclavage.“ On nous vendit séparément. Je fus encore condamnée à un état brillant, mon amant à un état obscur. Je fus introduite dans le Serrail du Grand Sophy de Perse. Je ne me vantai pas d'avoir été honoré des faveurs du Grand Seigneur; mais on le supposa, on me réserva pour celles du Monarque Persan. Je vis, dans ce nouveau Serrail, des horreurs, dont je n'avois pas d'idée; le libertinage étoit poussé à son comble; de sorte que moi, qui voulois être sage, je me voyois mêlée dans des scènes d'infamie, dont il n'y a pas d'exemple, peut-être, dans nos lieux de prostitution les plus décriés. O mon Dieu! comme je te demandois ardemment pardon! comme je concevois une horreur invincible, de la débauche de la vile crapule! “Je ne vous détaillerai point comment mon amant sut encore s'échapper de chez son nouveau maître; comment il eut le courage l'adresse de m'enlever du Serrail du Sophy, au risque de perdre mille fois la vie, par les plus horribles supplices; comment nous fûmes transportés chez le Roi de Maroc; comment je fus vendue au Monarque Africain; comment je fus dérobée à ce troisième esclavage. Ces avantures ont une teinte uniforme. Ces trois Serrails enchérissoient l'un sur l'autre, pour la débauche l'infamie. Mon amant me reconduisit en France. On le disoit mutilé par la cruelle opération, dont je vous ai parlé. Une preuve que rien n'est plus faux, c'est que j'ai très-certainement conçu, de lui seul, un enfant qui est mort en venant au monde. Alors j'ai commis le crime que je me reprocherai toute ma vie. J'ai fait le plus horrible vol. J'ai dérobé, à votre belle Aurore, son enfant vivant....“ A ces mots, des sanglots coupèrent la parole à l'intéressante Fatime „Je “suis bien malheureuse, reprit-elle, “je le sens doublement; car je me vois “criminelle infortunée. Outre la “faute que je me reproche à votre “égard, j'ai perdu mon amant. Je ne “sais comment, ni pourquoi il a disparu. Vous y perdez, comme moi; “car il m'a enlevé votre fils, qu'il croit “peut-être le sien. Alors Fatime resta muette, répandit, en silence, un torrent de larmes. Je fis ce que je pus pour la consoler, il me sembloit que j'y réussissois. Fatime, très-bonne très-belle fille, paroissoit avoir un cœur assez combustible, une vertu assez fragile. Ses yeux me peignoient l'intérêt que je semblois lui inspirer. Les miens n'étoient peut-être pas plus muets pour elle. Le soir, étant très-fatigués, nous nous arrêtâmes dans une Auberge, pour y passer la nuit. Fatime, tandis que j'étois à l'écart, y fut accostée par un homme, qui prit feu, subitement, pour elle. Pour se débarrasser des poursuites de cet importun, elle lui dit qu'elle étoit avec son mari. Je parus dans le moment, Monsieur l'adorateur se retira. L'hôtesse, qui avoit entendu dire que nous étions mari femme, nous mit coucher dans la même chambre, où il n'y avoit qu'un lit. Je ne pus en obtenir un particulier pour moi, parce que tous étoient pris, l'Auberge étant pleine. Si l'on pense que nous nous oubliâmes ensemble, cette nuit-là, on doit mettre cette faute, sur le compte de l'hôtesse. Nous poursuivîmes notre route pour Paris; nous en approchions, quand nous fûmes abordés par un homme à cheval, qui fit une laide grimace en m'appercevant. C'étoit l'amant de Fatime. Il fit arrêter notre voiture: „Perfide, dit-il “à son amante, voilà donc le nouveau “venu, pour lequel vous me trahissez! “Il ne jouira pas de son vol; il aura “ma vie, ou j'aurai la sienne.“ Soudain je sautai de la voiture, tout prêt à donner satisfaction à ce Rodomont. „Arrêtez, s'écria Fatime, en s'élançant “pour nous séparer.“ Alors elle raconta à son amant, que j'étois le père de l'enfant qu'elle avoit volé, que, loin de me chercher querelle, c'étoit lui qui me devoit des excuses. Elle ne parla point de la nuit dernière, que nous avions passée ensemble. Il se dérida un peu, me regarda toujours cependant d'un œil inquiet. Son amante lui demanda pourquoi il l'avoit abandonnée, ce qu'il avoit fait de l'enfant. „Je “vous dirai tout cela, répondit-il, “quand nous serons à Paris. J'y retourne sur-le-champ, je vais vous “y accompagner.“ Bientôt nous y arrivâmes. L'amant nous fit descendre dans une maison fort décente, où nous trouvâmes l'enfant, dans les bras d'une femme, de bonne mine fort propre, qui en avoit soin. „Monsieur, voilà “votre fils, dit-il; je serois fâché de “le perdre.“ Je me précipitai sur mon enfant, que je trouvai adorable. Je le caressai comme le père le plus tendre. Je ne pouvois me lasser de l'embrasser; il me tendoit ses petits bras enfantins, par un instinct filial difficile à expliquer. L'amant & l'amante me prièrent si tendrement de leur laisser mon fils pendant quelques jours, jusqu'à ce que je pusse regarder autour de moi, voir ce que j'allois devenir, que je cédai à leurs instances. Le jeune-homme ne s'expliqua pas clairement, devant moi, sur le sujet qui lui avoit fait quitter son amante. Il paroît qu'il y avoit du mal entendu. Je les quittai tous les deux avec attendrissement, en leur recommandant mon enfant, que je leur promis de venir reprendre sous quelques jours. Je me fis conduire chez Levrette, que je nommerai toujours dorénavant Mademoiselle de Mille-Fleurs; je savois son adresse; je la trouvai aisément; elle me reçut comme son amant, son ami, avec l'ame la plus aimante, la plus bienfaisante qu'il soit possible de rencontrer. „Mon ami, dit-elle, j'ai “fait bien des informations sur Mademoiselle Laure; je ne l'ai point encore déterrée; mais je sais, du moins, “qu'elle existe. J'ai gagné, pour assez “peu d'argent, un domestique du Comte “de Lysange. Il a visité toutes les caves “de l'hôtel. La Demoiselle n'y est point; “mais son père a, dit-on acheté, depuis son retour de Lyon, une petite “maison, à quelques lieues de Paris. “Cette maison est isolée, dans le fond (. “d'un bois. Mon homme a voulu descendre dans la cave. On l'en a empêché, en le menaçant de le mettre “à la porte, s'il tentoit, une seconde “fois, d'y descendre. Ce zèle si particulier, pour défendre l'entrée de cette “cave, nous a fait soupçonner que “l'infortunée peut y être enfermée. Je “me suis transportée dans cet endroit. “J'ai tâché de gagner le Concierge. Il “a l'air dur bourru. Je lui ai offert “quelqu'argent. Il m'a relancée vertement, en fronçant le sourcil. A propos de quoi cet argent, m'a-t-il dit? “Voulez-vous me séduire, m'engager “à quelque mauvaise action? J'ai été “déconcertée, j'ai repris mon argent. “Depuis ce temps-là, j'ai cherché d'autres moyens de parvenir à mes fins; “je n'en ai point trouvé. Le caractère “dur de cet homme annonce un Geolier. “De plus, ce même homme a remis, “à une nourrice des environs, un enfant nouveau-né, beau comme le “jour. Je soupçonne que c'est ton fils, “mon cher ami. Je suis allé le voir. “Je l'ai caressé comme s'il eût été mon “enfant; j'ai donné quelqu'argent à “la nourrice, pour la mettre dans nos “intérêts. A présent que te voilà de “retour, tu vas me seconder; tu applaniras tous les obstacles. Je te menerai demain voir ton fils, le lieu “qui renferme ton adorable Laure.“ Je remerciai tendrement ma chère Mille-Fleurs des peines qu'elle avoir prises je la priai de me continuer ses soins. Le lendemain, je la dispensai de me conduire elle-même dans l'endroit, où elle supposoit que vivoit ma chère Laure. „Si le Concierge se mésie de toi, lui “dis-je, ta présence pourroit tout gâter. “Il suffit que tu m'enseignes où est ce “lieu fatal.“ Elle me l'enseigna, je partis. Arrivé dans l'endroit, je me rendis sur-le-champ chez le Concierge. Je le trouvai aussi bourru qu'on me l'avoit dit. Lui offrir de l'argent pour me faire voir Laure, c'étoit le moyen de lui faire prendre d'abord son humeur massacrante. Il falloit pourtant lui faire accepter de ce métal tout puissant, parce que c'est un je ne sais quoi d'onctueux qui rend les gens souples; mais il étoit nécessaire de lui cacher que c'étoit pour Laure que je le lui présentois, afin qu'il ne se cabrât pas. Je vis, sur la porte d'une très-jolie maison: Maison à vendre. „Bon! me dis-je, voilà ce que je “cherche.“ J'entrai soudain chez le malheureux Concierge. „Mon ami, lui “dis-je, pourroit-on vous dire deux “mots entre quatres yeux?“ car il falloit parler comme les bonnes gens. „De “quoi est-il question, me répondit-il, “d'un air assez bourru?“ -- „Mais, “repris-je, il y a ici près une maison “à vendre; je voudrois placer là mon “argent; mais il faudroit savoir si cela “en vaut la peine. Vous devez connoître cela, vous.“ -- „Mais peut“être, dit-il, cela se pourroit bien.“ -- „Bon! lui dis-je, brave homme, “accordez-moi un moment de votre “temps; nous causerons mieux en vuidant la bouteille. Menez-moi au bon “endroit; je ne connois pas ce pays-ci, moi. Allons venez, père la Ribote. “Il faut que nous buvions une pinte ensemble, parce que nous causerons mieux, “comme cela, qu'à sec.“ Il se dérida un peu, je vis que j'avois connu l'endroit foible. Nous allâmes ignoblement au cabaret. Je versai, à mon homme, des lampées, comme on dit chez nous. Notre homme les buvoit aussi franchement, que je les versois. Nous reparlâmes de la maison. „Voisin, dis-je à mon homme, je vois “bien que vous m'allez faire acheter la “maison en question; mais ici, il faut “de la complaisance de votre part. Morbleu! je veux que vous vous mêlie “de maquignonner sur le prix.“ „Oui da, dit-il, nous verrons cela.“ -- „Tenez, lui dis-je, morbleu! faite “jaser un peu les gens de la maison. “Versez leur une bouteille de vin. Vous “n'êtes pas obligé, mon brave, d'avancer vos deniers. Tenez, morbleu! “voilà ma bourse. Si vous ne prenez “pas au moins six louis, vous n'êtes pas “mon homme.“ Je jettai la bourse sur la table. Il accepta les six louis. L'argent le vin le gagnèrent tout à-fait. Je lui versai force rasades. Quand il commença à perdre la tête, il se mit à me balbutier, en mots couverts, à la manière des ivrognes, une infinité de choses, qui me firent voir clairement qu'il retenoit Laure Prisonnière, dans une des caves du petit château. Je feignis d'être obligé d'écrire un mot, pour lui donner le temps de s'assoupir. J'écrivis. Dès qu'il ne parla plus, il s'endormit. Je profitai de son sommeil. Je courus au château. Je me coulai, sans être apperçu; je descendis, je frappai je parlai à la porte de plusieurs caves; point de réponse. Enfin je parvins à une, d'où j'entendis percer une voix gémissante. „Est-ce “vous, m'écriai-je, ma chère Laure?“ Elle reconnut ma voix. „Ah! mon cher “César, s'écria-t-elle, c'est vous!....“ -- „Prenez courage, lui dis-je, je ne “tarderai pas à vous délivrer.“ On avoit entendu ma voix; j'entendis les enfans descendre; je les rencontrai sur l'escalier; ils ne purent m'arrêter, ni m'empêcher de m'esquiver. Je revolai auprès de l'ivrogne; il dormoit encore. Je l'éveillai. „Ah! dit-il, votre lettre “est donc finie.“ Il crut que j'avois resté là auprès de lui, fort tranquillement à écrire. Nous nous quittâmes, les meilleurs amis du monde. On lui dit, sans doute, quand il fut de retour chez lui, la visite qu'on avoit faite à sa cave; mais il ne put soupçonner que je fusse le visiteur, parce que l'enfant ne put me peindre, vû que l'escalier étoit fort sombre, que le père m'avoit toujours cru écrivant auprès de lui. Son sommeil, dont j'avois su profiter, me donna l'idée de l'endormir, avec toute sa famille. Je retournai chez Mille-Fleurs, à laquelle j'appris tous mes succès; elle m'embrassa avec transport. Je fis mes préparatifs. Je me pourvus d'opium, pour le service de mes campagnards. J'arrangeai un appartement fort joli, fort caché, pour recevoir ma chère Laure. Je retournai, deux jours après, chez le dur Concierge, pour lui demander s'il avoit recueilli des informations relativement à la maison que je voulois acheter. Il me dit qu'il n'avoit pas encore appris grand'chose. Il pleuvoit ce jour-là. „Buvons un coup, “lui dis-je; mais il fait mauvais temps, “ne sortons pas. Envoyons un de vos “enfans chercher du vin.“ Il y consentit; je donnai de l'argent, le petit garçon courut au cabaret. Là provision venue, je voulus qué la mère les enfans, qui ne me reconnoissoient pas, bussent avec le père; ce qui parut réjouir fort l'heureuse famille. On retourna plusieurs fois à la provision. Quand je les vis un peu chanceler, perdre la tête, j'eus soin de les narcotiser tous, sans qu'ils s'en apperçussent, ils furent tous endormis, sous une demi-heure. Le père m'avoit, ci-devant, montré, dans un moment d'ivresse, la cachette où il mettoit, sous sa veste, la clef de sa cave. Je sus la trouver. Je descendis avec une lumière. J'ouvris aisément, je trouvai enfin, sur quelques brins de paille, l'infortunée Laure. Je l'embrassai avec un transport d'attendrissement. Elle étoit si foible, qu'à peine put-elle soulever ses bras. Un rayon de joie perça cependant dans ses yeux, presqu'éteints. Elle avoit, avec elle, son enfant languissant. Nous nous étions trompés. Il n'avoit pas été remis à une nourrice. Il reposoit sur son sein. Quel spectacle pour un amant! pour un père! Elle étoit aussi attachée au mur; je trouvai un pavé, je vins à bout, avec cet instrument, de briser la pierre, dans laquelle la chaîne étoit enclouée.... Je tremblois seulement d'éveiller, par le bruit, la famille Geolière. Enfin, j'enlevai, dans mes bras, mon amante mon enfant. Je remontai; mes gens dormoient encore. Je sortis en les enfermant, pour qu'il ne pussent courir après nous. Il étoit déjà tard, la nuit étoit assez épaisse. J'avois une voiture à quelques pas du château; j'y transportai mon doux fardeau, nous volâmes vers Paris. Nous arrivâmes bientôt dans les bras de ma chère Mille-Fleurs, qui reçut Laure avec autant de tendresse que moi-même. J'appris, à la Demoiselle, toutes les obligations qu'elle avoit à la courtisanne vertueuse. Celle-ci remercia sa bienfaitrice, avec la plus vive reconnoissance. Nous la conduisîmes dans son appartement. Elle parut enchantée de s'y voir „Quel contraste, disoit-elle, de ce lieu “de délices, avec mon cachot!“ Sa foiblesse lui imposa le besoin de se mettre au lit. Son enfant étoit une fort jolie petite fille. Les traits étoient charmans, l'on voyoit aisément que, quand elle auroit été mieux nourrie, pendant quelques jours, les fleurs de la beauté naîtroient sur son teint délicat. J'embrassai, avec le plus tendre intérêt, cette chère enfant, doublement intéressante, parce qu'elle étoit malheureuse. Laure respiroi avec délices dans son lit. Elle alaitoit son enfant. Elle nous peignoit sa reconnoissance. Nous soupâmes auprès d'elle, la faisant participer à notre repas. Nous passâmes la plus agréable soirée. Je me retirai à regret, je m'endormis avec le plaisir, enfin, d'avoir fait une bonne action. Suite. Le lendemain, je me levai d'assez bonne heure. Je courus chez Laure, que je trouvai très - éveillée. Les couleurs de la vie commençoient à renaître déjà sur ses belles joues. Celles de son enfant étoient aussi décorées d'un vermillon naissant. J'embrassai, avec tendresse, la mère & la fille, & je songeai à y joindre, sous peu de jours, son petit frère, fils de Levrette. Laure renouvella les expressions de sa reconnoissance, qui se peignoit dans ses yeux dans toute sa personne. Elle me demanda des nouvelles de la chère Aurore, sa rivale. Un profond soupir fut toute ma réponse. Mes yeux se voilèrent de larmes, Laure en répandit un torrent. Levrette-Mille-Fleurs vint nous rejoindre. Nous déjeûnâmes ensemble, nous laissâmes Laure se lever. Elle nous promit, pour l'aprèsmidi, l'histoire de ses tourmens, depuis que son père l'avoit arrachée de mes bras. Je pensai, sur-le-champ, à mon père à ma mère, qui étoient enfermés, auxquels je devois mes premiers soins, malgré leur rigueur à mon égard. J'avois un ami en faveur auprès du Ministre; j'allai, sur-le-champ, le voir, pour le prier de solliciter la liberté de mon père de ma mère, qui étoient enfermés. „Comment, me dit-il, leur liberté! tu “es donc le contraire des autres jeunes-gens? Il n'y en a pas un qui ne sollicitât pour perpétuer leur captivité. “Sens donc que leur détention fait ta “liberté. Et leurs biens, n'en jouis-tu “pas?“ -- „Hélas! non, répondis-je.“ Alors je lui racontai que je sortois de prison, je lui détaillai toutes les aventures douloureuses, dont j'avois gémi, depuis que mon père m'avoit enfermé dans sa cave. „Oh! oh! dit-il, après “cela, tu veux les délivrer! Voilà de “l'héroïsme tout pur. Il y a là de quoi “faire un Roman à la Richardson. Pour “la rareté du fait, je veux délivrer ce “père massacrant. Nous verrons quelle “figure il fera devant toi, quand il “sauva que tu es son sauveur. Fais-moi “passer un Mémoire, je le présenterai “au Ministre; , sous peu, j'espère “que je te ferai rendre le couple vénérable sévère.“ Je remerciai mon ami, je courus sur-le-champ dresser mon Mémoire. Je l'adressai au jeune favori; je retournai dîner avec Laure, Mille-Fleurs mon enfant. Je vis sourire ma chère de Lysange. Il y avoit long-temps que le sourire n'avoit habité sur ses lèvres vermeilles. Nous dînâmes avec un plaisir que je ne puis décrire. Nous fîmes quelques tours de jardin. Laure respiroit, avec plaisir, l'air pur de l'atmosphère, le parfum de la verdure; les couleurs, dont se peignoit la nature, venoient rayonner sur sa figure angélique. Nous nous assîmes sur l'herbe émaillée de fleurs, sur une terrasse, d'où nous appercevions une charmante perspective. Nous vîmes la belle personne regarder long-temps le ciel avec extase, offrir, du fond de son cœur, ses actions de graces à l'Eternel, lui présenter son enfant. Elle étoit immobile muette, plongée dans les délices dans cette ineffable félicité qui est, dans l'autre vie, le partage des êtres célestes. Enfin elle respira plus aisément, nous regarda long-temps avec amour, nous dit: „Mes “amis, que je vous ai d'obligations! Je “viens de goûter une volupté incompréhensible. C'est à vous que je la “dois.“ Nous avions éprouvé, nous-mêmes, un plaisir très-vif, en contemplant sa joie inexprimable. Nous la priâmes de nous raconter enfin son histoire. Elle se jeta dans nos bras. Nous l'embrassâmes, elle commença ainsi son récit. Fin de la seconde Liasse. LE CRIME. Troisième Liasse. César de Perlencour, à Dumoulin. Histoire de Laure. Mon cher ami, dit Laure, tu te souviens du moment affreux où ton père, d'un côté, le mien de l'autre, vinrent s'emparer de nous, nous arracher des bras l'un de l'autre. O séparation cruelle! Je montai dans la voiture de mon rigoureux conducteur. Il s'assit à côté de moi. Nous restâmes en silence. J'étois occupée de mes peines, je pensois aussi aux tiennes. L'œil de mon père, qui ne s'étoit jamais exprimé à mon égard qu'avec amour, me lançoit des regards foudroyans, que je ne pouvois soutenir, qui me faisoient voir, à chaque instant, la tombe ouverte à mes pieds. Nous courûmes jour nuit jusqu'à Paris. J'avois les mains liées cachées par un manchon. Nous arrivâmes. Nous descendîmes dans cette maison paternelle, qui m'étoit jadis si chère. Mon père me conduisit à ma mère. „La voilà, dit-il, Madame; voyez si l'on nous en “a imposé, si notre déshonneur n'est “pas complet.“ Ma mère me parcourut des yeux; je tombai sur mes deux genoux, en criant grace! grace! d'une voix plaintive, qui, sans doute, perça dans le cœur de ma mère. „Ah! malheureuse, s'écria-t-elle, qu'as-tu fait?“ Et elle fondit en larmes, j'en versai moi-même un torrent. “Je restois toujours à genoux, tendant mes bras, demandant grace. „Ah! M. “de Lysange, s'écria ma mère, relevez-la. Voyez l'état où elle est.“ A ces mots, M. de Lysange devint furieux. „Hé! Madame, dit-il, c'est positivement cet état qui la rend infâme, “ qui fait qu'elle doit disparoître du “monde.“ -- „Ah! Monsieur, reprit “ma mère, l'être innocent qui se “forme dans son sein, a-t-il mérité de “périr?“ -- „A-t-il mérité de naître, “s'écria le noble furieux?“ J'étois tombée la face contre terre, j'y demeurois immobile frissonnante. Je voyois que mon père avoit décidé ma mort. Il n'étoit question que de savoir s'il attendroit, pour me la donner, que j'eusse déposé mon vivant fardeau; ou si mon malheureux enfant seroit condamné, avec sa mère, à mourir avant que de naître. “Mon père me fit descendre dans sa cave. Il m'y attacha au mur avec une chaîne de fer: „Malheureuse, me dit-il, pense à l'état de ta conscience. “Demande pardon à ton Dieu. Tâche “de ne te pas perdre dans l'autre vie, “si tu l'es dans celle-ci.“ Il me laissa avec un pain une cruche pleine d'eau. Je restai abîmée dans les réflexions les plus amères; , comme je me suis mêlée toujours un peu de Philosophie, je faisois des réflexions à-peu-près philosophiques. "O! triste préjugé de l'honneur, me disois-je, mon père se croit “déshonoré, parce que j'ai payé le tribut “à la fragilité de mon sexe. O! prétendue noblesse, qui étouffes la nature “dans le cœur d'un père, qui armes “ce père cruel contre celle qui lui doit “la vie. Ah! pourquoi ne suis-je pas “née dans la condition la plus obscure? “J'en aurois été quitte pour quelques “gourmades de la part d'un père plus “pauvre, l'on m'auroit envoyée en “secret accoucher à l'Hôtel-Dieu. O! “malheureux sexe condamné, pour ta “foiblesse, au sort le plus rigoureux! “Il y a des hommes sur la terre, qui, “pour leur ambition, font le malheur “des nations entières, font périr les “hommes par millions, couvrent d'immenses pleines, de sang de cadavres, “remplissent les cachots souterreins “d'infortunés qui ne respirent que “pour maudire leur existence, en font “périr d'autres sur les échafauds dans “les bûchers, répandent la famine “la misère parmi les peuples, font “couler le sang les larmes sur la “surface de la terre. Ils sont honorés; “ une pauvre fille, qui n'a fait que “céder, selon le vœu de la nature, “aux tendres persécutions d'un homme “plus fort qu'elle; qui, obéissant aux “loix de l'auteur suprême, n'a désobéi “qu'à celles des hommes, trop arbitraires, trop rigoureuses; une pauvre “innocente qui a si peu de chose à se “reprocher, se voit unanimement condamnée, se voit enchaînée sous la “terre, prête à mourir de la main de “son propre père.“ Alors je me représentois votre sort, cher César, qui ne devoit pas être plus doux que le mien. Il me sembloit avoir entendu dire que les deux rigoureux pères s'étoient accordés, pour traiter leurs enfans l'un comme l'autre. „Hélas! me disois-je, “c'en est peut-être déjà fait de lui, ou “bien dans ce moment, peut-être, son “père, devenu son bourreau, lui brûle “la cervelle. Ce beau jeune-homme, “la tête cassée, baigné de son sang, “tombe aux pieds de son meurtrier, “palpite rend son ame, qui devoit “animer plus long-temps un si beau “corps.“ “Je n'ai jamais vu de figure plus dure plus atroce que celle du ministre infernal de la barbarie de mon père, qui m'apportoit, chaque jour, du pain de l'eau, ma seule nourriture. Sa vue me faissoit frissonner; mon fruit infortuné tressailloit dans mes entrailles. Le monstre ne me disoit rien, je n'osois l'interroger. “Je ne voyois point reparoître mon père; j'en concluois que ma mère avoit obtenu, de lui, qu'il me laissât respirer jusqu'à ce que je fusse délivrée de mon fardeau, je concevois que la naissance de mon enfant seroit l'arrêt de ma mort. Je desirois ce moment, pour être affranchie de mes tourmens de la vie. Il arriva enfin. J'eus beau pousser des cris, personne ne vint me secourir. Il fallut que la nature fît, toute seule, les frais d'une pénible opération. Enfin je vis qu'elle m'avoit donné un enfant du même sexe que sa mère, de ce sexe douloureux, condamné à l'infortune. Je n'eus pas de langes pour l'envelopper. Je la présentai au ciel: „O mon Dieu! “m'écriai-je, daigne appeler à toi la “mère, protéger l'enfant. Tu nous “restes seul au monde, tu es notre “père, notre mère, notre ami, notre “consolateur notre Dieu. Je vais “paroître devant toi. Je me jette dans “tes bras.“ “Je présentai, à mon enfant, le lait maternel. Je ressentis quelque plaisir à remplir cette fonction de mère. „Hélas! “me disois-je, bientôt j'en vais être “privée; que deviendra mon enfant?“ Je tressaillis doublement, quand j'entendis ma porte s'ouvrir. Mon Geolier barbare considéra ma fille, de son œil infernal. Je tremblois de tous mes membres, j'attendois, en palpitant, ce qu'il alloit dire. Enfin il parla pour la première fois, j'entendis sa voix sépulcrale. „Il faudroit, dit-il, la faire “dévorer par des chiens.„ Ah, le monstre! je tremblai qu'il ne communiquât, à mon père, cette abominable idée. “Je m'attendois à voir bientôt paroître le rigoureux auteur de mes jours, pour terminer enfin mon supplice. Il ne parut point. Je ne savois que penser. Je profitai de ce terme plus long, qu'il accordoit à ma vie, pour alaiter mon enfant. Je le répète, je trouvois des douceurs dans cette occupation maternelle. C'étoient les seules que je connusse. Mon enfant n'étoit guères qu'une machine. Elle ne pouvoit me parler; mais je lui parlois. Elle ne m'entendoit pas; mais elle me sourioit. Je n'étois plus seule. “Je desirois cependant savoir pourquoi l'on me laissoit la vie. Il n'y avoit pas moyen de rien apprendre de mon gardien monstrueux; mais heureusement, il tomba malade. Un plus doux vint le remplacer. Je le questionnai, il vouloit éluder mes questions; mais il n'avoit pas la force de me laisser tout-à-fait sans réponse; je conclus, de ce qui lui échappa, que votre père ne vous avoit pas donné la mort; que le mien, pour se conformer à lui, me laissoit vivre jusqu'à nouvel ordre. “J'eus du plaisir sans doute à pouvoir me flatter que vous viviez; mais vous viviez, malheureux comme moi; il n'y avoit pas là de quoi me consoler de mes peines. Enfin la Philosophie mon enfant m'adoucirent une vie, qui, au premier coup-d'œil, peut sembler effroyable. Je soupirois toujours après vous, mon bon ami; vous êtes venu, vous m'avez sauvée; c'est à vous que je dois le bonheur la liberté; ils m'en sont doublement précieux.“ César de Perlencour, à Dumoulin. J'embrassai de nouveau, ma chère Laure mon enfant. Je demandai pardon, à la tendre mère, des chagrins que je lui avois causés; elle me demanda pardon de ceux qu'elle m'avoit occasionnés. Hélas! elle n'avoit rien à se i reprocher à mon égard. J'étois seul coupable vis-à-vis d'elle. Nous voulions savoir comment on avoit pris, chez le Comte de Lysange, la disparution de Mademoiselle Laure. Je ne savois comment faire. Je n'osois retourner à la campagne, où le Concierge m'auroit reconnu pour le ravisseur. S'il avoit pu me montrer à son maître ou à quelqu'un qui m'eût connu, il auroit crié: „Voilà le traître que vous “cherchez.“ J'envoyai un de mes amis chez M. de Lysange. Ce rigoureux gentilhomme dit: „Je sais que le petit “César est à Paris, qu'il a déjà fait “un nouvel enlèvement. Je me flatte “d'obtenir bientôt une lettre de cachet, “pour le faire enfermer.“ Je reconnus bien là mon noble persécuteur. Je sentis qu'il falloit me tenir sur mes gardes, autant pour moi, que pour ma chère Laure. Je retournai, quelques jours après, chez l'ami qui s'étoit chargé d'obtenir la liberté de mon père de ma mère. Il accourut à moi m'embrassa. „Mon “ami, me dit-il, nous avons l'ordre, “pour faire sortir vos bonnes gens de “leur niche. Je l'ai remis à quelqu'un “qui s'intéresse à vous, qui doit vous “le faire passer. D'ailleurs, on a écrit “au Gouverneur du château, de vous “rendre votre père votre mère, à “votre première requisition. Volez à la “prison royale; les portes s'ouvriront “devant vous, les fers tomberont “des mains des deux victimes.“ Je courus sur-le-champ au château redoutable, qui renfermoit les auteurs de mes jours. Je les demandai. Ils sortoient dans le moment, conduits par le Chevalier Marqué. „Ah! le malheureux, “m'écriai-je transporté de fureur! Il va “recueillir le fruit de mes peines, “persuader à mes parens que c'est lui “qui les a délivrés.“ Je me précipitai dans leurs bras. Je leur témoignai la joie que j'avois de les revoir. „Remerciez donc M. le Chevalier, dit mon, “père; c'est à lui que vous devez ce “bonheur.“ -- „Quoi! m'écriai-je, ce “coquin voudroit vous en imposer à ce “point! Mon père, croyez...“ -- „Oui, “Monsieur, croyez, dit le malheureux “Chevalier, croyez que Monsieur votre “fils a fait tout ce qui étoit en son “pouvoir pour hâter votre délivrance. “L'ami, qui a obtenu l'ordre propice “pour votre liberté, qui me l'a remis, “m'a appris tous les efforts qu'à faits “Monsieur votre fils; je ne doute “pas que ces efforts, joints à ceux que “que j'ai eu le bonheur de tenter de “mon côté, n'aient contribué à faire “pencher la balance en ma faveur.“ -- „Mon père, m'écriai-je, je viens “de voir l'ami qui a obtenu, pour “moi, l'ordre de votre délivrance; il “m'a dit qu'il l'avoit remis à un de “mes amis, pour me le faire passer, “afin que j'en fisse usage pour venir “vous délivrer; mais il ne m'a point “dit que ce prétendu ami eût fait, “de son côté, aucunes sollicitations; “ je suis sûr qu'il étoit bien éloigné “d'en faire pour votre délivrance, puisque c'étoit lui qui avoit obtenu l'ordre “de vous arrêter.“ -- „Ah! mon Dieu! “s'est écrié le misérable, comme effrayé “de la calomnie!“ -- „Indigne garnement! m'a dit mon père furieux, “tu veux donc toujours me faire rougir “par tes indignités! Quoi! devant moi-même, tu oses te montrer ingrat envers un homme qui te rend ton père “ ta mère! Malheureux! tombe à ses “genoux, remercie-le du bien qu'il “nous fait à tous.“ -- „Que dites-vous, mon père, m'écriai-je? moi “tomber aux genoux de ce polisson! Je “vais faire mieux que cela. Je vais lui “faire avouer, à coups de canne, toute “son infamie.“ A ces mots, mon père effréné leva la sienne sur moi. Je fus obligé de sauter quelques pas en arrière, pour éviter l'outrage qu'il vouloit me faire. Je m'en vengeai sur le roué, à qui j'appliquai rapidement, sur les épaules, un abrégé du châtiment qu'il méritoit. Mon père me poursuivit. Je fus obligé de m'enfuir. „Ah, misérable! me cria-t-il, ne reparoîs pas devant moi; je te déshérite.“ „Me voilà bien payé de ma bonne “action, me disois-je; ah, malheureux! “la vertu ne me va point. Le scélérat “va recueillir le fruit des peines que je “me suis données. Peut-être lui fera ton passer la succession qu'on m'enlève. Je suis bien malheureux.“ Je me retirai auprès de Laure. Je lui appris le nouveau malheur dont je gémissois; elle pleura beaucoup avec moi. Levrette vint. Je lui racontai ma douloureuse histoire. „Il y a ici du mal-entendu, me ii “dit-elle, il n'est question que de “s'expliquer; on a levé de plus grandes “difficultés.“ Elle voulut, dès le lendemain, aller faire entendre raison à mon père. Elle apprit qu'il étoit parti pour Lyon, avec son épouse. Ce qu'il y avoit de plus dépitant, pour moi, c'est que l'indigne Chevalier Marqué étoit parti avec eux. Furieux, je volai chez Frédégonde. Je la trouvai superbement parée. Elle donnoit, ce jour-là, chez elle, une fête magnifique. Elle attendoit son monde. Je te le confesse tout bas. Je la rouai de coups, je lui cassai ma canne sur les épaules. J'en rougis. Namque etsi nullum memorabile nomen Fœmine in pœn est, nec habet victoria laudem. A punir une femme on compromet sa gloire, Et le vainqueur confus rougit de sa victoire. Tu sens les hurlemens que poussoit cette Furie. Ses gens parurent enfin; mais ils me laissèrent malignement le temps de la rosser tout à mon aise. Soudain la compagnie arriva. L'auguste Frédégonde fut obligée d'avaler, pour ainsi dire, sa rage. Le sourire se peignit subitement sur ce visage forcené; toute meurtrie de coups, elle dansa , fit les honneurs de la fête. Plusieurs personnes de la compagnie, qui me connoissoient, surprises de me voir partir, me retinrent. „Laissez-le partir, “disoit la rouée, il est pressé.“ Je restai, pendant quelque temps, pour jouir de sa rage concentrée. Je dansai même avec elle. Cette danse étoit moins pénible que celle dont je l'avois régalée précédemment; mais je voyois qu'elle se rongeoit le sang, je daignai enfin la quitter. J'aurois voulu pouvoir voler à Lyon; mais il falloit arranger le sort de Laure. J'allai chercher mon fils, chez Fatime. Elle eut bien de la peine à me le rendre. Elle étoit parfaitement réconciliée avec son amant, qui étoit sur le point de l'épouser. Il ne l'avoit abandonnée cidevant, que par un mal-entendu. J'embrassai cette belle personne, qui m'avoua qu'elle croyoit sentir des commencemens de grossesse, dont j'étois la cause, qu'elle avoit le plus grand intérêt de cacher à son Prétendu. J'enlevai mon petit garçon, je le portai à Laure, qui le reçut, le traita comme elle traitoit sa fille, en véritable mère. Les deux petits êtres se caressèrent, ils sembloient se reconnoître mutuellement pour frère sœur. Je louai une petite maison écartée, à quelque distance de Paris, pour y placer ma chère Laure: je la fis meubler accommoder selon mon goût mon but; ce qui me consuma du temps. Je me délassois, le soir, de mes fatigues, avec de jeunes Seigneurs, qui me faisoient l'honneur de m'admettre dans leurs parties. J'y gagnai trois vices, ou au moins deux, qui étoient le partage de tous ces nobles roués. J'avois déjà la passion des femmes; mais non des prostituées, je n'avois jamais donné, qu'à mon corps défendant, dans le vin le jeu. Tu sens que ces viles passions me sont étrangères; c'est sur-tout un supplice pour moi, de boire au-delà de mes besoins; mais la compagnie m'entraîna souvent; , l'esprit égaré par les vins les liqueurs, nous insultâmes quelquefois d'honnêtes-gens, nous agîmes comme de très-mauvais sujets. Ces Messieurs enfin me firent commettre, avec eux, des excès des trois genres, bientôt j'en ressentis les effets. Je me trouvai rongé de dettes, d'une acreté dans le sang, du mal impur que je n'ose nommer. Je ne faisois que soupçonner que je fusse infecté de cett horrible lèpre. J'eus lieu de craindre de l'avoir communiquée à ma chère Laure; car, malgré la volonté intime qu'elle avoit d'être sage, j'avois prévalu sur sa vertu; j'avois l'indignité de travailler à la rendre aussi méprisable que moi. Je commençois à rougir de moi-même. Je sentois, avec horreur, que je tombois dans l'infâme crapule. „Ah! m'écriai-je, rompons ces “indignes liens; quittons ces Grands “immondes; allons jouir, à la campagne, “avec la vertueuse Laure, des plaisirs “de l'innocence, de la paternité, “d'une société douce, avec une honnête femme.“ Ma maison étoit arrangée. Je partis avec mes enfans ma bien-aimée, je respirai quelques jours, auprès de ma Laure, le charme de la vertu; mais je voyois sa santé s'altérer; j'en soupçonnois la cause, n'osois lui avouer mon indignité. Je sentois, de de mon côté, mon tempérament se dégrader, sans doute, par le poison qui me ruinoit sourdement. Je ne pouvois laisser dépérir mon amante, mon enfant, qui ne suçoit qu'un lait corrompu. Je devois partir pour Lyon, afin de voir si je ne pourrois pas ramener mon père ma mère à la raison à la nature, les détromper sur le compte de l'indigne Marqué. Je chargeai un habile Chirurgien de profiter de mon abscence pour soigner ma douce amie, en lui avouant, s'il le falloit, la maladie cruelle dont elle me devoit la contagion. Je partis baigné de ses larmes, j'arrivai à Lyon en assez mauvaise santé. Tu n'y étois point encore, mon ami; j'ai le malheur de ne pouvoir jamais t'y rencontrer. Tu m'y aurois peut-être épargné bien des fautes des sottises. J'appris, en arrivant, que mon père étoit absent; qu'on ne savoit pas trop, même, ce qu'il étoit devenu. Je me flattai, sur-le-champ, que je gagnerois à son absence; que ma mère seroit moins inexorable, que son cœur me seroit moins fermé. Dans cet espoir, je me présentai à la porte de la maison paternelle. Tout le monde s'enfuit à mon aspect. On me cria, par une fenêtre, que ma mère me défendoit de mettre le pied chez elle, me menaçant de me faire enfermer, si j'osois entrer. Je fus indigné d'un outrage si révoltant. Je résolus de m'en venger sur l'indigne Marqué. Je ne tardai pas à le rencontrer. Il pâlit d'abord; mais il prit enfin son parti, de venir à moi les bras ouverts, pour me séduire par ses perfides caresses. Je le traitai encore plus rigoureusement que Frédégonde, avec encore plus de cœur; car enfin, je n'avois plus à me reprocher de frapper une femme. Il étoit accoutumé à ces corrections. Il s'en vengea en se plaignant à ma mère, en la rendant plus inexorable à mon égard. Je le sentois; la rage fermentoit croissoit continuellement dans mon cœur..... Elle est au comble. Je ne puis rester dans cet affreux état. Il faut absolument que je voie ma mère; que je me justifie à ses yeux; que je fasse chasser ce vil Marqué, cette ame infernale acharnée sur mes pas, pour m'entraîner dans l'abîme. J'y réussirai sûrement. Mon Dieu! je tremble, je frissonne. Quel malheur affreux se fait pressentir va fondre sur moi? Ah! mon cher ami, accours, viens à mon secours, sauve ton ami. Je suis effrayé de mon état, je frémis de moi-même. César de Perlencour, à Dumoulin. Lyon. Ah! fuis moi, pour jamais. Je suis un monstre! J'ai commis un crime, un sacrilège.... Non je ne l'ai point commis. Toutes les puissances de l'enfer se sont réunies contre moi, ont poussé mon bras. Mon cœur fut innocent; mais je n'en suis pas moins le plus effroyable des hommes. Comment t'écrire ce récit abominable, sur la terre que je sens trembler, au milieu des foudres que j'entends gronder sur ma tête, que je vois tomber autour de moi? J'étois allé voir ma mère.... Ah, malheureux! osai-je prononcer ce nom? J'étois allé la voir dans les intentions les plus pacifiques, les plus légitimes. J'avois été obligé de forcer le passage, il est vrai, parce qu'on me refusoit indignement l'entrée de la maison paternelle. Cette violence avoit déjà mis en fureur la Dame ulcérée de longue main contre moi, par les soins odieux de l'abominable Marqué. Je l'ai trouvée dans une colère, dont j'ai gémi. J'a pris le ton le plus doux, le plus soumi qu'il m'a été possible. Je me suis je même à genoux. „Ma mère, écoute “moi, lui ai-je dit, de grace, au nou “du ciel!“ -- „Il vous sied bien, “Monsieur, de parler au nom du ciel, “que vous offensez continuellement, “qui devroit vous foudroyer!“ -- „ “mère, je ne suis pas un sacrilège. “faut qu'un scélérat vous ait bien indignement abusée sur mon compte. -- „Je vous défends, malheureux, de “me dire un mot contre un homme “que vous devez respecter, que je respecte moi-même, dont votre pè “pense comme moi.“ -- „Mais, Madame, je puis vous prouver que c'en “le plus lâche des hommes, le plus “vil des scélérats.“ La Dame s'en flammoit, les yeux lui sortoient de tête. Un malheureux chien, un mau chien, un diable incarné qui avoit pri la figure de cette méchante bête, e joignoit à cette scène terrible, aboyoit contre moi, me mordoit. Je l'écartois le plus doucement qu'il m'étoit possible; mais je le faisois trop durement, aur yeux yeux de la Dame idolâtre de cette bête, envenimée contre son fils. „Ma mère, “continuai-je, je vous apporte des “lettres de la propre main de ce coquin, “qui vous prouveront combien il vous “trahit indignement.“ -- „Veux-tu “t'enfuir, malheureux, me laisser “tranquille? Si tu ne sors je te donne “ma malédiction.“ Abominable obstination! effet de l'horrible séduction du plus damnable des coquins! L'indigne épagneul continuoit de m'impatienter, de me mordre. J'étois obligé de le frapper légèrement, pour l'écarter. Sa maîtresse alloit toujours au-devant des coups. „Malheureux! s'écrioit-elle, tu oses “battre mon chien devant moi; tu n'as “pas encore le front de me frapper moi-même; mais tu y viendras. J'ai enfanté mon bourreau.“ Effroyable prophétie! J'ai cru entendre gronder la foudre. C'étoit sans doute quelque voiture; mais j'étois troublé, hors de moi. „Misérable! crioit la Dame, d'une voix “éteinte par la fureur, fuis, je vais “appeler du secours.“ -- „Mais, Madame, de grace écoutez; je ne vous “quitte pas, que je ne vous aie détrompée sur le compte de ce scélérat.“ -- „Ce scélérat vaut mieux que toi, “fils indigne. Je te le substitue; je te “déshérite; je lui fais passer tout mon “bien.“ Le chien me mordoit toujours plus horriblement. Je le frappois plus fortement. La Dame recevoit souvent les coups, crioit toujours plus fort. „Malheureux! veux - tu m'assassiner?“ -- „Madame, il faut absolument que “vous m'écoutiez.“ On vient à ses cris, je cours à la porte, je la ferme au verrou. „Ah! bon Dieu, s'écrie la “Dame! c'est fait de moi!“ -- „Madame, il faut absolument m'écouter, “ou je ne réponds pas de moi.“ Je crus voir une torche infernale me battre sur les yeux. Je dus prononcer ces mots du ton le plus déterminé. „Ah! misérable “assassin, s'écrie la Dame, enfant dénaturé! fuis, ne reparois jamais devant “moi. Au meurtre, à l'assassin!“ On travaille à enfoncer la porte. Le chien aboie toujours plus fort, me mord cruellement. Alors, furieux, effréné, je veux me venger sur la maudite bête, l'écraser à mes pieds; je me saisis d'an chenet, j'en frappe un coup mortel. O coup affreux! ô malheur effroyable! ô crime abominable! La Dame..... m mère.... se met au-devant du coup, le reçoit, tombe dans son sang.... Je crois voir mille foudres tomber sur moi. Malédiction, un million de malédictions sur ma tête criminelle! O main parricide, sois à jamais desséchée! O maison paternelle, fonds en ruines sur ma tête, écrase-moi, embrâse-toi pour devenir mon bûcher!.... On enfonce la porte. On entre; on voit, quel spectacle! ma mère à mes pieds, dans son sang; son fils armé du détestable instrument; l'abominable chien écrasé sous mes pieds. Ma mère.... elle a la force de dire, „il n'est “pas coupable.“ Personne n'en croit tien; on l'a entendue crier à l'assassin. Il est pourtant vrai, tu le sais ô mon Dieu! que je n'ai jamais eu l'effroyable intention d'assassiner ma mère. En ce moment paroît le détestable Marqué. Je cours pour me précipiter sur lui; il s'enfuit à toutes jambes. Je le poursuis le pousse sur un balcon, il tombe dans le jardin, je m'élance tombe sur lui, ce qui me sauve un coup peut-être mortel. Je n'en suis pas moins étourdi de ma chûte. Ma défaillance donne, à cinq ou six hommes, la force de s'emparer de moi. Ils m'enlèvent, me portent sur un lit, dans une chambre, m enferment. J'y reste long-temps anéanti dans l'état le plus affreux, dévoté par une fièvre brûlante. Je voulois me précipiter par la fenêtre; mais elle est grillée. Enfin, ne sachant que faire, un peu ranimé, ne pouvant rester sur mon lit, sentant mon sang brûlé qui pétille s'allume; je me lève, je t'écris... Je fais un bruit infernal, pour qu'on m'ouvre.... Ah, mon ami!.... Ah, mon Dieu! tu mas réprouvé dans ta fureur.... Pardonne, ô mon Dieu! .... Je me sens défaillir de nouveau.... Si c'étoit la mort!.... Adieu, mon ami.... Lettre du Valet-de-Chambre de César, à Monsieur Dumoulin. Lyon. Monsieur, Je vous envoie un exprès à la campagne, où l'on dit que vous êtes. Pour Dieu! venez sur-le-champ, si vous vou; lez sauver votre malheureux ami. Il est bien malheureux. Il a tué..... Il ne le vouloit pas. Il ne vouloit que tuer un chien furieux. Le coup a tombé sur sa mère. Elle est à l'article de la mort. Elle a reçu tous ses Sacrémens. Elle nous a recommandé le plus grand secret. Elle justifie son fils. On attend le moment où elle va passer. Pour lui, il est furieux. Il veut se tuer. Nous l'avons enfermé dans une chambre. Il est un peu plus calme dans ce moment. Je crois qu'il est tombé de nouveau en défaillance. Il faut l'enlever, le soustraire à la Justice; car enfin, si on l'arrêtoit, comme meurtrier de sa mère, jugez quel supplice. Il ne le mérite pas, il n'a pas voulu l'immoler; elle lui rend cette justice. Ah, mon pauvre maître! il est bien malheureux.... Dumoulin, à Sénac Toussaint ses amis. Chamberri. Il est en sûreté, mes amis. Ah, quelle horrible aventure! vous avez dû en entendre parler, quoiqu'on cherche à étouffer cette malheureuse affaire. Pour moi, dè que j'ai reçu la lettre d'avis, que m'a fait tenir son Valet-de-Chambre, par un exprès, je suis accouru chez lui. J'ai été introduit dans sa chambre. Je l'ai trouvé dans l'état le plus affreux, les cheveux hérissés, les yeux ensanglantés, rougissant, pâlissant tour-à-tour, palpitant, frissonnant, renversé sur le carreau, se débattant; on eût dit d'un malheureux, dans un accès d'épilepsie. Je l'ai appelé d'abord doucement, ensuite plus fortement. „Courage, mon “ami, lui ai-je dit! il faut partir à “l'instant, viens avec moi. „Il a reconnu ma voix, il s'est levé, s'est précipité dans mes bras; il y a resté longtemps, sans pouvoir prononcer un mot; il me serroit fortement, jusqu'à m'en faire perdre la respiration. „Partons, lui “ai-je répété, mon ami, partons.“ „Et ma mère a-t-il dit, d'une voix sépulchrale?... Ah! malheur à moi, malheur!“ Il est retombé dans une espèce de défaillance. Je lui ai fait respirer de l'eau-de-Cologne. „Partons, lui disois-je, toujours.“ -- „Je veux voir ma mère, “s'écrioit-il fortement, m'immoler à “ses pieds.“ On le voyoit déterminé. On a couru chez la mère, qui respiroit encore. On lui a demandé si elle vouloit voir son fils, pour lui pardonner. On est venu, de sa part, le prier de passer chez elle. Nous le tenions par-dessous les bras, pour le soutenir, pour lui retenir les mains, en cas qu'il voulût attenter à sa propre vie. Nous sommes entrés chez la mère agonisante. Son fils a tressailli en y mettant les pieds; il s'est rejeté en arrière, en appercevant sa mère dans le plus déplorable état; ensuite, nous l'avons laisse tomber à genoux au pied du lit mortuaire. „Ma “mère, a-t-il dit, je viens vous apporter “mon sang. Je suis un monstre; mais “vous m'avez donné la vie; ne ne condamnez pas à la mort éternelle. Révoquez votre malédiction.“ -- „Mon “fils, lui a-t-elle dit, avec la plus grande “peine, je suis plus coupable que vous. “Je me vois punie par l'idole que je “me suis faite. Dieu est juste; tu n'es “que l'instrument de sa justice. Je t'ai “corrompu, par mes indignes complaisances. J'ai été cruelle à ma fille, pour “qui, grand Dieu? Ah! que je suis “coupable! Tu ne l'es point de ma “mort. Tu n'as jamais eu l'odieuse pensée “d'attenter aux jours de ta mère. Mon “fils, je te pardonne; je te demande moi-même pardon. Je suis plus criminelle envers toi, que tu ne l'es à mon “égard. Je révoque ma malédiction. “Pars tranquille. Je connois ton innocence.“ Le fils s'épuisoit justement en actions de graces, en protestations, en supplications. Nous l'avons enlevé, nous l'avons empaqueté dans la voiture, où je suis monté à côté de lui. „Mon cher “ami, m'a-t-il dit d'abord, que je t'ai “causé de peines, que je t'ai d'obligations!“ Je lui ai répondu de la manière que j'ai jugé la plus consolante. Il a long-temps resté muet. Quelquefois il éclatoit, il tenoit des propos sans suite, qui marquoient le désordre de son esprit de son cœur. Il est devenu plus calme. Il m'a parlé des chères personnes qui l'intéressoient à Paris. Il me les a recommandées. Il m'a recommandé sur-tout sa mère. „Elle en peut revenir, m'a-t-il “dit, mon ami, tu le vois. Elle a déjà “reçu un coup pareil pour moi, pour “me sauver la vie. Et j'ai eu la barbarie..... Ah! prends soin d'elle, mon “ami, au nom de notre amitié sacrée. “Mande-moi de ses nouvelles; je ne “puis respirer, si elle ne vit pas.“ Je lui ai promis tout ce qu'il a voulu. Nous avions pris le chemin de la Savoie. Nous sommes arrivés au Pont de Beauvoisin, nous avons passé la Grotte, nous sommes arrivés à Chamberri. En arrivant, il a fallu le mettre au lit. Il éprouvoit le tremblement d'une fièvre continue violente. Il a le transport; à tout moment il veut se jeter par la fenêtre. Il pousse des cris. Il dit qu'il est le meurtrier de sa mère. Il se croit condamné à la roue, au bûcher, pour ce crime énorme. Il souffre des tourmens inouis. Ces tourmens mêmes sont une preuve de la beauté de son ame. Car, enfin, il n'est que malheureux, il n'est pas coupable. Il n'en vouloit qu'à un petit chien. La déplorable mère s'est jetée au-devant du coup. O! mes amis, que le crime rend malheureux ceux qui l'osent commettre! Que cet infortuné mérite d'être plaint! que nous sommes heureux de ne nous être pas trouvés dans d'aussi douloureuses circonstances que lui! Pourquoi est-il né plus riche que nous? Pourquoi n'est-il pas resté, comme nous, tranquille dans sa Patrie? Ah! c'est l'ambition de ses parens qui l'a perdu, sur-tout l'idolatrie de sa mère; car il n'étoit pas né avec un mauvais caractère, c'est pour cela que je continue de m'intéresser à lui. Le crime lui étoit vraiment étranger. En souffriroit-il tant, s'il lui étoit naturel? Mes bons amis, je ne puis quitter cet infortuné, tant que je le vois dans le transport. Parlez à tous mes cliens, faite qu'ils s'arment de patience, jusqu'à mon retour. Promettez-leur qu'il sera prochain. Il doit l'être. Mandez-moi des nouvelles de la mère, que j'ai laissée dans un état si désespéré. César de Perlencour, à Dumoulin. Des Montagnes. AMI généreux, nouveau Pilade, tu as sauvé le déplorable Oreste, Oreste meurtrier de sa mère, poursuivi par les Furies; mais, ô! mon cher Dumoulin, m'as-tu rendu un vrai service? Est-ce un avantage, pour moi, de n'être pas délivré de cette insupportable vie, de me voir exposé à de nouveaux malheurs, , ce qui est encore pire, à de nouveaux crimes? Quoi qu'il en soit, je sens, dans toute son étendue, le prix des peines que tu as prises pour moi. Je ne me sens pas plus mal depuis que tu m'as quitté. Je suis revenu, presqu'entièrement, du transport de la frénésie où tu m'as vu plongé. Je redeviens un homme, ne suis plus une bête féroce. Je sens ma raison renaître; mais elle m'offre un douloureux miroir. Ce n'est plus l'horrible Gorgone dont la vue me tourmente, c'est la vérité nue, combien son aspect est douloureux pour moi! Je fuis les hommes, j'erre dans les Montagnes. J'y retrouve une ombre de calme de paix. J'aime à voir les torrens tomber dans les abîmes. Je respire la vapeur rafraîchissante de l'eau, pour ainsi dire, pulvérisée. Sur le sommet de ces Montagnes, je vois un ciel pur, qui ne semble plus s'armer de foudres d'orages. Ah! tous les pauvres Bergers que je rencontre sont innocens. Il n'y a que moi, homme infernal, qui connoîs le crime, qui porte le remords dans mon cœur. J'ai monté sur le mont S. Gothard, le mont Blanc, le mont Jura, le mont S. Bernard. Que la nature est belle dans tous ces lieux écartés! quels objets! quels spectacles dignes d'un Philosophe! mais un criminel, comme moi, peut-il être observateur, sentir le charme de la nature, dans ces belles situations? Je vois, de tous côtés, dans ces rochers, ma mère ensanglantée, ma sœur tourmentée d'un poison mortel; ma chère Aurore suspendue au bois patibulaire, ou s'éveillant sous le fer des Chirurgiens, poussant un cri, rappelée à la vie, pour retomber dans les bras de la mort; ma déplorable Laure périssant lentement des suites d'une contagion dont je l'ai infectée. Je vois tous les enfans que j'ai engendrés dans le crime, me reprochant la malheureuse existence que je leur ai communiquée. Je vois enfin tous les malheureux que j'ai faits, se plaignant au ciel, autour de moi, des infortunes que je leur ai causées. Je suis à présent sur les Glacièrs, au milieu de ces glaces éternelles, éclairées comme des cristaux, faisant rejaillir la lumière peinte de mille couleurs. Je ne sens point le froid horriblement piquant, qui règne dans ces déserts aériens. Ce n'est pour moi qu'une fraîcheur salutaire qui me soulage me ranime. J'ai resté souvent immobile à l'aspect du ciel, pendant le jour la nuit. La rosée la neige se sont amassées sur ma tête, comme sur les rochers. Ecris-moi à Chamberri, mon cher ami. J'y vais retourner pour y chercher tes lettres. Tu sens combien je dois être impatient de les recevoir. Sur-tout qu'elles contiennent des nouvelles de ma mère. Ah! puissent-elles être satisfaisantes! Puissent-elles m'offrir une lueur de consolation! Dumoulin, à César de Perlencour. Lyon. C'est de ta mère qu'il faut que je te parle, mon cher ami, je ne puis t'en rien dire de positif. On a si bien étouffé cette malheureuse affaire, qu'elle n'a point percé dans le Public. On dit seulement que Madame de Perlencour a disparu, comme son mari. On ne sait ce qu'elle est devenue; on ne dit point qu'elle soit morte. On n'a point vu son convoi. Il a pu être fait la nuit. Je me suis transporte à sa Paroisse. Elle n'est point sur les registres mortuaires; mais on soupçonne qu'elle étoit en secret Protestante, qu'elle a pu être enterrée dans le Cimetière des Religionnaires. Je n'ai pu encore vérifier ce fait intéressant, tant j'ai eu d'occupations! Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'elle n'est plus chez elle; car j'ai visité la maison, depuis le grenier jusqu'à la cave. Ce bel Hôtel est à louer pour le présent, l'on y travaille. Comment aura-t-on pu soustraire cette personne agonisante, l'enlever, sans qu'elle ait péri dans le transport? Pourquoi la faire disparoître? Il est vrai que le mystère étoit nécessaire; qu'il ne falloit pas s'exposer à voir porter la lumière, sur cette déplorable affaire. Je ne sais pas comment il pourroit se faire que ta mère vécût; cependant, tant que tu n'es pas sûr de sa mort, tu peux te flatter qu'elle respire, que tu n'es pas son meurtrier. Le Chevalier Marqué n'a point encore re ndu son ame infernale; mais il est bien malade. Il a eu plusieurs membres cassés. C'est un avant-goût du supplice qu'il mérite. Rien ne va mieux a un roué, que l'état où est ce misérable. Il a fait écrire à Frédégonde, pour lui demander des secours. Il a fait même parler à cette Furie. Elle a répondu, à la personne, qui arrive de Paris: „Qu'est-ce qu'un certain “Chevalier Marqué? Est-ce que je connois des horreurs comme cela, moi?“ Tu vois comme les coquins s'entr'estiment. Je suis accablé d'occupations, qui m'échauffent horriblement. Je ne me sens pas bien, mon cher ami. Je crains de couver quelque maladie grave. Notre ami Toussaint est aussi bien malade, notre ami Sénac est allé soigner bien des malades à S. Etienne, où il y a une épidémie; de sorte que je me trouve seul, dans un moment où j'aurois besoin de secours. Je tâcherai toujours de t'écrire, ou au moins de te faire savoir de mes nouvelles. César de Perlencour, à Dumoulin. Turin. j'Ai lié connoissance avec des Anglois, sur ces Montagnes, où j'aimois tant à m'égarer. Ils m'ont entraîné, presque malgré moi, à Turin. Ils m'ont présenté à la Cour, quand je desirois de me cacher à l'Univers à moi-même. On donne ici de fort belles fêtes. Que les plaisirs à présent sont amers affreux pour moi! On m'a offert du service à cette Cour. Ainsi j'obtiens, chez l'Etranger, ce que m'a refusé ma Patrie. Je suis indigne, pour le présent, de toute fonction, de tout ministère honorable. Je suis horriblement inquiet sur le compte de ma chère Laure, dont la santé doit décliner, si le Chirurgien, que j'ai chargé de la soigner, ne remplit pas la parole qu'il m'a donnée à cet égard. Je crains que l'infortunée ne manque d'argent, que cet inconvénient ne la prive des secours de l'Esculape, de ceux de tout le monde. Pour moi, je me suis remis entre les mains d'un très-habile homme, qui me répond d'épurer mon sang, de me rendre une parfaite santé, dans le terme d'un mois. C'est ainsi que je tire parti de mon séjour à la Cour; c'est-là ce qui m'attache encore pour trois semaines dans ce pays-ci. Je suis aussi très-inquiet sur ton compte. Je viens de recevoir ta dernière lettre, qui m'apprend que tu couves une maladie... Ah! mon cher ami, en serois-tu réellement attaqué? Aurois-je eu le malheur d'y contribuer par les fatigues que je t'ai causées! Quoi! le monstre vivroit, l'homme bienfaisant succomberoit...... Et mon ami Toussaint, je suis aussi inquiet sur ton compte; mais ma mère, qu'est-elle devenue? Ciel! vivroit-elle? Aurois je le bonheur de n'être pas l'assassin de ma mère? Ah! cherche-la, mon bon ami, donne-moi de ses nouvelles. Mais, puisque l'on n'a fait aucune poursuite, touchant mon abominable attentat, qu'est-ce donc qui peut m'empêcher de retourner en France? Pourquoi ne pas voler sur-le-champ, auprès de toi, d'abord pour te rendre les soins que tu m'as prodigués, ensuite pour chercher ma mère? Pourquoi ne pas, de-là, voler à Paris, pour rendre, à Laure, la santé, la subsistance la vie? Et la pauvre Aurore, dont le sort est encore incertain à mes yeux, crois-tu qu'elle soit effacée de mon cœur? Ah! je la vois sans cesse: vue adorable, qui devroit faire mes délices, qui fait mon tourment! Ce vil Marqué souffre donc, comme il le mérite. Le scélérat! il en a fait souffrir bien d'autres. Le monstre! il est la cause de tous mes malheurs. Sans lui j'eusse été vertueux, j'eusse été heureux. Le même, au même. Turin. Mon bon ami, fort inquiet de ne point recevoir de tes nouvelles, je vais me mettre en route pour en chercher. Je ne puis supporter le poids des soucis rongeurs qui me dévorent. J'ai, d'ailleurs, de nouveaux motifs de quitter ce pays-ci; je m'y endetterois. Je me suis trouvé faufilé dans le Grand-Monde. J'ai été obligé de jouer. J'ai perdu considérablement. Ces maisons honnêtes ne valent peut être guères mieux, à cet égard, que les tripots. On vous fait payer bien cher quelques soupers qu'on vous donne. On vous gagne votre argent. Les femmes sur-tout trichent effrontément, sans qu'on ait le droit de se plaindre. D'ailleurs, elles ne se contentent pas de convoiter de vuider ma bourse, elles ont des prétentions à mon cœur. Je me vois menacé d'un tas de bonnes fortunes, qui m'effarouchent, qui finiroient peut-être par quelque coup de couteau. On m'assure que j'ai fait des conquêtes; elles n'ont pas ranimé la sérénité de mon ame. J'ai gémi en secret au milieu des fêtes, des plaisirs, des jolies femmes. César de Perlencour, à Dumoulin. Avant appris que tu te portois mieux, mon cher ami, me sentant plus tranquille sur ton compte, l'envie m'a pris de voir la Grande Chartreuse, en revenant en France, d'y faire quelques jours de retraite, pour purifier mon cœur dans ce saint azile, pour y calmer entièrement lés affreux orages dont je me suis vu le jouer. J'ai donc passé par ce vénérable Monastère. J'y ai senti quelqu'ombre de paix renaître dans mon cœur. Le Prieur a daigné m'accueillir avec bonté. Il connoît ma famille s'intéresse à moi particulièrement. Je lui ai raconté une partie de mes malheurs de mes crimes. Il a pleuré sur moi; m'a fait donner une Cellule entière, semblable à celle de ses Religieux, pour que j'y passe, dans la retraite, tout le temps dont j'aurai besoin, pour rétablir le calme dans mon ame. J'ai donc une maison toute entière, où je me plais assez. Le petit jardin, surtout, que je cultive avec soin, me fait passer des momens agréables. Je vois les Pères Chartreux, je m'entretiens avec eux, les jours de leur recréation. Je m'édifie dans cette sainte compagnie. J'ai loué, outre cela, un logement bourgeois, hors du Couvent, où je vais me dissiper quand j'en ai besoin. J'y vois un jeune-homme, de la figure la plus douce la plus agréable, qui m'inspire une tendre amitié, qui semble en concevoir une pareille pour moi. Je me plais singulièrement dans sa compagnie. Il a voulu, je crois, entrer chez les Chartreux; mais on a jugé que cet Ordre étoit trop austère trop pénible pour lui. Sa santé, en effet, s'altère de jour en jour. Il paroît s'enfler, l'on craint une hydropisie. Cet aimable enfant voudroit, au moins, obtenir la permission de passer quelque temps dans le Couvent, pendant le séour que j'y ferai; mais il ne pourra l'obtenir. Je suis sensible à l'affection qu'il me témoigne, je le paie bien de retour. Je goûte beaucoup de plaisir, quand je puis jouir de sa compagnie; je n'en éprouve pas moins seul dans ma Cellule. Je grave le portrait de toutes les Beautés chères à mon ame; je compose des Elégies moitié pieuses, moitié tendres, dont je t'enverrai des copies, le plutôt que je pourrai. Je me promène, avec une volupté douloureuse, tantôt sous les voûtes sépulcrales du Monastère, qu'on peut regarder comme le grand tombeau de plusieurs Solitaires morts au monde, tantôt dans la campagne pittoresque, qui nous environne. D'un côté, ces longs corridors, ces voûtes antiques retentissantes; de l'autre, ces montagnes, ces vallées, ces torrens, ces lointains, cette vaste solitude, tout, tout m'élève, m'attendrit, la Grande Chartreuse est devenue pour moi le Parnasse. Suite. Le petit Luzi, c'est le nom de mon nouvel ami, ne peut obtenir la permission de passer quelques jours chez les Chartreux; mais il reste encore quelque temps dans le pays, pour m'y tenir compagnie. Comme il a plus de liberté que moi-même, il vient quelquefois me voir dans ma Cellule; je vais le voir dans la sienne; car il s'est fait, dans son logegement, une espèce de petite Cellule. Nous mangeons ensemble quand je suis hors du Couvent, bientôt nous y coucherons, je crois; car il se dit fort peureux, la nuit; c'est une des raisons qui lui ont fait quitter l'idée d'entrer dans le Monastère. Ce jeune-homme est un peu efféminé. Sa grande jeunesse fait excuser ce défaut, qu'il perdra, sans doute, avec l'âge. Du reste, il est extrêmement aimable, d'une douceur d'Ange. Il me rend la vie fort agréable. J'aime à me trouver avec lui à table, à la promenade; mais je ne desire point d'être au lit, dans la compagnie d'un homme. J'ai eu quelques petits momens de vocation pour l'état des Chartreux. Cette vie est bien sérieuse. Il seroit difficile qu'elle me rendît heureux; mais je ne mérite pas de l'être. Il faut que je fasse pénitence; car je suis un grand pécheur. Oui, le bonheur m'est interdit. Je suis un malheureux, un réprouvé, livré aux Furies. Ce seroit encore une trop grande félicité pour moi d'être un Cénobite, un Solitaire obscur pénitent; mais je me dois à ma chère Laure, à mon adorable Aurore, si elle existe encore, à mes enfans, sur-tout, qui ne demandoient pas à naître, à qui je dois adoucir, au moins, les peines de la vie. Mon petit camarade égaie un peu la mienne; mais il est d'une santé bien foible. Son enflure, qui augmente à vue d'œil, inquiète ses amis. Le Chirurgien du Monastère veut absolument lui faire la ponction. Je m'y oppose de toutes mes forces. J'ai une idée aveugle, qui me fait soupçonner qu'on ne connoît pas sa maladie. Je rencontre, en me promenant dans la campagne, de fort jolies Paysannes; je ne puis me dispenser de leur parler. J'en vois déjà quelques-unes bien disposées en ma faveur. Malheureux! dans l'état où je suis, dans une maison de pénitence d'austérité, dois-je penser à l'amour au plaisir? Suite. Les embarras me suivent par-tout, mon cher ami. Voilà qu'il m'en survient de nouveaux, auxquels je n'aurois jamais dû m'attendre. La maladie de mon petit camarade n'étoit pas ce qu'on pensoit. Son enflure n'avoit pas pour cause l'hydropisie. Je m'en étois douté. J'avois un soupçon vague de ce qu'étoit ce prétendu jeune-homme; la sainteté dans laquelle je vis, écartoit de moi l'idée de ce qu'il pouvoit être. Combien les Chartreux frémiroient, s'ils apprenoient jamais qu'une jeune fille a voulu être reçue chez eux. Hélas! ils n'en savoient rien, les vénérables Pères. Au reste, personne n'est coupable, qu'un scélérat qui s'est permis le plus horrible abus abus de l'innocence de la simplicité. Quoi qu'il en soit, hier j'étois dans mon logement bourgeois; mon petit camarade éprouvoit des tranchées violentes qui m'alarmoient. Je ne savois comment le secourir. Je voulois appeler du monde. Il s'y est opposé fortement.. Mon “cher ami, m'a-t-il dit, je souffre “beaucoup; mais je suis honteux de “mes souffrances. Sans savoir pourquoi, “je ne veux pas les divulguer.“ Que te dirai-je, mon cher Dumoulin? Bien-tôt la nature s'est soulagée d'elle-même. La personne souffrante a mis bas un fardeau qui la tourmentoit, j'ai vu sortir, à la lumière, une petite fille criant, s'annonçant, dans le monde, par ses vagissemens. J'ai témoigné ma surprise; car il étoit clair que Luzi n'étoit plus un homme. Elle a paru encore plus confondue que moi. „Mais je suis donc “une femme, s'écria-t-elle, toute éplorée!“ -- „Mais il me semble qu'oui, “lui répondis-je.“ Au reste, nous n'avions pas le temps d'entrer, là-dessus, dans aucune explication; il falloit soigner la mère, nous débarrasser de l'enfant. Heureusement cette Belle, un peu foible pour le rôle d'homme, ne l'étoit pas pour celui de femme; mes secours lui suffirent. J'entends, d'ailleurs, la Médecine la Chirurgie, assez même pour exercer. Cette étude a toujours été un de mes goûts les plus constans, j'ai vu beaucoup de malades. Celle-ci ne l'étoit pas d'une manière qui pût m'alarmer. Je la transportai dans son lit; je lui donnai mes soins, , sous peu de jours, elle fut sur pied. Quant à son enfant, je vins à bout de l'emporter sous mon manteau, sans qu'on s'en apperçût au Couvent. Je le remis aux parens d'une de mes conquêtes, c'est-à-dire d'une jeune Paysanne qui paroissoit assez bien disposée en ma faveur. Ces bonnes gens reçurent volontiers l'enfant, accompagné d'une bourse de vingt-cinq louis. On le baptisa. Je fus le parrein; tout le monde s'imagina que j'en étois le père. Je fis tout ce que jé pus pour détruire cette fausse opinion. Je continuai mes soins à la mère. Les Chartreux apprirent qu'elle étoit malade. Dom Prieur la visita, sans se douter de sa maladie. Il est toujours dans l'erreur sur son sexe. „Ce jeune-homme est d'une “foible constitution, me disoit-il; croyez-vous qu'il vive long-temps?“ -- „Je “n'y vois, répondis-je, aucun obstacle, “ je crois que, sous peu de jours, “vous l'allez voir bien guéri de l'enflure “qui nous inquiétoit.“ En effet, on vit bientôt reparoître le prétendu jeune-homme, bien portant dégagé du trop d'ampleur qui avoit, cidevant, déformé sa taille. On apprit qu'il me devoit sa guérison, que j'avois su lui rendre la santé, sans faire la ponction. Les bons Chartreux me vantèrent beaucoup, comme un très-habile homme, nous remontrèrent qu'il falloit tous les deux rendre grace au ciel; le petit Luzi suspendit, dans une Chapelle, un ex-voto, où il étoit représenté avec les signes de la grossesse. Il fallut songer à quitter le saint Monastère où je m'étois beaucoup édifié, où j'avois prolongé mon séjour, pour soigner le prétendu jeune-homme. Je quittai, avec attendrissement, Dom Prieur ses pieux Solitaires, je sortis de chez eux, avec une femme. Je voulois pourtant savoir comment celle-ci s'étoit trouvée dans le voisinage des Chartreux, comment elle étoit dans l'état où je l'avois vue. La petite personne me juroit qu'elle avoit parfaitement ignoré son véritable sexe, jusqu'au moment où elle étoit accouchée; ce qui supposoit, dans elle, une grande innocence. „Comment donc avez-vous été “élevée, lui dis-je?“ -- „Mon cher “ami, répondit-elle, il est aisé de vous “raconter mon histoire. “Je suis née à Paris, du commerce d'un Seigneur, avec une fille de l'Opéra. Mon père étoit homme à systême, se mêloit de Philosophie. Il voulut m'élever selon les loix de la pure nature. Pour cet effet il m'enferma dans un grand appartement, où, nue, sur un tapis, je fus abandonnée à moi-même, comme si je n'avois été qu'un animal brut. On me donna bientôt, pour compagne, une petite sœur qui fut élevé comme moi. “Nous étions réduits à l'instinct, incapables de réflexion, je ne puis vous rendre un compte bien détaillé de nos premières années, passées dans une si bizarre situation. Bientôt ma mère mourut ou décampa, ou son amant l'abandonna. Bref, deux vieilles dévotes, parentes, je crois, de mon père, voulurent bien se charger chacune d'un de nous. Elles savoient que l'un des deux enfans étoit garçon, l'autre fille. Elles ne se donnèrent pas la peine de nous examiner, ni de nous faire examiner, pour savoir, entre les deux petits sauvages, quel étoit le mâle, quelle étoit la femelle. On nous jetta des habits des deux sexes. Comme j'étois la plus grande, je m'emparai des habits du sexe le plus avantageux, l'on supposa que j'étois le garçon; les autres hardes furent pour ma petite sœur, ou plutôt peut-être pour mon petit frère; car, puisque je suis fille, il doit être garçon. Il y a de la différence de sexe entre nous deux. Je me le rappelle bien. Je n'y faisois pas réflexion dans ce temps-là; mais nous n'étions pas exactement conformés l'un comme l'autre. “Me voilà donc garçon, mon frère fille. Madame Agnus se chargea de lui, Madame du Rosaire voulut bien me prendre chez elle. Je devois avoir environ huit ans quand j'y entrai. J'y fus élevée dans la plus grande innocence, sous l'habit de votre sexe; , n'ayant aucune occasion de connoître le mien, je restai dans une erreur, qui dureroit encore, sans le fatal accident dont vous m'avez si heureusement tirée; mais vous me demanderez comment, avec une si grande innocence, je me trouvois dans un pareil état. C'est ce qui me confond. Je ne puis vous rien dire de certain là-dessus. Je n'ai que des soupçons. Je vais vous les déclarer. “Parmi tous les dévots qui fréquentoient ma bienfaitrice, il y avoit un vieil hypocrite, connu, en secret, pour être libertin, qui se doutoit, sans doute, de mon sexe, qui me faisoit une espèce de cour, depuis que j'étois devenue grandelette. Cet homme, qui m'ennuyoit en me faisant les doux yeux, ne m'inspiroit que de la répugnance, je le fuyois de toutes mes forces. Un jour il parvint à me faire boire un verre de liqueur, qui me parut avoir un goût singulier. Dans le moment, je me sentis accablée d'un sommeil extraordinaire. Je me couchai sur mon lit, j'y restai fort long-temps. A la fin je m'éveillai, tourmentée par un homme qui se sauva dès que j'ouvris les yeux. Encore à moitié endormie, je ne pus le reconnoître parfaitement; mais je le pris pour le vieux débauché, depuis ce temps-là, le malheureux n'a plus reparu chez Madame du Rosaire. Je ne me doutai de rien; mais il faut que le scélérat m'ait plongée dans le sommeil, par quelque narcotique mêlé dans sa liqueur, qu'il ait eu l'indignité d'abuser de moi, dans le malheureux état où il m'avoit plongée. Voilà tout ce que je puis imaginer pour expliquer l'accident dont vous m'avez délivrée, moi, qui, encore un coup, n'avois aucun soupçon de rien, qui, de bonne foi, me croyois homme. Elevée dans une maison pieuse, je crus me sentir de la vocation pour l'Ordre des Chartreux. Je m'y présentai; mais je n'y pus être reçue, à raison de ma foiblesse. Vous savez le reste. L'accroissement que ma taille acquéroit, chaque jour, du côté de l'épaisseur, m'inquiétoit sans doute; mais je n'en voyois pas la vraie cause. Jugez si j'avois été reçue dans le Couvent, que je m'y fusse trouvée en travail d'enfant, quel scandale! Que je suis heureuse de vous avoir rencontré! Vous m'avez sauvé la honte de voir ma turpitude dévoilée aux yeux des hommes les plus saints; mais qu'allez-vous faire de moi? Il faut que j'aille d'abord à Grenoble, voir mon frère qui, de son côté, a été élevé dans une aussi grande innocence que moi. Il se croit fille, comme je me croyois garçon. Il est dans une Pension où l'on élève de jeunes Calvinistes. On n'a pas voulu le recevoir dans un Couvent, je ne sais pourquoi. Il faut le tirer de là, lui apprendre ce qu'il est.“ Suite. Tel fut le récit de la belle Luzi. Je conclus qu'il falloit, en effet, rejoindre son frère à Grenoble. Nous arrivâmes bientôt dans cette ville. Nous nous rendîmes à la Pension où il étoit élevé. Je m'apperçus de sa virilité dès le premier coup-d'œil. Déjà ma renommée m'avoit précédé dans cette maison. On y avoit dit que j'avois guéri un jeune-homme de l'hydropisie, sans lui faire la ponction. „Il faut que vous nous rendiez le “même service, me dit la maîtresse de “Pension. J'ai plusieurs de mes Demoiselles qui sont attaquées de la même “maladie; leur taille épaissit chaque “jour; en vérité si je n'étois aussi sûre “qu'aucun homme ne peut s'introduire “ici, je serois tentée de croire.... mais “cela ne se peut pas. Il n'entre jamais, “dans cette retraite, l'ombre d'un individu du sexe qu'il nous faut fuir. “Je n'ai pas même un Jardinier; aucune de mes Pensionnaires ne sort, “presque toutes sont attaquées de cette “difformité qui m'inquiète. Il n'y a “guères que la petite Sophie Luzi, dont “la taille n'épaissit point.“ Je voyois une bonne raison pour cela. „Madame, “lui dis-je, il ne faut pas vous tromper. “Il se commet, chez vous, du désordre, “ cependant personne n'est coupable. “Vous avez ici un homme, qui se croit “femme. Sa sœur, que vous voyez, “qui paroît un garçon, m'a tout appris. “Son frère est chez vous sous l'habit “de Pensionnaire. Elle vient pour le “tirer d'erreur, prévenir les inconvéniens, qui commencent à naître, “chez vous, de cette erreur.“ La maîtresse fut confondue. Elle fit venir Mademoiselle, ou plutôt Monsieur Sophie Luzi. „Qui êtes-vous, Monsieur, “lui dit-elle?“ -- „Monsieur, répondit-il tout étonné! vous ne m'avez “jamais donné ce nom. Il est vrai que “je le mérite peut-être. Oui, cela me “paroît clair, à présent que j'y pense. “Je ne suis pas, en effet, conformé “comme vos Demoiselles. Ah, bon “Dieu! si j'étois homme, que je serois “content!“ -- „Mais, malheureux! “dit la Dame, qu'avez-vous fait à vos “compagnes? Vous avez abusé de leur “innocence.“ -- „J'étois innocent, “comme elles, reprit le jeune garçon. “Je me croyois une fille comme elles. “En cette qualité, j'ai cédé aux invitations qu'elles m'ont fait presque “toutes l'une après l'autre, de partager “leur lit. Alors..... je ne sais pas trop “ce que j'ai fait. La nature impérieuse “m'a entraîné. Personne de nous n'est “coupable. Nous sommes-cependant “toutes bien honteuses.“ “Honteuses, reprit la maîtresse! me “voilà bien avancée!“ -- „Madame, “reprit humblement le jeune-homme, “je vais sortir de chez vous; c'est tout “ce que je puis faire.....“ -- „Après “que le mal est fait, s'écria la Dame “irritée, me voilà dans ma Communauté avec une trentaine de filles “grosses sur les bras; que voulez-vous “que je fasse de tout cela, moi? Comment voulez-vous que j'aille dire aux “parens: „vos filles sorrent fécondées “de chez moi?“ -- „Il faut leur cacher ce scandale, m'écriai-je, , quand “il sera temps, il faudra les faire accoucher secrettement. N'avez-vous pas “des moyens pour cela?“ -- „Je verrai “dans le temps, répondit-elle. Je suis “dans un grand embarras.“ M. Sophie Luzi sortit le même jour de la Pension, en faisant ses excuses à la maîtresse. On ne permit pas qu'il fît ses adieux aux Belles. Toutes le pleurèrent le regrettèrent. La grave mère les semonça toutes vertement, leur apprit leur turpitude, dont elles se doutoient. La Dame prit ses mesures pour les faire accoucher toutes en secret, quand le terme seroit arrivé. Pour moi, je restai chargé du frère de la sœur. Ils troquèrent tous deux d'habits, prétendirent fort embarrassés. „Tranquillisez-vous, leur dis-je, les deux dévotes qui “vous ont élevés, ne vous retireront pas “leurs bienfaits, parce que vous avez “changé de sexe. Il faut retourner chacun “chez vos bienfaitrices, dévoiler le “mystère à ces Dames. Que voulez-vous “qu'elles disent?“ Je conduisis, en effet, Mademoiselle Luzi métamorphosée, chez Madame du Rosaire, M. Sophie Luzi pareillement changé, chez Madame Agnus. Nous découvrîmes, aux Dames, le fameux secret. Elles en rirent toutes les deux. Chacune garda son protégé, je fus comblé de remercîmens. Le même au même. Paris. Après avoir quitté mes deux sujets métamorphosés, je viens encore de passer par Lyon, mon cher ami, sans t'y pouvoir embrasser. J'apprends que, relevé de ta maladie dangereuse, tu t'es retiré à la campagne, pour hâter ta convalescence, le parfait retour de ta santé. Je voulois te rejoindre chercher des nouvelles de ma mère; mais j'ai entendu dire qu'on songeoit à m'arrêter, pour mon parricide. Ce n'étoit peut-être qu'une fausse alarme; mais il a fallu décamper sur-le-champ. J'ai poursuivi ma route vers Paris. J'allois entrer dans cette capitale, quand j'ai vu venir à moi quelqu'un que je connoissois. C'étoit l'amant de la belle Fatime. Je lui ai tendu les bras; mais le cruel m'a offert la contenance la figure la plus menaçante: „Descendez de voiture, m'a-t-il dit, “ venez me donner satisfaction sur-le-champ.“ Je lui ai demandé pourquoi? „Fatime est enceinte, m'a-t-il dit, “ c'est à vous qu'elle doit cet odieux “service. C'étoit le plus sensible outrage “qu'on pût me faire; je prétends “absolument me venger.“ Je suis descendu de voiture. J'ai fait, à ce forcené, les représentations les plus raisonnables, les plus modérées. Il n'a voulu rien entendre. J'ai vu mon honneur forcé de lui répondre. Nous nous sommes retirés à l'écart, dans un lieu où les passans ne devoient pas nous troubler. Là, je me suis mis en devoir de lui donner satisfaction. Je l'ai pourtant ménagé, n'ayant aucun dessein de le tuer. Bientôt j'ai fait couler son sang, par une blessure qui lui a traversé le bras. Je lui ai demandé s'il étoit content. J'ai reçu une réponse négative, dont le ton m'a paru fort insolent. J'ai été obligé de poursuivre le combat, bientôt de lui clouer, par une nouvelle blessure, le bras contre les côtes. Il n'a point encore été content. Une troisième blessure n'a pu réussir encore à le satisfaire. Enfin, la quatrième a produit l'effet que je desirois. Le sang qu'il avoit perdu, l'a rendu plus flegmatique. Quand il s'est vu lardé de quatre coups d'épée, la mort sur les lèvres, il a entendu raison. Il a conçu merveilleusement comment, son amante moi, nous étions parfaitement excusables, quelque chose que nous pussions avoir fait ensemble, réunis dans son absence, ou plutôt sa retraite, sans que personne alors pût s'opposer à nos desirs. Il m'a remercié de l'avoir éclairé. Je lui ai bandé ses plaies. Je l'ai fait monter à côté de moi. Je l'ai reconduit chez lui. Son amante a pâli en l'appercevant dans ce malheureux état; mais il lui a dit que je m'étois pleinement justifié à ses yeux, que je l'avois pareillement justifiée, que j'étois l'homme du monde le plus généreux le meilleur de ses amis. Comme quelques coups d'épée rendent un homme raisonnable! Il me sembloit qu'il eût mieux vallu, pour lui, entendre raison, sans une leçon si cruelle. Nous l'avons mis au lit, j'ai quitté, fort amicalement, ce couple intéressant Je me suis hâté d'arriver chez Laure. Bon Dieu! qu'elle est changée! Que cette belle fleur est cruellement desséchée! que mon cœur s'est serré à cette vue! Le cruel Chirurgien, qui m'avoit promis de la soigner, a manqué indignement à sa parole. Mon absence lui a fait craindre sans doute de n'être pas payé. Mon amante a été obligée de sévrer son enfant, qui dépérit comme elle. Tous mes autres petits marmots jouissent d'une santé parfaite. J'en ai un de Levrette, un autre d'Almide l'Africaine, un troisième de l'adorable Aurore. Ce n'est pas là encore tout.... Je suis sans le sou, il faut que je nourrisse tout cela. Pour moi, ma santé est parfaitement rétablie; je vais m'occuper de celle de Laure, de ma petite fille. Je vais aussi chercher des ressources. Je ne trouve plus personne, qui veuille me rien prêter. Mon père ma mère étant disparus, je suis leur seul héritier; tous leurs biens m'appartiennent. Prends en main mes intérêts, toi homme d'affaires; hâte-toi de m'envoyer des fonds; j'en ai le besoin le plus urgent. Fin de la troisième Liasse. LE CRIME. Quatrième Liasse. César de Perlencour, à Dumoulin. Je n'entends point parler de toi, mon cher ami. Je suis dans la plus affreuse inquiétude. Serois-tu retombé malade? Tu sais que toutes les ressources me manquent. Je me suis vu réduit à faire des emprunts encore plus onéreux, que tous ceux que j'avois faits ci-devant. J'ai engagé une grande partie de mes biens; il ne me reste presque plus rien. J'ai eu le malheur de revoir tous ces jeunes gens titrés, dont la compagnie m'a déjà été si funeste. Ils paroissent m'aimer autant qu'ils sont capables d'amitié; mais ils ne peuvent m'être d'aucune utilité. Il faut leur prêter continuellement, ils ne rendent jamais. Ce seroit une insulte que de leur redemander son argent. Ils ont contribué à ma ruine; je ne sais pas jusqu'on ils m'entraîneront. Je crains les plus dangereuses conséquences de ma liaison avec eux. Je suis las de tous ces gens méprisables. Je le suis autant, pour le moins, de ces intrigans qui fourmillent autour d'eux, tâchent de vivre à leurs dépens, de ces chevaliers d'industrie, de ces vils escrocs dont j'ai été le jouet. Je vois, avec affadissement, les misérables finesses dont ils usent tous les jours, pour attraper l'argent des gens simples honnêtes. Je ne supporte qu'avec peine la vue de des misérables, qui font profession du secret d'emprunter. La plupart n'ont qu'un manège usé, qu'ils emploient avec tout le monde. J'en vois un, par exemple, qui emprunte, quelquefois sans besoin, de petites sommes qu'il rend fidèlement, avec les plus grandes démonstrations de reconnoissance, en témoignant le desir ardent de reconnoître un tel service, en offrant même sa bourse à ceux qu'il sait n'en avoir pas besoin. Quand il a obtenu de la confiance en rendant ainsi ponctuellement quelques petites sommes, toujours en croissant, il en emprunte une plus forte ne reparoît plus. Quelquefois, avec cet argent emprunté, il va semer, en quelque facon, de la graine pour faire de nouvelles dupes. Un sac de mille francs lui sert pour en emprunter dix mille Quand il a ce sac, il va le mettre en dépôt chez un ami; il le reprend, au bout de quelques jours, le porte chez un autre, puis chez un troisième, puis chez six, chez dix autres. Voilà dix per sonnes qui sont ses dépositaires, qu voient souvent des sacs d'argent, qui font censés lui appartenir. Il s'établit ainsi la réputation d'un homme opulent. Il vient un moment où il a besoin, pour vingt-quatre heures, d'un sac de mille fran On en a vu tant d'autres qu'il étoit venu apporter. On ne fait aucune difficulté de lui prêter une bagatelle, une misère de cette espèce. Il joue le même manége dans vingt maisons, on ne le revoit plus. Je connois un de ces polissons qui affecte le plus grand flegme, quand il paroît dans un cercle. On le prendroit pour un Philosophe indifférent à l'égard des hommes, sur le compte desquels il est détrompé. Pendant qu'il joue ce rôle glacial, il examine, en secret, tous les personnages qui composent la compagnie. Il choisit celui qui lui paroît le plus imbécile, le plus propre à duper. Il s'aproche, sans affectation, de ce bon-homme, se prend soudain de belle passion pour lui. Il est frappé, dit-il, par sa vue, comme d'un coup d'électricité. Il a su le distinguer du reste de la compagnie. Il a vu, dans lui, une ame. Tous les autres hommes végètent; il a trop appris à les connoître à ses dépens. Son cœur a été obligé de se fermer pour eux; mais il s'ouvre quand il rencontre une ame de sa trempe. Il est encore susceptible d'amitié, ce sentiment est d'autant plus vif, qu'il le partage & le divise moins. Alors il étale les plus grandes idées sur l'amitié, sur les sacrifices qu'elle exige, & qu'il est toujours tout prêt à faire à l'égard de ses amis. Il éprouve le penchant le plus fort pour l'homme simple dont il veut tirer parti. Ce bon-homme, tout étonné de se voir aimé à ce point, est enchanté, enthousiasmé; il est tout prêtt à faire les sacrifices qu'exige l'amitié. Le drôle, qui a su l'amener là, profite du moment des dispositions. Il touche l'argent, l'emporte, le bon-homme est tout surpris de ne plus revoir celui qui l'aimoit tant. Ces malheureux sont toujours entourés de prostituées d'entremetteuses. Ils sont toujours chargés de faux billets, de fausses lettres de change. Ils ont une foule de projets. A les entendre, ils voient, tous les jours, le Ministre. Méfions-nous de tous les gens qui sont sans état. J'entendis, l'autre jour, le Chevalier Marqué étaler sa morale diabolique. Je n'étois séparé de lui que par une cloison Il ne me savoit pas si près, le misérable. J'eus la force de l'écouter pendant près d'un quart-d'heure. Il endoctrinoit un malheureux petit jeune-homme, un second César, qu'il venoit de prendre dans ses filets. Il s'attachoit à détruire les bont principes qu'on lui avoit donnés, renversoit impudemment tontes les notions du juste de l'injuste. Il en résultoit le Dialogue dont je vais te donner une esquisse abrégée. „Vous ne vous formez “pas, mon cher ami, disoit le tentateur au jeune-homme, vous avez “toujours l'air d'un petit écolier qui “vient de recevoir des férules. Vous “avez une modestie gauche qui vous “décrédite absolument.“ -- „Je ne “dois pas avoir l'air libertin.“ -- „Ni “l'air, ni la réalité, ne sont pas si dangereux que vous croyez. Vous ne savez pas tout le mérite qu'il y a, mon “cher, a être un peu libertin.“ -- „On “m'a toujours bien défendu de l'être.“ -- „Mon cher enfant, vous avez encore “le cathéchisme du Collège, la morale “de l'enfance. Il faut vous enseigner “celle des hommes.“ -- „Ah! Monsieur, les hommes doivent-ils être libertins, comme ceux que je vois qui “vous environnent? Voulez-vous que je “donne dans tous les degrés de la débauche, que je tombe dans les excès “des femmes, du vin, du jeu, enfin “dans la crapule, que je précipite “ainsi ma ruine?“ -- „Mon pauvre “garçon, vous me faites rire. Vous craignez donc bien les femmes, le vin “le jeu! Il en faut cependant pour égayer “les peines de la vie.“ -- „Il ne faut “pas d'excès sur-tout.“ -- „Un peu “d'excès ne nuit pas. Les femmes, par “exemple..“ -- „Ah! Monsieur, les “femmes, si on n'en voyoit que d'honnêtes; mais descendre jusqu'aux prostituées...“ -- „Ce n'est pas un si mauvais parti. Un Sage de l'antiquité, “l'austère Caton, le conseilloit; voyant “sortir un jeune-homme d'un lieu public: „Courage, mon ami, lui dit-il, tant que tu fréquenteras ces lieux-là, tu laisseras, en paix, nos femmes “ nos filles.“ Mon ami, point de “préjugés! gardez-vous de donner, à “corps perdu, dans ce qu'on appelle “les honnêtes-femmes. Outre que, “réellement, elles coûtent bien plus “cher que les autres, elles vous fon “perdre beaucoup de temps. Il faut leur “faite la cour en règle. On s'amourache “d'elles; elles vous absorbent, on est “aux petits soins, on joue l'humble rôle “d'adorateur. Les syrènes vous prêtent “leur ame fémelle, vous devenez “petit comme elles. On a plus de liberté “avec les Filles. On les prend pour le “besoin du moment, on les quitte sans “plus songer à elles, l'on est tout “entier à ses affaires, aux grandes-choses “qui conviennent au sexe mâle. Oui, “les Filles forment mieux un jeune-homme. Il acquiert, avec elles, plus “d'aisance, plus de liberté, plus de “cette confiance martiale qui annonce “un homme.“ -- „Vous m'étonne, “Monsieur, je n'avois jamais entendu “parler sur ce ton. Et les excès du vin, “comment les excuserez-vous?“ „Par l'exemple du même Sage de l'antiquité, du même Caton. La vertu du vieux Caton Etoit souvent, nous dit-on, De Falerne enluminée. “Vous savez qu'on l'a rencontré quelquefois ivre dans les rues. Anacréon, “le Poëte des honnêtes-gens, Horace, “celui des Sages, ne parlent que d'une “heureuse ivresse, ne célébrent pas autre “chose. Les Anciens n'avoient-ils pas “divinisé l'ivresse, puisqu'ils avoient un “Dieu du vin? Outre la consolation “la gaîté qu'on puise dans les parties “bachiques, rien ne donne, tant que “le vin, cet air de force, de franchise, de “résolution qui appartient à un homme. “Vous l'éprouverez avec le temps, “vous reconnoîtrez, qu'il ne convient “qu'à des enfans à des femmes d'être “si retenus sur l'article du vin. Le sexe “aimable ne se donnoit-il pas carrière “dans les orgies de Bacchus?“ -- „C'est-à-dire, qu'à vous entendre, il faudroit “que j'allasse m'enivrer sur-le-champ, “ que je ne sortisse presque pas de “cet état.“ -- „Vous n'en feriez peut-être pas plus mal. J'aime assez les gens “ivres. J'en tire plus aisément parti, “que des autres.“ -- „Cette doctrine “est nouvelle; le jeu?.... Vous m'allez “dire encore qu'on peut en user, mais “modérément du moins.“ -- „Je ne “sais pas si cette modération est bien “nécessaire.“ -- „Quoi! vous voulez “que je joue jusqu'à me ruiner!“ „Pourquoi pas? Ecoutez, il faut voit “en grand. Je vous prêche ici plus que “la morale des hommes. Je vous expose “celle des héros, parce que vous ete “fait pour le devenir. Un Philosophe “avoit jeté toute sa fortune à l'eau. U “grand homme peut faire la même “chose, pour en obtenir une plus grande. “Il faut sacrifier les petites choses. Vous “ne savez pas tout le ressort que donne “la rage, quand on a perdu tout c “qu'on a, comme on fait des efforts, “comme on acquiert de l'énergie de “l'élévation, comme on développe enfin “son ame éprouvée par les revers. Fréquentez les Académies de jeu; c'est-là “que vous voyez une nature forte “prononcée, que vous observez les “hommes “hommes en travail, que vous apprenez à les connoître, à tirer parti “d'eux.“ -- „Vous m'étonnez toujours “de plus en plus. Je ne sais que vous “répondre; mais je sens très-bien qu'en “fréquentant les coquins, je perdrois “ma probité.“ -- „Vous voilà toujours “avec vos petites idées de province. La “probité n'est qu'un nom. Je ne hais point “tant les coquins; ils sont souples, ils “savent se prêter aux circonstances; ils “ont le liant de la Société, ils sont “vraiment ce qu'il faut être dans le “monde. Les honnêtes-gens, ou ceux “du moins qu'on appelle ainsi, ont une “roideur de mauvaise grace, qui rebute “tout le monde. Ils ont une petite vue “étroite, qui va toujours en avant, sans “s'appercevoir des obstacles qui se rencontrent sur la route. Ce sont vraîment des machines, ou tout au plus “des hibous, faits pour aller vivre dans “le désert. Ne vous entichez pas de “cette manie, mon cher ami. Soyez un “aimable scélérat, on s'intéressera d'avantage à vous. Il ne faut pas qu'on “soit parfait pour plaire. La perfection “est fade ennuyeuse, injurieuse même “à tout le monde; on aime les gens “quand on a quelque chose à leur pardonner; le plus grand tort vis-à-vis “des hommes, est de n'avoir aucun tort “qu'ils puissent vous reprocher.“ Je voyois le jeune-homme ébranlé par ces malheureux sophismes. Je ne pus souffrir plus long-temps le triomphe du vil scélérat, sur l'innocence l'ingénuité. Je parus tout-à-coup, je fondis sur le traître. Je le saisis au collet. „Malheureux! m'écriai-je, c'est donc ainsi que “tu abuses tes crédules victimes! C'est “ainsi que tu oses renverser les notions “éternelles du juste de l'injuste, “prêcher la scélératesse à front découvert “u prescris à un malheureux jeune-homme, qui te donne sa confiance, “de se plonger dans le libertinage, dans “l'ivrognerie, dans l'horrible passio “du jeu. Tu veux qu'il aille se dégrader “avec des prostituées, ruiner sa santé “ sa fortune; qu'il perde sa raison “son honneur dans les tavernes, “qu'enfin il jette tout son avoir dans “les tripots de jeu, pour qu'il en sorte “la rage dans le sein. Tu veux qu'après “cela il devienne un scélérat, ce qui “ne peut manquer à la suite de tous “ces indignes déportemens. Misérable! “tu aimes que les jeunes gens se livrent “aux Impures dont tu es le souteneur “l'associé, qu'ils s'enivrent pour t'offrir, “en cet état, de plus faciles dupes, “qu'ils jouent enfin pour que leur fortune tombe entre les mains des escrocs, “avec lesquels tu partages. Malheureux! “tu vantes les coquins, tu fais ainsi “ton apologie. „Les coquins sont souples, dis-tu; “oui, les monstres vous “flattent, tant qu'ils y trouvent leur “compte; mais ils vous mettent le pied “sur la gorge, dès qu'ils peuvent vous “surprendre. L'honnête-homme est solide comme un roc, l'on peut toujours compter sur lui. Je suis donc “heureux, moi, de m'être livré à toi? “Tu as fait, de moi, avec ta détestable “morale, un des êtres les plus infortunés qui soient sur la terre; moi, “qui aurois été si heureux, si je n'avois “pas eu le malheur de te connoître! “Mon père ma mère ont été enfermés. Ma sœur infortunée a péri; son “amant a eu le sein percé par ma main “déplorable. Celle qui m'avoit été destinée pour épouse a souffert les plus “horribles malheurs; celle que j'adorois “a subi une mort infâme, ma mère.... “ô ciel!......... tout ce qui m'a environné a été empoisonné par l'influence “de mon malheur de ma mauvaise “conduite; c'est à toi, à ta doctrine “exécrable, que je dois tant d'infortunes, “ d'opprobres. Ah, misérable! tu porteras la peine de tant d'attrocités, “je te verrai périr du dernier supplice, “avec ta complice, aussi abominable “que toi. Oui, bon jeune-homme, “vous le verrez un jour sur la roue ou “dans le bûcher. Ne vous laissez pas “séduire par ses horribles principes. Ne “vous livrez pas aux Prostituées, au “vin au jeu, pour être, dès votre “jeunesse, infecté d'une lèpre impure, “abruti dans la crapule, miné de dettes “ de remords; pour ne pas vous “ronger les poings comme les joueurs; “pour ne pas vous étrangler comme “eux; pour ne pas traîner, au tombeau “anticipé, votre cadavre souillé d'ulcères; pour ne pas devenir enfin, dans “la fange, le rebut le mépris du “genre humain. N'écoutez pas ce “vil scélérat; il vous traiteroit d'imbécille, riroit de vous, en mangeant “votre dépouille, avec ses indignes “complices, tandis que vous gémiriez “à leur porte, en mendiant humblement un pain dont vous ne seriez plus “digne. N'écoutez pas un homme aussi “vil que celui-là, , pour l'apprécier, “voyez comme je le traite.“ Alors j'ai cassé ma canne sur le dos du misérable. Le jeune-homme battoit des mains, me remercioit, tandis que le patient recevoit, en silence, la juste correction que je daignois lui administrer. J'ai renvoyé Laure à la campagne, avec tous mes enfans. Je veux absolument l'y aller rejoindre, vivre dans l'obscurité auprès d'elle, jusqu'à ce que mes affaires soient rétablies. Son père est retourné en Amérique; sans cela, il ne nous laisseroit pas si tranquilles. Suite. C'en est fait, mon ami, je n'ai plus rien. Je suis absolument ruiné. Je n'ai plus qu'à me brûler la cervelle, je le ferois infailliblement, si je n'étois obligé de conserver encore une vie affreuse, que j'abhorre, pour soutenir la déplorable existence de Laure de mes enfans. Je prévoyois ce sort affreux, je voulois l'éviter; mais il ne m'a pas été possible de le faire. La malédiction du ciel me poursuit sans cesse, depuis l'horrible attentat que j'ai commis, involontairement pourtant. Tout tourne à mal contre moi. Ce sont ces malheureux Seigneurs qui m'ont entraîné dans l'abîme. Maudits soient les Grands toute leur sequelle! J'avois fait tous mes préparatifs pour quitter Paris, je partois le lendemain. J'ai eu le malheur de rencontrer un flot de ces roués de Cour. Ils se sont jetés à six sut moi. Ils m'ont entraîné en frac comme j étois, dans une maison du plus haut parage. Il a fallu jouer. Quelqu'un a mis d'abord pour moi, sans ma participation, a gagné, m'a remis l'argent. „Vous etes aujourd'hui en “main, m'a-t-il dit, profitez du moment Le jour est arrivé où vous ferez “votre fortune; chacun a, comme cela, “un moment dans sa vie. Malheur à “qui le manque.“ Je me suis trouvé engagé, malgré moi, par de belles Dames auxquelles on ne peut rien refuser . J'ai gagné pendant quelque temps; mais la chance a tourné. Il paroît que des gens adroits s'étoient rendus maîtres du sort, le dirigeoient à leur gré, d'abord d'une manière favorable, pour m'allécher, ensuite d'une manière tout-à-fait contraire, pour me ruiner. Je n'ai pas tardé à voir le fond de ma bourse. J'ai continué de jouer sur ma parole, qu'on a acceptée avec beaucoup de politesse, me faisant sentir, du ton le plus flatteur, qu'on s'y fioit beaucoup. J'ai continué d'aller à la dérive de perdre. Je voulois me raccrocher. On me soutenoit toujours qu'il ne falloit qu'un coup pour me rétablir, que j'étois dans une veine de bonheur, qu'infailliblement je devois finir par gagner. Je me suis laissé engeoler, de cette indigne manière. J'ai perdu tout ce que j'avois, quatre-vingt mille francs sur ma parole. On ne m'a donné que deux jours pour les payer, parce que les personnes, qui me les ont gagnés, partent sous deux jours. Je crois que tous ces honnêtes-gens-là s'entendent ensemble. C'est un coupe-gorge. Je me suis enfui en grinçant des dents, en me cachant le visage, pour Hiv qu'on ne vît pas ma grimace. Je croi cependant qu'on s'en étoit apperçu; ca j'ai entendu des éclats de rire, dont je pouvois bien être le sujet. Les Coquins avoient raison de rire à mes dépens. Je n'étois pourtant pas le seul malheureux; mais la peine des autres ne soulage par la mienne. J'entendois les perdans qui les maudissoient sur l'escalier en descendant. Ils donnoient, à tous ces gens titrés, aux Dames mêmes, les plus abominables qualifications. Qu'allois-je faire dans cette galère? Hélas! la galère me poursuivoit. Tant que je n'avois pas payé, tout Paris en étoit une pour moi; mais comment acquiter quatre-vingt mille francs? Je n'avois pas le sou. J'étois abîmé de dettes. O! ridicule point d'honneur! Ces dettes du jeu, celles qu'on devroit le moins payer, sont les seules sacrées. Je m'arrêtai sur la Place Louis XV, &, là, je méditai long-temps au clair de la Lune, me traitant de sot, d'archibête, me donnant des coups de poings, me rappelant tous mes autres malheurs, ne voyant d'autre parti que d'aller me jetter dans la rivière qui étoit si près, dont je m'approchois toujours insensiblement. „Hélas! me disois-je, en mourant, je ne remédie à rien “Je ne satisfais pas à ce ridicule honneur, dont je suis la victime. Je laisse, “dans la peine la plus affreuse, ma “chère Laure, qui va être consumée “par la maladie la misère, qui va “périr sous le poids de l'une de l'autre, “au milieu de tous mes enfans, périssans comme elle.“ J'ai passé une nuit affreuse, en me creusant vainement la cervelle, pour chercher de quoi satisfaire à l'immensité de ma dette. Levrette, ma Divinité bienfaisante, s'offroit à mon imagination; mais, eût-elle de quoi remplir mon besoin d'argent, devois-je abuser de sa générosité, pour l'entraîner dans ma ruine? Cependant, comme je ne voyois absolument aucune autre ressource, dès que je us levé, je me rendis chez mon Ange tutélaire, non pour exiger, de sa bonté, la somme dont j'avois besoin; mais pour que son esprit, facile en expédiens, me découvrît quelques ressources. J'arrive chez elle, point de Levrette; on m'apprend qu'elle est partie, depuis vingt-quatre heures, sans dire où elle alloit. „Ah! m'écriai-je, le ciel m'abandonne entièrement, puisqu'il m'ôte “mon unique appui.“ Je cours à sa maison de campagne; on m'apprend qu'elle vient de sortit, que des Seigneurs sont venus l'enlever. On ne sait pas où ils sont allés. Je vole de tous les côtés, où je soupçonne que je puis la trouver. Peine surperflue. Enfin je rencontre un de mes jeunes Seigneurs, qui me paroissoit assez gai; il me saute au cou, m'accable de ses embrassades. „Mon ami, me dit-il, “j'ai gagné le Pérou.“ -- „Je lui en fais “mon compliment, de tout mon cœur. “Il me conduit chez lui; il me montre “des rouleaux de louis.“ Alors je surmonte ma timidité, je lui dis: „Mon “ami, vous êtes heureux, je vous en “félicite; mais, pour moi, je suis le “plus malheureux des hommes, j'ai “perdu tout ce que j'avois, quatre-vingt mille francs sur ma parole. Ne “pouvez-vous point m'aider, pour me “faire cette somme?“ -- „Ma foi non, “répondit-il; on ne joue pas, comme “cela, un jeu d'enfer. C'est vouloir, “de gaîté de cœur, se ruiner. Moi, j'ai “besoin de tout mon argent. J'en ai “fait la destination.“ Le misérable! je lui en avois souvent prêté, il ne me l'avoit jamais rendu. Je pris, sur moi, d'insister; refus toujours nouveau de sa part. Enfin, il apperçut, sur son bureau, trois ignobles sacs de mille francs en argent blanc. „Qu'est-ce que c'est “que cela, dit-il, d'un air dédaigneux? “Qu'est-ce que cela fait ici? Tiens, “débarrasse-moi de cela, si tu veux.“ Je ne me fis pas prier pour enlever les mille écus. „Mais c'est une charge de “Porte-faix, me dit-il.“ -- „N'importe, répondis-je, ce sera toujours “cela de moins à payer.“ -- „Je suis “bien fâché, reprit-il, de ne pouvoir “faire mieux; le petit Duc de a “gagné beaucoup plus que moi; il “pourra peut-être t'obliger mieux. Vois, “essaye.“ Je trouvai le conseil bon. J'y volai avec mes trois sacs, fort content de les avoir. Je trouvai mon petit Duc dans le ravissement. C'étoit le meilleur de ces jeunes Seigneurs, celui sur lequel je comptois le plus. „Ah! mon cher ami, “me dit-il en m'embrassant, je suis “enchanté de te voir. Viens prendre “part à mon bonheur. J'ai gagné hier “cinq cents mille francs.“ -- „Ah! “mon cher ami, lui répondis-je en l'embrassant de tout mon cœur, je vous “félicite du fond de mon ame. Mais “vous savez peut-être mon malheur. J'ai “perdu tout ce que j'avois, quatre-vingt mille francs sur ma parole.“ „Ah! mon cher camarade, me dit-il en m'embrassant de nouveau, je suis “bien-aise de me trouver en fonds pour “pouvoir t'obliger. Je n'ai pas reçu, en “nature, tout mon demi-million; mais, “si je ne puis te faire toute ta somme, “j'en approcherai, du moins, le plus “qu'il me sera possible. Qu'est-ce que “cela, continua-t-il, en appercevant mes trois sacs?“ -- „C'est une petite somme de mille écus, répondis-je, “que le Comte S. F.... m'a prêtée.“ – „Il auroit pu faire mieux que cela, “reprit le Duc. Mon Intendant va venir. Il verra ce que je puis te remettre; “je compte que cela approchera beaucoup de ta somme. En attendant, déjeûnons.“ On nous servit le chocolat. Une figure de Tailleur, tout en courbettes, entra. „Ah! Monsieur Dimanche, lui dit le “petit Duc, je suis charmé de vous “voir. Vous venez me demander encore. “Ces gens-là ne sont jamais contens.“ -- Mais, Monseigneur, répondit le Tailleur, depuis trois ans que j'ai l'honneur de travailler pour vous, vous ne “m'avez encore rien donné.“ -- „Je “ne puis encore rien faire pour aujourd'hui, reprit le Duc; mais cela ne “tardera pas. En attendant, il me vient “une idée. Tiens, mon ami, donne “lui tes énormes sacs. Il est homme à “se contenter de cela, lui, t'en voilà “débarrassé.“ Le Tailleur se hâta de prendre respectueusement les sacs, en mettant presqu'un genou à terre, semblant les embrasser. Je ne savois si je devois les retenir, ou les lâcher. Pendant que je délibérois, le Tailleur s'esquive, en nous faisant de profondes révérences, nous comblant de bénédictions, tandis que le Duc éclatoit de rire de sa figure grotesque. Pour moi, je ne riois qu'à moitié. Dans le besoin extrême que j'avois d'argent, je me condamnois presque d'avoir laissé partir mes trois sacs. Tout-à-coup nous entendons des cris; l'Intendant arrive tout échevelé, tout hors de lui: „Ah! M. le Duc, s'écrioit-il, quel “malheur!“ -- „Quoi! qu'y a-t-il, “disoit le Duc?“ -- „Ah! mon cher maître, reprit l'Intendant, vous êtes volé, complettement volé; on a forcé “la caisse, il n'y a plus rien.“ -- „Ah! “m'écriai-je, malheur, malheur à moi! “ mes pauvres mille écus!...“ On parut trouver singulier que je songeasse à une pareille niaiserie. „Comment donc, s'écria le maître? il faut voir cela; il “faut qu'on arrête le coquin?“ Il court à sa caisse, me laisse seul. Au bout d'un quart-d'heure, un laquais vient me faire des excuses de la part de M. le Duc; c'est-à-dire, vient me signifier, bien poliment, de me retirer. Je pris ce douloureux parti, en regrettant, très-amèrement, mes mille écus. Dans la circonstance où j'étois, cette somme pouvoit m'être bien utile. Cependant il falloit absolument faire de l'argent. J'allai encore trouver le principal usurier qui avoit, jusqu'ici, le plus travaillé à ma ruine. Depuis quelque temps, il ne vouloit plus me fournir un sou; mais il avoit appris que mon père ma mère étoient morts. Cette nouvelle suspecte le disposa mieux en ma faveur. Il connoissoit mon bien. Il me fit céder tout, exactement tout ce que je pouvois posséder, pour environ cent mille francs que je lui devois déjà, quatre-vingt mille qu'il me compta. Le malheureux me fit faire des contrats, me lia le plus fortement qu'il lui fut possible, pour s'assurer des biens que je lui transmettois; de sorte qu'il obtenoit, de moi, plus de deux millions, pour quatre-vingt mille francs comptant, pour les cent mille francs antérieurs, dont je n'avois pas touché trente mille francs effectifs. Ainsi, je n'ai plus exactement rien. Je suis, au contraire, accablé de plusieurs autres dettes, que, probablement, je ne pourrai jamais payer. Après avoir recueilli si chèrement mon argent, je me hâtai de le porter à mes cruels créanciers. Ils le reçurent fort poliment, en exaltant beaucoup ma probité, mon honneur. En sortant, j'entendis des éclats de rire. Je distinguai même l'ordre qu'on donna de me refuser dorénavant la porte. "Oh! le voilà exactement “coulé à fond, dit une Dame. Il ne “faut plus voir cela. Il convient bien “à de petits Provinciaux, comme cela, “qui tombent des nues, de se glisser chez "d'honnêtes-gens, de jouer de pareil "jeux! "Furieux, je rentrai. Je dis à l'homme: „Vous êtes un coquin; sortez “pour me faire raison sur-le-champ; a vous, dis-je à la Dame, vous êtes “une fripponne, vous mériteriez les “étrivières.“ -- „O ciel! s'écria la Dame; “au voleur, à l'assassin! qu'on aille “chercher la Garde!“ Oh! si mes quatre vingt mille francs avoient encore été là, comme je m'en serois saisi de grand cœur! Je régalai Madame la Comtesse d'une paire de soufflets, M. le Marquis de coups de plat d'épée sur le visage, je me hâtai de sortir, parce qu'on étoit allé chercher main-forte. Je me retirai, chez moi, le désespoir dans le cœur. „Parbleu! me disois-je, j'étois “un fier imbécille, de faire de si horribles sacrifices, pour agir en homme “d'honneur vis à-vis de gens qui en ont “si peu, qui m'ont probablement excro “qué mon argent, qui me traitent “si indignement, pour prix de mon “honnêteté à leur égard; j'ai eu l'imbécillité de préférer ces infâmes créanciers à mes autres créanciers légitimes, “ à ma Laure, à mes enfans, qui “vont peut-être périr de misère!“ Je rentrai chez moi, plongé dans ces tristes réflexions. J'en fus tiré tout-à-coup par une nouvelle scène. Il y avoit, chez moi, des Gardes; on venoit de saisi tous mes effets. Je n'avois plus rien au monde que ce qui étoit sur mon corps, encore le devois-je. On vouloit aussi s'emparer de ma personne, me conduire en prison pour dettes. Je me défendis comme un lion, je vins à bout de me soustraire à l'indigne canaille qui vouloit m'arrêter. Je me sauvai à pied chez ma divine Laure, à la campagne. Je trouvai cette chère personne languissante & presqu'aux portes de la mort, comme une belle fleur tranchée par la faux du Moissonneur, qui se desseche sur la terre. Tous mes enfans paroissoient souffrir comme elle. J'arrivois moi-même dépouillé de tout, presque nud, réduit au plus déplorable état. Je serrai ma Laure contre mon cœur; elle ne pouvoit parler, ni moi non plus. Il lui échappoit de temps en temps, des sanglots. Mes enfans poussoient-des cris fondoient en larmes. Je les embrassai en silence. Laure lisoit, dans mes yeux, mon état désespéré. Elle n'osoit m'interroger, sentant que je n'avois rien que de funeste à lui annoncer. Elle se trouvoit elle-même au bout de ses ressources. On ne lui vouloit plus rien fournir, ni pain, ni aucune autre subsistance. On venoit lui demander de l'argent de tous les côtés Quand on me vit arriver, on crut que j'en apportois; , pendant quelques jours, les créanciers se remirent à fournir des provisions; mais, quand on vit qu'on n'obtenoit rien de moi, on nous coupa, de nouveau, les vivres; alors le besoin se fit sentir impérieusement, nous nous trouvâmes plongés dans la plus horrible misère. Je cherchai vainement des ressources. Que ne tentai-je pas? Tout fut inutile, tout fut sourd. Enfin, mon amour-propre brisé fut réduit à recourir aux secours de la charité publique. J'allai me présenter humblement chez le Curé de la paroisse Je pris sur moi, de lui faire un tableau simple vrai de ma situation. Il m'écouta fort attentivement. „Monsieur, me dit-il enfin, votre situation est sûrement “touchante; je suppose qu'il n'y a rien “d'exagéré dans le tableau pathétique “que vous en faites. Il me seroit bien “doux de pouvoir contribuer à vous “adoucir vos peines; mais je vous prie “de considérer, que les contributions “des fidèles, pour secourir leurs frètes “malheureux, ne m'appartiennent pas, “que je n'en suis que le dépositaire “le dispensateur, que je ne puis par “conséquent les distribuer à mon gré; “mais que je dois les partager à ceux “qui y ont le plus de droit. D'après ces “principes, avouez vous-même que je “dois les premiers secours à ceux d'abord “qui sont nés sans bien, qui ont la “conduite la plus honnête, qui sont “mariés qui ont des enfans légitimes, qui sont enfin nés ou établis “depuis long-temps dans la paroisse; “avouez que si je prodiguois l'argent “des Pauvres, à un jeune libertin, pardonnez-moi ce terme, qui a débauché “des filles fait des enfans bâtards “ab hoc, ab hâc, qui, né avec beaucoup de bien, s'est ruiné avec des “filles des joueurs, qui ...... je n'en “veux pas dire davantage; mais j'en “dis assez, ce me semble, pour prouver “qu'on m'accuseroit de voler les Pauvres “pour nourrir le Vice?“ A ce discours, qui me paroissoit indigne, la fureur naissoit dans mon ame; elle devoit étinceler dans mes yeux. „Pardon, Monsieur, “continua le Curé, j'ai voulu vous justifier l'impuissance où je suis de vous “obliger. Je vois que mes raisonnemens “ne vous persuadent pas. Je ne pourrois vous offrir que de l'argent d “ma poche; mes moyens ne me per “mettroient que de faire des offres bie “modiques.“ -- „Gardez vos offres “votre argent, lui dis-je. Je vois que je me suis humilié inutilement. C'est “un nouveau sujet de désespoir; mai “j'apprends à connoître les hommes.“ Je me suis retiré en frémissant. E retournant chez moi, j'ai rencontre deux hommes, dont la figure ne m'étoit pas inconnue. Ils m'ont reconnu de leu côté, sont venus à moi, en me tendant les bras. „Ah! mon cher ami, “m'ont-ils dit, que nous sommes charmés de retrouver un ami, un camarade comme toi!“ -- „Mais; “Messieurs, leur ai-je répondu, il me “semble que vous étiez, en Angleterre, “des compagnons d'un certain Grinciador, que, par conséquent, je n'étois point votre camarade.“ -- „Chut! “m'ont-ils dit, nous avons quitté cela “Nous étions sous un frippon, nous “sommes revenus de cette duperie. “L'âge nous a mûris, nous voyons “clair à présent. Ah! mon bon ami, il “faut célébrer ta bien-venue. Viens, “entrons dans cette Auberge; mais, “qu'as-tu donc? Tu paroîs inquiet “mélancolique. Aurois-tu besoin d'argent? Tiens, mon ami, en voilà, “regarde notre bourse comme la tienne.“ On me mit, à ces mots, une bourse dans la main. J'en avois un extrême besoin; mais devois-je accepter de l'argent de gens que je croyois être des voleurs? Je ne pouvois m'y résoudre. „Hé mais, me dit le premier de la “bande, pourquoi ne veux-tu pas recevoir notre argent, si tu en as besoin? Tu nous prends donc toujours “pour des coquins? Peux-tu nous insulter ainsi à brûle-pourpoint?“ „Messieurs, leur répondis-je, je suis “bien embarrassé. J'avoue que j'ai le “plus grand besoin de votre argent; “mais vous savez ce que vous avez été.“ -- „Mais nous ne le sommes plus, “reprirent-ils.“ -- „Ah! Messieurs, j'ai “bien des doutes;“ -- „viens donc avec “nous, mon ami, nous les dissiperons “aisément.“ A ces mots, ils m'entraînèrent, presque malgré moi, dans une taverne où ils firent venir du vin. Je ne buvois qu'à contre-cœur, j'examinois attentivement mes ci-devant voleurs. Je m'appetçus que la Maréchaussée entra dans l'endroit où nous buvions, que l Archers nous observèrent tous fort atten tivement. „Bon, me disois-je, me voil “confondu dans la classe des voleurs “malheur à moi, s'ils le sont encore!“ Nos gens me parurent tous un peu troublés, malgré leur morgue. Je devois le paroître autant que les autres, ce qui pouvoit donner d'étranges préventions contre moi. Cependant on me pressoit d'accepte de l'argent. Je prends le ciel à temoin, que, si j'avois été seul, j'aurois aim mieux mourir, que d'accepter des bienfaits, de la part de gens que je soupçonnois d'être des voleurs; mais l'extrême besoin de mon amante de mes enfans m'entraînoit. J'avois lieu de croire c malheureux corrigés de leur indigne conduite précédente; il me sembloit qu'il me l'assuroient. J'osai donc porter, che moi, quelques louis, que je devois ces étranges bienfaiteurs. Ayant reçu leurs bienfaits, mon intérêt étoit de les trouver honnêtes; je desirois de pouvoir m'en assurer. Je fus donc obligé de les revoir. Ils me firent toujours mille amitiés. Ils m'obligèrent souvent de boire avec eux, me promettant toujours de m'expliquer ce qu'ils étoient, m'appellant toujours effrontément leur camarade. J'avois été vu trop souvent avec eux, je passois réellement pour un de leurs gens. Enfin, ils m'avouèrent, sans détour, l'honorable profession qu'ils faisoient. Ils voulurent m'y aggréger. C'étoit tout simplement une troupe d'assassins de voleurs de grand chemin. Je m'en étois toujours douté. Je ne pus m'empêcher de leur témoigner l'horreur que je sentois pour eux leur état. Je fis ce que je pus pour leur remontrer combien cette vie étoit affreuse, je les conjurai, même à genoux, d'y renoncer. Hélas! nul honnête-homme ne voyoit, pour ma justification, ces efforts que ma probité tentoit, afin de les engager à mieux vivre, tout le monde m'avoit vu boire avec eux, tout le monde, en apprenant à connoître ces brigands, étoit dans le cas de me regarder comme un malheureux de leur vile espèce! O! besoin, comme tu dégrades les hommes! comme souvent les circonstances s'entassent se réunissent contre un infortuné, pour l'entraîner dans sa ruine! Dès que je connus ces malheureux pour ce qu'ils étoient, je ne voulus plus absolument recevoir des secours de leur part; , comme j'étois sans aucune autre ressource, je ne tardai pas à retomber, avec ma famille, dans le plus affreux besoin. Mon bon ami, je te révèle, en souffrant mille coups de poignard, le comble du plus affreux besoin. Nous pas sâmes, tous, un jour entier, sans boite ni manger. O supplice ineffable! combien ma faim propre étoit peu de chose pour moi! mais combien la vue du tout ment que souffroit ma douce amie étoi déchirante! mais c'étoient sur-tout me enfans, dont l'aspect me tenailloit. Da mien a, je crois, moins souffert. Le lendemain, le besoin rongeur se faisoit sentir avec plus d'empire. Ils me demandoient du pain; leurs accens plaintifs me poignardoient & me déchiroient lentement. Laure étoit muette; mais le caractère de la plus auguste & de la plus profonde douleur, se peignoit sur son visage, & se faisoit entendre au fond de mon cœur. Je n'ai pu supporter cet affreux spectacle. Je me suis retiré dans la forêt voisine, avec deux pistolets. Je me suis égaré dans ses sombres détours, Entre les trones épars des sapins des chênes. Quel parti avois-je à prendre dans cette horrible circonstance? Devois-je me brûler la cervelle? Je trouvai ce parti nécessaire, j'allois le prendre; mais, par ce malheureux suicide, ne laissois-je pas subsister la plus grande partie du mal auquel je voulois remédier, puisque je laissois, abandonnés aux tourmens de la faim, mon amante mes enfans, dans lesquels je vivois, je souffrois plus que dans moi-même? N'aurois-je pas mieux fait de les délivrer, avant moi, de la vie? N'étoit ce pas un devoir, pour moi, de les affranchir ainsi de leurs peines? Je fus tenté de courir au misérable logis, pour exécuter sur-le champ cet horrible projet; mais moi.... plonger les mains dans le sang de mon amante de mes enfans! Ah! l'idée est affreuse. Alors, je vis approcher une voiture assez peu accompagnée, dans laquelle je distinguois déjà un gros homme de bonne mine, qui paroissoit riche. Tout à-coup (il faut te faire encore cette horrible confession, pour te montrer la profondeur de l'abîme où le besoin peut nous entraîner;) tout-à-coup, dis-je, je repensai aux Brigands qui vouloient m'attirer dans leur abominable société. Je vis les ressources auxquelles ils avoient recours pour vivre, je sentis naître, en moi, l'infernale tentation, de recourir à un aussi indigne parti. L'excès du besoin le justifioit presqu'à mes yeux. Je frémis d'abord d'horreur à cette affreuse idée. Je fus frappé de l'indignité du crime, du supplice effroyable qui devoit le suivre, avec un opprobre ineffaçable. J'étois entraîné, d'un côté, par la violence du besoin; de l'autre, je sentois comme une main divine qui me retenoit. Les vents plaintifs, qui gémissoient dans le feuillage, dont le souffle violent sembloit me repousser; la terre que je croyois sentir s'écrouler sous mes pas; la foudre qui me paroissoit étinceler dans la nue; tout sembloit me crier: „Arrête, malheureux!“ Tout m'offroit les fers, les cachots, les échafauds, les bourreaux, les gibets, la mort affreuse à laquelle je m'exposois. Dans mon anxiété déchirante, je laissai passer la voiture. Le gros homme me regarda avec inquiétude, put appercevoit mes pistolets, fit aller ventre à terre, comme pour me fuir. Bientôt je vis venir, de loin, une seconde voiture. Nouvelle tentation de ma part, plus cruelle que la première. Nouveaux obstacles, que mes remords mon imagination troublée, la nature en désordre, apportent à ce misérable projet. „Non, me disois-je, il vaut “mieux me présenter comme suppliant “au passant que j'attends, lui demander amicalement des secours volontaires.“ Il approche, j'avance de son côté, sans faire attention que je devois l'effrayer par la vue de mes pistolets. C'étoit un Abbé; nouvelle raison pour qu'il eût peur. Il paroissoit frissonner. Il pressoit le Postillon d'aller ventre à terre. „Arrête, m'écriai je.“ Aussi-tôt l'Abbé, tout tremblant, me jette sa bourse, brûle le pavé. „Mon Dieu! “me disois-je, n'a-t-il point cru que “je voulois lui demander la bourse ou “la vie? Ne m'a-t-il point jeté cette “fatale bourse par excès de frayeur, “comme à un voleur? Dois-je ramasser “cet or funeste? mais, si je le laisse-là, un autre le ramassera; , s'il va “me dénoncer, je passerai toujours pour “avoir fait le vol? Ne vaudroit-il pas “mieux aller porter cette bourse au “Juge du lieu, lui expliquer le fait, “lui jurer que je n'avois d'autre intention que de demander l'aumône “au passant, le prier de lui faire “remettre l'argent?“ C'étoit-là, je pense, le meilleur parti que j'avois à prendre. C'étoit-là, je crois, celui que j'aurois pris. Je ramassai la bourse; il ne m'étoit pas si aisé de la porter au Juge ou à la Maréchaussée. „Ceux à “qui je la remettrai, me disois-je, “pourroient bien l'appliquer à leur profit; moi, qui en ai un si horrible “besoin..... O ciel!“ J'entendois les soupirs de Laure, les cris de mes enfans, qui me demandoient du pain. Je me jetai à genoux. J'implorai les lumières les secours de l'Eternel. „O! “mon Dieu, m'écriai-je, toi qui as “permis, pour mon châtiment, que je “tombasse au fond de l'abîme, ô! daigne “me protéger me soutenir dans ce “moment terrible; inspire-moi ce que “je dois faire, donne-moi la forte “de l'exécuter.“ Je marchois, ou plutôt je me traînois lentement, dans la plus cruelle indécision, il me semble que le parti le plus honorable alloit prévaloir dans mon cœur. Cependant, je voyois venir une troisième voiture. Je distinguois déjà, dedans, un homme avec une Dame. Ils approchent toujours; enfin je reconnois, ô ciel! le Chevalier Marqué, avec l'indigne Frédégonde. O vue affreuse! l'aspect de l'enfer ouvert ne m'auroit pas causé une plus horrible impression. Tout mon sang se souleva, se retira vers mon cœur. „O monstres! m'écriai-je, “en volant à eux, en arrachant l'indigne “Marqué de sa voiture. C'est vous qui “m'avez plongé dans l'horrible état où “je suis. Vous ne jouirez pas de mon “malheur. Allons, toi, le plus vil des “scélérats, il faut que tu aies ma vie, “ou que j'aie la tienne. Choisis de l'arme “blanche ou du pistolet.“ Alors, je lui présente un de mes pistolets; l'infâme, en le recevant, me le tira au visage. Heureusement qu'il trembloit, ce qui m'épargna le coup. Je lui lâche aussi-tôt le mien; mais, égaré par la fureur, je n'ai pas le bonheur de lui brûler la cervelle. Cependant, je l'attrape à la joue. Soudain je mets l'épée à la main. Il n'étoit pas assez blessé, pour ne pouvoir me répondre. Le lâche refuse de tirer la sienne du fourreau; je lui cassai la mienne sur le visage, en lui criant: „O! le plus lâche des scélérats, défends “donc ta détestable vie.“ Cependant Frédégonde poussoit des hurlemens affreux. „Au meurtre! à “l'assassin, s'écrioit-elle!“ La Maréchaussée accourt, s'empare de moi. „Voilà, dit la scélérate, un voleur, “un assassin qui vient de nous demander “la bourse ou la vie, qui assassine “mon mari.“ -- „C'est justement celui “que nous cherchions, disent les Archers.“ -- „Qu'entends-je, m'écriaije? quelles horreurs! moi, voleur “assassin!“ Je n'en pouvois plus; affoibli par un long jeûne, par l'effort que je venois de faire, je tombe en défaillance me laisse enlever. Les Archers me garottent à leur gré, je ne rouvre les yeux que dans un cachot, où je suis chargé de fers. „O mon Dieu! m'écriai-je, la face “prosternée sur la terre, ô mon Dieu! “tu m'abandonnes. Ce tourment est audessus de mes forces de celles de “la nature humaine. Ah! reprends moi “la misérable existence que tu m'as “donnée, soutiens la déplorable vie “de mon amante de mes enfans.“ Je me représentois alors tous les tourmens qu'ils souffroient. Je les voyois agonisans mourans, l'un après l'autre, de faim de rage, en appelant en vain le misérable qui avoit fait leurs malheurs, leur avoit donné la vie. Je me roulois sur la terre, en poussant des hurlemens plaintifs; des défaillances m'enchaînoient, des transports effrénés me ranimoient tour-à-tour. O! comment ai-je pu supporter, sans mourir mille fois, une si horrible existence? Le Geolier m'apporta la déplorable pitance des Prisonniers. J'étois alors immobile. Il mit, auprès de moi, le pain de douleurs; je restai long-temps sans daigner y toucher. Enfin l'aiguillon du besoin se faisant, de nouveau, sentir, je dévorai cette misérable nourriture, en disant continuellement: „O mon “Dieu! que ne puis-je la distribuer à “mon amante à mes enfans?“ Je passai la plus affreuse nuit dans des tourmens, dont je n'avois pas encore eu d'idée. Le lendemain, on me fit subir un interrogatoire. Le Juge m'ayant questionné, je racontai ma déplorable histoire, telle que je viens de la détailler. Je fus d'abord confronté avec les Archers de la Maréchaussée; ils assurèrent m'avoir vu boire avec des voleurs, qui m'appeloient leur camarade. Je ne le niai pas; mais j'assurai qu'alors j'ignorois l'indigne profession qu'ils faisoient; que, quand je l'avois apprise, loin de vouloir être leur complice, je les avois conjurés, à genoux, de quitter cet indigne métier. On lut mon signalement, qu'on avoit déjà distribué de tous les côtés, pour me faire arrêter comme voleur de grand chemin, le signalement se trouva exact. On me confronta avec un gros homme, que je soupçonnai être celui que j'avois vu passer dans la première voiture; il ne dit pas que je l'avois arrêté, mais qu'il m'avoit vu simplement avancer quelques pas vers lui, armé de deux pistolets, ce qui lui avoit causé beaucoup d'effroi, l'avoit fait s'enfuir ventre à terre. Il paroissoit croire qu'il devoit sa vie uniquement à la rapidité de sa fuite. Je niai que j'eusse eu la moindre envie de l'arrêter. Il paroît que le malheureux avoit fait sa dénonciation. On me confronta ensuite avec l'Abbé, que j'avois rencontré dans la seconde voiture. Il dit que je l'avois arrêté sur la grande route, avec des pistolets, qu'il m'avoit jeté sa bourse, s'étoit dérobé à mes coups, par une fuite rapide. Je dis que j'avois pris le parti de lui demander simplement l'aumône; que je m'avançois vers lui, dans ce dessein; que la peur le faisant redoubler de vîtesse, j'avois été obligé de crier „arrête,“ pour le prier de s'arrêter en ma faveur, de me soulager par quelqu'aumône; que j'avois des pistolets pour exécuter, peut-être, une tentation que j'avois de me délivrer d'une vie affreuse. On me fouilla, l'on trouva, sur moi, une bourse, que mon adversaire reconnut pour la sienne; on y trouva la somme entière, qu'il disoit y avoir laissée. J'assurai, pour ma justification, que j'avois ramassé la bourse, dans l'intention de la porter, malgré mon extrême besoin, au chef de la Maréchaussée, ou au Juge, afin qu'il la remît à celui à qui elle appartenoit. Outre ces confrontations, j'essuyai divers autres interrogatoires, où le Rapporteur me tendit mille pièges, pour me dérouter, me faire avouer mon crime, si j'avois été capable d'en commettre. „Ah! Monsieur, lui disois-je, “pour Dieu! faite porter des secours “à ma femme à mes enfans, “condamnez-moi, si vous voulez, au “supplice le plus affreux. Je vous bénirai encore en mourant.“ Dans un autre interrogatoire, je fus confronté avec l'indigne Frédégonde. Elle soutint que je les avois attaqués tous deux le pistolet à la main; que je leur avois demandé la bourse ou la vie; que j'avois arraché son mari de la voiture; que je lui avois tiré deux coups de pistolet, que, l'ayant blessé avec le second, j'avois voulu l'achever avec mon épée; mais qu'heureusement elle s'étoit cassée; que je continuois d'assouvir du moins ma rage, en le frappant de toutes mes forces avec le tronçon le pommeau; que là-dessus, la Maréchaussée étoit accourue à ses cris. Je racontai, de mon côté, l'histoire telle qu'elle étoit arrivée. Je peignis l'homme la femme, comme ils méritoient de l'être. On lut la déposition du Chevalier Marqué, qui ne pouvoit paroître en personne, parce que sans doute il étoit dans son lit. Elle s'accordoit avec celle de son infâme compagne; j'y fis les mêmes réponses. Je fus reconduit dans mon cachot. Le lendemain, je comparus devant le Juge. Il me demanda ce que c'étoit que la Société souterreine de Londres; je lui dis ce que j'en savois. Il lut mon signalement, qu'on lui avoit envoyé, pour m'arrêter, comme Député de cette Société. Il me demanda comment pourquoi j'avois tué le Comte de Saint Flour. Je lui racontai encore cette histoire, avec la plus scrupuleuse exactitude. Enfin, il me demanda ce qu'étoit devenue ma mère. Ici je fus frappé comme d'un coup de foudre. Je frissonnai, je pâlis. Le Juge m'observa, du regard le plus fixe. Je lui dis que je n'avois absolument pu découvrir ce qu'étoit devenue ma mète. Il me fit les questions les plus captieuses, pour me faire avouer que je lui avois donné la mort, me forcer de lui dire ce que j'avois fait du cadavre. Il ne put rien tirer de moi. Enfin, il me parla de ma chère Aurore, que j'avois trompée par un faux mariage. Il me déchira encore le cœur par ce triste souvenir. Je lui avouai, à cet egard, tout ce qu'il voulut. Il me renvoya à mon cachot; mais son visage étoit sombre sinistre, je crus lui entendre dire: „C'en est assez.“ Ce qui m'annonçoit une condamnation prochaine. Enfin, je comparus devant le Grand Prévôt tous les Juges ses assesseurs assemblés; car j'étois jugé prévotalement, manière expéditive, qui ne suppose jamais l'innocence, qui ne lui permet pas de se montrer. On me lut toutes les dépositions qui avoient été faites contre moi; on m'interrogea sur tous les chefs d'accusations, sur tous les objets dont le Rapporteur m'avoit déjà parlé. Ensuite on me renvoya dans mon cachot, dévoré d'inquiétude, sentant que j'allois être exposé, peut-être, à me voir condamné à une mort infamante. Le même au même. Ah! mon ami, mon bon ami, c'en est fait. Je t'écris pour la dernière fois; quand tu liras cette déplorable lettre, ton pauvre ami ne sera plus.... Je suis encore écrasé du coup de foudre que je viens de recevoir. A peine puis-je tenir ma plume; mais il me faut du courage. Il faut que je me montre homme à mon dernier instant. O mon Dieu! je vais paroître devant toi. Donne-moi la force de supporter les peines affreuses que les hommes entassent sur ma tête. O! ma mère, reçois cette expiation. Je ne suis point coupable de ta mort. Mais, quoique ma volonté n'y ait aucune part, le ciel m'a condamné, pour me punir de mes crimes, à être l'instrument du châtiment qu'il t'a infligé. O! mères, apprenez à ne pas sacrifier vos enfans l'un à l'autre; apprenez à ne pas vous faire des idoles des victimes. Mon ami, j'ai obtenu un quart-d'heure pour t'écrire. Après cela les Bourreaux vont s'emparer de moi, pour exécuter l'horrible Sentence qui me condamne. Je suis déjà entre leurs mains. On m'a lu cette Sentence injuste, que sans doute les Juges casseront eux-mêmes, quand ils seront plus éclairés; mais alors il ne sera plus temps; en voici à-peu-près la teneur. „Condamnons le nommé César de “Perlencour, atteint convaincu “d'avoir, d'abord, voulu attaquer un “particulier dans la forêt de**; d'avoir ensuite arrêté un second particulier, qui lui a remis sa bourse; d'avoir “ensuite attaqué un homme une “femme dans la même voiture, d'en “avoir arraché l'homme, de l'avoir “blessé d'un coup de pistolet, m'assacré à coups de pommeau de tronçon d'épée; d'avoir été lié avec une “Société de voleurs assassins, d'être “un député d'une pareille existante à “Londres; coupable, d'ailleurs, de “plusieurs autres crimes, comme d'avoir tué en duel un jeune Seigneur; “d'avoir séduit plusieurs Demoiselles; “d'avoir trompé, par un faux mariage, “une infortunée dont il a causé la “mort; véhémentement suspecté d'avoir “assassiné sa mère: en réparation de “quoi, avons condamné ledit César de “Perlencour a être rompu....“ Je n'en puis écrire davantage. J'éprouve, à cette idée, un si horrible frémissement, que je suis obligé de m'arrêter..... Tu le vois, mon cher ami; comment des Juges peuvent-ils me supposer convaincu d'accusations, qui sont toutes ou presque toutes fausses, que j'ai réfutées d'une manière victorieuse; me condamner, sur leurs cruelles suppositions, à une mort affreuse? Voilà donc le terme de mes projets glorieux, de mes brillantes espérances, de tous les songes d'or que j'avois faits. Voilà la fin des promesses que me faisoit la fortune, en me comblant de tous ses dons, joints à une partie de ceux de la nature. Ah! mon ami, si tu existes toi-même; car comment peux-tu m'abandonner comme tu fais, si tu existes encore? Ah! si tu m'avois envoyé quelques secours, je ne serois pas tombé dans l'abîme, où je me vois précipité. Tu me pleureras un jour, tu diras: „J'ai été trop sourd à la voix “de son désespoir; mais, non, il faut qu'il te soit arrivé quelque malheur, qu'une maladie cruelle t'enchaîne, ou peut-être la mort. Ah! mon ami, s'il étoit vrai, dans mon cruel état, je trouverois encore des pleurs à donner à ta perte. Envoie, au moins, des secours à ma chère Laure, à mes enfans infortunés, s'ils respirent encore, si la faim cruelle ne les a pas moissonnés tous, l'un après l'autre, sous les yeux de l'intéressante personne qui sera tombée morte, la dernière, sur leurs cadavres épars..... Mais quoi! qu'est-ce qu'on me veut? Quoi! mon ami, je reçois des nouvelles des secours de ta part! Ah! cher Dumoulin, il n'est plus temps. Quelques jours plutôt, ils m'auroient sauvé l'honneur la vie. Ils auroient conservé les jours de mes enfans, de mon amante. O délai cruel! ô! combien tu le regretteras amèrement! mais ce n'est pas ta faute, mon ami, je le vois par ta lettre. J'envoie tes secours à mes enfans, à Laure, s'ils existent encore; mais peut-être va-t-on leur dérober ces secours, sous prétexte que, par ma sentence de mort, tous mes biens sont confisqués au profit du Roi. Dumoulin, à César de Perlencour. Ah! mon ami, que tu es malheureux! & que je le suis moi-même! J'apprends que tu es dans le plus affreux besoin, je n'ai pu lire tes lettres pour te secourir à temps. Une rechûte affreuse m'a rendu plus malade que ci-devant. J'ai passé quinze jours absolument sans connoissance. Pendant ce temps fatal, tu souffrois; nul n'a ouvert mes lettres, tu attendois vainement une réponse, j'ai eu le malheur de manquer à mon ami, dans la circonstance où il avoit le plus besoin de moi. Je tremble des suites affreuses qui ont pu résulter de mon silence involontaire. Je suis dans la plus affreuse inquiétude. Ecris-moi sur-le-champ, pour m'en tirer. Je ne puis partir dans le moment, pour te rejoindre; je suis trop foible; mais, dans trois ou quatre jours, si je puis supporter le mouvement de la voiture, je me mets en route. O! mon ami, mon bon ami! Pardonne-moi, de ne t'avoir pas répondu, de n'avoir pas volé à ton secours sur-le-champ. Tu le vois, ce n'est pas ma faute; mais je m'en voudrai toute ma vie. Nos deux amis n'étoient point à Lyon. Ils seront inconsolables, quand ils apprendront tes malheurs, de ne s'être point trouvés là pour me suppléer. Adieu, mon ami. Je t'embrasse un million de fois; écris moi, pardonne-moi. César de Perlencour, à Dumoulin. Ah! mon ami, que j'ai eu de peine à lire ta lettre! comme un torrent de larmes éteignoit, ou voiloit mes yeux! Ah! que tu seras bien plus affligé, quand tu apprendras le reste! Quelle suite affreuse de ton silence! mais tu n'es point coupable, ni moi non plus. Le ciel a voulu me punir; j'ai commis bien des excès; mais avoue que le châtiment est horriblement cruel. Moi qui aspirois à toute sorte de gloire, à celle des armes, comme à celle des talens; moi qui ai fait, à l'honneur, les plus grands sacrifices, je me vois confondu avec les plus vils scélérats. Je vais recevoir la mort la plus affreuse la plus infâme. Mon nom va être en opprobre, couvrir ma famille d'un déshonneur éternel. O Juges trompés négligens! quels seront vos remords, quand vous découvritez mon innocence! Mon cher ami, la nature se révolte, s'indigue de l'injustice, frémit de sa destruction prochaine. Je quitte de temps en temps la plume, pour me jetter dans les bras de mon Confesseur. Il verse un torrent de larmes sur mon sort. Il me parle de Dieu, de l'Eternité. Je ne l'aurois pas peut-être écouté sérieusement, avant cette affreuse catastrophe. Je l'avoue cependant, il fait passer, dans mon ame, une ombre de consolation. C'est la vertu personnifiée, c'est vraiment un Ministre du ciel, qui me parle de sa part. Il m'est vraiment d'un grand secours. Il m'adoucit le plus affreux passage. On attend que j'aie sini ma lettre, mon cher ami, pour me lier les mains, me conduire au supplice. O! ma mère! qu'il est heureux pour toi, dans cette circonstance, d'avoir perdu la vie! Quel désespoir, si tu respires encore! O! mon père! puisse la terre couvrir aussi ta vénérable dépouille, avant que le bruit de mon sort affreux parvienne jusqu'à toi! Adieu, mon ami, mon bon ami, adieu pour jamais. O quelle affreuse séparation! mon bon ami, ne rougis point du pauvre César de Perlencour; il a été bien malheureux, plus qu'il ne méritoit de l'être. Justifie-le au yeux de ceux qui l'accuseront. Je prends à témoin le Dieu redoutable devant lequel je vais paroître, que je t'ai dit exactement la vérité. Adieu!.... Tu sens avec quel cœur serré je dois te dire cet adieu..... Mon ami, adieu pour la dernière fois. Je vais à la mort. Lettre du Valet-de-Chambre de César, à Monsieur Dumoulin. Ah! Monsieur, quel malheur! j'en suis malade, j'en mourrai, je crois. Mon cher maître, mon pauvre maître! Ah! mon Dieu! Comment pouvoir raconter une si horrible catastrophe? J'ignorois ce qu'il étoit devenu. Je savois qu'il avoit perdu au jeu tout son argent, qu'il avoit disparu. J'étois dans la plus horrible inquiétude. Je craignois qu'il n'eût attenté sur lui-même. Ah! Monsieur! il y avoit bien pire que cela. J'appris qu'il avoit une petite maison de campagne à*, où il avoit déposé, en secret, ses enfans avec Mademoiselle Laure de Lysange. Il m'avoit toujours caché cela. Je dis: „Il sera, sans doute, “retiré dans cette retraite; mais il y “sera peut-être dans le besoin.“ En conséquence, je rassemble tout mon petit pécule, pour le mettre aux pieds de mon cher maître, s'il veut en faire usage. Je cours à toutes jambes, j'arrive à*** Je demande la demeure de M. de Perlencour: on me dit que sa demeure est en prison, qu'il est entre les mains de la Justice. Frappé de cette nouvelle affreuse, je demande de quoi on l'accuse. „D'avoir volé assassiné “sur le grand chemin, me dit-on; rien “que de cela.“ -- „Ah! cela ne se “peut pas, m'écriai-je; une Dame “qui étoit avec lui, avec des enfans?...“ -- „Tout cela a disparu, me répondit-on. Si vous voulez voir M. de Perlencour, il faut vous rendre à M**, “où on l'a transféré, où il doit être “jugé.“ Je cours dans cette ville voisine; j'y arrive. O ciel! je vois toute la ville en tumulte. Une foule prodigieuse vaguoit dans les rues; mais une nombreuse Garde se promenoit pour la contenir. Je demande ce qu'il y a. „Ah! me dit une “pauvre femme, Monsieur, un innocent, le plus beau jeune-homme qu'il “y ait sur la terre, qui va être rompu “vif!“ O ciel! je crus sentir un coup de poignard; je tombai à la renverse. On me secourut. On me fit revenir à moi-même. Je demandai, en tremblant, le nom du condamné. On me prononça trop bien celui de mon maître. Furieux, je cours chez le Grand Prévôt; je passe sur la place; j'y vois le fatal échafaud dressé, j'y tombe encore en foiblesse. Ranimé une seconde fois par les secours des gens charitables, je cours de nouveau, chez le Grand Prévôt: „Ah! “Monseigneur, lui dis - je, justice! “vous allez faire périr un innocent. Je “vous réponds de mon maître.“ „Qu'on écarte cet homme-là, dit-il.“ Les Archers m'écartent, malgré moi. Je veux crier. On me menace de m'arrêter, si je ne reste pas tranquille. Il y avoit, là, un gros homme un Abbé, qui se plaignoient aussi très-amèrement. Ils craignoient bien, à ce qu'ils disoient, que leurs dépositions n'eussent contribué à faire condamner un innocent. Je leur demandai ce qu'ils avoient déposé. Le gros homme me dit qu'étant sur le grand chemin dans la forêt, il avoit vu un jeune-homme armé de deux pistolets, qui avoit fait quelques pas vers lui, qui paroissoit couver un dessein funeste. „J'ai cru, continua-t-il, que son dessein “étoit de m'arrêter, que j'avois eu “le bonheur de lui échapper, par ma “fuite; mais il a dit qu'il n'avoit les “pistolets que par la tentation de se “tuer lui-même, qu'il n'avoit pas eu “d'autre dessein, à mon égard, que “celui de me demander des secours. “Cela peut-être:“ -- „Et vous voyez “bien que cela est, m'écriai-je. Mon “maître, pressé par le plus horrible “besoin, ayant une femme des enfans qui lui demandoient du pain, “s'est retiré dans la forêt, pour se tuer. “Il vous a vu; il lui sera venu dans “l'idée qu'il pourroit, auparavant, recourir à votre générosité.“ -- „Ma “déposition a été plus grave, dit l'Abbé; “j'ai dit qu'il avoit avancé vers moi, “avec ses pistolets, qu'il avoit crié: “Arrête.“ Il est vrai que je redoublai “de vîtesse pour m'enfuir.“ -- „Il “falloit bien, m'écriai-je, qu'il vous “priât d'arrêter, pour lui faire vos générosités.“ Les deux Déposans fondoient en larmes, se frappoient la poitrine. On ne les écoutoit pas, on les écartoit comme moi. Ils racontoient leur histoire au peuple, qui s'écrioit: „Cela est indigne.“ Il y avoit, là, des Gardes-du-Corps, dont plusieurs avoient connu mon maître. „Cela est affreux, “s'écrioient-ils; c'est le plus galant “homme du monde. Nous répondons “de lui corps pour corps.“ On n'osoit les écarter; mais les Officiers de la Maréchaussée les prioient de ne point troubler l'ordre public. Il y avoit, d'ailleurs, deux régimens qu'on avoit fait venir du voisinage, craignant l'émeute, avec toutes les brigades de Maréchaussée des environs. Bientôt nous avons entendu les hurlemens du peuple. Ils annonçoient l'infortuné patient qui venoit, avec deux mille hommes de cortége, sans compter la foule. Nombre d'Ecclésiastiques de Bourgeois honnêtes, formant une file très-longue, marchoient, comme en procession, devant lui, un livre d'Eglise à la main, chantant où récitant des prières; ensuite venoient plusieurs brigades, qui paroissoient le plaindre plutôt que le garder; ensuite les premiers jeunes gens de la ville s'avançoient l'épée à la main, pour lui faire honneur. On n'avoit pu leur refuser refuser ce privilége, sur la parole qu'ils avoient donnée de ne pas troubler l'exécution. Les Gardes-du-corps, à qui leurs Officiers avoient défendu de travailler à sauver le patient, voulurent au moins l'honorer. Encouragés par l'exemple des jeunes-gens, ils se rangèrent aussi autour de l'infortuné, l'épée nue à la main. Enfin je l'apperçus, de loin, lui-même, entre les bras de son Confesseur, qui fondoit en larmes: on l'entendoit venir de loin; car, à mesure qu'il passoit, tous les spectateurs poussoient des gémissemens. Une foule innombrable suivoit le cortége, en sanglottant. Je voulus pousser des cris, courir à mon cher maître. On m'entraîna, on me retint dans le Corps-de-Garde, d'où j'avois le douloureux avantage de tout voir. Je vis qu'il m'apperçut de loin; il souleva ses bras vers moi, je poussai de longs cris, du fond de mes entrailles. Je le vis monter sur l'échafaud, d'un ait aussi noble qu'intrépide. Sa tête superbe surpassoit celle de tous les bourreaux qui l'entouroient. Son teint, peut-être un peu plus pâle qu'à l'ordinaire, étoit encore animé par son courage. Son œil lançoit encore des rayons. Toutes ces expressions ne sont pas de moi; c'est ce que j'entendois dir par des gens comme il faut qui se trou voient là, moi je sentois tout cela sans pouvoir le dire comme cela. Je n'entendois pas ce que disoit mor cher maître; mais il me sembloit qu'il faisoit la plus grande impression. „C'est “un Dieu, disoit-on, on ose.... Ah! “c'est un sacrilége. Le bon Dieu nous “punira.“ Il a levé les yeux au ciel Il m'a semblé qu'il le prenoit à témoin de son innocence, en s'appuyant la mai sur le cœur. „Quel caractère de grandeur, disoit-on autour de moi! quelle “beauté noble majestueuse! C'est “l'Apollon du Belvédère.“ (Il me semble qu'ils disoient comme cela:) „Et ce “superbe ouvrage, chef-d'œuvre de la “création, va être brisé de gaîté de “cœur. Ah!....“ Le peuple gémissoit, sanglottoit. Je voyois qu'on s'indignoit, qu'on se contenoit avec peine. Il a embrassé ses bourreaux, leur a par donné sa mort. Ils ont commencé à le lier, pour l'exécution terrible. L'indignation publique s'est accrue sensiblement. Il n'étoit pas encore tout-à-fait lié; cependant l'exécuteur prenoit déjà la barre fatale pour frapper. L'assemblée paroissoit enchaînée dans un morne silence. Alors, j'ai cru entendre un cri; j'ai vu une femme accourir avec quatre enfans; c'étoit Mademoiselle Laure de Lysange. L'infortunée a vu son amant dans cet affreux état; elle a poussé des cris plaintifs, en courant vers lui, en lui montrant un de ses enfans. Il a, de son côté, apperçu son amante. Il a paru vouloir s'élancer vers elle. Les bourreaux ses liens l'ont retenu, la chère Demoiselle est tombée dans un profond évanouissement. On l'a enlevée. J'aurois voulu pouvoir voler à son secours; j'étois retenu. Je ne sais plus ce qu'elle est devenue. Le Confesseur a entonné une prière que tout le peuple a chantée à genoux. Le bon Prêtre lui-même, à genoux, tendoit les bras au ciel. Tous les Militaires frémissoient, agitoient leurs épées avec indignation. Tout étoit prêt. J'ai vu lever la barre fatale; je suis tombé moi-même dans le plus profond évanouissement. En rouvrant les yeux, j'ai vu l'échafaud renversé. Tout le monde étoit indigné contre la Justice, contre les bourreaux, contre les Militaires, contre le Peuple même. Je demandois, à grands cris: „Qu'est devenu le patient?“ J'apprenois qu'il avoit été enlevé; „mais, “m'écriois-je, a-t-il été enlevé vivant?“ Ah! c'étoit là ce qui faisoit frémir d'indignation. On lui avoit laissé donner les coups terribles; on ne s'étoit soulevé qu'après l'exécution terminée, ou presque terminée. C'étoit ce spectacle affreux que le peuple n'avoit pu soutenir jusqu'au bout, qui l'avoit rendu forcené, lui avoit fait renverser briser tout; mais il étoit trop tard. On avoit emporté la malheureuse victime toute brisée, toute sanglante; , loin de la secourir, on n'avoit fait probablement qu'augmenter ses souffrances; puisque, dans cet horrible état, le moindre mouvement avoit dû lui causer des douleurs inouies, dans lesquelles on assuroit qu'on l'avoit vu expirer. On ne savoit ce qu'étoit devenu son corps. Les Militaires étoient indignés contre eux-mêmes. „Nous sommes de grands “malheureux, s'écrioient-ils, d'avoir “laissé périr ce beau jeune-homme innocent.“ Tout le monde s'en vouloit de s'être soulevé si tard si infructueusement. Les bourreaux, poursuivis à coups de pierres, ont, je crois, péri lapidés. Le Grand Prévôt les Juges ont été obligés de se cacher. Jamais le plus grand désastre n'auroit pu causer de plus grandes douleurs. La ville entière, consumée par un incendie, n'auroit pas fait pousser de plus affreux gémissemens. Pour moi, vous sentez, Monsieur, dans quel affreux état je me trouve réduit. Je suis dans mon lit, j'ignore si j'en pourrai relever. Je ne sais pas comment j'ai pu écrire cette lettre. Ah! Monsieur, quel malheur! Dumoulin, à Sénac & Toussaint ses amis. M***. Ah! mes chers amis, je suis arrivé trop tard. Mais qu'aurois-je pu faire? être témoin du plus affreux spectacle. Je suis, en quelque sorte, arrivé trop tôt. Son sang fumoit encore. J'en ai vu les traces. C'en est fait, mes amis, nous avons perdu notre ami, le plus beau jeune-homme qu'il y eût peut-être sur toute la surface du globe. Intéressant sujet, né avec des qualités essentielles, avec le fond d'un caractère qui auroit pu être excellent, avec un esprit qui auroit pu lui faire un nom, peut-être, par la suite, avec un courage dont il a donné trop de preuves, avec une exquise sensibilité, enfin, avec un charme irrésistible qui le faisoit adorer! Il nous a été ravi par le plus cruel supplice; tant de perfections réunies ont péri dans la plus belle fleur de la jeunesse, avant que l'infortuné eût atteint l'âge de ving ans. O douleur! laissez-moi reprendre un moment haleine.... J'avois entendu parler vaguement en route de sa condamnation; je ne pouvois croire une si horrible nouvelle. Je suis accouru, grand Dieu!.... Je venois le secourir, comptant qu'il étoit seulement persécuté par le besoin.... Ah! quel malheur plus grand!.... Vous apprendrez les détails de sa mort; je n'ai pas la force de les tracer. Vous les apprendrez par une lettre de son Valet-de-Chambre, qu'il m'a adressée à Lyon, qu'on vous remettra, comme toutes mes autres lettres. Le peuple n'est pas calmé. Il vent ravoir son cadavre. On dit qu'on ll retrouvé; mais qu'on l'a fait enterrer secrettement. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il n'a pas paru aux fourches patibulaires. Il n'y paroîtra sûrement pas. On a forcé les Juges de remettre le procès sur le bureau. Ils ont entendu de nouveau les dépositions. Il n'en est plus résulté rien contre l'infortuné. Rien ne prouve qu'il ait eu l'intention d'arrêter personne, sur le grand chemin, pour le voler. Il y a plus, les malheureux Juges avoient, dans leurs cachots, des témoins vivans de son innocence, de malheureux voleurs de grand chemin avec lesquels on l'avoit vu causer ou boire. Ils ont attesté, sur la sellette, qu'il n'avoit jamais été de leur société; que, loin d'être leur complice, il leur avoit remontré, avec la plus grande force, les inconvéniens affreux de leur profession, les avoit conjurés, à genoux, d'y renoncer. Ils ont attesté qu'il n'avoit pas été davantage, en Angleterre, le partisan de la Société souterreine. Il falloit interroger ces gens-là, avant de condamner notre ami, puisqu'on le supposoit leur complice; il falloit le confronter avec eux; ils sont morts en protestant qu'il étoit innocent. Il falloit le justifier à l'égard de Frédégonde du Chevalier Marqué.. Les deux misérables ont été forcés de le faire eux-mêmes à leurs dépens. Les voleurs de grand chemin, qui ont été condamnés, les ont chargés. Ils ont révélé que c'étoit ce couple indigne, ce couple accusateur de notre ami, qui étoit de leur Société, de la Société souterreine de Londres. On a soudain arrêté les deux malheureux. Une nuée de témoins s'élève contr'eux. On prétend qu'ils ont commis des horreurs. On parle d'assassinat, de poison. On découvre qu'ils ont empoisonné, entr'autres, un certain Chevalier de Loutrailles, pour s'emparer de tous ses effets; enfin, on soutient que leur vie est un tissu de crimes. Pour moi, j'ai montré aux Juges toutes les lettres de mon ami, qui rendent compte des abominables procédés du couple odieux, à son égard. J'y ai joint plusieurs lettres des deux scélérats, que César avoit déterrées, qu'il me faisoit passer dans sa correspondance. Ces lettres justifient sa colère contr'eux, prouvent qu'il ne les avoit point attaqués pour les voler; mais pour les châtier, comme ils le méritoient. On dit que ces deux malheureux sont condamnés au supplice qu'ils méritent. On parle de celui du feu, l'on dit qu'on dresse déjà leur bûcher. Ils ont la rage, avant de mourir, d'apprendre, au moins, que la mémoire de l'innocent opprimé est pleinement juridiquement réhabilitée. Les Juges n'ont pu résister à la foule des preuves qui établissoient son innocence, de la manière la plus frappante. On dit qu'ils sont inconsolables. Ils se reprochent amèrement d'avoir privé la terre d'un de ses plus touchans ornemens, d'avoir fait tomber le poids d'une condamnation injuste, sur un mortel éblouissant, qu'ils auroient dû protéger défendre, dont le salut eût fait leur gloire. Le Peuple est aussi accablé que les Juges; son désespoir augmente par le regret de n'avoir pas pris plutôt sa défense, de n'avoir fair, pour le sauver, une malheureuse tentative, que quand il n'étoit plus temps. Il s'impute ainsi, en partie, la perte de cet admirable jeune-homme. Toute la ville a voulu témoigner son estime pour lui, sa douleur profonde, en lui faisant célébrer de magnifiques funérailles. Tout le monde a contribué à la dépense, qui a été considérable. Ses Juges ont dû payer une part plus forte que les autres. On a décoré la principale Eglise de la ville, avec une pompe funèbre, aussi magnifique que pour un Prince. On a érigé un superbe Catafalque, où le glorieux César étoit représenté l'épée nue dans une main, l'autre appuyée sur son cœur, les yeux élevés vers le ciel. La Justice lui demandoit pardon, à genoux, en déchirant sa Sentence. La Gloire la Vérité le couronnoient de laurier. J'ai été invité à cette triste cérémonie. Son Confesseur a célébré l'office, a prononcé l'Oraison Funèbre du mort, en fondant en larmes, en faisant pleurer sanglotter presque tous les spectateurs. J'avois fourni les matériaux, dont le Prédicateur avoit tiré un grand parti. Les Juges étoient à genoux au pied du Catafalque, comme pour faire amende-honorable. J'ai vu couler, de leurs yeux, des larmes sincères. On travaille à un Mausolée, qui sera placé dans l'Eglise, pour consacrer, à jamais, la mémoire de son malheur de son innocence. Levrette est venue au milieu du saint sacrifice; elle a poussé des cris plaintifs; elle vouloit s'élancer pour embrasser la statue de son incomparable ami. Elle troubloit la cérémonie. Heureusement, pour elle, elle s'est évanouie. Je l'ai fait porter dans mon Auberge, où on lui prodigue tous les soins qu'elle mérite. La chère personne est enchanteresse. J'ai découvert, dans ses pleurs, une partie de ses graces. C'est comme un ciel voilé de nuages; qu'il doit être charmant, quand il est serein! Elle est inconsolable; je le suis moi-même, il faut cependant que je travaille à sa consolation. O! malheureuse mère, qui as gâté cet excellent naturel, qui es la première cause de ses malheurs, qui, la première, as creusé l'abîme où il s'est vu ensuite entraîné par les circonstances! Ah! si tu existes, si tu apprends les suites affreuses de ton idolâtrie, quels remords pour toi, quels poignards déchirans! Ah! il vaut mieux, pour ton bonheur, que tu n'existes plus sur la terre. Que vous dirai - je, mes chers amis? Je suis écrasé, comme par un tonnerre. On ne peut concevoir un malheur plus affreux; , pour surcroît de douleur, il est irréparable. O sainte vertu! quel redoublement d'amour je sens pour toi! O Crime! ô vice! quelles affreuses conséquences vous entraînez! O! malheureuse Capitale, foyer de la débauche de la corruption, que je te fuis de bon cœur! Mes amis, je vais me hâter de cœur! Mes amis, je vais me hâter de pouvoir me soutenir, afin de voler dans vos bras, d'y chercher une ombre de consolation, s'il en peut être jamais après de si grands malheurs. Fin de la quatrième Partie. RÉCIT DE L'ÉDITEUR. VOILA tout ce que j'ai reçu jusqu'à présent, touchant l'Histoire de mon Héros. On me fait entrevoir, ou plutôt on me promet presque décidément une suite de ses Lettres. Dès que je l'aurai reçue, je la donnerai sous le titre du Repentir. On m'avoue que c'est toujours l'Histoire de César de Perlencour. Comment cela se peut-il? Comment se survivroit-il à lui-même? J'allai voir, l'autre jour, un intime ami du fils de Garrik, dont je tenois les Lettres qu'on vient de voir: „Courage, me dit ce “jeune-homme, nous aurons bientôt, “peut-être, de nouvelles Lettres du “cher César.“ -- „Eh! répondis-je, “comment peut-il écrire dans le tombeau? Il est donc ressuscité?“ -- „Il “n'est point ressuscité, reprit l'ami; mais “on peut avoir de ses Lettres. N'appercevez-vous pas, comme des pierres “d'attente, dans la fin de tous les récits “que vous avez vus jusqu'à présent? L'énigme s'expliquera, sans doute.“ Tout-à-coup je vis paroître la plus belle figure d'homme, peut-être, qu'il soit possible de concevoir; ce beau jeune-homme m'apperçut disparut. Je restai tout émerveillé. Je me rappelai le portrait que j'avois vu de mon Héros. Il me sembla que ce beau garçon si-tôt disparu ressembloit à ce portrait. „N'est-ce point là César “de Perlencour, m'écriai-je?“ L'ami sourit. „Soyez tranquille, dit-il, vous “saurez tout. Voyons paisiblement comment le Public recevra nos premières “Lettres; s'il est content du Crime, “nous pourrons lui donner le Repentir.“ FIN ERRATA. Page 6, ligne 16, après second; ajoutez du sexe plus heureux. Pag.2o, lig.26, un peu; lis. un jour. Pag. 37, lig. 3, Kengsington; lis. Kingsington. Pag.80, lig. 6, maison; lis. prison. Pag. 120, lig. 8, passer; lis parler, [(1) Voyez le Philosophe Parvenu.] [(1) Voyez le Philosophe Parvenu.] (1) Ces deux Lettres ont été placées ci-dessus. (1) On sait que M. Gessher est mort dernièrement. M. de Flonian; connu par un talent analogue à celui de ce Poëte aimable & sensible, vient de louer, avec succès, cet Auteur Allemand dans notre Académie Françoise. (1) Note de l'Editeur. Nous avons cru devoir cacher le nom du lieu où Laure s'est retirée, par des considérations dont nous ne pouvons ici rendre compte. Par la suite, nous cacherons aussi les noms des lieux où la belle Aurore César de Perlencour ont souffert, ce sera par respect pour leurs Juges, que nous ne voulon pas désigner plus particulièrement.