LETTRES DE STÉPHANIE, ROMAN HISTORIQUE, EN TROIS PARTIES. PREMIERE PARTIE. A PARIS, Rue de Tournon, au Bureau du Journal des Dames, vis-à-vis l'hôtel de Nivernois, s'adresser à M. Dériaux: ET Chez les Libraires qui vendent les Nouveautés. M. DCC. LXXVIII. Ceux qui desireront, en province, se procurer cet Ouvrage, le recevront, franc de port, au même prix qu'il se vend à Paris, en s'adressant à M. Deriaux seulement, qui le leur fera passer. Son adresse est: Au Bureau du Journal des Dames, rue de Tournon, vis-à-vis l'hôtel de Nivernois. STÉPHANIE. LETTRE PREMIERE, De Miss Clarence, à la Marquise de Norsey. J'en conviens; vos lettres restées sans réponse, vos lettres, ô mon amie! vos reproches si touchans pour mon cœur, vos instances, vos inquiétudes, votre amitié même; eh bien! oui, tout m'accuse: cependant, suis-je si coupable? ai-je pu vous le paroître? Non; je n'ai pas été à moi: comment mon silence ne vous l'a-t-il pas dit? & comment aurois-je eu la force d'entreprendre plutôt le récit que je vais essayer de vous faire? Stéphanie, dont je vous ai entretenue si souvent, & que déjà vous aimez sans la connoître, Stéphanie n'habite plus l'Angleterre. Elle est malade; elle est en danger, peut-être. Je respire à peine. Plaignez-moi. C'étoit peu d'en être séparée; je l'ai vue accablée de chagrin, sans pouvoir lui offrir que des vœux impuissans, des larmes inutiles, qui ne servoient qu'à déchirer davantage cette ame tendre & délicate. Je n'ai rien fait pour une amie: que nous sommes infortunées, l'une & l'autre! Je n'ai point son courage; je n'en veux point: de sa part, il est sublime; le mien seroit cruel. Ne me condamnez point. Je pourrois m'élever au-dessus des coups du sort, s'ils ne tomboient que sur moi: mais une autre en est la victime; & quelle autre! un Ange, une créature céleste, si digne d'être heureuse; celle qui me faisoit supporter votre éloignement; la seule qui pût me tenir lieu de vous. Et je ne détesterois pas le destin qui la poursuit, qui l'accable! Stéphanie devoit lui être un objet sacré; elle me l'est, du moins. Apprenez, mon Adélaïde, combien d'obligations je lui ai. Votre cœur, j'en suis sûre, se rappelle, presque autant que le mien, la peine que nous éprouvâmes, lorsqu'il me fallut quitter l'abbaye de ..... où nous étions élevées ensemble, ces lieux où je vous voyois sans cesse, où les jours de notre enfance, les plus heureux de tous peut-être, s'écouloient trop vîte; ces jours précieux, dont on ne connoît les jouissances que par les souvenirs, & les biens que lorsqu'ils échappent. Votre famille vous destina au Marquis de Norsey. Mes parens me ramenerent dans ma patrie; & mon attachement pour eux, ni votre antipathie pour le cloître, ni votre tendresse pour les auteurs de vos jours, ne purent nous fortifier contre l'amertume de nos adieux: près de trois ans n'en ont point effacé l'impression. Votre nation, plus aimable que la mienne, est aussi plus légere. Paris est le séjour des plaisirs, du tumulte; &, si je ne fus pas oubliée, jugez si vous avez dû être présente au cœur d'une Angloise! Loin de vous, je m'abandonnai aux regrets. Je me crus certaine de ne retrouver, à l'avenir, rien qui pût vous ressembler. Conduite dans les cercles les plus brillans, toutes celles que j'y rencontrai, me confirmerent dans cette opinion. Jamais on ne fut plus étrangere au milieu de ses compatriotes; & je leur serois devenue, de jour en jour, plus insupportable, si, quelques mois après mon arrivée, je n'avois eu occasion de voir Stéphanie. Le même charme nous attira l'une vers l'autre; & bientôt mon cœur fut partagé entre elle & vous. Elle n'avoit que quinze ans alors; j'en avois deux de plus. Mais combien ses avantages sur moi me frapperent! Quelle simplicité! quelle modestie intéressante! quels exemples je lui dois! Une indulgence vraie, une générosité sans ostentation, l'amour de ses devoirs, le courage joint à la sensibilité; malgré une imagination ardente, un caractere plein de force, d'élévation & de noblesse; une douceur inaltérable; l'esprit le plus juste, le plus fin, le plus cultivé; un son de voix enchanteur, une figure charmante, une taille parfaite; la réunion des graces, des talens & des qualités; voilà ce qu'étoit déjà Stéphanie. Elle me devint un modele, & je l'en aimai plus. Quelles preuves, toutefois, lui en ai-je données? Que la dépendance est affreuse! J'ose en gémir avec vous. Mais accuserai-je celui dont l'autorité paternelle a sur moi des droits que je révere? Je dois plutôt, je dois plaindre son inflexibilité, qu'il regarde comme une vertu. D'autres que moi ont joui du bonheur de remettre le calme dans le cœur désespéré de Stéphanie; mais quels orages, quels tourmens avoient précédé! A quelles épreuves fut mise sa tendresse pour un pere aussi malheureux qu'il est coupable, qu'elle adore, qu'elle a eu la douleur de voir détester son existence, & sur-tout l'usage qu'il en a fait, prêt à s'immoler, abandonné de ceux qui lui devoient le plus, sans espoir, sans ressource, sans consolation, ne trouvant que des ingrats, & n'osant accuser que lui ....... Mais on m'apporte une lettre ..... Ce sont des nouvelles de Stéphanie. Ce n'est point son écriture. Je tremble. Que va-t-on me dire? Si j'apprenois ..... Si le Ciel, dans sa colere...... O mon amie! mes craintes me trompoient. Cette lettre, cette bienheureuse lettre..... Le mieux se décide. Je la reverrai donc! Je vais répondre. Adieu; je vous quitte: mais demain, s'il m'est possible, si je suis rassurée tout-à-fait sur le compte de Stéphanie; demain, vous saurez quels événemens funestes viennent de me la ravir: & puissent-ils ne m'en avoir pas privée pour long-temps! LETTRE II. De Miss Clarence, à la même. Je rends graces au Ciel. Quoique foible encore, elle-même m'écrit: elle me conjure d'être tranquille, heureuse ...... Moi, heureuse! Ah! tant que je ne serai pas sûre de son bonheur, peut-elle en espérer pour moi? Eh! que deviendrai-je, si je ne suis pas consolée par vous, si vous gardez le silence? Adélaïde, j'aurois le droit de m'en plaindre. Mon cœur est toujours exigeant, puisqu'il vous aime toujours: un mot de plus seroit peut-être un reproche. En parlant de moi, je développe mes défauts. C'est de Stéphanie qu'il faut vous entretenir, de Stéphanie qui n'en a point, & qu'une fatalité inconcevable a poursuivie dès l'âge le plus tendre. La perte de sa mere en fut la premiere époque. Elle n'avoit pas trois ans, lorsque Milédi Rosemont expira, la couvrant de ses larmes, & demandant au Ciel de préserver une fille qu'elle adoroit, de tous les maux que sa tendresse alarmée lui saisoit prévoir. La vie n'avoit pour elle aucun charme: mais, en songeant que Stéphanie alloit être privée d'une mere, de la mere la plus tendre, ses forces l'abandonnerent. Cette séparation lui devint horrible. Que n'éprouvoit point alors Milord Rosemont! Un spectacle si cruel, le déchirement de son cœur, les reproches secrets d'une indifférence abjurée trop tard, l'amertume & la violence de tous ses mouvemens, penserent lui être funestes. Pour le malheur de tous deux, il étoit trop jeune, & n'attachoit de prix qu'à la liberté, lorsqu'un pere disposa de la sienne. Uni à une femme belle, sensible, riche & vertueuse, Rosemont ne trouva point son bonheur dans ce lien. Cependant, un être dont le sort étoit en son pouvoir, devint sacré pour lui. Jamais les attentions, les soins, les égards, l'estime & la confiance qu'elle méritoit, ne se démentirent. Mais se flattoit-il que l'honnêteté de ses procédés lui feroit prendre le change sur la froideur de ses sentimens? Quelle ame tendre & sensible n'est pas avertie sur ce qu'elle inspire? Milédi, trop éclairée pour son repos, ne sut s'abuser, ni se plaindre. Il vouloit qu'elle fût heureuse; elle eut la générosité de le paroître. Une seule personne, son intime amie, ma proche parente, recueilloit ses pleurs, & partageoit des peines dont Rosemont ne se doutoit pas. Il n'apprit même à quel point il en étoit aimé, que lorsqu'elle fut sûre qu'elle alloit cesser de vivre; lorsqu'elle lut dans ses yeux attendris, le retour dont elle étoit condamnée à ne jouir, qu'à l'heure fatale où tout va disparoître. Les regrets de Rosemont, pendant un intervalle qui seroit immense pour la plupart de vos François, l'éloignerent de la dissipation où jusques-là il avoit vécu. Sa fille étoit l'unique objet de ses soins. Mais, hélas! il ne tarda pas à être ressaisi par les flatteurs. Des passions impérieuses, & son ardeur naturelle pour les plaisirs, se joignirent à eux. Malgré l'ame la plus belle, une noblesse, une loyauté de sentimens rare, de très-grands talens militaires & politiques, tout fut immolé, & Stéphanie même, à des goûts dont le repentir seul lui reste. Les devoirs de citoyen & de pere, s'ils se firent sentir au milieu du tourbillon où l'on est si loin de soi, le rappellerent en vain à leur attrait, à leurs plaisirs touchans. Ses retours étoient aussi cruels que momentanés. Il fut le jouet, l'esclave, la victime de sa foiblesse. Tout, jusqu'aux circonstances, sembla concourir à sa perte; & celle de l'auteur de ses jours en précipita le moment. Devenu un des premiers Pairs du Royaume, possesseur, par droit de succession, de trésors & de dignités, dont, à ce prix, il eût voulu ne jamais jouir, Rosemont éprouva trop tôt, que dans une extrême opulence, les écueils se multiplient. Toutes les séductions l'environnerent. Chaque jour, leur ascendant sur lui acquéroit plus d'empire. Un faste outré, la passion du jeu, son penchant pour les femmes, parmi lesquelles on dit que les graces ne sont pas toujours incompatibles avec l'intérêt, la bassesse & l'intrigue; que sais-je? ses vertus même tournerent à son désavantage. Né généreux, il prodiguoit la bienfaisance; & son excès lui en faisoit perdre le prix. La plus grande partie de sa fortune étoit déjà dissipée, & l'autre surchargée de dettes, lorsque je connus Stéphanie. Quoiqu'il fût souvent entraîné loin d'elle, il n'avoit pu se résoudre à s'en séparer. Elle étoit chez lui, n'ignorant rien, renfermant tout, & s'affligeant pour lui plus que pour elle. Ladi Baltimore, mere de Milédi Rosemont, par tendresse pour sa petite-fille, pour veiller à son éducation, pour ne la point perdre de vue, logeoit avec son gendre, dont le dérangement l'épouvantoit. Stéphanie prévenoit ses plaintes, calmoit ses inquiétudes: elle partageoit ses soins entre Rosemont & Ladi, en qui elle retrouvoit une mere, dont elle chérissoit la mémoire. Malgré la contrainte qu'elle s'imposoit en leur présence, un fond de mélancholie peu naturelle à son âge, qui ne tenoit point à son caractere, me parut avoir une cause, & fit naître mes alarmes. Je la pressai, mais en vain, de n'en pas faire un secret à l'amitié. Sa confiance en moi ne lui arracha point ce qu'elle auroit voulu pouvoir se cacher à elle-même. Le Public me l'apprit. Le désordre inoui du malheureux Lord, parvenu à son comble, éclata. Ses terres, & plusieurs hôtels qu'il avoit à Londres, successivement saisis & vendus, ne suffirent pas pour payer ses dettes. Stéphanie s'engagea: ce fut à l'insu de Ladi Baltimore, de Rosemont sur-tout, qui s'y seroit opposé. Les créanciers s'appaiserent, & elle s'applaudit. Celui à qui elle venoit de faire, avec tant de joie, le sacrifice d'une moitié de sa fortune, lui paroissoit le seul à plaindre. En effet, ruiné par sa faute, conservant à peine quelques légers débris d'une fortune aussi mal employée qu'elle avoit été considérable, accablé de remords, du blâme public, & commençant à voir que l'infortune éloigne toujours ceux que la prospérité attire; amis, maîtresses, droits aux consolations, il avoit tout perdu. Que n'employoit point Stéphanie, pour le distraire de ces idées cruelles, au moins pour les lui adoucir! Jamais, jamais on ne fut aussi sensible, aussi désintéressée, aussi courageuse; mais c'étoit inutilement qu'elle espéroit le calmer: tout, jusqu'aux vertus de sa fille, lui faisoit plus vivement sentir combien il étoit coupable envers elle. Cependant, depuis quelques jours, nous goûtions une sorte de sécurité. Rosemont étoit, en apparence, assez paisible: il sortoit davantage, & rentroit avec l'air moins sombre. Sa fille, que je ne quittois point, pensoit que le moment étoit venu de lui parler de quelques arrangemens nécessaires dans sa situation. Formée par le malheur, quoiqu'elle n'eût pas dix-sept ans, elle étoit parvenue, à force de réflexion & de sensibilité, jusqu'à l'intelligence des affaires. L'hôtel que, malgré son désastre, Rosemont n'avoit point cessé d'habiter, étonnoit par sa magnificence: c'étoit le seul effet qui fût échappé à des créanciers avides; mais cet effet étoit considérable. En cas que Milord pût consentir à s'en défaire, & qu'il voulût ensuite passer quelques années avec elle, dans une terre à quelques milles de Londres, l'unique possession de Ladi Baltimore, (son douaire y étoit assigné,) Stéphanie projettoit d'y consacrer le bien dont elle avoit hérité de sa mere, à rétablir la fortune de Rosemont, & de se refuser à tous les partis qui se proposeroient, jusqu'au jour où elle auroit exécuté son dessein. Combien cette idée avoit de charmes pour son cœur! Celui de Ladi Baltimore, ce cœur vraiment maternel, pénétré, attendri, consolé par la fille des égaremens du pere, quoiqu'elle ressentît de vives alarmes sur le sort de l'un & de l'autre, remercioit le Ciel d'avoir fait naître Stéphanie si digne d'être heureuse. Nous l'admirions ensemble, & elle ne croyoit pas le mériter. Déjà nous formions le plan de vie le plus doux. Une retraite tranquille, embellie par l'amitié, nous enchantoit d'avance: un avenir plus riant sembloit se préparer pour elle. Qu'un espoir si trompeur dura peu! Ce fut un rêve, hélas! Trop tôt évanoui, le réveil fut horrible. On vint demander Stéphanie: on ne disoit point de quelle part. Ladi Baltimore donna ordre qu'on s'en informât: un vieux domestique de confiance se présente, avec l'air triste & embarrassé. Stéphanie craint qu'il ne soit arrivé quelque nouveau malheur à son pere. Ladi veut éloigner cet homme. Stéphanie le retient, le presse, l'interroge d'une voix tremblante; & il lui apprend enfin, que le Banquier sur lequel les biens libres de Stéphanie (c'est-à-dire, ceux qu'elle n'avoit pas engagés pour Milord,) étoient placés, venoit de faire banqueroute. Eh! quoi! s'écrie Ladi Baltimore, une moitié de sa fortune ne lui appartenoit plus, & elle perd l'autre!.. Malheureuse enfant! elle tombe évanouie. Stéphanie, qui n'est inquiete que de son état, la ranime par les plus tendres soins, ne se repent point de n'avoir consulté qu'elle en s'engageant, obtient son pardon du mystere qu'elle en a fait, & paroît tranquille pour ce qui la regarde, dès qu'elle est rassurée sur ce qui lui est cher. Je fondois en larmes; je les mêlois à celles de Ladi Baltimore. Stéphanie, toujours à ses pieds, n'en versoit que de reconnoissance, serroit mes mains dans les siennes, nous supplioit de l'épargner. Par compassion pour moi, nous disoit-elle, ne vous affligez point: c'est alors que je suis vraiment à plaindre. J'ai fait mon devoir: vous m'aimez: ce bien me reste. Rien ne peut m'accabler, que votre douleur & celle d'un pere. Ladi Baltimore ne pouvant répondre, l'approchoit de son sein avec un attendrissement mêlé de crainte, comme si, pour comble de maux, elle avoit appréhendé qu'elle ne lui échappât. Mais ce jour devoit les rassembler tous sur Stéphanie. Elle venoit enfin d'obtenir de Ladi, qu'elle essaieroit de prendre quel-que repos: elle nous avoit priées de la laisser seule. L'heure de quitter mon amie étoit venue; & nous allions nous séparer, lorsque nous apperçûmes Milord Rosemont. Il rentroit: il passa devant nous, sans nous voir, défait, abattu, hors de lui: tout, dans sa personne, exprimoit une fureur concentrée, l'égarement le plus sinistre, l'affliction la plus farouche. Dieu! s'écria Stéphanie, avec l'accent du désespoir; Dieu! que vous ai-je donc fait? O mon pere! que vous est-il arrivé?-Il ne l'entendit point. Ses inquiétudes augmenterent. Dès qu'elle put se soutenir, elle se traîna jusqu'à l'appartement de Rosemont: je la suivis. Il nous sembla qu'il écrivoit. Dans son trouble, il avoit laissé la porte entr'ouverte. N'osant l'interrompre, nous y restâmes quelques instans dans l'état le plus horrible. Celui de Stéphanie ne peut se concevoir. De profonds soupirs, des mots interrompus, des exclamations qui annonçoient l'événement & les desseins les plus funestes, nous remplissent de terreur. Sa tendresse l'emporte: elle entre, accourt vers Milord, au moment même où, se croyant loin d'elle, il prononçoit son nom. Quel spectacle! quel souvenir affreux!.. La tête appuyée sur l'une de ses mains, l'autre armée ... Une minute plus tard, il n'étoit plus tems ... Elle jette un cri, s'élance: Dieu! ah! Dieu! commencez donc par m'ôter la vie; frappez, cruel! ou rendez-moi mon pere: & elle succombe ... Il reste quelques instans immobile, muet, l'œil égaré; mais bien-tôt un mouvement involontaire l'entraîne aux genoux de Stéphanie. Elle veut se précipiter aux siens. Que faites-vous, s'écrie-t-il? Vous aux pieds d'un barbare qui s'abhore, qui n'a plus de droits à votre tendresse! Ces droits si chers, ces droits sacrés, je les ai violés tous. J'ai mérité qu'ils vous devinssent odieux: ils ne sont plus que le supplice d'un coupable. -- Ce coupable est un pere, un pere adoré, s'écrie-t-elle, qui supporteroit la vie & ses peines, & même ses torts, s'il m'aimoit. -- S'il vous aime, reprend-il, en lui ouvrant ses bras, & la serrant contre son sein! Mais, au comble de l'horreur, des remords & des tourmens, après les excès où m'a livré le désespoir, je serois condamné à vivre!.. Ces mots lui rendent sa fureur: il veut fuir; sa fille se jette à son passage, les bras tendus vers lui, les yeux noyés de pleurs. Il retombe anéanti ..... Une lettre qu'il tenoit à sa main, lui échappe: c'étoit celle qu'il venoit de finir, lorsque nous l'avions surpris. Stéphanie voit qu'elle lui est adressée: elle l'ouvre. En voici les termes: „Je voulois réparer mes pertes: je viens de jouer, de tout risquer. Cette maison ne m'appartient plus; rien ne me reste. L'heure de me faire justice est arrivée. Je hâte le terme de mes jours; je le dois: c'est le seul moyen de cesser d'être criminel envers vous. J'épargne à votre cœur “ le tableau de mon repentir: mais, après mes fautes, oseriez-vous me pleurer? Je vous coûterois encore des larmes!.. O Stéphanie! croyez que ma tendresse pour vous m'eût donné la force de souffrir tous les maux, si les vôtres n'étoient pas mon ouvrage!.. Je m'arrache à vous: la tombe me présente un asyle; j'y reposerai lorsque vous recevrez ma lettre“. Pendant la lecture de cette lettre effrayante, que les sanglots interrompirent mille fois, Rosemont étoit resté dans l'accablement le plus profond; mais, tout-à-coup, rompant le silence: Tout est connu, lui dit-il. Les biens qui vous appartenoient, & dont je n'étois que le dépositaire, je les ai tous dissipés: jouissez, du moins, &, s'il se peut, paisiblement, de ceux que ma rage n'a pu vous ôter. -- Eh bien! poursuit-elle, osez m'abandonner: je ne l'ai plus, cette fortune; un revers inattendu m'en enleve une partie. -- Et l'autre? interrompt Rosemont. -- O mon pere! reprit Stéphanie, d'une voix timide, tremblante, & se cachant dans son sein, je vous l'ai sacrifiée; j'en ai joui. Vous me restez seul. -- Stéphanie, Stéphanie! s'écrie-t-il alors, en versant un torrent de larmes, quel pere les Dieux vous ont donné! -- Il ne résiste plus à sa fille; & pour elle seule, il consent de supporter la vie ... Je ne puis écrire davantage: tout ce qu'a éprouvé mon cœur pendant cette scene de douleur & d'effroi, s'y renouvelle. J'acheverai, le plutôt qu'il me sera possible, un récit fait pour vous intéresser. Dieu! aimez-moi, aimez Stéphanie. LETTRE III. De la même, à la Marquise de Norsey. Mon amie, je cede à mon impatience, à la vôtre, sans doute. Je reprends la suite de cette scene à laquelle l'attendrissement m'avoit arrachée, & qui sûrement vous est encore présente. Les regrets les plus affreux succéderent aux premiers transports de Rosemont. La santé de Ladi Baltimore, qui s'affoiblissoit de jour en jour, achevoit de le désespérer. Il s'attribuoit son état; il frémissoit de lui-même, & ne pleuroit que sur ses victimes. Le courage de Stéphanie étoit surnaturel. Je la voyois devant son pere dévorer ses inquiétudes, & cacher les larmes que lui arrachoit la crainte d'une perte qui ne devoit être que trop prochaine. Hélas! quoiqu'on eût pris soin de taire à Ladi Baltimore le dernier événement, des soupçons qu'elle n'osoit approfondir, & le revers dont Stéphanie avoit appris la nouvelle en sa présence, & l'effroi d'un avenir plus horrible peut-être, lui avoient porté le dernier coup: elle le sentoit avec amertume. Qu'alloient devenir Stéphanie & son malheureux pere? A cette pensée qui l'accabloit, venoit se joindre la peine mortelle de ne pouvoir que gémir sur leur sort. Ladi Baltimore étoit loin d'être riche. La fortune que Stéphanie avoit eue de sa mere, venoit du Lord Baltimore, son aïeul; & sa veuve n'avoit dû qu'à la générosité de Rosemont, la très-grande opulence où elle avoit continué de vivre depuis la perte de son époux. Mais, si les bienfaits de son gendre ne l'avoient point empêchée de s'exposer à lui déplaire, en lui faisant des représentations, tant qu'elles purent être utiles; dès que son malheur parut être sans ressource, il trouva en elle toutes celles de l'amitié: elle crut même lui devoir jusqu'au retour de sa santé, lorsqu'il accepta le séjour de sa terre. Leur retraite ne pouvoit être trop prompte; leur départ fut arrêté: mais il ne leur restoit rien, & il falloit se résoudre à lui être à charge. Mon cœur pressentit ce qu'ils souffroient; & ce cœur qui en étoit déchiré, le fut encore par les refus de mon pere. C'est en vain que j'osai l'implorer. O mon amie! pouvois-je penser que, sur le bien qu'il me destine, une somme digne de leur être offerte ne me seroit pas accordée? Je priai, je pressai; je lui peignis ce que j'avois vu, ce que je ressentois: mes instances, mes pleurs, mon désespoir, ne purent rien obtenir. L'austere vertu de Milord Clarence lui permit à peine de plaindre un homme qu'il avoit toujours désapprouvé. Lui faire des sacrifices, disoit-il, seroit un vol à ceux qui en méritent. En lui parlant de Stéphanie, de Stéphanie même qui l'intéressoit, je ne pus qu'émouvoir son ame, & non la fléchir. Persuadé qu'elle ne consentiroit à cet emprunt, que pour le consacrer à l'auteur de ses jours, & qu'ainsi, promptement dissipé, il ne tourneroit au profit ni de l'un ni de l'autre, il s'applaudit de résister à son cœur. Est-il donc d'autres devoirs que ceux qu'il dicte? Ah! quand il est honnête, & le sien le fut toujours, comment ose-t-on ne pas lui obéir? O mon Adélaïde! il fut inflexible, & moi désespérée. Jamais on n'a si cruellement ressenti le chagrin de ne rien avoir. Ce ne fut pas tout: ceux que j'avois vus chez Rosemont, que j'y avois vus le plus souvent, qu'il aimoit, qui devoient tout à son crédit, ne lui offrirent pas même les soins de l'amitié. Le plus profond mépris leur est dû; je ne leur ai point dissimulé celui qu'ils m'inspirent. Stéphanie n'a fait que les plaindre. Je n'ai point son indulgence: je n'en ai point, sur-tout pour ceux qui aspirerent à sa main, que ses refus affligeoient, & qui s'en félicitent depuis son infortune. Indignée contre mes semblables, que j'avois estimés; désolée de ne pouvoir être utile à mon amie, je ressentis toutes les peines, excepté le découragement. Je trouvai enfin de la sensibilité, de l'énergie, & le plus tendre intérêt, dans l'ame de cette parente dont je vous ai déjà entretenue, dont j'étois aimée, dont Ladi Rosemont étoit l'amie, qui chérissoit sa fille, & que le Ciel avoit, depuis six mois, ramenée en Angleterre, sa patrie, dont elle s'étoit éloignée pour suivre un époux établi en Espagne, dont il est originaire. Dom Almanza (c'est le nom de cet Espagnol), d'une ancienne famille, mais sans fortune, sans faveur, sans illustration, distingué par son seul mérite, lui avoit paru préférable à des partis brillans qui s'étoient offerts pour elle; & ils s'en félicitoient tous deux. L'Espagnol, attaché au lieu où il avoit vu le jour, & plus encore à un pere dont il consoloit la vieillesse, ne s'en séparoit qu'avec peine. Cette fois, des affaires l'avoient exigé; & ma parente & son époux étoient, pour quelque temps encore, à Londres. Les amis suivent la fortune: Rosemont malheureux les avoit vus disparoître avec elle. Almanza (il n'étoit pas fait pour être déterminé par de semblables motifs), Almanza, le seul qui osât lui parler avec courage, pendant sa prospérité, fut le seul que ses revers n'éloignerent point. Malgré les fautes de Milord, il démêloit ses qualités: il étoit l'admirateur de sa fille; il se voua à leurs intérêts. De toutes ses offres, on n'agréa que son amitié; & ce fut, de la part de Rosemont, avec la reconnoissance la plus touchante & la plus noble. Combien la dignité de son repentir le relevoit à nos yeux! Enfin, ils partirent tous, avec Ladi Baltimore, pour sa terre. Une seule femme de Stéphanie, qui l'avoit vu naître, & un des valets-de-chambre de Rosemont, demanderent la grace de ne point les quitter. J'allai bientôt les rejoindre chez Ladi. O mon Adélaïde! quel surcroît de maux! Ladi, leur unique soutien, la malheureuse Ladi, étoit expirante: hélas! j'arrivai pour être témoin de sa mort. Je n'essaierai point de vous peindre l'état de Rosemont. Stéphanie rassembloit inutilement ses forces pour le consoler. Des cris involontaires lui échappoient, en songeant qu'elle venoit de perdre celle qu'à si juste titre elle regardoit comme une mere, & qui en avoit si bien les sentimens. Dona Almanza, son époux & moi, partagions leur chagrin, & ne pouvions nous résoudre à les quitter. Cependant, le pere d'Almanza le redemandoit sans cesse. Il falloit aussi que je suivisse Milord Clarence à Oxford. Rosemont & sa fille eux-mêmes se voyoient obligés d'abandonner un séjour où la douleur sembloit encore les attacher. Baltimore n'avoit pu disposer de cette terre en leur faveur: trois cents livres sterling de rente revenoient seulement à Stéphanie sur cet effet, qui alloit appartenir à une de ses tantes, sœur aînée de Ladi Rosemont. Milord, consumé de chagrins, ne pouvoit plus soutenir l'aspect de sa patrie, où tout l'accusoit, ni de ses amis les plus chers, dont il venoit d'éprouver l'ingratitude. Dévoré de la plus noire mélancolie, il nous fit trembler pour ses jours. Stéphanie cherchoit en vain les moyens de l'arracher à des objets tristes, importuns ou cruels. Dom Almanza fut inspiré par son cœur. Voyant l'abattement de Milord & l'affliction de Stéphanie, il ne craignit point de leur offrir, sous un ciel étranger, un asyle peu brillant, mais tranquille. Cette offre partoit d'une ame généreuse; Rosemont eut le courage de l'accepter: mais, déterminé à demeurer inconnu en Espagne, n'y pouvant soutenir la splendeur de son nom, il prit celui de Sidley. On me cacha ce projet. Stéphanie vouloit supporter seule l'instant de notre séparation. Hélas! je le pressentis. Combien de fois, lorsque je m'éloignai d'elle pour aller à Oxford, quoique cette absence ne dût pas être longue; combien de fois, ô Ciel! nous revolâmes dans les bras l'une de l'autre! Je la vois encore, baignée de ses larmes & des miennes, me quitter avec un trouble qui auroit dû m'instruire. Quel fut le mien, en apprenant son départ pour l'Espagne! & dans ce moment encore! ..... Elle est pourtant dans une position moins agitée. Ecrivez-moi donc. Je vous embrasse: adieu! .... adieu, mon amie! LETTRE IV. De la Marquise de Norsey, à Miss Clarence. J'arrive: je reçois vos lettres; & ne croyez point pour cela, mon amie, que j'en sois moins en colere. Il falloit me connoître, m'écrire, me répondre. Non, encore une fois, votre silence n'a point d'excuse: vous aviez des chagrins; j'avois des droits à vos épanchemens. Je vous dis que je suis furieuse. Je ne tolere point les torts de l'amitié, & j'ai un cœur qui n'entend pas raison. Si je m'en croyois, je vous gronderois pendant des siecles; mais je veux avoir, une fois dans ma vie, l'orgueil de pardonner. Abrégeons. Fatiguée d'attendre inutilement de vos nouvelles, je partis pour la campagne. Je n'y songeois pas la veille, & je me crus le lendemain dans l'obligation de m'en aller. Je boudois l'univers, vous sur-tout. J'avois défendu que l'on m'envoyât mes lettres; me voilà revenue, on me les remet; & vous vous croyez justifiée. Ne revenons point sur les reproches: convenez seulement, sauf l'orgueil national, que vous méritez les miens. Je suis trop bonne; car je vous aime: j'aime Stéphanie. Moi qui ne tremble guere, j'ai tremblé pour elle; & sans qu'il y paroisse, je souffre avec vous. Cruelle, quoi! vous n'avez pas eu le besoin de chercher dans mon cœur, des consolations que vous étiez sûre d'y trouver! Vos regrets, votre douleur, votre amitié pour Stéphanie, tout cela fait votre éloge. En général, je me passionne peu pour les femmes que je ne connois point; mais votre amie m'inspire de l'admiration. Je me suis sentie émue de vos récits: cependant, je vous avertis que je ne pleure point; je suis plus sujette aux défauts de mon sexe qu'à ses habitudes. Stéphanie me confirme ce que j'ai toujours pensé, qu'il n'y a de courageuses que les ames sensibles. Quant à Milord Rosemont, je le plains d'autant plus que je le blâme. Il n'a pas eu le sens commun, de se ruiner: mais c'est une affaire faite; & il faut bien qu'on s'y intéresse, malgré qu'on en ait. Je suis loin de voir, comme votre pere. Rosemont, dites-vous, est bienfaisant: il est sensible. Il y a de la ressource avec ces caracteres-là. Les êtres froids, qui calculent tout, qui n'aiment rien, sans enthousiasme, sans passions, sages parce qu'ils sont personnels, voilà les gens qui me révoltent. A l'égard des flatteurs qui ont perdu Milord, ils ont fait leur métier: ces monstres-là s'en éloignent, après l'avoir trompé. Rien n'est plus conséquent. Eh! bon Dieu! ne voilà-t-il pas que je m'avise de réfléchir presque autant qu'une habitante des trois Royaumes. Ah çà, parce qu'il y a des lâches & des méchans dans le monde, ne vous mettez pas, s'il vous plaît, à détester le genre humain. Il est un composé de bien & de mal. La peine que fait l'un, ne doit pas détruire le charme de l'autre. Comme vous voyez, on pense quelquefois, dans ma patrie; un peu vîte, il est vrai, mais, par hazard, très-juste. Je ne suis pas en humeur aujourd'hui de vous céder en rien, pas même pour les sentimens. Malgré cette légéreté aimable, que vous me citez avec une dignité tout-à-fait angloise, m'avez-vous vu, au sein du tumulte & des distractions, m'avez-vous vu, mon amie, vous négliger un seul instant? Je trouverai le secret de vous humilier: car ce sera d'une Françoise que vous apprendrez comme on aime. Il me vient une idée; elle m'enchante: vîte, joignez-vous à moi. Je vais écrire à Milord, à Stéphanie; je vous enverrai les deux lettres: obtenez d'eux qu'ils se rendent. Votre parente & son Espagnol, que je n'en estime pas moins, ne sont pas riches; je le suis davantage. Je suis veuve, c'est-à-dire, indépendante: ma maison est vaste, elle est commode; qu'ils daignent la partager: je me trouverai la personne du monde la plus heureuse. Que n'ai-je su, avant leur départ d'Angleterre, tout ce qu'ils ont éprouvé! Voyez, voyez combien vous m'avez fait de tort! Vous avez différé pour moi le bonheur de leur être utile. Proposez mon arrangement, & dites bien que je suis digne qu'on accepte. Adieu, silentieuse Clarence! Jouissez donc enfin du plaisir d'être rassurée sur le compte de Stéphanie: oubliez le passé, & songez davantage à moi. LETTRE V. De Miss Clarence, à la Marquise de Norsey. Tandis que vous formiez le projet le plus digne de vous, le sort mettoit le comble à ses persécutions. Ces deux lettres vous instruiront: ne pouvant écrire, je vous les envoie ..... peut-être, lorsque vous les recevrez, Stéphanie ne sera plus! & moi, moi ..... Adélaïde, ma chere Adélaïde! je me meurs. De Milord Rosemont; à Miss Clarence. Je frémis du coup que je vais porter à votre ame; mais je dois vous connoître, épargner votre sensibilité, lorsque d'elle seule peut-être vont dépendre les jours de votre amie, ce seroit vous outrager ..... Ce n'est plus Rosemont, que décoroient les titres, qu'environnoit le faste, qui s'oublioit au sein des honneurs & de l'opulence: c'est Sidley obscur, prêt à perdre la vie; Sidley dans les chaînes, qui vous appelle au secours de sa fille ... de sa fille qu'il a perdue ...... Elle n'apprendra que trop tôt .... Ah! malheureux! quoi! toujours déchirer son cœur .... j'aurois dû me commander, me contraindre: mais, hélas! l'homme aigri, égaré par l'infortune, peut un instant perdre de vue qu'il est toujours sous l'œil de la Providence. Dans un de ces momens, où l'ame fatiguée des maux qu'elle a soufferts, se reporte sur les fatalités du sort, il devoit m'être permis de le trouver injuste, impitoyable envers Stéphanie. Oui, oui, je l'accusois d'aveuglement, de cruauté: ne me connoissant plus, je niois presque (& je m'en repens) qu'il y eût une Puissance protectrice de la vertu. D'odieux émissaires d'un Tribunal, qu'on appelle sacré, & qui n'est que destructeur, osent m'imposer silence. Un Anglois, un ami de la liberté, un homme enfin, ne peut souffrir la tyrannie, celle sur-tout qui déshonore le nom d'un Dieu, par des attentats contre l'humanité. On m'arrête, on m'entraîne; ma sentence se prépare. Une seule fois puni, sans être coupable, je bénirois le trépas, & même le supplice: mais Stéphanie, Stéphanie! ... une prison, des fers, la mort la plus affreuse; voilà ce qui me reste! O Clarence; je mourrois dans la rage & le désespoir, si je n'étois pas certain que vous n'abandonnerez jamais l'être sacré que j'ai rendu malheureux. Adieu; je garderai, jusqu'à mon dernier instant, le souvenir de vos vertus, sur-tout de vos sentimens pour Stéphanie ..... Ah! qu'elle trouve à jamais un asyle au fond de votre cœur; elle n'a plus de pere, elle a besoin d'une amie. LETTRE VI. De Dom Almanza, à Miss Clarence. Dieu! qu'ai-je fait en les amenant dans ma patrie? Je les ai entraînés à leur perte; & je m'en applaudissois! Nos inquiétudes venoient de se dissiper; la santé de Stéphanie se rétablissoit: son pere, qui avoit ressenti les plus vives alarmes, jouissoit, avec attendrissement, de sa convalescence; l'air de la campagne nous parut devoir achever sa guérison. Nous allâmes à quarante lieues de Madrid, chez une de mes sœurs. Après un mois de séjour, des bruits de guerre entre l'Espagne & l'Autriche firent naître à Milord le desir d'illustrer, par des actions d'éclat, le nouveau nom qu'il avoit pris. Il nous quitta pour chercher les moyens de servir en qualité de volontaire: sa fortune ne lui en permettoit pas d'autre; l'inaction pesoit à son courage. Enfin, il étoit parti pour solliciter lui-même; & son absence commençoit à nous donner de l'inquiétude, lorsque je vis paroître, avec la plus grande consternation, le seul de ses gens qu'il avoit gardé. Il m'aborda avec mystere, & demanda à me parler sans témoins. Dès que nous fûmes seuls, ses larmes m'apprirent qu'il venoit d'arriver à son Maître quelque événement funeste; & son récit me le confirma. Milord étoit au pouvoir de l'Inquisition, plongé dans un cachot, peut-être déjà condamné. Cet homme avoit marché jour & nuit pour m'en apporter la nouvelle. Hors de moi, renfermant mon trouble, j'ordonnai mon départ, & je crus l'avoir annoncé avec assez de calme; mais les mouvemens de mon ame me trahirent: celle de Stéphanie l'éclaira. Excepté Milord, tout ce qui vous intéresse est ici, me dit-elle: vous cherchez en vain à cacher votre agitation; elle est extrême. Vous nous quittez: mon pere ne revient point! Mon pere! Almanza, je vous suis: n'espérez pas m'en détourner. Je le voulus en vain. Nous partîmes; & ma femme nous accompagna. Pendant la route, les questions de Stéphanie se succéderent: mes réponses ne la rassurerent point. Mon pere est malade, me disoit-elle: par pitié, éclaircissez mes doutes. Je vis qu'elle appréhendoit tout: je saisis ce moment pour la pressentir sur l'affreuse nouvelle dont il falloit qu'elle fût enfin instruite. Stéphanie resta mourante dans nos bras, & ne reprit ses forces que pour se livrer au désespoir. Lorsque nous entrâmes à Madrid, un délire de douleur s'empara de ses sens. Qu'on arrête, s'écria-t-elle; qu'on arrête ..... A ces mots, elle ouvre elle-même la portiere, s'élance, se précipite. Avec des yeux qui peignoient l'égarement, elle demande à tous ceux qu'elle trouve sur son passage, où est le séjour de l'oppression, que jamais ne devoit habiter l'être libre & vertueux qu'on osoit y renfermer? On l'entoure. Sa beauté, ses larmes, son désordre attirent tous les regards. Nous perçons la foule; nous arrivons. L'homme qui veille sur ces cachots se présente. Que je voie Sidley, s'écrie-t-elle, en tombant à ses genoux; que je le voie: ne refusez pas à une fille le bien d'expirer près de son pere. Il résiste; mais, attendri pour la premiere fois peut-être, il cede au cri du sentiment, à celui de la nature: la crainte même ne l'emporte point dans son ame sur la compassion. Le jour baissoit; la nuit vient: il l'attend pour n'être point découvert. La fatale porte s'ouvre: Milord s'offre à nos yeux, étendu sur une pierre humide, à la lueur d'une lampe, qui n'éclaire ce lieu effroyable, que pour en redoubler l'horreur. Rosemont déjà défiguré par l'excès du chagrin, accablé sous le poids des chaînes, & toutefois dans la contenance d'un homme qui n'est pas fait pour en porter; Rosemont, dis-je, apperçoit Stéphanie: Stéphanie ..... Quel moment pour tous deux! Elle tombe dans ses bras, y reste sans mouvement. Leurs sanglots se confondent; ils ne s'expliquent que par des regards douloureux, des soupirs & des larmes; & l'instant de se séparer, arrive avant qu'ils aient pu se parler. Mais lorsqu'on annonce à Stéphanie qu'il faut se retirer: Barbare, s'écrie-t-elle, malgré vous, je veillerai sur ses jours. Mon pere, ils n'oseront point vous arracher à moi! Milord, alors, retrouve tout son courage pour la rassurer, pour montrer un espoir qu'il n'a point. Je me joins à lui: nous unissons nos prieres, nos efforts, nos instances; Stéphanie n'écoute rien. Je lui représente qu'elle augmente les périls de son pere, & elle se rend enfin à l'assurance que nous lui donnons, que ce n'est qu'en s'éloignant, qu'elle pourra le sauver. Les cris perçans de Stéphanie, lorsque la porte est prête à se refermer, auroient retenti dans le cœur le plus farouche. Les momens étoient chers. Nous volons chez les Chefs de l'affreux Tribunal. Les cruels! aucun ne fut ému. Un d'entr'eux osa dire à Stéphanie désespérée, baignée de larmes, qu'il n'étoit plus tems, & que la justice du Ciel devoit être inflexible. C'en est trop, reprit-elle; c'est devant ce Ciel même que vous répondrez des jours de mon pere: mais je le sauverai sans vous, ou je ne lui survivrai pas. Après ces mots, elle revole à la prison: on ne lui permet plus d'y pénétrer. Almanza, me dit-elle, une derniere ressource me reste. Allons implorer votre Souverain; ses vertus m'inspirent de la confiance: si elle est trompée, je n'ai pas long-tems à gémir. Je l'accompagne alors jusqu'au Palais; mais le Prince y fut inaccessible à nos regards. Craignant qu'on ne hâtât l'horrible exécution*, elle me supplie de rester, m'échappe. Dona Almanza la rejoint: Stéphanie l'entraîne, & court, emportée par un mouvement dont elle n'est pas la maîtresse, vers les lieux impies où tout étoit déjà préparé. Déjà les flammes s'élevoient au-dessus des bûchers qu'entouroient les malheureuses victimes. Stéphanie écarte la foule, pénetre, s'en approche au moment où l'une d'elles y est précipitée. Elle croit que c'est son pere: elle jette un cri, & déjà s'élance sur la tombe de feu. Le malheureux Rosemont l'apperçoit: Ma fille, s'écrie-t-il, ma fille! Dieu! ô Dieu! ... C'est dans les bras de son pere qu'elle se retrouve. Malgré les horreurs qui l'environnent, elle ressent ce bonheur. Ah! mon pere, lui dit-elle d'une voix éteinte; ah! du moins nous périrons ensemble: tous les cœurs s'attendrissent; les larmes coulent. Un de ces infâmes exécuteurs d'une loi plus exécrable encore, s'approche: il veut arracher Rosemont des bras de sa fille; elle alloit se voir enlever un pere: un murmure d'indignation s'éleve; & de loin, une voix imposante s'écrie: Arrêtez, arrêtez.... * N'importe: déjà Rosemont touche le bûcher fatal. De la part du Roi, monstres, arrêtez! reprend un jeune Héros charmant, & plus sensible encore; c'est Dom Fernand Ximenès, l'illustre descendant de nos anciens Rois de Navarre, favori de Ferdinand, & si digne d'en être aimé; c'est lui qui, cédant à un mouvement généreux, s'exposant à tout, vient sauver Rosemont & Stéphanie, qu'il appercevoit pour la premiere fois. Sa noble assurance, l'air de grandeur répandu sur toute sa personne, ajoutent encore à l'enthousiasme; des cris de joie retentissent de toutes parts: le peuple le presse, l'entoure, l'exalte, se range de son côté; le soulevement est général: on traite les Juges d'assassins; on les menace, s'ils résistent; &, dans leur effroi, le seul parti qu'ils aient à prendre, c'est d'échapper à l'horreur qu'on a pour eux. Fernand toutefois s'étoit emparé de Rosemont, & l'avoit ramené près de sa fille, évanouie dans les bras de Dona Almanza. Frappé de sa beauté, inquiet, attendri, déjà il tremble pour ses jours. Dans ce moment la Marquise de Céléria s'offre à ses regards: il fait arrêter sa voiture: lui-même y transporte la mourante Stéphanie, & elle la reçoit avec tout l'intérêt que sa position devoit inspirer. Ximenès ensuite, sans perdre de tems, emmene l'infortuné Rosemont, & se fait conduire chez le Monarque. Quelle fut ma joie. Je l'implorois pour mon malheureux ami: j'étois enfin parvenu jusqu'à ce Prince. Je viens, Sire, vous livrer un coupable: punissez-moi d'avoir osé me servir de votre nom; mais daignez protéger l'innocence & le malheur. Il lui apprend ce qu'il a vu, le spectacle dont ses yeux ont été témoins, ce qu'il a fait, & combien lui en a paru digne celui qu'à ces mots, il présente à Ferdinand. Ce Monarque l'interroge avec bonté. Les réponses de Milord, la noblesse de son maintien, semblent prévenir en sa faveur le Roi, & même le Comte Félici, proche parent du Cardinal *, premier Ministre, & tout puissant sous ses ordres. Félici, dis-je, quoique l'un des hommes le moins porté à la clémence, paroît s'attendrir. Rosemont ne se fait connoître que sous le nom de Sidley. Etes-vous donc criminel, lui dit Ferdinand, avec tant d'apparence de vertus? oui, je le suis, reprend-il, d'avoir livré à toutes les peines une fille, l'unique objet de ma tendresse, & qui, sans mes égaremens, jouiroit du sort qu'elle mérite. Le Comte Félici devient plus attentif, & le Prince lui marque plus d'intérêt. Sidley, avec une franchise courageuse, instruit Ferdinand des plaintes que lui avoient arrachées les rigueurs du destin, sur-tout celui de Stéphanie. Sidley, lui dit Ferdinand, vous ne pouvez rester libre: je desire vous absoudre; les loix en décideront. Si vous n'êtes pas coupable, vos délateurs & vos juges doivent être punis. Il commande alors, avec regret, qu'on remene Sidley dans sa prison, & lui promet de ne point abandonner sa fille. Je dois encore un exemple, dit-il, en regardant Ximenès. Vous avez osé, sans mon aveu, vous prévaloir de mon autorité: le Souverain vous exile, attendez que l'ami vous rappelle. Ximenès demande la permission de prendre congé de la Marquise de Céléria, dont il alloit épouser la fille unique: il obtient cette grace, se retire, & le Comte Félici l'accompagne. Stéphanie venoit enfin de rouvrir les yeux à la lumiere: pour premier objet, la Marquise lui présente son libérateur. A peine l'apperçoit-elle; ses forces sont encore prêtes à l'abandonner: elle les rassemble pour lui rendre graces, & lui recommander son pere. Il la conjure de se calmer, & lui apprend que le Roi lui-même daignera prendre soin de ses jours. Jamais Stéphanie ne me parut si belle & si touchante. Ximenès paroît s'arracher avec peine à un objet si intéressant. Céléria l'assure qu'elle traitera comme sa propre fille la charmante Stéphanie, & elle n'a point manqué à son engagement. Jusqu'ici on l'a trouvée trop foible pour être transportée; elle est toujours chez la Marquise. Deux jours se sont passés, depuis cet affreux événement; & sa vie paroît dépendre de celle de son pere. Que n'êtes-vous ici! votre amitié seule pourroit la calmer. L'espérance de vous voir, que nous cherchons à fortifier, est le seul moyen d'adoucir ses maux .... On m'interrompt; Céléria me demande: sont-ce de nouveaux malheurs? Fasse le Ciel que mes craintes me trompent! Je suis forcée de vous quitter .... Ce n'est qu'aujourd'hui qu'il m'a été possible de reprendre ma lettre, commencée depuis quatre jours .... O Miss! s'il en est tems, gardez-vous de partir; ... ces lieux ne vous offriroient que le désespoir. Stéphanie! ... Stéphanie touche à sa derniere heure, & le malheureux Rosemont ..... hélas! il n'est plus: on l'a trouvé dans sa prison percé de coups: il a osé nous laisser dans l'abyme, & se soustraire à un avenir qui pouvoit encore être heureux. Stéphanie, malgré les précautions qu'on a prises pour lui cacher ce malheur, en a été instruite par l'imprudence de Florizene, fille de Céléria. Depuis cet instant, des évanouissemens longs & multipliés ont fait tout craindre pour sa vie: une fievre brûlante vient de s'y joindre; & sans un miracle, elle ne peut nous être rendue. Je ne sais où j'en suis: je prévois votre douleur; la mienne est à son comble. Encore une fois ne venez point dans ces lieux funestes! .... Stéphanie, Stéphanie! vous méritiez un autre sort. Infortuné Rosemont, ami trop malheureux, que de larmes vous allez coûter! N. B. On se souviendra que cette lettre fut envoyée par Clarence à Madame de Norsey, avec celle de Milord Rosemont. LETTRE VII. De la Marquise de Norsey, à Dom Almanza. L'état affreux où est Clarence depuis votre lettre, l'empêche de vous écrire; ce soin me regarde: on n'est point étranger l'un à l'autre, lorsqu'on s'estime; & sans vous avoir jamais vu, je ne balance point à vous implorer pour elle. Ah! du moins, Monsieur, du moins n'épargnons rien, pour la conserver. Son affliction est inexprimable. Je passe sur l'imprudence que vous avez commise. Dans le trouble où vous étiez, vous ne lui dissimulâtes point vos craintes, ni le danger de son amie: elle n'eut que la force de m'envoyer votre lettre. Je sentis ses alarmes; je ne résistai point aux miennes; je partis pour Londres, où je savois qu'elle alloit arriver. Nous y sommes ensemble; & plus je la vois, plus je crains, pour elle, l'événement que vous semblez annoncer: mais, quel qu'il soit, ne lui ôtez pas entiérement l'espérance; & s'il faut qu'un sort funeste nous enleve Stéphanie, n'en instruisez que moi. Vos lettres ne parviendront à Miss Clarence, qu'autant qu'elle n'y pourra trouver rien qui mette le comble à son désespoir; je saurai, jusques-là, les lui soustraire. Cependant, Monsieur, votre silence l'inquiéteroit; & je vous demande de lui écrire, de l'abuser, s'il est nécessaire, pendant quelque temps. Je ne veux point qu'elle reçoive, de la main d'un autre, le coup horrible que, s'il se peut, mon cœur adoucira au sien. Je consens qu'elle vous doive les plaisirs d'une nouvelle satisfaisante: je ne me réserve que la peine de lui annoncer les autres; & c'est à moi seule que le droit en appartient. Je la crois cependant très-mécontente, de ce que je me suis jointe à Milord Clarence, pour l'empêcher de voler au secours de son amie. Il avoit consenti au départ de sa fille: la lettre de l'infortuné Rosemont l'avoit déterminé à la conduire en Espagne; & avec raison, la vôtre l'a fait changer d'avis. Mon Dieu! que seroit-elle devenue, si ces lieux ne lui avoient offert que le deuil le plus affreux? Stéphanie, trop intéressante Stéphanie! Quelle destinée cruelle! ... que lui ont servi les avantages de la fortune, ceux d'une naissance illustre, les dons de la nature? En vain toutes les faveurs du sort lui sont dues: à dix-sept ans, elle a connu toutes les peines, souffert tous les maux; elle expire peut-être, & son malheureux pere! c'en est donc fait! ... pour la premiere fois de ma vie, je suis profondément triste. L'extrême douleur d'une amie digne de m'être chere, les chagrins, les dangers de celle qui vous intéresse, mes craintes, mes réflexions, tout oppresse mon cœur; à peine il ose espérer. Que cet état est pénible! mais, ce n'est pas moi que je plains .... Ah! ma pauvre Clarence! elle ressent ce que j'éprouverois, si elle étoit dans l'état de Stéphanie. Je l'entends; elle approche. Je suis, Monsieur, &c. LETTRE VIII. De Dom Fernand Ximenès, à Dom Lope. Combien j'étois impatient d'épancher mon ame dans la vôtre! qu'ai-je vu? .... Comment sur-tout vous exprimer ce que j'éprouve? ah! mon agitation ne peut être trop vive ..... Ecoutez! je suis exilé; il est même juste que je le sois: cependant je serai approuvé par Dom Lope; je dois connoître son ame: soyez certain aussi, soyez le plus que jamais, qu'avec le témoignage de la vôtre & votre estime, je braverois tout. Eh! que feroient sur moi la disgrace, le blâme général, & l'injustice, & la persécution? Un être qui, satisfait de soi, peut se refugier au sein d'un ami vertueux, est sûr de son courage: apprenez, toutefois, quels événemens ont rendu ma retraite nécessaire, autant que la cause m'en est précieuse? Je venois de quitter Florizene & son aimable mere, c'étoit le jour d'une de ces exécutions horribles, avilissantes, qui couvrent de honte ma patrie, remplissent d'indignation tous les cœurs sensibles, & qui (je dois cette justice à mon maître) affligent le sien; il voudroit n'y avoir jamais consenti (1). Une heureuse destinée m'entraîne près de ce lieu de désastre, où devroient être exterminés ces fanatiques, ces monstres, qui me feroient rougir d'êrre homme, s'ils ne m'avoient appris qu'ils ne ne sont pas mes semblables, par la haine, par le mépris qu'ils m'inspirent, & les indignités qu'ils commettent. Des cris effroyables se font entendre. Saisi d'horreur j'allois retourner sur mes pas; les cris redoublent; un charme funeste m'attire; le Ciel permet que je n'y résiste point. O Dieu! ô mon ami! une étrangere, une jeune beauté, un être divin, s'offre à mes yeux: éperdue, baignée de larmes, prosternée devant des tigres, leur demandant la vie d'un pere qui paroissoit ne frémir que pour elle! tout ce qui l'environne ressent ce qu'elle éprouve; tout s'émeut, tout s'attendrit, tout ... excepté des barbares qui ne connoissent la voix de la nature, ni celle de la compassion. Ce souvenir fait renaître ma rage: tous mes sens se soulevent. Les infâmes! sans pitié, sans terreur, ils osent arracher, des bras de cette infortunée, l'auteur de ses jours, un pere que ses bras défaillans leur disputoient! Mais, mon cœur, déchiré par ce qu'il voit, par ce qu'il entend, mon cœur, où ses cris retentissent encore, m'inspire de leur opposer les ordres de leur Souverain. La faveur dont il m'honore, fit croire qu'en effet j'étois envoyé par lui. J'eus le bonheur de sauver deux victimes. Ferdinand, dont l'ame est vraiment digne du trône, Ferdinand, qui dut me punir, daigna me consoler, en marquant de l'intérêt à cet étranger malheureux, chez qui tout annonce la noblesse des sentimens; & de ses bontés pour moi, il n'en est pas de plus vivement sentie: mais, ce qui peut-être ne vous surprendra pas moins que tout le reste, c'est que le caractere farouche du Comte Félici a été désarmé par Sidley (c'est le nom de l'Anglois), & par la tendresse héroïque de sa fille. Je l'ai confiée à la Marquise Céléria, qui seroit mon amie, quand elle ne seroit pas mere de Florizene. Je serai informé exactement de tout ce qui regarde la belle étrangere, & celui à qui elle doit le jour. J'en attends des nouvelles, avec une impatience & une inquiétude que j'aurois de la peine à vous exprimer. L'état où je l'ai vue, me pénetre; celui où je l'ai laissée, m'alarme. Je crains, malgré la protection & l'équité de notre Monarque, je crains l'atrocité de ceux auxquels Sidley a été soustrait. Ah! Dom Lope, qu'ils sont impérieux & puissans, les droits de la vertu & du malheur! .... L'amour même l'amour en a-t-il de plus chers .... L'amour! eh! que m'importe? je n'appartiens qu'à la gloire, qu'à l'amitié ...... Oui, la nôtre, ce rapport des caracteres, plus encore, des sentimens, qui, dès les premiers jours de notre vie, nous attacha l'un à l'autre: ce lien volontaire aura toujours, pour moi, une douceur inexprimable & plus solide, je crois le sentir, que celle de l'engagement que je vais contracter ..... Peut-être aussi dois-je attribuer à la solitude, ce trouble inconnu, cette foule de réflexions qu'au milieu du tumulte de la Ville & de la Cour, j'étois si loin de faire. Incessamment, trop tôt, sans doute, je ne serai plus libre. O mon ami, pourquoi donc redoutai-je cet instant plus que jamais? n'est-ce qu'un effet de l'ardeur & des écarts d'une imagination que la sagesse de la vôtre eut peine quelquefois à réprimer? Que dis-je! ah! c'est en vain que je voudrois m'abuser davantage. Mon cœur cesse enfin d'être une énigme pour moi. Né pour aimer avec idolatrie, ce n'est point ainsi que j'aime l'objet auquel on va m'unir. A vingt-trois ans, se charger d'une chaîne qui, trop souvent, n'est qu'accablante! .. Mais, quoi? n'ai-je pas souscrit, avec reconnoissance, avec empressement, au choix de mon Souverain, aux vœux d'un pere? Florizene n'est-elle pas belle, recherchée par ce qu'il y a de plus grand en Espagne? son alliance peut-elle être dédaignée? serois-je insensible à la préférence qu'elle me donne? Je ne puis encore me rendre compte de mes véritables impressions ...... On m'annonce un courier de Madrid; je brûle de l'entretenir: j'interromps ma lettre, pour quelques instans .... Dieu! qu'ai-je appris? tous mes soins ont été inutiles, mes vœux trompés: mes frayeurs seules ne m'abusoient point. Pouvant leur être utile, j'eusse été trop heureux. Sidley, le cruel Sidley, a voulu perdre la vie, & va peut-être la coûter à sa fille: elle se meurt ..... Madame de Céléria me le mande: elle en parle avec admiration, elle est au désespoir. Eh! qui pourroit l'avoir vue, & ne pas la pleurer? .... Mais, quoi! le pere le plus aimé, aimé d'une créature parfaite, d'une fille aussi tendre, a pu attenter à ses jours? .... rien n'est moins naturel. J'espere que des gens à moi, chargés de veiller à sa conservation, pourront, du moins, m'instruire. Je ne fus jamais dans une situation si affreuse; mon exil me devient un supplice; je frémis: elle se meurt! ... Elle se meurt, & je suis enchaîné! quelle étrange, quelle inconcevable révolution son danger fait en moi! Ces yeux si touchans, si beaux, je crois les voir se remplir de larmes; après quelques instans d'un modeste embarras, je crois voir l'attendrissement & la reconnoissance les ranimer, les fixer sur moi. Hélas! déjà peut-être ils sont fermés pour toujours ..... Pourquoi, pourquoi l'ai-je connue? La Marquise cependant a quelques lueurs d'espoir, fondées sur l'extrême jeunesse de Stéphanie, & sur l'effet qu'on attend de la crise même où elle se trouve. Se pourroit-il que le Ciel n'eût fait que la montrer à la terre! .... il seroit impitoyable! Mais, quoi! ne l'est-il pas, lorsqu'avec l'existence il nous donne la sensibilité? L'homme alors, l'homme qui porteroit le poids de ses peines, est accablé sous celles de ses semblables. Environné de malheureux, d'objets funestes ou révoltans, c'en est fait, je cesse de prétendre au bonheur; mais, je ne cesse point de desirer le vôtre. Combien de temps encore vos affaires vous retiendront-elles en Castille? Jamais, jamais je n'eus autant besoin d'un ami. Adieu. LETTRE IX. De Dona Almanza, à Miss Clarence. (1) C'est, en versant des larmes de joie, que je m'empresse à remettre le calme dans votre cœur. Rassurez-vous, ma chere Clarence! celle que nous aimons, vivra. Eh! que ne peut-elle vivre heureuse? Enfin, elle est, sinon guérie, du moins hors de danger. Nous n'espérions plus rien. J'avois, avec ma douleur, le tourment de la vôtre. Quarante jours de la fievre la plus ardente, accompagnée d'un délire presque continuel, l'avoient conduite aux portes du trépas: une révolution soudaine la rend à nos vœux. Quel moment! ... mais, quoique bien éloignée d'être insensible à notre bonheur, elle voit, avec indifférence, son retour à la vie. Rosemont, terminant volontairement la sienne, succombant au désespoir, est toujours devant ses yeux. Pendant les accès de son transport, sans cesse elle croyoit voir, elle redemandoit son pere; elle sembloit frémir devant ses bourreaux: ses cris imploroient le Ciel, appelloient Fernand à son secours, déchiroient nos cœurs, épuisoient en elle un reste de forces. Une sorte de léthargie succédoit à cette agitation violente; & elle ne sortoit d'une espece de mort, que pour renaître aux tourmens les plus affreux. Dom Fernand Ximenès, rappellé par son maître, peu de jours après la fin déplorable de Rosemont, n'ose plus se montrer devant elle. La Marquise Céléria, qu'il ne quitte guere, (vous n'ignorez point qu'il doit être uni à sa fille), l'aimable Céléria passe les journées dans l'appartement de Stéphanie: elle y vint une seule fois, accompagnée de Ximenès: c'étoit, dans un de ces momens d'anéantissement, qui faisoient tout craindre pour votre amie. Elle le reconnut aussi-tôt; &, comme si elle eût repris l'usage de sa raison, ranimée, tout-à-coup: Seigneur, lui dit-elle, je peux donc encore vous assurer de ma reconnoissance! mais, c'est pour la derniere fois. Je vais rejoindre celui que vous n'avez pu conserver à ma tendresse ... Félicitez-moi, je cesse de souffrir ... Eh! quoi! il n'est plus, ajouta-t-elle, fondant en larmes; il n'est plus! O mon pere, vous ne pouvez m'entendre! Puis, rentrant dans ses accès de délire; le bûcher fatal, qui la poursuivoit sans cesse, parut s'offrir à ses yeux, pour engloutir, à la fois, Ximenès & son pere. Voulant les arracher aux périls, faisant des efforts, pour s'y précipiter elle-même, fixant, avec effroi, ses regards, sur Dom Fernand; éloignez donc, s'écrioit-elle, les flammes qui environnent mon pere & son libérateur: au nom du Ciel, sauvez leurs jours! Fernand, hors de lui-même, trop sensible pour n'être pas pénétré d'un spectacle si cruel & si touchant, en s'efforçant de la rassurer, ne faisoit qu'augmenter ses terreurs. On l'entraîna hors de cette chambre; & ce jour, plus terrible que les autres, pour Stéphanie & pour nous, pensa être le dernier des siens. Depuis que la malignité de la fievre & les accidens de la maladie ont disparu, elle n'en est pas moins toute entiere à ces objets douloureux; en vain nous cherchons à l'en détourner. Joignez-vous à nous! elle voudroit recevoir les consolations de notre amitié; mais, jusqu'ici, elle n'en est pas susceptible; & peut-être même ne devons-nous qu'à une lueur d'espoir, qu'elle n'ose s'avouer, la force d'être docile à nos soins. Voici le trop foible motif de cet espoir. A peine Dom Almanza eut appris, que Milord Rosemont venoit de disposer de ses jours, qui nous étoient si chers, qu'il vola aux lieux où l'attiroient encore les restes infortunés de son coupable ami. On ne lui refusa point le triste plaisir de les arroser de ses larmes; mais la mort avoit tellement défiguré ses traits, qu'Almanza auroit conçu des doutes, si la réflexion ne les avoit trop tôt dissipés. Cependant, interrogé, sans cesse par Stéphanie, sur le compte de son pere, il crut devoir appuyer sur cet instant de doute, qui pouvoit tromper sa douleur; mais, il s'en repentit bien-tôt. Voyant qu'elle n'avoit embrassé qu'une erreur, son désespoir n'en eut que plus d'amertume; & toutefois cette erreur la soutient: je crois en être sûre. Vous ne serez pas surprise, de ce qu'ici, tout le monde l'adore, & se félicite de ce qu'elle a pu échapper au danger le plus effrayant. La joie de Ximenès en est extrême; son ame s'est peinte dans la vérité de ses alarmes. Le Comte Félici, chaque jour, s'en informe & se présente à sa porte: il ne la voit pas plus que Dom Fernand. De très-vives instances, de la part de Félici, (je n'en devine point le motif,) lui obtinrent de Madame de Céléria, le jour même où Stéphanie tomba malade, la grace de lui parler, un instant. A sa vue, elle fit des cris affreux; elle le prit pour un des juges impitoyables qui avoient condamné son pere; & ses frayeurs, son indignation, son saisissement & son désespoir furent tels, qu'il fallut l'éloigner au plus vîte. La Reine elle-même a plusieurs fois envoyé demander de ses nouvelles à la Marquise. Jamais on n'inspira tant d'intérêt, & jamais on n'en mérita plus. Mais, j'entends déjà vos reproches, si je ne vous faisois point connoître ceux avec qui elle va demeurer. Vous-même, ma chere Clarence, n'auriez pu lui donner des soins plus attentifs, ni des marques d'une amitié plus tendre, que n'a cessé de le faire Madame de Céléria. Ses appréhensions pour Stéphanie, les larmes que lui ont coûtées son état, la rigueur de son sort, & la mort terrible de son pere, m'ont, pour jamais, attachée à cette femme charmante. Personne ne m'a rappellé, autant qu'elle, Milédi Rosemont. Son ame est aussi sensible que le fut celle de mon amie: elle n'a pas moins de beauté, de douceur, de générosité. Elle est jeune encore. Quoique Florizene ait dix-huit ans, sa mere n'en a pas trente-deux. Malgré la distance d'âge prodigieuse, qui est entr'elle & son époux, (il est bien plus que septuagénaire), jamais, à aucun égard, la conduite de sa femme ne s'est démentie: elle est la personne qu'il respecte le plus; &, malgré le foible outré qu'il a pour Florizene, celle qu'il aime le mieux. D'ailleurs son aveuglement pour cette derniere, passe l'expression. Il faut vous avouer, que je ne me sens pour elle aucun attrait. Soit prévention ou justice, elle seule ne m'a point paru touchée sincérement de l'état de Stéphanie. J'ai cru appercevoir de la contrainte, à travers ses caresses & ses éloges, même une sorte de dépit de ce qu'elle lui est trop supérieure. La figure de Florizene est cependant très-bien; mais, sans noblesse, sans ce charme touchant & ces graces attrayantes, avec lesquelles Stéphanie pourroit se passer d'être belle. Le son de la voix de Mademoiselle de Céléria est désagréable. Je ne lui trouve point la candeur ni le naturel de son âge; & elle paroît trop contente de son esprit, pour en avoir beaucoup. Je doute que son ame soit élevée. Sa hauteur me semble une preuve du contraire. Stéphanie n'en eut jamais; & cependant, elle a encore, sur Florizene, l'avantage d'une naissance plus illustre; mais nous en gardons scrupuleusement le secret. Elle la croit une personne obscure; &, je me trompe fort, ou les égards & la politesse qu'elle lui accorde, lui coûtent infiniment. Dom Almanza ne me pardonne point de la juger avec cette rigueur: peut-être ai-je tort. Quoi qu'il en soit, Céléria elle-même ne soupçonne pas à sa fille un seul des défauts qui affligeroient son cœur. En voilà trop sur ce sujet. Stéphanie avoit le projet & le desir, dès que ses forces le permettroient, de retourner chez moi, de s'y faire transporter le plus promptement qu'il se pourroit; mais, lorsqu'elle en a dit quelques mots à Madame de Céléria, après l'avoir assurée, dans les termes les plus touchans, de sa reconnoissance, la Marquise lui a demandé, l'a conjurée, les larmes aux yeux, de ne la point quitter. Moi-même, j'ai été obligée de joindre mes prieres aux siennes. Que vous êtes loin d'imaginer, me disoit-elle, combien il me seroit douloureux de m'en séparer! Elle ne vous est pas plus chere qu'à moi. Dona Almanza, je vous devrai tout, si vous daignez me faire ce sacrifice. Croyez que je suis digne d'en sentir le prix. Vous jugez s'il m'a été possisible! L'intérêt de Stéphanie l'a voulu: l'amitié de Madame de Céléria, tendrement aimée de la Reine Isabelle, peut lui être avantageuse: mon penchant pour la Marquise, ses vertus, ses instances, & la facilité de nous voir tous les jours, m'en ont donné la force. Nous avons sollicité vivement: Stéphanie s'est à la fin rendue. C'est près d'elle, c'est pendant qu'elle repose, que je vous écris. Puisse un sommeil doux calmer un peu sa douleur! .... Elle s'éveille, & veut elle-même essayer de vous tracer quelques lignes. Je cede à ses supplications. Stéphanie, à Clarence. Je n'ai donc point succombé! Malheureuse! je survis à mes pertes. Ma main tremble; ... mes yeux ne voient qu'à travers un nuage. O mon amie! tout est confus dans mon cœur, excepté sa douleur profonde, & ses tendres sentimens pour vous. Hélas! nul espoir ne me reste: si j'en entrevois quelque lueur, bientôt je n'en suis que plus à plaindre. Il est donc vrai? Dieu! Ah Dieu! Il n'en est plus! ... Je ne puis continuer. Stéphanie. Ses sanglots l'en empêchent. Je me reproche ma complaisance: est-elle en état d'écrire? Ne pourrons-nous adoucir son affliction? Comment y résisteroit-elle? Ah Clarence! servez-vous du pouvoir de l'amitié; venez à notre secours. Combien mon cœur a de motifs pour vous souhaiter impatiemment! LETTRE X. De la Marquise de Norsey, à Dom Almanza. Comment l'aimable Miss Rosemont n'inspireroit-t-elle pas le plus tendre intérêt? On l'admire, on l'aime: moi-même je lui ai payé ce double tribut, sans la connoître; & l'on ne m'y amene pas facilement. Me voilà donc plus tranquille pour elle & pour Clarence! M'ont-elles assez fait trembler l'une & l'autre? Il est impossible de vous peindre l'état où j'ai vu cette derniere; raison, amitié, reproches, elle n'entendoit rien; elle n'étoit qu'à sa douleur. Peut-être qu'elle m'auroit fuie, si j'avois cherché à la consoler. Nous nous désespérions ensemble. Après tant de jours d'alarmes, lorsque la lettre de Dona Almanza vint les dissiper, je crus que notre sensible amie deviendroit folle. Malgré le regard imposant de Milord Clarence, elle sautoit à son cou; elle m'accabloit de caresses. Fort bien jusques-là; mais elle auroit embrassé l'univers. Elle rioit, pleuroit, étoit saisie, vouloit parler, ne savoit ce qu'elle disoit. Elle voulut, dans ce premier moment, lui écrire, il n'y eut pas moyen: elle est cependant parvenue à finir une lettre, que j'ai vue, qu'heureusement j'ai proscrite. A coup sûr, elle ne partira point. J'agis prudemment: vous m'approuverez. J'épargne le cœur de Stéphanie; & elle me pardonnera le vol que je lui fais. Oui, oui, je l'ai dû: j'ai senti, par mon impression, combien cette lecture lui coûteroit de larmes! Tenez, moi qui, décidément, veux me les interdire, je sais trop, pour cette fois, quelle peine j'ai eu à m'en défendre. Aussi, jusqu'au retour de ses forces, je m'établis le censeur de toutes celles qu'elle recevra de Clarence. Mais, quelque juste que soit la douleur de Stéphanie, ceux qui l'aiment, inquiets, affligés, à qui elle est nécessaire, dont elle est le bonheur, ne pourront-ils adoucir ses regrets? & d'ailleurs, pourquoi rejetter les idées qui en suspendent la peine? Je me fie à mes pressentimens; ils me disent, que des événemens heureux, inattendus, lui sont réservés. Que n'a point fait pour elle la nature? Eh bien! le sort lui-même, dont les inconséquences continuelles ne me paroissoient pas dignes de ma colere, & qu'elle seule m'a fait haïr; le sort qui la persécuta, lui prépare, sans doute, l'avenir qu'elle mérite: je me plais, du moins, à le croire. Ah! qu'elle n'aille point détruire, par son détachement de tout, le charme de nos espérances! Il en est une, à laquelle je n'ose me livrer encore: quels seroient ma reconnoissance & mon enchantement, si elle se réalisoit! Soyez, Monsieur, mon appui & mon interprete, auprès de la charmante Stéphanie. L'Espagne entiere ne peut lui offrir des sentimens plus vrais que les miens: elle lui rappelle des souvenirs trop douloureux; & sa patrie même ..... Je n'ose vous dire que la France est mille fois préférable au pays qu'elle habite. Paris est un séjour charmant; il ne seroit point pour elle un écueil. La Marquise, digne de la posséder, n'est nullement indépendante; je le suis. Stéphanie est une preuve que l'âge ne signifie rien pour la solidité: si je n'en avois point à vingt-un ans, j'y renoncerois pour toujours. Je loge avec une mere, qui est mon guide, mon amie, qui seroit la sienne: elle embelliroit ses jours & les miens. Plus à portée de Clarence, nous irions la chercher avec le même empressement: son auguste pere, depuis qu'il plaide, ne veut plus qu'elle s'absente. Faut-il, en un mot, vous l'avouer? je n'aime point à la savoir avec cette Florizene, que je crois connoître autant que si je l'avois vue. Le Chevalier de Rosenne, celui de mes freres que j'aime le plus tendrement, il y a plus d'une année, conduit par son goût pour les voyages, dans votre Espagne, y passa quelque mois, fut présenté à la Marquise de Céléria, lui fit souvent sa cour, la trouva aussi belle, aussi aimable, qu'elle est vertueuse & respectée. Il m'etourdissoit éternellement de son éloge. Dieu sait s'il auroit fini, sans un portrait de Clarence, que je lui montrai, qui le fit taire; & comme je n'avois alors, avec la Marquise, aucune relation qui pût m'y attacher, j'en fus ravie. Je reviens à Florizene. Loin de l'avoir enchanté, mille choses en elle lui avoient déplu; ses prétentions, ses mines, sa vivacité feinte, sa gaieté apprêtée, son étude continuelle, sur-tout son impatience, lorsqu'on louoit une jolie personne: en un mot, quoiqu'elle affiche le contraire, elle lui a paru n'aimer & n'admirer qu'elle. Dona Almanza la juge bien. Vous ignorez, à ce qu'il me semble, que tous les sages du monde, je ne vous excepte pas, ne posséderont jamais le tact presqu'infaillible, le coup d'œil rapide & juste d'une femme d'esprit, lorsqu'elle en apprécie une autre. J'espere que vous n'en appellerez plus des jugemens de la vôtre; &, à cette condition, j'accepte la raison que vous m'avez donnée, de votre lettre désespérante à mon amie. Il n'y avoit, dites-vous, que ce moyen violent d'empêcher qu'elle ne vînt. Que ne vous adressiez-vous directement à Milord Clarence? Oh! non: c'est encore un homme; & il s'y seroit pris encore plus mal peut-être, pour annoncer à sa fille qu'elle ne devoit plus songer à partir. Ainsi, votre excuse, au fond, n'est point trop mauvaise. Vous voudrez bien engager l'aimable Miss à réfléchir un peu à l'offre empressée que je lui fais. Qu'elle se défie, encore une fois, de l'envieuse Florizene! Son ame lui fera croire que toutes sont nobles, franches, douces & sensibles: mais la supériorité blesse les ames communes; & Mademoiselle de Céléria ne lui pardonnera point la sienne. Un seul mot; & je vais la chercher en Espagne. Je vous devrai beaucoup, si vous l'obtenez: mais, Monsieur, quelque parti qu'elle prenne, je me flatte qu'elle acceptera du moins une amie sincere! agréez mon estime ..... Clarence arrive: la voilà qui prétend qu'elle va lui écrire d'une maniere plus raisonnable. Je verrai cela. Clarence, à Almanza. Après avoir tant souffert: quoi! je ne puis épancher mon cœur! Elle s'est emparée de ma lettre; elle est bien absolue. Je lui ai pardonné: c'est l'intérêt de Stéphanie qui l'anime. Ah! Dom Almanza, s'il se peut, adoucissez ses maux! Vous ne pourriez la perdre, sans être privé de deux amies. Billet de Clarence, à Stéphanie. Stéphanie, ma chere Stéphanie, est-ce bien à vous que je m'adresse? Quels ont été mes tourmens! quelle est ma joie! ... Ma joie .... Quand vous paroissez revoir à regret la lumiere, quand vous êtes devenue insensible au plaisir de rendre la vie à ceux qui vous aiment; à moi, à moi, cruelle, qui ne pourrois la supporter sans vous, que votre douleur accable, pour qui vos maux, votre danger passé, votre état actuel, les tableaux affreux, déchirans de ce que vous avez éprouvé, de vos regrets, de votre position ...... Dieu! je frémis, en songeant .... Je m'arrête: quelques mots de plus, l'impitoyable Norsey effaceroit tout. Elle! elle, impitoyable! jamais il n'y eut d'amie plus tendre: elle est aussi la vôtre. Je lui dois tout; je n'existerois point sans elle. O Stéphanie! ne remplissez point d'amertume le bonheur si vivement senti de votre guérison. N'ai-je rien mérité? n'obtiendrai-je rien? ne suis-je pas assez à plaindre de ne pouvoir suivre mon cœur, vous aller trouver où vous êtes, vous précautionner contre Florizene, que je hais déjà, me dévouer à Madame de Céléria, assurer Fernand de mon estime? & vous, mon amie, & vous! ... je ne vous dirois rien, peut-être; je ne pourrois que répandre des larmes. Mais hélas! quand me sera-t-il permis de vous voir? Milord Clarence, retenu par un procès important, ordonne que je reste. Tout se réunit contre moi: que du moins mon vœu le plus cher ne soit pas trahi! Clarence vous en conjure au nom de sa tendresse, de ses alarmes; elle vous demande de vous ménager. Quels seroient donc les droits d'une amie, si elle ne parvenoit point à adoucir les chagrins qu'elle partage? Inquiete, loin de vous, ne sachant plus quand je vous reverrai, ô ma chere Stéphanie! combien je serai malheureuse, si vous voulez l'être toujours! P: S. Avec quelle ardeur je souhaiterois que vous donnassiez au séjour de la France, & plutôt encore à celui de l'Angleterre, la préférence sur l'Espagne que j'abhorre. Madame de Norsey veut que je vous sollicite en sa faveur: je connois la sincérité de ses offres, la vérité des sentimens que vous avez fait naître en elle. Je vous ai entretenue de son mérite, de ses agrémens; & chaque jour je lui découvre des qualités qui m'y attachent davantage. Que je serois touchée, enfin, si vous vous décidiez pour ce qui nous rapprocheroit! Cette considération, qui est tout pour moi, ne seroit-elle rien pour vous? Adieu mon amie, ma tendre amie. LETTRE XI. De Dom Fernand Ximenès, à Dom Lope. Sans doute que ma lettre ne vous a point trouvé chez votre beau-frere, où elle étoit adressée! Je ne sais point craindre, & sur-tout, dans ma position présente, l'oubli ou la négligence d'un ami tel que vous. Ah! Dom Lope, Dom Lope! quelle position! quelle situation que la mienne! que de mouvemens contraires ont agité mon ame! & quelle est donc la violence des sentimens qu'elle éprouve? Aujourd'hui, c'est, sur-tout, l'indignation, le mépris, la haine, la rage, le desir de la vengeance, qui la remplissent. Enfin, enfin l'heure n'est pas loin, où Ximenès, (ne craignez pas qu'il succombe) aura puni une main meurtriere. Cette seule idée me rend supportable ce que j'ai appris, & me laisse la faculté de vous en instruire. Il n'y avoit que peu d'instans que la lettre où je vous faisois part de mon exil, de mon funeste exil, sans lequel j'eusse peut-être conservé Sidley à son adorable fille; il y avoit, dis-je, très-peu d'instans que cette lettre étoit partie, lorsque je reçus de Ferdinand, de mon maître lui-même, quelques mots qui m'annonçoient mon rappel, & m'assuroient de ses bontés, dans les termes les plus glorieux pour moi, j'ose ajouter pour le Monarque qui distingue un sujet fidele, & sur le trône garde un ami. Dieu! & son ame, l'ame la plus belle ne l'avertit point que des assassins ...., que des traîtres l'environnent. Quoi! à l'abri des ténebres le crime se consomme, le vice triomphe, les cris des victimes sont étouffés, les méchans vivent, & des lâches rampent à leurs pieds. Un des plus grands Rois de la terre, Isabelle, son égale pour les vertus & l'autorité, voudront inutilement le bien: d'indignes sujets les trompent. Et moi, je garderois le silence! moi! Mais, je ne suis point fait pour être délateur. Il est une justice plus prompte, celle que préfere le courage, & la seule qui convienne à mon cœur. Combien je dois être pénétré de l'accueil que j'ai reçu de Ferdinand & d'Isabelle, de l'intérêt qu'ils ont paru prendre à l'état de Stéphanie, & à la fin cruelle, plus cruelle qu'ils n'imaginent, de l'auteur de ses jours? ... Que deviendroit-elle, ô Dieu! si elle apprenoit que son pere, ce pere, l'objet de sa tendresse & de ses regrets, aussi à plaindre qu'elle, d'être venu parmi des barbares, a péri par les coups de l'abominable Félici? C'est lui qui est l'assassin .... Les gens qui veilloient, en mon absence, à tout ce qui se passoit dans la prison où étoit renfermé l'étranger malheureux, viennent de m'apprendre qu'ils ont enfin découvert que Félici, à force d'argent, s'étoit fait ouvrir les portes pendant la nuit, & que, le lendemain, on avoit trouvé Sidley mort, couvert de sang & de blessures. Quel a donc pu être le motif, le but de ce meurtre abominable? Il le paiera de sa vie, ou m'arrachera la mienne: je ne serai ni son bourreau, ni son accusateur; mais, je dois être, mais je serai le vengeur de la vertu, de Stéphanie, & de son pere. Le monstre! pour mieux cacher son forfait jusqu'à son départ, (il visite les côtes maritimes de l'Espagne, par l'ordre du Roi), il étoit sans cesse à la porte de l'appartement de Stéphanie; il osoit même insister pour la voir. Il étoit parvenu à m'en imposer à moi-même! Je me reprochois l'opinion que, jusques-là, j'avois eue de lui; je croyois qu'il pouvoit être sensible, au moins désarmé par l'être céleste que j'ai vu dans les bras de la mort. O mon ami! .... c'étoit son ouvrage. Eh! bien! il est venu le contempler: sa barbarie n'étoit pas satisfaite. Je frissonne ..... Lui! lui, près de Stéphanie! .... Elle étoit alors dans l'excès du délire, & ne put supporter sa présence. Hélas! je l'ai moi-même épouvantée: mais cet effroi, ce me semble, n'étoit point de l'horreur; du moins, je le crois; j'ose m'en flatter .... Qu'elle étoit belle & touchante dans le désordre de son désespoir! Quelle douleur! quel spectacle! Ah! mon ame n'avoit point d'idée de tout ce qu'elle a souffert. Sûr enfin qu'elle vivra, d'où naît le trouble soudain qui a succédé aux transports de ma joie? .... Si j'étois certain qu'elle pût redevenir heureuse, ou que, déjà, je l'eusse vengée de Félici, je serois, sans doute, plus tranquille; mais l'accablement profond où elle est, tant de malheurs, malgré toutes les vertus & tous les charmes, tant d'atrocités, tant de perfidies, que je ne soupçonnois pas, me font faire, sur le sort de l'humanité, les réflexions les plus affligeantes & les plus sombres. Un dégoût, un éloignement extrême de la société & de ses faux plaisirs en est la suite. J'ai vu Stéphanie, une seule fois, depuis qu'elle est mieux. Je m'interdis encore sa présence: celui qui avoit été assez heureux, pour lui rendre un pere, lui rappelle des souvenirs que je crains pour sa sensibilité. En m'appercevant, elle a rougi, pâli; ses beaux yeux se sont remplis de larmes. D'une voix tremblante, elle a voulu m'adresser quelques mots. Je l'ai vue prête à succomber à son trouble. Le mien ne m'a laissé que la force de m'arracher d'auprès d'elle ..... Suis-je donc condamné à n'être toujours, pour elle, qu'un objet importun ou pénible? Je dois, je dois, peut-être le souhaiter. Que d'idées confuses! que de sentimens inexplicables! Mais il me semble que je suis plus satisfait que je ne l'étois de ceux que m'inspire Florizene: on peut, je crois, se trouver heureux de lui plaire, & d'être son époux: elle paroît charmée de la tendresse de sa mere pour Stéphanie; depuis, sur-tout, que cette derniere a consenti, vaincue par les instances de Madame de Céléria, à ne point s'en séparer, sa fille ne cesse d'en faire l'éloge, & lui témoigne encore plus d'amitié, d'attentions & d'égards. L'obscurité de la naissance de la belle Angloise afflige Mademoiselle de Céléria, & même trop: elle en parle souvent; elle trouve que le rang le plus illustre lui étoit dû. Quant à la Marquise, qui pense que la vraie grandeur est dans l'ame, elle ne desire rien, dans Stéphanie: elle a tout, à ses yeux. Quelle charmante femme, que Madame de Céléria! elle ne dit pas un mot, que la raison & le cœur ne doivent approuver. J'attends, avec impatience, votre retour, ou, du moins, de vos nouvelles. L'exécrable Comte, l'auteur des tourmens de Stéphanie, revient dans deux jours. Je serai informé exactement de l'heure de son arrivée: que n'est-ce, à l'instant, à l'instant même! Je ne songe à cet homme, qu'avec une fureur que rien n'égale, que j'ai peine à contenir. Adieu, adieu, mon cher Dom Lope! LETTRE XII. De Stéphanie, à Clarence. Clarence, Clarence! n'accusez point un cœur au désespoir: ses maux ont dû lui ôter le courage. Votre amitié le touche, l'attendrit, & l'auroit consolé, s'il pouvoit l'être ..... Trop de souvenirs affreux me poursuivent .... C'est un pere, le pere le plus tendre & le plus malheureux que je pleure ..... Quel que soit mon sort, puisque mes jours vous sont chers, je tâcherai d'en prendre soin: mais que, du moins, (séparée de vous-même, privée de tout), je jouisse de votre bonheur! Les peines, que je vous cause, m'accablent. Hélas! sans moi, vous n'auriez jamais eu de larmes à verser ..... Quelques mots d'Almanza avoient un peu suspendu ma douleur: lui-même a vu, sans doute, que nous nous flattions en vain. Son silence le prouve. Eh! que peut espérer, pour moi, votre charmante amie? ..... N'importe! l'intérêt que je lui inspire, ses offres, & sur-tout, ses sentimens me pénetrent. Unissez-vous à moi, pour qu'elle veuille recevoir mes regrets, & que mes refus ne me privent point de son amitié. J'ai de l'éloignement pour Paris, à proportion des plaisirs qui s'y rassemblent. Madame de Norsey, jolie, jeune, brillante, est faite pour eux: ma tristesse les troubleroit. Ma Patrie ne me reverra point: excepté pour Clarence, je n'y serois qu'un objet de compassion ou de curiosité. Votre ame & la mienne sont faites pour aimer mieux souffrir éloignées l'une de l'autre, que de se rapprocher à ce prix. J'ai cédé (Dona Almanza elle-même l'a voulu) aux soins, aux attentions, aux égards, à l'amitié & aux instances d'une femme estimée, adorée de tous ceux qui la connoissent. Peut-être aussi, que j'aurois cherché en vain à m'en défendre. Je ne sais, mon amie, par quel charme funeste je me sens arrêtée dans ces lieux témoins de mes plus cruelles infortunes: ils nourrissent ma douleur, & je m'attache, de préférence, aux objets qui l'entretiennent ..... Cette lettre est commencée depuis hier: je l'ai, bien des fois, interrompue. Mes forces ne me permettent pas d'écrire long-tems de suite. Je prolonge ainsi la douceur de m'entretenir avec vous. O mon amie! mon amie qu'allez-vous penser de moi? Fernand Ximenès, un héros, l'appui de l'infortune, lui qui arracha Stéphanie & son pere à la mort, à la mort la plus effroyable, lui dont l'attente fut si cruellement trompée, trop généreux pour n'en avoir point eu de regrets; lui, à qui je dois tant, eh bien! je ne le vois qu'avec une contrainte, un saisissement, un trouble pénible que je me reproche, & que je ne puis vous exprimer. Le jour affreux, la perte, hélas! trop certaine, que son aspect me retrace, sa douleur qu'il ne peut me cacher; tout, jusqu'aux sentimens de la reconnoissance, me laisse à peine la force de le recevoir, de l'entendre, de lui parler. Ce matin, il a accompagné, chez moi, la Marquise: je n'étois point prévenue. En la voyant, j'ai fait un cri. Je suis devenue tremblante, il m'a soutenue; il me regardoit avec attendrissement; je n'ai pu retenir mes larmes. Une sorte de fureur s'est peinte alors dans ses yeux; & il n'a pas tardé à nous quitter. S'il me croit ingrate, il est bien injuste. Mais, moi, qu'ai-je fait, quand j'ai consenti à demeurer avec Madame de Céléria? Sans cesse je le verrai. Ah! ma raison est affoiblie par tout ce que j'ai souffert .... A quel titre, Grand Dieu! serois-je pour Florizene un objet d'envie? Elle jouit de la tendresse des auteurs de ses jours; ils vivent! .... ils vivent & la chérissent! Loin d'être telle qu'on l'a peinte à Madame de Norsey, elle paroît charmante à tous les yeux, & plus encore .... à ceux de Ximenès; il l'aime, & elle lui est destinée: tout se réunit pour son bonheur. Moi, au contraire ...... J'entends quelqu'un; c'est elle ...... Ah! mon Dieu! dans quelle inquiétude me laisse la visite de Florizene! elle vient de me faire part de ses craintes, avec une confiance, qu'assurément je ne croyois pas qu'elle eût en moi. A quoi tient donc la félicité? Je vous parlois de la sienne; un moment l'a détruite; la Marquise a été avertie (& Florizene l'a entendu), que, dans un lieu écarté, Fernand, qui ne croyoit avoir d'autres témoins que le Comte Félici lui avoit parlé du ton le plus menaçant, & que tous deux ensemble avoient pris le chemin d'un endroit encore plus solitaire. Florizene appréhende (& c'est-là ce qui l'occupe), qu'un duel avec ce Ministre, ne perde Fernand, sans retour, dans l'esprit du Roi. Ah! mon amie, je suis sure que c'est le Comte qui a tort. Ferdinand & Isabelle sont justes: mais, ô Ciel! que mon libérateur vive, & qu'il soit heureux! Quoi! toujours craindre de nouveaux malheurs? il en est donc encore pour moi? Si Fernand succomboit! ..... Je suis née sous l'astre le plus funeste; & l'intérêt qu'il doit m'inspirer, me fait frémir pour ses jours. Je succombe à mes peines. Non; ma fatale existence ne m'est plus qu'un poids insupportable ...... Pardonnez, pardonnez! mais, pourquoi suis-je condamnée à souffrir toujours? O Dieu! ô Dieu! que je n'implore plus qu'en tremblant, puisse, au moins, puisse le songe de cette nuit n'être pas un espoir trompeur! Mon amie, je voyois Fernand, & je le voyois avec moins d'effroi. J'ignore comment nous nous sommes trouvés transportés l'un & l'autre dans un antre souterrain, & affreux. Des spectres ensanglantés, des gouffres de feu, des bûchers couverts de restes palpitans, me pénétroient d'horreur. A chaque pas, de nouveaux abymes s'ouvroient devant moi; au risque de sa vie, il m'en préservoit: j'étois prête à franchir le dernier. Florizene, Félici, paroissent armés de poignards, le regard furieux, l'air terrible. Sans que j'en sentisse la cause, j'étois l'objet de leur rage, & j'allois être leur victime. Fernand vole à mon secours; tout disparoît, je reste seule; une main invisible veut m'entraîner; des gémissemens, des cris lugubres, des accens plaintifs se font entendre ..... d'épaisses ténébres m'environnent: du fond de l'abyme, partent de longs soupirs, des sanglots; la voix de mon pere m'appelle. Viens, ma fille, s'écrie-t-il; viens te refugier près de moi! l'épouvante fait place aux mouvemens les plus doux; mon cœur tressaille; cette voix qui lui est si chere, l'attire & le console: mes maux se calment. Avec joie, je me précipite; & le réveil me rend à la douleur. Adieu, mon amie. Fernand déjà blessé, peut-être ..... ô mon pere! vos ordres me sont sacrés: je n'aspire qu'à me réunir à vous. LETTRE XIII. De Fernand Ximenès, à Dom Lope. Quelle sera votre surprise! quelle a été la mienne, & l'excès de ma joie! Sidley ..... Sidley, Dieu! le pere de Stéphanie ..... il respire! & ce mystere, qu'il a fallu me découvrir, va vous être dévoilé. Vous aurez partagé l'indignation qu'excitoit en mon ame jusqu'au nom de Félici: eh bien! elle pouvoit encore s'accroître. J'étois chez le Roi, lorsqu'il y parut: à son aspect, une horreur inexprimable s'empara de mes sens, & l'obligation de la contraindre ne fit qu'augmenter la violence de mes transports. Hors de moi, prêt à les laisser éclater, & craignant moins de me perdre, que d'oublier le respect dû à la présence dé Ferdinand, je sortis, & j'allai attendre son Ministre: il ne tarda pas à me suivre. Lorsqu'il m'apperçut, il écarta cette foule qui s'attache aux pas des gens en faveur. Les premiers mots qu'il m'adressa, furent des questions sur l'état de Stéphanie. Vous le saurez, lui dis-je; éloignons-nous, pour n'être point troublés dans cette importante explication. Dès que nous fûmes hors de la portée de tous les regards, indigne Ministre d'un grand Roi, m'écriai-je, vil assassin de Sidley, défends tes jours! Vous le dirai-je? ô Dom Lope! je le vis pâle, tremblant, prêt à fuir. J'étois le maître de sa vie; il me demanda à l'écouter; je daignai l'entendre. Alors, cherchant à couvrir sa lâcheté de quelques dehors imposans: je saurois, me dit-il, repousser l'insulte, si je ne me devois, plus qu'à moi-même, à l'Etat & au Monarque que je représente. Tant d'audace, jointe à tant de bassesse, redoublerent ma fureur. Je voulus l'interrompre; mais, en conservant toujours un ton de dignité, trop démenti par sa conduite, il se hâta de m'apprendre que Sidley vivoit, & qu'il vivoit par ses soins; qu'averti des complots de l'horrible Tribunal, qu'ayant craint que la puissance & la bonté du Monarque n'en pussent arrêter les sinistres effets, il avoit trouvé le moyen de se faire ouvrir secrétement la prison de l'Anglois, & de le soustraire aux coups dont il étoit menacé; qu'un criminel, condamné à la mort, avoit été mis à sa place, revêtu de ses habits, & exécuté sur le lieu même; qu'on avoit, à dessein, laissé une arme près de lui, & qu'elle avoit fait croire que Sidley, qu'il représentoit, venoit de terminer ses maux. Il ajouta, à ce récit, tout ce qui pouvoit l'ennoblir à mes yeux. L'imposture cependant m'en parut manifeste. Qu'étoit devenu Sidley? Se pouvoit-il qu'il eût laissé courir le bruit de sa mort, connoissant le cœur de sa fille? Félici répondit à tout; il étoit le dépositaire d'une lettre du pere de Stéphanie; il devoit la lui remettre. Malheureusement la fausse nouvelle lui étoit parvenue, avant qu'il eût pu la prévenir. Elle étoit déjà mourante, lorsque Félici s'étoit présenté. Chaque jour, il avoit insisté en vain, pour être introduit. Une seule fois, il l'avoit vue; & elle avoit été effrayée de son aspect, au point qu'il n'auroit osé risquer de la revoir. Ne pouvant découvrir qu'à elle ce qui intéressoit son pere, il avoit été contraint de partir, sans qu'elle fût détrompée; mais il desiroit ardemment qu'elle pût l'entendre. Ce sera en votre présence, ajouta-t-il; je ne prétends pas qu'il vous reste la plus légere incertitude sur les sentimens d'un homme à qui vous avez semblé digne de garder un secret, d'où peut dépendre le sort de Sidley, & qui l'est d'avoir Ximenès pour ami ..... Lui, mon ami! lui, que j'ai soupçonné d'un crime! lui, que j'ai vu, lorsque je l'en accusois, trembler de frayeur, plus que de colere! lui, je le sais trop, qui ne m'aima dans aucun temps, & qui, sans doute, ne se console d'une confiance forcée, l'ouvrage de la crainte, que par l'espoir de la vengeance! Pense-t-il m'en imposer? N'importe, quelle que soit sa haine, quels que soient ses projets, je les dédaigne. Quelqu'inexplicable, lui dis-je, que soit votre conduite, aussi coupable envers votre Souverain, qu'elle a pensé être funeste à Stéphanie, son secret, que je respecte, & que rien n'auroit dû vous arracher, ne sera point trahi par moi; mais je veux des preuves certaines de tout ce que vous venez de me révéler. Le moindre doute m'eût été insupportable. Je vole avec lui chez Madame de Céléria, & fais demander à la belle Angloise quelques momens d'un entretien particulier. Stéphanie étoit alors avec la Marquise, & Dona Almanza: elle ne consentit à nous voir, qu'en leur présence. Cette réponse fit hésiter Félici: mais moi, n'écoutant rien, ne me possédant plus, je m'élance & l'entraîne dans l'appartement de Stéphanie. Dans l'excès de mon égarement & de ma joie, je me précipite à ses genoux: elle veut fuir. Arrêtez, m'écriai-je! écoutez Félici ..... Stéphanie, Stéphanie, cessez de pleurer un pere! .... Mon pere, s'écrie-t-elle, Dieu! .... elle veut embrasser mes genoux; ô mon cher Dom Lope! Elle tombe évanouie: Madame de Céléria veut en vain la secourir; elle-même reste sans connoissance auprès de son amie, & de Dona Almanza, éperdue. Déchiré par cette scene touchante, tremblant pour leurs jours, je n'étois plus à moi. Félici appelle les femmes de la Marquise; & mon agitation ne les surprit pas moins que l'état de leur maîtresse, & celui de Stéphanie. Revenues à elles, impatientes d'interroger Félici & moi, bientôt elles firent disparoître les témoins qui y mettoient obstacle. Dieu! ne me suis-je point trompée, s'écrie alors Stéphanie? n'est-ce point une illusion? à qui dois-je la vie? & ses regards s'arrêterent sur moi. Félici lui confirma l'heureuse nouvelle que je venois lui apprendre. En l'écoutant, elle respiroit à peine, & sembloit douter encore de son bonheur; mais lorsqu'il lui remit la lettre de son pere, lorsqu'elle vit son écriture, se saisissant de cette lettre, d'une main tremblante, la posant sur son cœur, la couvrant de ses baisers, de ses larmes, assurant Félici & moi, de sa reconnoissance, priant Dona Almanza de se joindre à elle, se précipitant dans les bras de Madame de Céléria, dont les pleurs se mêloient aux siens, elle ne pouvoit suffire à tout ce qu'elle éprouvoit. Jamais, jamais il n'y eut de spectacle aussi attendrissant. On convint enfin, lorsque Stéphanie fut plus calme, que ce secret demeureroit enseveli jusqu'au jour où Félici pourroit avouer à Ferdinand ce qu'il avoit osé entreprendre en faveur de Sidley. Mais, pouvez-vous concevoir que ce Ministre ambitieux, cruel & timide, en sauvant le pere de Stéphanie, se soit exposé lui-même? Quoi! l'humanité l'a emporté, en lui, sur son propre intérêt! Quel changement! Stéphanie, sans doute, est trop faite pour opérer un tel miracle: mais, Félici est-il digne d'être l'adorateur de ses vertus? Félici, ô Ciel! oseroit concevoir l'espérance de lui plaire! .... Ah! Dom Lope, que votre sagesse, votre sévérité peut-être, que vos conseils me seroient utiles! rappellez ma raison, si toutefois son retour est possible. Non, non; laissez-moi plutôt m'ignorer moi-même; craignez d'éclairer tout-à-fait mon cœur; gardez-vous de l'interroger, de le blâmer, ou de le plaindre, sur-tout de le croire prévenu. Vous me devez votre justice, pour l'objet de mon admiration. Si vous ne la partagiez point, si vous me laissiez entrevoir le moindre doute, enfin ..... sais-je, hélas! ce que je veux? Stéphanie, du moins, l'adorable Stéphanie ne verse plus de larmes. Son pere vit; il existe loin d'elle; mais il n'a quitté l'Espagne, que pour y revenir dans des temps plus fortunés. J'ai vu sa joie; elle a pénétré jusqu'au fond de mon ame; & son bonheur, le bonheur de Stéphanie, ne me suffiroit pas! .... Que dis-je? exauce-moi, ô Ciel! puisse, au prix de tout le mien, son repos n'être plus troublé! qu'au sein du calme qui me fuit, des adorations qu'elle mérite, ses jours soient paisibles, toujours heureux! & que moi seul .... Adieu, mon cher Dom Lope, adieu. P. S. Je n'ai pas besoin de vous dire que le secret de Sidley est le mien: à ce titre, vous y aviez des droits: votre silence, quoiqu'il me soit pénible, ne m'empêche pont d'être juste envers un ami. LETTRE XIV. De Stéphanie, à Clarence. O bonheur inespéré! ...... ô ma chere Clarence! mes yeux le reverront, ... ses bras paternels s'ouvriront encore à sa fille! Ne me souhaitez plus rien; ... qu'ils seroient insensibles ceux qui me plaindroient aujourd'hui! Richesses, grandeurs, titres vains, que je dédaigne, je vous possédai sans vous appercevoir; je ne vous regrette point: qu'êtes-vous pour le cœur de Stéphanie, auprès de ce qu'elle retrouve? O vous, dont je reçus l'être, vous à qui je suis chere, cessez de vous accuser; en vous conservant à ma tendresse, vous avez tout fait pour moi: qu'ils soient à jamais anéantis de ma mémoire, ces instans si douloureux de votre infortune & de la mienne! Vous vivez! Clarence m'aime. Le duel de Fernand n'étoit qu'une fausse alarme: l'avenir le plus fortuné s'ouvre à mes regards satisfaits. Mon amie, apprenez mon bonheur à Madame de Norsey: elle y prendra part; &, s'il se peut, cette idée l'augmente. Les soins d'Almanza, de son vertueux époux, leur tendre intérêt, les bontés de Madame de Céléria, votre amitié, que d'obligations, dont je veux garder un souvenir éternel! Il semble que mon cœur soit plus sensible encore depuis qu'il est heureux. Je ne puis trop vous entretenir de Madame de Céléria: elle a ressenti, autant que moi, & mes tourmens & ma joie. Je ne sais si je me trompe? mais quelques mots échappés pourroient me faire craindre qu'elle ne soupçonnât Sidley & sa fille, de n'être point ce qu'ils veulent paroître. Je vous dirai plus: elle semble renfermer quelque secret; son cœur n'est point tranquille. Quoique sa tristesse ait disparu avec mes chagrins, son agitation se décele aux yeux de l'amitié. Lorsque nous sommes seules, je la vois garder le silence, avec effort: je crois voir qu'elle auroit plus de peine encore à le rompre. Je me tais: j'attends qu'elle me donne sa confiance; du moins, je la mériterai. Ah! mon amie, s'il se pouvoit que Florizene eût toutes les vertus de sa mere, que Fernand seroit heureux! Si son attendrissement & celui de Madame de Céléria ont pu ajouter en moi à l'impression & au trouble des momens les plus doux de ma vie, j'aurois tort de m'en étonner: je dois m'en applaudir. Pourquoi donc ne suis-je pas aussi juste envers Félici? La lettre de mon pere, que je vous envoie, qui m'a été remise par ce Ministre, & qui va vous instruire de tout, vous apprendra de quel bien je lui suis redevable: cependant, faut-il vous l'avouer? je me sens pour lui un éloignement dont la cause m'est inconnue, que je me reproche, & dont je voudrois pouvoir me rendre compte. Pardonnez-moi le désespoir de ma derniere lettre; oubliez tous mes torts, mes dangers, mes maux, tout ce qui vous affligea: livrons-nous aux délices du présent, aux plaisirs de l'espoir, & à la douceur de nous aimer. P. S. Vous me renverrez, ma chere Clarence, ces caracteres sacrés que je vous confie: mon cœur vous les redemande. Lettre de Milord Rosemont, envoyée à Clarence par Stéphanie. Je serai libre, & peut-être déjà loin de vous, .... loin de vous, ma fille! lorsque vous recevrez ma lettre. Je dois tout à Félici: c'est lui qui brise mes chaînes; c'est lui qui vous rend un pere .... Dans quelque climat que me transporte ma destinée, vous ne sortirez jamais de mon cœur; & revenir digne du vôtre, est l'unique espoir qui soutiendra ma vie ..... Stéphanie, rassurez-vous; rien ne pourra m'abattre. C'est ma tendresse même qui vous répond de mon courage. Le bruit de ma mort va se répandre; & les regrets que vous donnerez à mon départ, le confirmeront. Il est nécessaire qu'on croie que je ne suis plus: sans cela, j'exposerois celui à qui je dois ma délivrance. Je quitte le nom de Sidley; & je ne reprendrai le mien, qu'après avoir fait oublier mes égaremens. Ma fille, ma tranquillité ne peut renaître qu'avec ma gloire. Félici ignore qui je suis, & me distingue. Cette conduite est noble; c'est à la mienne à justifier son opinion. Ne vous affligez point: votre ami vous en conjure; le pere le plus tendre vous l'ordonne. Vivez tranquille, heureuse! ... Je ne vous ai coûté que trop de larmes; & cette affreuse idée .... Ma prison s'ouvre: Félici paroît; l'heure de s'éloigner est venue: mes forces m'abandonnent ....... Stéphanie, ma fille, ma chere Stéphanie, adieu! N. B. A cette lettre, deux autres étoient jointes du même Milord Rosemont pour Dona Almanza & son époux; & elles étoient remplies de remercimens, ainsi que des recommandations les plus touchantes, concernant une fille adorée. LETTRE XV. De Dom Lope, à Fernand Ximenès. Vous me rendez justice: je ne puis jamais vous oublier: deux mots vous expliqueront mon silence & ma conduite. J'ai voulu que vous me crussiez errant; on vous l'a mandé par mon ordre. Je vous ai trompé, mon cher Ximenès! j'étois malade, & dangereusement; c'est ce que je craignois de vous dire: mais mon état passé n'est rien; c'est celui de votre ame qui m'occupe. Vos lettres m'ont pénétré d'admiration pour Stéphanie. Ses vertus, ses malheurs, ses dangers, m'ont vivement ému: j'ai ressenti vos impressions; mais combien je tremble qu'elles ne deviennent dangereuses pour votre repos, pour le sien même! ... En vain je m'imposerois avec vous une contrainte qui n'est pas faite pour notre amitié. Vous ne vous êtes pas flatté, sans doute, que je vous aidasse à prolonger votre erreur. Que dis-je? ... O Ximenès! elle est déjà détruite; & s'il se peut que vous vous dissimuliez votre penchant, ce n'est que pour échapper à la peine de le combattre: car, plus l'objet en est digne, & plus vous vous devez cet effort. Eh! qu'oseriez-vous attendre d'une passion que l'honneur vous oblige à renfermer toujours? Stéphanie, obscure, mais vertueuse, mérite vos égards, vos respects. L'aveu de votre amour vous aviliroit à ses yeux; ou, si elle avoit le malheur d'y répondre, il rempliroit sa vie d'amertume, d'opprobre peut-être. Non, vous ne l'avez point sauvée, pour la perdre. Malgré la violence de vos passions, je connois votre délicatesse: vous jouirez de vos sacrifices; & ils vous seront moins pénibles que le remord. Je tremblerois, pour Stéphanie, si je vous estimois moins: mais je ne vous soupçonnerai jamais d'avoir eu, un seul instant, le projet de la séduire. Craignez cependant que votre cœur ne vous égare: hâtez-vous d'y descendre. Bientôt, peut-être, il ne seroit plus tems. Ne me dites point que je m'alarme trop. Non, mon ami, vous n'êtes plus le même. Votre gaieté a disparu. Le désordre de vos lettres ne fait que s'accroître; le nom de Stéphanie y revient sans cesse: à peine vous prononcez celui de Florizene. Quoiqu'elle soit jeune & belle, quoique vous en conveniez, le moment qui doit vous unir l'un à l'autre, vous effraie. Vous le souhaitiez, avant de connoître Stéphanie. Eh! quoi! vous tromperiez-vous au point de ne pas lui attribuer le changement qui s'est fait en vous? Jusqu'à votre extrême amitié pour Madame de Céléria, Stéphanie en est devenue le motif, & vous ne louez sa fille, une seule fois, que parce qu'elle vous a fait l'éloge de sa rivale. Mais, quelque impression qu'ait dû produire la situation si cruelle & si touchante où elle s'est offerte à vos yeux, une autre a sur vous des droits. Quand Stéphanie joindroit aux charmes de la figure & à la sensibilité, toutes les perfections du caractere; quand les caprices du sort n'auroient point mis, entre son état & le vôtre, une disproportion insurmontable; fût-elle, en un mot, votre égale, &, par son origine, dans le cas de pouvoir prétendre à l'hymen de Ximenès, l'unique héritier, si ce n'est du rang suprême qu'occupoient ses ancêtres, au moins de leur nom illustre, digne de la faveur & de l'amitié de son Souverain, & que les plus grands de l'Espagne voient encore au-dessus d'eux; quand il se pourroit, dis-je, que, sans s'abaisser, il osât faire ce nouveau choix, ses engagemens, sa parole, sa probité, les ordres d'un pere, la volonté du Monarque, tout lui prescriroit d'immoler ses vœux les plus doux. Voilà ce qu'en vous consultant, vous vous direz. Nul espoir alors ne vous restera: & qu'est-ce qu'un amour qui ne peut, qui ne doit jamais être heureux? Que d'infortunés il feroit, si la Marquise ou Florizene en avoient le moindre soupçon! Leur bonheur seroit détruit. Vous desirez que Stéphanie jouisse du sort qu'elle mérite: eh! bien! vous lui enleveriez un appui précieux, des amies qui lui sont cheres; &, si elle se consoloit de cette perte, ou des peines qu'elle causeroit, ingrate envers ses bienfaitrices, elle ne mériteroit plus que vos mépris. Je ne vous cache point, que je désapprouve votre conduite envers Félici. Sa lâcheté vous répond de sa discrétion; mais, s'il avoit eu quelque courage, ce duel vous perdoit. Le Cardinal, quoiqu'il vous estime, se seroit déclaré pour celui dont l'élévation est son ouvrage: Isabelle est leur protectrice; & Ferdinand lui-même auroit soutenu son Ministre, & sacrifié son Favori. On n'est point délateur, on sert sa patrie, lorsqu'on apprend à celui qui gouverne, le mal qui se commet en son nom, les abus qu'il ignore, & sur-tout, les crimes qu'il doit punir. Ximenès, voyez jusqu'où la passion entraîne, à quel point elle aveugle! Dans toute autre circonstance, la honte de combattre un ennemi si peu digne de vous, auroit commandé à votre ressentiment, & même à votre valeur: mais le plaisir d'embrasser la vengeance du pere de Stéphanie, a fermé vos yeux à tout le reste; &, pour la premiere fois, le respect dû à votre maître ne vous a point arrêté. Je n'ajoute plus qu'un mot. Vous fûtes le libérateur de Stéphanie; & vous eûtes, alors, des droits à l'admiration. Ne démentez donc point le caractere le plus généreux & le plus noble. Son bonheur vous intéresse; mais c'est sa gloire, sur-tout, qu'il faut aimer. Adieu. Je travaille à rétablir ma santé, & à finir mes affaires, pour me rapprocher plutôt de vous. LETTRE XVI. De Stéphanie, à Clarence. Quel est donc l'empire de l'amour? Est-il vrai, est-il bien vrai, mon amie, qu'il soit impossible de s'en défendre? .... O sentimens de la nature & de l'amitié! aimable dépendance! devoirs, les premiers des plaisirs! vous seuls enchanterez ma vie: jamais, jamais mon cœur ne veut appartenir qu'à vous ..... Puissions-nous, ô ma chere Clarence, puissions-nous éviter cette passion redoutable qui soumet les ames les plus fieres, déchire les plus sensibles, & commande à la raison même! Ce que je viens d'apprendre ne le prouve que trop, & l'on m'a permis de vous le confier. La Marquise enfin m'a ouvert son ame, ou plutôt, la circonstance lui a arraché le secret inattendu, l'aveu pénible qui coûtoit à sa délicatesse, quoiqu'il ne lui ôte point ses droits à l'estime. J'avois donné à raccommoder un bracelet, sur lequel est le portrait de mon pere. L'ouvrier se trompe, & le rapporte à Madame de Céléria, qui s'en empare avec précipitation. Il la quitte; elle reste seule: j'arrive. Elle rêvoit trop profondément, pour m'appercevoir. Ses yeux étoient fixés sur ce portrait. O Rosemont! Rosemont! disoit-elle en soupirant ... Elle me voit, s'arrête, rougit, s'embarrasse. Ma surprise augmente son trouble. Nous gardons le silence. Je le romps la premiere. Quoi! Madame, m'écriai-je! quoi! Rosemont vous est connu. Il ne l'est, ici, que de moi seule, me répond la Marquise: ma chere Stéphanie ne m'en demandez pas davantage. Cependant, son cœur oppressé, après bien des combats, fut vaincu par mes alarmes & mes instances. Combien je dus être touchée! combien vous le serez vous-même! Oui, je veux qu'elle vous soit chere, autant qu'elle en est digne. Eh! que ne réunit-elle point? La plus belle ame, une figure charmante, l'esprit qu'on voudroit avoir pour soi. A sa fraîcheur, on ne lui donneroit que vingt-cinq ans. Quoiqu'Espagnole, elle est blonde: ses yeux sont d'une douceur intéressante; ils annoncent celle de son caractere: ses chagrins n'ont pu en altérer l'égalité parfaite. Ce n'est, ni à son rang, ni même à la faveur d'Isabelle, qui la préfere à toutes les femmes de sa Cour, qu'elle doit la considération dont elle jouit. Ce n'est que par des vertus, qu'on obtient ses regards. Malgré la haute naissance de Fernand, son mérite seul lui a fait desirer de le voir l'époux de sa fille; & la plus sincere amitié les unit. Malgré tant de droits au bonheur, sa naissance affligea le Duc de Médina, dont elle est fille. Dès cet instant, sa destinée ne fut point heureuse. Il avoit un héritier de son nom, & ne desiroit point d'autre enfant. Pour empêcher qu'elle ne partageât les biens de ce fils, l'unique objet de sa tendresse, elle fut condamnée à prendre le voile, & renfermée, dès sa plus tendre jeunesse, dans un cloître, où elle voyoit, à peine, les auteurs de ses jours. Son éloignement pour le sacrifice qu'ils exigeoient, l'aveu qu'elle en fit, rien ne put ébranler une résolution dont elle gémissoit, sans espoir de la changer. Son frere, déjà trop honnête pour balancer entre un vil intérêt & l'estime de soi, joignit ses instances aux siennes: elles furent même plus vives, & n'obtinrent pas davantage. Ce procédé rendit à sa sœur le courage de s'immoler à sa fortune. Elle étoit dans ces nobles dispositions, lorsqu'une prise d'habit, qui attira presque toute la Cour dans l'asyle où elle alloit être immolée, y conduisit le Marquis de Céléria. Quoiqu'il fût déjà vieux, & qu'elle fût excessivement jeune, sa beauté lui fit une vive impression. Il fut touché de son sort. Il étoit veuf, jouissoit de revenus immenses, & n'avoit point d'enfans. Il demanda en mariage Mademoiselle de Médina, se hâtant d'ajouter, que nonseulement il ne vouloit point de dot, mais qu'il renonceroit, par son contrat de mariage, à toute espérance pour l'avenir. Son pere hésita quelque tems: il ne trouvoit pas la maison de Céléria assez anciennement illustrée. Cependant l'alliance du Marquis étoit honorable; il joignoit aux premieres dignités de l'Etat, les plus riches possessions; & ces avantages parvinrent à déterminer le Duc. Je ne sais point ces faits de la Marquise: elle respecte trop la mémoire de son pere, pour que je puisse les tenir d'elle. Voici son récit qui commence: ce n'est plus moi, c'est elle qui va parler. „Je n'avois pas treize ans, lorsque j'épousai M. de Céléria, & il en avoit plus de soixante. Ses procédés durent faire disparoître son âge à mes yeux. Hélas! ma chere Stéphanie, m'estimerez-vous encore? La reconnoissance, l'amitié, le devoir, rien ne put me garantir d'un sentiment trop expié, toujours malheureux, encore à présent, vainqueur de ma raison, que le silence, le repentir même ont accru, & qui ne s'éteindra qu'avec moi. Vous me rendez du moins la justice d'être sûre que l'objet de cette passion l'ignore. Je vous dirai plus; il ne chercha point à la faire naître; il ne l'a point apperçue; il ne m'aima jamais; & son nom ajoutera encore à votre surprise. Quelques années après mon mariage, une indisposition de M. de Céléria l'obligea de partir pour les eaux: je l'accompagnai; ce fut à Spa que nous allâmes. Les plaisirs, les fêtes s'y succédoient: la meilleure compagnie y étoit rassemblée. Plusieurs Anglois y vinrent. Le plus aimable de tous, .... l'ennemi de mon repos, .... Rosemont enfin ..... La Marquise ne put continuer; ses yeux se remplirent de larmes: elle me serra contre son sein; & notre attendrissement fut égal. Votre pere, reprit enfin Madame de Céléria, avoit alors vingt-six ans, l'extérieur le plus noble, le plus aimable, & je ne sais quel art de plaire. Ses qualités, malgré son inconduite, à laquelle j'étois loin de croire, acheverent de troubler ma raison: il ne me resta que celle de m'armer, avec lui, du dehors le plus froid. Qu'il en étoit bien vengé par mon cœur! Je n'avois d'autre idée que la sienne. Son éloge, que je souhaitois toujours, me rendoit interdite: son nom, que je ne prononçois qu'en tremblant, étoit sans cesse prêt à m'échapper. Quelque tems, une jalousie sans objet, me fit éprouver des tourmens affreux: bientôt une rivale y vint mettre le comble (il étoit déjà veuf). Trop malheureuse pour ne pas devenir injuste, je le trouvai aussi coupable, que s'il avoit lu dans mon ame: je ne le traitai plus qu'avec dédain. Quelquefois je m'abusois au point de croire qu'il en étoit désespéré; alors je m'accusois; alors je desirois son indifférence; & elle m'accabloit. La présence de M. de Céléria, ses soins, ses attentions, son estime pour moi, achevoient de me confondre. En vain j'étois poursuivie par le remord: mes combats ne tournoient qu'à ma honte, & qu'au triomphe de Rosemont. Avec quelle amertume je sentis qu'il étoit devenu le maître de ma destinée! ... O Stéphanie? .... s'il m'avoit aimée .... j'aurois eu le courage de fuir, d'embrasser ce moyen de conserver ma gloire; mais il m'en auroit plus coûté, que pour cesser de vivre. La saison des eaux finit; & il fallut partir: je crus qu'on m'arrachoit à tout. J'emportai son image, & ne retrouvai pas le repos. Douze ans depuis se sont écoulés: mais hélas! le tems peut tout détruire, hors mon malheureux amour. Malgré ma volonté, entraînée par mon cœur, je n'ai vu personne qui ait pu me parler de Rosemont, sans m'informer de son sort. Je vous aimois, je vous admirois avant de vous connoître. Instruite de ses égaremens & de votre conduite, loin de vous, je partageois vos peines. Excepté votre séjour en Espagne, & ses derniers malheurs, je n'ignorois rien de ce qui vous intéressoit l'un & l'autre. Jugez si j'ai pu méconnoître Sidley, lorsque je l'ai revu avec vous, dans quel moment, ô Ciel! concevez mon trouble, mes alarmes; concevez, ma chere Stéphanie, quelle a dû être ma tendresse pour sa fille! Sans vous, aurois-je pu survivre au bruit de sa mort? J'ai gardé votre secret: renfermez le mien. dans l'univers, il n'est connu que de vous. Aimez-moi, plaignez-moi; &, s'il se peut, ne m'estimez pas moins“. Moi, Clarence, moi l'estimer moins! Ses combats, son repentir, ses remords, les reproches éternels qu'elle s'est faits; tout, jusqu'à la constance de son sentiment, me prouve quelle est sa vertu. Eh! qui sait si mon pere ne l'adoroit pas en secret? Peut-être que, sans le courage qu'elle a eu de lui paroître insensible, il se seroit trouvé bien malheureux de ne pouvoir être à elle: mais il la respectoit trop, pour oser le lui dire. Mon amie, s'il n'étoit point sans fortune; s'il étoit possible qu'un jour ....... Veille, ô Dieu! sur celui que ta bonté daigna me rendre! Que bientôt je puisse me précipiter à ses genoux, & dans les bras de Clarence! que je les revoie! que la tranquillité de Madame de Céléria renaisse, & que tout ce qui est estimable soit heureux! LETTRE XVII. De Fernand Ximenès, à Dom Lope. Cruel ami, vous étiez malade, & je l'ignorois! Vous me cachiez votre état: pourquoi m'avoir éclairé sur le mien? .... Qu'avez-vous fait? Qu'osiez-vous donc en attendre? .... Le voilà dissipé, ce nuage qu'un reste de raison épaississoit sur mes yeux. Jouissez, s'il se peut, de votre barbare franchise, mais sans nul espoir. J'adore Stéphanie: vous m'avez forcé à me l'avouer. Oui, j'atteste le Ciel, l'amour, & l'honneur, & vous-même, de garder jusqu'à la mort, le premier sentiment qui maîtrisa mon ame, le seul dont elle pouvoit s'enorgueillir, & qu'enfin je rougis d'avoir voulu méconnoître. Stéphanie obscure, dites-vous! Ah! dans votre opinion, comme dans la mienne, sa vertu l'éleve au-dessus de tout. Si l'un de nous deux étoit peu digne de l'autre, ce ne seroit pas elle. Que me parlez-vous de respects & d'égards? O tribut trop foible! c'est le culte le plus pur qui lui est dû. Que craindriez-vous pour elle, quand vous m'estimeriez moins? ..... A-t-on besoin de vertu, lorsqu'on est animé par la sienne? Elle n'est, hélas! que trop gardée par son indifférence: elle l'est encore par mon amour. Sachez que les sentimens qu'elle inspire, s'ils pouvoient naître dans une ame commune, de ce moment, la rendroient capable de toutes les privations & de tous les sacrifices. Puisque ma destinée me condamne à n'aimer qu'elle, & à m'enchaîner ailleurs; puisque tel est mon sort, je vivrai malheureux; mais ..... je tiendrai mes sermens; je le veux, j'en aurai la force: pour la mériter, cet effort m'est possible. Eh! quel autre motif auroit-il? Mon cœur a-t-il choisi Florizene? cesserois-je d'être fils respectueux ou sujet fidele, en demandant à un pere & à mon Souverain, de me priver de la vie, plutôt que de la rendre à jamais infortunée. Ne m'opposez point le rang de mes aïeux. Sans les vertus qui en ont transmis la mémoire, leur nom, quel qu'il soit, seroit tombé dans l'oubli. Sans ces mêmes vertus, croyez-vous, Dom Lope, que je me fisse gloire d'en descendre? Ils revivent dignement en moi, lorsque j'aime un objet estimable. Les titres de Stéphanie sont les plus beaux de tous. Elle est bien plus que mon égale: à qui n'est-elle pas supérieure? L'aveu d'un amour aussi vrai que le mien, n'exciteroit point sa colere, ne me dégraderoit point à ses yeux: s'il parvenoit un jour à la fléchir, l'opprobre, dites-vous, l'opprobre & le malheur seroient son partage. Dom Lope le penseroit! lui! .... Non; dans mes bras même, elle seroit respectable, vertueuse, divinisée par son amant. Rien, rien ne peut l'avilir: une foiblesse n'est pas faite pour elle; un sentiment honore, & jusqu'à sa défaite .... Que dis-je? ô Ciel! je m'égare: où m'emportent le trouble, le délire, le désordre de mon cœur? Ah! je respecterai le repos dont elle jouit, son innocence qui l'embellit encore. Elle ne soupçonnera point ce qu'il m'en coûte, pour lui cacher mes tourmens. Sa félicité, le bonheur de la voir, me feront supporter mes peines: je crois pouvoir en répondre. Je me sens le courage de m'unir à la fille de Madame de Céléria. Stéphanie loge avec elle; l'amitié les rassemble: je ne serai pas tout-à-fait malheureux. Que sa sécurité est touchante, depuis que l'auteur de ses jours lui est rendu! Elle n'imagine point avoir à craindre du sort, quelque infortune que ce puisse être. Si, dans sa patrie, il existoit un mortel assez heureux, pour lui coûter le moindre regret, son ame pourroit-elle être aussi paisible? Qu'il seroit digne d'envie, l'être que Stéphanie daigneroit distinguer! Vous êtes loin de vous faire une idée de l'intervalle immense qui est entr'elle, & tout ce que vous avez pu voir. Vous l'ai-je donc peinte assez mal, pour que vous m'en parliez avec ce sang-froid inconcevable, cet odieux flegme espagnol, qui regne dans votre lettre, & qui m'a révolté? Plutôt que d'être si injuste envers elle, oubliez-moi; ne me répondez point .... Ah! pardonnez, mon ami, pardonnez! je suis trop à plaindre, pour que vous me trouviez coupable. Vous me serez toujours cher, même en me désespérant. Jusqu'à la contrainte de votre style, me prouve que ce n'est point votre cœur que vous avez consulté, en m'écrivant ainsi: écoutez-le plus à l'avenir. Alors, vous m'approuverez autant d'avoir voulu venger le pere de Stéphanie, que de les avoir sauvés l'un & l'autre. Hélas! rien n'est à craindre pour moi, que le malheur: un sentiment juste y peut conduire, sans, pour cela, avoir moins de droits à l'estime. Adieu, adieu, mon cher Dom Lope; revenez, portez-vous mieux; donnez-moi de vos nouvelles. L'amour, même le plus violent, ne peut affoiblir mon amitié pour vous. LETTRE XVIII. De Florizene, à Eléonore. Nous sommes unies par la conformité des penchans, celle des opinions, les liens du sang, & une foule de confidences, qui nous répondent l'une de l'autre. Soyez donc la seule dépositaire du trouble qui m'agite. Eléonore, votre discrétion m'a été prouvée; & plus que jamais, ma confiance va vous l'être. Mon ame est en proie à des chagrins auxquels personne n'a dû, moins que moi, s'attendre: ils s'aigrissent, en proportion du dédain que j'ai pour l'objet qui les cause. Eh! qui, à ma place, ne seroit révoltée? Tout ce que j'apperçois, tout ce que j'entends, a droit de me confondre, & de m'indigner: tout, jusqu'au sort, m'est devenu contraire. Cette Angloise, qui tombe des nues, qu'on croit une merveille, sur le rapport de je ne sais quel obscur Almanza, cette inconnue, pour qui l'on se passionne, parce qu'on lui a vu disputer un pere, sans doute coupable, à des exécuteurs de la justice; cette Stéphanie enfin, que vous avez laissée prête à mourir, est guérie, consolée, triomphante, traitée dans cette maison aussi bien que moi-même, plus chere peut-être à Madame de Céléria, que sa propre fille! & (serois-je jusques-là compromise?) Ximenès, ou je me trompe fort, Ximenès ne la voit point avec indifférence! ô comble d'abaissement! ... puis-je, hélas! puis-je en douter? sur-tout qu'il ne se flatte point que ce soit mon cœur qui m'ait éclairée. Je le suis par mon orgueil; & peut-être que les tourmens de l'amour outragé n'approchent point de ceux que j'endure. Je vous étonne! vous avez dû croire que Ximenès m'étoit cher: je ne lui conteste point ses avantages sur les autres hommes. On veut qu'il soit mieux fait, plus charmant, plus magnifique, plus aimable qu'aucun d'eux: eh bien! j'y consens; mais, que m'importe? je n'ai vu en lui qu'un époux, dont la maison posséda le trône: je n'y ai vu que la haute faveur dont il jouit, & qui doit un jour l'élever à tout. Apprenez, Eléonore, apprenez que mon cœur, moins ambitieux, moins supérieur aux foiblesses du sentiment, lui auroit préféré cet éternel admirateur de ma mere, ce Chevalier de Rosenne, ce jeune François, qui, dit-on, ne cédoit en agrémens qu'à Ximenès, qui m'intéressoit plus, qui me plaisoit davantage, qui excitoit moins d'enthousiasme, & dont l'éloge n'étoit pas si continuel, qu'il pût me devenir insupportable. Ce n'est donc point le rôle honteux d'une rivale désespérée que j'accepte aujourd'hui. De pareilles douleurs m'humilieroient trop: on dit que celles qui naissent de la sensibilité, ont un charme qui les sait adoucir. Pour moi, rien ne me console; ce n'est que l'espoir de la vengeance qui me soutient: c'est elle seule qui me donne la force de dissimuler ce que je souffre. Je me contrains au point de louer sans cesse cette étrangere, dont je n'ai pas encore apperçu les perfections. La laideur vaudroit mieux que sa maniere d'être bien. La régularité de ses traits forme un ensemble trop exact. Ses cheveux noirs sont plantés avec une symmétrie dont l'œil se lasse; son teint est d'une blancheur outrée; ses couleurs sont trop tendres pour une brune: sa taille est trop à l'Angloise. On trouve le son de sa voix d'une douceur enchanteresse; il n'est que foible. Son naturel prétendu est le comble de l'art: son esprit n'est que l'habitude de voir des gens qui en ont: sa sensibilité est de l'autre siecle. Elle chante & danse, comme si c'étoit son métier: que sait-on? peut-être ..... Enfin, les apparences, mon éloignement pour elle, tout m'assure qu'elle n'est point faite pour habiter cette maison; & il ne faut point que je le témoigne; je serois suspecte; on me croiroit jalouse de la tendresse inconcevable que Madame de Céléria lui marque, ou des empressemens plus déplacés encore de Ximenès! C'est à vous que j'ai recours. Peignez sa figure; non comme on la voit ici, mais comme nous la voyons ensemble. Je vous contrarierai, pour que vous insistiez. Paroissez inquiete des bruits qui se répandent sur sa conduite & sa naissance: ayez l'air d'avoir entendu dire qu'elle a eu quelque intrigue en Angleterre, qu'elle n'est point faite pour les cercles choisis où on l'a transplantée: tout cela doit être. Plaignez-la, excusez-la; l'impression n'en sera que plus sûre: insensiblement elle produira son effet; il ne s'agit que de savoir l'attendre, & de la bien préparer. En ne précipitant rien, on n'échoue jamais. Vous sentez que je vous ferai des reproches, de croire & de répéter des fables: conseillez-moi alors de l'étudier davantage, & de chercher à la connoître mieux. Ce sera la censure indirecte de ce qui m'entoure, & peut-être ne sera-t-elle pas inutile: parlez sur-tout à mon pere. Quoiqu'elle soit parvenue à l'enchanter lui-même, son adoration pour moi vous est connue. Faites-lui entendre que Stéphanie éloigne, de la fille la plus tendre, une mere que vous avez peine à reconnoître, depuis l'arrivée de cette petite personne; &, si ces moyens doux ne réussissoient pas, il en est d'autres ..... La gaieté de Stéphanie, celle de ma mere; la joie de Fernand, car il en est au point de ressentir tout ce qui l'affecte, leur satisfaction me fait croire que Sidley ne s'est point donné la mort; qu'il s'est évadé, qu'ils en ont la certitude; & plusieurs circonstances réunies me confirment dans cette opinion. S'il étoit vrai, si je parvenois à le savoir, Stéphanie pourroit être forcée à rentrer dans l'obscurité qui lui convient. J'ai un projet; &, par exemple, tout ressentiment à part, ne seroit-ce pas servir le Ciel, que de livrer un impie aux interpretes de sa loi? Que vous dirai-je, en un mot? fallût-il me porter à toutes les extrémités, pour n'entendre plus prononcer le nom de Stéphanie, pour qu'elle disparoisse de devant mes yeux; rien ne m'arrêtera. Il est important que vous tâchiez de pénétrer quels sont les sentimens de votre oncle pour cette maudite Angloise. Cet oncle, ce farouche Comte Félici, entraîné, tout comme un autre, vers elle, tombera dans votre dépendance, si vous devenez maîtresse de son secret: on ne parvient à avoir de l'empire sur ceux qui lui ressemblent, qu'en les enchaînant par leur intérêt. Sous le masque d'une gaieté continuelle, je réfléchis plus qu'on ne croit. A dix-huit ans, j'ai déjà beaucoup observé. Mettez à profit, pour vous-même, mes découvertes: secondez-moi. Je ne doute point de votre zele; je l'attends de votre amitié. Huit jours encore à souhaiter votre retour, vont me paroître bien longs. Parlez, avant que je vous aie vue, afin qu'on ne soupçonne point notre intelligence. Débutez par vous plaindre à Ximenès, de la préférence que je donne, sur vous, à Stéphanie. Ne m'avilissez pas au point de laisser appercevoir que vous ayez la moindre alarme, ou que j'aie le moindre doute, sur ce qu'elle lui inspire; dites, au contraire, à ma rivale que Fernand m'aime avec une ardeur inexprimable: & que ne puis-je être sûre qu'elle l'adore, pour que, dans ce moment, son supplice, s'il se peut, surpasse le mien! Enfin, ma chere Eléonore, faisons justice. Adieu, comptez sur moi à jamais. P. S. Une Augustine, femme-de-chambre de Stéphanie, qui se croit impénétrable, a cependant laissé échapper le nom de la meilleure amie de sa maîtresse. En m'informant de ce qu'est cette autre Angloise qu'on appelle Clarence, je pourrai apprendre quelque chose de ce que je desire savoir. LETTRE XIX- De Clarence, à Stéphanie. Non, ma chere Stéphanie, non, il n'est point sorti de votre cœur, ce secret si cher, lorsqu'il a passé dans le mien: votre confiance en est la preuve; & je croirois vous offenser, en vous jurant de renfermer jusqu'à ma joie extrême: ô mon amie! quel jour sera jamais aussi fortuné pour moi, que celui où vous m'avez fait part de votre bonheur? Vous voyez d'ici ma surprise, mes transports, & cependant mes incertitudes. Sans la lettre de votre pere, malgré la vôtre, malgré tout, en dépit de moi-même, j'aurois conservé des doutes accablans: je n'en ai plus. Stéphanie, vous êtes heureuse; j'espere le devenir. Que dis-je? Ah! pardonnez, si, vos vœux remplis, j'en forme encore! Je sais le prix inestimable du bien qui vous est rendu: mais que le sort est loin d'être quitte envers vous! Plus vous croyez le contraire, plus vous acquérez des droits sur lui, plus vous en avez sur mon cœur; & vous seule ignorez combien il sera injuste, si vous n'êtes pas l'objet de toutes ses prédilections. Alors, j'y consens, alors je ne souhaiterai plus rien: jusques-là, ne me demandez point la seule chose impossible à mon amitié. Madame de Norsey arrive: elle voit dans mes yeux, que c'est à vous que j'écris. C'est un plaisir qu'il ne tient qu'à moi de ne pas vous envier, s'écrie-t-elle; .... & aussi-tôt la voilà assise, une écritoire sur ses genoux: elle parle, griffonne, s'interrompt, me distrait, me querelle, m'embrasse, m'assure que je l'impatiente, que je l'étonne; qu'à cause de cela, elle m'aime; & puis se remet à écrire avec une rapidité ...... Charmante femme! sous cette apparence légere, on ne peut être plus solide, plus discrette, ni plus sensible: elle n'est Françoise que par les graces. Vous lui avez rendu justice, en lui accordant votre confiance: celle dont Madame de Céléria m'honore m'est précieuse. Soyez satisfaite; je lui suis, pour jamais, attachée. Sa tendresse pour vous, ses vertus, ses chagrins, tout lui répond de mes sentimens: ceux mêmes qu'elle conserve à Milord Rosemont, la rendent plus intéressante pour moi. Qui n'en seroit attendri? Oseroit-on appeller un crime le penchant involontaire qu'elle s'est reproché? Sa conduite n'en a pas été moins estimable. Je la plains, & je l'admire: mais, mon amie, le récit touchant qu'elle vous a fait, ne me paroît point, comme à vous, devoir si fort nous effrayer. Je crois mon cœur à l'abri de toute autre impression, que celle de l'amitié. Parmi ce sexe, plus orgueilleux de ses vertus, que reconnoissant de nous les devoir, si j'ai distingué ceux qui préferent le charme réel de notre empire à la vaine usurpation du leur, nul ne m'a fait naître l'envie de le voir soumis au mien; & je ne souhaite que d'obtenir de Milord Clarence la grace de ne m'engager jamais. Tel est le motif de ma sécurité: je la conserverois, même en aimant. Indifférentes ou prévenues, nous ne serons point coupables. Eh! pourquoi donc auriez-vous des craintes? les larmes du remord, ou celles qu'arrache la perte d'un ingrat, ne sont point faites pour vous. Sûre d'être adorée, de l'être toujours, au pouvoir d'un pere incapable de vous contraindre, trop fiere, trop délicate & trop sensible, pour que jamais un sentiment qui ne seroit point votre gloire, puisse entrer dans votre cœur, s'il se donnoit, il seroit heureux; & vous en auriez, pour garant, le bonheur de celui qui s'uniroit à vous. Il est, il est peut-être réservé à l'amour & à l'hymen réunis, de vous venger du sort. Je n'aurai pas du moins à gémir pour vous, de ces nœuds mal assortis, qu'avant l'âge où l'on peut réfléchir, tremblante de déplaire, ne sachant qu'être soumise, s'ignorant, ou n'osant rien prévoir, on accepte en aveugle; que bientôt, lorsqu'on est plus éclairée, mais lorsqu'il n'est plus temps, lorsque le fatal serment vous entraîne, & que la victime est livrée sans retour, suivent, hélas! les regrets, les désaveux du cœur, la peine d'être liée à des devoirs qui ne sont pas des plaisirs, la crainte d'un sentiment, &, s'il faut le combattre, l'effroi de ne pas triompher des alarmes, des tourmens sans nombre, le malheur, nul espoir, tout ce qu'enfin vous n'éprouverez jamais. Voilà, même lorsqu'elle n'aimoit rien, quelle a été la position de Madame de Céléria; mais ce ne sera, ce ne peut être la vôtre; & si vous formiez un lien, vous n'y seriez déterminée que par l'attrait. Qu'ils en sont cruellement punis, les parens qui ne le consultent point! Quels repentirs, que de chagrins ils se préparent! Quant à ceux qui, semblables au Duc de Médina, ne sont peres que d'un de leurs enfans, qu'en dirois-je? O Ciel! ... je hais trop l'injustice & les tyrans, pour ne pas les écarter même de ma pensée. Vous verrez que l'auteur des jours de la Marquise aura transmis son caractere impitoyable à cette Florizene, qui ne devroit être fille de Madame de Céléria, ni destinée à Ximenès: décidément elle me déplaît, & vous voulez en vain le contraire. Faut-il vous reprocher votre éloignement pour Félici? Seroit-il injuste? Les inspirations d'une ame aussi honnête que la vôtre peuvent-elles la tromper? Ah! plutôt, votre songe même ne seroit-il qu'un avertissement? Lui & Florizene armés contre vous? O mon amie, vous ne m'avez jamais connue foible, ni crédule; mais soyez en garde contre eux. Eh! mon Dieu! Madame de Norsey n'entend plus raison: elle vient de finir sa lettre; elle veut qu'elle parte, avec la mienne: c'est à vous qu'elle écrivoit. J'aurois encore mille choses à vous dire; mais elle m'entraîne: on joue une piece nouvelle; il lui plaît d'y aller. Quoi! vous quitter déjà, & ne point savoir quand ce cruel procès, qui me retient, finira! On dit que presque toute ma fortune en dépend; mais c'est votre absence qui me le rend si pénible. Adieu, adieu, ma plus chere amie! LETTRE XX. De Madame de Norsey, à la même. Charmante Miss, votre bonheur m'enchante, & ne m'a point surprise: mon cœur le pressentoit. Clarence, au contraire, n'espere point ce qu'elle souhaite, & s'afflige de tout ce qu'elle craint: elle n'a que ce défaut; mais je le trouve essentiel, puisqu'il trouble sa félicité. Par exemple, au premier mot de votre lettre, moi, je savois tout, & elle doutoit encore! .... à présent, ne voilà-t-il pas qu'elle me prie de ne lui rien dire, pour qu'elle soit toute entiere au plaisir de causer avec vous? Si elle croit m'aimer autant qu'elle vous aime, assurément elle se trompe; si je n'étois que sensible, elle me paroîtroit fort coupable. Je ne m'en prends qu'à vous, qu'à cet attrait que vous possédez, auquel on ne résiste point; & il faut bien, malgré que j'en aie, y céder avec l'univers. Vous nous saurez gré, s'il vous plaît, de la peine que nous nous donnons pour garder votre secret, c'est-à-dire, pour cacher notre satisfaction. Clarence, en vraie héroïne de l'amitié, n'ose sourire que quand nous sommes seules: cependant, on la trouve si belle, depuis quelques jours, qu'on lui demande si vous êtes plus heureuse. Elle jure que non. Moi, d'un air chagrin, je me joins à elle; & comme cet air-là ne me va point du tout, on me croit davantage. Je ne reviendrai point sur des offres dont le refus ne pouvoit être adouci que par vos regrets obligeans. Mes vœux ne me donnent point de droits à l'importunité: mais, aimable Stéphanie, s'il arrivoit qu'un jour les lieux où vous êtes, vous devinssent moins agréables, daignez, en choisissant ceux que j'habite, & l'asyle de l'amitié, payer la mienne du retour qu'elle mérite. Je n'ai pas encore eu la force d'annoncer à Clarence mon prochain départ. Une mere que j'aime, desire mon retour; mon cœur se doit à son empressement, & il le partage; mais il m'en coûte, pour m'éloigner d'une amie. D'ailleurs, je dirai adieu le plus gaiement du monde à vos fameux Anglois. Je n'aime point des penseurs prétendus, qui comptent leurs femmes pour rien, qui les consultent peu, qui les écoutent à peine, & les négligent toujours: s'ils y reviennent, c'est par désœuvrement, & pour remplir les vuides de leur rage de politiquer, qui m'est insupportable. Elles ont beau être jolies, on leur préfere les papiers publics, & les sublimes entretiens des cafés. Londres, à moi, ne me conviendroit point du tout. Franchement, ôtez-lui la gloire d'avoir fait naître vous & Clarence, l'orgueil de votre patrie n'a pas trop de sens commun. Pourquoi cette admiration exclusive dont elle est possédée? Des vices & des vertus, c'est l'histoire de tous les pays, & celle de l'Angleterre, comme du reste du monde. Pourquoi tant d'ostentation, si peu d'aménité, & la petite manie de se croire supérieurs? Dans les trois Royaumes, le peuple s'assomme, les Grands s'enivrent, les femmes s'ennuient: tout cela est fort sot & fort ridicule. Sérieusement, pour nous apprécier, sur-tout pour nous amuser & nous plaire, vivent les François (1)! Aussi toutes les nations raisonnables les prennent pour modeles (2). Leur galanterie (3) donne le ton: la beauté leur donne des loix; ils ne sont vaincus que par elle: rien ne manque à leur gloire qu'un peu plus de constance; & tant mieux encore! Grace à leur légéreté charmante, ils ne sont guere plus inquiétans pour mon repos, que vos tristes compatriotes; & je croirois le vôtre très en sûreté au milieu d'eux. Mais tenez, belle Stéphanie, la fierté espagnole, soumise par l'amour, par vos attraits & vos vertus, ne seroit-elle point infiniment redoutable? Mon Dieu! je l'avoue, un sérieux tendre, une galanterie mystérieuse, une passion qui ne se décele qu'aux yeux qui l'ont fait naître, qui s'exprime par des chants magiques, des concerts nocturnes, des soins enchanteurs, tout cela seroit très-propre à me tourner la tête. Oui, encore une fois, vous êtes sous le charme: défiez-vous-en: si peu d'hommes sont dignes de vous intéresser! .... Je n'irai point vous voir en Espagne: je tiens trop à cette insensibilité qui me rend heureuse, & que l'hymen n'a fait que fortifier. Veuve depuis deux ans, liée, pendant trois, à un époux jeune, aimable, mais qui ne savoit pas aimer, qui ne devoit pas l'être; si ses inconstances continuelles me révoltoient, jamais, du moins, elles n'atteignirent mon cœur; & le regret de sa perte est l'unique sentiment que je lui aie accordé. Cependant, sa conduite avec moi m'éclaira sur les dangers d'un engagement. La seule Clarence, jusqu'à ce jour, a été instruite de ses torts; &, sans hésiter, je vous en fais l'aveu, pour que ces hommes si sujets à l'infidélité & aux trahisons, n'en imposent point, par des dehors séduisans, à votre ame peu faite pour soupçonner l'imposture. Je ne répondrois que de l'honnêteté d'un seul; & il est mon frere: mais malheureusement, ce frere, mon meilleur ami, ce Chevalier de Rosenne, qui brûle du desir de connoître Clarence, est sans fortune; & je l'ai empêché de me suivre près d'elle. Pour cet article, & peut-être pour quelque autre encore, elle ne verra point ma lettre. Je suis bien plus sensée qu'elle ne l'imagine; mais de sa vie elle n'a été aussi loin d'en convenir, que dans cet instant. Je l'oblige (il n'y a point de résistance, de sa part, qui tienne) à venir entendre avec moi une Tragédie dont on n'a point d'opinion: il n'y a que l'amant, qui se tue au dénouement; & l'on craint que la princesse ne se console. Les ennemis de cet ouvrage, pleins d'un noble enthousiasme, comptent, si la piece ne tombe pas, à leur fantaisie, insulter ceux qui n'en penseront point de mal, jeter des oranges à la tête des acteurs, & signaler ainsi leur amour des Lettres & de l'humanité. Si elle me touche, comment ne pas applaudir? Dieu sait ce qui m'en arrivera.. Adieu, belle Stéphanie. LETTRE XXI. De Florizene, à Eléonore. Vous n'imaginez pas (je m'en flatte, au moins) que votre découragement puisse me gagner; mais il a droit de me surprendre. Comment est-il possible qu'un léger contre-tems suffise pour vous abattre, que les obstacles vous intimident ou vous arrêtent; qu'enfin vous soyez dans une telle dépendance des moindres événemens? Eh! quand il seroit vrai, comme vous le pensez, que notre conversation eût été entendue de Félici, soit qu'il sache ou qu'il ignore nos projets, en supposant même qu'il cherche à les renverser, où voyez-vous la possibilité qu'il y réussisse? Rien, d'ailleurs, ne me semble plus facile, que de l'attirer dans notre parti, de lier ses intérêts aux nôtres, & de lui faire croire qu'il n'agit que pour les siens. A quoi lui servira sa longue expérience, & sa profonde étude dans l'art de feindre, si la nature nous en a plus appris? Je ne vous demande plus s'il aime? Il m'étoit essentiel de le pénétrer; j'en ai la certitude: c'est en lui apprenant tout ce qui se passe dans son cœur, que je le forcerai de se réunir à nous. Je puis échouer; mais seule dans l'univers, mais abandonnée de vous-même, je ne renoncerai pas pour cela au soin de ma vengeance. Mon ame ne connoît point la crainte; si vous lui êtes soumise plus qu'à l'amitié, où sont donc les rapports entre vous & moi? rapports que j'avois cru voir, qui fondoient notre liaison, ma confiance, la différence que je faisois de vous au reste de mon sexe, qui ne sait se rendre supérieur aux loix, aux préjudices, ni aux revers, qui gémit de ses entraves, & les porte; de ce sexe toujours opprimé, toujours par sa faute, & qu'à ce titre, je ne plains ni n'estime. Je me rappelle, ainsi que vous, d'avoir entendu quelque bruit, près du bosquet où nous étions hier: les informations que vous avez prises, vous persuadent que ce ne pouvoit être que Félici; &, selon vous, tout est perdu. Que diriez-vous donc, si je m'en applaudissois? D'abord, il n'a pas été question de lui; & tant mieux, pour le besoin que nous avons qu'il nous serve. Peut-être ne se croit-il point un rival tel que Ximenès: instruit de tout, s'il nous a écoutées, il lui importe d'éloigner Stéphanie de la maison où nécessairement elle le voit sans cesse; & ne doutez point qu'il ne me seconde. J'aimerois mieux, j'en conviens, qu'il ne sût point ce que nous méditons contre Sidley: adorateur de la fille, il pourroit être l'appui du pere; mais nous en serons quittes pour lui promettre ce qu'il voudra; & bientôt, si elle rejette ses vœux, (je le connois) il en deviendra le persécuteur; je le presserai de se déclarer, pour qu'il soit plutôt leur ennemi; enfin, s'il ne m'appuyoit pas, selon mon attente, malgré sa toute-puissance, je ferai parvenir, sans qu'il puisse m'en empêcher, tous les avis les plus propres à l'exécution de mes projets. Je n'entends rien à vos alarmes. Le succès de nos premieres tentatives a surpassé mon espoir. Déjà Fernand est jaloux: en insinuant que Stéphanie avoit beaucoup de sensibilité, nous lui avons fait entrevoir que ce certain Milord Rosemont, qui ne place pas mieux son cœur qu'il n'a régi sa fortune, intéresse vivement l'Angloise. Vos remarques à ce sujet, qui me paroissent très-justes, & qui le désesperent, produisent des merveilles: déjà il évite de la voir, & presse mes parens, pour fixer le jour qui doit nous unir; déjà, Madame de Céléria, à qui mon pere, d'après ce que vous lui avez dit, aura reproché, sans doute, de négliger sa fille, a eu avec moi un épanchement d'ame qui m'a touchée moins qu'elle. L'éloge de Stéphanie, confondu avec le mien, m'a dispensée de la reconnoissance; & je suis plus que quitte avec la Marquise, puisque j'ai répondu à ses caresses. Cependant, on me croit enchantée de Stéphanie; & nous n'avons rien concerté, qui n'ait eu son effet. Rassurez-vous donc, ma chere Eléonore; ne vous faites point une peine de l'éloignement que vous marque Ximenès, depuis que vous lui avez peint, sans la flatter, l'idole qu'il encense. Avant de la connoître, il vous distinguoit; il étoit juste, & il le redeviendra, quand nous serons parvenues à le désabuser. Je parlerai à Félici, dès que je trouverai un moment favorable, & je l'attendrai peu; je saurai le faire naître. Sur-tout je vous exhorte à vous défaire d'une foule de petites appréhensions, qui livreroient vos jours à des incertitudes & des inconséquences continuelles. Je sais haïr, autant que je sais vous aimer: ayez, s'il vous plaît, la même stabilité, le même courage, & les mêmes sentimens. Adieu. LETTRE XXII. De Stéphanie, à Clarence. Oui, oui, ma Clarence lira toujours dans mon ame. Je connois son amitié; je suis sûre de sa discrétion; ma confiance & mes sentimens lui sont dus: mais, combien cette même amitié vous abuse! Si j'ai des droits aux prédilections du sort, ce sont vos vœux qui me les donnent; &, pour moi, je me trouve loin de borner les miens, quand je ne desire que le bonheur de ceux que j'aime: il suffit à mon cœur. Eh! pourquoi me parlez-vous d'hymen & d'amour? Dans ma position actuelle, l'une & l'autre me sont si étrangers; moi, heureuse par eux! moi! ..... Ah! mon amie! vous oubliez donc à quel point vous me vîtes redouter un époux! Tous faisoient naître mon effroi, avant même d'avoir à objecter (pour n'en accepter aucun) la privation de cette opulence, & de ce faste que je ne veux devoir à personne. La médiocrité de ma fortune n'a point changé mon cœur; chaque jour, il s'affermit dans la résolution de se garder à vous, à un pere, à tous les sentimens auxquels il se doit: s'ils font couler des larmes, c'est du moins sans remords, sans honte, sans ces combats douloureux, dont la Marquise, j'en suis certaine, auroit fait passer le trouble dans votre ame, si elle vous avoit peint, comme à moi, ce qu'elle a ressenti. O ma chere Clarence! votre sécurité m'étonne; & les inquiétudes de Madame de Norsey me surprennent. Vous me croyez inaccessible à toute impression qui pourroit faire mon malheur: je le crois aussi, je le souhaite, je m'en flatte; mais, en répondre, me paroîtroit aussi déraisonnable, qu'il l'est peut-être à votre charmante amie, de me trouver en danger, par la seule raison que j'habite l'Espagne. Rien de ce qu'elle imagine n'est à craindre pour mon repos. S'il existe en ces lieux des êtres redoutables, si l'on y rend des soins tendres, empressés, touchans, ce n'est pas à moi qu'ils s'adressent. Deux amans, dignes, sans doute, l'un de l'autre, & prêts d'être unis; voilà ce qui frappe mes yeux, ce que je vois, à toutes les heures, à tous les instans du jour. J'ignore pourquoi je ne serois pas tranquille. Ah! soyez-en sûre; quoique Fernand paroisse aimer Mademoiselle de Céléria, plus encore qu'il ne faisoit, je puis être aussi calme, au milieu de leurs amours, que je le serois, sans doute, parmi les légers concitoyens de Madame de Norsey. Ses alarmes, si précieuses pour moi, par leur motif, ne sont donc nullement fondées: mais je vais lui répondre (1), la remercier, la contrarier peut-être; & elle n'en sera que plus charmante. Vous ne sauriez croire à quel point Florizene est curieuse de savoir qui vous êtes? Une de ses parentes, qui ne fait grace à qui que ce soit, des détails de la passion de Fernand pour Mademoiselle de Céléria, ni de l'éloge de Félici, dont elle est niece, cette jeune personne, qu'on appelle Eléonore, m'a fait, sur votre compte, des questions incroyables. Milord Rosemont, qu'assurément elle est loin de croire l'auteur de ma naissance, l'occupe aussi beaucoup: elle est souvent tentée de le désapprouver. Vous jugez si mon cœur s'y oppose, & si Madame de Céléria se joint à moi. Toutefois, & vous en serez surprise, Fernand, son libérateur, (qui croit n'être que celui de Sidley) Fernand, le plus généreux des hommes; eh bien! je m'apperçois, avec peine, qu'il souffre, & qu'il se contraint, lorsque Madame de Céléria & moi nous nous réunissons pour le justifier. Concevez-vous cette excessive austérité de mœurs? est-elle donc faite pour un aussi beau caractere que le sien? Ceux dont les torts sont rachetés par des vertus, ont des droits à l'estime, à l'intérêt: je lui dirois même que l'indulgence est le devoir, & plus encore l'attrait d'une ame noble, si, depuis quelque tems, il n'évitoit les occasions de me parler. Ainsi, je me borne à louer, en sa présence, la sensibilité que marque Félici, lorsqu'il est question des malheurs du pere le plus aimé, &, à mes yeux, le plus digne de l'être. O mon amie! comment se peut-il que Félici soit plus porté à plaindre quelques erreurs vivement senties, & cruellement expiées, que Fernand? & d'où vient suis-je si prévenue contre l'un, qu'il me soit pénible de faire à l'autre un pareil reproche? Adieu, adieu, ma chere Clarence; votre procès m'inquiete; votre absence, & celle de mon pere, me sont insupportables. Incertaine de son sort, je sens que mon bonheur n'est point tel que je me plaisois à le croire. La joie si pure & si vraie, de ce qu'il m'étoit rendu, me faisoit illusion sur tout le reste. Mes craintes renaissent; ma tranquillité s'évanouit, & je m'étonne d'avoir pu me trouver si heureuse. LETTRE XXIII. De Dom Fernand Ximenès, à Dom Lope. Quoi! vous pouvez différer de me répondre? Ah! Dom Lope, ne fût-ce que par égard pour mes inquiétudes, dites-moi que votre santé se fortifie, que votre amitié ne s'affoiblira point, que vous partagez ce que je souffre, que vous approuvez ce que je sens, que du moins ma confiance, & jusqu'à mes reproches, vous ont intéressé: j'ignore si je les ai mêlés de quelque amertume, jusqu'où j'ai porté la franchise, à quel point enfin m'a pu entraîner l'excès d'une passion, contre laquelle mes efforts, vos avis, le Ciel & toutes les puissances de la terre se seroient réunis en vain, sans la lumiere fatale qui ne me laisse que mon désespoir .... Je ne me rappelle, de la lettre que je vous ai écrite, que le serment d'aimer, d'idolâtrer Stéphanie: ai-je encore d'autre idée distincte que la sienne? Mais, eussé-je avec vous des torts; dans une ame telle que la vôtre, l'amitié est généreuse; elle est indulgente; &, plus que jamais, ma position vous en fait un devoir. O Dom Lope! c'étoit peu de n'être point aimé, de ne devoir point aspirer à l'être, le dernier des supplices, celui de la jalousie, manquoit à mes maux; je l'éprouve. Je paierois de ma vie, le bonheur de me croire injuste; & la pensée que je puis l'être, m'accable. Hélas! mes craintes ne sont que trop fondées: cette certitude affreuse me guérira de mon amour. Ah! bientôt, je l'espere, bientôt vous n'en douterez point, & déjà je me sens assez calme, pour vous faire le récit de mes cruelles découvertes. J'étois, il y a quelques heures, avec Madame de Céléria & sa fille: Eléonore, intime amie de Florizene, parloit sans discontinuer, & sans que je l'écoutasse. Le nom de Stéphanie (quel empire elle avoit sur moi!), en pénétrant mon cœur, ramene mon attention. Eléonore, dont je ne me pardonne point d'avoir pensé autrefois trop avantageusement, l'odieuse Eléonore loue sa figure, son esprit, son maintien & tous les charmes qu'elle possede, avec des restrictions ridicules. Madame de Céléria toujours vraie, toujours adorable, sur-tout (eh bien! oui, j'en conviens; puis-je cesser d'être juste?), sur-tout depuis qu'elle connoît l'être le plus charmant, le plus parfait qui soit sorti des mains de la nature; Madame de Céléria, dis-je, confond Eléonore, en peignant Stéphanie: Florizene se joint à sa mere; le vieux Céléria lui-même en parle avec cet enthousiasme qu'elle n'inspire que trop à tous ceux qui la voient: Eléonore, seule avoit fini par dire, qu'en effet, à beaucoup d'égards, elle trouve Stéphanie bien, & même très-bien. Un tel éloge, tant d'injustice, de prévention ou d'animosité m'indignerent, & devroient révolter l'homme le plus indifférent. Figurez-vous, s'il est possible, la beauté surpassant même les efforts de l'imagination, tout ce qui fait naître le délire, & tout ce qui lui en impose; la simplicité d'une Bergere, la taille d'une Nymphe, l'air d'une Divinité, les graces unies à la décence, à la noblesse, à ce charme touchant qui triomphe des mortels les plus insensibles, mille autres attraits, qu'un rival trop fortuné ne me fera pas haïr, que dans les jours de mon ivresse j'enviois à tous les yeux, qu'à présent encore je n'ose vous peindre, que je ne pourrois détailler à vous-même, sans en devenir jaloux: elle seule enfin ignore ses avantages. A dix-sept ans, elle sait cultiver son esprit, sans chercher à le montrer. Sa conversation enchante; sa modestie & sa douceur attirent: sans se croire indulgente pour les autres, personne ne l'est autant; & il n'y a point de talens aimables, qu'elle ne joigne à une figure & à une ame céleste. Jamais, jamais, je ne souffrirai que l'on vous outrage, chef-d'œuvre de la nature, trésor que j'idolâtrois, trésor d'un autre, qui ne deviez appartenir qu'à moi! ... Je dus être furieux contre la détestable Eléonore. Florizene, quoiqu'en la désapprouvant, cherchoit en vain à l'excuser. Au fond de mon cœur, (& bien injustement, sans doute), je l'accusois elle-même: je lui faisois un crime de ce que venoit de dire son amie. Mais, combien la cruelle est vengée! Non: quel-que mépris que j'aie pour sa façon de penser & de voir, quelqu'envieuse qu'elle puisse être, quelque aversion qu'elle m'inspire, elle n'auroit pas eu la barbarie d'enfoncer le poignard dans mon cœur, si elle y avoit lu le fatal secret qui n'est connu que de vous seul. Toutefois, en rougissant du dépit de se voir contrariée, elle m'assura que mes sentimens pour Florizene rendoient mon zele admirable, en proportion de son désintéressement; qu'elle voudroit seulement que l'objet m'en fût connu davantage, pour m'admirer encore plus; qu'elle voudroit sur-tout que l'opinion du public justifiât la mienne, & qu'il ne prêtât point à Stéphanie un peu trop de sensibilité pour sa gloire, & l'honneur de ses apologistes. Un regard sévere de Madame de Céléria l'empêcha de poursuivre. Je ne sais ce que j'allois répondre; j'étois hors de moi. Stéphanie arriva dans cet instant; à son aspect, je ne songeai plus à Eléonore, à ses insinuations perfides, à ses imputations coupables: mon cœur les rejettoit. Je voyois Stéphanie, & je ne voyois plus qu'elle. Le vieux Céléria lui fait des questions sur l'Angleterre, sur les personnes qu'il y connoît, sur les sociétés où elle y vivoit. Mon pere, reprit-elle, une aïeule que j'adorois, que je pleure, & une amie digne de tout mon attachement, sont presque les seuls êtres que j'y aie distingués: j'évitois les autres. Cette amie ne s'appelloit-elle point Clarence, demande Florizene? -- Et qu'est-ce, s'il vous plaît, que cette Clarence? Une des plus belles & des plus intéressantes personnes du monde, répond Stéphanie. La Marquise s'étonne de la curiosité de sa fille; & avec raison, la trouve très-indiscrete. Le nom de Clarence rappelle au Marquis un Milord Clarence, qu'il a vu autrefois. Comme il a le bon esprit d'aimer les Anglois, il fait l'éloge de ceux avec qui il a été lié; il nomme enfin, (tous mes sens se soulevent, à ce nom odieux,) il nomme Milord Rosemont, un des plus grands Seigneurs de l'Angleterre, & des plus aimables, dit-il, jadis le plus riche, mais, par son inconduite, malheureux & ruiné. Stéphanie se trouble; & même il me sembla que Madame de Céléria n'étoit pas tranquille: l'une & l'autre, moins agitées, auroient apperçu mon désordre. Le Marquis continue de désapprouver Rosemont. Stéphanie alors prend la parole, avec une vivacité, une action, une sorte d'attendrissement, que mon cœur ne sut que trop bien interpréter: ce fut pour lui le trait mortel ..... Hélas! sans cette Eléonore, je n'aurois peut-être attribué qu'à la générosité seule son empressement à justifier Rosemont. A l'entendre, les qualités que l'on aime, & toutes celles que l'on doit estimer, cet Anglois qu'elle ose plaindre lorsqu'elle daigne s'y intéresser, ce Milord les réunit: s'il eut quelques torts, il est digne de les réparer .... Dieu! & je conservois quelques doutes! Non, je n'en ai plus. Vous connoissez donc infiniment Milord Rosemont (1), interrompt Eléonore? Stéphanie embarrassée tâche de se remettre. Attentif à tous ses mouvemens, j'apperçois son embarras: il redouble, lorsqu'elle ne peut plus ne pas voir à quel point j'en suis confondu. Eléonore étoit triomphante. Un sourire échappe alors à Madame de Céléria; & je ne sais quel air d'intelligence entre elle & Stéphanie, acheve de me confirmer mon malheur. La Marquise possede sa confiance; pourroit-elle approuver ses sentimens? .... Rosemont cependant est aimé; tout le prouve, jusqu'à ses égaremens, qui le rendent plus cher. C'en est donc fait; mon sort est à jamais décidé. Quoi! l'amant qui l'adoroit, qui n'eût vécu que pour elle, le seul peut-être digne de la toucher, ne lui inspirera jamais que de l'indifférence! un autre lui plaît! ... Elle seroit à lui! ... Un autre! ... Il ne l'obtiendra qu'en m'arrachant la vie.... Epargnez-moi les reproches: je le sais trop; je les mérite tous. Ai-je, sur son cœur, quelques droits? Ceux que mon amour me donne, (qu'il est loin d'être affoibli!) elle doit les ignorer: en fût-elle instruite, y fût-elle insensible, je n'aurois pas même celui de me plaindre. Il faut perdre le souvenir de tant de charmes: il faut ..... Je vais presser le jour qui doit m'unir à Florizene. Ce jour horrible, eh bien! il est devenu l'objet de mes vœux. Peut-être trouverai-je, jusques dans les maux de l'hymen, un appui contre l'amour. En un mot, je suis déterminé: le devoir est mon seul refuge ... Que dis-je? en est-il où l'on échappe à son cœur? Eh! que peut se promettre un infortuné, se supportant à peine, ne s'appartenant plus, s'abusant lorsqu'il croit pouvoir se guérir, ne l'espérant point, ne le voulant point, que l'honneur, l'amour, ses vœux secrets, ses promesses inconsidérées tyrannisent à la fois, qui n'envisage que le malheur, pour prix des sacrifices qu'il s'impose, & qu'un ami même ne peut plus qu'affliger, soit qu'il condamne ses sentimens, ou qu'il ressente ses peines? .... Que je le haïrois, ce Rosemont, s'il n'étoit pas opprimé par le sort! Mais j'ai vu Stéphanie s'attendrir sur sa position: l'envier ne me suffit point; si je pouvois le servir! .... Eh! que sais-je? Peut-être lui seroit-il indifférent à elle-même, sans la compassion, cette vertu si naturelle à son ame, & si bien faite pour elle .... Hélas! en vain je voudrois m'abuser: mon désespoir ne me laisse point d'incertitude ...... Soyez satisfait: dans peu, les nœuds de l'hymen uniront à Florizene le sort déplorable de votre malheureux ami. LETTRE XXIV. De Stéphanie, à Clarence. Ah! Clarence, quelle étoit mon erreur! Connoissez mes regrets & mon injustice: je ne puis vous désabuser trop tôt. Vous avez dû croire Fernand peu sensible aux peines, au repentir, aux vertus de Milord Rosemont, le désapprouvant jusqu'à la rigueur, ne pouvant souffrir qu'on l'excusât, très-loin, sur-tout, de chercher à le servir. C'est ainsi que je vous ai peint celui qui mérite mon estime, ma reconnoissance; & sachez tout ce qui aggrave mes torts. Sachez que l'Espagne entiere l'admire, que l'on n'entend que son éloge, que l'on ne voit en lui rien qui ne justifie l'enthousiasme: & moi, moi seule, j'ai pu le juger si mal! devois-je donc interpréter contre lui son silence? Ah Dieu! & ce fut le prix de ses bienfaits! Rendre un pere à Stéphanie, les sauver avant de les connoître, se déclarer leur protecteur, s'oublier lui-même, s'exposer pour eux, conserver leurs jours, & ce qui est bien plus encore, ressentir leurs tourmens, telle a été sa conduite: & toutefois, après tant de marques de générosité, d'intérêt, de grandeur d'ame, après tant d'obligations, quelle en a été la récompense? Un soupçon outrageant: & je l'ai fait passer dans votre ame! & la mienne, une seule fois coupable d'ingratitude, l'a été envers lui! Tout m'accuse, oui, tout: déja vous en êtes sûre; &, s'il vous en falloit de nouvelles preuves, je vais vous les donner. Dona Almanza, de qui je les tiens, étoit avec moi, il n'y a que très-peu d'instans. Je lui faisois part, comme à vous, du sérieux inconcevable de Fernand, chaque fois qu'Eléonore prononçoit le nom de mon pere, c'est-à-dire, celui sous lequel on le croit étranger à Stéphanie, celui, en un mot, de Rosemont. Je disois à Dona Almanza ce que je vous ai mandé, & voici ce que j'en ai appris. Un Négociant Espagnol, correspondant de presque toute l'Angleterre, & ami intime de Dom Almanza, l'avoit beaucoup questionné sur les lieux qu'habitoit Rosemont. Il ignoroit qu'il étoit le même que Sidley, ainsi que tous ceux qui l'avoient vu en Espagne; il ne soupçonnoit pas même ce secret: mais, sachant que son ami connoissoit parfaitement l'Angleterre, il pensoit que lui seul pouvoit l'informer de ce qu'il desiroit savoir. Dom Almanza ne répondit à ses demandes, qu'en l'assurant que Milord Rosemont avoit disparu, & que toutes les lettres qui arrivoient de Londres, lui en confirmoient la nouvelle. Mais, comme Almanza l'interrogeoit vivement sur les motifs qui le rendoient si curieux d'instructions au sujet de Milord, c'est, lui répondit-il, que je suis chargé de lui faire une restitution considérable, de la part d'un homme qui ne se nomme pas. Enfin, la conversation tomba sur Dom Fernand Ximenès; & le Négociant, alors, en fit l'éloge avec une chaleur, & un attendrissement qui l'amenerent, malgré les défenses qu'il en avoit reçues, à confier à son ami, que la prétendue restitution déposée entre ses mains, & destinée à Milord Rosemont, lui avoit été remise par Ximenès; qu'il avoit même évité de se découvrir à lui, se contentant de lui recommander de n'épargner nuls soins, nulles démarches, aucunes tentatives, pour qu'un bien qui appartenoit à Milord Rosemont, lui parvînt, sans que jamais il sût par quelle voie. Jugez des transports d'Almanza, qui, sous cette feinte restitution, démêla bientôt la délicatesse du bienfait. Concevez ce que je devins en l'apprenant. Ah! mon amie, que Madame de Norsey ne dise plus, & sur-tout qu'elle ne pense jamais, qu'il n'existe qu'un seul homme, digne d'être excepté de son sexe, & distingué par le nôtre. Fernand a tant de vertus, que ses titres, son esprit, & les agrémens de sa figure, disparoissent devant elles. Comment donc se peut-il que Mademoiselle de Céléria ne s'entretienne jamais que de son origine, des richesses qu'il possede, des honneurs auxquels il est fait pour parvenir, & de l'éclat emprunté qui l'environne; tandis que, fût-il sans fortune, sans naissance, n'eût-il à lui offrir d'autre bien que son cœur, d'autre considération que celle qui tient à sa personne; unie à lui, elle auroit tout. O ma chere Clarence! ainsi que vous & Madame de Norsey, deviendrai je injuste envers Florizene? Elle est adorée de Fernand: quel éloge peut égaler celui-là? Vous voulez cependant que je sois en garde contre elle & Félici! Je n'y suis que trop portée. Ne confirmez pas en moi un sentiment que la reconnoissance m'oblige de combattre. Il faut bien vous le dire: les assiduités de Félici chez Madame de Céléria, me sont presque aussi désagréables que si j'en étois l'objet: j'espere que je n'y ai nulle part. Ce n'est sans doute qu'un effet de mon malheur, s'il s'attache à me suivre; mais combien il m'en coûte pour supporter sa présence, & sur-tout depuis que j'ai fait à Fernand, si supérieur à lui, l'injure de le croire moins généreux! Je ne puis me pardonner ce que m'inspire Florizene: ce n'est jamais qu'avec le secours de la réflexion que je pense du bien d'elle. Quoi! malgré mon attachement pour Madame de Céléria, j'ai peine à aimer sa fille! ... Hélas! mes chagrins auroient-ils changé mon caractere! La Marquise me fait prier de passer dans son appartement: que va-t-elle m'apprendre? .... Peut-être l'union de Mademoiselle de Céléria & de Fernand est-elle devenue plus prochaine, & que l'on veut m'en faire part. Eléonore, toujours confiante à l'excès, ne me parle que de leur impatience: je connois, d'ailleurs, celle de la Marquise, & j'ai dans l'idée .... Mais on m'attend: il faut, ma chere Clarence, il faut m'arracher à vous. LETTRE XXV. De la même, à la même. Le mariage de Florizene est fixé; avant trois jours, elle sera, pour jamais, la compagne, l'épouse ..... hélas! & que ne puis-je dire, le bonheur de Fernand! Je ne me trompois point dans mes conjectures: c'étoit, pour m'entretenir de sa joie, que Madame de Céléria me demandoit. Sa fille triomphante, enchantée, étoit près d'elle. L'approche de l'heure redoutable, où elle va contracter un engagement que la mort seule pourra rompre, sembloit ne mêler aucune crainte à sa félicité: quoi! pas même l'effroi de survivre à celui qui lui est cher, ou à la perte de son cœur! Pour moi, je l'avoue, tout ce qui intéresse la Marquise, a des droits sur le mien; sa satisfaction me touche: mais la seule idée d'un lien qu'on ne peut briser jamais, dût-il vous accabler de douleurs! ... cette idée affreuse me causoit un saisissement qui m'étonnoit moi-même. Puisse, ô Ciel! puisse Fernand être toujours heureux! Eh! peut-on en être plus digne? Je ne puis vous dire le trouble & la tristesse où m'a laissée l'air sombre, & presque le désespoir, avec lequel il a reçu le compliment que je viens de faire. Il étoit près d'entrer chez Madame de Céléria, lorsque j'en suis sortie: en me voyant, il a hésité, frémi; j'ai frémi moi-même; j'ai craint qu'il ne lui fût arrivé quelque malheur; enfin, il m'a présenté une main tremblante; je n'osois l'accepter, ni la refuser. Croyez, lui ai-je dit, que la nouvelle que j'apprends, dès qu'elle comble les vœux de mon libérateur, satisfait les miens, & que je souhaite ardemment qu'il soit le plus heureux des hommes. Moi! s'écrie-t-il, moi! .... Ah! Miss, Miss; dans l'univers entier il n'existe qu'un seul mortel aussi fortuné que je suis misérable. Vous, Fernand! ai-je répondu avec le plus vif effroi! Ah! quelle peine peut donc être la vôtre? Vous aimez, & sûrement vous l'êtes. Je le suis, m'a-t-il répondu, avec une sorte d'égarement; je le suis ... Eléonore alors a paru: il s'est éloigné; & moi, avant de pouvoir reprendre ma lettre, je suis restée quelques momens immobile, ne pouvant ni concevoir ce que je venois d'entendre, ni me remettre de l'agitation qui en devoit être la suite. Il se pourroit que Florizene ne l'aimât point ..... que son affliction m'est douloureuse! Quel est donc ce mortel, dont il envie le sort? Ah! Fernand, Fernand! qui pourra prétendre au bonheur, si vous êtes infortuné? Non; il n'est pas possible que vos sentimens soient payés d'ingratitude: c'est l'excès de votre amour qui vous abuse; & Florizene, moins sensible que vous, peut-être, le deviendra autant, puisqu'elle va vous appartenir. Adieu, mon amie; je n'ai pas la force de m'entretenir plus long-tems, même avec vous. LETTRE XXVI. De Dom Fernand, à Dom Lope. Frémissez! .... mon malheur est au comble; vos conseils m'ont perdu. Je vais prononcer le serment le plus coupable, puisque mon cœur l'abhorre. Non; Ximenès, jadis votre ami, & qui en fut digne, n'est plus, hélas! qu'un insensé, que ses promesses désesperent, à qui tout est odieux, qui vous connoît à peine, qui ne se connoît plus, détaché de la vie, de l'amour, de l'amitié, de la gloire, de vous, de Stéphanie même ..... De Stéphanie! ah! malheureux! que dis-je? Par-delà le trépas, seul bien que j'attends, mon amour subsistera; elle en sera poursuivie; je serai vengé de son indifférence pour moi, de ses sentimens pour un autre: cet autre n'aura point mon idolâtrie; elle ne sera point heureuse ..... Barbare Ximenès! tu peux soutenir cette pensée. Stéphanie! être céleste, j'ai dû vous adorer, & non me flatter d'aucun espoir: mais, puisque votre cœur ne peut être à moi, du moins, hélas! du moins, ne soyez pas assez cruelle, pour me parler de bonheur. Je le sens; sa générosité me tue. Depuis quelques mots qui me sont échappés dans un moment où je n'étois plus à moi, quoiqu'elle ait attribué à Florizene le trouble où elle m'a vu, mes malheurs, dont elle ignore l'excès & la cause, paroissent la toucher. Eh! que ne m'accable-t-elle plutôt de sa haine? ce seroit abréger mes tourmens. Demain, demain, est le jour fatal; demain, je serai à Florizene. Stéphanie, elle seule, me livre aux horreurs d'un tel supplice! ... Jamais je n'eusse consenti à cet engagement, si son cœur n'eût été qu'insensible. Ai-je pu m'y résoudre, le solliciter, le vouloir? Qu'ai-je fait? .... Adieu, Dom Lope; je suis & je serai le plus infortuné des hommes. P. S. Je ne vous recommande point de cacher à l'univers l'excès de mes tourmens, & même au vertueux Almanza, qui part pour Barcelone, & qui veut vous remettre ma lettre. Hélas! quand vous la recevrez .... Adieu, adieu. LETTRE XXVII. De Dom Lope, à Ximenès. Eh bien! oui, je souffre avec vous; mais je ne me repens point, & nous aurions tort de nous plaindre l'un de l'autre. Quoique votre satisfaction me soit chere, j'ai dû cependant lui préférer votre gloire; j'ai dû résister à mon cœur, & m'attendre à vos reproches: j'espere, du moins, que vous me rendrez la justice d'être bien sûr que votre désespoir a pénétré mon ame, sans m'alarmer, un moment, sur votre conduite avec Florizene. Puisque son bonheur vous est confié, son bonheur est certain. Quel que soit l'empire des passions, & la violence des vôtres, vos principes sont inaltérables. Jamais le sort, ni l'amour lui-même, ni le trop intéressant objet, si funeste à votre repos, jamais rien ne pourra l'emporter, en vous, sur l'honneur. Croyez, ô mon ami! qu'il adoucira vos tourmens; qu'il vous fera trouver quelque charme, dans le lien qui vous paroît le comble de l'infortune. Je vois Florizene heureuse par vous; &, plus que vous ne pensez, on s'attache à ses propres bienfaits. Vous jouirez de sa félicité; elle sera votre ouvrage: je vais même plus loin. Ces nœuds, formés par la convenance, fortifiés par l'estime; ces nœuds, dont l'illusion ne vous aura point exagéré les douceurs, en acquerront, chaque jour, d'inattendues; & elles auront cet avantage sur celles dont l'enchantement momentané disparoît avec l'amour. N'eussé-je enfin à vous opposer que vos propres paroles; n'est-ce pas vous qui m'avez dit: L'être qui, satisfait de soi, peut se refugier au sein d'un ami vertueux, est sûr de son courage. Eh bien! le moment en est venu; &, s'il n'étoit pas pour vous, celui du triomphe; si Ximenès, que la destinée la plus brillante appelle, restoit abattu sous le poids de ses fers, s'il ne savoit point se servir de ses forces, se commander, se vaincre, devenir supérieur aux événemens, & maître de lui-même, que seroit-il, je ne dis point aux yeux d'un ami, mais aux siens? .... Combattre, s'agiter, souffrir; voila le sort des foibles mortels! Ce qui les distingue, ce n'est que leur constance à supporter leurs maux, & à garder leurs vertus. Je connois les vôtres; mais, mon ami, ne pensez pas qu'il suffise de vous immoler à elles; il y faut trouver des consolations. Quoi! affligé, jaloux, en proie aux douleurs, à la haine, peut-être, malheureux par Milord Rosemont, un mouvement sublime a fait taire, en vous jusqu'à l'amour au désespoir! Eh! quel autre, à votre place, sans y mêler nulle ostentation, sans vouloir ni reconnoissance, ni admiration, ni éloge, nul autre prix que le bienfait lui-même; quel autre, dis-je, oseroit se promettre d'avoir l'ame assez grande, pour servir un rival? Vous, cependant, vous en avez eu la force, & vous ne pourriez rien en faveur de l'amitié! Rassurez-moi; écrivez-moi: bientôt je volerai vers vous. Mes affaires n'intéressent que ma fortune: je les abandonnerai (& ce ne sera point un sacrifice) pour aller, sinon adoucir, au moins partager vos peines. Dans l'état où vous êtes, puis-je songer à moi? Dom Almanza, qui m'a remis votre lettre, à qui j'ai caché ce qu'elle contient, & qui me devancera près de vous; Dom Almanza, votre ami sincere, & le mien, vous dira tout ce que je fais pour vous revoir incessamment. Ne cherchez pas même à deviner comment je suis instruit de votre action si noble envers Rosemont; j'en garderai le secret. Celui de qui je le tiens, ne le trahira point; il restera renfermé au fond de nos ames; & quoique j'en aie la jouissance, malgré vous, ne m'enviez point le plaisir qu'elle m'a donné. Que ne puis-je faire entendre à Dom Almanza d'éloigner Stéphanie, s'il en a le pouvoir, de la maison où le sort vous fixe! J'ose, hélas! vous le dire encore: elle n'y sera, pour vous, qu'un objet de regrets amers, qu'un écueil à votre raison, qu'un obstacle à votre bonheur. La voyant sans cesse, le trait s'approfondira chaque jour: son estime, ses vœux, sa reconnoissance, ne vous sont que des motifs de désespoir. Ah! s'il vous étoit possible de la fuir! .... Sachez, toutefois, qu'Almanza, qui n'en parle qu'avec un attendrissement, qu'avec un enthousiasme que je ne cherche point à vous taire, m'a assuré que son penchant, autant que sa position, la portoit à rester toujours libre; ainsi, quel que soit son attachement pour Milord Rosemont, car il ne donne point d'autre nom à l'intérêt qu'elle prend à lui, cessez du moins de craindre qu'elle ne devienne le trésor d'un autre. Eh! que ne pouvez-vous, heureux de son amitié, ne voir plus en elle que l'objet d'un culte pur, durable, désintéressé, digne de tous deux! Je viens d'être interrompu par une lettre que reçoit & que m'apporte Dom Almanza .... Quelle nouvelle! quoi! une chûte qui met dans le plus grand danger le pere de Florizene, a différé votre hymen! C'est Dona Almanza, qui le mande à son mari: elle y ajoute que la belle Angloise n'est pas moins touchée de son accident, que la Marquise, que sa fille, & que vous-même. Vous ne douterez point que je n'y prenne part; &, quoique j'ignore ce qui doit en résulter pour ou contre votre union prochaine, puisqu'il en est tems encore, lisez dans mon ame. Quand j'ai cru que vous n'aviez point un éloignement décidé pour Mademoiselle de Céléria, vos obligations se sont présentées à moi, avec d'autant plus de force, que je pensois que votre cœur (il pouvoit n'être que séduit) seroit bientôt d'accord avec elles. Lorsque j'ai été certain du contraire, je devois croire que vous aviez prononcé le serment qui vous lioit pour jamais; & en effet, sans l'événement qui l'a suspendu, je n'avois plus à vous faire envisager que vos ressources, puisque je parlois à l'époux de Florizene. Je n'ai point changé de façon de penser; vos promesses subsistent. Je ne m'abuse point sur ce qu'elles vous imposent, sur les persécutions que vous éprouverez, & que vous attirerez à Stéphanie, en vous dégageant de votre parole: je prévois les peines qui en seront la suite. Le Roi mécontent, un pere absolu & irrité, Florizene au désespoir peut-être, le public soulevé par sa famille réunie contre vous, la Marquise elle-même, aujourd'hui votre amie, ne ressentant plus que l'injure de sa fille, & encore une fois, Stéphanie, Stéphanie que vous adorez, en butte à des ressentimens, à des injustices, à des chagrins qu'elle ne pourra vous pardonner; voilà ce qu'en renonçant à Florizene, vous devez naturellement attendre, & ce qui doit suffire pour vous ôter tout espoir d'être jamais à sa rivale. Quoi qu'il en soit, & quelque parti que vous preniez, dussé-je vous rester seul, croyez que je vous suis dévoué pour toute ma vie. Adieu, mon cher Ximenès. LETTRE XXVIII. De Florizene, à Eléonore. Eléonore, c'est à vous maintenant d'appuyer mon courage: lui-même a peine à surmonter mes terreurs. J'ai devant les yeux un pere expirant: verrai-je, hélas! mes espérances s'anéantir avec lui? Je verse des pleurs de rage ..... Dieu! ô Dieu! si c'étoit en vain! .... Eh! quoi! je n'aurois été à la veille de l'emporter sur l'amour de Fernand, que pour accroître le triomphe de ma rivale! J'allois me venger de sa haine pour moi; j'allois être à lui: un jour, un seul jour de plus, & je partageois son rang, je portois son nom, je jouissois de sa gloire! Me voilà retombée dans les alarmes, aussi troublée, aussi incertaine, & plus malheureuse que je ne l'étois .... Qui? moi! je céderois au sort! Non: jamais; qu'il soit barbare à son gré, il faut le vaincre, lorsqu'on ne peut l'adoucir: sachez ce que je viens de faire. Vous eûtes raison de croire que Félici avoit entendu notre conversation; mais il étoit loin de penser que je le soupçonnois: je lui laissai son erreur, pour qu'il crût ma confiance volontaire; & j'attendois impatiamment qu'il la sollicitât. Hier enfin, Madame de Céléria & moi nous étions auprès de mon pere. Félici, que son état afflige, par la seule raison qu'il desire de voir la destinée de Fernand liée, pour toujours, à la mienne, Félici envoya demander à la Marquise s'il ne pourroit l'entretenir quelques instans? Nous apprîmes qu'il attendoit sa réponse dans la galerie qui précede l'appartement de mon pere ..... Elle ne vouloit point le quitter; elle me chargea d'offrir au Comte ses regrets & ses excuses. Mes pleurs les interrompirent. Ne les contraignez point, Mademoiselle, me dit alors Félici; ils sont l'éloge de votre ame: mais que diriez-vous, si je vous apprenois qu'aucuns des mouvemens qui l'agitent, ne me sont inconnus? Ah! Comte, lui répondis-je, ma douleur est juste: elle a tous les motifs; & quand je pourrois échapper à votre pénétration, vous auriez bien des droits sur ma confiance, si je n'appréhendois de vous affliger en vous éclairant. Bannissez cette crainte, interrompit-il; expliquez-vous, belle Florizene: confiez-vous à un homme qui partage vos peines, qui souhaite votre bonheur, & qui se dévoue à tous vos intérêts. Eh bien, repris-je, me pardonneriez-vous d'avoir démêlé vos sentimens? Dois-je vous apprendre que Fernand, que le seul époux qui me convienne, est votre rival? Seroit-ce en inquiétant votre cœur, que je parviendrois à calmer le mien? Oui, me répondit votre oncle, puisque c'est en nous réunissant, que nous détournerons les coups qui nous menacent .... Vous pensez donc, continua-t-il, de l'air le plus sombre, que Fernand Ximenès est moins malheureux que moi? Je pense, répliquai-je, que ce Rosemont, dont vous faites l'éloge si généreusement, est l'unique mortel qui soit cher à Stéphanie: cependant, il est, par son inconduite, errant & misérable. Celles de sa classe sont plus intéressées que tendres: sans aimer Fernand, il seroit possible qu'elle prétendît à sa main, & que, malgré la bassesse de son origine ..... Peut-être, s'écria Félici, peut-être qu'il n'y en a point de plus noble. Puis, je crus entrevoir qu'il étoit fâché de ce qu'il venoit de dire. Il ajouta que, du moins, tout l'annonçoit en elle; & il rêva profondément. Un long entretien auroit été suspect. Nous convînmes de nous revoir, d'agir de concert, d'employer tous les moyens, & jusqu'à l'autorité du Monarque & d'Isabelle, pour que l'état même de M. de Céléria ne suspendît plus cet hymen, l'objet de mon ambition, & que l'on croit celui de tous mes vœux. Il sera plus aisé ensuite d'obliger Stéphanie à quitter cette maison: votre oncle le souhaite autant que moi-même; & notre accord rend le succès plus certain. Mais, d'où vient n'est-il jaloux que de Fernand? comment ne l'est-il point de Rosemont? Seroit-il instruit de ce qui regarde cette étrangere, beaucoup plus qu'il ne veut le paroître? Mille soupçons naissent dans mon esprit; je n'ose m'arrêter à aucuns: l'obscurité m'environne; elle redouble mes alarmes. Bientôt cependant j'en saurai davantage. Nous finîmes cette conversation par votre éloge. Je l'assurai que vous saviez mes secrets, que vous étiez digne des siens. Il lui importe qu'on ne devine point notre intelligence: je lui ai fait sentir de quelle utilité nous seroit un tiers tel que vous. Vous allez lui devenir nécessaire; & le voilà enfin sous votre dépendance. Il a toutefois exigé que je lui confiasse comment j'avois pu savoir que Sidley vivoit encore. Il a bien fallu ne lui point laisser ignorer, qu'une des femmes de ma mere avoit tout entendu, le jour où Stéphanie en avoit appris la nouvelle. Je l'ai vu frémir, à ces mots. Il s'est précipitamment acquis la discrétion de cette femme: je lui ai promis toute celle qu'il a voulu. Alors, il m'a avoué qu'il n'avoit pas perdu un seul mot de notre conversation. J'ai montré une surprise extrême; & je penserois qu'elle lui a semblé véritable, si, avec lui, les apparences signifioient quelque chose. S'imagine-t-il, par exemple, que je le croie susceptible de s'enflammer pour la vertu ou pour l'amour? S'il protege Sidley, c'est pour obtenir sa fille; & il n'attache qu'un prix momentané à cette conquête. Voilà ce qui m'enchante; voilà ce qui me fait lui pardonner sa prévention pour elle. Il saura lui tout promettre, tout feindre, violer tous ses sermens; & quoiqu'il n'ait rien de ce qui peut toucher un cœur, il est assez adroit, & Stéphanie assez vaine pour qu'elle succombe aux pieges que, sans doute, il lui prépare: elle sera punie; je serai heureuse. Je ne vous cache ni mes tourmens, ni mes ressources: les obstacles ne doivent servir qu'à doubler nos forces. Plaignez-moi; soutenez-moi: Pressez votre oncle de déclarer ses sentimens; & quel qu'en soit l'effet, rien n'affoiblira ceux que j'ai pour vous. LETTRE XXIX. Stéphanie, à Clarence. Foibles mortels, ne sommes-nous donc que les tristes jouets du sort? Hélas! si le bonheur n'est qu'un rêve, si l'espoir abuse toujours, quel présent plus funeste que celui de la vie? A peine elle commence, combien d'amertumes la troublent! Peut-on même se promettre, que, plus ou moins infortunée, elle s'écoulera sans remords? On dit les passions si tyranniques! .... Le ton de ma lettre se ressent de la situation de mon ame: depuis plusieurs jours, elle ne se repose que sur des objets affligeans. Mes larmes ne sont point taries; j'en vois répandre: mon cœur est déchiré. Le chagrin a succédé à la joie dans cette maison. M. de Céléria est au plus mal; il vient de faire une chûte, que son grand âge rend très-dangereuse: la fievre, qui s'y est jointe, & son extrême foiblesse, font tout craindre. Madame de Céléria, au désespoir, le sert, le veille, le console, renferme ce qu'elle appréhende, attendrit tout ce qui l'environne, & se croit cependant coupable envers l'époux dont elle n'a pas cessé un seul instant de faire le bonheur. Pour Fernand, tantôt agité à l'excès, tantôt dans un accablement profond, je le crois partagé entre les inquiétudes que lui cause le Marquis, & le chagrin, sans doute, de ce qu'à la veille d'être à Mademoiselle de Céléria, il a vu différer le jour de son hymen. Eh! quelle autre pourroit être l'objet de ses sentimens? Mais tout me confirme dans l'opinion qu'elle le rend malheureux; & j'ai besoin, pour le lui pardonner, de me souvenir qu'elle va peut-être se voir privée de l'auteur de ses jours. O mon amie! l'état du sien, ce qu'elle paroît souffrir (car, je serai juste, elle n'est point à elle, depuis l'accident qui nous afflige tous), les alarmes de la fille, les vertus & les dangers du pere, me ramenent bien douloureusement sur tout ce que j'ai éprouvé. O vous, de qui je reçus la vie, combien de tems m'abandonnerez-vous à la peine de votre absence, à l'incertitude de votre sort? Suis-je condamnée à languir sous un ciel étranger, seule, tremblante pour vous, séparée de ma patrie, de Clarence, de vous, mon pere! environnée d'écueils peut-être, .... & n'ayant plus, pour supporter de nouveaux tourmens, le courage que j'avois reçu de la nature, que m'a enlevé l'excès de l'infortune, & dont je ne peux devoir le retour qu'à la conviction de votre bonheur? Mon amie, on daigne en vain ne s'occuper que du mien: je me sens une profonde mélancolie. Dans les momens même où tout ce qui m'entoure se livroit à la gaieté, au milieu des fêtes, je sentois mes pleurs prêts à couler, en voyant l'orgueilleuse satisfaction de Florizene, que Fernand ne pouvoit partager: elle n'est pas assez tendre, pour un cœur comme le sien. J'étois prête à la conjurer de le rendre plus heureux. Les confidences que venoit me faire cette jeune Eléonore, dont je vous ai parlé, sur leur amour mutuel, me rassuroient peu, & ne me consoloient point: la félicité même de Madame de Céléria, d'une amie si digne de m'être chere, étoit loin de distraire ma tristesse; & Félici n'a fait que la redoubler, en venant m'apprendre que son Monarque m'accordoit une pension de 3000 piastres. S'il est vrai que je la doive à ce Ministre, puis-je m'applaudir d'une obligation, dont nul sentiment qui lui soit avantageux ne m'acquitte? J'ai reçu cette nouvelle avec une sorte d'effroi, dont il s'est apperçu. Qui ne seroit troublée par celui d'être de plus en plus ingrate? Il m'a vue interdite. Eh quoi! s'est-il écrié, Mademoiselle, le généreux Ferdinand n'a-t-il pas droit de prétendre, lorsqu'il est juste, que vous y soyez sensible? Mais peut-être que cette nouvelle auroit plus de charme pour vous, si un autre que Félici? .... Il s'est tû; il a soupiré. Daignez, a-t-il repris, daignez croire, du moins ..... Sans savoir ce qu'il alloit dire, inquiete qu'il n'achevât, je me suis hâtée de lui répondre que les bontés de Ferdinand & d'Isabelle m'étoient précieuses; que je devois rendre graces à celui qui en étoit le dispensateur, & le supplier, sur-tout, de mettre à leurs pieds mon éternelle reconnoissance. Il vouloit poursuivre ..... En le priant de m'accompagner chez la Marquise, à qui je ne pouvois trop tôt faire part de ce qui m'intéressoit, j'ai paru l'affliger; mais il s'est fait un mérite de sa soumission: je le redoute plus que jamais, depuis cet entretien. Ah! mon amie, si, pour comble de malheur, j'inspirois à Félici un sentiment! ... Eh! lequel? ... Cependant, lorsqu'il me croit d'une naissance obscure, pourroit-il, sans être sûr de m'offenser, former le projet de descendre jusqu'à moi? Je ne pense pas qu'aucun mortel ait l'ame assez basse pour ne voir en Stéphanie (fût-elle placée par le sort au dernier rang), que l'objet d'un goût momentané: mais, jusqu'aux vues les plus légitimes lui deviendroient une injure, de la part de tous ceux qui ne la croient point leur égale. Ainsi, mon éloignement pour Félici ne doit point m'alarmer: son amour me dispenseroit de le voir; & je ne serois point coupable envers lui. S'il n'a été qu'humain, en servant mon pere & moi, toute mon estime lui est due: si d'autres motifs l'ont déterminé, ils anéantissent ce qu'il a fait en ma faveur; & dès qu'il ne peut m'inspirer rien, dès que, par ma position, (quand mon indifférence n'y seroit pas un obstacle invincible) il ne doit pas songer à moi; l'éviter alors, seroit ma premiere obligation; & je pense, mon amie que vous m'approuverez. Je me suis hâtée de vous faire part des bienfaits de cette Cour. J'eusse été au désespoir que vous sussiez plutôt qu'il ne me restoit rien: le peu de fortune, que le sort ne m'avoit point enlevé, fut envahi par le cruel Tribunal; & quelques pierreries que Dona Almanza étoit parvenue à sauver, m'avoient seules mise dans le cas de me soustraire aux instances génereuses & délicates de Madame de Céléria. Adieu, adieu, ma chere Clarence; je hais votre procès, vos affaires, tout ce qui m'éloigne de vous. LETTRE XXX. De Dom Almanza, à Dom Lope. Quand Dom Lope m'a confié le secret de son ami, il n'a fait que confirmer mes doutes: depuis long-tems, je craignois ce qu'avec raison, il a cru devoir m'apprendre. J'admire, j'estime & j'aime Ximenès: Stéphanie, la charmante Stéphanie n'est pas moins chere à Dona Almanza, & à moi, que si elle nous appartenoit. Tout ce qui regarde l'un & l'autre nous intéresse: mais eux-mêmes, soyez-en sûr, ne pourront deviner, que j'en aie la moindre connoissance. Vous m'avez rendu justice; & vous avez lu dans mon ame, puisque vous m'avez ouvert la vôtre: vous y avez dû voir, sur-tout, que Dom Almanza, malgré votre jeunesse, s'honore de votre amitié. Ce n'est pas le moindre malheur de Fernand, que la commission dont la Cour vous charge, puisqu'elle vous retient loin de lui. Je ressens sa peine & la vôtre: je vous ai vu, sans hésiter, sacrifier le soin de vos affaires, à l'empressement de le revoir, à l'espérance de lui être utile, & à celle de le consoler. Le devoir vous arrête: ceux qui vous ressemblent, n'ont rien à lui opposer. Combien cependant vous seriez nécessaire à ce jeune héros, que la gloire chérit, mais que l'amour accable, & que je vois, avec douleur, condamné à des maux & à des tourmens éternels, s'il ne parvient point à se guérir d'une passion qui ne peut être qu'infortunée! Ne tentez plus de savoir de moi ce qu'est Stéphanie. La nature a tout fait pour elle: le sort l'a privée de tout, excepté de sa vertu, de ses charmes, d'une fermeté au-dessus de son âge, de son sexe, du nôtre même, du nôtre si vain, que le sien égale souvent, surpasse quelquefois; & si ce n'est, autant que Stéphanie, assez du moins pour que, vaincus par ce sexe intéressant, nous cessions de prétendre lui donner des loix. L'état enfin de la fille de Sidley, quel qu'il soit, est relevé par la noblesse de son ame: rien de si pur que la sienne, & que ses sentimens pour Rosemont. Vous me demandez s'il est de l'âge de votre ami, ou du vôtre? Ximenès n'a pas vingt-quatre ans; vous en avez vingt-six: Rosemont en a trente-huit. Vous vous étonnez de ce qu'après tant d'égaremens, il est l'objet de la prédilection de Stéphanie; elle le doit, à tous les titres, puisqu'il a toutes les vertus: des passions trop vives les ont obscurcies, & ne les ont point éteintes. J'ai vu son repentir; je suis certain de son retour. Toutefois que Fernand se rassure, ce prétendu rival n'est point à craindre: nul ne l'est pour lui. Stéphanie libre, & voulant l'être toujours, ne connoît point cet amour qu'elle inspire: puisse Fernand lui cacher, à jamais, le sien! C'est le plus redoutable pour elle; il n'en est aucun, qu'elle doive moins écouter. Je connois ses forces, sa délicatesse, ce que lui dicte sa reconnoissance, son amitié, toutes ses obligations envers Madame de Céléria; elle met son bonheur à l'union qu'elle croit bien assortie, de Fernand & de sa fille: si Stéphanie formoit des vœux contraires, ils ne pourroient être que le malheur du reste de sa vie. Vous ne pouvez le répéter trop à votre illustre ami. Je voudrois qu'il me parlât: qu'ajouterois-je cependant à la sagesse de vos conseils? & que sont-ils, hélas! contre l'ascendant qui le subjugue? comment le désordre extrême de son cœur ne frappet-il point tous les yeux? Florizene, ou je me trompe fort, n'en ignore point la cause: elle contraint son dépit; je crois l'avoir deviné. Je plains Fernand: je tremble pour Stéphanie; je n'ose l'éclairer. Mon silence est coupable. Si je le romps, je suis imprudent & cruel; je la prive de l'espece de sécurité dont elle jouit depuis si peu de tems: je l'enleve à Madame de Céléria, son amie, son appui, sa consolation. J'afflige l'une & l'autre; je détruis leur tranquillité, je désespere Fernand; & qui sait où le porteroit la douleur de sa perte? car cette perte est certaine, & jamais il ne la reverra, du moment qu'elle sera instruite de son amour. Ah! plutôt, laissons-lui, tant qu'il sera possible, l'heureuse ignorance où elle est! Je me contente de ne point perdre de vue Florizene. Il me semble appercevoir qu'elle & Félici, quoiqu'ils s'évitent souvent, s'entendent à merveille: je ne veux point d'ailleurs me permettre de la juger. Peut-être fera-t-elle le bonheur de Fernand? peut-être n'a-t-elle que les défauts qui naissent de la crainte qu'une autre ne lui plaise davantage? Il est trop fait pour qu'on l'aime; & puisse-t-elle savoir aimer? Quant à Félici, quelque mal qu'en dise le public, il est cependant vrai qu'il a très-généreusement sauvé Sidley, & qu'il a pour sa fille des égards qui me donneront la plus haute idée de lui, si c'est la justice, & non l'amour, qui en est le principe: je le desire d'autant plus, que je sais combien cet amour lui seroit odieux. Hier, il vint chez moi; il me traite, depuis quelque tems, avec beaucoup de distinction. Après m'avoir parlé d'elle, avec une chaleur dont il m'avoit paru susceptible, il se plaignit de ce qu'elle l'accabloit de ses dédains: je cherchai à le dissuader. Il insinua ensuite qu'elle n'étoit point placée chez Madame de Céléria; qu'un établissement avantageux étoit le seul moyen convenable de la soustraire aux dépendances désagréables de sa position. Il me fit pressentir qu'il se plairoit à réparer, envers moi, les injustices du sort, si je la déterminois. Je ne promis point de l'entreprendre; & je l'assurai que je l'entreprendrois en vain. Il insista; il me dit qu'il pourroit s'offrir de tels partis pour elle, qu'ils vaincroient ses répugnances. Fasse le Ciel, pour l'intérêt de Sidley & de sa fille, que ce ne soit point lui-même! ... car elle persistera dans ses refus, & lui, dans son ressentiment. Il finit par me parler de Dom Fernand Ximenès, en homme qui le voit des yeux d'un rival. Je n'ai pas dû lui plaire; mais le comble de la bassesse est de mentir à son cœur: il y en auroit à ne pas louer votre ami, & nulle considération n'a pu m'en empêcher. J'apprends, de jour en jour, combien il mérite de l'être. Je vous ai dit que, jaloux de Rosemont, mais le sachant malheureux, sa bienfaisance l'avoit emporté sur son amour. Eh bien! quoique ses sollicitations aient obtenu de Ferdinand une pension de trois mille piastres, qui vient d'être accordée à Stéphanie, il a laissé Félici s'en faire un mérite auprès d'elle. J'ai su de quelqu'un qui possede la confiance du Roi, que Fernand l'avoit supplié de lui permettre de ne point paroître l'auteur de cette grace: mais, pour cette fois, Stéphanie n'en sera point informée par Dona Almanza. Il ne réunit que trop de moyens de séductions: tant de vertus le rendroient trop dangereux pour elle, & nous lui tairons ce nouveau trait qui nous enchante. L'état triste de M. de Céléria laisse peu d'espérance pour sa guérison. Le mariage de Florizene & de Fernand est toujours suspendu; mais il est inévitable: je desire ardemment qu'il soit heureux. Je suis aussi attaché à Fernand que vous-même; & je me voue à Dom Lope, pour toute ma vie. LETTRE XXXI. De Dom Fernand Ximenès, à Dom Lope. Malgré ses vœux & les miens, la présence du seul ami qui connoisse mon cœur, m'est donc toujours ravie! Ah! devrois-je souhaiter votre retour? Et dans quelle situation s'offrira à vos yeux celui qui devoit peut-être prétendre à des jours plus doux? L'emportement, le délire, les transports de mon amour, ont fait place à un morne chagrin, à une espece d'apathie plus douloureuse que tout ce que j'ai éprouvé. Je cesse de m'abuser sur ce que je dois à moi-même, à Stéphanie, à sa bienfaitrice: elle est mere de Florizene; je n'ai plus qu'à m'immoler ..... C'en est fait; vœux, projets, espoir, tout est anéanti: je ne cherche plus à échapper à mon sort, il faut le subir; & c'est mon amour même qui m'en impose la loi. Oui; c'est cet amour, plus violent qu'il ne fut jamais, c'est lui qui l'ordonne. Ce que la raison, le devoir, l'amitié même, n'eussent point obtenu, Stéphanie, la seule Stéphanie ..... Recevez l'unique aveu qui me reste à vous faire. Si je ne l'adorois point, si Florizene elle-même peut-être n'eût pas dévoilé mes véritables sentimens, sachez que, pour rompre mon mariage avec elle, je m'exposerois à tout, à la disgrace de mon Souverain, au courroux de mon pere, à de plus grands malheurs, s'il en est (non pas à de plus sensibles). Sachez de plus que, sans passion pour une autre, l'orgueil de Mademoiselle de Céléria me rendroit insensible à ses charmes; que lorsqu'elle me parle avec une sorte de tendresse (depuis quelque tems, elle y contraint sa vanité), je ne la crois pas assez vraie, pour me reprocher d'être ingrat. Avant de connoître Stéphanie, distrait, dissipé, écoutant peu mon cœur, je pensois indistinctement que, quelle que fût la femme qui me seroit destinée, elle me conviendroit: je me croyois sûr, au moins, de ne pas lui déplaire. En commençant d'aimer, je perdis cette confiance. J'ai vu, avec une peine mortelle, que je ne pouvois inspirer à Stéphanie que de l'indifférence: j'ai vu, avec joie, celle de Florizene; mais j'ai été effrayé du peu de sympathie de nos caracteres, de mes dispositions pour elle, peut-être de mon injustice. Je me suis consulté: l'éloignement qu'elle m'inspire, est à un tel point, que, guéri de ma passion, je le conserverois encore. Cependant, & vous avez raison de le croire, sûr de n'en point tendre responsable celle qui en est l'objet de n'oublier jamais, que les loix l'ayant mise une fois dans ma dépendance, ma probité m'en rend l'appui, &, s'il le falloit, contre moi-même: malheureux, mais résolu à souffrir sans l'affliger, n'embrassant nulles chimeres, ne croyant point à ce bonheur prétendu, que le cœur seul peut donner, renonçant à tout, cédant à ma destinée, ne voulant point de la reconnoissance de Florizene, ce n'est que pour moi que j'agirai, en la rendant heureuse, puisque je ne l'aime, ni ne puis l'aimer. Je me sens, en un mot, le courage d'associer mes malheureux jours aux siens: vous m'avez vu y souscrire avec effort; c'est volontairement aujourd'hui que je m'y décide. L'intérêt de mon bonheur ne l'emportera point sur celui de l'être adorable, à qui l'on imputeroit cette rupture, quoiqu'elle ignore son ouvrage, son empire, mes combats, mes tourmens; & que son cœur, prévenu pour un autre, ne l'éclaire point sur ce qu'elle me coûte ..... Je lui tairai jusqu'au sacrifice affreux que je fais à son repos; j'expirerai (sans avoir trahi mon secret), digne du moins de sa tendresse ..... de sa tendresse, hélas! le premier des biens, le seul, celui d'un rival, dont j'envie jusqu'aux infortunes: eh! que m'importe que Stéphanie soit déterminée à ne lui accorder jamais le don précieux de sa main, si ses refus sont adoucis par le moindre regret, s'il l'intéresse? ... Quelle différence de son sort au mien! Toutefois, en le servant, qu'ai-je fait qui mérite tant d'éloges? Eh! que peut l'amour le plus malheureux, sur les devoirs de l'humanité? En empoisonner les plaisirs, non en arrêter les effets. Rival, ou autre, mon semblable a sur moi des droits; & peut-être sont-ils plus sacrés encore à un cœur désespéré. Sur-tout, mon ami, que cette action si simple, qui doit vous le paroître plus qu'à personne, reste au fond de votre ame; & que Stéphanie n'en puisse jamais avoir connoissance! Je ne pourrois supporter le gré qu'elle m'en sauroit. Florizene & Eléonore la louent & la caressent depuis quelque tems, au point de m'être devenues aussi suspectes l'une que l'autre: elles sont loin de pouvoir l'apprécier. Félici ose être son admirateur; &, s'il étoit susceptible d'impressions honnêtes, je penserois qu'elle a changé son caractere. La Marquise, son amie vraie, se partage entre les soins les plus rares, les plus touchans, les plus assidus pour M. de Céléria, & une sensibilité bien juste envers Stéphanie, qui ne voit personne, qui ne la quitte point, qui veille & s'afflige avec elle: le Marquis paroît moins mal depuis hier. J'ai repris quelque espérance: lui-même se flatte; & tous ceux qui le connoissent, desirent que ce ne soit pas en vain. Ferdinand pressé, sans doute, par mon pere, veut absolument que, profitant de ce mieux, l'union de sa fille & de moi se termine sans plus de délais: Almanza semble les craindre; & Stéphanie elle-même ... elle sera obéie: vous serez tous contens. Ne doutez plus de mes forces: ne me parlez point de consolation; souffrir, est désormais mon seul partage: mais vous me connoîtrez. Fernand, s'il ne peut se vaincre, sait se commander: votre estime & votre amitié lui seront toujours dues. Adieu, Dom Lope. LETTRE XXXII. De Clarence, à Stéphanie. O mon amie, ma tendre amie! pourquoi cette tristesse qui vous accable, & que vous avez fait passer dans mon cœur? d'où vient n'envisagez-vous plus aujourd'hui que des sujets d'affliction? Le sort, il est vrai, fut envers vous injuste, impitoyable: qui le sait mieux que moi? Cependant, lorsqu'il paroît s'être laissé fléchir, que chaque jour amene celui où vous reverrez l'auteur de votre naissance, faut-il que le passé éternise vos maux, vous rende le présent amer, & vous enleve même à l'espoir? Vous sembliez heureuse par lui. Je vous ai vue, au sein même de l'infortune, ne trembler que pour un pere, ne succomber qu'à l'erreur de sa perte; & dès qu'il vous fut rendu, ne plus former de vœux, ne m'en point permettre. Nul changement, depuis, ne s'est fait dans votre position: eh! comment ne m'inquiéterois-je pas de celui de votre ame? Je me rappelle Stéphanie, si courageuse autrefois; Stéphanie qui soutenoit mes forces, quand elle étoit plus malheureuse qu'on ne fut jamais: n'est-elle plus supérieure à moi? Madame de Norsey m'accuse de ne prévoir que pour craindre: ah! du moins que je n'aie pas ce reproche à vous faire! Je conçois que l'état du Marquis, la désolation de ce qui lui appartient, les alarmes de Madame de Céléria pénetrent votre cœur. Cependant, le grand âge de son époux (on dit qu'il a plus de quatre-vingts ans) ne lui permettoit guere de se flatter qu'elle le conserveroit long-tems encore; & cette séparation doit être adoucie, sinon pour elle, au moins pour vous qui l'aimez, par la conduite qu'elle a toujours eue avec lui. O combien je vous admire, vous voyant si touchée des inquiétudes de Florizene, de cette fille altiere, qui pensa vous coûter la vie, en vous apprenant, avec une imprudence, qu'un cœur sensible, ou seulement généreux, n'eût pas commise, que Sidley s'étoit donné la mort! Depuis ce jour, je l'ai jugée; je l'ai eue en horreur: tout ce qu'on m'en a dit, a confirmé mon opinion. Vous, la seule qui l'excusiez, & qui en eussiez fait l'éloge, s'il avoit été possible, vous-même m'aviez montré, à travers vos ménagemens, le besoin qu'elle a de votre indulgence. Fernand l'aime, l'adore: est-il bien vrai? Avec tant de vertus, il s'avoue son esclave; il deviendra son époux; il le veut, il le souhaite ; il s'afflige de ce qu'elle n'est pas assez tendre : c'est d'elle enfin que son sort dépend! Vous paroissez en être sûre; vous craignez qu'il ne soit pas heureux. C'est, sur-tout, sa profonde tristesse qui m'étonne: seroit-elle une preuve qu'il la connoît, qu'il n'est point abusé par son amour? Comment donc ose-t-il s'unir à elle? comment ne peut-il souffrir que ce mariage, si certain, soit seulement différé? ou plutôt, n'est-ce point que cet hymen, qu'il lui est impossible de rompre, lui est désagréable? Pour conserver de lui l'opinion que vous voulez que j'en aie, il m'est nécessaire de le penser. Rien de plus touchant, que sa bienfaisance envers Milord Rosemont! Mais vous serez peut-être surprise de ce que Madame de Norsey, lorsque je lui ai lu cet article de votre lettre, s'est écriée: ah! mon Dieu! cette maudite Espagne! .... je le disois bien ..... tant de générosité, tant de noblesse, un désintéressement si rare .... dites-lui, recommandez-lui ..... en France, elle sera plus tranquille. Stéphanie ne se doute point ..... il faut qu'elle parte .... Et toujours des demi-mots .... je n'ai pu la faire parler plus clairement: c'etoit le moment de son départ; & bientôt nous nous sommes arrachées en pleurs l'une à l'autre. Je la regrette, & je l'aime plus que jamais, depuis que j'ai vu combien vous lui êtes chere: mais, mon amie, séparée d'elle & de vous, quelle consolation je trouverois à vous savoir ensemble! Elle vous écrira; &, si ses instances & mon amitié pouvoient obtenir ce qu'elle souhaite, votre absence m'en deviendroit moins insupportable. Il n'y a au monde que la volonté d'un pere qui puisse m'empêcher de voler vers vous. Enfin, le terme de son procès approche, ainsi que celui de mes privations: je partirai aussi-tôt, quel qu'en soit l'événement. Toutes les apparences m'annoncent le succès; mais, vous embrasser, est le premier bien pour mon cœur. Adieu, adieu, ma chere Stéphanie. P. S. Une de mes femmes vient, à l'instant, de me rendre compte, qu'un inconnu lui a demandé l'adresse de Milord Rosemont. Imprudemment elle a dit qu'il ne portoit plus ce nom-là: heureusement qu'elle ignore sous lequel il a paru en Espagne. Elle a ajouté que Milord & sa fille avoient quitté l'Angleterre. On l'a interrogée, pour savoir le séjour de leur résidence: elle n'en est pas instruite; elle n'a pu répondre à cette question. Mais, du moins, vous savez le lieu qu'habite Stéphanie, a-t-on repris; & l'indiscrete Justine a repliqué qu'il ne convenoit qu'à sa maîtresse, amie intime de Miss Rosemont, de l'appeller Stéphanie. Je sais bien, a-t-elle ajouté, qu'il ne lui reste plus de sa fortune passée, que l'honneur d'avoir tout sacrifié à son pere; mais, pour être pauvre, elle n'en est pas moins de la plus illustre naissance, & puis, si belle, si bonne, .... avec cela, une conduite si respectable! ... Quelque douceur qu'ait pour moi votre éloge, je suis désolée de ce que cet inconnu (ah! Dieu! s'il etoit mal intentionné!) a pu apprendre par elle, que Stéphanie n'est autre que Miss Rosemont. O mon amie! Félici & Florizene m'alarment; les lettres de Dona Almanza ne me rassurent point sur leur compte: de grace, examinez-les attentivement. Dites à Madame de Céléria, avec quelle vérité je partage tout ce qu'elle ressent. Mais, quoi! sans cette pension de la cour d'Espagne, vous n'aviez plus rien; & je l'ignorois! Ah! cruelle amie! .... LETTRE XXXIII. De Stéphanie, à Clarence. Vous me croyez en proie à de vaines terreurs, affligée sans motif, peut-être même je vous parois foible: mais, hélas! en tout lieu, poursuivie par les chagrins de ceux qui me sont chers, puis-je supporter mon sort? Jouir de leur bonheur m'en auroit tenu lieu: je n'avois point renoncé à celui-là; il me fuit: & je trouverois des forces! Otez-moi donc, grand Dieu! cette ame, semblable à celle de Clarence, qui, jusqu'à ce jour, ne m'a été donnée que pour le malheur de ma vie. Après avoir reçu votre lettre, voulant vous satisfaire, je m'efforçai de vaincre ma tristesse. Ni ma raison, ni mon cœur ne m'en offrirent le moyen: j'aimois mieux les accuser que vous; & un moment d'espérance acheva de me convaincre de mes torts. Le mieux de M. de Céléria, pendant quelques jours, remplit de joie sa maison, ses amies, la Marquise sur-tout; & leur félicité jointe à vos instances, si elle ne parvint point à calmer mon ame, la consola, du moins. On profita de cette lueur trompeuse, pour parler au Marquis de l'hymen de sa fille & de Ximenès: on crut que la douceur de les unir acheveroit de lui rendre la santé. Madame de Céléria, aussi attachée à sa fille qu'à son époux, appuyoit cet avis: Isabelle souhaitoit qu'il prévalût; elle s'expliqua. Parlerai-je ici de mes vœux? Je n'en pouvois former de contraires à ceux de Madame de Céléria; & je me réunis à elle, pour engager le Marquis à déterminer le jour de cet hymen. Dès qu'il l'eût prescrit, il sembla se ranimer, & parut même assez bien pour pouvoir être transporté dans la chapelle de son palais, où devoit se faire la célébration. Que vous dirai-je? hélas! ce jour qu'il croyoit le plus beau des siens, ce triste jour venu, on se rassembla chez lui ...... Etoit-ce un pressentiment? Je pouvois à peine me soutenir: je ne sais quel mouvement douloureux, inexplicable, me rendoit pénible le bonheur même de Madame de Céléria, Fernand, pâle, éperdu, accablé, paroissoit ne voir & n'entendre aucun de ceux qui étoient près de lui: le Duc Ximenès, son pere, l'examinoit avec surprise. Florizene & sa mere, satisfaites, heureuses, n'appercevoient ni l'étonnement inquiet de l'un, ni le désordre de l'autre, ni même l'abattement excessif d'Eléonore; il n'étoit pas moins marqué que celui de Fernand. Le reste de l'assemblée se livroit à la joie. Enfin, on n'attendoit plus qu'une seule personne, lorsqu'une foiblesse qui prit au Marquis, & qui fut longue, nous jeta dans les plus vives alarmes. Revenu à lui, voyant notre affliction, elle parut l'attendrir; il nous en assura dans les termes les plus touchans: mais, ne se sentant plus assez de forces pour assister à la cérémonie, que l'heure ne permettoit point de retarder, il fit approcher sa fille & Fernand; il appella la Marquise: Représentez-moi près d'eux, & présidez à leur bonheur, ajouta-t-il, vous à qui j'ai dû le mien, & pour qui seule je voudrois recommencer de vivre. Les pleurs empêcherent Madame de Céléria de répondre; elle fut prête de tomber à ses pieds; on l'entraîna, ainsi que Fernand: l'un & l'autre n'étoient point à eux; moi-même je ne me connoissois plus. Nous marchions cependant: on s'arrêta quelques minutes, pour laisser la Marquise se remettre de son trouble. Florizene, ah Dieu! Florizene, dans ce moment si terrible, après la scene cruelle qui venoit de se passer, me demanda presque ironiquement, si je ne souffrois pas beaucoup. Il étoit à craindre, poursuivit-elle, d'un ton plus affectueux, que, changée comme je l'étois, je ne me fisse violence pour les suivre. Fernand alors s'avança précipitamment, voulut parler, se contint. Tous les yeux s'arrêterent sur moi: la surprise seule m'auroit mise hors d'état de répondre. Dona Almanza cependant détourna l'attention de dessus votre amie interdite & tremblante, en courant donner des secours à Eléonore, qui, en effet, se trouvoit mal. Bientôt elle revint à elle. Il ne nous restoit plus que quelques pas à faire, pour arriver au lieu où les deux époux alloient prononcer le serment redoutable. Les portes s'ouvrent; Florizene vole; des cris affreux se font entendre, ils redoublent; ils partoient de l'appartement de M. de Céléria. On frémit; tout est suspendu: nous accourons; il expiroit! .... O mon amie, quelle fut notre consternation! A ce spectacle de douleur, celle de la Marquise la fit tomber dans nos bras, froide, insensible, inanimée; & elle semble n'avoir repris l'usage de ses sens, que pour se livrer encore plus à l'excès de son chagrin. Je pleure avec elle un époux digne de ses regrets, des miens, de l'estime universelle, & des larmes qu'il nous coûte. Florizene ne cesse point d'en répandre: j'ai pitié de ce qu'elle paroît souffrir; mais je ne sais pourquoi son état fait naître plus de compassion que d'attendrissement. Fernand lui marque beaucoup d'égards; il ne quitte presque point Madame de Céléria: un cœur comme le sien peut-il n'être point pénétré de l'accablement où elle est? Mais, qui seroit plus que moi ingrate envers cette femme intéressante, si je ne ressentois point ses peines? Quoiqu'elle desire uniquement de voir sa fille l'épouse de Ximenès, on craint qu'elle n'y consente point, avant l'expiration des six premiers mois de son deuil. Je suis persuadée du contraire; mais l'état où elle est, a rendu jusqu'ici cette question impossible. Fernand n'en murmure point: est-ce, comme vous le pensez, que cet hymen n'auroit nul charme pour lui? Sur-tout, croyez ce qui pourra confirmer davantage l'opinion qui lui est due: peut-être le trouble d'Eléonore, égal au sien, lorsqu'il étoit prêt de se donner pour toujours, peut-être seroit-il une preuve ..... Ah! que je plaindrois Florizene, si elle possédoit sa main, sans obtenir son cœur! Que je le plaindrois lui-même! .... & qu'Eléonore seroit malheureuse! Si cependant Fernand l'aimoit, .... eh bien, ce ne seroit, dans sa position, qu'un tourment de plus; elle ne souffriroit pas seule. Voudriez-vous donc encore, qu'au milieu des maux dont je suis le témoin, ou la victime, je puisse croire ma vie consacrée à autre chose qu'à la douleur? Celles d'un pere tendrement chéri m'ont rendu, dès mes premieres années, l'existence amere, ma patrie même, un séjour affreux. Que m'a offert l'Espagne? les flammes, le supplice, la mort; enfin, une perte plus sensible. Si j'ai respiré quelques instans; si j'ai trouvé des vertus, des soins, des amis, sous un ciel étranger, bientôt leurs pleurs ont renouvellé les miens! ils gémissent! Sais-je, hélas! si mon pere est heureux? ..... Clarence est retenue loin de moi, par un procès cruel, qui intéresse sa fortune entiere: je n'aime que pour soufftir. Assurez, Madame de Norsey, que tous les pays me sont funestes: la France me le deviendroit. J'envelopperois, dans ma destinée, votre charmante amie: il faut que la sienne soit brillante & paisible. D'ailleurs, quoique je me sente de l'attrait pour elle, retenue par un ascendant invincible, je ne puis m'arracher aux lieux où je vois des infortunés; ils ont les premiers droits sur mon cœur. Mais, que signifient ses appréhensions? pourquoi refuse-t-elle de s'expliquer? envisage-t-elle pour moi de nouvelles peines? O Dieu! n'en ai-je pas assez éprouvées? Tout m'inquiete, tout me désespere; Madame de Norsey elle-même, & vous, ma chere Clarence, vous qui prétendez appercevoir en moi un changement que ma position me justifieroit ..... si je cherchois à m'en rendre compte! devriez-vous ajouter à mes alarmes? Rassurez-vous, au sujet des informations qu'on a prises sur ce qui me regarde. Personne ici n'a intérêt de me nuire: il faut croire que Florizene & Félici en sont incapables; tous deux peuvent avoir des vertus. Quels qu'ils soient, je ne sais point les craindre, & je saurois leur pardonner. Le deuil & la tristesse de Madame de Céléria m'ont délivrée des assiduités fatigantes de ce même Félici: excepté ses plus proches, elle ne reçoit que Dona Almanza, son respectable époux, le duc Ximenès, & Fernand. Adieu, ma chere Clarence! écrivez à la Marquise; elle y sera sensible: elle desire votre amitié; elle parle de vous sans cesse: je n'aurai jamais d'amie qui ne soit la vôtre. Le tems, l'absence, quelque événement que ce soit, ne poûrront nous désunir. Adieu, adieu! Fin de la premiere Partie. LETTRE XXXIV. De Florizene, à Eléonore. Quand le sort me trahit, quand tout m'accable, que me parlez-vous de remords, d'égards & de pitié? Le seul desir de la vengeance se fait entendre à mon ame: échouer est ma seule crainte. Qui? moi, je balancerois à perdre ma rivale! .... Je ne prends point pour la vertu, les incertitudes d'un cœur qui tremble, au moment d'exécuter ses projets. Le repentir n'est que foiblesse: je ne le connois point. Mon ressentiment est juste; & ne fût-ce enfin que pour l'intérêt de votre gloire, je ne penserai jamais que vous m'eussiez servie, si vous m'aviez désapprouvée. Quoi donc! je n'aurois pas le droit d'affliger qui me nuit, de punir de mes tourmens celle qui m'y condamne! Qu'elle en soit, ou non, la cause involontaire, que fait à mon outrage sa prétendue innocence? On l'admire, on l'adore, on me dédaigne; & je lui pardonnerois! & c'est elle que vous plaignez!.. Où sont mes torts? N'ayant pour Fernand que de l'indifférence, devrois-je tant haïr Stéphanie? Mais, quelle femme n'est point l'ennemie de celle qu'on lui préfere? Sur-tout, revenez de l'idée où vous êtes, qu'elle ne peut prétendre à l'hymen de Fernand. Mieux qu'elle ne le croit, je suis instruite de ce qui la regarde. J'ai lu dans son ame; & c'est d'elle aussi que j'ai appris à connoître la mienne. Avant qu'elle vînt habiter cette maison, je gémissois de toutes les dépendances de mon sexe; je n'étois supérieure à rien. Les bizarreries du Public, la tyrannie des époux, l'empire des préjugés, le joug des loix, celui même des parens, qui doit cesser avec l'enfance, tout m'en imposoit. J'allois, comme vous, Eléonore, victime d'une éducation timide, me soumettre aux erreurs de l'opinion. Stéphanie, au prix de tout mon repos, a contraint mon ame à se replier sur elle-même: elle en a développé les forces; & je m'acquitte, en essayant d'exercer les siennes. Cependant, vos frayeurs ne peuvent me rendre votre zele, ni votre amitié, suspects: dans l'état où je suis, comment redouterois-je votre abandon? Le Ciel même s'est déclaré contre moi, en m'enlevant un pere. J'avois fait agir Félici; Ferdinand & Isabelle avoient parlé: le désespoir de Ximenès, le chagrin de Stéphanie surpassoient mon attente ..... la mort impitoyable ..... O regrets, regrets peut-être éternels!... j'allois, gardant un cœur libre, enchaîner Fernand, & n'appartenir qu'à moi. Les lenteurs de Madame de Céléria, lorsque nous eûmes quitté mon malheureux pere, le plus étonnant concours de circonstances, & jusqu'à vous-même, jusqu'à cette foiblesse qui vous prit alors, vinrent m'arracher la victoire, en apparence, la plus certaine. Je douterois enfin si tout ce qui s'est passé n'est point un songe, sans ma douleur extrême, sans les mouvemens de rage qu'excitent en moi Stéphanie, Fernand, le sort, & mon infortune; sans les pleurs feints ou véritables de Madame de Céléria, qui empêchent qu'on ose la presser de fixer, au plutôt, l'union qu'elle desire. Stéphanie, dites-vous, tremblante au seul nom de Rosemont, n'aime point Fernand. Elle ne l'aime point!.... vous en êtes sûre: l'obscurité de sa naissance, ses sentimens pour Milord, ne peuvent (si Ximenès formoit le vœu insensé d'être à elle) lui permettre d'y consentir jamais. Cherchez, cherchez pour l'avenir d'autres motifs de sécurité. Stéphanie n'étoit point née pour être obscure, & peut-être n'est-elle point insensible à l'amour de Fernand; surtout, je répondrois que le don de sa main charmeroit sa vanité. Rosemont, qui vous rassure ..... eh bien! Rosemont .... elle est sa fille, & il est le même que Sidley. Blâmerez-vous encore ma haine? je sens que cette nouvelle ne fait que l'accroître. Fernand, jusqu'à ce jour, n'en est point instruit; mais il peut l'apprendre; mais elle est son égale: il est libre, & je crains tout. J'aurois déjà fait pressentir le Duc Ximenès, sur la passion extravagante de l'héritier de son nom, si je n'étois certaine que les fureurs du pere, obtiendront du fils, bien moins que sa tendresse. C'est à votre oncle (& malheureusement je ne puis le voir), c'est à Félici de me délivrer, au plutôt, de celle que j'abhorre; ou, ne ménageant plus rien, le prétendu Sidley rentrera, par mes soins, au pouvoir du Tribunal qui l'avoit dû proscrire: vous-même, en y réfléchissant, vous trouverez que ma conscience me l'ordonne. Enfin, mon parti est pris; & vos tentatives, pour m'en détourner, seroient vaines. N'ayez nul doute, au sujet de la naissance de l'Angloise. On s'en est informé, par mon ordre, dans sa patrie, & précisément chez Clarence, son amie la plus chere. Je ne vous recommande point de garder un secret qui importe à nos desseins: confiez-le toutefois à Félici. J'ignore quand je le verrai. Madame de Céléria s'obstine à n'admettre que le très-petit nombre de personnes, dont elle ne peut décemment refuser les visites. Dites-lui que je la désapprouve; dites-lui que je le distingue; irritez sa jalousie; appuyez sur les dégoûts qu'on lui donne. Je vous ai fait connoître son caractere: partez de cette connoissance. J'apprends, à l'instant même, le retour de Dom Lope. Vous savez combien son sang-froid insultant, sa morale, sa sagesse austere, son esprit méthodique, & jusqu'à sa belle figure, me déplaisent! Il est cependant très-essentiel de le mettre dans nos intérêts: je vais ne rien épargner pour y réussir. Félici est tout-puissant; Dom Lope est ambitieux: le succès lui sera facile. Pour vous, Eléonore, en reprenant cette gaieté qui vous rend plus jolie, vous le gagnerez, sans qu'il puisse s'en défendre: la mienne renaîtra, lorsque je verrai Stéphanie aussi malheureuse que je le suis devenue par elle. Prévenez adroitement Dom Lope contre elle; disposez de moi, dans toutes les occasions; & croyez qu'il n'y aura point de momens, où je ne sois à vous. LETTRE XXXV. De Clarence, à Stéphanie. O mon amie! ô vous qui, chaque jour, me devenez plus intéressante, que j'aurois de choses à vous dire, sur-tout relativement à votre derniere lettre! ... Mais, quelle surprise! on m'annonce Dom Almanza, qui vous quitte, qui me donnera de vos nouvelles, qui ne me parlera que de vous: il arrive, dit-on, & peut-être à l'instant même. Ah! que ne peut-il m'apprendre que vous êtes heureuse? .... oserai-je vous l'avouer? Brûlant du desir de lui faire mille questions à votre sujet, il en est ..... ô ma chere Stéphanie! sans doute mes craintes ne sont point fondées. Cependant, pour la premiere fois de ma vie, j'hésite à vous ouvrir mon ame.... Lisez, lisez, du moins, une lettre de Madame de Norsey, qui vous appartient plus qu'à moi; car, c'est de vous seule qu'elle est remplie ..... Que j'aurois de chagrin, si Dom Almanza ne m'en apportoit point de vous! à peine aura-t-il annoncé son départ. L'état inquiétant de Milédi Belton, tante de sa femme, l'aura déterminé si vîte!... Je connois son ame..... j'entends.....c'est lui..... c'est lui! je vous quitte: je vole au-devant de Dom Almanza, pour m'entretenir de vous. J'écrirai à la Marquise; offrez-lui mes sentimens. LETTRE de Madame De Norsey, envoyée par Clarence à Stéphanie. Mon Dieu! je n'en doute point: Vous me regrettez plus que jamais! Stéphanie est absente; voilà le mot, le voilà dit. Vous nous aimez l'une & l'autre. Fort bien encore! mais, tenez, Clarence, notre partage est plus inégal que vous ne pensez. N'importe; je pardonne à vous, à Stéphanie même, toutes les préférences que votre cœur lui donne. Vos sentimens pour elle me la rendent plus chere: mais, qu'elle ne s'attende point à trouver par-tout des rivales aussi généreuses! .... A propos de rivale, ne voilà-t-il pas Florizene qui me vient dans l'idée? Eh bien! par exemple, répétez sans cesse, à votre divine amie, que cette Florizene n'est point capable d'avoir la même condescendance que moi, pour ses triomphes, ses droits, sa modestie, tout ce qui lui assure des succès flatteurs, & des ennemies implacables. Le Chevalier de Rosenne, (est-ce qu'il ne m'attendoit pas exprès, pour me raconter des merveilles d'une certaine mignature qui lui tourne la tête?) mon frere, dis-je, a cependant quelques momens de raison; &, dans ces momens-là, il parle de Florizene, d'une maniere, d'un ton! en vérité, il m'étonne, il m'alarme; il jure, qu'elle est si méchante! & il semble ne vouloir pas dire tout ce qu'il sait. J'ai pourtant deviné, à travers sa haute prudence, qu'elle est altiere, entreprenante, ambitieuse, coquette, froide, réfléchie; qu'elle sait feindre, qu'elle sait même se taire. Rosenne est indigné, sur-tout, de ce qu'elle n'aime point cette charmante Madame de Céléria, cette mere si tendre, & seulement trop prévenue en faveur de sa fille. Je lui ai parlé des charmes, du mérite, des malheurs de Stéphanie, & de votre amitié pour elle. Florizene, s'est-il écrié, Florizene ne peut donc manquer de la haïr. Il craint jusques à des noirceurs; il veut que je vous le dise; & votre amie reste en Espagne!.... Si elle savoit, combien son séjour y peut être imprudent! Mais, comment vous montrer toutes mes inquiétudes? je vous en causerois de trop vives.... vous n'entendriez pas raison; vous me mettriez au désespoir, en fureur peut-être! Enfin, il suffit de vous dire que je souhaite, plus que jamais, de voir Stéphanie embellir la France, se rendre à mes vœux, & s'arracher aux périls qui la menacent. Tenez! s'il se pouvoit qu'un homme fût tel que le Chevalier m'a dépeint Fernand, six chevaux, fendant l'air, pour s'en éloigner, seroient trop lents encore. Quoi! tous les droits à l'estime, toutes les séductions! Né pour la gloire, fait pour plaire, n'ayant, dit-il, que le seul défaut de ne point connoître l'amour; & puis, qu'il devint sensible, Dieu sait à quel point il seroit redoutable! .... Quant à sa passion pour Mademoiselle de Céléria, quoiqu'ils fussent déjà destinés l'un à l'autre, s'ils s'adorent, (Stéphanie le prétend, le croit), c'étoit, au moins, avec une extrême discrétion! mon frere n'en a rien vu. Encore un coup, il n'a remarqué, dans Florizene, que l'orgueil d'une telle alliance. En voilà trop, peut-être, sur cet article.... A propos, un de mes compatriotes s'avise d'avoir pour moi une vénération qui ne ressemble à rien. Bon, si j'en étois l'objet; mais elle ne porte que fur mon séjour à Londres. Jeune & jolie, dit ce Monsieur, avoir été y chercher la sagesse, cela est héroïque! Je proteste que je n'ai voyagé que pour l'amitié: il me soutient le contraire. Je demande ce qu'il y a de mieux dans toute l'étendue de la Grande-Bretagne? Il s'écrie que c'est une nation qui pense. Je réponds que ce n'est pas assez vîte. Il croit que c'est par commisération pour ma patrie, que je n'exalte point la vôtre; &, comme je suis vraiment citoyenne, cet excès d'humilité (je ne puis la souffrir dans un François ) me donne une humeur qui ne me fait pas mal ressembler à Milord Clarence. Vous connoissez, toutefois, mon estime pour lui: parlez-moi de sa santé, de son procès, de ce qui vous touche. J'ai revu ma mere, avec une joie égale à la sienne. Elle veut que vous soyez parfaite. Ce n'est pas ma faute; car je vous loue peu... Je crois faire plus, en vous aimant. LETTRE XXXVI. De Dom Fernand, à Dom Almanza. Falloit-il m'arracher l'aveu de cet amour, dont vous avez trop vu l'excès? Pouvois-je me défendre de votre attendrissement, du mien, de mon trouble? Tout se réunissoit contre moi. Je me séparois de vous avec peine. Vous alliez revoir les lieux où la vertu, la beauté, où Stéphanie enfin a pris naissance: quelques mots qui vous échapperent, à son sujet, pénétrerent mon ame, me firent perdre ce qui me restoit de raison. Vous m'ouvrîtes votre sein; & votre dangereuse compassion.... Que dis-je? Avec quelle adresse, hélas! vous m'avez contraint à vous ouvrir mon cœur; ce cœur plus inquiet, plus agité, plus malheureux, s'il est possible, depuis cette fatale confidence! Ah! cruel! ne m'auriez-vous surpris mon secret, que pour ajouter à mes tourmens, que pour m'enlever l'unique bien que le sort n'a osé me ravir, le plaisir funeste de voir, d'adorer Stéphanie, de l'adorer en silence, & surtout, sans nul danger pour sa gloire, ni pour son repos? Eh! pourquoi me répéter sans cesse, que je ne puis être à elle? Je le sais, n'en doutez point: mais, nul autre obstacle, que son indifférence, ne seroit invincible à mon amour. J'aurois tout bravé, tout entrepris; j'aurois renoncé (s'il l'avoit fallu), pour elle, aux honneurs, à la fortune, à ma patrie même. Exilé, errant, proscrit, abandonné des hommes, poursuivi du Ciel, l'époux, l'heureux époux de Stéphanie, n'ayant que son cœur pour asyle, que la vertu pour guide, auroit trouvé son partage digne d'envie: mais, hélas! ma position est telle que, si l'on nous épioit l'un & l'autre (je me sers de votre expression), il seroit impossible au cœur le plus jaloux, de n'être pas désarmé, en contemplant les maux de ma destinée insurmontable, l'inutile & l'éternel désespoir d'une passion sans retour. Cependant, qu'on se garde de me priver de Stéphanie! Rien n'est à craindre pour elle, en ces lieux; & ce n'est que son absence qu'il y faut redouter pour moi. Un seul de ses regards, commande à mes transports. Qu'aurois-je à ménager, si je l'avois perdue? Combien d'éclats imprudens, dont vous seriez la cause! Et, si ce n'étoit pas vous opposer assez, mon secret enfin ne vous appartient point: le renfermer est un devoir; la seule probité vous l'impose. Que dis-je? Ah! je suis devenu injuste pour ceux mêmes que j'estime le plus. C'est, de ma conduite, que dépend la vôtre. J'ai obtenu de vous la promesse de ne point tromper ma confiance, si la mienne vous étoit donnée sans réserve: je garderai mon serment, & vous, votre parole. Mon fatal hymen, selon toute apparence, ne s'accomplira point, avant votre retour; & j'en suis venu au point de ne savoir savoir s'il me seroit plus odieux de le subir enfin, que de l'appréhender toujours. Dom Lope ose encore, depuis qu'il a vu Stéphanie, me faire l'éloge de Florizene! Dom Lope, lui seul .... O Almanza, Almanza, votre ame est sensible; n'arrêtez point les yeux sur les horreurs qui m'environnent: l'union détestée qui s'apprête, l'amour malheureux qui m'asservit; de toutes parts, des chaînes affreuses & indissolubles! Quels droits n'aurois-je pas à votre intérêt? Ah! mes sentimens ne m'en donnent pas moins à votre amitié. LETTRE XXXVII. De Stéphanie, à Clarence. EH bien! mon cœur va s'efforcer d'être heureux, ou, du moins, plus calme. Privé de tout espoir, on peut cependant retrouver des forces au sein de l'amitié. Je ne le sais que trop: elle n'enlevera point au destin sa victime; mais il faut s'y soumettre, sans foiblesse, sans murmure; & pourvu que jamais le remord ...... Non, ma chere Clarence! non: eh! qui peut, si vous me rendez justice, vous faire hésiter à m'ouvrir votre ame? ... Pour la premiere fois, une réserve cruelle a pris la place de ces épanchemens qui m'étoient si chers. J'ai frémi de votre silence. Eclaircissez-moi ce mystere: quel qu'il soit, osez vous montrer injuste, plutôt que défiante. Il me suffira que l'amitié m'avertisse; & alors, le plus sévere examen.... Que dis-je? les dangers qu'on m'exagere, ne sont point sans doute ceux que me suscita mon infortune. Florizene, Fernand! que peuvent-ils contre moi! Sûre d'être haïe de l'une, je ne la soupçonnerois pas, pour cela, de pouvoir se dégrader jusqu'à me nuire. Pour Fernand, il est peut-être plus supérieur encore à son sexe, qu'il n'est possible de se l'imaginer: mais fuir ceux que l'on estime!... S'il devenoit sensible, dit Madame de Norsey, il seroit trop redoutable. Eh! pourquoi s'obstine-t-elle à le croire dangereux? Hélas! rester libre, paroît l'unique vœu de son cœur indifférent: mais, mon amie, s'il cede à ceux d'un pere, avec peine, & tout l'annonce; quel avenir il se prépare! Sa douleur vous accableroit. Que vous êtes heureuse, de n'en pas être témoin! Je ne puis la soutenir. En vain, il travaille à la surmonter; je l'apperçois malgré ses efforts. Tout l'afflige, Florizene, que je croyois qu'il adoroit, Eléonore, qui le cherche sans cesse, moi, enfin, dont la vue devroit lui rappeller combien il a été généreux!.... Notre présence paroît lui être pénible. Les soins qu'il me rend, ces soins respectueux qu'il croit devoir à mes malheurs, tant de contrainte les accompagne, que pour les lui épargner, je voudrois qu'il me fût possible de l'éviter toujours. Ah! que n'ai-je pu inspirer les mêmes sentimens à Félici? Mon malheur a voulu le contraire. Voilà, voilà ce qu'il falloit appréhender pour moi! Voilà ce qui me feroit abandonner l'Espagne, si le séjour où mon pere m'a laissée, n'étoit pas celui où le devoir me fixe, si j'en pouvois choisir un autre, qu'autorisée par lui. O Ciel! Félici, dont les seules assiduités m'avoient rendu les bienfaits importuns, & la reconnoissance pénible, jugez s'il m'est devenu odieux, depuis qu'il a déclaré son amour! Madame de Céléria, pressée par sa fille, a enfin consenti de l'entendre; & il l'a conjurée de me dire qu'il s'honoroit de rendre hommage à la vertu: il veut que je le croie rempli de ces nobles sentimens, & il n'aspire, dit-il, qu'au titre glorieux de mon époux: il demande à se jetter à mes pieds. J'ai répondu que je recevrois, non ses offres ni ses sentimens, mais sa visite, lorsqu'il m'apporteroit des nouvelles de mon pere. C'est son absence qu'on objecte à Félici, pour adoucir mes refus; c'est cette absence que Madame de Céléria lui oppose. Pourquoi ne pas lui ôter toute espérance? Est-ce donc à elle d'être séduite par les richesses, les places, leur appareil pompeux? Eh! qu'offrent-ils au cœur? Il ne peut jouir que par ses sentimens. Depuis que la Marquise a consulté les siens, depuis qu'elle a vu que les instances de Félici me désesperent, depuis qu'enfin je lui ai montré ma répugnance extrême pour son amour, elle n'insiste que foiblement en sa faveur. Elle connoît trop les tourmens d'une union, que le penchant n'a point formée, pour que de prétendus avantages, qu'elle s'est crue obligée de faire valoir, lui paroissent le bonheur ..... Le bonheur! ah! ce n'est point pour moi qu'il est fait. J'imagine que Fernand, peut-être, s'il en étoit instruit, ne manqueroit point lui-même d'appuyer la demande du Comte: mais, Madame de Céléria est seule informée de ce secret; Fernand l'ignore. Je ne puis vous dire combien la funeste proposition de Félici, quoiqu'assurément elle ne puisse m'engager, me trouble & m'épouvante. Ah! Clarence, si mon pere!.... Non; je mourrois à ses pieds, avant que d'y consentir. Depuis quelques jours, un ami de Ximenès, appellé Dom Lope, & le Duc de Médina, frere de la Marquise, nouvellement revenu de l'ambassade de France, ont augmenté le très-petit cercle, qui convient au deuil & aux regrets de cette maison. Le Duc est âgé de quarante ans; il en a huit de plus que Madame de Céléria. Dom Lope est fort jeune; mais tous deux ont les qualités les plus rares & les plus estimables. Le Duc est veuf, il y a déja quelques années, & n'est point consolé de la perte d'une femme, qui méritoit toute sa tendresse. Je ne vous disois point qu'il y a beaucoup d'apparence de guerre, entre l'Espagne & les Maures de Grenade. Cette nouvelle est vague encore; & puisse-t-elle ne point se confirmer! Quelque amour que j'aie pour la gloire, je me sens glacée d'effroi: hélas! ce sont, sur-tout, ses favoris qu'elle expose. Adieu, ma chere Clarence. Au milieu de mon trouble, de mes chagrins, de l'agitation la plus douloureuse, de mille inconséquences qui m'étonnent moi-même, mon cœur ne s'explique plus que ses sentimens pour vous; ils seront éternels. Adieu. P. S. Mes plus tendres complimens à Dom Almanza. Serois-je oubliée de Milord Clarence? Il ne m'a point répondu. LETTRE XXXVIII. Du Comte Félici, à Alvarès. Le prix de votre activité, de votre zele, de votre exactitude, doit être ma confiance; ce que peut mon crédit, ne vous paieroit point assez de ce que vous faites pour moi. Non que je compte mettre des bornes aux graces que je vous réserve. Je vous récompenserai en Ministre; mais, ce qui sera plus pour vous, je vais vous parler en ami. Jusqu'à ce jour, instrument aveugle de mes desseins, vous les avez servis sans les connoître. Je vous rends justice; jamais on n'exécuta mes ordres avec autant d'intelligence. Sans que vous ayez pu en avoir le moindre doute, j'ai fait tenter votre discrétion: je me suis assuré de votre attachement, & cette épreuve a été longue. L'expérience doit rendre méfiant. Je ne compte point les vingt premieres années de ma vie; mais il y en a trente, que les hommes ne peuvent m'étonner, qu'en m'arrachant quelque estime. La place que j'occupe, n'a fait qu'accroître le mépris que j'avois pour eux. J'ai cependant été satisfait de vous, sur tous les points; & je vous en donne des preuves. C'est à vous que j'ai remis le soin d'accompagner Sidley sous le nouveau nom qu'il a pris. Ne croyez pas que sa destination secrete fût peu importante: il falloit déterminer le Roi de France , malgré les vives oppositions de son Conseil, à rendre, à la Couronne Espagnole, les Comtés de Roussillon & de Cerdagne, si long-tems redemandés par notre Cour. Il fut permis au Cardinal de charger, de cette négociation, celui qu'il jugeroit en être le plus capable: ce traité délicat fut confié au pere de Stéphanie, & vous le suivîtes, en France, sans toutefois que vous connussiez l'objet de sa mission. Le succès a répondu à mon espoir; j'en reçois la nouvelle intéressante: elle n'éclatera pas encore. Bientôt vous en saurez plus; mais déjà je veux bien confier à votre discrétion, que vous voyez dans Sidley, obscur, condamné, malheureux, un étranger illustre, le premier Pair d'Angleterre, en un mot, Milord Rosemont. Je le connoissois, lorsque je l'ai sauvé; mais il ne pouvoit me soupçonner d'en être instruit: ainsi, mes égards lui paroissant déterminés par son seul mérite, n'en ont eu que plus de charme pour sa vanité. Ce ne sera point encore dans la réponse que je lui fais (vous la lui remettrez vous-même), que j'aurai l'air d'être informé du secret de sa naissance. Je lui demande sa fille; je m'honore de cet hymen: mais, encore une fois, je veux ne lui paroître entraîné que par leurs seules vertus; & il en seroit moins sûr, il m'admireroit moins, si je rendois à Miss Rosemont, l'hommage que j'offre à la fille d'un inconnu. Près d'elle cependant, cette délicatesse, loin d'être appréciée, n'est qu'une offense pour son orgueil. Quelque tems, Madame de Céléria ne m'a objecté que l'absence d'un pere, maître d'elle: voici enfin ce que j'ai su. La demande du Comte me fait honneur, a-t-elle dit; mais son ame est loin de connoître la mienne. Qu'il sache que la fille de Sidley, dénuée de tout, lui fût-il possible de se résoudre à n'apporter à un époux généreux que sa reconnoissance, se feroit encore un devoir de ses refus? Et, sans daigner me ménager, elle exige que je lui donne des nouvelles de son pere!.... Tant de fierté, dans sa position, ne vous paroîtra point naturelle. L'amour, qu'elle m'a fait connoître, (& malheur à qui le forcera de se changer en haine!) l'amour, oui, Alvarès, il me commande & m'éclaire. Stéphanie me dédaigne, me hait; j'en sais la cause. Son cœur (elle l'ignore peut-être), s'est déjà donné: mais, sa main m'appartiendra, ou je perdrai son pere, elle, &, avant tout, Ximenès, mon rival, mon fléau, celui de mon ambition, celui de mon amour, que j'envie, qui me brave, qui m'a outragé, que je ne ménage encore, qu'afin de frapper plus sûrement. Déjà, pour commencer ma vengeance, je presse son hymen avec une furie, dont le caractere me fait horreur. Ne me croyez pas toutefois dominé par l'amour, au point de lui avoir sacrifié des intérêts plus puissans. Stéphanie est plus belle que vous ne pouvez le croire; on la dit vertueuse: mais elle n'est devenue intéressante pour moi, qu'en raison des avantages que j'y trouve. Il ne manque à mon élévation, qu'une alliance illustre. Malgré mes richesses, & le faste de ma généalogie, trop connu en Espagne, de simples gentilshommes, peut-être, croiroient m'y faire grace, en me donnant leur fille: j'en fais une à Rosemont, quoique l'égal de tout ce qu'il y a de plus grand, lorsque, malgré son infortune, je desire d'être son gendre. Je savois qu'il existoit en Espagne, sous un nom supposé; je savois & ses malheurs & la conduite de sa fille: j'avois déjà même quelques projets confus, avant le jour où Ximenès l'arracha aux flammes. Lorsqu'il parut chez le Roi, son maintien, sa noble assurance, quelques mots qui lui échapperent, sur ses égaremens, sur ses torts avec une fille, qu'il sembloit révérer, autant que l'aimer & la plaindre, me firent naître quelque soupçon. Je vis Stéphanie; j'admirai ses charmes: je desirai de n'être pas trompé dans mes conjectures: les informations que je pris, me le confirmerent. Par mon ordre, alors vous séduisîtes, à force d'argent, un des gardiens de sa prison : vous savez le reste. Jugez si je tiens à un succès, qui ma coûté tant de risques, & des désagrémens qu'il m'a fallu dévorer ! S'il suit mon attente, l'amour, l'orgueil, le ressentiment, qui partagent mon ame, qui s'y confondent, seront également satisfaits. Rosemont n'aura point de regrets à former: son état, aussi brillant qu'il le fut autrefois, & du côté de l'ambition même, & du côté de la fortune, ne pourra exciter que l'envie; peut-être surpassera-t-il ses vœux. Mais, disposez de son ame, par le sentiment de la reconnoissance: Anglois, indépendant, fier & malheureux, il résisteroit à mes offres; c'est sur sa sensibilité que je compte. Obtenez qu'il marque à sa fille, pour qui rien ne seroit aussi pénible que de l'affliger, qu'il souhaite qu'elle l'acquite envers moi. Dites que mon amour est extrême; dites que mon désespoir l'égalera, si je ne l'obtiens point; que j'ai refusé les plus grands partis de l'Espagne, que je dédaigne les titres, les richesses, tout, hors la vertu, & que j'adore celle de Stéphanie, plus encore que sa beauté. Inventez, sur le compte de Ximenès, tout ce qui peut le rendre odieux à Rosemont: peignez-le, vous le pouvez, des plus noires couleurs; mais, plutôt, de peur de lui donner des soupçons qui nuiroient à la confiance qu'il faut que vous lui inspiriez, que d'autres que vous, le perdent dans son esprit! Je rougis d'employer de pareils détours; j'ai honte de me rabaisser, en quelque sorte, jusqu'à l'infernale Florizene, & une petite Eléonore, ma parente, devenue, depuis leur liaison, presqu'aussi inventive qu'elle en méchanceté: mais il s'agit de réussir, n'importe le moyen. Je leur laisse même le plaisir de croire qu'elles me trompent; elles me sont nécessaires. Adieu; que la réponse de celui que j'appelle encore Sidley, s'il est possible, ne tarde point. Songez à mon impatience; veillez à mes intérêts, & soyez tranquille sur les vôtres. LETTRE XXXIX. De Dom Lope, à Dom Almanza. Le titre de votre ami, quoiqu'il m'enorgueillise, me touche bien plus encore. Depuis long-tems, le respectable Almanza avoit des droits à ma confiance; il possédoit toute mon estime, lorsqu'à peine je lui étois connu. Enfin, quelle que soit mon amitié pour Dom Fernand, malgré ma joie de le revoir, elle n'a pu être entiere, puisque je ne vous ai point trouvé à mon retour. Que vous dirai-je, hélas! de son état actuel? Vous en avez été le témoin, le confident: lui-même vous a ouvert son ame; elle n'est point faite pour changer: que dis-je? elle ne le doit point.... Cesser d'adorer Stéphanie!.... O Dom Almanza! je l'ai vue: mon malheureux ami ne se guérira jamais. Eh! comment seroit-on infidele à tant de charmes & de vertus? Je cherche, autant qu'il m'est possible, à rappeller sa raison & son courage: mais, plus son ame est sublime & fut indifférente, moins, lorsqu'elle a trouvé enfin le seul objet digne de la fixer, moins il faut espérer qu'elle y renonce. Mes vains conseils me révoltent moi-même. Je lui oppose des devoirs affreux; je le désespere; je lui parois insensible.... Ah! plus qu'il ne le croit, je plains ses tourmens: il m'en coûte, pour lui cacher à quel point j'admire celle qu'il adore; il m'en coûte, sur-tout, pour me contraindre à lui faire quelque éloge de Florizene: lui, son époux! quelle union fut jamais moins assortie? Inconcevable & barbare usage, de sacrifier tout aux convenances des rangs, des fortunes, & d'unir les cœurs qui ne sont pas faits pour s'aimer! Combien de maux en résultent! combien j'appréhende pour Fernand! combien il est malheureux de voir Stéphanie, de la voir sans cesse, ne pouvant être à elle! Eh! quoi! si dignes l'un de l'autre!... ne craignez pas cependant, que j'oublie tout ce qui les sépare. Ce n'est ni Rosemont (à titre de rival, du moins), ni la distance d'état. Stéphanie n'avoit pas besoin de naissance, pour être préférable à tout; mais, quelque mystere que vous me fassiez de la sienne, je l'ai pénétrée. Dieu! quel enchaînement de malheurs! quelle conduite intéressante! que sa position est peu faite pour elle! Enfin, son secret, que je ne vous demande point; son secret, sans m'avoir été confié, est devenu le mien. Je l'avois déja pressenti: la noblesse vraie, les propos, le maintien & l'éducation distinguée, qui me frapperent en elle, me laisserent peu d'incertitudes; aujourd'hui, je n'en ai plus. Elle étoit chez la Marquise: le Duc de Médina m'y avoit amené. Fernand sortit, presque aussi-tôt que Florizene & Eléonore s'y présenterent. Toutes les deux en parurent piquées. Madame de Céléria rêvoit profondément: nous l'imitions. Florizene adressoit toutes sortes de complimens à Stéphanie (& ils avoient l'air de l'exagération, quoiqu'elle ne la louât point autant qu'elle le mérite). A propos, ajouta-t-elle, ce Milord Rosemont qui vous intéresse, est-il vrai qu'il a une fille, personnage, dit-on, très-médiocre, quoique très-vanté? L'étonnement, la peine & l'altération la plus vive, se peignirent alors sur le visage de Madame de Céléria: elle interrompit sa fille avec humeur. Vous seriez trop heureuse, lui dit-elle, d'avoir sa beauté, son esprit, & sur-tout son ame. Stéphanie baissa ses grands yeux, les plus touchans qui se soient offerts aux miens. Florizene, en rougissant de fureur, reprit, du ton le plus faux, que, de tous ses avantages, elle ne lui envioit qu'un éloge aussi précieux; &, en regardant Stéphanie: Miss, vous devez être contente; car, je suppose, quoique vous ne la défendiez pas, que vous avez quelque amitié pour elle. Je sais, répondit alors Stéphanie, ce qu'elle feroit, si elle pouvoit vous entendre: elle apprécieroit l'indulgence de Madame; cette indulgence lui paroîtroit un bienfait: le contraire ne lui sembleroit point une offense; & son cœur ne seroit que reconnoissant. Ce peu de paroles, l'air modeste & plein d'une dignité douce, dont elles furent accompagnées, les caresses que lui fit Madame de Céléria, la malignité de Florizene, sa confusion, le mécontentement de la Marquise, & les malheurs de Rosemont, & l'attachement qu'a pour lui votre belle pupile, & je ne sais combien d'autres motifs réunis, m'ont ouvert les yeux. Vous n'appréhenderez point que j'en fasse part à Dom Fernand: il est important de lui taire ce que j'ai démêlé. La seule chose qui puisse commander encore à son amour, c'est la persuasion qu'un autre est aimé: s'il la perdoit, il ne seroit plus le maître de renfermer ses sentimens. Stéphanie, hélas! Stéphanie eût-elle contre elle l'univers, il braveroit tout, & n'en deviendroit que plus malheureux, en la désespérant: mais!... quelle compagne, ô Ciel! quelle compagne pour Fernand, que Florizene! Je me flatte toutefois, que la gloire fera bientôt quelque diversion dans ce cœur aussi héroïque qu'il est passionné. La guerre s'apprête: Albohacen commence contre nous des hostilités que Ferdinand réprimera. Puisse le héros que nous aimons, toujours glorieux & triomphant, retrouver, loin de Stéphanie, le repos si difficile à conserver près d'elle! puisse-t-il encore ne pas troubler le sien! Florizene & Eléonore me paroissent liguées ensemble. La premiere n'a que de l'orgueil: l'autre, peut-être, a une sorte d'excuse. Je les connois enfin, & j'avoue qu'elles m'en avoient imposé jusqu'à ce jour. A les entendre, Félici me veut un bien, dont je le dispense. Il m'a fait des offres de service: je l'ai prié de croire que j'étois bien loin d'aspirer à la faveur, & que les graces méritées par des actions, étoient les seules que je pusse ambitionner. Autant que ce Ministre en est susceptible, je le soupçonne d'être l'adorateur de Stéphanie. Le Duc de Médina, digne de lui rendre hommage, est aussi surpris qu'enchanté d'elle. Adieu! .... L'on ne peut vous être aussi attaché que Dom Lope. LETTRE XL. De Florizene, à Eléonore. Voici une lettre de Dom Fernand, que j'ai surprise: lisez.... Dom Fernand Ximenès, à Dom Almanza. „O Dom Almanza, auriez-vous cru que je pusse jamais vous entretenir de mon bonheur? Ferdinand va punir le manque de foi d'Albohacen, & venger la prise de Zaphara . J'espere trouver au sein de la gloire, le terme de mes infortunes. J'échappe à Florizene, à Stéphanie, à l'objet de la passion la plus tendre & la plus malheureuse, à celui de mon aversion, à tous les maux, à ceux même de la jalousie. J'ai déclaré, pour qu'on ne pressât plus mon affreux hymen, que servir l'Etat étoit mon premier devoir; qu'ensuite on verroit mon sort pour jamais fixé....... Il le sera dans la tombe, la victoire y peut conduire.... il m'en coûte de vous quitter pour toujours. Je combattrai près de mon Souverain, de mon pere, de Dom Lope; & vous seul, ô mon ami, serez l'objet de mes regrets: vous seul! ... que dis-je?... Ah! vous ne le croyez point! moi, je m'arracherois sans peine à Stéphanie! Je lui dirois tranquillement un éternel adieu! “O divine Stéphanie, quelle que soit votre indifférence, vous aurez mon dernier soupir: mais vivre sans espoir de vous plaire, vivre enchaîné à une autre que vous, vivre l'époux de Florizene!... Une pareille existence ne seroit qu'un supplice: le mien n'a que trop duré: cruel .. il me falloit renfermer mon ami!.. amour, brûlant de tous ses feux, m'armer d'un dehors calme .... vous m'avez envié jusqu'à mes tourmens! vous vouliez me guérir, consoler mon cœur! Ah! que vous avois-je donc fait? ces tourmens, quelque affreux qu'ils soient, Stéphanie en est la cause.... Stéphanie! ô Ciel! ... Dom Almanza, veillez à son bonheur; & souvenez-vous toujours de l'amitié de Ximenès“. Partagez mon injure, & servez ma vengeance! je vous ai affranchie de ces misérables scrupules, dont j'ai rougi pour vous, dont vous avez rougi vous-même: mon cœur compte sur le votre... quoi! ce n'est point le deuil de Madame de Céléria, qui a différé mon hymen; c'est l'indigne amour de Fernand! sa perfide lettre me décide, & par malheur, je n'en puis faire usage contre Stéphanie! elle prouve seulement, qu'on l'aime, qu'on l'idolâtre, & non pas qu'elle y soit sensible: mais le moment est venu de perdre Sidley ou Rosemont. Félici a reçu notre parole de ne rien entreprendre, sans lui en faire part: Eh bien! que signifie cette promesse? est-ce qu'il y compte? est-ce qu'à notre place, il y seroit fidéle? S'il m'avoit délivrée de Stéphanie, soit en l'épousant, soit en la faisant enfermer dans un Cloître (je lui en avois fourni le prétexte), s'il avoit exécuté l'un ou l'autre de ces projets, j'aurois pu alors garder le silence. Qu'a-t-il fait? sa main a été offerte & refusée: cependant il n'est point encore vengé. Et je m'assujettirois à ses lenteurs! Répondez-moi: me rendrez-vous le service, mais sur l'heure, mais sans tarder davantage, de faire agir ce mortel superstitieux, à qui le prétexte de la religion fera tout faire? Il faut que tout nous serve, jusqu'au fanatisme. Cet homme dénoncerat-il Rosemont? Je me charge de savoir, d'ici à peu de jours, le lieu qu'il habite. S'en emparer aussi-tôt, ne sera pas impossible: rien ne l'est, quand on sait vouloir. Vous me demandez comment Fernand peut en être si jaloux, sur de simples conjectures? Votre question m'étonne. Je croyois vous avoir appris que c'étoit grace à mon zele; & sa lettre en prouve les heureux effets. Oui, je lui ai fait donner de faux avis, par cet Anglois que Madame de Celéria protege. Il est intéressé, plein d'adresse, intrigant: en lui promettant que votre oncle Félici prendroit soin de sa fortune (& déjà il lui a fait donner un emploi considérable), je l'ai soumis à mes ordres. Il a dit à Fernand, qui le questionnoit sans cesse sur l'Angleterre, qu'on ne savoit point ce qu'étoit Stéphanie, mais qu'elle adoroit Milord Rosemont: il lui a fait, d'un air de vérité, les discours les plus faux. Il s'est fait presser pour parler; & ses confidences ont été telles, que Fernand, ne pouvant plus les soutenir, a fini par lui imposer silence. En voilà trop, sur le passé: je n'y ajoute plus qu'un mot. Ferdinand, vous a dit Félici, en nommant le Duc Ximenès Grand-Maître de l'Ordre de Calatrava, a appuyé sur l'importance de terminer, avant la guerre commencée, le mariage d'un fils, le seul héritier de son nom; mais ce n'est point assez: il falloit qu'il parlât en maître, & c'étoit à Félici de trouver les moyens d'y amener le Monarque. Depuis l'insultante lettre que je vous envoie, je déteste Fernand, plus encore qu'il ne lui est possible d'aimer: il cherche la mort, & peut-être que mes vœux, d'accord avec les siens.... je l'accablerai du moins des maux de sa Stéphanie. Que je les hais tous deux, & qu'il me sera doux de m'en venger! LETTRE XLI. De Stéphanie, à Clarence. Il falloit vous croire; il falloit fuir!.... eh! le pouvois-je? Une force invincible, l'ascendant le plus cher, .... en vain, hélas! Je voudrois m'abuser encore. Quel aveu, juste ciel! .... mon cœur m'enchaînoit; je l'ignorois; j'ai trop long-tems craint d'y descendre: ô mon amie, ma tendre amie! déjà il appartenoit tout entier à celui .... ma main tremblante s'efforce de poursuivre: je n'ose le nommer: je frémis de moi-même. Ah! s'il faut que le plus tendre sentiment soit un crime; combien je suis coupable! Lui seul, lorsqu'un souffle m'animoit à peine, retenoit mon ame prête à m'abandonner; son idée suspendoit mes maux, soutenoit ma vie: je prenois, pour de l'effroi, le trouble extrême que me causoit sa présence; & alors, je me croyois ingrate: déja il étoit adoré. J'accusois Florizene, moi, l'univers, de n'être point assez à lui: J'attribuois à mes chagrins le changement de mon ame; mon découragement ne naissoit que de ses peines. Rien n'auroit dû ajouter à ma joie, quand je fus détrompée sur le sort de mon pere: eh! bien? celle de Fernand me la rendoit plus sensible. L'éviter, m'étoit douloureux; le voir près de Florizene, m'accabloit, soit que je crusse que l'amour le plus tendre alloit les unir, ou que je craignisse le contraire. Incertaine, affligée, combattue, osant à peine former des vœux, je n'avois de consolation que mes larmes; & toutefois je m'obstinois à n'attribuer qu'à ma tendresse pour un pere, ce que m'inspiroit son libérateur: mais, ô ma chere Clarence! son départ prochain m'a trop éclairée, ... les Espagnols marchent contre les Infideles: Dieu! les jours de Fernand (son nom m'échappe malgré moi), ses jours vont être exposés! mon désespoir a dissipé mon erreur. L'amitié s'inquiéteroit, sans doute; mais elle ne renfermeroit point ses alarmes; elle oseroit s'y abandonner. L'excès de ma contrainte, le déchirement de mon cœur, l'état où je suis, tout a dû m'apprendre, quel est sur moi l'empire de Fernand. Combien son sort est différent du mien! il vole à la victoire; il n'est point de liens auxquels il s'arrache: son impatience éclate. Madame de Céléria s'étoit affranchie des entraves de son deuil, pour qu'il ne partît qu'avec le titre d'époux de sa fille: quoiqu'un mois ne se soit pas écoulé, depuis le jour, si affreux pour elle, d'une séparation qui lui est toujours présente, les sollicitations du Duc de Ximénès l'avoient déterminée. Cependant, emporté par sa valeur, Fernand a objecté le devoir qui l'appelle: bientôt, a-t-il dit, j'aurai satisfait à ce que je dois à mon Souverain, à ma patrie, à moi, & à Florizene. Ceci est ignoré d'elle: ô ma chere Clarence, qu'elle est heureuse de n'être point sensible! elle souffriroit trop, en s'appercevant qu'elle n'a pas les premiers droits sur celui à qui son bonheur la destine, ..... Ah! que dis-je? son bonheur! il n'a que de l'indifférence, pour elle; ... & je soupçonnerois, ... & j'oserois souhaiter .... trop coupable Stéphanie! Quoi! dans cette maison, où chacun de mes instans fut marqué par les bienfaits de l'amitié!... mes vœux, malgré moi, trahissent celle de Madame de Céléria! mon cœur l'offense! je suis, en secret, la rivale de sa fille: sa rivale! ah! grand Dieu! je succombe au remord qui m'accable; ... il triomphera de mon sentiment; il m'en punira, du moins: mais ce n'est point assez; j'éviterai Fernand. Jusqu'à ce qu'il s'éloigne, je saurai me soustraire à l'univers, à tout: eh! que ne puis-je me délivrer de moi-même!.... Quoi! Fernand! quoi! jamais! ... Ciel! j'entends; j'apperçois.... quel est mon trouble! Fernand! ... où fuir? où me cacher?... ah! Clarence!...Il est parti...... ç'en est fait!... je ne puis respirer ...... mon saisissement est affreux: des larmes soulageront mon cœur... Fernand, Fernand! puissiez-vous ne pas m'aimer! .... dans quel égarement, hélas! il s'est offert à moi!..... Dom Lope l'accompagnoit: ils venoient me demander mes ordres, m'a dit ce dernier. Je n'ai pu leur répondre: mes yeux, qui évitoient ceux de Fernand, les ont rencontrés alors. Le plus sombre désespoir, une consternation effrayante, y étoient peints. J'ai voulu rassembler mes forces: mon cœur déchiré ne me laissoit l'usage de mes sens que pour la douleur. Dès qu'il m'a été possible de prononcer quelques mots, j'ai conjuré Dom Lope d'abréger un moment pénible à mon ame reconnoissante. Je crains que Dom Fernand, ai -je ajouté, ..... il n'a pas été en mon pouvoir de poursuivre. Dom Lope, vivement ému, l'entraîne; ils sortent: je reste anéantie ..... Florizene paroît, & me prodigue, avec affectation, des soins qui me désesperent ... enfin me voilà seule! ô Clarence! un amour coupable, un amour qui ne peut être que le malheur de ma vie, étoit le dernier coup que le sort me réservoit! & dans mon trouble, je n'ai pu le recommander à Dom Lope; je n'ai pu le supplier de veiller sur les jours de son ami, ces jours que je racheterois, mille fois, des miens! infortunée! où suis-je?..... que vais-je devenir? Ma Clarence, que tant de foiblesse, de ma part, ne vous effraie point! je vivrai malheureuse, & non criminelle: j'adorerai Fernand, qui ne le saura jamais, qui ne me reverra plus, ..... qui ne me reverra plus! O Ciel! ... & je vivrois! & c'est moi qui ose dire que je l'adore! .... Dieu! ..... si je n'étois plus digne de la tendresse d'un pere; si je ne méritois plus la vôtre! .... mon amie, j'ai trop long-tems retenu mes larmes; elles s'échappent en abondance: puissent-elles, hélas! couler dans votre sein! elles me suffoquent ... adieu. LETTRE XLII De Florizene, à Eléonore. A deux heures après minuit. Enfin, mon bonheur approche! que dis-je? il commence. Je jouis de l'infortune de ma rivale; je viens d'en être témoin. Elle aime Fernand, non pas plus que je ne le hais; mais sa tendresse est telle, que déja ses maux suffiroient à mon ame, si l'orgueuil offensé pouvoir s'appaiser jamais, & si le desir d'une juste vengeance devoit avoir des bornes .... O Ciel! les tourmens que je lui prépare ne pourront-ils égaler l'idolâtrie qu'on a pour elle? Cette crainte est affreuse, & n'est que trop fondée. La lettre que je vous ai envoyée, qui vous révolta, qui me parut le comble de l'outrage, ne peut vous donner une idée de l'état où j'ai vu Fernand. Je passois près de l'appartement de Stéphanie: il en sortoit, il venoit de prendre congé d'elle. Jugez de son désordre, de l'excès de son désespoir, puisque mon indignation ne m'empêcha pas de le voir presque aussi puni que coupable! le discret Dom Lope cherchoit inutilement à le soustraire à mes regards: l'un & l'autre ne pouvoient se dispenser de me demander mes ordres. Je les assurai de mes vœux; ils partirent: mais il m'importoit sur-tout de connoître l'effet des adieux que Stéphanie venoit de recevoir. J'entrai chez elle; je la trouvai seule & presque mourante: mieux j'en pénétrai la cause, moins j'eus l'air de la soupçonner. Je multipliai mes soins, en proportion de ce qu'ils la désoloient. Muette, oppressée, dévorant des larmes, ne pouvant proférer une parole, elle fut assez long-tems dans cet état, pour qu'une autre à ma place, n'eût pas manqué d'appeller du secours; mais personne que moi n'avoit vu Ximenès sortir de chez elle; je n'aurois pu la confondre: je n'avois que la ressource de l'accabler par ma présence, par ma surprise feinte, mes alarmes prétendues, mes démonstrations & mes caresses. Dès qu'il lui fut possible d'articuler quelques mots, elle m'assura avec embarras de sa reconnoissance: & cette odieuse Angloise se flatte de m'en devoir? Que sait-on? elle se fait des reproches peut-être! mais oseroit-elle me plaindre? Ah! croyez-moi: je lui apprendrai à ne gémir que sur elle du malheur d'être ma rivale. Elle me dit enfin qu'elle se sentoit mieux, & me conjura de la laisser seule: elle l'obtint. J'avois quelques instructions à donner à celui des gens de Ximenès, qui le trahit pour moi; je la quittai. Après quelques instans, je voulois retourner près d'elle, & suivre à loisir tous les degrés de sa douleur: j'appris que la Marquise & Dona Almanza y avoient suivi le chef du Tribunal, averti, graces à nous, de l'évasion de Sidley: cette nouvelle, vous a-t-on dit, a excité sa fureur; & sans doute il venoit annoncer à Stéphanie, qu'il alloit sévir contre l'auteur de ses jours: tout me le fait croire, l'habit qu'il porte, la justice, son devoir, sur-tout la fidelle compagnie que ma mere a tenue depuis cet instant à l'objet de ma haine, pour qui sa ridicule amitié éclate de plus en plus. Elles ont passé le reste de ce jour enfermées avec Dona Almanza, invisibles à tous les yeux, inaccessibles aux miens: sachez même qu'en ce jour, Madame de Céléria, honorée à la fois, & du titre de Dame d'honneur de la Reine, & d'une visite de cette Princesse, non contente de ne m'avoir point alors appellée près d'elle, n'a daigné m'en faire part qu'après avoir été consoler les douleurs de son Angloise. Elles sont donc à leur comble! & que m'importe le reste? Cependant, au milieu des charmes de l'espoir, une réflexion m'affligea. Stéphanie aura trouvé dans ses nouveaux chagrins un prétexte au plus sensible de tous, à celui du départ de Fernand. Quoi qu'il en soit, elle paiera cher le foible avantage de tromper quelque tems encore la tendresse de Madame de Céléria; bientôt ses yeux seront ouverts: en attendant j'empêcherai même que Félici ne puisse garantir cette étrangere, si funeste à mon repos, du sort que je lui destine. Depuis que vous avez osé parler d'elle très-légérement, vous êtes devenue si suspecte à la Marquise, que je m'apperçois de ses inquiétudes, lorsque nous avons quelques entretiens particuliers: la prudence veut que je les évite; l'amitié nous les rend nécessaires. J'emploie une partie de mes nuits à vous écrire: le sommeil me fuit, mais non le courage; & ma confiance en vous l'auroit fortifié, s'il avoit eu besoin de l'être. A dix heures du matin. On me remet votre lettre: quel heureux jour! quoi! vous êtes sûre que des émissaires, mystérieusement envoyés par le Tribunal qui avoit proscrit l'Anglois, ont reçu l'ordre secret de faire des recherches , & de s'en emparer, dès qu'ils auront découvert les lieux où il se cache. Dans peu on le saura: dans peu son supplice & l'opprobre qui en réjaillira sur sa fille, me délivreront de l'un & de l'autre.... Eléonore, ma chere Eléonore, je triomphe! je n'avois point d'idée de la joie que j'éprouve. Mais comment se peut-il que de vaines frayeurs rentrent encore dans votre ame & la dégradent? Ah! point de remords! le succès légitime tout. LETTRE XLIII. De Dom Almanza, à Dom Fernand Ximenès. Je ne reçois point des adieux funestes!... Est-ce bien Dom Fernand Ximenès, l'amour & l'honneur de la Castille, l'illustre descendant de plusieurs grands Rois, qui ne marche à la gloire, que pour y trouver la mort? Le mortel à qui ce reproche peut convenir, n'est pas même l'amant de Stéphanie; elle lui inspireroit des sentimens plus dignes de tous deux. Je ne reconnois point un héros, dans un homme égaré, que sa passion domine, qui n'appartient ni à l'amour, ni à l'amitié, ni au devoir. Celui d'un citoyen, d'un ami de la vertu & de l'humanité, est de se conserver pour elle, pour la servir, lui être utile, & sur-tout par des exemples. Descendez dans votre cœur: quels sont ceux que vous donnez en ce jour? Osez-vous vous prévaloir de cet oubli de l'univers, de cette préoccupation de soi, de ce détachement des liens même de la nature, qui nous rend personnels, ingrats, inhumains! Et l'on se croit sensible! & l'on ose parler de courage, lorsque, n'écoutant que son désespoir, on y livre ses amis, ses proches, hélas! & tant de malheureux, dont on est l'appui! Nulle ressource ne vous reste, dites-vous? Eh quoi! est-il un plus beau partage, que de soulager l'indigence, de consoler l'infortune, de lui prodiguer ses soins, ses secours, de lui consacrer sa vie? Tels ont été, jusqu'ici, les plaisirs de la vôtre; & tels furent vos vrais triomphes: leur terme seroit-il venu, & faut-il déjà que je vous pleure? Daignez me croire; vous vous abusez, lorsque vous attribuez à Stéphanie l'aveugle délire qui vous possede. Si, comme vous vous le persuadez, des tourmens, dont elle est l'objet, vous étoient chers, ils vous feroient supporter le regret de ne pouvoir unir votre sort au sien; & ne fût-ce, en un mot, que pour protéger en elle l'innocence, que pour l'honorer par votre hommage, supérieur au destin même, quand vous êtes en droit de l'accuser, vous ne lui auriez pas donné sur vous l'avantage d'anéantir vos forces: Stéphanie, dont vous parlez, Stéphanie en a trouvé au plus fort de ses peines. Oseriez-vous lui comparer les vôtres? Tout vous appelle au faîte des honneurs; la voix publique, & votre naissance. Un pere, dont, jusqu'à ce jour, vous fûtes la gloire, & votre Roi, & votre patrie vous chérissent également; les plus douces consolations vous sont offertes: mais, Stéphanie, l'infortunée Stéphanie, presque seule au monde, privée de celle qui la porta dans son sein, tremblante pour un pere à peine échappé à ses bourreaux, loin de lui, loin des lieux qui l'ont vu naître, n'ayant d'asyle que chez des étrangers, vivant parmi eux, sans nom, sans état, sans espoir de bonheur: Stéphanie supporte tout; & vous ne savez rien souffrir! Son sexe, je le sais, dont nous traitons la douceur de foiblesse, & la patience d'habitude; son sexe, & sur-tout par sa constance dans les revers, a souvent fait honte au nôtre: mais, que ce soit à vous! que vous consentiez à être au-dessous de lui, à n'être plus qu'un homme ordinaire! voilà ce qui doit me surprendre & m'affliger. Pardonnez ce langage, trop vrai peut-être: mais je ne dois rien ménager, lorsqu'il s'agit de votre gloire. J'ose vous le dire, puisqu'en vous l'amour lui est contraire, il faut l'abjurer; il faut perdre jusqu'au souvenir de Stéphanie! Vous le devez à vous-même; vous le devez à elle. Votre sentiment, quelque renfermé qu'il soit, l'offense, lorsqu'il vous dégrade. Vous pouviez en faire une vertu. Alors, d'autant plus estimable que vous êtes plus sensible, aussi grand au sein de l'infortune, aussi courageux que Stéphanie (car n'espérez pas pouvoir l'être davantage), vous eussiez fait rougir le sort, de vous avoir à jamais séparés: alors, Almanza eût partagé vos peines sans amertume, puisqu'il n'auroit point cessé de vous admirer. Dom Lope, que vous pénétrez de douleur, Dom Lope, dans l'excès de la vôtre, a craint de vous montrer le fond de son ame; mais elle est toute entiere dans une lettre que je viens de recevoir de lui: lisez ce qu'il me mande: „Fernand, devenu cruel pour lui même, ne supporte aujourd'hui ma présence, que parce qu'il ne me voit, ni ne m'écoute. Une tristesse farouche, le plus morne accablement, ont succédé aux transports qui l'agitoient: j'ai cru qu'il expireroit, en quittant Stéphanie..... “Florizene, qu'il rencontra, en sortant de chez elle, & que je ne pus éviter (car, pour lui, il ne l'apperçut pas), Florizene n'a que trop vu, sans doute, le désordre inexprimable de mon malheureux ami. Dès que nous fûmes hors de cette maison, il se précipita, avec une sorte de fureur, dans la voiture qui alloit nous entraîner loin d'elle: tous ses mouvemens étoient convulsifs; ils ne se connoissoit plus. La foule du peuple, dont il est l'idole, attirée sur son passage, s'écrioit: Ximenès, notre espoir, ce jeune héros va combattre... Nous sommes sûrs de vaincre. Mille acclamations semblables ne le rappellerent point à lui-même. “Lorsque nous fûmes à quelque distance de Madrid (jusques-là il n'avoit pas prononcé une parole), il jetta encore les regards les plus douloureux sur cette ville où est renfermée celle qu'il adore: des cris lugubres lui échapperent. Avec le plus vif attendrissement, je le serrai dans mon sein: d'abord il s'en arracha. Elle n'a parlé qu'à vous, s'écria-t-il, du ton le plus amer! Puis, m'ouvrant ses bras, & se précipitant dans les miens; Dom Lope, abandonnez un furieux, sourd à la raison, insensible à l'amitié, à qui tout pese, que tout irrite, pour qui la vie n'est plus qu'un supplice!.... “Voyant l'impression que me faisoient ces mots: Je vous asflige, poursuivit-il; je devois me contraindre. Reprenant ensuite un air plus calme; Croyez du moins que Ximenès ne peut cesser d'être votre ami; croyez que, jusqu'à sa derniere heure,.... Il s'arrêta: je voulus hasarder quelques représentations; il ne parut point m'entendre: j'ai cru devoir imiter son silence; ma consternation est presqu'égale à la sienne: je crains tout de son désespoir; en vain il chercheroit à le contraindre. Son sommeil même ne suspend point ses maux. Lorsqu'un léger assoupissement s'empare de ses esprits, il appelle la beauté qui lui est trop chere; il l'implore: heureux, trop heureux Rosemont, s'écrie-t-il! Ses yeux s'ouvrent; il semble frémir de son égarement, & retombe plus accablé. Demain, nous serons en présence de l'ennemi: il brûle d'être à ce moment. Il ne prend nul repos; son impatience a je ne sais quoi de funeste, qui m'épouvante. Mais je partagerai ses dangers, je pourrai l'en garantir peut-être; &, si c'est la mort qu'il cherche, nous la trouverons ensemble, &c.....“ Ah! Ximenès, Ximenès! & c'est ainsi qu'un héros vole à la victoire! ... N'importe; malgré vous, je m'obstine à le croire; vous vous efforcerez de conserver à Stéphanie un protecteur, à l'Espagne, un soutien, à Dom Lope & à moi, l'ami le plus précieux, & le plus aimé. P. S. Je quitte demain l'Angleterre, & retourne en Espagne, avec la joie de laisser parfaitement rétablie celle dont le danger m'alarmoit. LETTRE XLIV. De Dona Almanza, à Miss Clarence. Tandis qu'Almanza s'éloigne, à regret, de l'aimable Clarence, sans toutefois (j'aime à le penser) qu'un regret si juste l'empêche d'être sensible au plaisir de revoir la compagne de son sort, l'amie fidelle, dont il fait le bonheur, pendant qu'il se rapproche de l'Espagne, & qu'il se croit heureux, il vient, hélas! de courir le risque de n'y trouver que des sujets d'amertume, des cœurs au désespoir, & le mien même, au moment de ne plus sentir que de l'horreur pour la patrie de mon époux. O ma charmante cousine! telle étoit sa position, si la trame la plus noire, si un complot détestable, qui devoit perdre, à jamais, Stéphanie, n'eût tourné à son avantage. Que cette assurance vous tranquillise! Le Ciel la protege; il le doit. Ne craignez rien pour elle; & n'appréhendez pas que je vous laisse languir dans l'impatience de ce que j'ai à vous confier. Il n'y avoit que peu d'instans que j'étois arrivée chez Madame de Céléria: elle me faisoit part du désordre des adieux de Ximenès; ils lui causoient une tristesse profonde. Seroit-ce, me disoit-elle, quelque pressentiment funeste? Cette idée lui étoit pénible; mais pouvois-je la dissuader? Mes soupçons ne sortent pas de mon cœur: puissent-ils n'être que l'effet d'une crainte sans motif! Puissé-je, sur-tout, être la seule qui ose attribuer! ..... Reprenons mon récit. Peu accoutumée à feindre, je cherchois à répondre à Madame de Céléria, & ne trouvois rien à lui dire, lorsqu'une de ses femmes, inquiete, éplorée, nous interrompt, pour nous apprendre que le chef de l'Inquisition est chez Stéphanie! Madame de Céléria devient pâle, tremblante; mais l'amitié lui donne des forces: aussi agitée qu'elle, je la suis; nous trouvons Stéphanie baignée de larmes, & presque désaillant, dans les bras d'Augustine, cette fidelle Angloise, aussi attachée à sa jeune maîtresse, qu'elle le fut à Milédi Rosemont. Dès que Stéphanie nous apperçoit, elle étend ses bras vers nous: sauvez plus pere, s'écrie-t-elle! Obtenez, ô les plus généreuses de toutes les amies, que je prenne sa place! C'est moi qui l'ai perdu; c'est moi qui l'ai soustrait, malgré lui-même, malgré son respect pour les loix rigoureuses..... Les forces & la voix lui manquent: elle tombe évanouie, aux pieds de Torquemada (c'est le nom du chef de l'odieux Tribunal); il cherchoit en vain à détourner ses yeux d'un spectacle si déchirant: la beauté, la vertu, le malheur, ont un pouvoir auquel ne peut pas toujours échapper l'ame la plus féroce. Pendant qu'il y résistoit, & que nous donnions les soins les plus empressés à Stéphanie, on accourt; on annonce à Madame de Céléria, qu'Isabelle, Reine de Castille, dont elle est extrêmement aimée, vient l'honorer de sa visite. A cette nouvelle, Torquemada frémit: Madame de Céléria paroît plus calme; & l'espoir rentre dans mon cœur. Stéphanie cependant ne revenoit point à elle: la Marquise la recommande à Augustine, & va recevoir Isabelle. Le premier soin de cette Princesse, que ses sujets adorent, & que l'univers admire, est d'apprendre à Madame de Céléria, qu'elle vient de la nommer à la place de Dame d'honneur , qu'elle auroit envié à une autre le plaisir de lui en annoncer la nouvelle. Madame de Céléria, que tant de bontés pénetrent, tombe à ses genoux, sans pouvoir exprimer sa reconnoissance; mais après avoir obtenu, qu'excepté Torquemada & moi, les autres reçussent l'ordre de se retirer: J'eusse voulu, dit-elle à la Reine, consacrer mes jours à votre Majesté; heureuse, trop heureuse s'ils avoient été dignes de lui être offerts! mais au lieu des honneurs, de la gloire, de la haute faveur qu'elle daigne me destiner, c'est la plus sévere justice qu'elle doit, & je vais être l'objet de son indignation. Torquemada, poursuivit-elle, écoutez-moi; en présence de votre auguste Souveraine. Stéphanie s'accuse du crime que j'ai seule osé commettre. Inventez, s'il se peut, de nouvelles tortures; vous ne m'entendrez point gémir, pourvu qu'au prix de ma vie, je puisse sauver la sienne & celle de son pere: elle n'a pu le ravir aux dangers qui le menaçoient; elle étoit dans les bras de la mort. Respectez son innocence & son infortune. Je n'ai point les mêmes droits à la clémence & aux bontés de ma Reine. Malgré mes sermens & mon devoir, j'adorois Sidley: s'il l'ignora toujours, mon cœur n'en fut pas moins infidele; depuis long-tems il brûle d'un feu que mes remords n'ont point suffi pour expier: la peine m'en est due, & c'est moi en un mot qui, bravant tout, l'ai arraché de vos mains. J'ose réclamer pour lui, pour sa fille, & contre moi, l'équité d'Isabelle. Ni l'une ni l'autre ne sont coupables, m'écriai-je. Il ne me fut possible de proférer que ce peu de mots. La surprise, & plus encore l'admiration d'une ame si héroïque, avoient suspendu mes esprits. Torquemada sembloit partager au moins mon étonnement. Isabelle fixoit sur Madame de Céléria des regards attendris, & gardoit le silence: j'attendois en tremblant ce qu'elle alloit prononcer...... Venez, ma chere Céléria, lui dit la Reine en lui tendant la main, sur laquelle la Marquise se précipita, en l'arrosant de ses pleurs; venez recevoir votre pardon, que m'arracheroient tant de grandeur d'ame, tant de vertus, & vos nouveaux droits à mes égards, quand vous ne les auriez pas tous sur mon cœur. Je vous confirme le don de la place, qu'il me sera plus doux que jamais de vous voir occuper: je prends sous ma protection Stéphanie & Sidley, ou plutôt Milord Rosemont. S'appercevant alors de notre surprise, je suis instruite de tout, continua l'admirable Isabelle: ce n'est ni la Marquise, ni Stéphanie, dit-elle à Torquemada interdit & qui avoit paru l'être, sur-tout au nom de Rosemont, ce ne sont point elles qui vous ont enlevé votre prisonnier: je fais, en s'accusant, combien elles sont généreuses; le Ciel a tout conduit: n'allons point contre ses décrets; ne cherchez point à pénétrer de quels moyens il lui a plu de se servir? Qu'il vous suffise d'apprendre que désormais il ne dépendra plus que de Ferdinand & de moi. S'il vous falloit des preuves de son innocence, vos maîtres ayant décidé de l'absoudre, n'ont rien à ajouter pour sa justification. C'en est trop, s'écrie Torquemada: non, Madame! ne craignez pas que j'ose combattre les dispositions de votre ame magnanime. Le Ciel vous inspire; il se déclare: je cede à ses ordres, aux vôtres. Que j'eusse été à plaindre, s'il m'avoit fallu étouffer la voix de la reconnoissance! le nom de Rosemont doit m'être précieux. L'auteur des jours de celui que je croyois Sidley, sauva aux miens l'honneur & la vie; s'il eût été coupable, mon ministere vouloit que je fusse inflexible; il n'est point de liens que ne doive briser le zele de la Religion, & ma conscience eût fait taire tout autre sentiment: mais je les puis accorder, & je me dévoue avec joie à des intérêts, que votre appui me rend plus recommandables encore. Je ne respirois point pendant cet entretien: il est impossible de vous peindre l'état de la Marquise. Eh bien! refuserez-vous encore, lui demanda la Reine, ce que mon amitié vous offre? Ah! Madame! s'écria la Marquise: elle n'en put dire davantage; mais que ses pleurs, son trouble & son silence étoient expressifs! allez rassurer Stéphanie, reprit Isabelle: je veux la connoître; je veux dès demain que vous me l'ameniez, sans toutefois, dit-elle encore à Madame de Céléria, qu'elle soit connue pour Miss Rosemont: & alors cette Princesse adorable, laissant nos cœurs pénétrés de ses bontés ainsi que de ses vertus, emporta ce pur hommage, le seul digne de la vraie grandeur & de la bienfaisance qui en assure les droits. Aussi-tôt, nous volons chez la charmante Miss. Torquemada, soit raison de politique, ou qu'une fois son cœur ait pu se laisser émouvoir, veut lui confirmer ce que nous brûlons de lui apprendre. Nous la retrouvons immobile, inanimée: enfin, elle revoit la lumiere. Prête à succomber encore à l'aspect de Torquemada, elle rappelle tout son courage, & s'indigne de ce qu'il la console. Pensez-vous, lui dit-elle, que vos menaces aient pu me faire trembler pour moi? Nos transports lui paroissent inexplicables: notre trouble nous laisse à peine la faculté de nous faire entendre: elle n'ose croire aux bontés de la Reine: Torquemada lui promet en vain de ne chercher qu'à les entretenir; elle craint qu'il ne l'abuse: instruite enfin de ce qu'elle doit à l'ame la plus sublime, pénétrée, saisie, hors d'elle-même, elle s'élance vers la Marquise qui la presse dans ses bras; &, sans pouvoir se parler, mêlant leurs larmes, livrées à l'abandon des sentimens les plus doux, elles m'apprirent combien des cœurs sensibles sont loin de pouvoir suffire à tout ce qu'ils éprouvent, dans de pareils instans: il y en a trop peu, que tout ceci s'est passé, pour que Stéphanie puisse déja vous écrire; elle le voudroit en vain: cette étrange alternative de désespoir & de joie, d'horreurs & de félicité, ne lui permet pas d'obéir à ses vœux. Son ame est à vous pour jamais: fasse le Ciel qu'elle ne soit plus déchirée aussi cruellement! O Clarence, que d'épreuves dans sa vie à peine commencée! Mais quelle femme que la Marquise! quelle amante! quelle amie! &, j'ose même dire, quelle épouse! Stéphanie, créature céleste, & si digne d'être heureuse! ah! quelles que soient vos peines, du moins les trésors de l'amitié ne vous sont pas ravis! Je retourne près d'elle: je ne vous quitte point, ma chere Clarence! vous êtes l'une & l'autre inséparables dans mon cœur. LETTRE XLV. De Clarence, à Stéphanie. O mon amie! je frémis encore du récit que vient de me faire Dona Almanza. Quoi! toujours des assauts à votre sensibilité! Quoi! c'est vous qui versez des larmes, & dont presque tous les instans sont marqués par de nouvelles amertumes! vous, Stéphanie! .... Ah! Dieu! quel plus affreux spectacle, que de voir, sans cesse, la vertu en bute au malheur! Le vice triomphe; &, tandis que le bonheur l'accompagne, c'est vous que le sort accable & persécute! ... Mais pourquoi donc ne songé-je qu'à vos peines? Ne suis-je pas sûre que vous avez, dans la Marquise, une amie aussi tendre que moi? Isabelle desire vous connoître, & va vous aimer: elle sera votre appui; elle sera celui de l'auteur de votre naissance. Vous ne devez plus avoir d'inquiétude sur une destinée si chere; &, pour un cœur tel que le vôtre, quelle plus douce assurance! Ah! combien je ressens le plaisir de vous voir captiver tous ceux qui vous approchent! Vos vertus se communiquent. Ceux même, à qui l'humanité est inconnue, cedent, malgré eux, à leur empire; jusqu'au chef rigoureux d'une loi horrible, entraîné (ne pouvant être attendri), se voit forcé à vous être favorable. Je suis loin de vouloir diminuer le mérite de ce qu'a fait Madame de Céléria: j'adore cette ame semblable à la vôtre; tout ce que son dévouement offre d'admirable, je suis digne de l'apprécier: mais vous lui donnâtes l'exemple. Sans vous, peut-être, elle n'eût été que sensible; près de vous, elle est devenue héroïque. Cependant, vous pouvez mettre en doute, si mon amitié vous est toujours due? Cette crainte, vos remords, tant de rigueur pour vous-même, voilà les seuls torts que vous ayez. Mon cœur m'éclaire: si vous étiez coupable, il n'en seroit pas moins à vous; mais il seroit vrai. Ximenès n'a que trop de droits à vos sentimens; vous ne l'auriez point aimé, s'il ne les méritoit tous: & ce qu'il vous inspire, vous osez l'appeller un crime! Ah! Stéphanie! le crime est-il fait pour vous? Non: ce n'est point un penchant vertueux qui offense le Ciel; il peut remplir la vie de chagrins, détruire le repos, faire couler d'éternels pleurs: mais un penchant involontaire, combattu, renfermé, quels droits n'a-t-il pas à l'estime? Il accroît la mienne. Stéphanie, ma sœur, mon amie la plus chere, ah! comptez sur moi, plus que jamais! je sens le prix de votre confiance; je partage les tourmens de votre position; sur-tout, je ne puis souffrir que vous pensiez avoir besoin de mon indulgence: est-ce à moi de douter de votre courage? Je ne crains point qu'une passion le surmonte. L'honneur & la reconnoissance en exigent le sacrifice; il est affreux, mais indispensable. Vous le ferez; nous gémirons ensemble. Loin de nous la honte & le repentir: jamais du moins, nous n'aurons de tels chagrins. Hélas! il est trop vrai; je pressentois les vôtres; je redoutois, pour vous, les vertus de Ximenès: votre aveu n'a pu me surprendre. Je ne connois point l'amour; & cependant, instruite par l'amitié, je lisois dans votre cœur avant vous-même. Craignant toutefois de l'éclairer, me flattant que le mien me trompoit, je n'osois vous montrer mes alarmes. Je respire enfin, depuis que la cause vous en est connue. Si je tremblois, lorsque vous vous ignoriez, aujourd'hui je n'appréhende plus rien pour votre gloire. Mais, ne peut-on abandonner l'Espagne, sans fuir le monde entier? Avez-vous bien pu former le projet barbare de renoncer à tout, de vous soustraire à tous les yeux? Jamais, non, jamais à ceux de Clarence, ni sur-tout à son cœur. Je vous en défie, cruelle! votre ame a sûrement démenti ce mouvement de désespoir; l'amour ne vous a point rendue insensible à l'amitié. C'est l'espérance seule de vous revoir, qui me soutient: je mérite que vous y trouviez les mêmes consolations. Venez vous refugier dans mon sein, y déposer le poids de vos peines! ah! Stéphanie, Stéphanie! qui vous arrête? Est-il donc impossible, sans l'aveu d'un pere, de quitter des lieux où vous ne sauriez plus être que malheureuse? Consultez votre raison: il ne pourra qu'applaudir à ce qu'elle aura dicté. Mais les bontés de la Reine de Castille, qui vous imposent, peut-être, de nouveaux devoirs! mais, s'arracher à Madame de Céléria, l'affliger, & dans quel moment!... Vous seule, ô mon amie, pouvez concilier tant d'intérêts! Quels que soient mes vœux, je n'insiste que pour votre bonheur. Adieu, plaignez la dépendance qui m'empêche de suivre mon attrait, de voler vers vous: écrivez-moi, rassurez-moi; dites à la Marquise, combien ses vertus m'ont fait d'impression. Je ne tarderai pas à l'en assurer moi-même. Je vais répondre à Dona Almanza. Adieu, encore une fois, ma chere Stéphanie, adieu. P. S. Voici une Lettre de Madame de Norsey, que le Chevalier de Rosenne, son frere, devoit vous remettre. Il arrive; & je ne sais trop comment, au lieu du projet qu'il avoit formé d'un voyage en Espagne, il a dirigé ses pas vers l'Angleterre. Sa sœur même l'ignore: je ne le connoissois point; l'extrême ressemblance qui est entr'eux m'a frappée. LETTRE XLVI. De Madame Norsey, à Stéphanie. Je vous ai parlé, charmante Miss, d'un frere que j'aime tendrement, d'un Chevalier de Rosenne, déjà votre admirateur, & pour qui je vous demande quelques bontés: il part pour l'Espagne, il vous remettra ma lettre; & sûrement il cessera de m'en vouloir, dès qu'il vous aura vue. Ceci a besoin d'explication. Autrefois j'étois l'oracle, le guide, le mentor de mon frere; à présent, c'est une tête tournée, un esprit contrariant, un cœur indocile; & c'est notre aimable amie, gardezm'en bien le secret auprès d'elle, c'est Clarence qui est la cause de ce changement auquel ma sagesse ne peut rien. Vous en seriez surprise; je l'ai été, je l'ai dit: enfin comme le Chevalier est à moitié fou, je vous l'envoie; & je tremble que vos charmes ne l'achevent. Voici l'histoire de son départ. Après plusieurs contestations entre lui & moi, après je ne sais combien d'extravagances dont il s'étonnoit que je ne fusse pas charmée, des projets sans nombre qu'il prétendoit me faire approuver, & que je voulois qu'il abandonnât, un jour enfin, je l'avois prêché à en perdre patience: le lendemain, il m'annonce qu'il veut aller en Angleterre. Je m'y oppose, il s'obstine, il me demande une lettre pour Clarence, une autre pour son pere; je le refuse: il redouble d'instances, je ne cede point. Le voilà furieux! heureusement que je m'avise, le voyant dans son caprice de voyages, de lui proposer de retourner en Espagne! Aussi-tôt il saisit mon idée, avec transport, à condition que j'écrirai à Miss Rosemont; à condition sur-tout, qu'il sera le porteur de la lettre. Je le promets; & le monstre, plus enchanté que reconnoissant, pour la premiere fois, me quitte avec plaisir. Mais pourquoi, me direz-vous peut-être, lui ravir le bonheur de connoître Clarence? Ah! mon Dieu! pourquoi? Pour éviter, s'il est possible, qu'il ne devienne réellement malheureux: il croit l'être aujourd'hui, & se trompe. Il se croit amoureux d'un portrait: chimere! les femmes ont beau aimer le merveilleux; je n'entends point qu'on raffole d'une mignature, que le peintre peut avoir embellie: une telle passion me paroît romanesque, invraisemblable, absurde même. Le Chevalier répond à cela, que je lui ai lu plusieurs lettres de notre amie, que son ame y est peinte, que je l'ai trop entretenu des qualités qui la distinguent & doivent la faire adorer. Et combien je me les reprocherois, si des récits, que l'amitié, d'ailleurs, devoit, ce me semble, rendre suspects, avoient pu, en effet, produire une pareille ivresse! Encore une fois, son amour n'est qu'un délire de son imagination, qu'une erreur passagere: mais il n'y auroit plus moyen de détruire, pas même de combattre cet amour, s'il étoit fondé sur la connoissance intime des graces & des vertus de Clarence. Décidément, je ne veux point qu'il la voie: je connois les intentions & l'inflexibilité de Milord Clarence; il ne consentira, pour sa fille, qu'à un établissement aussi considérable du côté de la fortune, que de la naissance. Celle du Chevalier est ancienne, elle est illustrée; mais il est cadet de sa maison, il ne peut prétendre qu'à une légitime médiocre: & moi, trahissant la confiance du pere, abusant de l'amitié de la fille, au risque de les diviser, j'introduirois chez eux un jeune homme, qui joint aux agrémens de l'esprit & de la figure, l'ame la plus élevée, la plus sensible, tout ce qui doit faire impression sur celle de Clarence! Je sacrifierois mon amie à mon frere! Ah! jamais leur position ne me permet ni l'espoir, ni le desir de les voir unis; je me suis interdit l'un & l'autre; je l'ai dit: oui, si, malgré mes prieres, le Chevalier avoit persisté dans la fantaisie de partir pour Londres, il m'auroit contrainte à l'affliger: j'aurois peut-être perdu son cœur, sans retour; rien ne m'en auroit tenu lieu; mais le seul parti que l'honnêteté me dictoit, je n'aurois pas hésité à le prendre: aussi n'est-ce que cet avertissement qui l'a fait renoncer à son beau projet; & n'imaginez pas, pour cela, que j'aie, sur le Chevalier, d'autre avantage que mon sexe & son amour! Je vous dis de lui tout le bien & le mal que je sais. Amant imaginaire, soit, mais delicat, il ne se proposoit que de voir, que d'adorer Clarence, sans se déclarer, sans même chercher à lui plaire; il vouloit garder un silence éternel, il croyoit le pouvoir: nouvelle erreur! L'amour, charmante Stéphanie, se joue des plus belles résolutions du monde; & je craignois, pour Clarence, jusqu'à l'amitié qu'elle a pour moi. Vous m'avez promis la vôtre; je viens de vous ouvrir mon cœur; de grace, ne ménagez point celui du Chevalier! J'espere que vous êtes tranquille; je le souhaite. Vous vous seriez peut-être rendue à mes sollicitations, si, dans les lieux que vous embellissez, la perte de votre repos étoit à craindre. Ah! jouissez de ce bien, le premier de tous; & ne croyez jamais à un sexe maudit, esclave prétendu, mais, en effet, tyran du nôtre; il rampe ou opprime, & dès-lors ne mérite rien. Quel préservatif plus sûr que cette réflexion! Elle me console des obstacles qui s'élevent entre Clarence & mon frere. Au fait, le meilleur mari n'est pas, je crois, un présent que l'amité doive être fort empressée d'offrir. Eh bien, de toutes mes raisons, voilà celle qui a le plus choqué Rosenne: quand je vous dis qu'il est injuste à l'excès! Je sais que Clarence vous a envoyé une lettre, où je me livrois, avec plus de zele que de prudence peut-être, à l'intérêt que vous inspirez: mes motifs & votre indulgence me tranquillisent. La réponse que Clarence m'a faite sur ce sujet, est d'une obscurité! ... Adieu, belle Stéphanie! Si j'osois.... Recevez, du moins, l'assurance de mes sentimens. LETTRE XLVII. De Miss Clarence, à Dona Almanza. En lisant votre lettre, ma respectable amie, j'ai éprouvé tous les sentimens, oui, tous; & dans cet instant encore, la terreur, l'admiration, l'attendrissement, l'espoir, se font sentir, à la fois, à mon cœur: je ne sais lequel l'emporte. Ah! combien vous avez raison de dire qu'il faudroit aux ames sensibles, des forces moins bornées, pour qu'elles pussent suffire à leurs impressions. Quels hommes seroient capables de former un pareil souhait, ou de pouvoir atteindre (quelles que soient leurs prétentions) à cet héroïsme de pur mouvement, aussi généreux qu'il est vrai, que l'orgueil, qu'une vaine ostentation, ne dégradent point; inspiré seulement par la vertu, & dont Stéphanie (je dois nommer Madame de Céléria avec elle), sont des exemples si touchans? La faveur d'une Princesse, supérieure encore à son rang, par son mérite, leur étoit bien due; & je n'appréhende point que ce prix glorieux leur échappe. La plupart des hommes (peut-être même qu'ils s'en applaudissent) ne dépendent que des circonstances; ils changent avec elles: mon sexe ne porte point d'aussi frivoles entraves; il n'appartient qu'à ses sentimens. Dès que votre Reine aime la vertu, elle ne peut cesser de la protéger. Non; je n'entends rien aux coutumes qui enlevent aux femmes le droit à la Couronne; & je plains fort les peuples qui ont pu le vouloir: quelque aimable que soit la galanterie des François, elle ne me fera point leur pardonner tant d'injustice. Ce n'est donc pas à moi de craindre que vos Castillans, sous le regne de la sagesse & du bonheur, gouvernés par Isabelle, par une femme, par une Souveraine digne d'être l'une & l'autre, gémissent encore à l'avenir des rigueurs d'un Tribunal odieux : si elle n'a laissé l'Inquisition s'introduire dans ses Etats, que pour contenir les Maures qui habitent l'Espagne; si ce moyen lui parut le seul qui pût soumettre ces fiers ennemis de la Religion & de l'Etat (je veux même qu'elle en ait fait la promesse, avant de monter sur le trône); si, en un mot, Torquemada lui a caché alors les suites cruelles, les abus horribles de cet établissement, qu'il desiroit, hélas! qu'il n'auroit pas dû obtenir; aujourd'hui qu'Isabelle & Ferdinand voient leurs propres sujets enveloppés dans cette loi funeste, qu'eux-mêmes ne peuvent en arrêter toutes les innovations, ils épargneront, sans doute, à l'humanité des larmes ameres, & à eux d'éternels regrets, en détruisant un pouvoir qui leur est encore subordonné. Déjà le vœu le plus ardent de votre ame & de la mienne est rempli: nous voilà sûres enfin qu'ils n'abandonneront jamais Rosemont, au zele prétendu d'un fanatisme impitoyable; que Stéphanie, sinon paisible, est du moins rassurée pour ce pere, l'objet de sa tendresse. Cependant, ô ma vertueuse amie! quand jouirons-nous de son bonheur? Jusques-là, n'en espérez point pour moi: jamais elle ne versera de larmes, qui ne tombent sur mon cœur. Hélas! il faut bien vous le dire: depuis qu'elle habite l'Espagne, le destin l'a toujours poursuivie: ... s'il lui prescrivoit de s'en éloigner!.... Chere Dona Almanza, vous ne vous opposeriez point à ce départ; il coûteroit à Madame de Céléria, à vous & à Stéphanie: mais, s'il étoit nécessaire, vous sauriez fortifier leur courage, & vous auriez celui de leur donner l'exemple d'un tel sacrifice. Une phrase de votre lettre m'a fait frémir, & pour le sens que j'ai cru qu'elle renfermoit, & ensuite pour l'avoir interprété peut-être bien injustement. Stéphanie & son pere étoient perdus, dites-vous, si la trame la plus noire, si un complot détestable n'avoit tourné à leur avantage: Une trame, un complot! ... vous l'avouerai-je enfin? Florizene s'est offerte alors à mon esprit; elle est envieuse: Stéphanie, que l'univers adore, doit exciter sa rage; elle croit peut-être avoir à s'en venger: que sais-je? hélas! .... je respecte le mystere que vous me faites, & le secret des soupçons que votre cœur renferme; mais Mademoiselle de Céléria peut avoir les mêmes, & attribuer le désordre de Fernand..... O Dona Almanza, quelles que soient les bontés de la Reine, votre amitié, & celle de Madame de Céléria pour Stéphanie; craignez, encore une fois, que le séjour de l'Espagne ne lui devienne funeste! Je suis loin de lui montrer mes craintes: jusqu'à Félici, dont vous ne me parlez point, me cause les plus vives alarmes. Isabelle ne peut avoir été instruite de l'évasion de Sidley, que par Félici lui-même, ou par le Cardinal Ximenès; tous deux sont étroitement unis: le dernier, sur-tout, possede l'entiere confiance de cette Princesse. Ah! Dieu! ses bienfaits forceroient-ils Stéphanie à accepter Félici pour époux? Votre Reine protégeroit-elle son amour? Plutôt que de se voir contrainte, par la reconnoissance, à un choix qui lui seroit horrible, il vaut mieux fuir, s'arracher à tout, rester sans fortune, mais libre, qu'oser former une union, dont les maux peuvent conduire à la perte même de la vertu. Souffrez des réflexions que je vous soumets; il n'est point d'hommages, de confiance, ni de sentimens, que je ne vous doive; j'en offre de sinceres à Dom Almanza; mes regrets, en le voyant partir, ont mérité les siens: cependant, son départ n'a été triste que pour moi; il jouissoit du plaisir de se rapprocher de l'amie si précieuse, dont le sort lui a fait présent: loin d'elle & de Stéphanie, il ne me reste que la douceur de penser, qu'elles aimeront toujours Clarence. LETTRE XLVIII. De Stéphanie, à Clarence. COMBIEN votre lettre me touche! Ah! Clarence, des amies telles que vous & Madame de Céléria, sont un bienfait de la Divinité: que ne lui dois-je pas? & que ne puis-je, heureuse enfin?... Ames tendres & sublimes, croyez, croyez du moins que l'intérêt que vous prenez à mon sort, tant de soins généreux, & votre amitié, & vos vertus pénetrent mon cœur, le consolent & l'arracheroient, s'il se pouvoit, à des sentimens, hélas! trop invincibles: mais quel que soit leur empire, je me rendrois à vos raisons, à vos prieres, & j'y trouverois des charmes, si le plus saint des devoirs, le plus cher de tous, n'en ordonnoit autrement. L'Espagne est devenue la patrie d'un pere trop long-tems malheureux: Stéphanie n'envisage que lui seul: ce n'est point qu'elle s'abuse ou qu'elle s'arme de prétextes, faute de courage; ce n'est point son fatal penchant, qui l'arrête, qui la trompe, qui l'égare; il ne peut que la désespérer. Je m'impose un supplice de tous les instans. O mon amie! en fuyant du moins je ne contraindrois pas mes larmes; je cacherois ma foiblesse & mes pleurs dans votre sein: mais voir Fernand s'engager à une autre, sentir mon cœur déchiré, s'il s'en applaudit, si c'est le contraire, n'en être que plus malheureuse, ne pouvoir supporter ses chagrins, ni sa joie, ni son indifférence, la demander au Ciel .... . en tremblant de l'obtenir, être témoin de leur tendresse, ou souffrir de leurs regrets, plus que tous deux, & cependant rester en ce séjour! ... tel est le tourment auquel je me condamne. Vous avez su que les adieux de Fernand furent suivis de l'horrible apparition de Torquemada. Tous les maux se réunirent fur moi; tous me sont présens encore. Jour terrible, souvenir qui me poursuivez, votre impression est ineffaçable! Que dis-je? Ah! grand Dieu! ce jour, qui semble être le terme des chagrins de Sidley, peut-il n'être pas le plus heureux de tous pour sa fille? ... Sa fille infortunée n'est donc plus que l'amante de Fernand! ... ô mon pere, il fut votre libérateur! l'amour ne pouvoit naître en moi, que des sentimens de la nature; c'est elle qui l'emportera toujours. Ah! combien j'ai senti son empire, lorsque le chef d'une loi affreuse vint vous redemander à mon cœur! s'il regrettoit Fernand, ce n'étoit que pour vous seul: vous perdiez un appui. Que n'éprouvai-je point, quand la femme la plus adorable vous rendit à ma tendresse?.. Chere amie, partagez ma sensibilité. Sur-tout, moins prévenue en ma faveur, soyez plus juste pour la Marquise. Eh! qu'ai-je donc fait, hélas! qui ait pu lui inspirer l'héroïsme d'une pareille action? L'admirer, ne l'oublier jamais, m'en rapprocher, s'il est possible, en la prenant pour modele, voilà mon partage. On vous a dit qu'Isabelle, pour mettre le comble à ses bienfaits, avoit permis que je lui fisse ma cour: elle avoit encore prescrit, que Mademoiselle de Céléria & Dona Almanza accompagnassent chez elle, la Marquise. Quand nous arrivâmes, une foule de courtisans l'environnoit: mais une telle souveraine ne peut rien devoir à la pompe du rang; elle disparoît devant l'éclat des vertus. Je fus pénétrée de l'accueil flatteur dont elle m'honora. Elle me paroît bien digne de votre amitié, dit-elle à la Marquise: ce ne sera pas la louer assez à vos yeux; mais passez-moi de ne rien imaginer au-dessus de cet éloge. Quels Souverains, que ceux qui savent aimer & le dire! les autres commandent; ce sont ceux-là seuls qui regnent. Madame de Céléria parut aussi peu vaine que vivement attendrie d'un discours si obligeant. Enfin la Reine quitta le cercle, en annonçant qu'elle desiroit n'être suivie que de la Marquise, de sa fille, de Dona Almanza & de moi. L'admiration & la reconnoissance me firent tomber à ses pieds. Je ne suis que juste, me dit cette Princesse: la fille de Rosemont n'a été que trop poursuivie par le sort; heureuse de pouvoir changer le sien, je veux encore que son cœur la mette au rang de mes sujets. A peine mon attendrissement me permit de répondre. Quelqu'un bien dévoué à vos intérêts, me dit la Reine, vous donnera dans peu, des nouvelles de l'auteur de vos jours. Hélas! ce ne peut être que Félici: cependant je n'ai point obtenu la grace que j'espérois, de m'ensevelir dans quel-que retraite inaccessible à ses persécutions, &, s'il se pouvoit, à l'image adorée de celui..... O ma Clarence, lorsque j'implorai cette permission qui fit frémir la Marquise, est-ce que vous pourriez l'abandonner, me demanda la Reine, & affliger un pere? Que puis-je pour leur bonheur, si vous n'y contribuez pas avec moi? M'enleverez-vous celui de les voir heureux? Dans ce moment, que votre cœur sentira, ma soumission eut, pour le mien, un charme trop tôt évanoui; la réflexion le dissipa: cette maison, & tous ceux qui l'habitent me retracent Ximenès ... Pardonnez au désordre de ma lettre! Isabelle enfin s'appercevant de la surprise inexprimable de Florizene, ignorez-vous, lui demanda-t-elle, que Sidley, ou plutôt Milord Rosemont existe? Son innocence sera mise au plus grand jour; ses accusateurs seront punis: on apprendra les services qu'il vient de rendre à la couronne d'Espagne; & elle sait les reconnoître. A ces mots, que devins-je? Dona Almanza partageoit ma joie; le saisissement de la Marquise étoit égal au mien: les regards d'Isabelle peignoient la satisfaction & la bonté. Mademoiselle de Céléria, non sans quelque trouble, lui demanda la permission de me féliciter; & elle assura cette Princesse que le bonheur de lui devoir une nouvelle si agréable, étoit le seul adoucissement au chagrin de ne l'avoir pas obtenu de la confiance de Madame de Céléria & de mon amitié...... Je suis interrompue par l'arrivée de Dona Almanza; j'allois vous dire que la Reine l'a traitée avec toute la distinction qu'elle mérite: elle veut absolument vous écrire; & elle me jure que je ne verrai point ce qu'elle vous mande. Eh! pourquoi ce mystere? D'où vient encore me parle-t-elle sans cesse du Duc de Médina, frere de la Marquise? Il est estimable; mais elle a des idées désolantes! .... Ah! que Fernand soit heureux avec Florizene! pour moi je n'envisage qu'avec horreur quelque engagement que ce puisse être. Vous, chere Clarence, soyez moins indulgente à l'avenir! Ne permettez pas que je vous entretienne de lui! .... S'il se peut, j'éloignerai son idée, que ses périls me rendent plus redoutable encore: je dois même éviter de prononcer son nom.... Hélas! adieu, adieu mon amie! P. S. Les armées sont dans l'inaction; & fasse le Ciel! .... Ah! du moins, ces vœux me sont permis. Je dois une réponse à Madame de Norsey: cette femme charmante me donne la plus haute idée des Françoises. Son frere seroit-il encore à Londres? Les hommes de sa nation passent pour être si légers! LETTRE XLIX De Dona Almanza, à Miss Clarence. Moi, lui faire part de ce que je vous écris! j'ai mille raisons de ne le pas vouloir. Vous savez combien Stéphanie craint les éloges: vous savez encore jusqu'à quel point la triste conviction du mal déchireroit son cœur! ces motifs, & plusieurs articles de votre lettre exigent que ma réponse ne soit vue que de vous seule. Eh bien! vous ne vous êtes pas trompée: j'avois déja quelques indices, lorsqu'il m'échappa de vous dire qu'un complot abominable avoit pensé perdre celle qui nous est si chere. Je venois de recevoir un avis secret d'une main inconnue: c'étoit, me mandoit-on, la trame la plus noire, qui venoit d'exposer à une mort infâme, l'ami toujours estimable, (malgré ses égaremens), de Dom Almanza, & à l'opprobre, & à d'éternelles douleurs l'intéressante Stéphanie; on finissoit par m'assurer qu'on ne la voyoit qu'en tremblant rester dans une maison où des ennemis implacables l'environnoient. Malgré moi mes idées s'arrêterent sur Florizene & sur Eléonore. Je m'indignai contre moi-même d'un pareil soupçon; mon amitié pour Madame de Céléria m'en faisoit un devoir: mais je m'efforce en vain de le détruire, & sur-tout depuis ce qui s'est passé dans le cabinet de la Reine, le jour où Stéphanie lui fut présentée. Vous ne le sauriez point par elle: je veux réparer tous les vols que sa modestie fait à votre cœur. Lorsqu'elle parut devant cette Princesse, l'enthousiasme fut général; un murmure d'applaudissement s'éleva: Florizene étoit d'une magnificence excessive; Stéphanie l'effaçoit parée de ses propres charmes. L'air noble & touchant que vous lui connoissez; sa beauté, son maintien, ses graces fixerent tous les regards. Florizene en fut déconcertée, furieuse, &, pour la premiere fois, je la vis presque abattue. Le Comte Félici jouissoit insolemment de l'embarras de l'une & du triomphe de l'autre; le Duc de Médina n'avoit des yeux que pour Stéphanie; mais Isabelle seule occupoit l'attention de cette derniere. Dès que nous fûmes seules avec la Reine, elle acheva de la rassurer sur le sort de son pere, & de se l'attacher à jamais par les marques de bonté qu'elle lui donna. Florizene, quoiqu'elle se fît violence, souffroit au point de ne pouvoir cacher entiérement ce que son ame envieuse éprouvoit. Isabelle prenant pour de la surprise son air interdit & contraint, & se souvenant que la veille, elle n'étoit, ni n'avoit dû être chez la Marquise, pendant que cette femme généreuse demandoit à expier des crimes prétendus; Isabelle, dis-je, s'adressa à Florizene pour savoir si en effet, elle n'apprenoit qu'en ce moment les secrets de Sidley & de sa fille? Le trouble de Florizene augmenta; mais, se remettant presque aussitôt, elle se plaignit, avec un air d'intérêt, du mystere qu'on lui en avoit fait, & rendit grace à la Reine de l'avoir traitée plus favorablement. Isabelle lui répondit de la maniere la plus flatteuse. Je crus qu'elle y étoit sensible: elle redevint maîtresse de son extérieur; & je me reprochois de l'accuser toujours. La Reine alors s'expliqua sur les ordres qu'elle avoit donnés, pour découvrir les accusateurs de Sidley, sur-tout ceux par qui l'on avoit été informé de son évasion. C'est à la vue de toute l'Espagne, ajouta-t-elle, que sa fille a donné des marques d'une tendresse pour lui aussi légitime que touchante: ceux qu'elle n'a pu désarmer, sont des monstres contre lesquels la rigueur est un devoir. Je ne perdois pas de vue Florizene; je m'apperçus qu'elle palissoit. Seule, je l'avois remarquée; ah! s'il se pouvoit que j'eusse été injuste! mais bientôt je fus distraite de cet affreux doute par le mouvement si digne de Stéphanie, qui l'entraina aux pieds d'Isabelle. Daignez, Madame, daignez, lui dit-elle, révoquer cet arrêt. Ajoutez encore à votre gloire & au bonheur de Rosemont, & à la vive reconnoissance de Stéphanie, ce nouveau bienfait. Souffrez qu'un moment de faux zele & d'erreur reste enseveli dans de profondes ténebres. En pardonnant, vous avez tant de fois appris aux coupables comment on sert le Ciel, & comment on l'imite! Madame de Céléria & moi, nous versions des larmes de joie. Isabelle ne put tenir à ce dernier trait: elle réleva Stéphanie, la serra dans ses bras avec émotion, & lui accorda cette nouvelle grace: mais, quoiqu'elle ait sollicité avec instance, celle de se retirer dans une maison Religieuse, qu'Isabelle honore d'une protection particuliere, cette Princesse s'y est opposée fortement; & son refus (tout flatteur qu'il a été pour votre amie), ne m'a point transportée autant que Madame de Céléria: Stéphanie cependant ne lui est pas plus chere qu'à moi; mais,.... Stéphanie toutefois a dû se rendre aux ordres & aux bontés de la Reine; peut-être, hélas! y a-t-elle souscrit avec plus de joie qu'elle ne pense! .... Son courage, sa raison la soutenoient contre son sacrifice qui n'étoit que trop affreux pour son cœur..... Si j'osois vous parler ouvertement,..... pourroit-elle avoir quelques secrets pour vous? Mais moi dois-je chercher à surprendre les siens? Je ne les sais point: Je n'ai que des craintes; je vous les ai déja laissé entrevoir, & vous semblez les partager: ah! que dis-je? des craintes! Stéphanie auroi-t-elle pu se déterminer à quitter Madame de Céléria, moi, ses deux sinceres amies, sans les plus fortes raisons? D'ailleurs, sa mélancolie, qu'elle ne peut vaincre, malgré tant de sujets d'espérer, sa mélancolie s'accroît de jour en jour: cependant, quelle qu'en soit la cause, vous devez être aussi tranquille que moi pour sa gloire: le sort peut tout lui enlever, hors ses vertus..... Hélas! c'est Dom Almanza & moi, qui l'avons attirée dans ce séjour; & quoiqu'elle nous y tienne lieu de tout (que vous connoissez bien mon cœur), je l'aime pour elle-même: la savoir heureuse, & s'il le faut loin de moi, voilà ce qui m'occupe. Non; je ne lui ai point caché vos alarmes: je n'ai dit de votre lettre, que ce qu'il falloit; j'y ai ajouté ce que je devois. Je n'ai pu me résoudre à faire passer dans son ame, mes cruels soupçons; ils l'auroient pénétrée de douleur; elle les auroit rejettés avec effroi: enfin ils ne sont point des certitudes. Quant à l'avis secret, dont je viens de vous faire part sur le complot odieux dont elle a pensé être la victime, il l'a frappée sensiblement; mais cet avis inquiétant, l'insupportable amour de Félici, votre opinion sur Florizene, vos appréhensions, les miennes, rien ne peut la détourner de ce qu'elle a promis. Je n'hésite point, m'a-t-elle répondu; je tiendrai la parole que j'ai donnée à la Reine: je resterai chez Madame de Céléria; tout m'en impose l'obligation.... Chere Almanza, il n'est plus tems de quitter l'Espagne: bien des écueils s'offrent à moi; je ne les brave point, je les surmonterai peut-être; mais du moins je n'aurai pas la foiblesse ou l'insensibilité d'immoler à ma sûreté les intérêts de mon pere. A ces mots, m'attendrir, l'admirer, l'en aimer mieux, & veiller à son sort, plus que jamais, voilà tout ce qui restoit à mon zele. Ah! s'il étoit possible que son cœur ne se refusât pas à des hommages dignes d'en être agréés! Le Duc de Médina l'adore; son amour n'est connu que de la Marquise & de moi. Il joint au mérite le plus rare, une haute naissance, de grands biens, une indépendance absolue. Long-tems inconsolable de la perte de sa femme, quoiqu'il n'ait point d'enfans, rien n'a pu le faire songer à un second hymen, jusqu'au jour où il a vu Stéphanie. Elle seule, m'a-t-il répété bien des fois, pouvoit rendre à l'amour une ame que les regrets les plus justes avoient fermée, même à l'espérance. Stéphanie seroit la plus heureuse des femmes avec cet époux: le Duc n'aspire qu'à le devenir; mais il veut, avant de se déclarer, pouvoir se flatter de ne pas lui déplaire. Son ambassade le rappellera bientôt à la Cour de France: il a trop de droits à la considération & à la faveur, pour ne pas inquietter Félici, & même le Cardinal Ximenès; on l'estime, on le redoute, & on l'éloigne. Cette union si convenable, qu'approuveroit Milord Rosemont, qui combleroit les vœux de Madame de Céléria, & que personne ne desire plus que moi, arracheroit Stéphanie à tous ses dangers. Réunissons-nous: je connois sur elle l'empire de votre amitié. Si vous pouviez la déterminer à un hymen qui feroit son bonheur, je vous devrois la seule chose qui manque au mien. Dom Almanza & moi, nous vous souhaitons sans cesse, & nous vous aimerons toujours. LETTRE L. De Dom Fernand Ximenès, à Dom Almanza. Quels sont donc mes droits à vos sentimens? & comment osez-vous m'en assurer encore, si vous cherchez vainement en moi les qualités qui m'avoient obtenu votre estime? Ou je ne les possédai jamais, ou les détruire n'est pas même au pouvoir de l'amour: lui, me dégrader, offenser Stéphanie! lui, cet amour extrême, n'être que le délire de mon imagination! ne pas maîtriser mon ame, n'y pas régner avec empire! Non; vous n'avez pu le penser; je ne vous fais point l'injure de vous croire, .... Vous m'accusez d'être insensible aux devoirs d'amant, de fils, de citoyen & de sujet, de n'en respecter, de n'en remplir aucuns! répondez: lequel de nous deux est cruel? O nature, amour, amitié même qui m'accablez également; liens sacrés, dont les douceurs se changent pour moi seul en amertumes; qui plus que moi vous chérit? Mais, hélas! que m'avez-vous offert? J'adore un être qui ne peut y être sensible: ma vie ne sauroit qu'être affreuse; & pour qu'elle le soit plus encore, tous ceux que je révere, tous ceux que j'aime, mon Souverain, un pere, des amis, des amis impitoyables prétendent m'unir à Florizene! pourquoi donc me seroit-il défendu de leur épagner des regrets, de me soustraire à un serment horrible, à une passion sans retour, à des tourmens certains, & à la douleur qui me consume? Ne puis-je pas, ne dois-je pas, au milieu des hasards, que dis-je? au sein de la victoire, mourant avec joie pour ma patrie, arracher au sort sa victime? Je sais ce que furent mes ancêtres; j'aime leurs triomphes, & ce qu'ils m'imposent: mais, le nombre de leurs jours en a-t-il fait la gloire? &, à vingt-trois ans, n'ai-je pas assez vécu, si j'ai prouvé que je tiens d'eux plus que leur nom? Voulez-vous me connoître mieux? Il me semble que l'honneur de marcher sur leurs traces, que celui d'être utile à l'humanité, ne m'enflamme que pour accroître mon infortune: tout s'envenime, dans une ame au désespoir. Jusqu'au droit d'être heureux, aggrave les maux; &, dans cette position, quelle ressource me reste? Ah! quand vous élevez Stéphanie au-dessus de moi, combien je suis loin de vous contredire! A peine, hélas! est-ce un éloge pour elle: mais, quand vous croyez ma destinée moins infortunée que la sienne, Dom Almanza, qu'ils sont peu faits pour vous, les motifs que vous en donnez! Près d'elle, au moins, nul être ne sera insensible: jamais un nœud détesté, une passion malheureuse, ne toubleront sa vie; &, si je croyois qu'elle put l'être, penserois-je à moi? Protéger Stéphanie? la potéger, dites-vous? Quel mot! quel conseil! Lui être asservi, s'honorer de prendre sa défense, si toutefois il étoit possible qu'elle en eût besoin; voilà le sort de tous ceux qui ne sont pas indignes de lui consacrer leurs jours! Cependant, que lui importent les miens? Ah! croyez-moi; elle n'auroit pas la cruauté de vouloir que je les conservasse, si elle savoit à quel point je les abhorre. Quoi! vous exigez que je vive, pour la voir dans les bras d'un rival? Moi, moi! le laisser paisible possesseur de ce bien, le seul que je puisse envier! tandis qu'aimé de Stéphanie, il s'enivrera d'un bonheur qu'il croira mériter peut-être, désespéré, furieux, en proie au déchirement, à tous les transports de la jalousie, il me faudra respecter Stéphanie dans l'objet qui lui est cher! Le pourrai-je? .... Je le veux, du moins: Dom Lope, Dom Almanza! vous l'emporterez!..... Eh bien! amis cruels, recevez l'un & l'autre mon serment, quelques peines qui m'attendent, de ne point chercher à devancer l'heure qui m'est prescrite. Vous vous êtes servis de vains prétextes, de reproches injustes, pour faire illusion à mon cœur; vous n'avez pu l'aigrir, vous ne pouviez le convaincre; mais il cede à la voix de l'amitié. Qu'on ne me parle point, toutefois, de Florizene, & bien moins encore d'arracher de mon ame l'image adorée, dont le pouvoir vous est si mal connu! Nous sommes près de venger la perte de Zahara , par la prise d'une place que les Maures défendent avec acharnement: un inconnu, nommé Ramire, fait pour être distingué d'un Monarque tel que le nôtre, & qui vient d'être nommé par ce Prince, Grand- Maître de son- Artillerie, conduit ce siegé avec autant de prudence que de valeur; il est l'admiration de nos troupes, & l'effroi des Infideles. Je brûle de connoître ce guerrier; je me ferois gloire d'obéir à son expérience. Le Roi ne s'est point rendu au desir que je lui en ai montré. L'armée de réserve, où sa volonté me fixe, est encore dans la plus cruelle inaction; & .... à l'instant même, je reçois l'ordre de m'en détacher, avec un corps de troupes que je commande: Dom Lope & moi nous volons aux combats ..... Adieu; dites-moi que Stéphanie est heureuse. LETTRE LI. De Stéphanie, à Clarence. Chere amie, félicitez-moi; plaignez-moi: quel état est le mien! Chaque instant accroît mon agitation: je rends grace au Ciel, je frémis, je pleure; mon ame est heureuse, & elle est déchirée. O mon pere! ô Fernand, Fernand! ... Chere Clarence, vous me voyez, en ce jour, rassurée pour l'un, tremblante pour l'autre: combattue, partagée entre le plus doux espoir, & les plus vives alarmes, je n'ose, hélas! m'abandonner qu'à mon trouble: ... quel prix cependant j'attache au bien que je possede! Dieu! une lettre, une lettre de mon pere! Et elle m'apprend que ses peines vont finir! Ah! quoique je la tienne de Félici, croyez que ma joie seroit pure, croyez même qu'elle auroit disputé mon cœur, bien mieux que mes vains efforts, à l'impression qui le domine, si tout, pour la rendre plus douloureuse & plus profonde, ne se réunissoit pas. Oui, Clarence, oui, me fût-il possible d'effacer de ma mémoire les vertus & l'image séduisante de Fernand, où trouver des forces contre ses dangers? Ils ne sont que trop certains. On parloit de paix; on l'espéroit. Les Espagnols ont rejetté, avec hauteur, les soumissions de leurs ennemis. Je me flattois que le siege d'Alhama seroit la seule action de cette campagne, & que sa prise, que l'on dit prochaine, la termineroit: cependant, de part & d'autre, les attaques sont aussi vives que fréquentes. Plus de repos pour moi; Fernand est exposé sans cesse. Vainqueur, n'en doutez pas; mais, dans cet instant peut-être, atteint, percé de coups..... Hélas! que sert le courage contre les impitoyables décrets du sort? Je succombe à cette idée..... Dieu! grand Dieu! conservez ses jours! Vous me rendîtes un pere; ne puis-je vous implorer pour son libérateur? Daignez, daignez veiller également sur eux. Ah! mon amie, que serois-je donc devenue, si, pour mettre le comble à mon désespoir, mon pere eût partagé des périls que, sans doute, il eût cherchés? Heureusement, il est retenu en France, & ne peut..... Mais, lisez plutôt une copie de sa lettre: soyez instruite de ce qui le concerne; connoissez mieux encore que jamais, combien il mérite votre estime, & ma tendresse! De Milord Rosemont, à Stéphanie. „Je ne vous ai point écrit; j'ai contraint mon cœur au silence; tout le vouloit: mais, ma chere Stéphanie, jugez si je vous aime! J'ai pris soin de mes jours; & la moindre imprudence, de ma part, exposoit les vôtres. En un mot, un seul mot, qui auroit dévoilé le mystere de mon existence, le lieu où je me conservois à vous, les raisons qui m'y avoient conduit, vous entraînoit dans ma perte, & y précipitoit Félici, pour prix de ses bienfaits. Quelles que soient mes obligations, ce fut encore dans ma tendresse, que je trouvai des forces pour supporter la peine de vos incertitudes. “Mon sort a changé. Peut-être le bonheur de vous revoir ne me sera-t-il pas long-tems ravi? Je devois m'en imposer l'éternelle privation, plutôt que de reparoître à vos yeux errant, inconnu, fugitif, ou n'ayant rien réparé. Le moment n'est pas loin, où je pourrai „reprendre mon nom, le porter encore „avec gloire, & vous rendre un pere digne de vous. Félici vous dira que je suis, en France, chargé d'un traité, encore secret, entre cette Cour & celle d'Espagne. “L'estime qu'elle me marque, m'honore. Mon ame n'est point fermée à des témoignages si glorieux; une noble ambition a du pouvoir sur elle: mais, ma fille, ce n'est qu'en la faisant renaître à l'espérance de vous voir jouir du sort que vous méritez, qu'on a pu la rendre au bonheur. Vous ne doutez point que je n'aie été instruit exactement de ce qui vous regarde. L'amitié, les soins de la femme charmante chez qui vous êtes, tout ce qu'ont fait pour vous Dona Almanza, & son vertueux époux, me pénetrent de reconnoissance. Voici des lettres que vous leur remettrez. L'aimable Clarence voudra bien recevoir, dans celle-ci, les hommages d'un admirateur, & j'ose dire, d'un ami sincere. Vous apprendrez tout ce que je dois à Félici; on ne fut jamais plus généreux: ô ma chere Stéphanie! ma vie entiere suffira-t-elle pour m'acquitter? Bientôt je n'aurai plus de secrets pour vous; mais, quoi qu'il m'en coûte, cette réserve cruelle est encore nécessaire..... Adieu, ma fille, adieu; je ne puis prononcer ce nom, sans que mes “yeux se baignent de larmes“. Eh bien! mon amie, trouverai-je une seule excuse dans votre cœur, quand le mien s'afflige encore? Quoi donc! un pere si tendrement aimé, tout ce qu'il m'apprend, tout ce qu'il me laisse entrevoir d'heureux, rien ne me console! Il ne songe qu'à sa fille: ce n'est que pour elle, qu'il s'applaudit d'un commencement de bonheur; & cependant, lorsqu'elle ne devroit songer qu'à se refugier dans son sein, à y fuir toute autre idée que celle de la fin de ses peines ... des soupirs, des sanglots, des gémissemens lui échappent! O tyrannie de l'amour, exercée sur la nature même, que vous me rendez coupable envers elle! ... Quoi! la reconnoissance; quoi! l'humanité, lui seroient un outrage! que dis-je? quand je n'aurois point le malheur d'adorer Fernand, n'eût-il pas sauvé mon pere, n'eût-il pas osé, en sa faveur, bien plus que Félici; quelle ame seroit assez basse, assez insensible, pour ne pas s'intéresser à lui? Ah! ses droits sont sacrés; ils n'offensent ni l'auteur de mes jours, ni l'honneur, ni le devoir. Je ne les trahis point, je peux me sacrifier, je peux leur immoler tout, hors le sentiment le plus juste. Ciel! quelle étoit mon erreur? Eh! sur quoi fonderois-je l'espoir d'oublier Fernand? .... L'oublier, lui! Avez-vous pu croire à ce projet insensé, cruel, & dont l'exécution me seroit impossible? Trop cruellement exacte à ce que je vous demandois, vous m'avez répondu, sans me parler de lui: j'ai relu, cent fois, votre derniere lettre ; j'y cherchois, en tremblant, son nom; je pensois que, malgré mes prieres, il echapperoit à votre amitié, à votre cœur qui connoît le mien; & ce nom, hélas! n'y étoit point! Que fais-je? Qui? moi! me plaindre de Clarence!... Chere amie, que sont devenus les jours où votre amitié m'étoit due? A présent, injuste & coupable, n'ayant plus que des torts & des regrets, je n'ai de droits qu'à la pitié; je ne suis plus celle pour qui elle auroit été une offense; je me fais justice. Eh! qui suis-je? Chaque résolution que je forme, est démentie par mon cœur. Ses vœux, qu'il doit combattre, ses sentimens, dont il ne peut triompher, tout m'enleve à moi-même: je suis asservie au seul mortel qu'il m'est défendu d'aimer. Je le sens trop; vous avez rempli un devoir, & vous m'avez montré le mien, en ne vous permettant point de m'en entretenir: mais, hélas! si, pour jamais vous vous êtes même interdit de paroître prendre quelque part à ce qui le regarde, du moins, mon amie, épargnez-moi la peine de vous entendre former des vœux, pour que je puisse accepter les hommages d'un autre; il n'en est point qui ne me missent au désespoir. Si Fernand m'offroit les siens, je les refuserois avec autant de courage, que vous m'en voyez peu contre son idée. C'est assez du tourment de ne pouvoir être à lui, sans y ajouter le supplice plus affreux de me donner à qui que ce fût dans l'univers. Ne souhaitez, ni à Médina, ni à moi, les maux d'une union qui seroit horrible: il mérite un cœur qui lui appartienne; & le mien, hélas! ... Madame de Céléria arrive à l'instant. Elle m'annonce qu'il faut que je la suive chez la Reine. Dès que je le pourrai, je reviendrai m'entretenir avec vous. Billet de Stéphanie, à la même. O Dieu! quel moment! quel bonheur! Que viens-je d'apprendre? Mon pere, ..... où suis-je? est -il bien vrai? Non; il n'étoit point en France; il me trompoit, pour ne pas m'alarmer; vous allez tout savoir. La ville d'Alhama est prise: c'est mon pere, c'est lui...... Et j'étois tranquille, tandis qu'il étoit exposé! Chaque jour, j'entendois parler de la valeur de Ramire, de sa sagesse dans la conduite de ce siege, de la confiance qu'il inspiroit aux Espagnols, de l'admiration même de ses ennemis: ce Ramire, eh bien! .... il n'est autre que le pere de votre heureuse amie: comment ne le devinois-je pas, aux éloges qu'on lui donnoit? Ah! Clarence, j'étois fâchée peut-être de ce qu'ils ne s'adressoient pas à un autre.... Mon cœur en jouit enfin! & une treve au moins de quel-que tems, ajoute à ma félicité. Les Maures, abattus par la prise d'une de leurs places les plus essentielles, ont demandé & obtenu cette bienheureuse suspension d'armes. Quel jour, quel beau jour pour moi! Autant que mon trouble pourra me le permettre, je vous ferai le récit de ce qui se passa chez la Reine. La Marquise ne s'expliquoit point sur les motifs qu'elle pouvoit avoir de m'y conduire; mais sa joie ne me présageoit rien que de satisfaisant. O mon pere! à qui devez-vous autant qu'à cette femme adorable? Puisse, un jour, leur union & leur bonheur me tenir lieu du mien! Dès que je parus devant la Reine (il n'y avoit avec elle que le Cardinal Ximenès & Félici), cette Princesse m'apprit ce que je viens de vous mander. Tomber alors à ses genoux, saisie, transportée hors de moi, verser les plus douces larmes, ne me plus connoître, oublier sa présence, oublier tout, & ne suivre que les mouvemens de mon cœur, tel fut mon état. Isabelle, attendrie, ajouta que Ramire, aussi grand Négociateur , que bon Général, l'avoit servie avec les mêmes succès, & la même distinction, sous l'un & l'autre caractere. C'est Félici, poursuivit-elle, à qui j'en dois le présent: Stéphanie en partagera la reconnoissance. Je l'en assurai, je m'efforce de la sentir; peut-être y parviendrai-je? La Reine enfin s'expliqua sur ce qu'elle vouloit, que le véritable nom de Ramire, & le bonheur que j'ai de lui devoir le jour, continuât d'être un secret, jusqu'à l'instant où elle le feroit connoître; & il ne m'en a point coûté, pour lui promettre d'être, toute ma vie, soumise à ses ordres. Chere Clarence, mon pere & Fernand vont se voir, s'estimer! Dieu! se pourroit-il... Ah! loin de moi, toute idée semblable! Je sens que leur bonheur me suffit: mais mon amie, le vôtre ne m'est pas moins nécessaire. Adieu. LETTRE LII. De Florizene, à Eléonore. Votre erreur n'a point d'excuse. Si j'ai paru me plier aux circonstances, ce ne sut point pour leur céder la victoire, ce fut pour assurer la mienne. Elle sera pénible, elle peut être encore éloignée; mais en vain, Isabelle, le sort, une mere & vous, défendriez celle que j'ai en horreur. Il faut qu'elle succombe; mon orgueil l'a prononcé; ma haine le veut. Qui? vous, la défendre, vous!... Depuis quand l'estime de Ximenès a-t-elle cessé de vous être intéressante? Vous dissimuleriez-vous, que l'espece de dédain qu'il vous marque, & l'éloignement que je lui inspire, n'ont qu'une même cause? Notre injure enfin ne fût-elle pas commune, pouvez-vous hésiter, entre je ne sais quels devoirs imaginaires, & les intérêts d'une amie? Vous vous croyez coupable: vous ne l'êtes qu'envers moi; & il est tems de me faire connoître. Si vous aviez aimé Ximenès, si le même penchant vous avoit attirés l'un vers l'autre; ce que je dispute à une idigne rivale, qui vous dit que je ne vous l'eusse pas sacrifié ? L'orgueil, en mon ame, commande à l'amour; mais il pouvoit céder à l'amitié ..... Eléonore, écoutez-moi. Avant que l'Espagne entiere, & Ximenès, fussent enivrés de Stéphanie, lorsqu'elle n'étoit point connue dans ces lieux, peut-être me suis-je alarmée de la justice qu'il se plaisoit à vous rendre: en ai-je été moins à vous? Cependant, une ennemie me brave, mon désespoir s'accroît chaque jour, & votre ame reste indécise! .... N'ai-je pas assez dévoré le dépit de son triomphe? Quoi! la perte du plus doux espoir, le renversement tant d'affronts, d'outrages, de tourmens, laisseroient mon cœur s'ouvrir à la pitié! Vous m'en demandez pour elle! vous osez me dire que je lui dois de la reconnoissance! ... ô Dieu! s'il étoit vrai, je me maudirois de ne pouvoir la détester davantage..... mais je sais réduire, à sa juste valeur, le faste de vertu qui vous en impose. Je n'ai ressenti nulle émotion, en la voyant implorer, & obtenir de la Reine, que les dénonciateurs de son pere restassent inconnus. Il importoit à la sûreté de ce pere, que l'on s'assurât d'eux, elle devoit le vouloir, & ce que vous admirez, n'est, de sa part, qu'imprudence & ostentation.Sans sa générosité, ajoutez- vous, sans Stéphanie, nous étions perdues: ah! il vaudroit mieux l'être, à jamais, que de devoir son salut à l'objet de son aversion. A mes yeux, cette obligation prétendue ne seroit qu'un nouveau crime. En un mot, il me devient, de jour en jour, plus impossible de lui pardonner. Toutefois, réjouissez-vous, en apprenant que l'étranger Ramire, élevé si vîte à la place de Grand-Maître de l'Artillerie Espagnole, qu'on exalte pour des succès dus presque toujours au hasard, qui vient de prendre Alhama, tout aussi fortuné que sa fille, & non moins odieux qu'elle, est encore ce Sidley, ce Rosemont coupable, qui désarme l'Inquisition même, qui surmonte, pour mon malheur, jusqu'aux périls d'un siege, & dont la destinée l'emporte sur les efforts de ma haine! ... Cependant, que ma mere & mon ennemie (mon cœur pourroit bientôt ne plus les séparer l'une de l'autre), que toutes deux frémissent encore, Fernand plus qu'elles! Ce sera lui peut-être, qui me délivrera de Ramire. Un billet, que j'ai dicté, va lui apprendre que ce guerrier fameux est Milord Rosemont, qu'il a en horreur: je connois la violence de sa jalousie. Aux champs de la victoire, il peut rencontrer Sidley, couvert de ses armes, ne point le reconnoître, le défier au combat; & alors, de quelque côté que soit l'avantage, je serai vengée: ... je le serai, sur-tout de Stéphanie. Je sens trop l'incertitude de ce moyen; mais, pour la poursuivre sans cesse, j'en inventerai chaque jour..... C'est par elle & Madame de Céléria, que je viens d'être instruite de ce nouveau secret. Vous voyez combien je suis sensible aux demi-épanchemens qu'elles m'accordent. Eh! qu'avois-je besoin de celui-là? Quoi! toujours le spectacle horrible de la joie d'une rivale! La treve, déclarée aujourd'hui, l'augmente encore; elle est même tranquille pour Fernand! Je n'ai de consolations que dans les ressources inépuisables de ma haine; mais, en supposant qu'il m'en reste dans votre amitié, travaillons ensemble, pour mieux accabler celle que j'abhorre, à l'unir avec Félici! Vous préférez cette vengeance comme la moins dangereuse pour nous; je ne la veux, que parce qu'elle sera la plus terrible. Observons, avec une curiosité avide, les différentes impressions qu'elle peut faire: éloignons de Stéphanie tout autre Prétendant que votre oncle. Les hommages du mien, de ce Duc de Médina, si vanté par vous, n'ont point échappé à ma pénétration: j'ai su, aussi-tôt que lui, qu'il adoroit l'Angloise. Toujours surprise de ce qu'elle enchante, toujours indignée, à chaque découverte, j'en fais, chaque jour, de nouvelles; & cependant, je n'ai cessé de contraindre ma tristesse profonde, que dans les instans où je me suis trouvée seule avec le Duc: il m'en a demandé la cause; c'étoit où je voulois l'amener. Autant qu'il l'a fallu, j'ai résisté à ses prieres: je lui ai dit enfin, que mon cœur étoit déchiré. Loin de paroître aigrie, je l'ai conjuré, il ne me tiendra que trop parole, de renfermer, dans son ame, une confidence que j'épargnois à Madame de Céléria, qui l'affligeroit, & qui pourroit lui rendre son amie moins chere. Comme il a de vieux préjugés qu'il prend pour des vertus, je me suis montrée ce qu'il appelle sensible, généreuse, héroïque même. En lui apprenant l'amour de Ximenès, & les sentimens de Stéphanie, j'ai fait sur-tout l'éloge de cette derniere. J'ai vu son trouble & sa douleur, il m'a plainte, sans oser se plaindre, & je m'y attendois encore: mais je n'appréhende plus qu'il cherche à devenir l'époux de Stéphanie; je sais qu'il est dans la persuasion intime qu'une femme a besoin, pour être heureuse, d'aimer celui dont elle achete le nom, de sa fortune, ou de sa liberté, souvent de l'une & de l'autre. Je crois peu à cette nécessité, & encore moins à la durée des beaux sentimens; mais, quels que soient ceux de Stéphanie, elle eût pu, avec cet époux, avoir du moins des jours paisibles: ce n'étoit pas là mon compte. Le Duc, d'ailleurs, n'a point d'ensans, sa fortune est considérable; elle me revient de droit. De toutes façons, ce mariage étoit contre mes intérêts; &, malgré elle, il faudra bien qu'elle les respecte. Il est nécessaire que j'aie, au plutôt, un entretien particulier avec votre oncle. Vous voyez ma confiance, malgré vos incertitudes. Soyez-y d'autant plus sensible, que pour ce que je souffre, & pour ce que je médite, je pourrois me suffire; mais mon ame auroit peine à ne plus distinguer la vôtre. Adieu. LETTRE LIII. Du Comte Félici, à Alvarès. J'ai lu dans votre ame plus que vous ne vous êtes permis de me le dire. Je vous ai paru téméraire rélativement à Rosemont, & en effet, sous un gouvernement aussi absolu que celui de Ferdinand & d'Isabelle, dans un Etat soumis à l'Inquisition, oser enfreindre l'autorité souveraine, toutes les loix, même la plus rigoureuse, affronter, braver tout, les fers, le supplice, la disgrace bien plus effrayante que la mort; tout cela conviendroit à peine à quelque jeune insensé, se croyant généreux: mais calmez vos craintes. Félici, que le tems, les hommes & l'expérience ont su endurcir, n'a pu, sans de mûres réflexions, sans un sage retour sur lui-même, sacrifier à l'amour ou à sa pitié pour un inconnu, son élévation présente, qui lui a tant couté à acquérir, qu'il préfere à tout, & moins encore s'exposer à perdre en un seul jour les espérances de son insatiable ambition. Il est tems de vous dévoiler le mystere de ma conduite. Non, Alvarès, en délivrant de ses chaînes, celui que vous suivîtes en France, je m'assurois le titre d'époux de sa fille, & je ne courois aucun danger. C'étoit l'accord même de la politique du Cardinal & de la mienne. Tout étoit à-peu-près concerté entre nous. Je vous l'ai déja mandé; presque aussi-tôt que je vis Rosemont, sous le nom de Sidley, sa naissance, ses talens qu'on m'apprit avec son inconduite, la célébrité des vertus de sa fille & de ses charmes, firent naître en moi des idées dont l'exécution, quoique difficile, ne me parut pas moins certaine. L'Europe entiere sait quel est l'ascendant du Cardinal sur l'esprit de la Reine, & combien à mon tour j'en ai sur ce Ministre. Les liens du sang, dit-il, & ceux de l'amitié nous unissent; mais, soit qu'il s'abuse, ou qu'il les fasse servir de prétexte à notre intimité, dans la position où nous sommes, l'intérêt, l'ambition, voilà les seuls mobiles dont le pouvoir soit, & doive être absolu: ce sont eux qui nous répondent l'un de l'autre. Si ma fortune est son ouvrage, s'il est mon appui, j'ai de mon côté secondé ses intentions, souvent même ses injustices : je lui suis encore nécessaire, & c'est à ce titre sur-tout que se maintient mon crédit. Dès que je formai des projets d'hymen avec Stéphanie, envisageant l'impossibilité d'y réussir seul, je confiai tout au Cardinal. Frappé ainsi que moi des éloges qu'il en avoit entendu faire, flatté d'une telle alliance, satisfait de pouvoir montrer à la noblesse Espagnole, si fiere avec ses égaux, si dédaigneuse pour tout ce qui lui est inférieur, qu'il sauroit, sans avoir recours à elle, marier dans la plus haute classe, son très-proche parent, il songea aux moyens. Bien des obstacles s'offroient; Sidley étoit en prison; il étoit au pouvoir de Torquemada, inexorable jusqu'alors, de Torquemada qui travailloit à détruire, dans l'esprit de Ferdinand & d'Isabelle, ce même Sidley, que leur favori n'avoit pas craint de ravir à son sanglant ministere. Malgré ces considérations, je ne laissai pas d'agir indirectement auprès de la Reine: j'appris que ses dispositions pour Sidley étoient assez favorables pour qu'elle eût déja parlé très-vivement à Torquemada; que même elle étoit déterminée, s'il résistoit encore, à employer son autorité; je sus que les sollicitations de Madame de Céléria, celles de toutes les femmes de sa Cour qu'elle aime le mieux, lui en avoient arraché la promesse. Je sentis qu'alors je n'aurois point aux yeux de la fille, le mérite de la délivrance du pere: je sentis que je servirois la Reine, en lui épargnant le petit chagrin d'affliger Torquemada qui dirige la conscience de cette Princesse. Le Cardinal convint que mes observations étoient justes: je crus voir ce qu'il feroit à ma place. Comptant sur vous, je n'hésitai plus. Sidley passa pour mort. Vous ne me cachâtes point vos alarmes, vous exécutâtes mes ordres; ainsi devoit agir votre zele: mais, pendant que vous m'en donniez cette nouvelle preuve, le Cardinal, que je n'instruisis de ma hardiesse qu'après l'exécution de mon entreprise, apprenoit à la Reine la mort supposée de Sidley, son évasion opérée par moi, & la conjuroit de lui accorder ma grace, ajoutant qu'il la sollicitoit, tout coupable que j'étois, sûr que malgré ma compassion pour cet étranger illustre & malheureux, j'avois été animé sur-tout par la connoissance des services qu'il pouvoit rendre à l'Etat. Il peignit sa fille mourante de sa perte simulée, les événemens qui les avoient conduits en Espagne, l'obscurité devenue leur partage, l'éclat de leur origine, & leurs vertus, & leur infortune. Isabelle en parut touchée. Le Cardinal profita de cet attendrissement, pour appuyer avec l'éloquence qu'il posséde, sur le repentir qui avoit suivi les écarts de mon zele, sur le désespoir où me jettoit l'attente d'une disgrace que rien ne pouvoit m'adoucir, l'ayant trop encourue. La peine qu'il en ressentiroit à jamais ne fut pas exprimée moins vivement; enfin il la supplia d'ordonner du sort de Rosemont & du mien. Ce que j'avois prévu, arriva: il lui fut agréable de faire grace. Tout ceci demeura ignoré: le Roi seul en fut informé, & pardonna. Il falloit cependant éloigner Rosemont; Ferdinand & Isabelle m'en donnerent l'ordre. Tous deux avoient paru embarrassés du choix de celui qu'ils députeroient à la Cour de France: absous, je proposai d'y envoyer Rosemont: très-jeune, il avoit fait preuve, aux yeux de l'Angleterre, de supériorité dans la partie des négociations. Celle-là devoit être secrette. Tout concouroit en faveur de mon avis; il étoit célui du Cardinal; il fut approuvé d'Isabelle, agréé par le Roi. Sous le nom de Ramire, Rosemont partit; & le traité épineux, objet de sa mission, fut conclu promptement. Lorsque la guerre se déclara entre l'Espagne & les Maures, vous fûtes témoin de son ardeur impatiente: je portai ses vœux aux pieds du trône. Un poste honorable, dans notre armée, fut accordé, sans peine, à celui dont les premiers succès ne pouvoient qu'ajouter à la force de mes sollicitations. Plus connu de Ferdinand, bientôt il obtint la place de Grand-Maître de son artillerie; & depuis la prise d'Alhama, le Roi & Isabelle me savent plus de gré encore de leur avoir conservé cet homme précieux; mais, lorsqu'il consacroit ses jours à leur service, Florizene s'occupoit de les lui faire terminer dans l'ignominie. J'ignore comment elle a été instruite de son existence & de son évasion, qu'elle m'avoit promis de taire? Cependant Torquemada, averti par elle & par une autre personne presque aussi condamnable, vint une seconde fois porter la mort dans le cœur de Miss Rosemont. L'heureuse arrivée d'Isabelle chez Madame de Céléria, l'étrange aveu de cette femme, qui, malgré moi, de tems en tems m'étonne, détournerent le coup qu'avoit préparé sa fille, cette même Florizene qui surprendroit tout autre que moi, par son ardeur pour la vengeance. C'est de Torquemada que je tiens ces derniers détails. Curieux comme le sont les gens de sa sorte, il dit l'avoir été par reconnoissance; il dit que le nom de Rosemont a des droits à la sienne; & je consens qu'il se pare de ce vain mot: mais, par une suite de son caractere & de sa politique, il a pris des informations malgré les défenses d'Isabelle: il a su que Ramire, sauvé par moi, lui avoit été dénoncé par les manœuvres de Florizene: il m'a fait l'un & l'autre aveu, s'est montré mon ami, a paru me croire le sien; & notre réunion, si elle s'affermissoit, pourroit peut-être un jour balancer le crédit impérieux du Cardinal: il me force à le souhaiter. Se piquant, je ne sais pourquoi, de soutenir Dom Fernand Ximenès, il préserve ce favori des atteintes que je lui porte, & m'obligera même par cette conduite, qui m'offenseroit encore, quand j'y trouverois de l'avantage, à me faire un autre parti que le sien. A ma priere, Torquemada n'a point éclairé Isabelle sur le compte de Florizene. Quels que soient ses progrès rapides dans la cruauté, la perfidie, dans tout ce qu'amenent le tems & la fréquentation des sots humains; quoiqu'elle m'ait trahi moi-même en dénonçant Ramire, tant qu'elle me sera utile, elle peut compter sur une impunité absolue; & il ne m'en coûtera nul effort. Non que je ne sache que ce ne seroit point à moi qu'elle chercheroit à unir sa rivale, si elle pensoit qu'il existât un mortel plus haïssable: mais son opinion ne me touche point, sa haine me sert; &, sans nous tromper peut-être, car vous n'imaginez pas combien elle est au- dessus de son âge, nous sommes ligués présentement plus que jamais. Aujourd'hui, elle me presse de faire repartir Médina pour son ambassade de France; & mes intentions à cet égard sont encore très-conformes aux siennes. Apprenez qu'il est l'adorateur de Stéphanie: eh! qui pourroit la voir sans devenir mon rival? Mais, quoique je n'en redoute qu'un seul, il m'est essentiel, & pour plus d'une cause, d'éloigner le Duc. J'ai voulu aussi, avec autant d'ardeur que sa barbare niece, tirer Stéphanie de la maison où elle est. J'ai fait donner, par une main inconnue, des avis à la prude Almanza, sur les dangers qu'elle y court: mes tentatives ont été infructueuses; & j'y renonce d'autant plus que la Reine desire qu'elle y reste. Ce n'est donc qu'avec le titre de Comtesse de Félici, qu'elle en sortira. Quelques obstacles que son cœur y mette, ce moment peut-être approche. Ramire, sans oser s'expliquer, avant d'être sûr de sa fille, ne me cache point que le vœu de s'acquitter envers moi, s'il n'est pas comblé, sera le regret du reste de sa vie. Le croyez-vous? Il est des momens où j'ai foi à son amitié. J'ai cependant encore mieux démêlé l'orgueil de son caractere, c'est celui de sa nation. Lorsque, lui demandant sa fille, je feignis d'ignorer qu'elle possédât d'autres titres que ses vertus & sa beauté; en me répondant, il se hâta de m'apprendre que le nom qu'elle honoroit encore, étoit toutefois celui de Rosemont. Vous dites d'ailleurs qu'il a été vivement touché de ma générosité apparente. Continuez de l'entretenir dans ces heureuses dispositions; les circonstances feront le reste. Oui, vous avez bien fait, & je vous en avois donné l'ordre , de ne point ménager près de lui les insinuations contre Fernand. Elles l'ont révolté, dites-vous; il les a repoussées avec hauteur; n'importe: elles me serviront. J'ai plus d'ennemis qu'un autre, & Ximenès calomnié , le confirmera dans la certitude que je le suis. Ne croyez pas cependant que je m'abuse. Je ne sais que trop quel pouvoir il a sur l'ame de Stéphanie!.. ... Soit; mais elle est vertueuse: il ne sera point son époux; &, si je le deviens, utile à mes projets, elle remplira ses devoirs; ou malheur à ... je n'acheverai point. Stéphanie est la seule personne de son sexe, & peut-être du nôtre, que j'estime. Adieu. Je vous ferai de plus en plus connoître, de quel prix est pour moi votre dévouement à mes intérêts, à ma volonté, à ma personne, & combien je suis à vous. LETTRE LIV. De Stéphanie, à Clarence. Chere Clarence! au comble de la joie, dans le trouble où je suis, .... Ah Dieu! pourrai-je vous la dire, cette nouvelle, cette heureuse nouvelle? L'univers m'aura devancé.... Fernand est victorieux. Non, ce n'est plus un amour coupable, c'est celui de la gloire, qui remplit mon cœur. Je ne me reproche plus rien. Je m'enorgueillis de mon sentiment, & plus que jamais.... Quels cris d'allégresse! Qu'entends-je? qu'éprouvé-je? C'est lé nom de Fernand que l'on répete; c'est lui qu'à si juste titre, on éleve au-dessus des noms les plus fameux..... & je ne mêlerois pas mes larmes aux hommages de tout un peuple reconnoissant! je ne les déposerois point au sein de l'amitié! Moi ne pas vous entretenir sans cesse de mon bonheur! .... Sans vous, pourrai-je y suffire? Ah! Clarence, combien tous les objets qui m'environnent, sont embellis! combien ils m'enchantent! Que dis-je? Je crois les voir, les aimer, pour la premiere fois; & vous-même..... ô mon pere, mon pere! ai-je pu vouloir me désendre d'une reconnoissance dont vous êtes l'objet, l'excuse & le modele? Fernand a des droits sacrés à la mienne; & Félici lui-même..... Trop cruelle envers lui, je haïssois son amour; il n'étoit qu'à plaindre. Félici, Florizene, oui, oui, je fus injuste pour tous deux. Mon cœur n'est point fait pour la haine; il abjure les soupçons: il est si heureux, que, dans ce moment, je serois capable, je crois, de jouir de la félicité d'une rivale; j'aimerois même ..... j'aimerois... l'épouse de Fernand! Quoi! Fernand, quoi! le Ciel vous a préservé! Le Dieu de mon cœur est celui de son heureuse patrie! Le pere le plus aimé, le plus digne de mon admiration, est rendu au bonheur & à ma tendresse! Tranquille pour ce qui m'est cher, qu'ai-je à craindre? Ah! désormais je bénirai mon sort, quel qu'il puisse être, & je n'affligerai plus une amie. Il est donc vrai que cette derniere action va terminer la guerre? Puisse, grand Dieu! puisse mon espoir se confirmer! vous n'en douterez point, en apprenant sur quoi je le fonde, & les détails d'une journée, dont le peuple, les Grands de cette nation, & mon cœur, plus que le monde entier, admirent le héros. Mais, quel qu'il puisse être, s'il ne savoit que vaincre, s'il n'étoit pas sensible, bienfaisant, généreux, qu'auroient de commun mon cœur & ses exploits?Avec quelle vérité je me suis jointe à toute l'Espagne, pour féliciter la Marquise, cette amie si précieuse, & sa fille! .... Si elle est chere à Fernand, qu'elle est heureuse de lui être destinée! Combien l'ivresse qu'il inspire, doit avoir de charmes pour elle! Hélas! moi qui aime, sans vouloir être aimée, sans me permettre un vœu si coupable, moi qui ne serai jamais qu'un objet indifférent pour lui, & que ses succès transportent, que serois-je donc à la place de Florizene? A sa place!.. Eh! quelle autre que moi pourroit porter aussi loin l'amour de sa gloire, de ses triomphes, de lui seul? Non, Fernand, non; ce n'est que sur mon ame que vous régnez avec un tel empire, & la durée de ce sentiment sera celle de ma vie. Chere Clarence, cessez de le combattre; il ne peut plus se vaincre, ni s'affoiblir. Mon cœur changeroit!... Ah! Dieu! perdez à jamais cet espoir qui m'offense. J'aime, avec une égale ardeur, Fernand & la vertu. Il n'est au pouvoir d'aucun des deux, de m'enlever à l'autre; & peut-être mériterai je de vous quelques éloges: mais ne m'en prodiguez plus, pour avoir imploré d'Isabelle la grace des accusateurs de mon pere: pardonner est un si doux plaisir! Eh! qui pourroit, d'ailleurs, ne pas trouver les méchans assez punis par le supplice de se mépriser eux-mêmes? Je ne m'arrête point aux idées cruelles, dont votre amitié est la seule excuse: Florizene est incapable... rendez-lui votre estime. Aimez-moi toujours. Mon amie, je ne souhaite plus au monde, que de savoir votre procès terminé à votre avantage. S'il se pouvoit, vous me seriez, aujourd'hui, encore plus chere que vous ne me l'avez jamais été. Je vous ai promis des détails. Voici une relation envoyée à Dom Almanza, par un de ceux qui doivent le plus à la valeur de Fernand: Clarence est plus digne qu'une autre, qu'on la lui fasse connoître, & mon cœur ne peut se refuser à ce plaisir. Fragmens d'une Lettre écrite à Dom Almanza, par Fernandès de Cordoue, gouverneur de Lucena. Un Héros, un Dieu, Dom Fernand enfin, que vous aimez, est celui à qui nous devons tout. Les efforts du désespoir, tout ce que la prudence suggere, tout ce qu'elle peut inventer, devenoit inutile. Nous étions investis par une armée nombreuse. Boabdil, qui la commandoit en personne, animé autant par le desir de donner plus de crédit encore à son parti , que par la perte d'Alhama, s'étoit hâté, malgré la treve accordée par Ferdinand, de faire une irruption vers Lucena. Vous savez combien cette place est peu fortifiée: sa position même s'y oppose. A peine en eut- il commencé le siege, qu'Albohacen, quoique mécontent de cette entreprise, envoya de nouvelles troupes à son fils, pour en assurer le succès: tant la haine du nom Espagnol l'emporte, dans son ame, sur celle qui les désunit! Ce renfort nous enleva un reste d'espoir. C'en étoit fait: les Maures alloient se rendre maîtres, sinon de nos personnes, au moins de ces murs où je commande , losqu'un mortel invincible, lorsque Fernand accourut à notre secours. A son nom seul, ces fiers ennemis, que tant de fois il a vaincus, effrayés, quoiqu'ils lui fussent infiniment supérieurs par le nombre, leverent le siege, ravagerent les environs, & prirent la route de Loxa, chargés d'un riche butin. Fernand alors (c'étoit peu pour lui de les intimider) résolut de les poursuivre. De la part de tout autre, ce projet eût paru téméraire. Son armée ne composoit pas la dixieme partie de celle des ennemis; mais il appuyoit sur lui-même sa confiance, & il a le droit de l'inspirer. Il savoit que les Maures devoient passer un torrent, que les pluies avoient rendu très-difficile. La nécessité de ce passage, qui leur étoit peu favorable, la sécurité des troupes qui marchent sous ses ordres, tout lui répondoit du succès de son entreprise; & tout s'éxécuta comme il l'avoit prémédité. Dès que l'armée ennemie commença de paroître à l'autre bord du torrent, pendant qu'il tomboit sur la cavalerie qui formoit l'arriere-garde, Dom Lope, quoique peu accompagné, attaquoit, de son côté, l'infanterie déja en désordre: la terreur s'en empare; elle se met à fuir. Boabdil, à la tête de sa cavalerie qui faisoit face, oppose en vain des efforts incroyables à la valeur de Fernand; il y cede: cinq mille de ses sujets restent sur la place; lui-même est son prisonnier . Jamais il n'y eut de victoire si complette: elle tient du prodige, & l'on ne doit pas célébrer, moins que son triomphe, l'humanité du vainqueur, ses égards pour un Roi malheureux, sa compassion, ses soins pour les blessés, ennemis ou autres, & les regrets qu'il donne au petit nombre des siens qui ont péri dans cette journée. Tous, en un mot, tous l'adorent. Je me fais gloire d'être son admirateur; je le regarde comme l'appui de sa nation, & un modele pour l'univers, &c. Ici, Stéphanie reprend: Eh bien! mon enthousiasme est-il juste? est-il partagé? Oui, vous le ressentirez vous-même; oui, vous m'approuverez. Ah! Clarence, Clarence! que l'éloge de Fernand a de charmes pour mon cœur! LETTRE LV. De Clarence, à Stéphanie. J'arrive; mon cruel procès m'a obligée à un voyage peut-être infructueux: mais je reçois, à la fois, vos deux dernieres lettres, & elles me transportent. O mon amie! si je pouvois séparer mon sort du vôtre, je vous dirois que votre bonheur me touche plus que le mien, qu'eussé-je des peines, je m'oublierois moi-même, pour ne ressentir que ce qui vous est agréable; &, si je me suis refusé la douceur de vous entretenir de ce qui vous est cher, qu'ai-je fait, que me rendre à vos instances? N'importe; je veux bien m'avouer coupable, & de n'avoir point prononcé un nom si bien gravé dans votre cœur, & de m'intéresser au Duc de Médina, malheureux, quoique digne d'un autre sort; & d'avoir donné des éloges à Stéphanie, à Stéphanie qui ne croit pas les mériter, qui ne veut entendre que celui de Fernand.... Enfin, le voilà donc nommé, ce héros, aussi admirable à mes yeux qu'aux vôtres! Mais, le moyen d'approuver une lettre où cela n'étoit pas dit, où l'on n'a pas même apperçu la contrainte d'un silence qu'on savoit trop bien devoir être douloureux! Ah! Stéphanie, m'en voilà trop certaine: rien de si redoutable, que l'amour, puisqu'il vous rend vous-même injuste. Eh bien! pour vous en punir, toute entiere à votre bonheur, à la gloire de Ramire, à celle même de Fernand, & à mon amitié pour vous, je ne voudrois, afin d'être plus heureuse, qu'avoir plus à vous pardonner. Mais, que dis-je? aurez-vous jamais besoin de la générosité d'une amie? En l'accusant, vous lui êtes encore supérieure. Quelle sensibilité, quelle simplicité touchante dans les aveux que vous me faites, & jusques dans vos reproches! Votre ame est aussi vraie qu'elle est noble; il n'est point de jours, point d'événement, qui n'y développent de nouvelles vertus: & Fernand pourroit aimer Florizene! ... Vous ne vous doutez point, combien vous l'offensez! Il voit (j'oserai vous le dire, malgré vous,) Stéphanie, l'ornement & l'exemple de son sexe; Stéphanie, dont le pere est triomphant, dont la prétendue obscurité va disparoître, sur le point d'être reconnue de toute l'Espagne pour Miss Rosemont; &, si Florizene étoit dévoilée, plus d'obstacles alors au bonheur de deux êtres faits l'un pour l'autre! Je suis bien sûre, d'ailleurs, que Rosemont & Fernand, à portée de se voir, déja prévenus par leur renommée, seront réunis par l'attrait; enfin, l'estime, l'amour, même le devoir, rompront un projet d'hymen, formé par les seules circonstances, sur-tout s'il est désavoué par un cœur courageux. Quoi! le sort sépareroit, à jamais, Stéphanie & Fernand! & vous seriez la seule à plaindre!... Non; il n'est pas possible. Si ce langage vous étonne, ne l'attribuez pas, du moins, à la crainte de vous déplaire. Je me résoudrois même à vous affliger, pour vous être utile: mais, votre position a changé. Les circonstances ne me semblent plus les mêmes, & je cesse de combattre votre sentiment. O ma chere Stéphanie! je n'en aurois point flatté l'erreur, si j'eusse continué de n'y voir, pour vous, qu'une source de combats, de regrets, d'éternels chagrins. L'héroïsme généreux, qui vous les fait croire supportables, vous trompe; &, pour moi, je vous l'avoue, sans l'espoir que vous craindriez de vous permettre, je frémirois de l'empire de Fernand sur vous; je détesterois jusqu'à ses vertus, &, plus je suis sûre des vôtres, plus je gémirois de vos tourmens. Hélas! l'impression douloureuse qu'ils m'ont laissée, au moment même où j'envisage pour vous des biens que vous n'attendez pas; cette impression, dis je, effet d'une amitié qui a trop long-tems souffert de vos maux, doit être excusée par la vôtre. Je vais écrire à Milord Rosemont, & vous voudrez bien vous charger de lui faire parvenir ma lettre. J'ai lu la sienne, avec le plus vif intérêt. J'aurois voulu cependant qu'il vous parlât moins de Félici: je ne peux changer d'opinion sur son compte, ni sur celui de Mademoiselle de Céléria. Le frere de Madame de Norsey, ce François, aussi honnête qu'aimable, qui les loueroit, s'ils le méritoient, qui les connoît bien, en parle de maniere à fortifier ma défiance & mes inquiétudes. Combien vous vous repentiriez de le confondre avec sa nation légere, inconséquente & frivole, si vous connoissiez son enthousiasme pour Fernand! ... Mon Dieu! j'entends sa voix; la voix du Chevalier de Rosenne! Eh! d'où peut naître la douleur à laquelle il s'abandonne?.... C'est Madame de Norsey qui le désespere. Si je pouvois l'aimer moins, ce seroit dans cet instant. Rien de moins réfléchi, de plus inconcevable, que sa conduite. Elle m'expose à une scene inattendue, embarrassante & cruelle; elle afflige son frere, me compromet, nous l'enleve! ... tout cela, sans raison, sans savoir pourquoi. Il avoit accepté, avec reconnoissance, un appartement que mon pere avoit cru devoir lui offrir. D'abord, son amitié pour Madame de Norsey lui servit de motif; bientôt il aima le Chevalier, pour lui-même. Quoiqu'il soit François, & que vous sachiez l'éloignement de Milord Clarence, pour cette nation, il en étoit venu au point de préférer sa société à toute autre. Le Chevalier nous quittoit peu; il m'entretenoit sans cesse de vous, de sa sœur: beaucoup plus sérieux qu'elle, il n'en est que plus intéressant. Je m'étonnois quelquefois de ce qu'il lui cachoit son séjour à Londres; mais j'insistois d'autant moins, pour savoir son secret, que mes moindres questions avoient paru lui causer une tristesse, dont il rensermoit la cause: eh! que n'ai-je pu ne jamais la soupçonner? ... Il vient de me dire que mon pere lui a communiqué une lettre de mon imprudente amie: elle mande à Milord Clarence, qu'instruite que son frere est à Londres, & loge chez lui, elle croit devoir lui faire observer que, ne pouvant être destinés l'un à l'autre, puisque Rosenne est sans fortune, un plus long séjour, de sa part, vu son âge & le mien, ne seroit pas convenable. Elle lui doit, ajoute-t-elle, avec la reconnoissance de ses procédés pour son frere & pour elle, un avertissement peut-être pénible, mais sûrement plein de sagesse. Mon pere lisoit cette lettre, lorsque le Chevalier entre chez lui: sans y ajouter rien, il la lui présente. Le Chevalier l'ayant parcourue avec effroi; Milord, lui dit-il, après la lui avoir remise, je vous entends.... Hélas! il le faut ..... je pars. Mon pere, à l'instant même, reçoit ses adieux. Le Chevalier sort, donne des ordres: il ne vouloit point me voir; mais, prêt à s'éloigner pour toujours, tandis que je vous écrivois, hors de lui-même, il passe dans mon appartement: je crois & le voir & l'entendre me faire le récit de ce qui s'est passé entre lui & mon pere. Bientôt ses soupirs l'interrompent, ses yeux se remplissent de larmes; il se précipite à mes genoux, & moi-même attendrie.... Oui, je vous l'avoue; la vérité de son action & de sa douleur m'a vivement émue. Mon pere entre alors, & jette, sur le Chevalier, un regard de courroux. Milord, s'écrie le Chevalier, en se levant avec précipitation, je le jure par l'honneur; croyez que, même aux genoux de votre charmante fille, je n'ai pas hazardé l'aveu.... elle ne sait point..... il faut s'arracher pour jamais!.... Après ce peu de mots, il fuit, il s'éloigne, & disparoît. Mon pere & moi restons interdits; & nous nous sommes séparés l'un & l'autre, sans avoir pu rompre le silence. Ah! mon amie, soyez parfaitement heureuse! Que Fernand le soit! Puissent tous les peres, à de faux biens, à de vaines idées de fortune, ne pas sacrifier leurs enfans, dont le le sort, hélas! est d'être, à jamais, soumis & malheureux! Sans Madame de Norsey, sans elle, je ne ferois point ces tristes réflexions. Le départ du Chevalier, moins brusque, n'auroit troublé ni son ame, ni la mienne: remettez-y le calme, en m'entretenant de votre bonheur..... Vous êtes toujours le premier objet de mes vœux. J'ai dans l'esprit que le Chevalier ira en Espagne; je le souhaite. Il n'est point de maux que ne puisse adoucir votre présence. Je suis très-persuadée que je ne l'aime point; mais il m'est nécessaire de le savoir heureux. Adieu, ma chere Stéphanie. Tout annonce à mon cœur qu'enfin je vais jouir de votre félicité: puisse-t-elle être durable! Adieu. LETTRE LVI. De Dom Lope, à Dom Almanza. Quelle nouvelle vais-je vous apprendre? Quel coup affreux, inattendu!... Fernand est dans le plus grand danger.... O Dom Almanza, faudra-t-il me séparer de lui, m'en séparer pour toujours?... Ne prive point ma patrie, ô Ciel, du défenseur le plus généreux! n'enleve point à l'objet adoré qui lui coûtera la vie peut-être, le seul amant que son cœur ait dû choisir! Eh quoi! au printems de l'âge, déja invincible, joignant à la valeur toutes les qualités, tous les agrémens, fait pour l'amour & pour la gloire, sera-t-il victime de tous deux? Mais si je n'espérois plus rien, aurois-je la force de vous faire le récit de ce fatal événement? Vous avez su par quels nouveaux exploits, Fernand s'est fait un nom immortel & le plus cher à l'Espagne. Ferdinand, victorieux de son côté, étoit descendu dans la plaine de Grenade, & avoit dévasté les environs. Le Monarque, après cette expédition, parut triomphant à Cordoue, mais, avec beaucoup moins de gloire que Ximenès qui traînoit à sa suite un Roi captif : cependant un Souverain tel que le nôtre, inspire les actions héroïques, les récompense, les admire & les imite. Ce Prince combla son favori de toutes les marques d'amitié & de distinction faites pour tous deux. Les sujets, à l'exemple de son Roi, répétoient son éloge, accompagnoient ses pas, & lui rendoient des hommages, dont il étoit touché, sans en être plus vain, ni plus heureux. La gloire même n'a pu le consoler des peines de l'amour; & il ne s'est pas montré moins fidele à l'une qu'à l'autre. La réputation qu'à si juste titre, s'est acquise Ramire, faisoit desirer à Fernand de connoître ce guerrier: la guerre les avoit éloignés; Cordoue devoit les réunir. Fernand, averti du jour qu'il y arrivoit, vole au-devant de lui: (Je tiens ce détail du Comte de Cabra qui l'accompagnoit). En chemin on lui remet une lettre, qu'il lit en frémissant. Ramire seroit Milord Rosemont, s'écrie-t-il ! Bientôt Ramire paroît; & ne pouvant être reconnu, ayant toujours la visiere de son casque baissée, il vole vers Ximenès, qui recule avec un mouvement d'indignation. Ah! reconnoissez, s'écrie Ramire, le mortel le plus incapable d'oublier ce qu'il vous doit! Vous fûtes le libérateur de Stéphanie .... Que parlez-vous de Stéphanie, interrompt-il vivement? Et de quel droit prétendez-vous partager sa reconnoissance? Je les ai tous, reprend Milord. C'en est trop; laissez-moi vous fuir, s'écrie Fernand.!... Vous êtes Milord Rosemont. Oui, je le suis, répond-il. Et moi votre ennemi, ajoute l'infortuné Ximenès: j'ai peine à contenir ma fureur; puissé-je en être la seule victime! mais arrachez-moi des jours que je déteste, ou craignez!... Ramire s'avance alors, découvre sa poitrine, & s'offre à ses coups: Ximenès reste immobile. Frappez, lui dit tranquillement l'Anglois; & reprenez à Rosemont la vie que vous avez rendue à Sidley..... Sidley, s'écrie Fernand, Sidley! .... Ah! ne troublez point le bonheur de lui avoir été utile, en mêlant à ce nom respectable, celui contre lequel mon ... Eh bien! quelque ame se souleve!... odieux qu'il te soit, juge toi-même, poursuit Ramire, juge, bienfaiteur cruel, si je peux séparer Rosemont de Sidley! Il leve la visiere de son casque; c'est Sidley qu'apperçoit Fernand. Il fait un cri: ah Ciel! ah mon pere! sont les seuls mots qu'il peut prononcer. Il tombe aux genoux de Rosemont; son attendrissement est au comble: tous deux s'y abandonnent. J'arrive alors, je leur apprends que le Roi, après avoir fait la visite de la ville & du château de la Ronda, dont nous nous sommes rendus maîtres, s'en retournant par un défilé, suivi d'une garde trop peu nombreuse, venoit d'y être arrêté par les Maures. Soudain, nous courons vers ce lieu, avec ce que nous pouvons rassembler de monde; nous trouvons Ferdinand, encourageant par son exemple ceux des siens qui n'avoient pas déja succombé, en le défendant: notre vue les ranime. Ximenès s'élance au milieu des Maures, leur porte des coups inévitables; l'amour qu'il a pour son maître les dirige: l'habileté de Ramire & mon zele le secondent. Cependant Ximenès s'apperçoit que Ferdinand, emporté par sa valeur, s'est laissé entourer par les ennemis, qui ne respectent ses jours que parce qu'ils sont prêts de s'emparer de sa personne. Ce héros y vole, fait de son corps un rempart à son Souverain, & le dégage: les Maures ne peuvent lui résister; ils prennent la fuite; &, depuis cette journée, ils ne songent plus qu'à obtenir la paix. Pendant tout le tems du combat, Ximenès s'étoit senti des forces, quoiqu'il fût dangereusement blessé; bientôt elles l'abandonnent; je le vois mourant, inanimé; la nouvelle s'en répand; la consternation est générale. L'affliction du Roi est extrême; il ne quitte presque point notre jeune vainqueur; & enfin, bientôt après, dans un moment plus heureux que celui où je vous écris, il laissa éclater la joie la plus vive, en apprenant, que ses blessures n'étoient point mortelles: ce fut alors qu'il lui demanda avec instance, le moyen de reconnoître l'attachement dont il venoit de lui donner la preuve la plus importante & la mieux sentie? Fernand, pressé par son maître, entraîné par la reconnoissance des marques de bontés qu'il en recevoit, n'aspirant qu'à un seul bien, lui ouvrit son ame; lui fit l'aveu de son éloignement pour Florizene, de son amour pour Stéphanie; & détrompé de sa jalousie de Milord Rosemont, oublia tout ce qui s'opposoit encore au succès de ses vœux. Ferdinand, quoiqu'il ne s'abusât point, ne négligea cependant rien pour lever les obstacles: son premier soin fut de pressentir le Duc sur les sentimens de son fils; mais il remarqua qu'il s'inquiétoit peu d'un caprice, disoit-il, qui ne devoit être que momentané. Le Roi lui apprit la passion de Ximenès, la naissance illustre de Stéphanie, & joignit aux conseils les prieres, & les caresses. Vous connoissez le Duc: il croit que les passions n'ont d'empire que sur les ames foibles; la sienne est peu sensible. Esclave de sa parole, il s'arrêta à peine sur la pensée qu'un fils en seroit la victime. En vain le Roi lui promit d'élever à tel point l'époux que choisiroit Florizene, que fût-elle la plus ambitieuse des femmes, elle seroit satissaite; en vain ce Prince y ajouta qu'il feroit assez d'avantages à la fille de Rosemont, pour qu'elle devînt un parti aussi considérable, du côté de la fortune, que de la naissance: le Duc ne fut pas même ébranlé. Son respect n'empêcha point sa résistance; & le Roi, aussi mécontent qu'affligé, le congédia, sans en avoir rien obtenu. J'étois auprès de Ximenès, lorsque son pere y arriva. Vous m'avez mal connu, lui dit-il d'un ton severe, si vous avez pu croire que l'appui de votre Souverain, vous servit mieux près de moi que votre confiance; mais je ne dois écouter dans cette occasion que la voix de l'honneur. Votre probité vous lie à Florizene; c'est sur la foi de votre promesse & de la mienne que son cœur s'est donné. L'amour vous égare: c'est à moi de vous rappeller à vos devoirs; n'imaginez point me gagner ni me vaincre. Si vous fondiez quelque espoir sur Milord Rosemont, sachez qu'il vient d'être instruit par moi, sachez qu'il m'approuve & qu'il m'imiteroit, en supposant toutefois que Stéphanie pût voir autrement que comme un libérateur, l'époux de la fille de Madame de Céléria, de l'amie à qui elle doit tout. Si ce n'est assez de mes raisons, songez à mes ordres. Je ne songe plus qu'à mourir, lui répondit Ximenès. L'inflexible Duc n'entendit point ces cruelles paroles; il nous avoit déja quittés. Ximenès, à peine hors de danger, alloit dès cet instant succomber à son désespoir: ses blessures se rouvrirent; il arrachoit, il repoussoit les secours par lesquels on essayoit d'arrêter son sang, qu'il perdoit en abondance; il se refusoit aux consolations; & je ne parvins à le calmer un peu qu'en lui promettant de faire partir, sur le champ, pour Madrid, un de ses principaux domestiques, un homme digne de sa confiance, chargé d'une lettre que d'une main mourante il s'est efforcé d'écrire à Stéphanie. Ce moment n'étoit point celui des représentations: il s'agit de le sauver, s'il est possible. Malgré une lueur de mieux, la fievre la plus ardente, les symptomes les plus effrayans me font tout craindre. Ferdinand est pénétré de douleur: celle du Duc est d'autant plus terrible, qu'il doit s'accuser, & ne veut pas paroître se repentir. On va lever le premier appareil; les Médecins ne peuvent prononcer jusques-là. Fernand, hélas! me demande: je frémis!... Que ce jour funeste n'est-il le dernier des miens? .... Pleurons, pleurons avec l'Espagne entiere, Fernand prêt d'expirer, qui n'en est pas moins à vous, & qui veut que je vous en assure. Je m'acquitte, Almanza, de ce cruel devoir..... Dieu! seroit-ce le dernier que je dusse remplir envers lui? .... Je n'ai donc pu le garantir, ou partager sa destinée! la mienne, plus affreuse, me condamneroit-elle à survivre à sa perte? Ah! du moins, les regrets de l'amitié seront éternels; éternels; &, si ses vœux pouvoient être entendus;..... O Dom Almanza, Dom Almanza! fasse le Ciel, qu'ils ne soient point trahis! .... Quelle consolation vous donnerois-je alors? Il n'y en auroit plus pour moi. P. S. Puisse, puisse Stéphanie ne pas dédaigner de lui répondre! Quelques mots de sa main, s'il n'arrivent pas trop tard, sont la seule chose capable de le rappeller à la vie. LETTRE LVII. De Stéphanie, à Clarence. Aurois-je, hélas! goûté quelques instans de bonheur, que pour en être plus misérable? La nouvelle d'une derniere affaire se répand; une lettre de mon pere me la confirme: O mon amie, concevez-vous qu'on en ignore les détails? Je ne sais: un pressentiment affreux, une terreur inexprimable s'emparent de moi. La liste des blessés est un secret; celle des morts.... Ah Dieu! mon sang se glace; mes larmes coulent! Fernand ..... au moindre bruit, je frissonne: chaque visite qu'on m'annonce, m'épouvante. Par-tout, je crois appercevoir la contrainte: l'Univers me paroît aussi consterné que mon cœur. Les questions les plus générales expirent sur mes levres tremblantes; mes pleurs sont toujours prêts à me trahir: je meurs de mon incertitude..... Mais à qui m'adresser dans cette maison, pour savoir mon sort? S'il étoit arrivé quelque malheur au héros, pour qui je crains, on le cacheroit à Madame de Céléria, à Florizene, à moi. On ne sait pas à quel point ma destinée en dépend; n'importe: on craindroit de confier à ma jeunesse, quoique éprouvée par l'infortune, celle de l'épouse future de Fernand. Mon pere, & j'en rends grace au Ciel, est hors de tout danger; c'est du champ de bataille, qu'il m'écrit. Il m'annonce que la campagne est finie pour cette année; il veut que j'y compte, que je ne sois plus inquiete, & ne se doute point que sa fille, lorsqu'il garde le silence sur Fernand, ..... Dieu! conservez ses jours; prenez ma vie!.. & que ferois-je au monde, si je n'y gardois pas, au milieu des tourmens de la passion la plus malheureuse, l'espoir de jouir du moins du bonheur de ce que j'aime? Oui; sûre que Madame de Céléria, par ses soins, par sa tendresse, me remplaceroit près de l'auteur de mes jours; & que vous-même, ma chere Clarence, retrouveriez dans le cœur de la Marquise, les sentimens du-mien; je n'offenserois la nature, la vertu, ni l'amitié (si des décrets horribles ordonnoient le trépas d'un héros), en osant m'unir à lui, dans mon cœur le sein du repos éternel ...me dit que c'est le vœu du sien.... Hélas! le jour funeste qui m'éclaira sur mon sentiment, le jour de son départ, lorsque je reçus son adieu terrible, la plus sinistre agitation, une sorte de délire muet, d'affreuses résolutions, peut-être toutes celles du désespoir, étoient exprimées, jusque dans son silence: .. prêt à revenir sur ses pas, égaré, éperdu; il sembloit fuir pour jamais; .... pour chercher la mort..... la mort qui seule peut nous rejoindre! .... Quelles idées lugubres me poursuivent? Pardon, mon amie, je vous afflige. Sans doute, il vivra; &, s'il est heureux, je croirai l'être ..... C'est l'habitude du malheur, qui cause mes alarmes, ou plutôt, c'est que Fernand, chaque jour, acquiert sur moi plus d'empire. Non, ma chere Clarence, non vous ne connoissez pas encore tout l'excès de mon amour. L'absence, la contrainte, mes remords, n'ont fait que l'accroître: il se nourrit de mes larmes, ce n'est point de mes illusions; je n'en ai aucunes: je ne me crois point aimée; ... je ne veux point l'être:.... ce seroit, pour Fernand, le plus affreux des maux. Mon sentiment ne m'aveuglera jamais sur tout ce qui nous sépare; mais le sort nous eût-il destinés l'un à l'autre, sans que son cœur en fût moins indifférent pour moi; je sens, oui, mon amie, je sens que je l'aimerois avec la même ivresse. Insensible, je le préfere à tout; s'il pouvoit être ingrat, il seroit encore adoré: j'immolerois à sa félicité, non, mes droits à son estime, à la mienne, à la vôtre, mais l'opinion publique, une considération vaine, des éloges fastueux, tout enfin, tout ce dont je pourrois me voir priver, sans être coupable ....... J'entends quelqu'un..... O Dieu! je te le demande, à genoux; fais cesser mes craintes sur Fernand!... Un amour vertueux peut-il t'offenser? .... On entre; c'est Dona Almanza! .... Je la vois frémir ..... le moment est venu de rassembler mes forces.... Destin impitoyable, si tu combles mes maux, ce sera du moins le dernier de tes coups!.... Je frissonne, ma main tremble; ô Ciel! à l'instant où je vous parle, peut-être Fernand n'est plus! ..... & c'est moi, malheureuse, moi, qui lui coûte la vie! Sa lettre & ma réponse vous instruiront .... ô ma chere Clarence! Je ne puis achever: adieu; &, s'il faut qu'il meure!..... adieu pour jamais! LETTRE de Fernand, & Réponse de Stéphanie, envoyées par elle à Clarence. Lettre de Fernand. „Prèt à cesser de vivre, puis -je au moins espérer, que l'aveu de mon amour ne vous offensera point?, ... O Miss, ai-je pu vous voir, sans vous adorer, & sans détester l'union dont j'ai été au moment d'éprouver les horreurs? ... Destiné à une autre, vous croyant prévenue, que n'ai-je point souffert? J'ai été en proie à tous les supplices, ... à celui même de la jalousie; & je n'ai dû qu'à mes soupçons, l'affreux courage de vous dérober mes tourmens. “Vos yeux daigneront-ils, lorsque les miens seront fermés, s'arrêter avec quelque intérêt sur le sort de Ximenès, qui, même en expirant du regret de ne pouvoir être à vous, s'applaudit de vous avoir consacré ses jours? Et que n'ose-t-il croire que vous garderez son souvenir? ... “Que dis-je? Hélas! je serai oublié: un amant plus heureux .... Stéphanie! cette idée m'accable ..... puisse, du moins, puisse le mortel fortuné, qui sera l'objet de votre préférence, mériter son bonheur? “Mais croyez que Ximenès en étoit digne: il n'a pu vivre sans vous; il n'auroit vécu que pour vous seule ..... un lit de mort est l'autel de son serment .... recevez-le, ô Stéphanie, objet idolâtré, objet charmant, que je ne verrai plus, ... à qui je parle, pour la derniere fois! ... que j'aimerai même au-delà du trépas! “Eh! quel empire peut-il avoir sur une ame immortelle, sur une ame où vous régnez, sur un sentiment qui prouve lui seul, qu'elle doit survivre à tout? Adieu? “Souvenez-vous quelquefois combien je fus à plaindre! daignez honorer, de quelques regrets, ma derniere heure,... qui est encore à vous! Réponse de Stéphanie, à Fernand. “Je ne puis oublier un bienfait. Vous sauvâtes les jours de mon pere; je vous dois plus que la vie: mais, hélas! vous ignorez quels sont les droits de la reconnoissance.... sur une ame telle que la mienne, puisque vous me parlez, sans frémir, de votre derniere heure..... Ah! Ximenès! ..... vivez! Stéphanie vous en conjure! conservez-vous pour ceux qui vous aiment, & pour ceux, hélas!... que vous devez aimer! LETTRE LVIII. De Clarence, à Stéphanie. Dieu, pour jamais, dites-vous? ... Quoi! Vous avez pu le prononcer, ce mot horrible! ... Vous, si chere à celui qui vous donna le jour, à Clarence qui vous auroit sacrifié tous les siens, à Madame de Céléria, à Fernand lui-même; que l'espoir de vivre dans votre souvenir console! Je veux que l'amour vous ait enlevée à jamais aux douceurs & aux consolations de l'amitié: vivez du moins pour pleurer Fernand!.. Voyez Clarence à vos genoux, baignée de larmes, oubliant ses propres chagrins, ne succombant qu'aux vôtre, vous conjurant de vous conserver, d'avoir pitié d'elle, de lui rendre une amie! Faudra-t-il toujours qu'elle vous implore? En un mot, si ce n'est point assez à vos yeux, que sa tendresse, son désespoir & ses prieres, apprenez sa position. Je viens de perdre le procès, dont ma fortune dépendoit: je le prévoyois sans vous le dire, & je vous le cacherois encore, si quelque chose pouvoit me rassurer mieux contre votre barbare projet, que le malheur que j'éprouve. Milord Clarence est malade; le renversement de mes espérances lui a été funeste. Il pouvoit prévenir ce coup; il n'a point voulu se prêter à un accommodement qui lui étoit offert. Son état, sa douleur se mêlent à celle que vous me causez. J'aurois volé vers vous dans toute autre circonstance. Je suis éternellement arrêtée, loin de vous; & dans quel moment! Vous seule, Stéphanie, vous seule pouvez anéantir ou fortifier mon courage; & c'est vous enfin qui allez décider mon sort ... Ah! mon amie, que nous sommes différentes! Je ne crois point connoître l'amour; mais combien en moi il sera toujours subordonné à l'amitié! un attrait libre est plus fait pour mon ame. Eh! comment peut-on préférer à la compagne de son enfance, à la dépositaire fidelle de ses pensées, à l'amie que l'on conservera jusqu'à son dernier soupir, l'amant qu'il faut craindre, à qui l'on doit cacher son pouvoir, & que l'on peut perdre autrement que par la mort? Croyez toutefois que la lettre de Fernand m'a penétrée au point que, si vous ne lui aviez pas répondu, je vous aurois désapprouvée: la vertu vraie n'est point fastueuse. Il peut vous devoir la vie; & quoique vous ne lui montriez qu'un intérêt généreux, vous êtes adorée; il sera soumis à vos ordres. J'attends des nouvelles avec impatience, avec effroi; & cependant j'espere..... Ah! si je pouvois vous savoir heureuse! ... De grace, écrivez-moi; ou que du moins Dona Almanza ..... l'inquiétude où je suis, n'est pas supportable..... Adieu, trop malheureuse, trop intéressante & trop sensible amie! Adieu.... Si Fernand, hélas! n'étoit plus; si le Ciel mettoit ce comble à vos infortune..... puisse au moins cette lettre, trempée de mes larmes, vous rappeller que mes jours dépendent des vôtres, & que j'ai fait le serment, au fond de mon cœur, de ne vous pas survivre un seul moment! LETTRE LIX. De Dona Almanza, à Miss Clarence. Quels objets m'environnent?.... Votre procès perdu, Stéphanie toujours malheureuse, Fernand prêt à payer, de sa vie, ses triomphes & sa gloire!... O destin! sur qui tombent tes coups?.... Mais en dépit de ses cruautés, sachez que le renversement de vos espérances, que cette nouvelle si triste, si inattendue, a coûté, à Stéphanie, des larmes qui l'ont sauvée peut-être: elle n'en versoit plus; elle étoit tombée dans un accablement qui nous glaçoit d'effroi. Une douleur plus tendre lui a succcédé. Elle se refuse moins à l'espoir, .... elle m'écoute, quand je l'assure, que celui..... (Chere Clarence, je sais tout), quand je l'assure, dis-je, que Fernand est dans un état moins dangereux. Enfin (ô consolation mêlée de trop d'amertune!), ce sont les pleurs que votre lettre a fait couler, qui l'ont rendue à la vie. Mais, grand Dieu! dans quel état je l'ai vue?... Ce fut moi qui lui appris le péril de Fernand, de ce mortel, trop fait pour être adoré. Lorsqu'on en vint apporter l'affreuse nouvelle à Madame de Céléria, j'étois chez elle. Son désespoir alloit la conduire vers Stéphanie; elle vouloit concerter, avec elle, les moyens d'annoncer, à sa fille, le plus grand des malheurs (car elle lui croit une ame faite pour le sentir): elle y venoit chercher les ressources de l'amitié, dont, pour elle-même, elle avoit tant besoin. La Marquise n'avoit point, comme moi, lu dans le cœur de son amie. Effrayée de son projet, je lui objectai que Stéphanie étoit trop sensible, pour ne devoir pas être ménagée sur tout ce qui pouvoit affecter douloureusement la bienfaitrice la plus généreuse, & la plus aimée: j'ajoutai qu'il étoit nécessaire de la prévenir, & je me chargeai de cette cruelle commission. Stéphanie vous écrivoit, lorsque j'entrai. Elle vit que je frémissois, & elle sembla pressentir ce que j'avois à lui apprendre. Nous restâmes quelques momens muettes & consternées. Enfin, avec le plus pénible effort, je romps ce silence terrible: Fernand, lui dis-je?... Eh bien?... Eh bien! Fernand, s'écrie-t-elle, en jettant sur moi un regard triste & égaré. Je me hâtai de lui dire qu'il respiroit encore..... A ces mots, elle éleve les bras vers le Ciel; puis, se saisissant d'une de mes mains, elle la presse sur son cœur, semble implorer mon indulgence; & sans pouvoir me parler, me fait signe de lire ce qu'elle vous écrivoit. Augustine paroît alors; le trouble où elle est, l'empêche d'appercevoir l'état de sa maîtresse: elle lui présente une lettre. Votre malheureuse amie cherche à se contraindre devant cette fille, qu'elle traite avec égard, sans toutefois lui confier ses secrets sentimens: elle lui demande, d'une voix presqu'éteinte, de qui est cette lettre? Augustine répond qu'elle est de Dom Fernand, qui se meurt, & qui écrit à Miss; qu'un de ses valets de chambre, qui n'a osé, elle ne sait pourquoi, se montrer dans cette maison, a marché, jour & nuit, pour l'apporter; que cet homme se désespere, & que, si le Ciel n'a pitié des fideles serviteurs qui lui redemandent un si bon maître, ils vont tous mourir, du chagrin de s'en voir privés..... O ma chere maîtresse! je sens cela. Si vous étiez encore malade, ajoute Augustine; .... & ses sanglots redoublent. Stéphanie étoit immobile; la pâleur de la mort couvroit son visage: l'ame déchirée par ce récit, ne proférant pas une parole, les yeux fixes & attachés sur la lettre, elle se détermine enfin d'une main mal assurée, à la prendre de celles d'Augustine, qui regarde alors sa maîtresse, & qui s'écrie, hors d'elle-même: ah! mon Dieu! secourez-nous; Miss se trouve mal! Je l'assure qu'elle se trompe; je lui ordonne de nous laisser seules, & de faire dire au courier de Ximenès, d'aller chez moi m'attendre: elle nous quitte. La terreur de votre amie redouble. Prête à rompre le cachet de la lettre, elle hésite, frémit; puis, avec le mouvement le plus vif, & le plus profond soupir, elle la met dans son sein, se leve: je la suis; elle s'efforce d'arriver jusques dans l'appartement de Madame de Céléria, qui accourt vers son amie. Frappée de son changement extrême, elle veut lui dire combien, en l'affligeant, il est cher à sa sensibilité! Madame, interrompt Stéphanie, c'est trop recevoir vos caresses & vos remercimens! Vous croyez que la seule reconnoissance me fait partager votre chagrin; vous ne connoissez pas encore tous mes malheurs: voyez en moi la rivale de votre fille! Vous ne douterez point que Fernand ne l'ignore toujours! ..... Daignez, hélas! vous rappeller que j'ai voulu vous fuir vous-même..... Je ne sais, ajouta-t-elle, quel motif le porte à m'écrire? .... C'est à vous à décider si je dois le savoir? Et elle remet la lettre à Madame de Céléria. Quel moment pour toutes deux! Ces tristes mots, articulés d'une voix foible & mourante, accabloient la Marquise, autant qu'ils paroissoient la confondre: en tremblant, elle ouvrit la lettre de Ximenès, n'eut pas la force de l'achever, & la rendit à Stéphanie, dont l'état horrible, pendant cette lecture, ne peut s'exprimer. Bientôt la fatale lettre tombe de ses mains: ses yeux ne voient plus; elle reste sans mouvement, sans connoissance: nous lui donnons les plus tendres soins; & c'est, dans les bras de la Marquise, qu'elle reprend ses esprits. Quoi! vous m'aimez encore, lui dit-elle, du ton le plus touchant? Oui, ma chere Stéphanie, lui répond Madame de Céléria, en la baignant de ses larmes; oui, je vous aime, autant que je vous plains, autant que je plains ma fille, & le malheureux Fernand; vous ne cesserez point de m'être chers tous trois: me voilà devenue aussi infortunée que vous! O trop funeste amour, s'écrie-t-elle! ce n'étoit donc pas assez d'avoir rendu ma vie affreuse; tu me persécutes encore, dans tous les objets de mes affections! tu ne pourras, du moins, nous désunir. Soyez-en sûre, poursuit la Marquise, en continuant de s'adresser à Stéphanie: votre vertu, votre honnêteté, mon cœur, tout me répond de votre courage; &, si le Ciel rend Ximenès à nos vœux & à nos larmes, je ne crains point.... Ah! Madame, interrompt Stéphanie; ah! croyez que ce ne sera jamais pour être à moi! J'atteste l'honneur, l'amitié, la reconnoissance, & l'amour lui-même, que je saurai me punir du mien: mais, hélas! Ximenès ..... Ximenès est expirant; & la seule humanité me prescrit de lui ordonner de vivre..... Prononcez toutefois. La Marquise approuve. Stéphanie croit qu'elle va lui devoir le salut de Fernand, veut la remercier, ne le peut; & c'est devant elle qu'avec précipitation elle trace quelques lignes pour lui. Madame de Céléria avoit exigé, sur-tout, qu'elle ne les lui montrât point: Stéphanie me les confie. J'avois dit à Augustine, d'envoyer chez moi le courier de Ximenès. Je courus l'y joindre, & je le chargeai de cette lettre, comme si, moi-même, je l'avois écrite. Lorsque je revins, Madame de Céléria avoit ramené Stéphanie dans son appartement, pour la soustraire, dans ce premier moment, aux regards de Florizene: enfin, cette femme adorable, après lui avoir dit tout ce qui auroit consolé un cœur susceptible de l'être, me laissant près d'elle, la quitta, pour aller au secours de sa fille; mais, Florizene n'étoit point encore rentrée: une Eléonore, sa parente, sa confidente & son amie, s'étoit trouvée dans un état si fâcheux, par attachement, dit-on, pour Mademoiselle de Céléria, en apprenant l'extrémité de Ximenès, que cette derniere étoit restée avec son amie. Ainsi, la Marquise attendit sa fille, quel-que tems; &, lorsqu'elle revint, la trouva instruite du malheur, dont elle frémissoit de lui porter la nouvelle. Mais, tandis que Florizene n'en imposoit, par sa douleur feinte, qu'aux regards de la mere la plus tendre, la Cour, la Ville, & notre Souveraine même, honoroient, par leurs vœux & leurs alarmes, le jeune héros pour lequel nous frémissons: le peuple alloit en foule, dans les temples, conjurer le Ciel, de le rendre à leur Monarque, à l'Etat, & aux malheureux. O chere Clarence! comment ne s'approfondiroit pas, chaque jour, dans l'ame de Stéphanie, une impression que tout justifie, oui, tout, & qui feroit naître, dans toute autre femme, l'orgueil d'un sentiment, dont elle ne connoît que les maux cruels, & le tendre abandon? Deux jours s'écoulerent, pendant lesquels, mourante de ses alarmes, & du tourment de les renfermer, nourrissant, toutefois, au fond de son cœur, une sorte de confiance au pouvoir de sa lettre, ou, du moins, le funeste espoir de ne pas survivre à ce qui lui est si cher, elle trouvoit dans l'une & l'autre idée, des forces pour se contraindre devant l'abominable Florizene, qui caressoit d'autant plus sa victime, qu'elle étoit prête à la frapper. Souvent, cette artificieuse Espagnole se renfermoit, pour ne pas nous accabler, disoit-elle, du poids de sa tristesse. Nous étions restées seules. La Marquise, Stéphanie & moi, nous gardions le plus morne silence. Florizene entre brusquement, se laisse tomber sur un siege, se couvre le visage de son mouchoir: il est mort, nous dit-elle! .... Stéphanie jette un cri perçant ...... d'un ton, qui ne pourra jamais sortir de mon ame, elle répete: Il est mort! .... Elle chancele; une voix s'écrie: non, il ne l'est point; & cette voix, ô mon amie! quel moment, quelle surprise! Cette voix est celle de Milord Rosemont! Il soutient sa fille; tous deux se précipitent dans les bras l'un de l'autre: il la couvre de ses pleurs, de ses caresses, retient son ame prête à l'abandonner, pour toujours. Mon pere!... Ah! ma fille! ... ma chere fille! je vous revois!... sont les seuls mots qu'ils peuvent se dire. Je ne cherchois point à retenir mes larmes; la Marquise, pâle & tremblante, étoit presqu'aussi changée que Stéphanie: mais, que n'éprouvâmes-nous point, lorsque, malgré sa joie de revoir un pere qu'elle adore, nous remarquâmes l'égarement le plus sinistre, dans toute sa personne? Ses yeux le peignoient. Florizene, qui avoit disparu à l'arrivée de Rosemont, la cruelle Florizene lui avoit porté un coup mortel. En vain, un pere au désespoir, & Madame de Céléria l'assure, que Fernand n'est pas tout-à-fait hors d'espérance; persuadée qu'on l'abuse, frappée de ces paroles terribles, il est mort, ... rien n'en pouvoit détruire l'impression: elle ne regardoit son pere, qu'avec l'effroi le plus douloureux. Je suis trop malheureuse, s'écrioit-elle, pour qu'une vue si chere ne soit pas une illusion: elle frémissoit de la voir s'évanouir; & alors, comme si on avoit voulu l'arracher à sa tendresse, elle se jettoit dans son sein; elle le serroit dans ses bras, poussoit des gémissemens, lui demandoit pardon de ne pouvoir vivre, répétoit, il est mort!... & retomboit anéantie..... La douleur de Rosemont, trop éclairé par cet état déplorable, mais plus affligé encore, les discours pleins de tendresse qu'il tenoit à sa fille, rien ne pouvoit la rappeller à elle-même. Il se jette aux pieds de la Marquise. Pendant qu'il lui rend grace, de ce qu'elle joint ses instances aux siennes, pour tâcher de calmer Stéphanie, elle s'y précipite avec lui. Oui, oui, s'écrie-t-elle, d'une voix que nous reconnoissions à peine; oui, mon pere, c'est à cette amie généreuse, que je dois tout; & que ne m'est-il permis de vous dire? ... Elle vous tiendra lieu de la malheureuse Stéphanie.... Rosemont & la Marquise, tous deux également troublés, fondoient en larmes, & imploroient, de nouveau, l'un sa fille, & l'autre son amie: mais, hélas! étoit-il en son pouvoir de leur obéir? Ce fut enfin, de cette agitation pénible, qu'elle passa à une sorte d'anéantissement plus terrible encore. Nous appréhendions, trop justement, que sa perte ne fût inévitable & prochaine. Son pere s'en accusoit seul: il étoit aussi infortuné qu'elle. Votre lettre les a sauvés tous deux. Elle pleure, .... elle commence à espérer: des nouvelles plus heureuses acheveroient sa guérison; & rien, avant ce jour, n'annonçoit qu'elle fût possible. Mais, voici quelqu'un! ... c'est mon meilleur ami, c'est le nôtre; c'est Dom Almanza!... Il vient de recevoir des lettres de l'armée..... Ah! son air ne me présage rien que d'heureux. Puisse Fernand nous être rendu! ..... O ma charmante cousine, remercions le Ciel! Fernand ... je laisse à Dom Almanza le plaisir de vous l'apprendre: je vous aime à jamais; & je cours embrasser Stéphanie. Continuation de la même Lettre, par Dom Almanza. Ne doutez point, aimable Miss! Ximenès est infiniment mieux; la fievre commence à céder: on espere beaucoup. Il est docile aux secours de l'art; il reçoit les soins de l'amitié: tout ce changement s'est fait depuis qu'il a reçu quelques marques d'intérêt de votre charmante amie. Dom Lope me mande qu'après un accès du délire le plus effrayant, il lui avoit pris une foiblesse, qui ne laissoit plus d'espérance. La lettre de Stéphanie arriva alors: Dom Lope, au désespoir de ce qu'elle venoit trop tard, essaya cependant de se faire entendre de son malheureux ami. Le nom de Stéphanie, répété plusieurs fois, frappe enfin ses oreilles, & ranime son cœur, qu'environnoit déja le froid de la mort: il ouvre les yeux; il est rappellé, par l'amour, des portes du tombeau. Son ami lui montre la lettre, & lui nomme Stéphanie. Dieu! s'écrie-t-il, avec plus de force qu'on n'en devoit attendre de son état; je n'ose croire ..... cette lettre seroit, .... elle pourroit être? .... Ah! si elle n'est point de Stéphanie, laissez-moi mourir. Dom Lope, en l'embrassant, le rassure, la lui présente; il s'en saisit: une lettre! ... une lettre, s'écrie-t-il encore! une lettre de Stéphanie! ..... Ximenès expirant, est plus heureux qu'il ne le fut jamais. Avec une ardeur inexprimable, il la baise, il l'ouvre précipitamment. Songez, lui dit Dom Lope, qui craint qu'il ne se flatte trop, songez, quelque chose qu'on vous mande, que c'est beaucoup de vous écrire. Ximenès serre la main de son ami: ses yeux, qui découvroient à peine les autres objets, distinguent aisément des caracteres adorés; des baisers de flamme ont couvert chaque mot, chaque ligne, que Stéphanie a tracés. Hélas! que d'indifférence pour tant d'amour, dit-il, après l'avoir lue! Mais elle m'ordonne de vivre: ah! fût- ce pour souffrir éternellement, je le veux, je le dois; puisse-t-il en être tems encore! ..... Il apprend que Stéphanie a paru affligée de son état; Augustine a cru tout simple d'en rendre compte à son valet de chambre. La joie & les transports, auxquels ils s'abandonne, font trembler pour ses jours; mais, loin de lui avoir été funestes, ils l'ont sauvé, sans doute...... O sort qui les sépares, à jamais, sort injuste, qui n'as point cessé de les poursuivre, & qui opprimes Clarence, quelle est donc ta rigueur? .... En la ressentant, que ne puis-je l'adoucir! P. S. J'apprends, à l'instant même, qu'Eléonore, parente de Félici, & de Mademoiselle de Céléria, vient de se jetter dans un cloître, & de s'y consacrer à Dieu. Rien ne m'a plus étonné, que cette nouvelle; mais ce n'est pas à moi de chercher à en pénétrer les motifs. Vous verrez peut-être bientôt le Duc de Médina, frere de la Marquise; il doit faire quelque séjour en Angleterre, avant de retourner en France. L'état où vient d'être Stéphanie, l'a pénétré d'une douleur profonde. Nous ignorons comment il en a eu connoissance? Cet état a été un secret pour l'univers; & ce n'est point la Marquise qui l'en a instruit. O charmante Miss! pourquoi les ames, comme la vôtre, sont-elles si rares? LETTRE LX. De Stéphanie, à Clarence. Clarence.... ma Clarence! il vivra! ...... je n'en puis plus douter: je renais...... Il vivra! le Ciel, nos vœux ardens, mes instances peut-être l'ont sauvé. O Dieu! que j'eusse été barbare, de ne pas répondre à sa lettre! ses jours pouvoient en dépendre..... Oui, oui, mon amie! si Madame de Céléria, moins sensible & moins généreuse, avoit désapprouvé que je lui écrivisse, je le sens, je le sens même avec joie, elle m'auroit vue tomber morte à ses pieds. On peut s'immoler à la reconnoissance, à l'amitié surtout, se vouer au malheur, s'imposer les loix les plus cruelles: mais l'amour, l'amour, hélas! n'en acquiert que plus de violence; chaque sacrifice qu'on lui arrache, lui donne de nouveaux droits, & tel est le mien: son excès égale ses tourmens..... Ses tourmens! que dis-je? ô mon amie! Fernand m'est rendu ..... mais il se doit à une autre! .... Eh! ne l'aimé- je pas pour lui seul? .... Fasse le Ciel, qu'heureux par elle, heureux à jamais, m'oubliant pour toujours, consolé en même tems que guéri, goûtant un bonheur pur aux pieds de ma rivale, mon dernier soupir lui appartienne encore, sans que désormais je lui en coûte un seul, & sans qu'il puisse soupçonner à quel point j'ai vécu malheureuse! .... Ah! grand Dieu! quel espoir m'abuse? Son cœur, trop semblable à celui de Stéphanie, aussi tendre, aussi fidele, destiné au même supplice (& c'est le comble du mien); ce cœur, puisqu'il s'est donné, quels que soient ses maux, gardera son sentiment..... Hélas! m'en voilà donc certaine; je suis aimé:!.... O douleur pleine de charmes! son amour & m'accable, & m'enchante. Tantôt, je verse des larmes ameres, en songeant qu'il est malheureux; je voudrois avoir pu, invisible à ses yeux, le connoître, l'adorer, souffrir seule, & que jamais Stéphanie, si funeste à son repos, ne se fût offerte à ses regards: tantôt, hélas! je m'enivre de la douceur de penser que la même ame nous anime, que nos vœux, nos pleurs, nos soupirs nous unissent, malgré tout, malgré la fatalité des circonstances, & la tyrannie du devoir, & la rigueur de notre destinée..... O Ciel! sa vie seroit infortunée, comme la mienne! .... Plutôt, je répete, oui, mon amie, plutôt mille fois, s'il le falloit, avoir l'apparence des torts, pour le détacher de moi, pour le rendre à lui-même, à ce qu'il se doit, & au bonheur!.... Je n'ai plus que des idées confuses; leur désordre m'effraie; je ne suis point à moi: l'état d'où je sors..... ô ma chere Clarence! qu'il a été affreux! Oserai-je vous le dire? dans les bras de mon pere, du pere le plus adorable (le Ciel m'est témoin si je l'aime), je formois des regrets; il m'échappoit des soupirs; je portois la mort dans son sein! ..... égarée, ne me connoissant plus, dénaturée peut-être, je me refusois aux consolations de sa tendresse; .... il n'a revu sa fille, que pour verser des larmes sur elle. Sa bonté me pénétroit en vain; mon cœur vouloit & ne pouvoit lui obéir. Mourir avec Fernand, étoit le seul espoir de ce cœur coupable envers la nature, envers l'amitié, envers Clarence.... Eh! quels sont donc les éloges que je mérite? Livrée à une passion que n'autorisa point l'aveu d'un pere, que je ne devois point ressentir pour le mortel (quelque parfait qu'il soit) destiné à la fille de Madame de Céléria, de l'amie, de la bienfaitrice, dont je ne puis prononcer le nom sans attendrissement;... il falloit armer mon cœur contre cet amour qui l'afflige, l'inquiete, la désole: en vain elle cherche à me le cacher; .... il falloit, du moins, trouver, dans les sentimens qui sont des vertus, assez de forces pour le vaincre: en ai-je eues? Qu'ai-je fait pour ceux qui m'aiment, pour les objets qui doivent m'être les plus sacrés, pour vous qui m'êtes si chere? Vivrois-je enfin, si Fernand n'étoit plus?.... O combien je suis humiliée de me trouver si loin de moi!.... tout me désespere: rien ne me console: votre procès perdu! ..... Chere & tendre amie, cette cruelle nouvelle m'a fait verser bien des larmes, dans un tems où cette triste marque de sensibilité étoit même anéantie en moi. On dit que j'approchois du terme de mes peines, sans ces larmes si douloureuses: mais, hélas! à ce prix, je détesterois le jour, si je n'étois sûre que la privation la plus sensible pour votre cœur, seroit celle d'une amie, d'une amie sincere, & qui voudroit s'appartenir, pour être encore plus à vous. Milord Rosemont, (ce n'est plus Sidley ni Ramire), mon pere,..... mon pere, que je ne puis voir assez, que je vois sans cesse, (il loge chez Madame de Céléria); est aussi vivement touché que moi, de votre chagrin & de celui de Milord Clarence: que ne vous dit-il point à l'une & à l'autre? Votre amitié pour sa fille le pénetre; il connoît tous vos droits au bonheur, à l'intérêt le plus tendre, à tous les sentimens que nous vous conservons, & que Madame de Céléria partage: vous êtes adorée jusques dans ces lieux. Le Chevalier de Rosenne est arrivé hier. Je n'ai osé jusqu'ici répondre à tout ce que vous m'en avez mandé: peut-être savois-je, avant vous -même, combien il lui seroit pénible de quitter l'Angleterre. Madame de Norsey est moins coupable que votre cœur ne se l'imagine: on ne peut avoir une ame plus honnête que la sienne, ni qui vous soit plus tendrement dévouée. O ma chere Clarence, comment son frere peut-il se plaindre d'elle? Ne partagez point son injustice; ne partagez jamais; .... puissiez-vous, instruite par mes malheurs, vous défendre, mieux que je ne l'ai fait, de toute impression qui troubleroit le repos de votre vie, & enleveroit à la mienne la consolation de vous savoir au moins tranquille! Mon pere, (que tant de ménagemens & de bontés augmentent mon embarras)! mon pere ne me dit rien de l'état déplorable où il m'a vue; non que je me flatte qu'il puisse s'en dissimuler la cause. Quand nous sommes seuls, prêt à me parler, il hésite, il attend que je rompe le silence; & je n'ai pu encore m'y résoudre..... déjà les vertus, les charmes de la Marquise, son esprit, sa douceur, tout ce qu'elle réunit, est devenu l'objet continuel de son admiration. Devant lui cependant, elle se contraint: il n'apperçoit point son trouble; il ne sait pas combien il est heureux! Un jour viendra, je l'espere, où elle pourra enfin se livrer à son penchant, s'en applaudir, aimer sans remords, & le dire, sans honte. Pour moi, condamnée à ne jamais jouir de ce bonheur, ce n'est plus que par celui de ce qui m'environne, que je peux supporter mon sort: tel qu'il est, cependant il pourroit satisfaire un cœur ambitieux. La Reine de Castille me comble de plus en plus de ses bontés. Par son ordre, j'étois présente, lorsqu'au milieu de toute sa Cour, cette Princesse a déclaré que Ramire vainqueur, étoit Sidley proscrit dans cette même Espagne, où il n'avoit cherché à confondre ses ennemis & ses accusateurs, qu'en se couvrant de gloire; elle a ajouté, qu'il ne vouloit reprendre le nom qui lui appartient, qu'après l'avoir encore illustré. Elle a fait connoître sa fille: mais qu'étoit-ce pour mon cœur, en comparaison des éloges adressés à un pere, que ceux dont, sans doute, hélas! je ne suis plus digne? La promesse des premiers grades militaires, celle de l'Ordre de Calatrava, & d'une très-forte pension, lui ont été faites dans le même moment. Le Comte Félici a secondé les intentions de sa Souveraine, avec le zele le plus vif: mon pere le voit souvent; il l'eftime, il le doit. Chaque jour, Félici acquiert des droits à ma reconnoissance; & s'ils m'étoient pénibles, ..... Je n'oserois me l'avouer. Personne plus que lui, ne rend justice à Fernand; c'est toujours avec transport qu'il en parle. Aussi charmé que le public de la guérison de ce héros, il n'est pas moins son admirateur, que celui de l'auteur de mes jours; sûrement il ne s'enflammeroit point pour leurs vertus, s'il n'en avoit lui-même. Vous savez que sa niece, qu'Eléonore aimable, jeune, faite pour plaire, vient de prendre le parti de se consacrer à une retraite éternelle? ... Hélas! un soupçon, toujours renaissant, quoique je l'aie toujours rejetté, m'a rendu cette nouvelle plus frappante que je ne puis vous le dire: peut-être s'arrache-t-elle à un objet trop redoutable; ... peut-être sa vertu cherche un abri? Et j'ose la plaindre? Ah! c'est à moi de l'envier ..... Mais un pere comme le mien, mais une amie, telle que Clarence, .... qui? moi! je pourrois les abandonner? Non, jamais, jamais! je le jure par-tout ce qui doit me les faire préférer à moi-même. Adieu! donnez-moi de vos nouvelles & de celles de Milord Clarence? .... Depuis notre séparation, depuis ce jour de peine, je les ai éprouvées toutes. Que mon cœur est oppressé...... Adieu, adieu! Quand vous verrai-je, hélas?.....Voici dona Almanza qui veut vous écrire. Dona Almanza reprend: Quel nouveau chagrin pour notre intéressante & malheureuse amie; si elle savoit ce qui vient de se passer chez la Marquise! Nous nous entretenions du Duc de Médina: sa sœur plaignoit le sort de son amour. Florizene paroît: croyant m'appercevoir qu'elle a quelque chose de particulier à dire à la Marquise, je m'éloigne; elle m'arrête. Vous ne serez point de trop, me dit-elle, pour une explication indispensable; votre amitié excusera difficilement la conduite que tient dans cette maison Stéphanie, qu'il vous a plu d'y établir: & vous-même, Madame, en s'adressant à sa mere, malgré votre vive tendresse pour elle, quand vous saurez combien elle en est indigne, peut-être vous ferez-vous quel-que reproche? La Marquise veut l'interrompre; Florizene poursuit: l'état où vous l'avez vue, ses cris, son délire faux ou véritable, lorsqu'on a cru Fernand mort, auroient pu déja vous éclairer; mais je me mettrois peu en peine de ce qu'il lui inspire, si elle ne m'enlevoit son cœur; & il est tems que le vôtre se décide entre elle & moi. La Marquise cherche à dissuader, & plus encore, à consoler sa fille, qui croit lui apprendre que, pendant le danger de Ximenès, un de ses gens a été député vers Augustine, & que même on l'a vu lui remettre une lettre, sans doute adressée à Stéphanie: d'ailleurs, continue-t-elle, en voici une seconde qui lui est encore écrite; le hazard l'a fait tomber entre mes mains; elle atteste assez leur intelligence. La Marquise pâlit, en fait la lecture avec trouble, & en la rendant à sa fille: cette lettre prouve au contraire, lui dit-elle, que Stéphanie n'est point coupable; que Fernand est malheureux,.... Je sens, hélas! combien vous l'êtes, & peut-être ma fille, ajouta-t-elle, en contraignant ses larmes, qu'une ame bien courageuse, n'imputant rien qu'au sort, le dégageroit de ses sermens.... Florizene à ces mots, oublie en ma présence tout ce qu'elle doit à sa mere, mais non sa fausseté profonde; car je ne puis croire à un sentiment qui s'exprime avec tant d'amertume & de fureur. Me parler d'un semblable sacrifice, s'écrioit-elle, avec des convulsions de rage, c'est me demander ma vie: quelle mere est donc la mienne? Elle me destine à souffrir, pour qu'une étrangere soit heureuse; elle m'assassine; elle adore un monstre d'ingratitude, ne ressent ni mon injure, ni mon désespoir, ... elle en jouit peut-être! ..... Je l'arrêtai enfin; je sentois mon indignation s'accroître en voyant l'état cruel de la Marquise. Combien j'admirai la douceur de ses plaintes! Pour la premiere fois, sa fille (ah! le Ciel lui en devoit une autre), avoit commencé de se dévoiler à ses yeux; mais son cœur l'excuse encore, partage sa peine; sa tendresse l'aveugle; elle rejette sur son amour l'emportement le plus condamnable, & prend, hélas! pour du repentir, quelques soumissions contraintes, jointes à la promesse qu'elle lui a faite, de ne parler de rien à Stéphanie. L'assurance que jamais elle ne seroit à Fernand, ayant paru calmer Florizene; dès qu'elle nous eût quittées, la Marquise, pénétrée de douleur, me conjura d'oublier, s'il se pouvoit, cette scene si cruelle pour une mere. Elle me demanda, de plus, un éternel secret avec Milord & sa fille, sur ce que je venois d'entendre. Me préserve le Ciel de les désoler par un tel récit! Dans l'espérance que je les en accablerois, Florizene a voulu que je fusse présente; cette méchanceté de sa part n'aura point encore le succès qu'elle en attend. Mais je tremble pour Stéphanie; je gémis sur une mere plus infortunée qu'elle ne le croit. Elle s'est déterminée à parler à son amie, en faveur du Duc de Médina; elle est persuadée que ce mariage rendroit heureuses ses deux filles, c'est ainsi qu'elle les nomme, & rameneroit Fernand à celle des deux qui ne mérite pas ce titre. J'ai cherché en vain à la détourner d'une démarche inutile; jamais je ne fus plus alarmée.... J'entends Stéphanie: de peur qu'elle ne me demande à voir ma lettre, je finis; adieu, mon aimable cousine. Au nom de tout, venez dans ces lieux, dès que la santé de Milord Clarence vous le permettra. LETTRE LXI. De Florizene, au Comte Félici. Quand on ne peut s'en imposer l'un à l'autre, que sert de feindre? Je vous rends graces de vos protestations d'attachement; mais n'avons-nous pas des garants plus certains d'un zele réciproque? peut-être votre amour pour ma rivale, & sûrement la haine que je lui dois, voilà ce qui nous réunit; c'en est assez. Rassurez-vous. Je ne trahirai aucuns de vos secrets, pas même ceux que j'ai pénétrés, sans votre aveu. Fernand, par exemple, dont on vous croit l'admirateur, & que vous louez pour plaire à celle que j'abhorre, Fernand vous est odieux. Ses triomphes vous blessent, sa renommée vous importune, & sa faveur vous alarme encore plus que son amour. Vous vous êtes flatté de sa perte, & moi-même.... croyez du moins que je n'aurois pas honoré d'un seul regret le trépas d'un perfide. Toutefois, puisque la mort a trompé son attente, puisqu'elle ne l'a point affranchi des sermens qu'il m'a faits; à la bonne-heure; qu'il aime, qu'il se désespere! que me fait sa douleur? Sa foi m'appartient, & mon orgueil la réclame; mon cœur le dégage du reste. Oui, Comte, avant qu'il m'eût offensée, lorsqu'il ne connoissoit point Stéphanie, & qu'il étoit, sinon transporté, du moins satisfait d'être à moi, lorsqu'enfin j'aurois pu l'aimer sans honte; l'ambition seule de son rang avoit déterminé mon ame. Aujourd'hui le desir de la vengeance vient s'y joindre, & me le fait plus que jamais vouloir pour époux. Cependant craignez, si vous n'êtes celui de Stéphanie, avant le retour de Ximenès, craignez que tous nos projets ne soient renversés par l'accord de leurs sentimens! Déja Madame de Céléria n'est pas loin de les approuver: déja ils s'écrivent; une de mes femmes, secondée par l'obscurité, a eu l'adresse de se faire prendre pour Augustine, & s'est emparée d'une lettre de Fernand : après que vous l'aurez lue, si vous persistez dans vos lenteurs éternelles, préparez votre courage au spectacle du nouveau triomphe qu'il va remporter sur vous! Voici sa lettre. Dom Fernand, à Stéphanie. „Stéphanie daigne m'écrire! sa main a tracé ces mots! Sa voix me rappelle du sein de la mort; elle a frémi de la mienne! .. O Miss, Miss! quoi! vous voulez que je vive? .... J'obéirai, s'il m'est possible; mais, ô Ciel! qu'exigerez-vous encore? Au nom de tout ce qui vous est cher, ne me ménagez point; &, si j'étois condamné à ne vous inspirer jamais que de l'indifférence, ordonnez-moi d'être à une autre. Cet arrêt, de la part d'un pere, m'a conduit aux portes du tombeau; je l'implore de vous plutôt qu'un long supplice. O Stéphanie, Stéphanie! quelquefois j'ose me flatter, que peut-être, sans d'affreuses circonstances, votre cœur ..... Pardonnez, je m'égare. Je le sais trop, nul mortel n'en est digne: mais ne pensez pas, quel que puisse être le culte que l'on vous rend, Stéphanie, non, non, n'espérez jamais trouver autre part que dans mon cœur, celui qui vous est dû, ce délire, cette ivresse, cette idolâtrie, ce feu victorieux des approches même du trépas, cette flamme dévorante pure, qui ne pouvoit être allumée que par vous, que rien ne pourra jamais éteindre! Ah! si je suis assez infortuné, pour qu'elle vous offense; si vous y êtes insensible, je vous le demande en frémissant, haïssez-moi, plutôt que de me plaindre, sans m'aimer! O vous, qui voyez mon trouble, souveraine absolue de Ximenès, si je ne vous parois pas digne d'indulgence, eh bien! accablez-moi; ôtez-moi jusqu'aux moindres illusions; mais, ne me défendez point de vous adorer. “Ce seroit le seul de vos ordres, qu'il ne fût pas en mon pouvoir d'exécuter. “Les cruels veulent que je cesse de vous écrire: on m'arrache, .... hélas! à tout. “Un peu de fievre encore & beaucoup de foiblesse font appréhender à Dom Lope.. Eh! que craint-il pour moi? quand Stéphanie daigne s'intéresser à mes jours; quand un mot de sa main a rendu des forces à mon cœur; quand c'est elle qui me prescrit de me conserver? “Ciel! pour qui? ... Je n'ose achever.... Hélas! je crains tout; je n'espere rien; “& je ne dois pas en être moins reconnoissant des bontés dont m'honore l'objet charmant, l'objet sacré, pour qui seul j'existe encore... Adieu!“ (Ici reprend la Lettre de Florizene.) Tant de passion, soit qu'il l'exagere, ou qu'il la ressente, ne peut que charmer enfin l'amour-propre de celle qui en est l'objet: eh! comment espéreriez-vous l'emporter sur un tel rival, si vous ne prévenez son retour, si vous n'êtes lié pour jamais à Stéphanie, avant qu'il ait pu lire dans ses yeux, tout ce que la folle jalousie de Milord Rosemont l'a empêché d'y voit? Il est désabusé. Rosemont est connu pour son pere: Fernand sait qu'il intéresse; il se flatte, & de plus, ... d'où vient vous dissimulerois-je qu'il est cher à Stéphanie, sur-tout qu'il éblouit sa vanité? Quand il vous en coûteroit quelques soins pour détruire cette impression (à dix-sept ans elles ne sont que passageres), votre succès n'en auroit que plus de gloire, &, s'il étoit incertain, maître de régler la conduite de sa femme, s'avise-t-on de mettre de l'importance à ses sentimens? L'Angloise d'ailleurs vous enchante moins qu'elle-ne vous convient; c'est son époux, que vous voulez être, & non pas son amant: mais, pour y parvenir, ne comptez point trop sur Milord Rosemont; craignez sur lui l'ascendant de Madame de Céléria. Je soupçonne, que dis-je? j'ai surpris quelques regards, même de la contrainte, lorsqu'il est présent: sans moi, elle ne se seroit point déterminée à lui offrir un appartement ici. J'espérois alors m'emparer de sa confiance; vain projet auquel il m'a fallu renoncer! Après sa fille, qui est son idole, c'est ma mere, qu'il trouve belle, spirituelle, adorable, & toute aussi fraîche, quoiqu'elle ait trente-deux ans, que lorsqu'elle en avoit vingt. Il l'a vue aux eaux de Spa, il y a plusieurs années: souvent il lui parle de ce voyage; & elle est alors d'un embarras!.... L'amour du pere & de la fille me seroient-ils donc également funestes? Mais pourquoi citez-vous, à tout propos, la figure noble (si vous voulez) de ce Milord, & ses vertus auxquelles vous ne croyez pas? Jusqu'à ce que vous ayez obtenu de sa reconnoissance la main de Stéphanie; il doit paroître, aux yeux de l'Espagne, & sur-tout aux vôtres, le plus ingrat des hommes. Laissez-là vos éloges éternels, songez plutôt à l'éloigner de ma mere. Encore une fois, elle ne vous est pas plus favorable qu'à sa fille. Apprenez qu'en feignant de partager ma peine, elle m'a conseillé le sacrifice généreux de Ximenès; puis, voyant l'impossibilité de l'obtenir, j'ai lieu de présumer que c'est au Duc de Médina qu'à présent elle voudroit unir son amie. Pressez le départ du Duc; obsédez plus que jamais Rosemont; & faites agir le Cardinal, votre parent, auprès d'Isabelle. Il m'a paru indispensable d'écrire à Fernand, sur sa maladie: sans lui montrer le moindre soupçon, j'ai eu l'air de rejetter son silence sur son amour pour la gloire: je ne m'abaisse point à lui faire des reproches. La seule lettre que j'aie reçue de lui depuis son départ, étoit froide, & ne signifioit rien: mais je n'ai point voulu paroître m'en être apperçue; ma fierté, ainsi que mes projets, m'ont imposé cette conduite. A l'égard d'Eléonore, je lui connoissois l'ame la plus flottante & la plus incertaine, susceptible de remords, de passion, de crainte, de résolutions foibles, de retours plus foibles encore. Avant qu'elle me l'eût dit, je savois qu'en secret elle étoit ma rivale; mais je ne l'ai haïe, qu'un seul moment, sûre bientôt qu'elle ne seroit jamais aimée, que son amour lui feroit partager mes ressentimens, & que je pourrois le tourner à mon profit. Je ne devois point m'attendre à son incroyable retraite: mais j'avoue que je l'avois liée à mes intérêts, de façon qu'elle ne pût m'échapper, qu'en renonçant à tout; &, s'il en résulte de nouveaux désagrémens pour moi, ne pouvant être heureuse, j'empêcherai du moins que tous ceux qui s'y opposent, le deviennent jamais. Nulle autre que moi, vous en êtes sans doute instruit, n'a persécuté Rosemont & sa fille. Eléonore me seconda; je la supportois: elle se repent; je la méprise. Jugez si je persiste! voici cependant mes conditions de paix. Que Stéphanie soit à vous; que Fernand m'appartienne; je cesserai alors d'être leur ennemie: mais, tant qu'ils seront la source de mes chagrins, je ne vivrai que pour leur en causer de plus amers, s'il est possible, que ceux que j'ai ressentis par eux. Adieu, Comte. P. S. Je ne dois point vous laisser ignorer qu'Eléonore, dans le tems de notre intelligence, a remis entre mes mains des lettres adressées à vous, qu'elle a surprises, & qui vous brouilleroient sans retour avec le Cardinal, s'il pouvoit en avoir connoissance: c'est un dépôt que je garde, afin que nulle sorte de crainte ne trouble la sécurité où je suis, en vous ouvrant mon ame, sans réserve. Voulez-vous bien faire remettre à Eléonore la lettre injurieuse qu'elle m'a écrite; au bas de laquelle j'ai fait une réponse plus tranquille? Vous aurez pris, je n'en doute point, les précautions nécessaires pour l'empêcher d'avoir aucune correspondance hors de son cloître: rien n'est plus important qu'une telle prévoyance. LETTRE d'Eléonore, à Florizene. Avant de mettre, entre le monde & moi, une barriere éternelle, avant de voler, du sein du désespoir, dans celui d'un Dieu; tremblante des dangers auxquels j'échappe, n'aspirant plus qu'à expier mes crimes, & n'étant rassurée que par mes remords; si ce n'est l'amitié, l'honneur veut que je vous parle sans détour. Florizene, cessez de vous abuser. Cruelle, vindicative, implacable, c'est alors qu'on est foible: je le fus; sans doute, lorsque je résistai à la voix de mon cœur, lorsque j'écoutai la vôtre, lorsqu'en un mot, combattue en vain, éclairée par l'effroi de moi-même, je succombois avec horreur à vos instances. Ni la passion qui m'a rendue si coupable, ni vous, ne m'aveuglâtes jamais, en me conduisant aux forfaits. Cédant, sans être trompée, vous ne me laissâtes pas même la douceur d'une illusion: mais je dois vous dire, combien je frémis de la vôtre! la religion me l'ordonne.... Moi, votre amie! En a-t-on, lorsqu'on est sans vertus? Sachez que, si j'avois pu concevoir un plus profond mépris pour une autre que moi, vous en eussiez été l'objet! Malgré ma jalousie, Stéphanie étoit celui de ma vénération; je lui enviois jusqu'à votre haine! Plus encore que je n'adorois Fernand, je le plaignois de vous être destiné. En effet, jalouse sans amour, emportée sans excuse, fille sans tendresse, &, s'il se peut, plus criminelle encore que moi, votre désespoir & vos fureurs n'eurent jamais d'autre source que votre orgueil. Sans vous, je n'eusse été que malheureuse. J'aimois, j'étois née sensible; j'eusse été estimable. Ce furent vos conseils qui me rendirent barbare. Vous n'aviez cependant sur moi que le triste avantage d'être mon refuge, lorsque rougissant de moi-même, je cherchois à me soustraire à la honte, au repentir, aux seules armes qui me restoient contre le vice. Ni votre exemple, ni mes égaremens n'ont obtenu ma perte du Ciel, cette perte fatale que je voulois, d'accord avec vous; .... il daigne m'appeller à lui; mais je n'ai point encore mérité, qu'il m'ôte mon amour. C'est aux pieds de ses autels, par le jeûne, les larmes, dans les austérités, sous le cilice, que cet amour va s'éteindre; & je n'ose lui demander d'en abréger les maux, en terminant ma vie... Hélas! les excès où je me suis portée avec vous contre Milord Rosemont & sa fille, ne sont pas les seuls reproches que me fasse mon cœur: il a pu s'abbaisser au point de desirer votre union avec Fernand, par l'espoir qu'un jour, à titre honteux de maîtresse, je pourrois le consoler du malheur d'être votre époux. Eléonore avilie, ne se respectant plus, osa souhaiter ce bonheur coupable: elle ne vous servoit que pour vous trahir, ne vous caressoit que pour vous mieux tromper, & ne poursuivoit inhumainement Stéphanie, que parce qu'elle étoit trop sûre, si Fernand s'enchaînoit à elle, par des nœuds légitimes, qu'ils seroient toujours adorés...... Malheureuse que je suis!... ah! ce n'est point vous, qui m'avez perdue: je l'étois déja, lorsque je recherchai votre amitié, sans attrait, sans estime pour vous, sans autre motif que mon amour: quel amour! la parole de Fernand le lioit à vous; son cœur l'entraînoit vers Stéphanie: & comment, juste Ciel, prétendois-je l'emporter sur l'une ou l'autre? Mais songez qu'en m'accusant, je me punis. Florizene, songez qu'un Dieu vengeur (il est juste) vous parle peut-être par ma bouche. Il ne pardonne qu'au repentir. En vous implorant pour Stéphanie, je vous implore pour vous-même: que sa vertu vous désarme; que mon exemple vous effraie! Voyez couler mes pleurs, & ne rejettez point la derniere demande d'une infortunée, pour qui est enfin arrivé le jour de se connoître, & pour qui ce jour est affreux!... O Florizene, Florizene, si vous me croyez trop tard, tremblez qu'il ne soit pour vous bien plus terrible! Réponse de Florizene, au bas de la Lettre d'Eléonore. Je vous pardonne vos torts avec moi (ils ne m'étoient pas inconnus), vos projets sur Fernand, que j'ignorois, & votre opinion sur mon compte, & même votre lettre; mais non, vos alarmes. Nos positions ne se ressemblent point. Je ne serai jamais égarée par l'amour, ni, faute de courage, semblable à vous. Gardez, j'y consens, votre vénération pour Stéphanie; moi, je la hais, & je le dois. Sa conduite ne m'offre qu'ingratitude, ostentation, hypocrisie. Déjà le public, revenu de son aveugle enchantement pour elle, apperçoit son manege, & juge son cœur. Une mere qu'elle abuse; que dis-je? qu'elle indispose; un époux qu'elle m'enleve, les droits de la reconnoissance, ceux même de l'hospitalité, qu'elle a violés, voilà ses titres à ma bienveillance! Les maux qu'elle me cause, durent m'animer contre elle. La vengeance me fut permise; elle est l'arme que la nature a mise dans nos mains. Je n'en ai fait usage, qu'offensée dans tout ce qui devoit m'être le plus sensible. Vous, on ne vous enlevoit rien, que quelques jours d'illusion. Fernand ne vous étoit point destiné. Par fierté, si ce n'étoit par vertu, il falloit l'arracher de votre ame; & Stéphanie, aimée de lui, n'en étoit que plus obligée de fuir, & de s'immoler. Vains motifs que ceux qui l'ont retenue! Avant de se devoir à un pere, c'est à soi-même qu'on se doit. L'une & l'autre vous m'avez trahie, & ne m'avez pas trompée. N'imaginez plus qu'il soit en votre pouvoir d'intimider mon ame. Vivez & mourez tranquille sur mon sort. Adieu. P. S. C'est au bas de votre lettre que je vous réponds. Elle dépose contre vous; je vous la renvoie. LETTRE LXII. De Stéphanie, à Clarence. Pourquoi donc, ô ma plus tendre amie, ne m'avez-vous point répondu? Milord Clarence seroit-il plus malade? ou bien, hélas! me faudroit-il craindre pour vous-même? Je suis d'autant plus alarmée, que votre cœur m'est connu. Pour la premiere fois, je voudrois en être moins sûre; je voudrois, négligée de Clarence, oubliée de Fernand, .... que ma position est affreuse!.....Aimée de tout ce qui m'est cher, je n'en suis que plus à plaindre. Un pere, un ami, oserai-je le dire? un amant .... un amant adoré, ressentent mes maux! Cette idée les augmente. O Dieu! qui m'accables, fais-moi, du moins, souffrir seule! j'en serai digne, par mon courage: mais, voir les regards de celui à qui je dois le jour, ne s'arrêter sur moi qu'avec la plus vive douleur, sentir que j'en suis la cause, être celle de vos chagrins, & du désespoir de Fernand, .... chere Clarence, quel état! Fernand, pour qui je donnerois ma vie; Fernand, que j'aime, s'il se peut, plus encore que je n'en suis aimée; malheureux par moi, malheureux à jamais! ..... son sort dépend de mon retour; ma confiance égale ma tendresse, je crois à la sienne, je l'adore: cependant, ce retour, qu'il a si bien mérité, qui feroit son bonheur, qui combleroit ses vœux; ce retour, dont je voudrois pouvoir l'assurer à l'instant même, dût-il être le dernier des miens, l'aveu en seroit un crime. L'honneur, les droits les plus respectables, ceux de la nature & de la reconnoissance, tout m'impose l'obligation affreuse d'immoler mon amant..... O Ximenès! mon cœur se déchire. Sa voix m'accuse, elle m'entraîne; elle me feroit braver le malheur, la mort, les supplices, & peut-être,.. je frémis de ce que je vais vous dire, peut-être, hélas! jusqu'à la vertu! ... Non, jamais! je le jure à l'amitié, à l'honneur, à vous. Eh bien! vertu cruelle! je ne suis plus que ta victime; je ne ressentirai plus tes consolations; il n'en est point pour moi..... Désespérée, je cede à ton empire: ne te flatte point d'essuyer mes larmes; elles couleront jusqu'à mon dernier soupir. Chaque jour, elles seront plus ameres.... ... Je ne me connois plus; ô mon amie, prenez pitié de mon trouble: mes devoirs sont horribles; mes dangers s'accumulent, & mes maux s'accroissent, ainsi que mon amour. Je porte l'affliction, & dans les cœurs qui sont à moi, dans ceux qui me sont fermés. Florizene sait tout. Un hazard, dit-on, a fait tomber entre ses mains une lettre de Fernand, qui m'étoit adressée: elle ne me voit plus qu'avec peine. Hélas! je lui pardonne de me haïr; mais, non de me soupçonner. Un jour, elle me connoîtra..... Il faut donc interdire, à Fernand, jusqu'à la moindre espérance! Mourante de ses chagrins, plus encore que des miens, il faut me forcer à lui paroître insensible; si ce n'est assez, pour le rendre à Florizene,.... chere Clarence, partagez mon effroi; que dis-je? ignorez à jamais!.... Je frémis: pardonnez à mes terreurs, à mon trouble! ... Plaignez-moi, plaignez-moi: je me meurs. Quoi! je pourrois me résoudre! .... Je n'ose poursuivre. Tout est confus dans mes idées: un projet .... l'exécution m'en sera-t-elle possible? .... Que d'incertitudes! que de tourmens!... Il est affreux d'affliger..... même une rivale! Je ne serai jamais la cause volontaire du malheur de qui que ce puisse être, & moins encore de la fille de Madame de Céléria. Je lui dois tout, mon pere peut retrouver tout en elle. Si je reste encore dans cette maison, trop fatale & trop chere, ce n'est que pour lui seul; eh! qu'y ferois-je, sans cette considération? Je n'y suis plus, pour la mere & pour la fille, qu'un sujet de douleur, de discorde peut-être.... Mademoiselle de Céléria, & moi, sans nous parler, nous souffrons en présence l'une de l'autre: je la plains, & elle est loin de me rendre justice. Félici, à qui, de jour en jour, j'ai de nouvelles obligations, instruit par elle de l'amour de Ximenès, n'a rien épargné pour la calmer, & n'a pu y réussir. Plus malheureux qu'elle, si je dois croire à ses discours, & non moins jaloux, ne pouvant désormais se sentir que de l'éloignement pour Fernand, ni cesser d'être son admirateur (j'ai trouvé cette conduite noble), il m'a protesté que jamais on ne le verroit l'ennemi d'un héros, sur-tout du libérateur de Stéphanie, & de son pere; qu'il se dévouoit à nous servir, & même Fernand, contre ses intérêts les plus chers. C'est le Comte encore, qui m'a remis sa lettre. Confident de Florizene, inquiet de savoir entre ses mains, une arme qui pouvoit m'être contraire, il l'a obligée, par ses sollicitations, de la livrer à sa prudence. En agissant ainsi, il s'oublioit lui-même, & paroissoit ne souffrir que pour moi. Avec une délicatesse, & des ménagemens, dont je ne le croyois pas susceptible, il est parvenu à diminuer l'embarras extrême, que me causoit sa démarche. Le moindre doute sur son honnêteté seroit, aujourd'hui, le comble de l'ingratitude. En me quittant, il m'a conjurée de disposer de lui, de son crédit, de son obéissance à mes ordres; & m'a priée de croire que, fût-ce l'effort, sans exemple, de travailler au bonheur d'un rival.... Non, lui ai-je dit, en l'interrompant, celui que vous appellez votre rival, ne peut, ni ne doit être à moi. Ni lui, ni aucun mortel... Pourquoi cet arrêt barbare, s'est-il écrié? Cependant, ne craignez point, qu'à l'avenir je vous entretienne d'un amour digne de vous peut-être, mais qu'il faut, à jamais, renfermer. Ah! Miss, il n'y a rien que je ne puisse endurer, plutôt que de vous déplaire. Depuis, je l'ai toujours vu plongé dans un accablement extrême; d'ailleurs, toujours fidele à sa parole, & dévoué aux intérêts de mon pere: mais, hélas! y auroit-il donc, quoique l'on fasse, des répugnances invincibles! Mon amie, par quelle fatalité que je ne conçois pas, inspiré-je de l'amour? Eh quoi! des yeux obscurcis par les larmes, devroient-ils porter, au fond des cœurs, quelqu'autre sentiment que celui de la pitié? N'ai-je reçu le don funeste de l'existence, que pour voir des peines autour de moi? Le frere de mon amie, si estimable, sûr d'être heureux, s'il avoit aimé toute autre que l'infortunée Stéphanie, le Duc de Médina est malheureux; & c'est encore par moi! La Marquise m'a ouvert son cœur sur ce nouveau chagrin, hélas! qui est mon ouvrage. Plus qu'elle ne le vouloit, j'ai vu la peine que je lui cause. Ses alarmes pour sa fille, sa tendresse pour elle, son amitié pour moi, lui font desirer de pouvoir concilier le bonheur de Florizene, & le mien; elle voudroit qu'il fût possible que je lui appartinsse davantage: elle alloit m'en dire plus, & me proposer la main de son frere; mes pleurs l'en ont empêchée: je me suis jettée dans ses bras, en la conjurant de m'épargner un refus trop douloureux. L'ame préoccupée de la plus forte passion; eh! ne le dois-je pas ce refus, à elle, au Duc, & à moi? J'ai renouvellé à la Marquise, le serment de ne jamais accepter les vœux de Ximenès, de tâcher d'en être haïe, s'il le falloit; & alors, mes larmes, mes soupirs, mes sanglots, confondus avec les siens ..... J'entends quelqu'un; on m'interrompt.... Dieu! c'est mon pere! je tremble: s'il demandoit à voir ma lettre! le moment seroit-il venu de l'explication la plus redoutée, la plus terrible pour tous deux? Ah! ma chere Clarence! je ne sais où j'en suis..... Pouvois-je l'appréhender cette explication si cruelle, & si consolante! .... De quel ami, de quel pere le Ciel m'a fait présent! Hélas! sa fille autrefois en étoit digne; ..... elle ne l'est plus! Combien de fois il m'a répété que je n'avois perdu aucuns de mes droits sur son cœur! Mes maux, s'il se peut, ont accru sa tendresse, sa tendresse indulgente, attentive, adorable .... & la confiance n'a pas été mon premier mouvement! Quelle crainte m'arrêtoit?... Que mes regrets sont vifs! combien je me trouve coupable! O mon pere! c'en est fait; je supporterai tout, je vivrai pour vous, pour vous seul. Et que ne puis-je être heureuse, pour ajouter à votre bonheur! Vous jouirez, du moins, de ma tendresse, de mes soins, de mes sacrifices; je vous cacherai ce qu'ils me coûtent: ce mystere sera le seul que je vous fasse jamais; & il sera possible à mon cœur, pour la tranquillité du vôtre. Que dis-je? hélas! plus que jamais, elle est loin de lui, cette tranquillité que je paierois de tout mon sang; c'est moi qui l'ai détruite; c'est moi qui fais couler ses larmes! A peine me reste-t-il des forces, pour vous dire ce qui vient de se passer. O ma chere Clarence! l'amour le plus malheureux ne peut donc enlever une ame honnête & sensible, aux douceurs de la nature! Lorsque mon pere s'offrit à ma vue, dans mon trouble, je continuois toujours de vous écrire; bientôt, je m'excusai sur ce tort: & que n'est-il le seul, m'écriai-je, emportée par un mouvement, dont je ne fus pas la maîtresse! Il s'approcha de moi, me prit la main, avec attendrissement: je me saisis de la sienne, je la baisai; mes pleurs la couvrirent. O ma fille, ma chere fille! si en effet vous aviez des torts, me dit mon pere, craindriez-vous de les confier à votre meilleur ami? Je craindrois de l'affliger, lui répondis-je. Et votre silence feroit son malheur, interrompit Milord. Je suis donc bien criminelle, de l'avoir gardé si longtems, repris-je, en me précipitant à ses genoux! Tout est réparé: vous ne l'êtes plus, me répondit-il, en me relevant; ma chere Stéphanie, ouvrez-moi votre cœur. Je me jettai dans son sein: il pleuroit; je me mourois: sa bonté me rassura. Je lui appris ce que vous savez, mes résolutions cruelles, mes combats inutiles, les progrès de mon amour, celui de Fernand, l'excès de mon désespoir & du sien: je lui montrai ses deux lettres, & le peu de mots que, de l'aveu de Madame de Céléria, je lui avois écrits. J'osois ne point craindre de reproches; mais je ne me croyois plus susceptible de consolations; j'en ai trouvées dans son cœur. Il approuve ma conduite; il gémit sur mes sentimens: il ne m'a point caché que ceux de Fernand lui étoient déja connus; que, trompé par le nom de Rosemont, il l'avoit cru son rival; & qu'alors, une explication, très-vive entr'eux, l'avoit trop éclairé. O Dieu! Fernand, l'ingrat Fernand peut penser que ce n'est pas lui qu'on adore? La découverte de sa passion pour moi, affligea mon pere. De ce moment, il craignit ce que son arrivée dans ces lieux, & l'état horrible où il me trouva, ne tarderent point à lui apprendre. Les vertus de Fernand, me dit- il avec bonté, justifient, sans doute, les sentimens qu'il vous inspire; les vôtres sont plutôt un malheur qu'un tort: mais quand son pere, attaché à sa parole, m'auroit semblé moins inflexible, vous & moi, ma chere fille (& alors il me serra dans ses bras), devons trop à Madame de Céléria, pour que la résolution que vous avez prise, ne soit pas indispensable, & la seule digne de vous. O ma Stéphanie, nous souffrirons ensemble; trop heureux, si mes larmes, en se mêlant aux vôtres, pouvoient en adoucir l'amertume! Je ne vous parlerai point de Félici. S'appercevant alors que je frémissois; si votre cœur eût été libre, ajouta-t-il, je lui dois l'honneur & la vie; vous lui devez le pere le plus tendre; en vous accordant au Comte, je lui donnois bien plus encore que je n'en ai reçu. Il n'y faut plus songer: je ne sacrifierai point, à mes intérêts, ceux d'une enfant qui m'est plus chere que tout. O mon pere, m'écriai-je! rien pour vous ne me sera impossible; &, s'il les avoit acceptés, quels sacrifices, grand Dieu! j'étois prête à lui faire! loin de le permettre, mon pere m'apprit, qu'en ce jour même, Isabelle lui ayant laissé voir combien elle desiroit cette union, il avoit conjuré cette Princesse d'ajouter à toutes les bontés dont elle l'honore, la grace, non moins précieuse, de ne jamais contraindre mon cœur: il a prévenu le mien. Il a obtenu de la Reine qu'elle ne me parleroit d'aucun engagement; &, en l'assurant de l'effroi que me causoit la seule idée d'un lien, dont je n'envisageois encore que les peines, il l'a détournée d'employer, sur mon ame, non son autorité, mais même le pouvoir de ses instances. O Clarence, ô mon amie! quels reproches je me fais sans cesse, de n'être pas entiérement à un tel pere! Je sens que je l'aime davantage; mais, hélas! Ximenès n'en est pas moins adoré.... Adieu; plaignez-moi, aimez-moi; & ne m'abandonnez pas, dans l'horrible situation où je suis. Adieu. LETTRE LXIII. Du Comte Félici, à Alvarès. Tout vous paroît désespéré pour moi. Eh bien! je touche au succès de mon entreprise. Stéphanie cependant se refuse à mes vœux: Rosemont, quelle que soit sa reconnoissance, m'a déclaré, sans détour, que jamais il ne la contraindroit. Cet orgueilleux Anglois croiroit s'abaisser, en dissimulant, & sur-tout avec ceux qui peuvent, à leur gré, le desservir ou lui être utiles. Ne croyez pas même, qu'il se soit rendu aux instances de la Reine: mais tout cela ne prouve rien contre l'exécution de mon projet. Pensez-vous donc que Rosemont souscrivît impunément aux refus de sa fille, si je n'étois sûr d'en triompher? Oui; malgré les apparences qui vous trompent, malgré les obstacles qui vous effraient & les sentimens de Stéphanie, & la condescendance de son pere à ses moindres volontés, incessamment soumise aux miennes,.... que dis-je? Ah! sachez Alvarès, qu'il ne tient qu'à elle de me soumettre à l'ascendant de ses vertus, de sa beauté. Je le sens, son heureux époux, si elle daignoit l'aimer, s'avoueroit son esclave. Je me croyois supérieur à tant de foiblesse.... Il est donc un pouvoir invincible! Stéphanie le possede. Sa douceur touchante, la noblesse de son caractere, jusqu'à sa sensibilité, quoiqu'un autre que moi en soit l'objet, tout sert à fortifier dans mon cœur, l'impression de ses charmes. Elle m'a fait connoître ce que je ne soupçonnois même pas, la beauté modeste, la vertu sans faste, des principes à l'épreuve du malheur & des passions. Mon ame fermée depuis long-tems aux erreurs, aux plaisirs, aux peines & aux impostures de l'amour, reprend sa chaîne: soit que j'aie cherché à la rompre, ou que je m'étonne de la porter, Stéphanie semble me punir du mépris que j'eus toujours pour son sexe. Félici toutefois, trop long-tems dédaigné, deviendroit bien-tôt le tyran de celle qui a pu le forcer à l'estime & le contraindre à l'amour. Autant que mon sort peut dépendre d'une femme, le mien dépendra d'elle; mais sa destinée m'en répondra. Je cesserois d'être amant, si je l'étois sans espérance: plus elle m'auroit assujetti, plus j'aurois à m'en venger. Un délire aveugle, une obéissance que ne lassent point les rigueurs, ou un amour qu'elles ne puissent jamais éteindre, s'ils conviennent à l'âge de Ximenès; ne sont pas faits pour moi. Envisageant un terme prochain aux ennuis de l'attente, je respecte les ordres de Stéphanie; j'ai l'air de ne lui demander que la grace de lui être utile. Sans la fatiguer de mes plaintes, je lui laisse voir mes regrets; je fais plus, & vais sans doute vous étonner. Contraire à mes propres vœux, je lui jure de n'obéir qu'aux siens, de travailler même pour mon rival, si elle en formoit pour lui. Cette conduite l'étonne, & la touche; elle me reçoit, elle m'écoute: la reconnoissance des services que j'ai rendus à son pere, a cessé de lui être aussi pénible. Je ne dois ce changement, il est vrai, qu'à l'intérêt que j'ai paru prendre au triomphe odieux de Ximenès, à ses dangers, qui malheureusement ont disparu, enfin à leur amour, que je ferai tourner contre lui seul. Je ne me repais point d'illusions. Pour premier progrès, j'ai déja presque vaincu l'éloignement que Stéphanie sembloit d'abord avoir pour moi; j'ai même été plus loin. Je suis, malgré elle, devenu le confident, au moins de l'amour qu'elle inspire, en persuadant à Florizene, de me confier une lettre de Fernand, dont très-à-propos cette fille audacieuse s'est emparée. L'ayant déterminée à me remettre ce dépôt, je m'en suis fait un mérite auprès de Stéphanie. Un autre à ma place eût appréhendé l'attendrissement que devoit lui causer cette lettre, où respire une passion peut-être vraie; mais, indépendamment de ce qu'elle en étoit déja trop sûre, le moment n'est pas venu de détruire Fernand dans son esprit. Le supplanter, est le point important;& ce moyen a eu tout le succès que je m'en étois promis. Cette nouvelle obligation, ajoutée à son estime pour moi, me donne quelques droits à sa confiance. Fernand lui est trop cher, pour que, me sachant instruit de son amour, elle ne me voie pas avec une sorte d'intérêt. Il paiera cher le bonheur d'être préféré! Cependant, aux yeux de Stéphanie, rival généreux, & amant délicat, je suis encore un ami zélé. Elle ignoroit que Florizene fût informée de tout. La Marquise, sur cet article, avoit imposé à sa fille le silence le plus pénible: mais enfin, voilà Stéphanie certaine qu'elle porte le trouble dans une maison, dont il faudra qu'elle s'éloigne. Elle doit sentir la nécessité de s'y résoudre; & je sens, à mon tour, combien il est essentiel de lui faire accélérer le moment d'une pareille séparation. Celui que je redoute, & que je déteste d'autant plus, que je ne puis le confondre avec les autres hommes, Fernand sera bientôt en état d'être transporté. Il brûle de revoir ces lieux. Il faut prévenir son retour; il faut le frapper du dernier coup. Voyez votre parente, religieuse dans le même couvent, où la crédule & malheureuse Eléonore s'est retirée. Qu'elle continue de n'épargner rien pour s'emparer de sa confiance. Elle peut paroître tenir de vous, que Mademoiselle de Céléria, plus animée que jamais contre Miss Rosemont, redouble d'efforts pour la perdre. Sans m'expliquer davantage, j'attends tout de cet avis. La hardiesse du moyen me plaît; comptez qu'elle sera justifiée par l'événement. Eléonore, d'ailleurs, n'écrira rien qui ne me soit remis: je me suis assuré de la Supérieure du Couvent, & Florizene, à cet égard, doit être fort tranquille; mais elle l'est beaucoup trop, sur un autre point plus inquiétant pour elle. Elle croit avoir repris à Eléonore toutes les lettres qu'elle lui a écrites; cependant il lui en reste une, qu'il lui a paru sage de soustraire. Ou je me trompe, ou cette lettre & l'avis que je vous recommande, doivent être funestes à Dom Fernand, aussi bien qu'à Florizene; &, j'en conviens, punir la méchanceté de l'une, me sera presque aussi doux, que d'accabler l'autre. Elle ne cesse point de me recommander le départ de Médina. Plus clairvoyante, ou moins préoccupée de ses intérêts, sentant que ceux de ma politique & de mon amour doivent être conformes aux siens, elle s'en rapporteroit à moi: elle me prescrit sur-tout d'éloigner de sa mere Milord Rosemont. L'un & l'autre sont jeunes encore; je comprends ses motifs; mais j'en ai pour vouloir leur union. Vous n'imaginerez pas sans doute, quoique je m'apperçoive qu'ils s'aiment, quoique je trouve qu'ils se conviennent, que ce soit le desir frivole de leur bonheur qui m'occupe; mon intérêt seul, sur cet article, me fait résister à Florizene. Elle se plaint au surplus de mes lenteurs, & pense ne me faire agir que pour elle! Je ris de ses plaintes, & j'ai pitié de sa présomption. Quoique ses artifices & sa fermeté soient vraiment au-dessus de son âge, à dix-huit ans on est moins habile qu'elle ne le croit: je sais qu'elle est dépositaire de quelques lettres , qui m'obligent de la ménager encore. Je cede aux circonstances, je veux bien descendre à la tromper, & je la défie de me croire l'auteur du chagrin que je lui prépare. Si je n'échoue point bientôt, je serai sa seule ressource; & nous verrons alors, si elle sera tentée de me nuire. Le Cardinal m'apprend à l'instant que la Reine consent avec joie à doter Stéphanie, quelque soit l'époux qu'elle choisisse. Nous venons de convenir qu'il ne lui en porteroit la nouvelle, que dans un moment que je pense devoir être décisif. Il pourra y joindre alors quelques mots en ma faveur. La vénération qu'elle a pour lui, jointe à la force des événemens, me fait tout espérer. Je conviens que, si elle avoit moins de vertus, rien ne seroit si déraisonnable que ma confiance; elle n'est pas de ma part ce qui doit le moins vous surprendre. Adieu. Si j'obtiens Stéphanie belle, jeune, richement dotée, d'un sang illustre, chere à notre Reine, faite pour fonder les plus hautes prétentions d'un époux ambitieux, aurai-je été égaré par l'amour? Jugez-moi enfin; &, au jour du succès, que Fernand meure de regret, que l'univers m'envie, & qu'Alvarès me félicite! LETTRE LXIV. De Fernand, à Stéphanie. Seroit-il vrai? Ne m'a-t-on point trompé? Quoi! l'amant le plus tendre, le plus enivré... Il se pourroit?... O Miss, pardonnez! ... Mon trouble, mon désordre, mon délire, mon ravissement m'ôtent l'usage de la raison. Que dis-je? Ah! je n'en eus jamais davantage, & je voudrois qu'il me fût possible de vous adorer, plus encore que je ne l'ai fait jusqu'à ce jour. Non; je ne dois plus vous implorer en vain; je ne puis rester dans mon incertitude. Après l'espérance que j'ai osé concevoir, il faut que je meure à vos pieds, de l'excès de mon bonheur, ou de celui de mon infortune: mais, hélas! J'ai pensé combler la vôtre! O Stéphanie, c'étoit à vous que l'on préparoit le tourment le plus affreux, le supplice d'un pere! On vous persécutoit, j'en étois la cause! j'ignorois mon crime; & je frémirai de vos dangers, le reste de ma vie..... Ah! quelles que fussent les rigueurs de mon sort, le supporter, chérir ma malheureuse existence pour veiller à votre bonheur, au moins pour vous défendre, voilà quel étoit mon devoir; & tandis que, loin de vous, j'osois songer à moi, tandis que j'osois me plaindre, vous accuser peut-être, & m'abandonner à mon désepoir, vous étiez exposée aux fureurs d'un monstre que je haïssois déja, que je méprise, que j'abhorre! Je n'y puis songer, sans que des mouvemens de rage... Vile & implacable ennemie de ce qu'il y a de plus charmant au monde, vas, tu me fais horreur! Quelle ame atroce! La vertu ne la désarme point: ce n'est pas même l'amour qui l'égare. Pour satisfaire son orgueil, ne respectant rien, ni le malheur, ni l'innocence, fausse & cruelle, & sans remords & sans pitié, devant tout à votre position, &, si elle en avoit été digne, à vos exemples, elle ne travailloit qu'à vous désespérer, qu'à vous perdre; &, pour y mieux réussir, elle traînoit dans l'abîme une infortunée, dont j'ose vous envoyer la lettre! Ce n'est que votre intérêt seul, qui me détermine à vous en faire part. Je risque de vous déplaire; ô Stéphanie, puis-je mieux vous prouver mon amour? Eléonore, à Dom Fernand. Il m'est enfin devenu possible de subir la honte, plutôt que de garder un silence coupable. Arrête, malheureuse! Tu vas être haïe, méprisée, méprisée de Fernand! mon cœur se croyoit des forces; mais cette idée horrible... O Dieu! ne m'abandonnez pas à mon trouble, à ma foiblesse! & vous, à qui ces lignes ne parviendront qu'effacées par mes larmes, s'il se peut, lisez, & connoissez-moi! Vous vîtes Eléonore parée, au moins des charmes de son âge. Il fut un tems où elle y joignoit des vertus. Alors, l'estime de Ximenès en étoit le prix: ce tems, hélas! cet heureux tems ne peut renaître. Ma jeunesse a disparu; déja mes pleurs l'ont flétrie. Le remord me consume. Quand votre mépris m'est dû, à peine osé-je prétendre à votre pitié. Séparée des humains, les fuyant tous, ne pouvant me supporter moi-même, oubliée, ensevelie pour l'éternité au fond d'un cloître, j'y cherche en vain l'innocence & la paix. Imploré-je le Ciel? mes cris l'offensent. Est-ce à Dieu que j'appartiens? Prosternée, mourante à ses pieds, est-ce lui que j'adore? O source de tous mes égaremens, amour funeste! ... Quel mot m'échappe! Dussiez-vous m'en trouver moins odieuse, ne cherchez point à pénétrer cet affreux mystere. L'honneur (au sein des tourmens, je m'applaudis de lui être rendue), l'honneur me commande l'aveu de mes forfaits & non celui.....Ximenès, quel que soit mon trouble, lorsque vous saurez combien je suis criminelle, mon désordre, mon désespoir, ma douleur profonde cesseront de vous étonner. Celle que vous adorez, & qui ne m'en a toujours paru que trop digne, dont je ne cessai point d'admirer les vertus, dont j'enviai les tourmens, eut en moi, une ennemie cruelle: mais je dois vous avertir, qu'il lui en reste d'implacables. La crainte qu'elle n'y succombe, est le motif de ma lettre. Connoissez ses dangers & les vôtres. Connoissez sur-tout la femme qu'on vous destine. Vous flattez son ambition, son cœur vous hait; (vous, Ximenès, vous êtes haï)! Vous ne le possédiez pas même, alors qu'il ne vous reprochoit rien. Aussi-tôt que vous peut-être, elle a démêlé votre passion pour Stéphanie. Soudain le dépit s'empara de son ame; le désespoir égara la mienne; & je ne partageai que trop ses ressentimens. J'étois en proie à la plus affreuse jalousie; la vôtre fut l'ouvrage de nos insinuations; elles détruisoient votre bonheur & non pas votre amour. Ne parvenant point, malgré nos efforts; à vous détacher de Stéphanie, n'ayant pu éloigner d'elle Madame de Céléria, Florizene résolut de la couvrir d'opprobre. D'abord, je combattis son projet; j'y fus forcée par l'ascendant de la vertu. Mon foible cœur se rendit enfin, & devint complice des complots les plus noirs. L'inflexible Tribunal fut averti de la mort feinte; & de l'évasion de Sidley; je n'y eus pas moins de part, que Florizene. Déja elle étoit triomphante; déja.... hélas! qu'osé-je espérer? Le succès affoiblissoit mes remords. Les ordres les plus rigoureux étoient donnés de se saisir de l'infortuné Milord. Son ignominie, sa perte, celle de sa fille nous sembloient inévitables. Le Ciel renversa nos projets: nous devions en être les victimes; & nous l'eussions été, sans Stéphanie. Lorsque la Reine voulut qu'on n'épargnât rien, pour découvrir les dénonciateurs barbares de Sidley, son intéressante fille, quoiqu'elle n'imaginât pas connoître les coupables, d'avance implora leur grace, & l'obtint. Tant de grandeur d'ame acheva de me confondre! vingt fois je fus prête à me jetter à ses pieds: mais Florizene possédoit le secret fatal de ressaisir sa proie. Abusant contre moi du sentiment, que dis-je, de la passion la plus violente & la plus coupable, que, pour mon malheur, elle avoit pénétrée, elle en fit un des instrumens de sa vengeance, jusqu'au jour où j'appris que vous étiez expirant. A cette affreuse nouvelle, perdant tout espoir, enlevée à un reste d'illusion, m'accusant même de votre état, l'excès de ma douleur m'éclaira sur tous ceux où je m'étois portée. Sans cesse, hélas! vous vous offriez à moi, pâle, sanglant, saisi d'indignation à mon aspect, rejettant mes soins avec horreur. Mourante à vos pieds, je vous voyois à ceux de Stéphanie! Tous deux, vous me refusiez impitoyablement le trépas que j'implorois. J'allois me soustraire à mes tourmens, à mes remords: j'allois mettre le comble à mes crimes:... je vis pour les expier. Heureuse, dans mon malheur, si j'obtiens le pardon d'un Dieu que j'ai tant offensé! Heureuse, sur-tout, si je trouve bientôt, dans la tombe, un refuge contre l'image adorée qui me poursuit! .... & un terme à mon supplice! J'espérois du moins qu'un exemple aussi effrayant que le mien, produiroit quelque impression sur Florizene; mais elle s'enorgueillit d'y être insensible; elle a bravé jusqu'à mes dernieres supplications: elle m'oblige à révéler ses fureurs. Je serois responsable des maux qui suivroient votre union avec elle; je le serois de ceux dont elle accableroit Stéphanie, si j'avois hésité de vous instruire.... Tremblez pour elle-même, qu'elle n'accorde sa main & sa foi à tout autre qu'à vous! Dignes l'un de l'autre, entraînés par le même penchant ..... (on peut s'en rapporter à mes yeux, .... hélas! & à mon cœur), vivez pour Stéphanie! vivez l'un & l'autre aussi fortunés, que je suis misérable! Puissiez-vous songer à moi sans horreur, ne pas dédaigner mon repentir, & accorder quelque compassion aux larmes, ou du moins à la fin prochaine d'une coupable, qui ne doit plus vous paroître qu'infortunée!P. S. Ne méritant point de vous inspirer de la confiance, je joins ici une seule lettre de Florizene, qui m'est restée, ainsi que la copie de l'une des vôtres . Je connois votre ame; elle est trop généreuse pour que je puisse craindre, qu'en rompant avec elle, vous compromettiez sa réputation: vos vertus, ô Dom Fernand, & celle de Madama de Céléria, me répondent de vos égards pour sa fille; puisse le Ciel toucher enfin son cœur! Ne répondez point à ma lettre; ce seroit inutilement .... Je viens de prononcer votre nom, pour la derniere fois. (Ici reprend la Lettre de Fernand.) Oui, adorable Stéphanie, oui, vous plaindrez, autant que je le fais, la victime d'une furie; mais, malgré l'attendrissement qu'elle me cause, tout cede en moi à l'idée insupportable des maux que Florizene, peut-être, vous prépare encore: bientôt mes forces me permettront de ne pas la craindre; bientôt, près de vous, ... Dieu! quel moment! ... Quoi! mes yeux vous reverront! .... Stéphanie, Stéphanie! Non; je ne vous quitte plus: aux tourmens de l'absence se joindroient de trop vives alarmes. Je vous garantirai de l'abominable Florizene!... Que je plains Madame de Céléria! Depuis que j'ai montré cette lettre à mon pere, l'hymen qu'il desiroit, ne l'épouvante pas moins que moi; lui-même va dégager ma parole & la sienne. Plus d'obstacles enfin, si je n'en trouve point dans votre cœur. O vous, à qui, heureux ou malheureux, le mien appartiendra jusqu'à son dernier soupir, c'est de vous, à présent, de vous seule, que dépend mon sort!... Dieu! pourriez-vous craindre d'être à l'amant qui vous adore; de le voir toujours plus reconnoissant, toujours plus enivré de son bonheur, croire à chaque instant qu'il vient de l'obtenir pour la premiere fois; en jouir sans cesse, & sans cesse le sentir mieux; ne vivre que pour vous, n'appercevoir que vous dans l'univers; à force d'amour, vous mériter, faire naître le vôtre, &, dans vos bras, ou à vos pieds, éprouver, quels que soient déja ses transports, qu'ils peuvent encore s'accroître? Non; vous n'avez point de devoirs à m'opposer en ce jour; il n'y a que l'indifférence la plus invincible qui puisse m'accabler d'un refus cruel: mon désespoir ne s'y méprendra point; & si tel est mon malheur..... O Stéphanie, je ne sais point me prévaloir des conjectures d'Eléonore: mais nos cœurs (j'ose m'en rapporter au mien, je ne crois, je ne consulte que lui) nos cœurs sont faits pour s'aimer; je dois, sans doute, avoir pour rivaux, tous ceux qui vous ont vue: mais nul ne peut vous idolâtrer, comme Ximenès; & votre réponse fixera pour jamais sa destinée. LETTRE LXV. De Stéphanie, à Clarence. Qu'ai-je lu? ..... quel secret affreux viens-je d'apprendre? .... Ne me demandez rien! .... Je crains de vous affliger, de vous instruire, de compromettre; .... je crains même de vous consulter; vous voulez trop mon bonheur. Je me prive de vos conseils, de ceux d'un pere: la tendresse de tous deux me seroit trop favorable. Il ne me reste que mon desespoir; & c'est lui qui me décide..... O ma chere Clarence, ce cœur, ce cœur déchiré, que, pour derniere épreuve, tous le feux de l'amour disputent au devoir; c'en est donc fait, il va s'immoler, renfermer sa douleur, contraindre ses larmes: eh! peut-on trop se punir, lorsqu'on en fait répandre? J'expierai celles de l'amitié; je satisferai la haine: mon sort horrible, en la désarmant, rendra peut-être à la vertu, celle ... que dis-je? ..... En vain m'abuserois-je? Un tel effort m'est impossible..... Fernand, pour moi, n'est-il pas l'univers? n'a-t-il pas tout anéanti pour mon cœur? .... Et je sacrifierois sa destinée! Ah! s'il faut être coupable, ... ce n'est point envers l'amant qui m'adore! C'est à lui que je dois tout, son sentiment, le mien, des vertus, de funestes douceurs au comble de mes peines! oui, jusqu'au courage horrible de le mériter au prix du malheur, naît encore de l'excès de mon amour. Cependant, renoncer à lui, est trop peu; il faut qu'il ignore que ma seule consolation sera d'en souffrir plus que lui-même. L'art odieux de feindre, la dissimulation, le mensonge, voilà donc mon partage! Eh! qui peut m'imposer un tel supplice? Seroit-ce le Ciel? il abhorre l'imposture: la reconnoissance n'y oblige point; elle est coupable aux yeux de l'amour. Non, non; jamais!... Infortunée Stéphanie! où t'égarent tes vœux? N'est-il donc plus pour toi d'autre maître, que cet amour fatal, d'autre intérêt que le sien? Reconnois les droits les plus saints: suffit-il de les chérir? Vois une amie consternée, & qui va l'être davantage, si tu acceptes la foi qui fut promise à sa fille! Pour te rendre un pere, pour sauver ses jours, elle a pu s'accuser, offrir sa vie: le sang de cette femme généreuse coule dans les veines de ta rivale; & tu hésites?.... Rougis, & n'accuse que toi! Florizene, avant que sa mere daignât t'adopter, Florizene étoit heureuse; & sans doute alors, elle méritoit de l'être. Ah! Clarence! d'où vient suis-je venue dans cette maison? Quelle fatalité m'y a conduite? que d'infortunés j'y fais? & combien je le suis moi-même! .... Eléonore, Eléonore! laquelle de nous deux est la plus à plaindre? Ainsi que moi, victime de l'amour, que son sort & son courage, dont, hélas! je suis trop loin, me touchent & m'attendrissent! Son repentir sur-tout m'a pénétrée. Au degré où est le sien, il n'est point de fautes qu'il n'efface: heureuse, trop heureuse, si je pouvois l'en convaincre, adoucir du moins ses regrets, ses peines, ramener le calme dans son ame, &, lorsqu'elle se croit seule dans l'univers, la forcer d'y compter une amie! Déja j'ai volé à sa retraite. Languissante, malade, ne sortant de sa chambre, que pour aller aux pieds des Autels, elle est inaccessible, même à ses plus proches. Impitoyable pour elle seule, puisse-t-elle ne jamais savoir combien ses aveux, ... ses aveux que j'estime, me seront funestes! .... O mon-amie! Fernand soupçonne, il sait, il est sûr peut-être,...que ne puis-je vous dire!..... Souffrez cette réserve cruelle: peut-être, jusqu'à nos épanchemens me seront bientôt interdits.... Clarence, Clarence! Cette dangereuse lettre que j'ai reçue, le trouble qu'elle m'a laissé, l'espoir qu'il faut que je détruise, ma douleur, mes obligations, mes incertitudes, mes sentimens, tout m'accable: un sacrifice au-dessus de mes forces, un sacrifice épouvantable m'est imposé, sans doute, par la circonstance. Eh bien! pour me sauver de ma propre foiblesse, déja trop dévoilée à celui qui en est l'objet, si je ne peux me suffire, s'il faut me résoudre,...je choisirai le parti le plus affreux..... Chaque projet qu'enfante mon imagination troublée, dès que ma raison l'approuve, mon cœur le déteste. Il ne s'écoule pas une heure, pas une minute, que je n'imagine devoir m'apporter la certitude de la rupture du mariage de Mademoiselle de Céléria & de Ximenès; ...... Est-ce donc à moi de la redouter? Dussé-je être condamnée au dernier des malheurs, je m'y dévouerois pour empêcher leur union: elle ne l'aime point; elle n'est pas digne,.... je tremblerois pour lui, si cet hymen.... Dieu! que vois-je? Madame de Céléria, baignée de larmes, entre chez moi: mon pere, pâle, tremblant, est avec elle! .... Chere Clarence! quel nouveau coup!.... Je succombe.Plus d'espoir pour votre malheureuse amie! Ah! Clarence, Clarence! la nature, l'amitié, pour moi seule funestes, ... l'une & l'autre m'ont perdue: qu'ai-je fait? que deviendra Fernand? Nos destins sont affreux: je frémis de sa douleur. Je le vois, ô mon amie, m'accuser,... hélas! sans me haïr. Mes larmes, mes sanglots, ses cris que j'entends, ses plaintes justes, ses regrets inutiles, l'horreur des miens, tant de maux réunis me laissent à peine la force de vous cacher ceux que je prévois....Ai-je donc pu jurer à Florizene?... Eh! que lui devois-je, grand Dieu! non que je ne lui pardonne ses complots, ses attentats, ce qu'a osé sa haine, son implacable orgueil, & tout ce dont elle me menace encore; mais je veux qu'elle me sache instruite de sa coupable indifférence pour un mortel adoré de l'univers. J'irai lui déclarer que, si elle me laisse vivre, j'accepterai, sans me reprocher rien, le don d'un cœur, que son dépit seul réclame. Oui, oui, je le sens trop, à mon trouble, à mes terreurs; oui, ma promesse fut insensée: le projet d'affliger mon amant, l'ame de ma vie, le Dieu de mon cœur, le seul être qu'il ait pu distinguer, ce projet affreux ne s'accomplira point.... O mon amie! j'outrage même le Ciel: ... je ne sais ce que je deviendrai, où je suis, ce que je sens..... Eh quoi! une mere trop vertueuse, & trop vraie, sur-tout, pour n'être pas trompée sur le compte de sa fille, une mere si tendre seroit désabusée, & le seroit par moi! Malheureuse, j'enfoncerois le poignard dans le sein d'une femme charmante, qui m'a recueillie, secourue, prodigué des soins généreux; &, ce qui est bien plus encore, des sentimens qu'elle me conserve! ... Elle m'aime, elle essuya mes larmes; & j'aurois vu en vain couler les siennes? ... Je serois un obstacle invincible à son bonheur, à celui de mon pere! ... O mon amie, ma généreuse, ma tendre amie! la scene douloureuse qui vient de se passer, ne me laisse que le choix entre leurs maux & les miens. Lorsque tous deux interrompirent mon entretien avec vous, leur douleur acheva de m'accabler. Qu'il fut terrible le silence que nous avions peine à rompre! La Marquise enfin me présenta une lettre qu'elle venoit de recevoir du Duc Ximenès, & que Florizene, croyant ou feignant de croire pour elle, avoit lue la premiere. Le Duc, en peu de mots, lui rendoit sa parole, reprenoit & la sienne & celle de son fils, & n'appuyoit fortement que sur le regret de ne pas appartenir à Madame de Céléria. Quoique je dusse m'y attendre, pénétrée de son affliction, de celle de mon pere, je veux dire quelques mots; ils expirent sur mes levres tremblantes. La Marquise fait le mouvement de se jetter à mes genoux; Milord l'en empêche: il tombe aux siens; & moi, défaillante, inanimée, que n'expirai-je alors! Dès que j'en eus la force, qu'exigez-vous de la malheureuse Stéphanie, m'écriai-je? Prononcez l'un & l'autre! elle vous remet son sort: ah! sa vie est à vous. Mon pere ne put me répondre, qu'en me serrant dans ses bras, avec une sorte d'effroi. Votre vie est la nôtre, s'écria la Marquise, d'une voix étouffée par les sanglots. Ma chere Stéphanie, ma fille, souffrez ce nom; mon cœur vous le donna toujours: mais le Ciel me fit mere d'une infortunée, que l'on brave, que l'on abandonne pour vous. Je l'ai en vain exhortée au courage; l'amour le lui rend impossible. Florizene a su persuader à cette ame céleste, à cette ame crédule, puisqu'elle est sensible, que ses jours dépendent du retour de Fernand: la Marquise se flatte, si je lui ôte tout espoir, qu'il reprendra ses premieres chaînes. Je réclame, ajouta-t-elle, votre amitié, votre pitié même: rendez à une mere au désespoir, sa fille qu'elle est prête de perdre! Je ne crains point de vous l'avouer, ajouta-t-elle, maudissant le jour où j'ai connu Stéphanie & Rosemont, dans la fureur qui l'égare, elle m'accuse moi-même: mais elle vous aima, & trop à plaindre pour être coupable, elle est digne d'intérêt, elle l'est au moins d'indulgence.... Dieu! pouvois-je l'éclairer? Quel que fût mon état déplorable, quels que fussent mes combats, & le déchirement de mon cœur, je lisois dans les yeux de mon pere ce qu'il attendoit du mien: j'allois m'y conformer, tout promettre.... Florizene alors paroît, l'air aussi terrible que dans ce songe dont vous avez partagé la terreur. Félicitez-vous, me dit-elle, de l'outrage que je reçois!... Depuis long -tems vous me le prépariez; &, si je me bornois au soupçon, c'est qu'il me sembloit trop honteux pour vous, de n'être venue dans une maison où l'on vous a accueillie, avant de savoir que vous y eussiez d'autres droits que l'infortune; de n'y être venue, dis-je, que pour y porter le trouble, la discorde, l'infidélité, la mort! Elle me sera plus douce que la vue d'une trahison qui vous rend odieuse à l'univers, autant qu'elle me rend misérable; mais dont l'atrocité, du moins, ne blessera pas long-tems mes yeux. D'un mot, d'un seul mot, je pouvois la confondre. Sa mere, une bienfaitrice, une amie, désarma mon cœur; je préférai mon supplice. Je respecte en vous, lui dis-je, celle qui vous donna le jour: & la reconnoissance & l'amitié ont du pouvoir sur moi.... Plus que vous ne le pensez, j'en donne des preuves. Je n'ai flatté, d'aucun espoir, l'amour de Fernand: il se dégage envers vous .... Quelle que soit la cause de son changement, je n'en serai point le prix. Je le jure à l'objet qui doit vous être sacré; & vous lui avez, dans ce jour, plus d'une obligation. Surprise, inquiete même à ces mots, elle ne tarda point de joindre ses excuses à celles de sa mere, dont je ne vis jamais mieux l'amitié pour moi. Milord Rosemont reçut, de la part de l'une & de l'autre, les mêmes assurances de regrets; & il ne les crut pas également sinceres, quoique cependant je lui aie caché des horreurs, dont la conviction m'est bien pénible: il en seroit accablé. O ma chere Stéphanie, me dit le meilleur des peres!dès que nous fûmes seuls, il ne convient plus à vous ni à moi de rester dans cette maison. Ce n'est pas assez encore, il faut abandonner l'Espagne. Ximenès change: on saura que vous en êtes la cause; bientôt on vous accusera d'en être complice. Vous avez le courage de renoncer à lui: je vous reconnois, vous admire, & vous plains. Mais que sais-je? il est libre, & vous l'êtes; vous en devez, l'un & l'autre, un compte plus sévere de vos démarches: que sais-je? si vous demeurez à portée de vous voir, Florizene, le public, la Marquise, auroient peut-être l'injustice de craindre que son amour ne triomphât de vos résolutions. La fortune, les grandeurs, tout ce qui m'est offert dans ces lieux, un sentiment même, plus puissant sur moi que l'ambition, depuis, (je ne vous apprends rien, sans doute,) depuis, dis-je, que j'ai revu la Marquise, je le sacrifie à ma tendresse pour vous: l'honneur nous en fait un devoir. Arrachons-nous à un séjour trop redoutable: puissé-je vous en adoucir les regrets! Ne craignez point les miens.... O ma fille, ma chere fille! je retrouverai tout en vous. C'est à moi, m'écriai-je, à moi seule, de me vaincre.... Mon pere, mon respectable ami! non, vous ne connoissez pas encore le cœur de votre fille. Mes larmes m'empêcherent de poursuivre, les siennes, de me répondre. Il m'ouvrit ses bras; je m'y précipitai: j'y puisai des forces...... Quelles forces, ma Clarence! Dieu! ô Dieu! qui savez ce qu'elles me coûtent, daignez donc inspirer aussi à Fernand celle de punir mon ingratitude, au lieu de la pleurer; de percer le cœur qu'il va croire barbare!... Qu'expirante, de sa main, l'adorant, lui rendant grace, je puisse mourir, connue, regrettée par lui! vain espoir!.... Eh bien! je serai, du moins, je serai, je le répete, plus malheureuse que lui-même. Condamnée à l'affliger, je ne veux que des tourmens. Les plus horribles, je les préfere: je le forcerai à me plaindre. Je vengerai l'amour, en m'immolant à la nature. Je ne quitterai point des lieux, chers à l'auteur de mes jours, & où il a retrouvé tout.... En est-il, d'ailleurs, où Fernand, inspiré par son cœur, attiré par le mien, ne me découvrît, & ne sût l'emporter sur mes promesses? Pour les remplir, je ne vois qu'un moyen: je me lierai par des devoirs si affreux..... Je frissonne; mes larmes coulent, mes sanglots me suffoquent: n'importe, je subirai l'horreur de ma destinée: il le faut; tout le veut: .... elle aura un terme; cette idée me console.... Que me parle-t-on du Duc de Médina? je ne le hais point ..... Heureuse, trop heureuse, au comble du désespoir, de me sentir un éloignement, une aversion, un effroi injuste ou non, qui me décide! ... L'usage de la raison m'est ravi: je ne sais ce que je souhaite, ce que je ferai..... Puisse, puisse mon pere, aux yeux duquel ma tristesse m'a donné la force de paroître tranquille, puisse-t-il ne jamais lire dans mon ame! il ignore ce que je médite. Félici m'a fait demander la grace de me voir: Félici! Félici!... O Clarence! qu'il vienne! je l'attends. Mon amie, ma tendre amie, ... rassurez-vous: on vient, .. on l'annonce.... Le voici: je me meurs.... LETTRE LXVI. De Miss Clarence, à la Marquise de Céléria. Ah! Madame, daignez, daignez m'entendre! je ne prends conseil que de mon désespoir. Vous êtes sensible & généreuse: non, je ne crains point de vous implorer en vain. Dieu! S'il étoit trop tard! ... Je tremble; & vous-même,... vous-même, hélas! frémissez! .... Stéphanie qui vous intéresse, & qui m'est si chere, cette infortunée, qui se sacrifie à vous, à votre fille, ... à Florizene, ô Ciel!... pardonnez à mon trouble! Craignant tout, pour l'amie la plus aimée, je mérite votre indulgence... Madame, empêchez, du moins, qu'elle ne s'unisse à un homme qui va rendre sa destinée affreuse, à l'homme le plus faux, sans doute, le plus cruel, à Félici, enfin! je le juge mieux qu'elle. Trompée par les sentimens & le souvenir des services qu'il a rendus à son pere, elle croit l'estimer, quoique son cœur l'éclaire, quoique que ce cœur ne puisse vaincre l'aversion qu'il lui inspire: ... loin d'être de moitié dans sa reconnoissance, je ne partage que cet éloignement invincible, &, croyez-moi, qui ne sera que trop justifié, soit qu'il obtienne Stéphanie,.. (lui, grand Dieu!) soit que ma lettre, mes instances, mes supplications arrivent assez tôt pour détourner le plus grand des malheurs. Tout, dans la derniere lettre qu'elle m'a écrite, tout me l'annonce. J'ignore, dans l'état où je suis, comment j'ai pu retrouver des forces pour vous demander la vie? Oui, Madame, elle est attachée au sort de mon amie. On ne fut jamais aussi à plaindre.... Vous ne savez pas combien son ame est sublime, combien elle est courageuse, jusqu'à quel point elle s'immole! & à qui?.... Elle vous doit tout, & ne peut être plus admirable que vous le fûtes envers elle; mais, plus elle adore son pere & vous, moins l'un & l'autre vous devez permettre des nœuds horribles, auxquels, pour ne vous point désunir,.... déja peut-être elle s'est dévouée.... O Dieu!... mes larmes, hélas! & les vôtres, & celles de l'auteur de ses jours, doivent couler à jamais, s'il faut que cette union.... Ne pouvant être à ce qu'elle aime, c'est la plus redoutée qu'elle choisira. Avant de mourir des maux qu'elle lui cause, les éprouver tous, est le vœu de son cœur. Mais pensez-vous, pouvez-vous croire, qu'en se faisant votre victime, elle rende à sa premiere chaîne l'amant qui l'idolâtre? Ce n'est point Stéphanie que l'on cesse d'aimer. Fernand, s'il en étoit capable, seroit vil à mes yeux, & ne tarderoit point de l'être aux vôtres. Le cri de la nature s'est fait entendre le premier: l'amitié, l'humanité même, la justice enfin, auront leur tour. Voyant souffrir sa fille, craignant de la perdre, une mere à dû s'épouvanter; & jusqu'à votre vertu, tout est funeste à votre amie. A sa place, vous vous seriez sacrifiée comme elle: vous avez accepté ce que vous auriez offert, & n'avez pas songé, j'ose le dire, que Mademoiselle votre fille, & Ximenès, fussent-ils unis, ne peuvent plus désormais être heureux; qu'un époux ingrat est le comble de l'infortune; que, plus elle auroit aimé le sien, plus ils auroient souffert tous deux. Votre cœur, partagé entre Stéphanie & l'être que vous avez porté dans votre sein, les croyant livrés au même amour, & aux mêmes douleurs, ce cœur héroïque & tendre a fait son devoir. Il a pu craindre, sans doute, qu'on ne vous accusât d'avoir préféré votre fille d'adoption, à celle qui a sur vous les droits du sang. En un mot, Madame, votre conduite, dictée par l'honnêteté, autorisée par votre position, quelles que soient votre erreur & ma peine, forceroit mon cœur à l'estime, quand elle ne vous seroit pas offerte par le plus doux attrait. Cependant, vous m'avez acceptée pour amie; ce bienfait me fut cher; Stéphanie me l'est plus que tout au monde: ce double titre m'impose des devoirs, des devoirs affreux..... Daignez cacher à Stéphanie ce que son intérêt & le vôtre même me forcent à vous découvrir ...... Ah! Madame, qu'il m'en coûte! Le pourrai-je? je le dois; ... il le faut. Sachez, ... oui, sachez que Mademoiselle de Céléria auroit fait son bonheur, d'appartenir à un autre que Ximenès, si elle n'avoit consulté que son penchant. J'en mépriserois l'objet, s'il m'en avoit fait l'aveu. Je trahis son secret; mais il ne me l'a point confié. Une lettre, qu'il a perdue, m'a instruite; elle me fut remise, après son départ de Londres, par une de mes parentes, que son extrême jeunesse empêcha de réfléchir sur l'indiscrétion de lire & de garder un billet qui ne s'adressoit point à elle. Un Dieu peut-être a tout conduit. Jamais, toutefois, sans des circonstances trop cruelles, ce mystere ne seroit sorti de mon cœur. Il ressent la peine du vôtre; il se déchire, en vous envoyant le billet écrit au Chevalier, dont vous ne reconnoîtrez que trop les caracteres. Florizene, au Chevalier de Rosenne. Je condamne,..... que dis-je? je déteste les raisons de votre silence. Mon hymen prochain, des soins de convenance, des devoirs que vous dites respectables, vous paroissent un obstacle à ceux de l'amitié? Ce langage est celui de la froideur ou de la jalousie...... Eh bien! je veux croire une fois ce que je souhaite, & vous délivrer des craintes que je vous suppose. Mon cœur ne verra jamais dans Ximenès, qu'un époux: un autre m'enchanta, dès le premier instant où je l'apperçus. Mes yeux, mes lettres, mes reproches, le lui ont dit, & sur-tout ma fierté vaincue, en est la preuve; mais en est-il bien digne? l'ingrat! A-t-il su deviner les sentimens qu'il a fait naître; & s'il les devine, s'occupe-t-il de les partager? Vous, Chevalier, vous devenu mon confident, osez chercher encore des prétextes vains, pour ne me pas répondre!... Vous n'auriez plus d'excuse à mes yeux; & je sens qu'il en coûteroit, .... même à mon cœur, pour vous trouver coupable. Adieu! (Ici reprend la lettre de Clarence.) Quelle confidence, hélas! ai-je osé faire au cœur le plus vertueux? Mais, quoiqu'elle soit horrible, elle étoit trop nécessaire. Croyez du moins, Madame, je vous le jure, que Stéphanie ne la partage point; ses périls me l'arrachent. Je sais, si elle pouvoit en avoir connoissance, quelle seroit l'amertume de sa douleur, & combien peut-être je l'indisposerois contre moi! N'importe: je présere son bonheur à tout,..... à son amitié même, à d'autres intérêts puissans, dirai-je, à ceux de l'amour?.... Me faisant gloire de répondre à la confiance dont vous m'avez honorée , je ne vous cacherai point la peine que j'éprouve, lorsque je trahis un Madame de secret (tout en sûreté qu'il est dans le cœur d'une mere), qui appartient au mortel, que je distingue le plus, ..... que j'aime peut-être; & qui, sans doute, va m'en vouloir à jamais...... La préférence que je donne à Stéphanie, & sur-tout à Stéphanie malheureuse, sur le Chevalier, n'empêche point que lui seul ne pût me rendre chere la perte de ma liberté. Toutes sortes de raisons me déterminent néanmoins à ne m'engager jamais (& je n'hésite point, Madame, à vous le dire), s'il étoit possible que M. de Rosenne fût heureux avec Mademoiselle de Céléria, je surmonterois la douleur d'apprendre leur hymen; il rendroit au bonheur, & Stéphanie, & sa charmante bienfaitrice: & que ne puis-je en former le vœu? non, qu'aucun retour sur moi-même m'en éloigne: mais, je ne dois que vous éclairer sur les sentimens véritables de Mademoiselle votre fille. Le sort & votre prudence disposeront des événemens. Je m'interdis au reste toutes réflexions sur les droits de l'amante la plus tendre & la plus adorée: je n'insiste que sur l'importance de ne point permettre à sa générosité, à son courage, à sa vertu, d'attenter contre elle, au point de s'unir à l'homme, qu'elle ne pourroit, & peut-être qu'elle ne devroit jamais aimer. Dans l'accablement où me jettent ses chagrins & les vôtres (sur-tout lorsque c'est moi qui vous afflige), portant, avec plus d'impatience que jamais, les entraves qui me retiennent loin des lieux où vous souffrez, hélas! je l'avoue, l'inutilité de mes regrets, de mes craintes & de mes larmes, me rend la vie un fardeau auquel je ne tiens plus, si ce n'est par l'espoir, trop souvent trompé, de voir Stéphanie heureuse, & vous, Madame, s'il se peut, autant que vous le méritez! Daignez ne me point haïr; daignez me plaindre & me pardonner ma lettre! Je pleurerois le reste de ma vie, la perte de votre bienveillance. P. S. Je vous soumets quelques lignes pour M. de Rosenne: je me suis crue obligée de ne lui point taire l'espece d'usurpation, dont je suis coupable envers lui;... ou plutôt, Madame, je vous conjure de lui dire, en mon nom, ce que vous jugerez convenable. Craignant sa réponse, mécontente de mon billet, je viens de le déchirer. Vos bontés me serviront mieux; je m'en repose entiérement sur elles: enfin, je vous demande une derniere grace. Incertaine du sort de mon amie, c'est à vous, Madame, que j'adresse une lettre pour elle, hélas! qui ne seroit qu'affligeante & ne peut plus lui être remise, s'il faut que je vous aie implorée trop tard. O Ciel! si ses maux sont à leur comble, y succomber la premiere, sera mon seul espoir. LETTRE LXVII. De Dom Almanza, à Dom Lope. Votre arrivée, dites-vous, & celle de Fernand, suivront de près votre lettre: il se livre au plus doux espoir, & vous le partagez.... Ah! Dom Lope! quel espoir trompeur!... Tremblez! retenez Fernand; il ne faut point qu'il parte: c'est à l'amitié de trouver des prétextes qui l'arrêtent. Rien de plus essentiel pour lui, pour tous ceux dont il est aimé, que du moins jusqu'à ce que j'aie pu le voir; .... l'aspect de ces lieux lui seroit horrible. Apprenez, j'hésite à vous le dire, apprenez qu'aujourd'hui même, Félici va recevoir la foi (ô courage trop héroïque!) de l'infortunée Stéphanie: ... à peine aura-t-elle prononcé le serment fatal que, par son ordre, je m'éloignerai à l'instant, pour aller vous rejoindre, seconder vos soins près d'un ami, le consoler, s'il se peut, & lui remettre quelques mots de la main la plus chere. C'est la vertu qui les a dictés; elle ne commande point d'être barbare....... Gardez-vous sur-tout de désapprouver Stéphanie. Je l'avois trop prévu, qu'une fois instruite des sentimens de Ximenès, elle s'en puniroit bientôt de la maniere la plus cruelle. Je redoutois la force de son ame; j'étois certain que, sans nul ménagement, elle l'exerceroit contre elle seule, si la reconnoissance lui en faisoit un devoir. Dès qu'on apprit la rupture du mariage de Florizene; humiliée, on la plaignit; auparavant, on la haïssoit. Cette foule de sots, qui, au hasard, blâment ou applaudissent; cette autre, moins nombreuse & plus vile, de méchans, les gens foibles, les femmes sur-tout, & les envieux, accuserent Stéphanie. Toutes sortes de faussetés se répandirent sur son compte. On les crut, ou l'on feignit de les croire; & elles s'accréditerent. Renfermée alors, évitant Florizene, la Marquise même, Dona Almanza & moi, n'ayant d'appui qu'elle seule, elle méditoit déjà le plus affreux sacrifice; elle s'y est enfin déterminée. Quoique, devant son pere, elle contraignît sa douleur, elle n'avoit pu tromper sa tendresse. Inquiet pour une fille qu'il adore, il avoit résolu de fuir avec elle, d'abandonner les espérances de son ambition, peut-être de plus cheres, & de s'exiler, une seconde fois. Quelqu'affligé que je fusse de ce projet, pouvois-je le combattre? Comme lui, je pensois, que, dans la position de sa fille, non-seulement elle devoit quitter une maison, où, sans être coupable, elle avoit, pour prix des bienfaits, porté le trouble & la peine; mais, je convenois, de plus, avec son pere, que l'intérêt de sa gloire & l'empire de la reconnoissance l'obligeoient encore de renoncer à la patrie de Ximenès. Rosemont par cette fuite, perdoit tout, l'appui de nos Souverains, l'amitié de Félici, des bontés plus nécessaires à son bonheur: il ne fut pas même ébranlé par ces réflexions. Il n'envisageoit que sa fille, &, en s'immolant, la premiere, elle a su, du moins, accorder le devoir & la nature. Fixée, désormais, en Espagne, par des nœuds, sans doute, horribles pour son cœur, elle force son pere d'y rester; & toutefois, craignant qu'il n'y mît obstacle, ce n'est qu'en donnant sa parole à Félici, qu'elle s'est assuré l'aveu de l'auteur de ses jours. J'avois vu, avec chagrin, Rosemont desirer cet hymen; & je ne lui avois point caché, alors, l'opinion inquiétante des Espagnols, sur le compte de ce Ministre. Rosemont, qui juge les hommes, non, sur les bruits vagues & incertains de la multitude (il les dédaigne même jusqu'à l'opiniâtreté); mais, sur leurs actions, sur leur conduite (& en effet, toute celle de Félici, relativement à lui & à sa fille, a été parfaitement noble & soutenue), Rosemont, dis-je, confirmé, d'ailleurs, dans son estime pour Félici, par celle d'un grand homme, m'opposa l'amitié que lui conserve le Cardinal, de très-grandes places, la fortune étonnante qu'il a faite, enfin son mérite personnel. Voilà, dit-il, ce qui excite l'espece de déchaînement général, dont vous avez souvent été le témoin; & il se fonde d'autant plus, à n'y avoir aucune confiance (puisse-t-il n'être point dans l'erreur!), qu'il m'apprit, à ce sujet, combien Fernand, de tous les mortels celui qu'il admire le plus, celui (s'il n'avoit consulté que son cœur) qu'il auroit choisi pour gendre, combien ce héros étoit lui-même calomnié; & voilà, par exemple, ce qui me confond! Je n'ai jamais entendu que son éloge. Cependant, Rosemont, trop sûr que sa fille souhaitoit de ne s'engager jamais, qu'elle ne pouvoit, qu'elle ne devoit point être à Fernand, que l'hymen de Félici lui seroit aussi odieux que tout autre, n'avoit confié ses regrets qu'à moi. Stéphanie ne pouvoit, tout au plus, que les soupçonner. Enfin, je m'étois chargé, avec la plus vive douleur, des préparatifs de leur départ; c'étoit la France, qu'il avoit choisie pour refuge: il venoit de quitter sa fille. Après une scene, que je ne vous répéterai point, la plus touchante, de la part de la Marquise, & la plus horrible, de la part de Florizene , dès que Stéphanie fut seule (pendant que son pere & moi nous étions ensemble), Félici lui fait demander de la voir; elle le permet: il arrive, avec le Cardinal Ximenès. Ces deux Ministres lui apprennent que leurs Souverains, quel que soit l'époux qu'elle préfere, lui accordent une dot si considérable, que vous en serez vous-même étonné. Félici ajoute alors, avec le désintéressement le plus généreux, que cette grace, dont je sais qu'elle lui a l'obligation toute entiere, la dégageoit, envers lui, de la compassion même d'un amour qu'elle ne vouloit pas écouter; que s'il osa, lorsqu'elle étoit sans fortune mettre la sienne à ses pieds, tout espoir maintenant lui étoit interdit. Que n'ajouta point le Cardinal, en faveur de son parent? Vous connoissez la séduction de son esprit: il fit valoir ce sacrifice; il ne dissimula point à Stéphanie, qu'Isabelle & Ferdinand avoient été déterminés par les sollicitations du Comte. Comme il a des vertus, il en suppose; & il peignit fortement celles dont Félici (je dois en convenir) a fait preuve dans cette occasion. Puisse-t-il ne les point feindre! Stéphanie, dans cet entretien, parut au Cardinal bien plus qu'une mortelle. La juste admiration, avec laquelle il en parle, est digne de lui: mais, quel fut l'étonnement de Milord Rosemont, quel fut le mien, d'apprendre, par la joie du Cardinal & par les transports du Comte, que Stéphanie venoit d'accepter (si Milord daignoit y consentir), les vœux de celui qu'il appelle son bienfaiteur! Sans être ingrat, il ne pouvoit l'accabler par un refus. Stéphanie exigeoit l'aveu de son pere; le Cardinal & Felici l'imploroient: le malheureux Milord fut forcé de se rendre. Elle, cependant, montroit un visage tranquille! Sa pâleur seule annonçoit l'état de son ame. Sa voix étoit affoiblie, & sa contenance ferme. Elle essuyoit les pleurs de Rosemont, ceux de la Marquise & de Dona Almanza. Le Cardinal n'a pu se défendre de la plus vive émotion; &, pour moi, je ne puis bien vous dire encore ce que je sens, ce que j'éprouve, ce que je redoute. O sublime Stéphanie, fasse le Ciel que le cœur de Félici soit digne de ce qu'il obtient! qui ne deviendroit vertueux près d'elle?.... Eh quoi! dans une heure, le serment irrévocable sera prononcé! Félici sera son maître, & peut-être, son tyran! Je frissonne; mon effroi est égal à mon attendrissement .... Les alarmes de Rosemont, quoiqu'il s'abuse plus que nous, ses alarmes sont cruelles .... Non, il n'appartient qu'à un sexe enchanteur d'atteindre à tant de vertus..... Mais, hélas! par malheur, lorsqu'il contrarie la nature, lorsqu'il s'abandonne au vice, il nous surpasse encore; & deux exemples trop frappans de ce qu'il est, dans le bien, comme dans le mal, s'offrent ici à mes yeux.... Stéphanie, Ximenès, que je vous plains, & vous aussi, sensiblé & généreux Dom Lope!... Dona Almanza tremblante m'avertit que voici la cérémonie qui s'apprête: l'instant terrible est arrivé. Ah? Dom Lope! Dom Lope!.... au lieu de prendre du repos, je pars, à l'entrée de la nuit. Bientôt, je serai près de vous. Le Chevalier de Rosenne, pénétré des vertus & de la situation de Fernand vient avec moi. Adieu, il faut vous quitter. On n'attend plus que le Cardinal; c'est lui qui unira les deux époux. Hélas! prêt d'être sexagénaire, & né sensible, je dois connoître la peine..... mais, je ne me suis jamais senti si accablé. P. S. Sans parler de ma lettre à Dom Fernand, montrez-lui quelque crainte que son bonheur ne soit troublé par des circonstances inévitables; & ne craignez pas qu'il puisse être instruit, avant mon arrivée. Ce n'est que d'aujourd'hui, que la nouvelle éclate: rien n'a été plus secret, jusqu'à ce moment. Fin de la seconde Partie. LETTRE LXVIII. De Madame De Céléria, à Miss Clarence. Admirable & cruelle Clarence, en vain vous avez déchiré mon cœur; hélas! vous l'avez éclairé trop tard. Je ne puis consoler le vote; & c'est le comble de ma peine. Je ressens votre affliction, malgré l'état où je suis; jugez, si vous avez des droits sur mon ame! Je vous plains autant que moi: je vous pardonne ce que je souffre; & vous me devez les mêmes sentimens: que dis-je? je suis cause du maleur de votre amie..... C'en est fait! le titre de la sienne ne peut désormais que m'accabler; elle est, ... Dieu! elle est ma victime! Ah! que n'ai-je été sa rivale! j'aurois joui de tous mes sacrifices. Faire son bonheur, m'en auroit tenu lieu. M'en trouvant moins digne qu'elle, je n'eusse été que juste, & je n'en serois que plus heureuse. Mais, Clarence, qu'une mere s'abuse aisément! mon cœur prévenu se seroit reproché un soupçon. Florizene étoit, à mes yeux, tendre, sensible, vraie, malheureuse sur-tout, & condamnée à périr, s'il falloit qu'elle s'immolât; j'excusai .... jusques à ses fureurs: ses larmes couloient; mon sein les recueilloit. Me sentois-je partagée entr'elle & Stéphanie? je me croyois coupable envers ma fille; & la crainte de la perdre acheva de faire triompher la nature, & de la raison, & de la plus tendre amitié. Ne pouvant lui rendre des forces, je descendis à sa foiblesse; je ne l'ai que trop partagée. Ce fut alors, que j'implorai la vertu même.... J'en obtins le sacrifice affreux, que ma barbare tendresse ne solliciroit qu'avec effroi. Oui, je l'eusse accordé, à la place de Stéphanie; mais, à la mienne, je le sens trop, elle n'eût point abusé de ses prétendus bienfaits. Mon erreur n'étoit point une excuse; laissez-moi la pleurer. Vous futes obligée de la détruire, ne vous repentez point de l'avoir fait; vous avez rempli les devoirs d'une amie. Jouissez, du moins, de cette consolation, tandis qu'il n'en est plus pour moi, tandis qu'il ne me reste que le déchirement, l'éternel remord des maux dont je suis cause, & le regret trop inutile de mon aveugle condescendance, plus inexcusable encore que ma crédulité. Pouvois-je penser, en effet, que, dans l'âge de la candeur, ne m'en ayant jamais donné que des preuvres, cette dont, hélas! je suis mere, dont je méritois d'être l'amie, pût feindre, avec moi, des sentimens qu'elle n'éprouvoit pas, en nourrir dans son cœur qu'elle me cachoit; vouloir, sans l'aimer, un époux qui renonçoit à elle, ne le disputer que par orgueil, & n'avoir pas celui de renfermer un penchant qui peut naître, malgré nous, je ne le sais que trop, mais qu'on ose à peine s'avouer à soi-même, quand l'honneur, la vertu & le soin de sa gloire..... Ah! Miss, Miss! que cet affreux mystere demeure, à jamais, enseveli entre vous & moi!... Le Ciel devoit permettre que je fusse instruite plutôt. L'hymen fatal venoit de s'achever, lorsque votre lettre m'est parvenue. L'intéressante, l'infortunée, l'incomparable fille de Rosemont.... étoit déja l'épouse de l'homme, hélas! le plus craint, le moins aimé, à qui, en frémissant, je l'ai vue s'unir. Non que je ne le croie estimable, mais elle a contraint, & non pas vaincu sa répugnance pour lui. Ses combats, ses terreurs, ses tourmens, que j'apperçois, malgré son courage, ... tout ce que je vous dis ne sert qu'à vous désespérer..... O Stéphanie, Stéphanie, que je vous ai vendu cher quelques foibles services! elle & Fernand malheureux! Pour toujours séparés, ..... & séparés par moi! ils devoient s'attendre, de ma part, à plus de générosité. Que leur sert mon désespoir, mes pleurs, & les reproches que je me fais? Ah! je leur rends justice. S'ils lisoient dans mon ame, ils n'en seroient que plus infortunés. Croyez, du moins, croyez, je vous le répete, que je ne les ai pas sacrifiés à moi! Après avoir reçu les adieux de Milord Rosemont (il se croyoit prêt à quitter l'Espagne), lorsque je sus que sa fille le fixoit dans ces lieux en acceptant la main de Félici; quelque cher que le premier me soit, je n'épargnai rien pour la détourner de cette union. Médina, en l'apprenant, mon frere, dont l'amour timide & respectueux, autant qu'il est tendre, avoit craint de se déclarer (malgré lui, j'avois trahi son secret), Médina, dis-je, entraîné par le seul intérêt de ce qu'il adore, vola vers elle. Belle Stéphanie, lui dit-il, sans chercher à pénétrer vos sentimens, sans oser même vous parler des miens, je viens vous offrir, sous le titre d'époux, un ami, un refuge, un appui, un confident de vos peines, si vous l'en trouvez digne, & qui les partagera en silence, si votre cœur lui refuse le bonheur même de les adoucir. L'amant ne se montrera point à vos yeux. Se déclarant pour la premiere & la derniere fois, il se seroit tû toujours, s'il ne vous savoit déterminée à prendre un engagement. Quels que soient les motifs qui vous y portent, je les respecte, & ne veux point d'autre félicité, que de vous rendre moins amere cette obligation, peut-être indispensable pour vous, mais qui deviendroit trop affreuse, si vous apparteniez à un despote, à un tyran. Daignez plutôt agréer l'esclave de vos charmes, & plus encore de vos vertus! Hélas! lui répondit Stéphanie, du ton le plus pénétré, ma reconnoissance sera éternelle. Heureuse la femme digne de faire votre bonheur! Je ne peux que vous admirer: souffrez que je remplisse mon sort, & que je tienne ma parole. Je me joignis au Duc, & Dona Almanza se joignit à moi: ce fut inutilement. Nos instances, nos larmes ne purent vaincre sa résolution. Hier, ... hier est le jour terrible où Félici a reçu son serment. Mon frere, au désespoir, avança son départ de quelques jours, ne se sentant point la force d'en être témoin. Dispensez-moi des détails. Je n'étois point à moi; j'y suis bien moins encore, depuis votre lettre. J'ai rempli vos intentions: elle s'adressoit à Miss Rosemont; je n'ai point du en faire part à la Comtesse Félici. Je ne puis prononcer ce nom, sans un serrement de cœur inexprimable. Félici cependant semble être déja changé par le pouvoir des vertus de l'Etre céleste qui vient d'unir son sort au sien. Je demande au Ciel qu'il sache apprécier le don unique qu'il en reçoit. Stéphanie, Clarence, que l'infortunée Florizene est loin de vous deux! Ce seroit même en vain que Ximenès reviendroit à elle: je m'opposerois aujourd'hui à leur union. Pour le Chevalier, il m'a ouvert son cœur: il sera fidele autant que Fernand; & vous seule pouviez en douter. Sachant combien vous êtes généreuse, j'espere que ma malheureuse fille, quels que soient ses torts,... Dieu! en auroit-elle plus que vous ne m'en avouez? Quelques mots de votre lettre m'ont pénétrée de crainte. J'éloigne cette idée accablante... J'espere, dis-je, que vous ne me refuserez point, pour elle, votre indulgence: hélas! peut-être qu'un jour elle la méritera. Plaignez une mere, obligée d'implorer une si humiliante commisération. En désapprouvant l'amie de Stéphanie, plaignez-la; son cœur le mérite. Réunissons nos vœux; pleurons ensemble: aimons-la, plus que jamais, & ne croyez pas même au pouvoir de l'amour de me rendre heureuse, quand Stéphanie ne l'est point. O Miss! Adieu; je dirai à Rosenne ce que vous voulez. Dites-moi, s'il vous est possible, que vous m'aimez encore. LETTRE LXIX. De Madame de Norsey, à Miss Clarence. J'y étois résolue; je ne voulois plus vous aimer. Furieuse de votre silence, après avoir été désolée de vos refus, je m'étois interdit jusqu'à la douceur du reproche: mais je reçois une lettre de mon frere, &, en apprenant vos peines, je ne ressens plus que votre affliction. L'affreux hymen de Stéphanie désespere Rosenne & moi. Que ne m'avez-vous, du moins, confié ce projet inconcevable! j'y aurois opposé des sentimens; ils obtiennent toujours plus que les raisons. J'aurois dit à votre admirable amie, qu'elle ne pouvoit se rendre victime, sans que vous le fussiez; que mon frere & moi, dépendant de votre sort attaché au sien, avions le droit d'empécher qu'elle s'immolât. Pour peu que cela n'eût pas suffi, je l'aurois mandé à Félici lui-même. Je ne saurois souffrir que cet homme ambitieux soit son époux; non que je ne sois certaine qu'elle doit ramener le mortel le plus farouche; mais un tel événement me confond, & m'afflige d'autant plus, que ma douleur même n'adoucira point la vôtre..... Ingrate, n'avez-vous donc qu'une amie? Je mérite pourtant quelque retour. Eh bien! à peine même on rendoit justice à ma prévoyance, lorsque je cherchois à arracher la charmante & malheureuse Stéphanie à cette vilaine Espagne, où je ne la voyois qu'avec la plus vive inquiétude: on ne m'écoutoit point. On me croit frivole, inconséquente; rien n'est plutôt dit: entrons dans l'examen. Vous m'avez d'abord détestée, lorsque, malgré ce qu'il en coûtoit à mon cœur, sachant que j'allois déchirer celui de mon frere, j'exhortai Milord Clarence à l'éloigner au plutôt, afin que son départ ne vous devînt point encore plus pénible. Depuis la perte de votre procès, consolée de ce malheur, par le seul espoir de partager avec vous la fortune que je dois à l'amitié tendre du pere de M. de Norsey, je sentis alors que j'allois commencer d'en jouir. Lorsqu'en mourant il me fit son héritiere, lorsque ses parens, tous fort éloignés, très-riches, & plus généreux encore, me confirmerent dans la légitimité de cette succession, vous avez su & mes instances pour les faire rentrer dans mes droits, & la noblesse de leur conduite: mais combien elle avoit acquis un nouveau prix, à mes yeux, par l'usage que mon cœur en vouloit faire! Je me flattois que Clarence se verroit, sans peine, la sœur de son amie, & l'épouse d'un amant passionné, peut-être même aimable. Je croyois que, passant nos jours ensemble, réunis par l'amour, par l'amitié, n'ayant qu'une même ame, qu'une même fortune, nul n'accepteroit de l'autre, & que tous les trois étant réciproquement heureux, c'est encore moi qui devrois tout: cette idée me charmoit. Non, m'avez-vous répondu, je ne veux point, je ne voudrai jamais que mon Adelaide, en assurant ce qu'elle possede, renonce à enrichir un époux digne de ses vœux. Jolie, charmante, (car voilà les contes que vous me faites) elle mérite tous les sentimens: un jour, elle connoîtra l'amour qu'elle inspire. Non, non, encore une fois (non est votre mot favori), je n'accepterai point ce que m'offre son amitié généreuse; & j'estime trop son frere, pour n'être pas sûre, &c. Vous y ajoutez, de plus, que Milord Clarence, qui a des vues d'établissement pour vous, renonceroit en vain à son projet, pour adopter le mien; que, secondée par lui, je n'obtiendrois pas davantage; que vous êtes déterminée à n'être à personne; que vous attendez, pour le lui apprendre, un moment où vous espérez en avoir le droit. Pas un mot, dans tout cela, qui me paroisse raisonnable. Je ne suis point généreuse; c'est à mon bonheur que je songe, en travaillant au vôtre; &, sensible, comme vous l'êtes, ce n'est pas à vous d'en douter. Jolie ou non, malheur à qui s'avisera d'avoir, pour moi, de l'amour! mes amis seuls me sont chers. Les amans ne m'amusent, que lorsqu'ils soupirent en silence. Se sont-ils déclarés, quel-que compassion, & beaucoup d'ennui, voilà le seul effet qu'ils font sur moi. J'ai l'avantage trop rare de savoir lever le masque intéressant dont ils se couvrent, lorsqu'ils cherchent à nous plaire. Je n'apperçois donc, en eux, qu'ingratitude, infidélité, imposture, tyrannie même, tout ce qu'ils sont, dès que le bonheur les rend à leur aimable naturel. L'amour est sujet aux caprices; j'ai bien assez des miens. Jamais, lui & moi, ne pourrions nous accorder ensemble. L'hymen est pis encore. Restoit, pour mon cœur, l'amitié; je m'y abandonnois; elle-même me contrarie. Eh! ne voilà-t-il pas que le Chevalier s'avise d'avoir un cœur semblable au vôtre? Oui; quoiqu'il vous adore, il refuse, à son tour, les foibles dons de la plus tendre amie. Tous deux vous m'affligez; tous deux, je devrois vous haïr. Je veux cependant que vous lisiez dans l'ame de ce frere, du seul amant, qui convenoit à la vôtre; je veux vous punir, par vos regrets, si vous ne l'êtes point par les miens. Mais, me direz-vous, je reste libre, je vous imite, vous devez m'approuver. Je vous arrête encore. Quelle différence de votre position à la mienne! Mon cœur, vous dis-je, est insensible à l'amour; & le vôtre.... Ah! Clarence, voulez-vous donc être aussi infortunée que Stéphanie? Adieu, je laisse parler le Chevalier. Voici la lettre qu'il m'a écrite. Vous y verrez, bien des fois, le nom de Stéphanie; mais, quelque adorable qu'elle soit aux yeux de l'univers, & aux siens, le titre de votre amie est, pour lui, le premier de tous, & le plus cher. Cependant, il se plaint de vous: la sœur & le frere en ont plus d'un motif: n'importe. Il y en a tant, pour vous admirer, qu'il faut bien vous aimer, & plus que jamais, lorsque vos chagrins, s'il est possible, vous rendent plus intéressante encore. Adieu, ... adieu, mon aimable Clarence. Je ne puis vous exprimer ce que je souffre pour Stéphanie & pour vous. Rendez justice à mes sentimens. Vous me plaindrez moi-même, sur-tout après avoir lu ce que me mande le Chevalier.... Son récit m'a pénétée. Adieu, encore une fois; réfléchissez, de nouveau, à vos refus cruels pour mon cœur. Ecrivez-moi, rassurez-vous. Stéphanie désarmeroit la cruauté même; & il n'y a que Florizene seule.... Parlez-moi de ce qui vous est cher, de vos peines que je partagerai toujours, & songez que je peux vous devoir tout. Du Chevalier de Rosenne, à la Marquise de Norsey. Ah! ma sœur, à quelle épreuve vous mettez le frere le plus reconnoissant, le plus tendre, & l'amant le plus épris? Non, quels que soient les vœux & les regrets de mon cœur, non, ne pressez point l'insensible Clarence d'être le prix inestimable du sacrifice que vous m'offrez si généreusement. Je l'adore, il est vrai; mais, pour que je jouisse de votre fortune, que ce soit à vous seule qu'elle appartienne. Gardez tout autre don que celui de votre amitié, c'est le plus précieux pour moi. Combien je fus injuste! combien vous êtes vengée! Etoit-ce donc à moi de vous en vouloir, lorsque vous m'obligeâtes de m'arracher à Clarence? Son indifférence est invincible. Je ne puis être trop loin des lieux qu'elle embellit. Près d'elle, le trait chaque jour se seroit approfondi: le tems, l'absence peut-être.... que dis-je? l'absence! ah! je n'en espere rien. Sans cesse, elle est devant mes yeux: je porte son image dans mon cœur, & ne vois qu'elle en ce séjour, si ce n'est cependant l'être infortuné, l'être adorable... qu'elle préfere à tout. Non, vous ne pouvez, sans l'avoir vue, croire à tout ce qu'elle réunit. C'est à la fois la beauté la plus parfaite & la plus touchante. Les yeux mêmes de son amie ne sont pas plus beaux que les siens. elle est aussi grande que vous; &, s'il étoit possible, possible, elle seroit faite encore plus légérement. Le son de sa voix est semblable à celui de Clarence; il porte le trouble au fond des cœurs. Son esprit est comme sa figure; son ame est céleste; & ce trésor.... quoi! tant de charmes, tant de vertus, appartiennent à ce Félici, vieilli dans l'intrigue, blasé par le tems, dont l'ambition a endurci le cœur, aussi peu fait pour lui plaire que pour l'aimer! lui, possesseur de Stéphanie! Je viens d'assister à l'imposante & terrible cérémonie de leur mariage. Accablé encore de ce spectacle inoui, ressentant dejà la douleur de Miss Clarence, lorsqu'elle va en être instruite, j'ai de plus l'ame déchirée de l'état où, malgré le courage le plus étonnant, n'a pu manquer d'être l'amante la plus tendre, l'amante enfin de Fernand! Nul autre que lui, n'est digne d'elle; j'ai démélé le secret de leur amour; Dieu! qu'ils sont infortunés, l'un & l'autre! Je ne me trompe point. Son trouble, lorsque, devant elle, on prononce le nom de Ximénès, sa profonde mélancolie, le sentiment qui se peint dans ses yeux, cette langueur tendre que je n'ai jamais vue, qu'un seul instant, dans ceux de son amie, tout décele, qu'une grande passion l'agite, la préoccupe, fait son malheur. Eh! quels sont donc les motifs qui la forcent d'immoler son amant, elle-même, & Clarence? O trop cruelle Stéphanie! .. à force de générosité, d'héroisme & de grandeur d'ame, que de malheureux elle va faire? Sacrifiés, à qui?... à une rivale prétendue, dont la haine & l'amour font également horreur; qu'on ne supporteroit point, qu'on accableroit de mépris, sans sa mere, cette femme charmante & trompée, qui, sans cela, n'auroit point souffert.... Elle a été instruite trop tard.... Je la respecte trop pour m'expliquer davantage. Presque aussi à plaindre que Stéphanie, elle s'accuse; & c'est Stéphanie désespérée qui la console, qui rassure un pere, qui enchante, attendrit, partage, entre l'admiration, la surprise & la douleur, tous ceux qui la voient! La pompe de ses noces a surpassé tout ce que je pourrois vous en dire. Le faste de Félici s'y est déployé, sans nulle réserve. La Reine Isabelle & Ferdinand les ont honorées de leur présence. Leur Cour y étoit dans tout son éclat. Félici, prodigieusement riche, aussi amoureux qu'un homme de son caractere peut l'étre, &, sur-tout, d'une ostentation excessive, Félici, quoiqu'il soit libéral dès que sa vanité est en ieu, a cependant étonné, par la magnificence presque incroyable de ses dons. Stéphanie, si elle étoit moins belle, auroit été effacée par la quantité de diamans qui ornoient sa parure. Quoique pale, abattue, pouvant à peine se soutenir, (Clarence absente), il n'y avoit pas une femme que l'on pût trouver jolie auprès d'elle. La joie maligne de Florizene l'enlaidissoit à un point extréme! Cependant les éloges que, de tous côtés, elle entendoit donner à Stéphanie, troubloient cette joie détestable. Lorsque les voitures arriverent au lieu de la célébration, le Duc imenès, qui accompagnoit Ferdinand, se vit entouré par le peuple, qui, d'une voix unanime, lui demanda des nouvelles du jeune héros dont il est pere, du plus charmant des mortels, du plus à plaindre, de Dom Fernand enfin. A ce nom, des cris d'enthousiasme s'éleverent de toutes parts: quel moment pour Stéphanie! il déchira son cœur; ses forces penserent l'abandonner. Elle étoit alors près du Duc Ximenès, qui la soutint. Pour la premiere fois, peut-être, on lui vit l'air le plus attendri. Ses regards sembloient ne s'arrêter qu'avec dédain sur Florizene, & qu'avec regret sur la belle Angloise. Lorsqu'elle fut aux pieds de l'autel, où son sort alloit être irrévocablement décidé, elle éleva, vers l'Etre suprême, des yeux où l'on voyoit écrits les troubles de son ame. Devoit-il lui donner la force d'achever cet affreux sacrifice? Mais, au moment où le redoutable Félici approcha sa main de celle de son épouse, au moment, où il fallut prononcer le serment éternel, son frémissement involontaire nous remplit de terreur! Un mouvement, qui échappa alors à son pere, comme pour l'empêcher de se faire violence, & la retenir sur le bord du précipice, lui rendit son courage, & l'intéressante victime, en jettant sur l'auteur de ses jours le regard le plus tendre & le plus douloureux, acheva de se dévouer. Jamais un silence, si imposant, n'a régné dans le temple saint! la consternation s'y peignoit sur tous les visages. Milord éperdu, saisi, avoit les yeux fixés sur sa fille, & paroissoit n'être point à lui-même. Madame de Céléria, prosternée, cachoit ses pleurs; ses sanglots la trahissoient. Dom Almanza, sa femme & moi, nous étions tremblans, oppressés, nous ne respirions que par nos soupirs; &, jusqu'à l'air de triomphe, avec lequel Félici avoit d'abord contemplé sa proie, ne tarda point à céder, malgré lui, au respect qu'impriment la vertu & la beauté malheureuses. Pendant tout ce tems, je me peignois Clarence, faisant des vœux pour Stéphanie, demandant au Ciel son bonheur! Ah! comment le Ciel peut-il être sourd, quand c'est l'ame la plus pure qui l'implore? Je me la figurois, se flattant quelquefois, se livrant à des illusions, hélas! trop tôt évanouies; tantôt cherchant à tromper sa douleur, tantôt versant des larmes! Plus d'une fois je lui en ai vu répandre sur le sort de son amie; mais lorsqu'elle apprendra.... Sa douleur m'est affreuse! Trop belle & trop chere Clarence! plus vous remplissez mon cœur, plus Stéphanie & Fernand y ont de droits. Je vole au secours du dernier. Dom Almanza part dans quelques heures pour l'aller trouver. J'ai sollicité & obtenu la grace de le suivre. D'abord, il s'est refusé à mes instances; mais il s'est laissé vaincre, & m'a jugé digne de garder les secrets d'un héros, & de chercher à adoucir ses peines. Non, je n'ai pu supporter le malheur de vivre loin de Clarence; &, n'ayant pas l'espoir de lui plaire, j'ai au moins celui d'être utile à ce qui lui est cher. C'est ce motif qui m'a déterminé, en la quittant, à venir en Espagne, & qui a triomphé de mon éloignement pour des lieux qu'habite l'indigne rivale d'un être qui mérite des adorations. Oui j'y resterai (ne fut-ce que pour contenir ses fureurs!), malgré le chagrin que me cause son seul aspect. En marquant à Ximenès le zele, l'intérêt & l'attachement sincere qu'il mérite, en remplissant ce devoir, j'obéis encore à mon sentiment. Les jours de celle qu'il idolâte, je n'en doute point, dépendent des siens; & Clarence, pour qui je donnerois ma vie avec joie, Clarence adorée, n'existeroit point, privée de son amie. Je me consacre à elle & à son amant; & toutefois celle que mon cœur idolâtre, me verroit sans peine l'époux d'une autre! quoi! d'un monstre. ... Je ne puis vous rendre compte d'une lettre qu'elle a envoyée à Madame de Céléria; mais, ma sœur, ma chere sœur, que je suis à plaindre moi-même!.. On vient me dire, que Dom Almanza m'attend; nous ne pouvons nous éloigner trop tôt. Si Fernand arrivoit, avant d'être prévenu; dans le premier moment, dans l'excès de son désespoir, il se perdroit peut-étre, & perdroit Stéphanie, en punissant son indigne époux. Adieu, adieu, la plus aimée de toutes les sœurs, & la plus digne de l'être. LETTRE LXX. De Dom Almaza, à sa Femme. Jamais, mon amie, jamais voyage n'a été si nécessaire, ni si cruel, que celui dont je dois, à votre cœur, un compte qu'il desire, & qui soulagera le mien. Toujours affligé, lorsqu'il faut que je m'éloigne de vous, déplorant le sort de Stéphanie, pénété de son état, de la peine qu'il vous cause, rempli d'alarmes pour Ximenès, je vous quittai avec le plus vif chagrin. Le Chevalier de Rosenne & moi, nous marchames, avec la même tristesse, les mêmes inquiétudes, la même impatience; nous ne voulumes point nous arrêter: malheur à qui pourroit prendre du repos, quand ses amis sont dans l'infortune! Ce ne seroit pas, du moins, ce jeune François, sensible, estimable, intéressant. Il m'a confié ses sentimens pour notre chere Clarence; & j'imagine que vous penserez, comme moi, à ce sujet. Avant d'arriver à Loxa, où Ximenès fut transporté, dans le tems de ses blessures, & où l'état dangereux qui nous a causé tant d'alarmes, l'a depuis retenu; à quel-que distance de la ville, nous trouvâmes un des gens de Dom Lope, qu'il avoit chargé de l'avertir, dès que je serois arrivé. Il me conjura, de sa part, de ne pas aller plus loin: je l'attendis; il ne tarda pas à paroître. Egalement affligés, nous nous précipitâmes dans les bras l'un de l'autre, sans pouvoir nous rien dire. La présence du Chevalier, qu'il ne connoissoit point, le surprit, & parut l'embarrasser. Rosenne s'en apperçut. Les ames, faites pour s'estimer, s'inspirent promptement de la confiance: elle s'empara, d'abord, du cœur de Rosenne; & quelques mots, qui lui échapperent, l'eurent bientôt rendue mutuelle. Nous parlâmes de la belle, de l'infortunée Stéphanie: nos larmes coulerent sur son sort, & sur celui de son malheureux amant. LETTRE LXX. „Hélas! me dit Dom Lope, l'heure fatale est donc arrivée, où il va voir disparoître les douces illusions qui soutenoient sa vie! résistera-t-il à leur perte? J'ai moins d'espoir, & plus de crainte que jamais, depuis une conversation que j'ai eue avec lui. Votre lettre me fit tant d'impression, que Ximenès, même en m'entretenant de son bonheur, s'apperçut de ma tristesse. Eh quoi! me dit-il, ma joie semble vous être pénible! Dom Lope, ai-je mérité que vous y preniez si peu de part? Je ne me justifiai de ce reproche, qu'en lui avouant l'effroi que me causoient des obstacles qu'il avoit cessé d'appercevoir. Non, s'écria-t-il, non, il n'en est plus pour moi.... il n'en est qu'un seul; .... &, si je ne suis point haï!.... Stéphanie, reprenoit-il, l'adorable Stéphanie me haïroit?..... Puis, avec le transport le plus impétueux, partons, à l'instant. “Ce n'est que dans les lieux qu'elle babite, que pourra s'achever ma guérison; vous-même en êtes convenu: que me parle-t-an de mes blessures? ..... Ah! Dom Lope, c'est là, ajouta-t-il, en posant la main sur son cœur, c'est là qu'est la plus dangereuse & la plus profonde. C'est de Stéphanie seule, que je recevrai la vie ou la mort; & il faut qu'à ses pieds .... Déjà, ne songeant plus qu'à revoler vers ce qu'il adore, il donnoit des ordres pour son départ. J'étois au désespoir; je lui représentois, en vain, que son pere avoit exigé qu'il restât encore quelques jours; qu'obligé de suivre le Roi, il m'avoit fait promettre de ne point abandonner son fils, & même, de ne pas souffrir qu'il se mît en route, jusqu'à son entiere convalescence: hélas! ajoutai-je, il comptoit sur le pouvoir de l'amitié. “Il ne m'écoutoit plus; je n'obtenois rien. Une réflexion, qu'heureusement je lui suggérai, l'arrêta. Voulez-vous, lui dis-je, voulez-vous déplaire à Stéphanie? Attendez, du moins, qu'un mot d'elle vous éclaire sur ses intentions, si ce n'est sur ses sentimens. Depuis que vous êtes hors de danger, a-t-elle répondu à vos lettres? Savez-vous, si votre amour ne lui semble pas une offense? Qu'iriez-vous réclamer? sa pitié, sa générosité? vous n'en doutez point: mais, quelle marque de retour vous a-t-elle donnée? Ce langage lui parut cruel: il s'en plaignit, rentra dans ses incertitudes, dans ses tourmens; je ne partageai que les derniers. “Je n'ai eu garde d'entretenir quelques instans d'erreur; & il fut encore rassuré par son amour. Cette conduite, de ma part, lui déplaît, le surprend, l'irrite peut-être; &, aujourd'hui, il craint, il évite ma présence“. Néanmoins, cet ami fidele cherchoit avec nous les moyens de m'annoncer à notre jeune héros, lorsqu'on vint l'avertir que Ximenès avoit ordonné son départ, & n'attendoit plus que lui. Nous accourûmes: arrivés au Gouvernement où il loge, Dom Lope se montre le premier. Il n'est pas tems de partir, dit-il à son ami, en le serrant étroitement; & Almanza vous dira... Je parois; Dom Fernand reste immobile. Je m'approche; il recule, avec une sorte d'épouvante. Vous! en ces lieux, s'écrie-t-il: qui vous y amene? L'ordre de Stéphanie, repris-je ..... Vous frémissez, interrompit Fernand! O Ciel! ajoute-t-il, l'exécrable Florizene, ce monstre affreux! .... Ses jours me répondront .... Stéphanie, Stéphanie! ..... Elle existe, lui dis-je, elle existe, & vous plaint ..... Elle me hait donc, s'écria-t-il avec l'accent du désespoir! Ah! je n'en doute plus; c'est la mort que vous m'apportez ..... Puis, avec le calme le plus sombre, Dom Almanza, me dit-il, sans vous troubler, achevez de fixer mes destins! obéissons, l'un & l'autre, à Stéphanie.J'hésite encore quelques instans; mais enfin je me déterminai à lui remettre la lettre, dont elle m'a chargé pour lui. Voici, ajoutai-je en l'embrassant, voici le moment du courage. J'en aurai, répliqua Fernand: donnez cette lettre. Voici donc, poursuit-il lorsqu'elle fut entre ses mains, voici les caracteres sacrés qui m'ont arraché au trépas! la même main ms replonge.... je vais cesser de souir! ... Ces derniers mots furent prononcés d'un ton d'autant plus effravant, qu'il afectoit d'étre tranquille. Il décachete la lettre; &, à peine il en a lu quelques mots, qu'il palir, frissonne, & ne peut plus nous cacher l'effroi, le trouble, l'horreur qui l'agitent. Stéphanie, à Dom Fernand: “Ximenès, il faut perdre, à jamais, le souvenir de Stéphanie... Il semble que le ciel n'ait formé son cœur, que pour les plus affreuz sacrifices. La reconnoissance, les sentimens de l'amitié, ceux même de la nature, tout lui impose des devoirs .... qu'il lui a fallu remplir. Le vôte est d'être généreux. Il est, sur-tout, de vous conserver: je l'exige; je vous l'ordonne .... votre mort, j'en fais le serment, seroit aussi-tot suivie de la mienne .... Il suffit que vous avez été mon libérateur, pour que cet aveu n'offense point ma gloire: vous la respecterez, si je vous fus chere. “Dans la position, où le sort m'a réduite, oublier, éviter même l'épouse de Félici, est désormais la seule preuve que vous puissiez donner à Stéphanie de la sincérité des vœux que vous lui aviez offerts. Félici, dans peu d'instans,.... recevra ma foi.... “On ne m'a point contrainte; vous devez me haïr. Sachez même, .... sachez que je le souhaite! Votre amour ne peut plus que vous rendre malheureux. Il ne me seroit qu'un sujet de désespoir, & je n'ai point mérité que vous ajoutiez à mes peines. Il me seroit affreux de vous estimer moins. Il me l'est de vous affliger.... mais, combien je vous aurois mal connu, si l'amour le plus infortuné vous rendoit inhumain! .... Puissé-je vous savoir heureux! C'en est fait! .... Ximenès! “Ximenès! il faut donc vous dire un éternel adieu!.....“. Après cette lecture, Ximenès reste abîmé, sans nous voir, sans nous entendre, tendre, sans nous répondre, insensible à force de tourmens! Tout ce que la fureur & le désespoir ont de plus terrible, succéda bientôt à cet anéantissement qui ressembloit à la mort. Félici, s'écrioit-il, Félici possesseur du bien le plus précieux! lui! ce mortel méprisable, le plus lâche des hommes, le plus fourbe, le plus cruel! Elle est à lui! elle est à lui! pour jamais! Stéphanie! ... Non, je ne la connois plus: Stéphanie dans les bras d'un autre,... dans les bras de Félici! Elle a perdu sur moi, tout son empire. Devant elle, à ses yeux, j'immolerai son indigne époux; ses cris seront inutiles; je serai sourd à ses prieres: eh! ne l'a-t-elle pas été aux miennes? Je la délivrerai de moi-même ...... C'est Félici qu'elle me préfere; & elle s'abaisse à feindre! .... En m'assassinant, elle me conjure de vivre! quoi! pour être misérable toujours! En renonçant à l'amant le plus tendre, elle a donc craint de ne pas l'accabler assez! C'étoit peu d'être à jamais perdue pour moi; un barbare est devenu son maître! .... Malheureuse Stéphanie! ..... eh! bien! si sa vie dépend de la mienne, si elle ne m'a point trompé, bientôt nous serons réunis par des nœuds éternels..... Après ces mots, il veut nous fuir. Notre douleur, nos instances pour l'arrêter, ne paroissoient qu'ajouter à son égarement. Furieux, il avoit jetté, loin de lui, la lettre de Stéphanie: je la reprends; il me l'arrache, d'un air farouche. Vous n'en étiez pas digne, lui dis-je; vous me forcez de rougir d'en avoir été le dépositaire; j'ai cru qu'elle s'adressoit à un cœur sensible. Je ne puis trop promptement désabuser Stéphanie. Vos peines auroient troublé son repos; votre barbarie vous ôte tous vos droits à ses regrets, &, plus que vous ne pensez peut-être, elle va lui être utile. Me regardant alors, oui, oui, je la lui rendrai, poursuit-il, en m'interrompant; je la lui rendrai cette lettre affreuse; mais trempée dans le sang de Félici; &, pour mieux la satisfaire, tout le mien versé devant elle ..... Je peux vous épargner tant de crimes, repris je; & bientôt, instruite par moi, Stéphanie, succombant à sa douleur, préviendra vos coups. Relisez sa lettre, & vous n'en douterez pas: je sais qu'elle contient le serment de ne point survivre à son libérateur. Alors, incertain, frémissant, dévorant ses soupirs, couvrant d'une main ses yeux, où se peignoit le chagrin le plus sombre, il tomba dans un accablement profond, dans cette tranquillité morne, plus terrible que le désespoir. Rien d'aussi déchirant que son état; je n'y pus résister. Ximenès, m'écriai-je, voyez la situation où vous réduisez l'ami le plus fidele! En prononçant ces mots, je lui montrai Dom Lope, pâle, tremblant, versant des larmes, se connoissant à peine: prenez compassion de lui, de moi-même, de Stéphanie; elle vous parle, par ma voix je ne crains point d'abaisser, devant vous, le front d'Almanza, blanchi par les peines, plusque par les années, & dont heureusement la vie touche bientôt à son déclin. Lorsqu'il vous implore pour Stéphanie, est-ce en vain qu'il embrasse vos genoux? & j'y tombai. Cette action, jointe à l'excès de mon attendrissement, parvint à l'attendrir lui-même. Mon pere, s'écria-t-il en me relevant, avec une sorte de confusion!.... que faites-vous; Ah! vous n'avez déjà que trop abusé du pouvoir qu'auront toujours sur moi l'amour & l'amitié. Vous-même, ô Ciel! vous-même m'avez trahi, puisque vous ne vous êtes pas opposé! .... Je lui appris alors les éclats, les transports, les réclamations injurieuses de Florizene, lorsqu'elle avoit vu s'anéantir ses espérances, fondées sur la promesse la plus légitime, & la plus solemnelle. Je lui appris la douleur de Madame de Céléria, celle de Milord Rosemont, le soulevement du public contre Stéphanie, l'obligation où son pere s'étoit trouvé de fuir avec elle, pour échapper aux accusations, & au danger d'y donner lieu. J'ajoutai qu'elle n'avoit pu ni dû souffrir de le voir s'immoler. Je lui appris tout, excepté les sentimens de Stéphanie. Je ne lui cachai point cependant l'effort qu'elle avoit paru se faire, en se déterminant au plus grand sacrifice. Des larmes coulerent enfin de ses yeux; & cette expression involontaire de ses peines profondes, nous toucha plus encore, que n'avoit fait le délire, où nous l'avions vu s'abandonner. Bientôt, loin de s'emporter contre Stéphanie, ce fut lui seul qu'il accusa. C'est donc moi, s'écria-t-il, d'une voix étouffée par les sanglots, c'est moi, malheureux, qui suis la cause de sa perte! oui, c'est moi seul qui suis coupable. Je le suis, d'avoir pu ménager cette exécrable Florizene (il ne pouvoit prononcer ce nom, sans des accès de rage). Je le suis, de n'avoir pas appris au Roi, à sa mere, à toute l'Espagne, que l'honneur, autant que l'amour, m'obligeoit de rompre avec ce monstre! Mais, ô mon amie, de quelles horreurs Ximenès m'a fait part! Stéphanie les sait, les renferme, & s'immole. O vertu trop héroïque & trop fatale, au-dessus, je l'avouerai, de tout ce que j'avois pu concevoir! Stéphanie, l'adotable Stéphanie, à mes yeux, est plus qu'une mortelle. Voilà son malheur & celui de son amant. Mais, ô Dieu! que deviendroit-elle, si elle savoit que la vie de cet amant, si digne de l'amour qu'il inspire, n'est aujourd'hui qu'un affreux supplice? Il a juré, toutefois, de ne le pas abréger volontairement, de respecter, s'il lui étoit possible, non pas un époux qu'il abhorre & qu'il dédaigné, mais des ordres sacrés pour son cœur. Le Chevalier dé Rosenne, qui se montra, dès que Ximenès consentit à le recevoir, s'est joint à Dom Lope & à moi; & peut-être a-t-il plus obtenu. Il lui est plus permis qu'à nous, de charmer la douleur de cet amant. Milord Rosemont ne lui a rien confié; il n'est point le dépositaire du secret de Stéphanie, & ne la trahit point, en hazardant ses conjectures, en laissant entrevoir à Fernand le pouvoir qu'il a sur elle, & en trompant ainsi, pour quelques instans, les ennuis mortels d'un héros infortuné. Bientôt, hélas! Stéphanie appartenant à Félici, Stéphanie obligée de céder à ses transports, revient s'offrir à lui, & lui rend toute sa fureur. Il est étonnant qu'il n'y succombe point. La lettre qu'elle lui a écrite, ne lui paroît pas même une preuve qu'elle le distingue, & le regrette. Elle n'a voulu, nous dit-il, qu'adoucir ma douleur: se seroit-elle donnée à un autre, si je ne lui avois pas été indifférent? La cruelle! ô mes amis, elle n'est que reconnoissante & généreuse. Sent-il, quelque tems après, renaître un moment de raison; ce n'est plus sa peine qui l'occupe; il ne voit, il ne plaint que Stéphanie... Enfin, il ne doit qu'à sa jeunesse, à la force de son tempérament, l'existence funeste que chaque jour il semble détester davantage. Nous espérons le déterminer à un voyage de quelques mois; nous ne l'abandonnerons point. Il en coûtera, sans doute, à mon cœur, & au vôtre; mais, mon amie, je suis sûr que vous m'approuverez. S'il se peut, rassurez-moi sur Stéphanie; tâchez de la tranquilliser. O Dieu! quelle est leur destinée? Ils ne peuvent cesser ni de s'aimer, ni d'être malheureux. Combien sur-tout l'avenir m'effraie! Le retour de Fernand, l'horreur qu'il a pour Félici; cette horreur trop réciproque peut-être, & l'amour qu'il ressent; & celui qu'il inspire, & Florizene me font trembler..... Stéphanie, déjà victime, le seroit-elle plus encore? ..... Je ne peux vous exprimer mes appréhensions pour elle, & pour son amant. Leur état, Clarence, Rosemont, Madame de Céléria, votre chagrin, la privation de vous voir, tout m'accable; & je vous quitte avec un serrement de cœur affreux... Adieu, mon amie, adieu. Ecrivez-moi; je n'ai de consolation que vous. LETTRE LXXI. Du Comte Félici, à Alvarès. Elle m'appartient!... Vous me croyez heureux; je me force à le paroître: soyez détrompé! Tout ce que l'espoir trahi, tout ce que l'orgueil & l'amour offensé réunissent de tourmens, me déchire à la fois. Des furies m'agitent; la haine, son poids affreux, le besoin horrible de la vengeance, l'obligation de la suspendre, la crainte enfin, que dis-je? la certitude, lorsque j'aurai puni Fernand, de l'envier encore, tant de supplices auxquels je me suis livré moi-même, ne me laissent point la liberté du remords; l'enfer est dans mon cœur. Stéphanie, Stéphanie, qui m'abhorre, qui me brave, que, d'un mot, je pourrois soumettre, en m'indignant par son courage, m'en impose par sa vertu! Certain de lui déplaire, je crains de l'irriter. Elle m'inspire ce respect qu'on a pour quelque chose de céleste. Son époux enfin, fait pour lui donner des ordres, se contraint, dévore sa rage, se souleve contre lui-même, frémit, ménace, & obéit! Me reconnoissez-vous, à la honte d'un tel aveu? Il n'est pas le seul que j'aie à vous faire. A l'instant, où Stéphanie osa promettre d'être à moi, ce fut, avec un trouble, un saisissement, une sorte d'horreur, qui ne put m'échapper. J'avois cru sa répugnance, au moins affoiblie par mes soins, par tout ce que j'avois fait pour elle. Le Cardinal, charmé de son consentement, qu'il attribuoit peut-être à ses supplications, ne vit, dans son désordre, que de l'embarras: moi, je ne m'y trompai point. Trop sûr de la résistance que m'opposoit son cœur, le ressentiment étoit déjà dans le mien. Malgré une longue habitude de me contraindre, mes yeux devoient l'exprimer. Sévere, pour la premiere fois, l'air de Stéphanie m'inspiroit un dépit, une terreur que je ne pouvois définir. Je ne sus même, si je devois continuer de lui rendre grace, ou la prier de reprendre son bienfait. Mon orgueil prévalut. L'ambition & l'amour l'emporterent; & il faudra, du moins, qu'elle serve l'un des deux. Depuis ce jour cruel, jusqu'au jour plus fatal encore, où elle a prononcé le serment, dont rien ne peut la dégager que sa mort ou la mienne, elle n'a point cessé, si ce n'est devant Madame de Céléria, & sur-tout devant son pere, elle n'a point cessé, dis-je, de garder le silence le plus morne, & elle ne l'a rompu, que pour constater à jamais mon infortune. L'entretien dont il s'agit m'est trop présent, l'impression en est trop profonde, pour que j'aie oublié une seule des paroles qu'elle m'a dites. L'amour & la fureur, à la fois, les ont écrites, en traits de feu, au fond de mon ame outragée. Lorsque, débarrassé d'une foule importune, seul avec elle, oubliant que j'étois haï, oubliant même que j'avois un rival aimé, ne voyant que ses charmes, déjà m'en croyant maître, brûlant de desirs, je ne songe qu'à m'abandonner à leur ivresse .... Arrêtez, me dit-elle, daignez m'écouter, & connoissez mon cœur. L'amour de Fernand n'est déja plus un secret pour vous: apprenez le mien. Avant de savoir qu'il m'aimât, je l'adorois; mon cœur l'auroit suivi jusques dans les bras mêmes d'une épouse. Lui eût-elle été chere, j'aurois renfermé mon amour; mais jamais je n'aurois pu l'éteindre: de sa vie dépend la mienne. Je n'ai point dû toutefois immoler à ce sentiment les droits de l'honneur, ceux de la reconnoissance, de l'humanité, de la nature, tous les devoirs, toutes les obligations, tous les nœuds qui m'attachent & me déchirent. Je désespérois, en l'éclairant, le cœur d'une mere; j'éloignois de Madame de Céléria l'auteur de mes jours; je les accablois tous deux. Verser des larmes éternelles, être à jamais désunis, vivre & mourir dans les regrets, étoit leur sort. Soit que j'acceptasse les vœux de Ximenès (je ne le pouvois, sans justifier sa rupture avec la fille de ma bienfaitrice), soit que, pour fuir le danger de le voir, m'exilant avec mon pere, je le rejettasse dans de nouveaux malheurs, je voyois l'abîme ouvert sous leurs pas; moi seule, je pouvois les en garantir; mais ce n'étoit qu'en m'y précipitant; je l'ai fait. Je n'ai frémi que pour l'amant dont j'allois être séparée, hélas! sans retour & sans espoir. Mourir de sa douleur m'eût été trop doux; &, pour me punir, je n'ai pas attendu qu'il m'accusât. Le seul bien qui me fut cher m'étoit interdit; le choix d'un autre m'étoit imposé; & malgré tout ce que je dois à vos bienfaits, ce ne fut que dans mon désespoir, que je trouvai la force d'être à vous! Contrainte d'affliger celui qui regne seul sur mon ame, condamnée à ce tourment horrible, je ne cherchai plus qu'à le venger, par l'excès de mes maux. Les augmenter, s'il se pouvoit, me devint un besoin funeste. A ce prix, vous obtîntes ma foi! elle sera pure, telle que je vous l'ai promise, digne d'un époux & de moi: mais, n'espérez pas, que le tems, l'absence, les procédés les plus généreux, puissent changer un cœur que Fernand possede & qu'il possédera jusqu'à mon dernier soupir. C'est à vous! à vous-même que je le jure! mon amour extrême, mes sacrifices affreux, il ignorera tout. Ma douleur va me consumer dans le silence. J'aurois rougi de vous laisser dans l'erreur. Je ne sais point feindre, & je saurois encore moins vous tromper. Rendez-moi aussi malheureuse qu'il vous plaira; ordonnez où vous voulez que je vive, ou que je meure; je suis prête. Et puisse ma soumission vous tenir lieu de mon amour! Je n'ajoute plus qu'un mot. A présent, que vous avez lu dans mon ame, osez vous estimer assez peu, pour exiger rien de moi, pour vouloir d'un triomphe avilissant... Et, quand mon cœur s'ouvre à vos yeux, empreint des traits chéris d'un amant adoré, osez, Félici, vous prévaloir des droits d'un époux! Concevez toute l'horreur de ma situation! Emporté par des mouvemens contraires, son injurieuse franchise excitoit mon courroux; sa beauté allumoit mes transports, &... (qu'est-ce donc que l'ascendant de la vertu!) je me sentois comme enchaîné par la sienne; elle me subjuguoit encore, en m'outrageant! L'œil ardent de fureur & d'amour, je tremblois, je rougissois, je détestois son audace, j'idolâtrois ses charmes, & ne savois à quel parti m'arrêter! Ma fierté me décida. J'aimai mieux être malheureux que vil. Une sorte de générosité m'inspira l'orgueil d'égaler son courage; & je lui fis, avec une rage concentrée, le sacrifice d'un bonheur... que, d'avance, elle avoit détruit, par la hardiesse de ses aveux. Quoi donc! elle n'a été déterminée que par l'horreur qu'elle a pour moi! Elle ne m'a choisi que pour en être plus fidelle à son amant? Eh bien! Alvarès, qu'elle s'applaudisse. Je justifierai sa haine. Sa possession m'eût enivré; j'y renonce! j'y renonce à jamais! je ne serai point assez bas, après les confidences qu'elle m'a faites, instruit de l'éloignement que je lui inspire, sûr de son amour extrême, pour lui arracher des faveurs, qu'aujourd'hui j'aime mieux regretter toujours, que d'avoir une seule fois à les solliciter. Je perds tout; elle m'a tout enlevé; elle m'a privé de tous mes plaisirs!.. il faut que je les retrouve dans la vengeance. Mon honneur, mon repos ne peuvent me paroître en sureté, sans que Fernand périsse. Il jouira, moins qu'elle ne pense, de la possession d'un cœur dont, peut-être, il soupçonne le penchant. Si le chagrin qu'il doit ressentir de la perte de ses espérances ne me délivre point de lui, s'il résiste à ce coup, Florizene peut lui en porter d'inévitables: c'est à moi de les diriger & de l'exciter à tout contre lui, sans qu'elle-même puisse croire que c'est mon ouvrage. Dans l'état horrible où je suis, il n'y a que mon ambition seule, qui puisse commander encore à mon amour, devenu féroce, implacable. Pendant quelque tems je m'impose la feinte & la modération!... Dès qu'il le faudra, vous me seconderez. Frémissez jusqu'à ce moment du supplice que j'endure! de jour en jour je suis plus sûr de vous, & & je vous le prouve, en vous ouvrant ce cœur, qu'on desespere, qu'on déchire, mais qu'il ne sera pas plus possible de fléchir, qu'il ne l'est de l'humilier. LETTRE LXXII. De la Comtesse Félici, à Miss Clarence. Clarence, Clarence! après avoir immolé tout, liberté, espoir, repos, bonheur, & mon amant même, ... en est-ce assez, grand Dieu! ... il me faut encore, pour accroître mon supplice, quand je meurs de mes peines, il me saut dévorer mes larmes..... Ah! que du moins, elles puissent couler devant vous, &, s'il se peut, sans remords!... J'ai donc pu jurer d'être à Félici!.. Ciel! ô Ciel! étois-je à moi? ... qu'ai-je promis? Quoi! lorsqu'un autre... c'en est fait; ma main ne tracera plus ce nom, ... ce nom, hélas! gravé dans mon cœur, en traits ineffaçables! mon amie, c'est pour la derniere fois que vous allez y lire, dans ce cœur à qui il importe de se justifier à vos yeux. Je ne me reproche rien, que de m'être trop abandonnée à mon désespoir, dans la derniere lettre que je vous ai écrite. Déja il ne m'étoit permis de pleurer qu'avec vous mon fatal sacrifice. On ne me l'eût point laissé achever, si l'on avoit vu ce qu'il me coûtoit. Fatiguée de me contraindre, sans nul ménagement je me livrai à mon trouble, à l'horreur qui m'accabloit. Hélas! quel plus funeste présent pouvois -je vous faire, que celui de ma confiance? Jusqu'à ce regret me déchire..... Vous vîtes enfin mes combats, mon désordre cruel, & l'empire adoré du mortel qui le mérite si bien. Enivrée plus que jamais, le préférant à tout, ne pouvant suffire ni à l'excès de mon amour, ni à celui de ma douleur, ce fut alors que je le sacrifiai, que je l'immolai au devoir, & que je choisis, je ne m'en repens point, celui qui me feroit arriver plutôt au terme de mes infortunes. Ah! s'il pouvoit renaître encore quelques douceurs pour moi, je les retrouverois dans cette idée, la seule que je puisse supporter avec courage, ayant désespéré ce que j'aime. Toutefois, après avoir remporté cette victoire horrible; m'étant vouée aux tourmens de l'amour, je ne crains point ses foiblesses; je les surmonterai:.... il se peut qu'il m'égare au point de me rendre affreux jusqu'aux droits de l'honneur; mais ils sont sacrés, il suffit. Mon funeste serment ne fut donc point téméraire; le violer m'est impossible; &, quand vous aurez lu une lettre de mon époux à mon pere, vous serez sûre que le don de ma foi, malgré le désaveu de mon cœur, a pu lui être accordé, sans que je dusse ressentir la crainte de le voir malheureux. Du Comte Félici, à Milord Rosemont, lorsqu'il portoît le nom de Ramire, & qu'il étoit en France. Vous ne me devez, Monsieur, que des sentimens; heureux, trop heureux d'avoir pu vous servir, je n'ai été que juste: & que ne puis-je vous dire encore, que l'estime seule anime mes démarches? C'est elle du moins qui les déterminera toujours; & mon amour lui-même est l'ouvrage de cette estime. Il ne m'est plus possible, Monsieur, de condamner au silence l'admiration qui me pénetre pour votre charmante fille. Qui que vous soyez l'un & l'autre, sans fortune, je veux même que vous puissiez être sans naissance , votre mérite & ses vertus vous mettent, à mes yeux, au-dessus de tout. Dussiez-vous m'accabler par un refus, venger l'honnéteté des persécutions révoltantes du sort, est mon devoir, & sera ma consolation. Songez cependant que Stéphanie, quoiqu'elle soit la plus belle personne du monde, quoiqu'elle mérite tous les hommages, doit craindre qu'ils ne soient pas tous aussi sinceres que le mien. Mon seul regret est de ne pouvoir mettre à ses pieds que des richesses, un état brillant peut-être, & un cœur vertueux; j'y voudrois joindre le don de plaire, l'éclat du jeune âge & ses agrémens. Je suis loin de m'abuser. Le mien n'est point celui où l'on inspire de l'amour. Aussi, en obtenant sa main, ne prétendrai-je qu'à son estime. Fût-elle prévenue en faveur d'un autre (il seroit possible que cet autre ne pût ni ne dût jamais être son époux ), son cœur noble & reconnoissant me répondroit de sa vertu, & encore une fois, Monsieur, la garantir des pieges qui doivent environner ses attraits, lui offrir un asyle convenable, puisqu'elle y seroit souveraine, la placer à un rang, sinon assez élevé pour son ame, au moins assez tranquille pour la soustraire aux séductions d'un monde perfide, & aux atteintes d'une injuste destinée, seroit un trop beau partage, pour ne pas combler les vœux de Félici. Stéphanie reprend: O mon amie, cette lettre étonnante, cette lettre, qui deviendroit inexplicable, si elle n'étoit pas l'effet d'un mouvement plus généreux que tendre, en m'inspirant de l'estime, en me rassurant contre l'appréhension d'affliger l'époux que j'étois sûre de ne jamais trahir & de ne jamais aimer; cette lettre, dis-je, m'a autorisée à choisir le joug affreux que mon cœur abhorroit, en se l'imposant: mais ce cœur (croyez, hélas! qu'il est injuste dans ses aversions), s'honore du moins de s'être montré sans détour à Félici. Lorsqu'une fatalité trop inévitable (puissé-je en être le seul exemple), m'a contrainte de l'accepter pour époux, mon silence, mon désordre, ma terreur, que je n'ai pas même cherché à lui cacher, tout a dû l'instruire. Je devois plus, je l'ai fait. J'ai dévoilé à ses yeux, les motifs de mon courage, l'opposition de mon cœur, mes regrets, mes combats, la violence de mon amour, l'excès de mes tourmens .... O Clarence! je vous vois frémir: mais, sans cette confidence terrible, grand Dieu! quels maux épouvantables, quel supplice inoui me serois -je préparés? Ne m'eût-elle pas paru un devoir, elle m'auroit été arrachée dans le plus odieux moment! .... Encore une fois, sans cet aveu, sans les fureurs qui l'ont suivie.... Juste Ciel! je frissonne!... O vous que je ne nommerai plus, vous qui ne savez point aimer comme moi, si vous osez m'accuser, vous à qui seul j'appartiens, puisque c'est vous seul dont l'empire m'est cher, non, non, sans en mourir, je n'aurois point livré votre amante à des transports détestés, effrayans, horribles, s'ils ne sont pas adorés. La loi veut (ce n'est pas du moins le Ciel qui l'ordonne), elle veut, ma Clarence, que malheureuses & déplorables victimes, sans secours, sans défense que nos larmes, notre désespoir, la révolte de nos sens, de notre cœur; elle exige enfin que, nées libres, & ne pouvant cesser de l'être que par l'amour, ne pouvant voler que par lui au-devant de notre défaite, nous soyons contraintes de céder aux droits de l'hymen, eussions-nous en horreur le mortel qui ose les réclamer.... De tels droits sont atroces! Commander, avant de plaire, est d'un barbare; pouvoir s'y soumettre seroit la honte & le regret de toute la vie, pour moi sur-tout, pour moi, qui ne peux séparer de mon cœur l'image de mon amant. Oui, je l'aurois portée dans les bras de mon époux; &, doublement criminelle, en m'avilissant moi-même, je les aurois trahis tous deux. Je rendrai justice à Félici. Quelque fût son courroux, il n'a pas du moins eu la bassesse de chercher à remporter ce triomphe affreux; il s'est borné aux menaces: elles ne m'effrayerent point. Ce n'étoit point sa haine, que je redoutois; j'ai tout fait pour l'exciter, & il me la doit autant que son estime. Il me verra toujours soumise à ses volontés, jamais à ses transports. Qu'il dirige mes actions, mes démarches; qu'il dispose de mes jours; mes sentimens sont hors de son attéinte. Je les garderai tant qu'un souffle m'animera. Je ne serai parjure ni à l'amour, ni au devoir. Même, par ce qu'ils me coûtent, je peux répondre de leur être également fidelle. Puisque mon malheur est sans ressource, puisque le fatal serment est prononcé, & que rien ne peut m'en affranchir que le trépas; Dieu! ô Dieu! après tant de rigueurs, auriez-vous encore celle de prolonger mon supplice? ... il ne me sera donc plus permis de parler, même à Clarence, de l'amant malheureux dont le sort me désespere plus que le mien? Jamais, hélas! jamais ma plume tremblante à sa seule idée, n'exprimera ce que mon cœur ne cessera de sentir, qu'en cessant d'être! plus d'épanchemens, plus de consolation pour mes maux! .... Infortunée! encore .... encore ce sacrifice! O ma chere Clarence, dans l'état où je suis, à peine osé-je souhaiter de vous voir. Mon cœur inconsolable vous méconnoîtroit vous-même, si vous cherchiez à adoucir sa douleur. Jusqu'à l'espoir, tout m'est ravi! mes jours, mes nuits, mon réveil, mes songes, chaque moment qui s'écoule, celui qui va fuir, ceux qui succéderont, tout m'est affreux. J'ai écrit quelques mots à l'objet adoré dont je vous parle... Pour la derniere fois! on voudroit me faire croire que ma lettre a mêlé quelque charme à son affliction. Clarence, chere Clarence, il souffre autant que moi; je serois moins accablée, si je n'en étois pas certaine. Dieu que j'implore, créez pour moi quelque supplice, s'il en est qui surpasse ceux que j'éprouve; & qu'à ce prix, mon amant redevienne heureux! ..... Oubliez tant de foiblesse! .... Tous mes sentimens, renfermés désormais dans le fond mon cœur, ne s'expliqueront que par mes larmes. Elles m'empêchent de poursuivre; je ne vois plus ce que j'écris.... Ah! Clarence, vous m'aimez; & je vous accable de mes maux. Adieu. Je tâcherai, quelque insupportable que me soit l'existence, de vous conserver, s'il m'est possible, l'amie la plus sincere & la plus infortunée. P. S. Le Chevalier de Rosenne (je n'ose vous dire tout le bien que je pense de lui), est avec Dom Almanza, auprès du héros dont je suis à jamais séparée..... Croyez qu'il n'appartient qu'à des cœurs vertueux, d'être attirés vers lui.... Adieu, adieu, mon amie! Ah! du moins soyez heureuse! LETTRE LXXIII. Du Comte Félici, à Alvarès. Vous vous étonnez que je me sois soumis à ce que vous osez appeller un caprice! Comment une femme, dites-vous, a-t-elle le pouvoir d'enchaîner mes desirs, & sur-tout d'affliger mon cœur? Le trouble, l'agitation, les tourmens du mien, lorsque d'un mot je pourrois être obéi, vous surprennent, vous font douter, si c'est bien moi, dont l'orgueil s'abaisse jusqu'à dépendre, tandis que j'ai le droit de commander! Je pardonne à votre zele ses erreurs & ses écarts; mais apprenez de moi que Stéphanie n'a rien de commun avec les autres femmes. Dussé-je la punir, lorsqu'il en sera tems, jamais je ne pourrai la confondre avec le reste de son sexe. Il m'est permis de l'accabler: l'outrage autorise la vengeance, non l'injustice; &, même en la désespérant sans cesse, je crains d'être forcé de l'admirer toujours. Cependant, loin de moi toute indigne foiblesse! Je lui rendrai bien tous les tourmens auxquels me livre son aversion; & ce ne sera point, Alvarès, en lui arrachant ce que son cœur me refuse. Mes transports ne sont plus que de la rage. Il me semble que je la hais, chaque fois que sa vue les allume! sa possession ne me seroit qu'un bonheur honteux, empoisonné;... je n'en veux point. J'en veux d'autant moins, que je la desirois avec plus d'ardeur & plus d'avidité. Il est vrai, je savois son cœur prévenu; mais je ne le croyois point inflexible. Que ne trouvois-je point en elle? Seule, elle réunit tout, la beauté la plus rare, la naissance la plus illustre, esprit, vertus, fortune enfin, puisque les bontés de la Cour lui en tiennent lieu. Tout surpassoit mes espérances. Le sort avoit servi mon entreprise; l'exécution en paroissoit impossible; j'avois vaincu les obstacles, la résistance même de son cœur. Je devois espérer du moins qu'il étoit déterminé par la reconnoissance; &, voulant chaque jour m'acquérir de nouveaux droits à la sienne, sûr de sa vertu, j'aurois dédaigné le vain empire de Fernand, dont, au reste, un long exil pouvoit me défaire. Déja j'y travaillois; déja ... ce châtiment seroit trop doux aujourd'hui: c'est sa mort que je veux. Mais le moment n'en est pas venu, ni même celui d'opprimer Stéphanie. Il faut auparavant qu'elle sente toute l'horreur de perdre ce qu'elle aime. Vous vous trompez encore; ce n'est point l'amour qui me force à différer; c'est l'ambition. Toute l'Espagne a vu la considération dont jouit celle qui a osé devenir mon épouse. Malgré son extrême jeunesse, elle a vu l'affection tendre que la Reine a pour elle. J'ai besoin qu'elle seconde les projets que je forme: elle apprendra ensuite, si l'on me brave impunément. Ne me flattez point que son cœur puisse cesser d'être ingrat & rébelle. Tout me confirme ce qu'elle m'a dit. Chaque jour sa sombre mélancolie m'irrite davantage... S'il se pouvoit seulement qu'elle daignât feindre! Elle ne m'a pas même laissé laressource d'une illusion. Elle s'est fait connoître, & me connoîtra à son tour: mais, quelle que soit mon impatience, je saurai dissimuler. Je serai prudent, & n'en serai que plus inexorable. Voici une lettre de Florizene: connoissez cette ame atroce. Vous y verrez que sa pénétration singuliere n'empéchera point qu'elle ne remplisse mon attente. Faites tenit à Eléonore un billet qu'elle lui écrit ; ce ne peut être que pour l'accabler; je veux qu'elle le reçoive à l'instant. Je plains son sort: mais elle sait mes secrets; malgré mes précautions, elle peut les trahir. D'ailleurs, sa vie est affreuse; son intérêt & le mien ne sont point de ménager ses jours. De plus, je sens que le désespoir a fermé mon ame à la pitié. Je sens que mon amour sur-tout ne peut plus que devenir funeste à celle qui en est l'objet. Elle seule pouvoit m'adoucir; c'est elle seule que je rendrai responsable de toutes mes fureurs. De Florizene, à Félici. Oui, Comte, plus vous m'assurez de votre attachement, plus je vous soupçonne, d'avoir déterminé, par des moyens indiscrets (tels sont toujours les vôtres), l'insolente rupture de Ximenès. On m'auroit rendu ce qu'on me doit; on auroit feint, du moins des regrets, ou plutôt le Duc auroit persisté, sans quelques noirceurs qui l'ont détourné de sa résolution. Il aime sur-tout dans son fils, le seul héritier de son nom; mais on l'a vu toujours inflexible, même pour son propre cœur, lorsque ses principes lui ont semblé compromis. De l'armée, il m'écrivoit sans cesse, & sans cesse il me rassuroit contre mes inquiétudes qui lui étoient connues. A peine son fils a-t-il été hors de danger, qu'il m'a renouvellé sa parole que ce fils seroit mon époux. Depuis son retour, il a affecté de ne voir que la Marquise, & de ne lui dire froidement que les choses d'usage, dont il ne pouvoit se dispenser. Quant à moi, non-seulement il m'évite; mais je crois démêler, dans ses regards, une sorte d'indignation. Un changement si inattendu, un tel manque d'égards ont une source. Vous, cependant, vous avez pu penser qu'une rupture outrageante & prompte souleveroit le public contre Stéphanie, qu'elle lui seroit attribuée, sur-tout par moi; que j'éclaterois en reproches, que ma mere joueroit la douleur, Milord Rosemont, l'attendrissement; que sa fille ne pouvant réparer le mal dont elle se sentiroit la cause, voulant toutefois échapper aux imputations les plus déshonorantes, & toutes fondées peut-être, que sa fille alors se donneroit à vous. Si tel a été votre calcul, l'événement l'a justifié. J'avoue que mes yeux n'atteignoient point jusques-là. Si mes intérêts m'avoient semblé moins unis aux vôtres, il m'étoit facile de faire veiller à vos démarches; & alors vous n'auriez point tenté de me nuire, sans que je vous eusse prévenu. Quoi qu'il en soit, les lettres qui déposent contre vous, & dont je vous ai déja dit que j'étois gardienne, sont toujours entre mes mains; & je ne cherche point à éclaircir mes doutes: .... mais, si les pitoyables scrupules de votre maussade Eléonore l'avoient portée à donner des avis, ou à Fernand ou à son peré, quel autre que vous eût fait parvenir sa lettre? .... Toutes celles qu'il reçoit, toutes celles qu'elle écrit, vous avez su vous en rendre le maître; & si je m'arrêtois à cette pensée! .... Je l'éloigne. Nous pouvons encore être nécessaires l'un à l'autre. Déja vous m'avez vengée de Stéphanie: ellé vous appartient, & paroît avoir la plus forte aversion pour vous. D'ailleurs, en supposant que Ximenès ne cherchât point à réparer mon offense par son retour; restant libre, il doit vous faire plus d'ombrage. Qui peut mieux que vous le perdre dans l'esprit du Roi & d'Isabelle, leur rendre suspecte l'ivresse qu'il excite, leur faire remarquer que la nation l'adore plus que ses Souverains, qu'on ne célebre que ses victoires, & en un mot.... Mais, loin de vous donner des conseils, rendre justice à votre supériorité dans ce genre, est ce que je vous dois. Croyez de plus, croyez que nous aurions tort, quels que soient nos sentimens, & notre pénétration réciproque, de nous désunir jamais. Adieu, Monsieur le Comte. P. S. Sûre qu'Eléonore ne reçoit que les lettres qu'il vous plaît, en voici une encore que je vous adresse pour elle. On dit que les événemens du monde ne lui parviennent point dans sa retraite: j'ai cru devoir lui apprendre que Stéphanie, qu'elle desiroit peut-être de voir unie à Fernand, est devenue votre épouse. Je m'empresse de la féliciter. LETTRE LXXIV. De la Comtesse Félici, à Miss Clarence. Qu'avez-vous fait? ... O Clarence, quel cœur vous avez déchiré! ... Est-ce bien vous qui avez pu, en détruisant les illusions de la mere la plus tendre, la faire devenir la plus malheureuse de toutes? Espériez-vous donc me soustraire à mon sort, moi qu'il poursuit dès ma naissance, moi dont les yeux ne sont ouverts que pour répandre des larmes, moi qui n'ai compté mes jours que par le nombre de mes infortunes! Heureuse au moins de ce qu'elles sont à leur comble! Puisqu'il faut attendre, sans la devancer, l'heure prescrite, oui, l'excès de mes maux me fait espérer que leur terme approche: mais, falloit-il chercher à l'éloigner, aux dépens de celle qui m'a voulu sacrifier, je ne dis pas seulement une destinée brillante, les honneurs, l'espoir fondé d'un amour trop long-tems malheureux?... Sa vie, vous le savez, sa vie fut offerte pour racheter la mienne! elle renonçoit à tout, elle s'accusoit, elle demandoit à mourir pour Stéphanie & pour Rosemont; & tous deux ont rempli d'amertume tous ses instans; & son amour pour l'un, son amitié pour l'autre, n'ont point cessé de lui coûter des combats, des alarmes, des remords & des pleurs. A peine les a-t-elle connus, qu'elle est devenue, s'il se peut, presque aussi à plaindre qu'ils le sont eux-mêmes. Vertueuse, elle trouvoit dans ses devoirs, des jouissances pures. Une image adorée (ô mon pere, vous ignorez encore que c'est la vôtre), l'enleva pour jamais au repos: son extrême tendresse pour sa fille, l'espérance de la voir mériter de plus en plus les soins qu'elle lui prodiguoit, ... enfin, l'hymen le plus desiré, tout sembloit se réunir pour charmer ses peines: Stéphanie, cette infortunée, sans laquelle peut-être Florizene seroit encore vertueuse, traitée par cette femme adorable, comme si elle avoit eu le bonheur de l'avoir pour mere, Stéphanie (vous savez grand Dieu! si elle fut coupable) n'a trouvé dans son sein un refuge, que pour le percer des plus sensibles coups... l'amour le plus fatal, le plus tendre, ... hélas! le plus réciproque... Que dis -je? ô Ciel! mon cœur doit renfermer à jamais.... malheureuse, je l'ai promis ... quoi! même avec vous, un mot échappé seroit un crime?... Ah! Clarence, les pleurs dont ma lettre est trempée, vous le diront malgré moi... Je me sens plus accablée, plus abattue que jamais... mon trouble, mes remords peut-être,... mon désordre m'épouvante! mon ame se déchire... mes larmes, les soupirs qui m'oppressent, mes sanglots m'interrompent....Chere & tendre amie, hélas! en m'immolant à la bienfaitrice la plus aimée, je n'ai donc rien fait pour son bonheur. Hier, nous étions seules; je cherchois à lui cacher ma tristesse. Elle attachoit sur moi des yeux inquiets, attendris; l'affliction y étoit peinte. M. de Félici avoit suivi le Roi, dans un de ses voyages: on vient m'apprendre son arrivée plus prochaine que je ne l'avois cru.... A ce nom redouté, à ce retour plus craint encore, je pâlis, je frissonne; un tremblement affreux me saisit, une horreur involontaire s'empare de mes sens, mes genoux fléchissent... La Marquise s'en apperçoit, jette le cri le plus douloureux, me serre dans ses bras, me presse contre son sein: Ma chere Stéphanie, me dit-elle, ah! du moins cessez devant moi, de contraindre vos larmes; souffrez que les miennes s'y confondent. Autant que vous êtes généreuse, je fus coupable: je connois vos tourmens, je les partage; je sais tout. J'étois interdite: elle me fait part de plusieurs articles de votre lettre; ah! trop imprudente amie! ... Elle étoit prête à prononcer le nom le plus cher;... prenant pitié de mon trouble, elle l'a épargné à mon cœur ... puisse du moins le sien n'être pas bientôt plus désabusé encore, sur le compte d'une fille, qu'en gémissant de ses torts, elle aime toujours! Non; vous n'imaginez point ce qu'a occasionné, entre Madame & Mademoiselle de Céléria, si différentes l'une de l'autre, votre avertissement & la lumiere affreuse que vous avez portée dans l'ame le moins susceptible de soupçons & de méfiance: ce qui la désespere le plus, c'est que sa fille n'a marqué ni trouble, ni confusion, mais seulement de la surprise & de la fureur contre Rosenne; lorsqu'elle a vu sa lettre dans les mains de la Marquise. Elle a froidement écouté ses représentations; elle n'a point paru touchée de sa douleur, & n'a montré que de l'humeur, de ses reproches. Persuadée que sa mere ne pouvoit tenir cette preuve de ses sentimens, que de celui à qui elle n'a pas craint de les avouer, s'est-il flatté, a-t-elle dit, que la fantaisie de recevoir quelques lettres d'un homme, que d'ailleurs, je ne souhaitois, ni ne comptois revoir, pût amener la plus riche héritiere de la Cour a vouloir pour époux, un cadet de sa maison, dépourvu de fortune, & que je saurois accabler de dédains, s'il osoit élever ses vues jusqu'à moi? Vous jugerez de tout ce qu'a dû éprouver, de tout ce qu'étoit faite pour répondre alors la personne du monde que ce discours a dû indigner davantage! Je me sens d'autant moins la force de vous faire ce récit accablant pour mon cœur, que le vôtre se feroit trop de reproches, si vous saviez jusqu'où a été portée cette scene, & combien elle a dû être douloureuse à la plus intéressante des femmes! Ah! si, dans mon trouble, je vous en ai trop dit, du moins ne lui laissez jamais entrevoir d'horribles vérités, qui la jetteroient dans le désespoir. Par égard pour elle & pour votre malheureuse amie, laissez-la se flatter encore! Il n'y a pas long-tems, s'écrioit-elle, en fondant en larmes, que je jouissois du bonheur de me croire deux filles: la honte de l'une, & le malheur de l'autre, feront celui du reste de ma vie. O Stéphanie! a-t-elle ajouté, après avoir causé votre perte, mérité-je encore que vous acceptiez de moi ce titre funeste & cher que vous donna mon cœur? Mais, hélas! pourriez-vous aussi abandonner une mere qui, peut-être, n'a plus que vous? Oui, oui, soyez-la, me suis-je écriée, soyez-la toujours! Eh! que ne l'est-elle en effet? Je vous ai dit, je crois, ou j'ai dû vous dire que je loge avec mon pere; il n'étoit pas convenable qu'il demeurât, sans moi, chez la Marquise. Son arrivée nous rendit quelques forces, celle au moins de lui cacher des tourmens qui le rendroient trop malheureux. Combien elle est vengée des jours où il ne la voyoit qu'avec indifférence! Il n'a achevé de m'ouvrir son ame, il ne m'a montré l'excès de son amour pour elle, que depuis que mon sort est fixé: tant qu'il a craint que je ne me sacrifiasse à lui, (eh! que n'a-t-il point fait pour l'empêcher?) il cherchoit à tromper mon cœur, sur ce que coûteroit au sien cette séparation: la lui épargner, étoit mon devoir; &, même en expirant de mes maux, je m'applaudirois de mon courage. Le Marquis de Cadix est son rival. Depuis long-tems, il brûle, en secret, pour Madame de Céléria, & n'ose pas se déclarer plus que Milord. Fasse le Ciel, qu'incessamment unis l'un à l'autre, une chaîne de félicités se forme pour eux; & que, dans le même instant, la mort brise la mienne! .... Je n'attends, je ne souhaite, je ne peux plus envisager, avec joie, que le moment où mon cœur, rendu-à ce qu'il adore, jouira, sans être coupable, de son dernier soupir.... Hélas! je suis pénétrée de votre douleur; &, malgré les reproches que je vous ai faits, les motifs de votre lettre me sont chers. Quoi! mon amie, vous renonciez, pour moi, à un amant qui vous mérite! Ah! c'est trop peu que ma reconnoissance. Madame de Céléria desire que vous sachiez, qu'ayant voulu qu'il lui avouât s'il avoit donné lieu à la lettre désolante que lui a écrite sa fille, la confidence de son éternelle adoration pour vous, a été sa seule réponse.On dit, hélas! que, de jour en jour, l'infortunée Eléonore tombe dans le dépérissement le plus inquiétant pour ses jours. Son sort & son état déplorable pesent sur mon ame. Toutes mes tentatives pour la voir, ont été sans succès: quoique Félici ne me le dise point, elles ont paru lui déplaire. Malgré sa contrainte continuelle, j'ai besoin, lorsque mes yeux osent s'arrêter sur lui, d'appeller intérieurement à mon secours le Ciel qui lit dans mon cœur..... Hélas! il semble toujours fixer une coupable; & lorsqu'il paroît prêt à s'adoucir, je frémis encore plus. Je n'ai pas cependant la crainte d'être la victime de ses transports; je ne me suis livrée qu'à son ressentiment. Si je n'avois pas senti en moi la force, l'énergie, le courage nécessaire pour le soumettre à mes vœux, des moyens plus sûrs encore m'auroient fait échapper au désespoir d'être infidelle à un amour,... ô Dieu! qui ne m'est plus permis, mais qui ne peut s'anéantir qu'avec mon être... Clarence, chere Clarence? qu'ai-je dit? il faut, hélas! il faut vous quitter... Adieu. LETTRE LXXV. De Miss Clarence, à la Comtesse Félici. Stéphanie, ma chere Stéphanie.!... en vous donnant ce nom, je cherche en vain à tromper mon désespoir; il est, il doit être à son comble: jusqu'aux reproches de mon cœur, sont affreux..... O Dieu! combien je suis coupable! mais, ce n'est point envers Madame de Céléria, ce n'est point de l'avoir éclairée: je l'ai dû; je devois plus encore. C'étoit à moi, pour empêcher de s'accomplir un sacrifice horrible, de voler à votre secours, de vous préserver de votre propre vertu, de ne me rendre ni aux ordres, ni aux prieres; de ne voir que vos périls, de ne sentir que vos maux, de n'obéir qu'à mon cœur; d'oser, en un mot, tout quitter, tout enfreindre, tout abandonner, oui, tout.... que dis-je? abandonner un pere, ... un pere affligé, souffrant! .... Vous eussiez repoussé votre amie; & elle-même vous auroit approuvée..... Mais, je pouvois, du moins, en confiant à Milord Clarence vos dangers, votre amour & vos secrets, le forcer à vouloir mon départ. Quel vain scrupule, quelle odieuse délicatesse m'a retenue? Eh! qu'étoit-ce que l'appréhension de trahir votre confiance, auprès de la crainte horrible de gémir à jamais de votre infortune? Ah! ce n'est pas seulement par le sort que vous fûtes accablée. Hélas! Madame de Céléria, Milord Rosemont, moi enfin, Fernand lui-même; tous, en vous adorant, tous, nous vous avons précipitée dans l'abîme: vous y suivre est juste. Votre malheur m'accable; il me révolte. Le partager, m'en pénétrer, m'en nourrir, est mon unique consolation. J'aime, j'estime, & même j'excuse Madame de Céléria; je ne puis plaindre que vous .... Seule, vous avez fait votre devoir. N'épargnez point ma sensibilité: croyez-moi digne d'être plus malheureuse encore, s'il est possible, par mes regrets, que par vos tourmens. O ma chere Stéphanie, cessez, sur-tout, de craindre, en m'ouvrant votre ame entiere, que vous puissiez être criminelle. Vous n'aurez jamais de sentimens, qui ne soient des vertus; vous êtes peut-être la seule femme à qui il ne soit plus permis de se méfier de la sienne: cependant, toujours injuste pour vous-même, si vous imaginiez avoir besoin d'un appui, n'ai-je pas mérité, ô trop cruelle amie, que vous le cherchiez dans mon cœur? Enfin, n'appréhendez point d'y trouver un adoucissement à vos peines: vous voudriez qu'il fût en votre pouvoir de les accroître.... Eh bien! barbare, eh bien, rassurez-vous. Je le sens trop; mon amitié se flatteroit vainement de rendre vos larmes moins ameres; mais, quand je meurs de votre état, daignez, du moins, les confondre avec les miennes: pourquoi me ravir les épanchemens de votre ame? ... Si vous attendiez de cet effort un heureux changement dans votre cœur, quoi qu'il en pût coûter à vous & à moi, vous me verriez, pour vous rendre au repos, me priver, s'il le falloit, ..... me priver, hélas! de nos entretiens. Mais, je connois votre courage: lorsqu'il n'a pu vaincre votre amour, rien ne pourra l'affoiblir: dès que vous m'en fîtes l'aveu, j'en fus certaine; je n'eus que l'effroi de votre malheur; je n'en eus point pour votre gloire. Elle m'est chere; je soutiendrois bien moins encore que vos larmes, ce qui pourroit la compromettre. Je sens qu'elle vous condamne à renfermer à jamais vos secrets sentimens; mais devois-je m'attendre à être enveloppée dans cette loi générale? Stéphanie, Stéphanie, je ne suis donc pas une autre vous-même? Ah! n'ayez que ce remord! Vous fûtes tendre, sublime, héroïque envers un pere & une bienfaitrice; soyez encore généreuse pour une amie! A quoi sert de vous imposer avec elle une contrainte inutile? Nuls des mouvemens de votre cœur ne peuvent échapper au mien; &, n'en doutez point, vous vous tromperiez vous-même plus aisément que moi. Oui, j'ai frémi des aveux que vous avez faits à votre époux;.... cependant, après avoir enchaîné, par votre vertu, l'emportement même de son amour, quand il ne peut se défendre de vous admirer; quand un pere, & Madame de Céléria, & Clarence, si vous ne daignez pas vivre pour eux, jurent de mourir avec vous; lorsque Ximenès, en un mot, ne soutient le poids de ses jours, que par le funeste plaisir de vous adorer, quoique sans espérance: au lieu de trouver, dans ces réflexions, des douceurs qui n'offenseroient point l'amour, & qui consoleroient l'amitié, deviendrez-vous impitoyable pour tous les deux, vous, Stéphanie, vous, qui en avez déployé l'héroïsme plus qu'il ne le fut jamais! Mais, mon sort est tellement attaché au vôtre, que vous conjurer même de vivre, deviendroit peut-être, de ma part, une foiblesse. Que ne m'a point dit de vous le Duc de Médina? Il s'est fait présenter à Milord Clarence, pendant le très-petit séjour qu'il a fait à Londres. Je l'ai vu très-souvent: hélas! je regretterai toujours.... Personne, du moins, n'est plus digne que lui de vous apprécier. Vous jugez (accablée, comme je le suis, de votre situation, mon cœur n'y ajoutât-il aucun autre obstacle) vous jugez, dis-je, si je pourrois songer à un engagement. Vainement mon pere m'a déclaré, qu'il me destinoit à Milord Sérimours, l'un des plus riches Pairs de la Grande-Bretagne, le moins jeune & le plus intéressé. Ce mariage s'arrangea entre Milord Clarence & lui, avant la perte de mon procès. Le projet en fut formé, sans qu'on m'en eût fait part: en l'apprenant, je n'ai répondu que par mon silence. J'attends, pour m'expliquer, l'arrivée prochaine de Sérimours. Bientôt mon pere ne doutera point de mes intentions; & je ne differe à l'en assurer, que par des motifs que je crois fort sages. Aujourd hui, l'hymen même le plus cher n'auroit pour moi que de l'amertume. Je ne puis plus ressentir que vos maux. Tous les supplices de votre situation, je les éprouve; & même, quelques persécutions que j'endure, ce ne sont que vos larmes qui font couler les miennes. Eh bien, oserez-vous encore n'avoir pas le besoin de les répandre dans le sein de la plus tendre amie? Accordez-les, du moins, à son cœur. O ma Stéphanie, ma chere Stéphanie, quoi! vous craindriez de me voir! Ah! cruelle! ... Non, il n'est pas possible; non, je n'aurai pas cette douleur de plus! ... Adieu!... adieu, mon amie, ma tendre amie! Billet de Clarence, à la Comtesse Félici. Bintot, ma chere Stéphanie, bientôt je causerai plus long-tems avec vous..... Enfin, Milord Sérimours, ainsi que je m'y étois attendu, a cherché des prétextes pour rompre: la perte de mon procès a été funeste à son amour prétendu. Décidée à ne jamais être la compagne de son avarice, j'aimois mieux cependant que ce fût lui lui qui obligeât mon pere à le prier de reprendre sa parole: il l'a fait, avec beaucoup de hauteur. J'ai vu qu'il avoit quelque confusion d'avoir voulu, si mal à propos, me contraindre: j'ai profité de ce moment, pour lui apprendre la résolution que j'ai prise, de ne m'engager jamais. Je ne voulois qu'une occasion de le rendre favorable à ce dessein; & il l'a combattu, sans humeur, quoiqu'il espere m'en faire changer. C'est à vous seule, ô mon amie, que je me dévoue. Des soins indispensables, des affaires (&, dans peu, vous saurez lesquelles) m'arrachent à la douceur de vous entretenir.... Soyez tranquille: je ne dévoilerai point l'abominable Florizene, ce monstre qui jouit sûrement de notre malheur.... Mais, sans vous & sans sa mere... Non, non; rien n'approche de mon horreur pour elle, que ma tendresse pour vous... Chere & sensible amie.... hélas! quand me sera-t-il permis de voler dans votre sein? LETTRE LXXVI. De la Comtesse Félici, à Miss Clarence. A deux heures après minuit. O ma chere Clarence! ne vous reprochez rien. Que n'avez-vous point fait pour moi, puisque vous m'aimez? N'accusons que le sort: ne vous plaignez point de mon cœur! N'est- ce pas toujours, dans votre sein, que je me refugie? Et même, hélas! eussé-je le malheur de n'y pouvoir plus trouver de consolations, .... ce ne seroit point le crime de l'amitié .... jamais cette amitié ne fut plus tendre; jamais je ne sentis mieux le prix de la vôtre: mais, mon affreux destin, dont le fardeau, chaque jour, s'appesantit; les horreurs qui m'environnent, les maux que j'ai causés, ceux que je souffre, le spectacle déchirant dont je viens d'être témoin, tout doit me rendre insupportable la durée de mes tristes jours... O Dieu! des accens lugubres semblent se joindre à mes sanglots! Infortunée Eléonore, ce n'est donc plus, qu'au fond de mon cœur, que retentira votre voix plaintive & mourante! ... Le calme qui regne, à l'heure où je vous écris, le repos de la nature, dont je suis si loin, le silence & les ténebres ajoutent à mes terreurs! je frémis; je me sens glacée d'épouvante Quel est donc l'effroi qui vient me saisir?... Un voile funebre me semble étendu sur tous les objets qui me sont chers.... O mon Dieu! qu'il ne tombe que sur moi; prenez soin des jours de Fernand! ... Et vous, ma Clarence, vous, ma tendre amie, soit que le Ciel prolonge ou termine mes maux, si vous m'aimez, conservez-vous! ... Trop sensible Eléonore, oui, je vous regrette; mais je dois cesser de vous plaindre. Déja l'éternité a commencé pour elle; déjà ses peines, ses remords, sa jeunesse, ses graces, son amour même, tout est anéanti: le Ciel n'a pas daigné la rendre à mes vœux; il a exaucé les siens ..... J'ai reçu son dernier soupir; c'est dans mes bras.... Souffrez ce détail cruel! Vous vites combien son état malheureux, son repentir & sa douleur me l'avoient rendue intéressante! Jamais il n'y eut de retour à la vertu, plus vrai, plus courageux, & plus touchant. Mon estime lui étoit due; mes soins la lui auroient prouvée. J'espérois même qu'ils parviendroient à adoucir ses chagrins. Elle n'a voulu me voir, qu'à l'instant où je ne pouvois plus que la pleurer..... Son amour auroit-il donc presque égalé le mien? .... Non, non; il n'est pas possible: mais elle me surpassoit en générosité.... Sûre qu'elle alloit paroitre devant son Dieu, prête à répondre à son Juge, elle l'invoquoit pour moi, plus encore que pour elle.... Ses bras défaillans s'ouvroient à sa rivale, qu'elle baignoit de ses pleurs; .... elle adoroit même, dans cette rivale malheureuse, ... elle idolatroit encore celui..... Ah! tant d'amour ne peut être inspiré que par un seul mortel!..... Eléonore, Eléonore, ô vous, à qui j'ai coûté des peines si cruelles, hélas! & peut-être la vie, que n'avez-vous été aimée de Fernand? Je serois, à votre place; je serois morte désespérée: ... mais je n'aurois point la douleur de me reprocher votre perte. Vous méritiez d'être heureuse, & plus que moi, sans doute, puisque le Ciel a daigné vous rappeller à lui: ... moi je reste! Il me condamne au tourment de vivre, d'affliger tout ce que j'aime; & telle est la rigueur de mon sort, qu'une rivale n'en a pu soutenir l'aspect affreux! J'ai trop vu ses appréhensions généreuses. Quoiqu'elle s'efforçât de ne me montrer que son repentir, l'impression que lui a faite mon mariage, semble lui avoir porté le coup mortel. Inquiete & affligée de son état, je venois d'en envoyer savoir quelques détails. On vient m'annoncer qu'elle me demande, & que je n'ai plus une minute à perdre, si je veux la revoir. Troublée, saisie, hors de moi, précipitamment je me fais conduire au monastere, où elle n'étoit encore que postulante. Dès que je m'y présentai, les portes me furent ouvertes. Tout paroissoit dans la consternation; le silence n'étoit interrompu que par des larmes: Eléonore y étoit adorée. Aussi-tôt la Supérieure m'introduisit dans la cellule où l'infortunée respiroit à peine. En entrant dans ce lieu imposant, douloureux & terrible, un tremblement affreux s'empare de moi: je veux rassembler mes forces; des sanglots m'échappent. Je succombe, en approchant d'elle, en la voyant déja éteinte, sans couleur & sans voix; ... cette image cruelle est toujours devant mes yeux: je ne pus que la serrer dans mes bras, & l'arroser de mes larmes. Elle jetta sur moi des regards, où la mort & l'attendrissement se peignoient à la fois. Eléonore, m'écriai-je! enfin, vous n'avez donc voulu m'accepter pour amie, qu'au jour horrible!... Mais j'attends tout du Ciel; il peut encore vous rendre à nos vœux ...... Elle me prend la main avec émotion, l'approche de sa bouche déja froide. Je tombe à genoux, près de ce lit funebre; j'y demeure immobile: nos pleurs se confondent. Un moment, elle paroît se ranimer: Madame, me dit-elle, votre générosité vous trompe; c'est, de mes crimes, qu'il faut gémir, & non de mon trépas. En me punissant, le Ciel fut juste; mais il n'est point inexorable, puisqu'il abrege le cours de mes maux. Je vais ne l'implorer que pour vous, & pour un objet trop cher.... Mon cœur ne pouvoit cesser d'être criminel, qu'en expirant. Ne souhaitez point que je vive; mon heure est venue. Je ne mérite point vos regrets: daignez seulement me dire que vous me pardonnez!.. Ah! je suis la plus coupable, furent les seuls mots que je pus lui répondre. Vous, coupable, reprit-elle! Puis soulevant ses regards vers la Supérieure, qui ne nous avoit point quittées, & une jeune Religieuse qui étoit auprès d'elle (toutes deux fondoient en larmes), après les avoir fait approcher, après leur avoir fait promettre que tout le couvent seroit instruit de ce qu'elle alloit leur apprendre, cette infortunée s'accusa seule e ce qu'elle appelloit ses forfaits envers moi, & de ses motifs, & de son amour, que ses remords (ajouta-t-elle), sans la honte d'un tel aveu, n'auroient pas suffi pour expier. Après cet effort, elle eut une foiblesse. J'étois restée toujours la téte appuyée sur son lit, ses deux mains dans les miennes: on fit des efforts inutiles pour m'en arracher; elle s'en apperçut. O sublime Stéphanie! me dit-elle, d'une voix qui s'effoiblissoit à chaque instant, combien vous méritiez un autre sort! .... A quel horrible sacrifice vous a contrainte votre vertu? .... J'espérois avoir détoumé es mauz où je n'ai eu que trop de part..... Pouvois-je y survivre? Puissiez-vous, du moins, éviter des pieges funestes, & en garantir un héros!... Mon cœur encore .... ô mon Dieu! A ces mots, elle retombe, me presse, pousse un prosond soupir.... Lorsqu'on m'eut rappellée à moi, elle n'étoit plus; ... elle n'étoit plus, & je vis!... Mais, ô ma chere Clarence! un Dieu n'est point implacable: c'est du séjour céleste, que la voix d'Eléonore m'appelle! .... Hélas! brûlant des mêmes feux, victime du même amour, je n'ai plus qu'à souhaiter de la rejoindre. Ah! pardon, ma Clarence! me séparer de vous, m'en séparer pour toujours, me seroit douloureux. Je ne suis ni fille, ni amie, ... ni amante sans tendresse: croyez que je le prouve, en respirant encore! Ce n'est plus que pour des objets qui me sont sacrés, que je supporte l'existence. Mais, comment ne succomberois-je pas au désespoir d'une vie misérable, & qui ne peut plus cesser de l'être? .... O passion fatale, sans laquelle une des plus charmantes personnes, que la Castille ait vu naître, en seroit encore l'ornement, supplice adoré des cœurs sensibles, offrez du moins à Fernand des consolations, dont je suis moins susceptible que jamais! Je sens mes tourmens s'accroître. Ce fut mon malheur, qu'Eléonore s'attribuoit, qui acheva de précipiter sa jeunesse dans la tombe: cette pensée m'est insupportable. Mon cœur est livré au désordre le plus affreux. Jamais l'image de Fernand ne fut, pour moi, si redoutable qu'en ce jour .... Aurois-je pensé qu'elle pût me devenir encore plus chere? ... Que sert, en effet, de ne pas le nommer, lorsque chaque mot de ma lettre exprime la contrainte de mon cœur, & son éternelle préoccupation pour celui qui en est le maître, à jamais? En me rendant aux prieres d'une amie, quand tous mes secrets lui appartiennent, offensé-je mon époux? ... Ne lui ai-je pas montré l'excès de mon amour, plus encore, s'il se peut, qu'à vous-même? Enfin, je me suis consultée: arrivât-il, dans cet instant, s'il desiroit de voir ce que je vous écris, je n'hésiterois pas à le remettre dans ses mains.... Non, sans doute, non; & plus je lui verrois former, contre moi, des projets sinistres, moins il me verroit trembler.... Ah! quelquefois ses regards furieux, quoiqu'il les contraigne, font naître en moi l'espoir, .... le seul espoir qui me reste.... Lorsqu'il a appris que la malheureuse Eléonore avoit expiré dans mes bras, j'ai cru lui voir des alarmes, & même du mécontentement. Il étoit déja plus morne, &, s'il se peut, plus terrible, depuis que je m'étois refusée à des démarches qu'il exigeoit de moi, auprès de la Reine. Je le devois; mais ceci est son secret, & non le mien. Depuis ce refus, dis-je, il s'abandonne davantage à son caractere, excepté, j'en rends grace au Ciel, excépté en la présence de mon pere; & puisse-t-il n'être point désabusé! ... Mais, hélas! que devient Fernand? Il plaindra Eléonore, tandis qu'il m'accuse; bientôt il apprendra qu'elle est morte pour lui. Moi, je languirai dans le désespoir, sans qu'il le sache; j'expirerai loin de ses yeux,... oubliée peut-être! O Clarence, Clarence! vous avez exigé que je fusse cruelle, que je vous peignisse mes plus secrettes impressions.... Eh bien! sachez que mon amour & ma douleur ne sont plus qu'un délire coupable: ... au trouble de mon cœur, se joint celui de mes idées ..... Vous aimez ma ma gloire; & ce n'est pas assez de mes actions, si mes vœux la trahissent.... Souhaitez, souhaitez donc mon anéantissement! Adieu, mon amie; hélas! adieu: évitez mes tourmens; n'acceptez jamais un époux que vous ne puissiez aimer! qu'au moins je vous serve d'exemple; & frémissez enfin des affreuses confidences que vous m'avez arrachées. LETTRE LXXVII. Du Chevalier De Rosenne, à Madame de Norsey. Ma sœur, mon aimable amie, combien il faut que je vous aime, pour vous pardonner la gaieté désespérante, avec laquelle vous me répondez, lorsque je vous peins les tourmens de mon amour! Heureusement, ce ton que j'ai en horreur, n'est que celui de votre esprit. Votre ame est sensible, généreuse; elle mérite tous les éloges: est-ce à moi d'en douter? Mais que ne vous dois-je pas, sur-tout lorsque vous partagez les chagrins de l'objet charmant de mon culte, & les rigueurs du sort de la belle Stéphanie, & le désespoir du héros dont elle est idolâtrée? Ah! ma sœur, si vous pouviez vous représenter l'état horrible (au point d'être quelquefois inconcevable pour moi-même) de cet amant malheureux; oui, s'il s'offroit à vos yeux, ce jeune conquérant, que la nature sembla se plaire à former, qu'elle combla de ses dons les plus rares; si, comme moi, vous le voyez méconnoissable, abattu, chaque jour plus différent de lui-même; tantôt livré aux emportemens convulsifs de la douleur, tantôt morne, égaré, presque stupide à force d'accablement, ne paroissant revenir à lui, que pour former, en secret, des projets affreux contre lui-même, n'étant retenu que par nos larmes, & sur-tout par le nom sacré de Stéphanie; oui, encore une fois, oui, vous-même, témoin de ce qu'il souffre, vous eussiez été loin de me désapprouver d'avoir osé rendre une lueur d'espoir à son amour. Son infortune eût arraché à votre rigueur, au moins quelque consolation. Hé! ma sœur! rassurez-vous. La gloire de Stéphanie n'est point compromise. Ma prudence l'a ménagée plus que vous ne pouvez le croire. Je n'ai point donné mes doutes pour des certitudes: Fernand, d'ailleurs, aime trop, & est trop malheureux, pour se flatter. Hélas! en hasardant quelques-unes de mes conjectures, j'ai seulement soutenu sa vie, cette vie si précieuse, si chere, & dont le souffle étoit prêt à s'exhaler. Mais, toujours généreux, malgré les maux qui l'agitent, il ressent mes chagrins; il en paroît attendri. Quelle ame, à la fois, douce, forte & sensible! Dom Almanza, cet homme respectable, qui chérit également l'inhumaine Clarence, & le malheureux Fernand, & l'infortunée Comtesse; ce vertueux Castillan, & Dom Lope, l'ami le plus vrai, le plus courageux, le plus tendre, ne s'intéressent pas moins que Ximenès à mon amour. Nous ne parlons que de l'adorable Clarence, & des objets de ses affections. Devant l'amant de Stéphanie, on n'ose prononcer le nom fatal, qui est devenu le sien: une seule fois, il m'est échappé, en sa présence. De qui me parlez-vous, me demanda-t-il, hors de lui? D'une barbare, que je dois, que je veux oublier! ... Stéphanie, ajouta-t-il, divine Stéphanie, objet toujours adoré, ah! pardon, pardon!... On lui cache la mélancolie profonde où elle est plongée: son époux, qu'il regarde comme le plus vil des hommes, lui inspire une fureur jalouse, que rien ne peut calmer.... Ah! ma sœur, combien il est à plaindre! Mais, Dom Lope, Dom Lope, accablé des peines d'un ami, s'oubliant lui-même; Dom Lope aime, il adore peut-être Stéphanie. Je crois avoir pénétré ce secret, quoiqu'il le renferme; & ... Quelqu'un vient; on m'interrompt; c'est lui, accompagné de Dom Almanza. Auroient-ils déterminé Fernand au voyage dont nous lui avions presque arraché la promesse? ... Ils paroissent consternés: ah! Ciel! Miss Clarence seroit-elle malade?... Je ne sais où j'en suis. Ximenès a disparu, avec un seul valet de chambre. On ne l'a point trouvé, à l'heure où il avoit donné ordre qu'on entrât chez lui: concevez notre inquiétude. Eh quoi! fuir ceux dont il est aimé; les abandonner à des alarmes mortelles! Que veut-il? quel est son dessein? que lui avons-nous fait, pour nous traiter si cruellement? Dom Almanza est saisi d'effroi; Dom Lope, désespéré, & moi! Ah! ma sœur! ... Adieu, adieu; mon trouble est inexprimable: adieu.... P. S. Nous respirons enfin: on remet à Dom Lope une lettre de Ximenès..... Sans détruire entiérement nos alarmes, elle les adoucit; il implore le pardon de l'amitié: très-incessamment il promet à Dom Lope de l'informer des lieux qu'il habite. Persuadé que c'est vers Madrid que mystérieusement il a dirigé ses pas, cet ami fidele vouloit aussi-tôt aller l'y rejoindre. L'avis de Dom Almanza a prévalu: tous deux nous partons; il n'y aura point d'asyle où nous ne parvenions à le découvrir.... Dom Lope attendra ici, du moins pendant quelques jours, la lettre qu'il lui annonce..... J'emporte l'image enchanteresse de Clarence, & tous mes sentimens pour mon aimable sœur. LETTRE LXXVIII. De Miss Clarence, à la Marquise De Norsey. Concevez, mon Adelaide, concevez mon trouble, mon saisissement; hélas! je n'ose dire ma joie! ... C'est de Madrid que cette lettre est datée; c'est du lieu où languit, mais où respire Stéphanie, qu'elle est écrite. Oui, je l'ai serrée dans mes bras; nos larmes, nos soupirs, nos cœurs se sont confondus: je l'ai revue enfin: .... j'ai revu Stéphanie!.. O comment vous rendre ce moment si cher à toutes deux? elle n'y étoit point préparée. Ma tendresse ayant formé le projet de la surprendre, sans lui en faire part, je quittai Londres. Déja livrée à toutes les alarmes, sa derniere lettre m'avoit jettée dans un désespoir égal au sien. Jugeant enfin, avec trop de raison, qu'absente de Stéphanie, aux maux qu'elle fouffroit, se joindroient tous ceux de mon imagination, témoin de mon inquiétude, craignant de me perdre, Milord Clarence lui-même, ordonna mon départ. Je tombai à ses pieds; tout autre remerciment eût été trop foible; il me rendoit la vie. Bientôt il viendra me rejoindre; & j'ai eu, pour compagne de mon voyage, cette femme respectable, qui a présidé à mon enfance. Pendant une route éternelle, je ne distinguai nul objet. J'allois me retrouver près de Stéphanie; j'allois ne m'en rapporter qu'à moi, du soin de veiller .... même, à son existence, (hélas! faut-il vous le dire?) pour laquelle sans cesse je frémis! J'allois jouir peut-être de la douceur de soulager ses tourmens: jugez de mon agitation, de l'impatience où j'étois! .... en un mot, j'arrivai, & ne fus plus à moi. Au lieu de descendre chez Dona Almanza, où je loge, je l'aurois dû sans doute; au lieu de faire prévenir Stéphanie, ne songeant qu'à la voir, j'arrête à sa porte, sans m'informer si elle y est? Je demande que l'on me conduise chez elle: quoique ses gens ne sussent point mon nom, je défends qu'ils m'annoncent. Elle étoit seule, un livre sur ses genoux, ne lisant point, la tête appuyée sur une de ses mains, & rêvoit si profondément, que j'entrai, sans qu'elle me vît. Au cri que je fais, elle tressaille, m'apperçoit, veut faire quelques pas. Stéphanie! ... Clarence! ... quoi! chere amie!... sont les seuls mots, qu'en nous précipitant dans les bras l'une de l'autre, nous puissions articuler. Ses forces l'abandonnent; & mourante moi-même, j'en retrouve pour la rappeller à la vie. Où étiez-vous, mon Adelaïde? Dès que mon cœur put se rendre compte de ses mouvemens, il vous desira. Long-tems, Stéphanie & moi, fûmes hors d'état de nous dire que quelques paroles, sans suite. Cette premiere entrevue se passa dans les embrassemens, dans les larmes, & la mutuelle reconnoissance de nos cœurs..., Que je serois heureuse de pouvoir adoucir les amertumes du sien! jamais un être aussi intéressant ne fut, hélas! aussi à plaindre. Rien cependant, rien n'altere sa douceur, son égalité parfaité, ni même ses charmes que son abattement & sa mélancolie rendroient, s'il étoit possible, plus touchans encore.... Chere Adelaïde, tout retentit, dans ces lieux, de son éloge, & de celui de son amant infortuné.... Ah! qui a pu se flatter d'être à elle, ne sauroit vivre que misérable. Je sais, par Dona Almanza, à quel point Ximenès l'est devenu! je tremble pour lui, & n'en frémis que plus pour elle. Vous ne sûtes point, par moi, leur funeste amour; cependant, vous en êtes instruite. Eh bien! il est vrai; tandis qu'elle n'a que des craintes, qu'elle n'ose former des vœux, & ne garde aucun espoir, enchaînée, toujours contrainte, tyrannisée peut-être, ... & ne s'abreuvant que de ses pleurs, son courage n'est abattu que de la pensée que Fernand souffre autant qu'elle. En vain je l'assure, qu'étant soutenu par la gloire, estimé de ce qu'il adore, plus libre qu'elle, & d'un sexe moins sensible que le sien, il est le moins malheureux, son cœur l'avertit. Par ses soupirs, elle compte ceux qu'elle lui coûte. Tremblante à sa seule idée, dès qu'elle m'en parle, aussi-tôt elle s'accuse. Quoiqu'il ne lui ait été possible de concilier son amour & sa vertu, qu'au prix des tourmens; cette ame pure, pour qui le remord n'est pas fait, est encore déchirée par lui. Madame de Céléria ne se console point de ce qu'elle s'est sacrifiée: accablée de ses peines, elle ne peut s'arracher à ce douloureux spectacle. Je la vis, dès le jour dont je vous parle. Nous étions encore dans les premiers momens du délire de l'amitié, lorsque Madame de Céléria, Milord Rosemont, & le Comte Félici successivement arriverent. Nos transports apprirent mon nom à la Marquise; elle vint la premiere: ce ne peut être que Miss Clarence, s'écria-t-elle! son accueil pour moi fut le plus tendre & le plus rempli de sensibilité. Ne cessez jamais de m'admettre en tiers dans vos épanchemens, nous disoit-elle, avec le ton de l'ame. La sienne se peint dans ses discours, dans ses moindres actions, & embellit encore sa figure, l'une des plus séduisantes que j'aie rencontrées. Que n'ajouta-t-elle point? elle est, à tous égards, au-dessus encore de l'opinion que je m'en étois formée. Mais, hélas! que l'amour, qu'elle inspire à Milord Rosemont, coûte cher à Stéphanie! En me voyant, il a marqué une joie inexprimable. Me savoir près de sa fille, semble soulager ses inquiétudes; car elle le trompe sur sa douleur, moins qu'elle ne s'en flatte. Vous voyez, m'a-t-il dit, d'un ton triste & pénétré, ce qu'elle a fait pour moi. Cependant, ô Dieu! que ne me laissoit-elle expirer cent fois, plutôt que de la voir infortunée!... En disant ces mots, il regardoit, avec un égal attendrissement, sa fille & la Marquise. Stéphanie s'efforçoit de le rassurer, le consoloit, du moins par ses caresses, s'abandonnoit aux fiennes, & dévoroit ses pleurs: ni son pere, ni la Marquise, ne pouvions retenir les nôtres. Félici parut .... chere Adelaïde; fût-il mon époux, son aspect ne m'auroit pas consternée davantage. Le coup d'œil le plus farouche & le plus sombre, l'air féroce & terrible! ... c'est en vain qu'il cherche à l'adoucir. Dès qu'il sut qui j'étois, cachant, sous une feinte politesse, son éloignement pour moi, qui perçoit à travers sa fausseté profonde, il me proposa un logement chez lui: je le refusai. Chaque fois que mes yeux osent se fixer sur les siens, en dépit de lui-même, il s'embarrasse, se compose un maintien, croit me tromper, s'abuse, & me redoute presqu'autant qu'il est craint de Stéphanie. Interdite en sa présence, elle est même épouvantée, lorsqu'elle sait qu'il va paroître. On diroit toujours qu'elle attend de lui l'arrêt du plus affreux supplice; & en effet, il semble, sur-tout lorsqu'il affecte de n'être point irrité, ne suspendre ses coups sur sa victime, qu'afin de découvrir l'endroit le plus sensible, pour la frapper. Malgré lui-même, sa vertu lui en impose: on dit qu'il l'aime éperdument..... Eh! quoi! l'on ose appeller amour, l'offensant desir de l'objet, séparé de celui de son bonheur, une passion effrénée, trop jalouse, trop tyrannique, trop cruelle dans ses effets, pour n'être pas étrangere à l'ame; celle enfin d'un tigre qu'affament les privations, & qui ne peut faire naître que l'effroi, le désespoir & l'horreur! S'il l'aimoit, sachant, ayant vu, même avant de s'engager, quelle affreuse position la livroit à lui, généreux, du moins, il seroit devenu pour elle un protecteur, un pere: ... elle eût été forcée de le chérir. Eh! qui peut donc contempler son sort, sans s'attendrir, & sans l'admirer? Se fut-elle donnée témérairement, c'est le tort d'une ame sublime. Ah! combien je m'applaudis de n'avoir pas même songé en venant en Espagne pour y mourir peut-être du spectacle de ses maux, que, de plus, mon cœur s'exposoit encore (le vôtre est incapable de me trahir) au péril de revoi votre aimable frere! Il n'y est point; mais il y est attendu incessamment.... Eh bien, oui: cette idée me trouble: elle n'a pu toutefois, ni dû m'arrêter. D'ailleurs, mon amie, ne vous flattez point que je change de résolution. Stéphanie, que vous avez mise dans vos intérêts, en vain s'est jointe à vous: Stéphanie est malheureuse; elle l'est, hélas! pour toujours; & l'on ne me vetra point accepter quelque consolation que ce puisse être. De grace, cessez de m'en vouloir. Si je vous aimois moins tendrement, croyez que Rosenne n'eût pas été aussi dangereux pour moi: quelque estimable qu'il soit, le titre de votre frere, fut sa premiere séduction. Je ne vous dis pas encore adieu; je ne fermerai point ma lettre aujourd'hui: je vous quitte toujours avec peine..... Il est donc, pour Stéphanie, & pour Clarence, quelque douceur! Je reviens à vous, moins infortunée que je ne l'étois. Deux jours se sont passés, sans que j'aie pu reprendre ma lettre; & ils ont presque fixé le bonheur de Madame de Céléria, & de Milord Rosemont. De douces larmes ont coulé des yeux de sa fille; & la nature a, du moins pour quelques momens, charmé les maux de l'amour. Rosemont avoit, pour rival, le Marquis de Cadix, qui, partageant, près de ses Souverains, la considération & le crédit du Cardinal, Ministre de cette Cour, est également illustre par sa naissance & son mérite. Depuis long-tems, Madame de Céléria avoit fait, sur lui, une impression profonde. Desirant d'unir son sort au sien, ce fut à Milord qu'il s'adressa, pour appuyer ses vœux. L'amitié qu'elle a pour sa fille lui faisoit croire que Rosemont n'étoit attiré, sans cesse, vers cette femme adorable, que par la reconnoissance; mais, p'us il le conjuroit de s'intéresser à son amour, plus il le peignoit avec force, & plus Milord accablé, se contraignant, ressentoit la crainte que cet amour ne fût fondé sur quelque espoir: enfin, le Marquis lui arracha la promesse de parler, dès le même jour, en sa faveur. Dès qu'il s'offrit aux regards de la Marquise, tremblant, agité, hors de lui-même (je tiens d'elle ce détail), avec effroi, elle lui en demanda la cause. cause. Le trouble des réponses de Rosemont l'eut bientôt confirmée dans la pensée cruelle, que Stéphanie en étoit l'objet: vouloir voler chez son amie, fut son premier soin. Rosemont alors, digne même de la confiance d'un rival, n'épargna rien pour faire valoir ses sentimens & ses droits à la préférence qu'il ambitionnoit sur ses rivaux. La Marquise, dont l'ame étoit déchirée par cet excès de zele, n'avoit pas la force de l'interrompre: Rosemont, en frémissant, la sollicitoit de s'expliquer. Eh bien! lui dit-elle enfin, avec une douleur qu'il n'apperçut pas; eh bien! oui, j'estime & j'apprécie.... Ah! s'écria-t-il, c'en est assez, & je vais.... cacher, loin de vous, des sentimens qui ne pourroient devenir qu'importuns, puisque jamais, hélas! ils ne seront partagés. Vous n'empécherez pas, du moins, qu'ils ne me suivent jusqu'au tombeau. Dans une ame profonde, les impressions que vous faites, sont aussi durables que la vertu qui les fait naître. En achevant ces mots, ne se possédant plus, il se jeta à ses pieds, & lui fit l'aveu de sa passion, renfermé avec tant de peine dans cette ame courageuse & tendre, digne & de l'amour & du bonheur. Il s'attendoit au courroux de la Marquise; mais ce qu'elle avoit appréhendé, ce qu'elle entendoit, un passage si rapide de la douleur à l'enchantement, ne lui permit point de dissimuler ce qu'elle éprouvoit. Il lut dans son cœur, & l'ivresse des transports auxquels il s'abandonna, ne fut dissipée que par le refus d'unir son sort au sien, & la défense de lui parler désormais de son amour. Elle ne lui en dit point la cause. Stéphanie déméla aisément que son amie, qui, mieux que son pere, connoît ses chagrins, & se les reproche sans cesse, vouloit éloigner, pour elle-même, toute idée d'un sort plus heureux. L'admirable Stéphanie, dont la destinée est de mettre de l'héroïsme dans toutes ses actions, eut recours aux bontés de la Reine de Castille, qui, de jour en jour, paroît l'aimer davantage. Déja elle avoit parlé plusieurs fois à la Marquise de cet hymen, si bien justifié & par ses secrets sentimens, & parceux qu'elle avoir inspirés. Cette fois, en se chargeant d'avoir elle-même un entretien avec le Marquis de Cadix, elle en est venue jusqu'à joindre les ordres les plus flatteurs aux prieres de Stéphanie, & aux vœux d'un amant aimé. Dans deux jours, ils seront l'un à l'autre. L'exécrable Florizene en paroit furieuse. Pour éviter ce monstre, j'ai différé, tant qu'il ma été possible, d'aller chez Madame de Céléria. Aujourd'hui enfin, j'ai rempli ce devoir. J'ai reculé d'effroi, lorsque son odieuse fille est venue au-devant de Stéphanie. Ce mouvement ne lui aura point échappé, sans doute. Tous ceux de Florizene se décelent assez, non pour la faire parfaitement connoitre, mais pour que ceux qui la voient détestent jusqu'à sa beauté. Son regard est toujours faux, dans les momens où il n'est pas hardi. Le son de sa voix est aigre: son sourire est amer, & son maintien audacieux. Je lui trouve avec Félici un air d'intelligence, qui me fait frémir pour StéStéphanie.... Ah! je veillerai de si près à toutes leurs démarches, qu'ils perceront mon cœur, avant d'arriver au sien. Non, il n'y a pas jusqu'à la mort d'une jeune parente de Félici, dont je ne soupçonne Florizene d'être la cause, & peut-être l'instrument. Stéphanie seule la regrette:... mais enfin, elle jouit, dans ce moment, par la nature & par l'amitié, de quelque ombre de bonheur. Environnez-la, grand Dieu! des feuls biens qui lui restent! Adieu, mon amie, aimez -moi: vous m'êtes bien chere, & vous me le serez toujours. LETTRE LXXIX. De Dom Fernand Ximenès, à Dom Lope. Vous vous opposiez tous à mon départ: cependant vous me conjuriez de virre; la cruelle Stéphanie l'ordonnoit!... Pour satisfaire l'amour, l'amitié, le sort qui, à mesure que mes jours sont misérables, semble plus attentif à les prolonger, il me falloit revoir l'inhumaine, paiser, dans ses yeux, avec de nouveaux tourmens, de nouvelles forces; la contempler, lorsqu'elle ne peut plus être à moi, lorsqu'elle a voulu me ravir jusqu'à la trompeuse espérance de la toucher peut-être un jour, du moins, par l'excès de mon infortune; lorsqu'enfin, pour me prouver à quel point je lui suis odieux, c'est Félici, .... Félici, ô Dom Lope, qu'elle a préféré à moi! Elle veut que je supporte ce comble d'abaissement, le supplice de sa perte, celui de sa cruauté, celui .... de son malheur ..... Son malheur! ô trop barbare Stéphanie! vous le saviez qu'il seroit le comble du mien! Il y manquoit la vue douloureuse de ses charmes, ... que je ne peux cesser d'adorer, tandis qu'un autre en est le dépositaire & le tyran.... O Dieu! qu'une telle foiblesse m'indigne, & que j'ai honte de moi-même! Par cette vue trop affreuse & trop chere; par les regrets, les transports, les fureurs, l'ivresse qu'elle a excités en moi, j'ai voulu, à mon tour, repaître mon désespoir de tout ce qu'il peut offrir de plus déchirant. Ah! qu'elle en soit sûre, je n'existe plus que par la violence de ce désespoir; & elle frémiroit de ce que mes yeux voient encore la lumiere, si elle savoit à quel prix! Toutefois, ne pensez pas que l'amant dont elle est idolâtrée, qui la mérite, même lorsqu'il l'accuse, ait pu risquer de la compromettre! ... Malheureux que je suis! elle a renoncé au bonheur; ... mais son repos m'est sacré. Oui, je l'ai vue,... sans vouloir être apperçu d'elle, ... je l'ai vue; ah! mon ami, dans quel instant, dans quel lieu?... Le même, hélas! où, pour jamais, elle a engagé sa foi, ... sa foi qui m'appartenoit, qu'elle devoit à moi seul, dont elle n'a pas craint de disposer, en faveur du mortel qui en étoit le plus indigne; & c'est moi qu'elle force à le respecter! ... O pouvoir fatal! elle commande encore à l'amant qu'elle outrage!... Dieu! qu'elle étoit belle! ... sa langueur, son abattement, appaisoient mon ame irritée, embrasoient mes sens, aggravoient mes maux..... Et Rosenne, Rosenne a pu, non me tromper, mais s'abuser assez pour croire qu'elle ne m'a point sacrifié, sans que son cœur en ait gémi?... Ah! si elle verse des larmes, c'est sur son choix, ce n'est point sur ma perte; je ne sais même, ... elle m'a réduit au point de la souhaiter ingrate, impitoyable, insensible, plutôt qu'infortunée! ... Vous concevrez ce que j'ai senti, en me retrouvant dans le séjour qu'elle habite! Dédaignant, pour elle, les honneurs du triomphe, j'y arrivai, sans qu'on pût même soupçonner mon retour. Au moment où je descendis de voiture, un cortege pompeux attiroit la foule du peuple; j'ignorois quelle force invincible m'entraînoit à la suivre. C'étoit, bientôt je l'apprends, l'heure de la célébration du mariage de Madame de Céléria, & de Milord Rosemont. Je me dérobe aux yeux du Roi, de toute la Cour, à ceux même de mon pere. Le tremblement qui me saisit, même avant que mes yeux distinguassent Stéphanie, me l'annonce. Sous le déguisement qui me sert, je pénetre dans le temple; ... ô Dieu! elle y étoit.... Quel moment, pour moi, de trouble, ou plutôt d'aliénation! Quels combats, quel désordre, quels mouvemens furent les miens! Je tressaille d'horreur, en voyant Félici près d'elle: l'amour furieux est prêt d'armer mon bras; l'ascendant de Stéphanie le retient. Lorsque Rosemont & Madame de Céléria jurent d'être l'un à l'autre, les yeux de Stéphanie, qui, plusieurs fois, s'étoient tournés de mon côté, s'y arrêtent encore. Je m'apperçois qu'elle se trouble, qu'elle palit; le délire le plus funeste s'empare de mon cœur; un seul instant, je pensai que le sien partageoit mon amour & mes maux. Eh bien! terminonsles ensemble, me dis-je alors; à la face du Ciel, unissons-nous par le trépas; ... jouissons d'un moment de bonheur: ... nos derniers soupirs vont se confondre, nos ames s'exhaler au sein l'une de l'autre; & nul n'osera séparer les cendres de Stéphanie de celles de Ximenès. J'allois ... me frapper à ses yeux, lui donner l'exemple: j'allois... Dieu! ô Dieu! ton plus parfait ouvrage seroit détruit; ta gloire est intéressée à me punir d'en avoir formé le vœu barbare. Que plutôt, je meure loin d'elle, devenu l'objet de sa haine, de son indignation, même de son dédain! .... Hélas! c'étoit donc sans me reconnoître, que ses regards..... ah! Dom Lope, comment ai-je pu les soutenir, & ne pas tomber à ses genoux?.. Egaré, n'espérant rien, ne m'étant jamais possédé moins, qui m'arrêtoit?... Son amant auroit flétri sa gloire, lui! ... Sachez bien plus: lorsqu'elle s'est éloignée de mes yeux, sachez que, même alors, je ne l'ai point arrachée des bras de son indigne époux. Mon sang bouillonnoit dans mes veines; la rage & la douleur me transportoient: l'amour encore m'enchaîna. Trois jours que je passai dans la retraite de cet honnête vieillard, à qui je dois les premiers soins de mon éducation, ne furent, pour moi, ni moins affreux, ni moins agités, que celui dont je vous parle. Maudissant la lumiere, je ne commençois à vivre, que lorsqu'à la faveur des ténebres, je pouvois errer autour de l'enceinte où elle respire, arroser de mes pleurs, & réchauffer, par des baisers de flamme, la pierre froide & insensible qui la déroboit à ma vue. Une de ces nuits cruelles, dans mon égarement, il me sembla que j'appercevois, à travers l'obscurité, une jalousie s'entrouvrir. Sans oser croire à l'illusion, l'embrassant toutefois, étendant en vain mes bras dans le vague des airs, me précipitant aux pieds de celle qui n'étoit présente qu'à mon cœur, je portai la frénésie jusqu'à me figurer que des soupirs répondoient aux miens, que des sanglots même ..... Bientôt tout disparut; l'erreur se dissipa, l'horrible vérité en prit la place: je rentrai au sein de l'infortune; &, plus que jamais, je me crus seul dans l'univers! Hélas! une lettre de la détestable Florizene m'a forcé à quitter la solitaire demeure où, du moins, je ne contraignois pas mes profonds ennuis. Ce fut à mon Souverain lui-même, à qui j'osai me confier. Lorsque ses courtisans furent réunis, daignant me faire un mérite de ce qui n'étoit que l'ouvrage d'une passion qu'il connoît & qu'il plaint: Ximenès, leur dit -il, instruit qu'on a voulu me rendre suspecte l'ivresse qu'il inspire à cette nation, une seule fois ne m'a pas rendu justice; il n'est rentré que secrettement dans ma capitale, pour se soustraire aux transports de mon peuple; mais il n'échappera point à ceux du Monarque, ou plutôt de l'ami reconnoissant qui lui doit le jour. Ah! quels que soient mes tourmens horribles, puissé-je n'expirer qu'en punissant jusqu'au dernier des ennemis de ce Prince, aussi grand qu'il est adorable!... Eh quoi! Stéphanie ne paroît même pas chez la Reine!... la cruelle abhorre ma présence!... Rosenne, encore une fois, Rosenne en vain m'a voulu flatter du contraire:... il a retrouvé ici Clarence, qu'il ne peut adorer trop, Clarence, qui est l'amie la plus chere de Stéphanie; ... mais cette joie a été troublée cruellement par la perte de son frere, de l'aîné de sa maison, qu'il chérissoit. Que j'aime à trouver dans son ame toutes les vertus qu'elle annonce! L'immense fortune dont il va jouir, est bien loin de le consoler de ce malheur. O mon cher Dom Lope, votre ami furieux, désespéré, ne se connoissant plus, vous regrette, & vous desire: jugez s'il est à vous! Adieu. P. S. Vous ne pourrez lire, sans indignation, la lettre que je vous envoie: fasse le Ciel que le monstre qui l'a écrite, n'afflige plus mes yeux! Prétextant une maladie, elle n'étoit point au mariage de sa mere.... Stéphanie, Stéphanie persécutée par elle..... Eléonore, hélas! qui n'est plus!.... & tant de crimes sont impunis!... Ah! pourquoi Milédi Rosemont a-t-elle donné le jour à cette furie abominable? De Florizene, à Dom Fernand. Est-ce bien moi qui veille encore à vos intérêts? moi que vous avez outragée, moi enfin,... dont peut-être vous prîtes la fierté pour de l'indifférence!... N'auriez-vous été qu'injuste?... Que dis-je? vous fûtes cruel! N'importe: je me suis nourrie trop long-tems de la douceur de croire que mon sort seroit à jamais uni au vôtre, pour qu'il ait cessé de m'être cher. En vain vous voulez ma haine; en vain je vous la dois: ne craignez que celle d'un être ambitieux, perfide, & même jaloux. Quoique Stéphanie, en acceptant sa main, lui ait donné la préférence sur tous ses rivaux, mon cœur, qui vous a découvert dans ce séjour où vous vous cachez à tous les yeux, pénetre tous les secrets dont votre destinée peut dépendre. Croyez à cet aveu: ne craignez point de m'accorder quelques instans d'un entretien, sans doute le plus pénible pour moi, dans la position où nous sommes, mais le plus intéressant pour vous. Adieu. Que ne puis-je vous voir heureux, & gémir seule! Tel est le vœu sincere d'une ame généreuse, à qui l'on ne pourra imputer des torts, dont elle n'aime à se justifier que par des bienfaits. Réponse de Fernand à Florizene. Je ne sais point craindre; j'ai renoncé à être heureux: il m'en coûte de dissimuler avec des objets qui me font horreur. Je respecte celle qui vous donna le jour, & j'obéis à ce que j'aime; en gardant le silence sur des crimes dont ne frémissent point ceux qui les commettent. Adieu pour toujours. Billet de Florizene au Comte Félici. D'après la lettre insolente que je reçois de Ximenès, je ne doute plus que votre Eléonore, qui fut pieusement atroce, ne lui ait fait parvenir quelque avertissement; &, en cas que vous y ayiez eu part, il est juste que vous en receviez de moi à votre tour. Apprenez que l'amant de votre femme a passé plusieurs jours dans ces lieux, invisible à tous les regards, excepté à ceux de la vertueuse Stéphanie, & peut-être de sa fidelle Clarence. Il seroit inutile de vous cacher à quel point tout ce qui tient à la premiere, m'est devenu odieux. Si je pardonne à son époux, c'est parce qu'elle le trahit. Je dois le soupçonner, je puis le perdre: qu'il se garde donc d'abandonner le soin de sa vengeance, ou de ne pas seconder la mienne. Votre liaison avec Torquemada s'affermit de plus en plus. Ximenès a violé la Religion, & insulté ses Ministres, lui entr'autres qui en est le Chef, lorsque, soulevant le peuple, il a dérobé aux slammes l'époux de celle que je ne nomme plus ma mere. Pour l'intérêt de votre honneur, pour celui de votre ambition, qui vous est encore plus, faites ensorte que je puisse m'applaudir de votre réponse. Le contraire vous seroit aussi funeste, qu'il le sera à votre rival de m'avoir bravée. Adieu. LETTRE LXXX. Du Comte Félici, à Alvarès. Mon ressentiment ne peut plus avoir de bornes; & néanmoins celle qui l'excite, la cruelle Florizene, à force de m'inspirer de l'indignation, de l'horreur & du mépris, me feroit haïr jusqu'à la vengeance, si tout ne se réunissoit pour m'en imposer la loi. Pénible ou non, je jure de m'y soumettre. Florizene croit m'assujettir à tous les mouvemens de sa haine, & de son dépit: laissons-lui son erreur; j'ai besoin de lui donner, sur moi, cet avantage apparent, & je ne cherche point à le lui disputer. Stéphanie, dit-elle, a vu Fernand, pendant son séjour mystérieux ici: je seins d'en être persuadé, & cette feinte me sert pour hâter la perte de mon rival. Cette furie va en être, à la fois, & l'instrument, & la victime. Tout veut qu'il périsse: Ximenès & Félici ne peuvent jouir ensemble de la lumiere du jour. Mais, Alvarès, croiriez-vous qu'au fond de mon ame, au milieu de mes plus grandes fureurs, je suis forcé de rendre hommage à ses vertus? Lorsque l'amour s'indigne des préférences secrettes qu'on lui donne, lorsque l'ambition s'alarme des triomphes publics qu'il accumule, lorsque tous deux le condamnent, & qu'il s'y joint le souvenir d'une insulte que je n'ai dévorée long-tems que pour mieux la punir: ô contrariétés du cœur humain! il est, dis-je, des momens où je plains son sort, où je songe, avec quelque commisération, aux larmes éternelles que je vais coûter à mon ingrate épouse, en déchirant le cœur qui, seul, a des droits sur le sien! Mais elle ne m'a point épargné, dans les aveux qu'elle m'a faits; je lui devois un supplice, un supplice affreux! ... Je l'ai trouvé; ce sera le trépas de ce qu'elle aime. Cependant, j'eusse encore différé. Désarmé, malgré moi, par l'idée horrible de son infortune, j'aurois suspendu, quelque tems, le trait cruel qui, enfin, va m'échapper, sans le refus qu'elle m'a fait, d'employer, auprès de la Reine, son crédit contre le Cardinal. Voilà, surtout, ce qui a précipité les effets de mon aversion pour Fernand, trop bien justifiée, d'ailleurs, & par la réception qu'il a reçue de son Souverain, & par l'enthousiasme du peuple; enthousiasme, je vous l'avoue, qui m'a semblé le signal de ma ruine, & dont il est tems d'anéantir l'objet. C'est moins l'amour outragé, & l'honneur même, puisqu'une fois dans sa vie il a cru me faire grace, que l'ambition prévoyante, qui a dicté son arrêt. Cette ambition inquiete, qui, depuis que je me suis connu, a été le tourment de ma vie, en est devenue le C'est encore de l'histoire du duel, dont il parle. besoin. Jetté, presqu'en naissant, dans le dédale des Cours, l'habitude de poursuivre, de disputer, de saisir la faveur, m'en a rendu l'esclave, plus que jamais.... M'y maintenir, est ma vie, & je sens que je succomberois à la douleur de me la voir arracher. J'habite un tourbillon qui me maîtrise; je lui obéis, bien moins qu'il ne m'entraîne. Plus il est sujet aux orages, plus il convient à mon infatigable activité. Craindre, prévoir, tromper, agir, déployer, tour-à-tour, l'audace ou la souplesse, selon les circonstances, rester sous le masque, ou se montrer hardiment sous ses véritables traits, sacrifier tout à soi, n'avoir que des principes qui plient sous les événemens, n'être citoyen que par faste, généreux que par politique, sujet en idée que pour gouverner en effet, faire taire le remord, mettre à profit jusqu'à ses vices; en un mot, se jouer des choses & des hommes: tels sont les devoirs d'un ambitieux, d'un courtisan; tels sont les miens. Moins flatté de tous les titres que je réunis, que blessé du seul qui me manque, je ne veux plus qu'il y ait d'intermédiaire entre moi & le Souverain. Un abîme immense nous séparât-il, je voudrois ou le franchir, ou m'y perdre. Cette insatiable ambition, cette soif continue, cet élément de feu, qui, en me dévorant, me nourrit, ne se ressent point du déclin de mes ans; c'est la passion de tous les âges, de tous les instans: l'homme naît, vieillit, & meurt avec elle. Mais, Alvarès, elle s'irrite d'autant plus, en moi, que rien ne peut plus m'en détourner. Fatigué de ses secousses violentes, & de son inquiet délire, je cherchois à reposer mon ame dans un sentiment plus doux. Surpris, vous l'avez vu, & frémissant d'aimer, j'aurois toutefois abandonné quelques momens à cette foiblesse, qu'un seul objet au monde pouvoit m'inspirer: elle n'est que ma honte. Il faut que l'ambition m'en console, & que, sous l'éclat des dignités, j'ensevelisse, à jamais, mes remords, mes affronts, je dirois presque mon amour, si l'on pouvoit nommer ainsi un sentiment aigri par l'injure, & qui n'aspire plus qu'à la vengeance.Non, non; mon ame, un moment dépendante, a ressaisi l'empire. S'appartenant toute entiere, elle se rend aux objets, aux seuls objets qui doivent l'occuper, & la remplir. C'est du sang qu'il faut à ma rage; c'est une élévation sans bornes, qu'il faut à mon orgueil: je verserai l'un, & je dois atteindre l'autre. Ximenès favori, ou plutôt ami du Monarque qui n'arrache de moi qu'un zele intéressé, Ximenès m'est encore plus odieux, à ce titre, qu'à celui d'amant qu'on me préfere. Il m'en coûtera quelques combats, sans doute, même quelques regrets; mais, de si foibles freins doivent-ils m'arrêter, quand Florizene, dans l'âge de la candeur, n'a pas même la timidité du crime; lorsque le poignard, qu'elle tient suspendu sur des victimes telles que Ximenès & Stéphanie, ne chancele pas entre ses mains, & que son front, quand son ame est en proie aux forfaits, peint le calme & la sérénité? Quant aux lettres, dont elle est dépositaire, & qui peuvent me nuire, je sais un moyen de m'en rendre le maître. Sans qu'elle s'en doute, elle n'agit que par les ressorts mystérieux que je fais mouvoir. Je suis le mobile invisible de ses démarches; & sa conduite, dont elle s'applaudit, n'est que le résultat de mes combinaisons. C'est moi, moi seul, Alvarès, qui lui ai fait insinuer d'écrire à Fernand. J'étois bien sûr que, s'il répondoit, ce seroit avec tant de dédain, qu'elle ne garderoit plus aucune mesure; que, dans l'excès de son dépit, elle vengeroit, à quelque prix que ce fût, & son orgueil offensé, & la honte insupportable pour elle, de s'être en vain compromise. Elle compte sur moi; & moi, je prétends que ce soit elle seule qui s'expose. Chargez-vous de lui dire que Torquemada a des émissaires à ses ordres. Ce chef redoutable d'un Tribunal inflexible, peut se servir de prétextes. Au nom de la Justice divine, ces Religieux mortels font couler le sang; & la terre tremblante, adore, en silence, & le Ministre & le Dieu. Faites aussi entendre à Florizene, que, par une foiblesse étrange (ayez grand soin de la déplorer devant elle); faites-lui, dis-je, entendre que j'aime mieux travailler à la disgrace, qu'à la mort de Ximenès: c'est un moyen sûr pour la presser de parler à Torquemada; le moment est propice. Une commission honorable, dont, au nom du Roi, j'ai chargé Dom Lope, lui enleve un soutien dans un ami: Milord & Milédi Rosemont partent pour la France, où les appelle l'extrémité du Duc de Médina. Florizene peut se dispenser de suivre sa mere; elle n'a qu'à feindre une indisposition: jamais sa fausseté n'aura été plus nécessaire. Ajoutez, il le faut, qu'une fois instruit du complot formé contre Ximenès, je n'hésiterai point à me joindre aux pieuses manœuvres de Torquemada, & que je me verrai, avec joie, délivré du fléau de mes jours. Ce Torquemada est entiérement à moi; nous serons d'intelligence. A peine Fernand mort, nous tournerons nos forces contre le premier Ministre: & enfin, Alvarès, nul être, sous le Ciel, ne s'offrira plus à mes yeux, dont le nom m'importune, dont la faveur m'éclipse, dont le crédit balance le mien. Parent ou bienfaiteur prétendu, que m'importe, s'il m'arrête, un seul instant, dans la vaste carriere qui me reste à parcourir? ou, le premier degré, après le trône, ou le cercueil, voilà l'une des deux places qu'il faut que j'occupe. Adieu! Fernand bientôt .... L'instant de mon triomphe approche: au défaut d'un amour heureux, j'assouvirai ma vengeance; & .... Je ne vous recommande point tous ces secrets; en vous les confiant, je les ensevelis au fond de votre ame, qui m'est dévouée, & j'éléverai si haut votre fortune, que je devrois votre zele & votre silence à votre propre intérêt, quand je ne le devrois pas à votre attachement. J'y compte; j'en aurai besoin: ma vie est un combat; &, si j'y succombe, c'est dans votre sein que je veux exhaler mon dernier soupir;... ce n'est plus qu'au tombeau que s'anéantira la fureur de mes ressentimens. LETTRE LXXXI. De la Comtesse Felici, à Miss Clarence. O ma Clarence, ma consolation, mon amie, il faut nous voir moins! On me condamne; ... cet ordre est affreux! Notre amitié, plus que jamais nécessaire à ma malheureuse existence; eh bien! notre amitié même est suspecte à celui dont j'ai pu vouloir dépendre. Qu'ai-je fait? que deviendrai-je ne pourrai suffire à tant de maux: ma propre demeure n'est plus qu'une prison horrible. Hélas! mon amie, avois-je mérité l'injurieuse défense d'en sortir? ... Félici pouvoit l'épargner à lui & à moi, puisque je l'avois prévenue, en apprenant le retour du seul mortel qui pût faire mon bonheur, & auquel je me suis arrachée.... O Dieu! que ses peines, dont je ne suis que trop sûre, le tourment de le fuir, le mépris d'un époux ..... assez cruel pour me priver de ma Clarence, de ma vie; qu'une destinée si déplorable me laisse peu de forces! Ce coup m'est d'autant plus douloureux, qu'il met le comble au déchirement, au désespoir que j'ai éprouvé, en me séparant de mon pere, & de Milédi Rosemont. Tous deux ne pouvoient me quitter: je me refugiois dans leur sein; je les couvrois de pleurs; je les pressois de mes bras défaillans; je cherchois à retenir mes appuis, mes protecteurs, tout ce qui m'est cher, tout ce qui m'a coûté des larmes.... Ils m'échappent? ... Quand je les ai vus s'éloigner, le cri le plus perçant, le plus funebre, a été mon unique adieu; & un moment après, en revenant à moi, je me suis trouvée seule au monde, ... seule, hélas! avec ma douleur & Félici! Je voudrois voler vers vous, donner un libre cours à mes pleurs, dans le sein de l'amitié: on veut qu'il me soit fermé; on m'enleve jusqu'à cette douceur funeste. Je n'ai pas même la permission de soulager mon cœur, en épanchant mes peines dans celui d'une amie! ... C'en est trop: je sens que je me meurs; la consternation regne autour de moi: je vis dans un tombeau. Si je voulois m'y soustraire, le soupçon, la jalousie, la rage inflexible m'y replongeroient à l'instant. Il semble que les murs qui m'environnent, s'élevent pour toujours entre moi & ce que j'aime; c'est une éternité de malheurs, qui s'ouvre devant mes yeux intimidés, couverts de larmes: voilà mon sort! Acheverai-je? .... vous dirai-je le pressentiment épouvantable qui me poursuit? .... Je ne sais quel effroi pour les jours de Fernand.... Ah! grand Dieu! sauve ce héros; veille sur ton image; dirige le poignard contre ce cœur qui ne respire que pour l'aimer! Je succombe; malgré moi, ma main s'arrête; .... un morne accablement..... Je ne puis poursuivre. Adieu, Clarence, adieu, vous que peut-être je ne reverrai plus! Billet de la même à la même. Dieu! ô Dieu! mes craintes, mes terreurs, mes pressentimens ... ils étoient trop justes! ... Ximenès, Ximenès,... on attente à ses jours .... Ciel! s'il n'étoit plus. Moi, moi j'hésiterois! Ah! tems!... Clarence, dussé-je me perdre, je vole à son secours. J'opposerai mon cœur à tous les coups de ses assassins: puissé-je! ... Je ne me connois plus:.... je vais .... Adieu. LETTRE LXXXII. De Dom Ferand, à Dom Lope. Quel trouble, quel délire, quels transports douloureux & chers m'agitent! ... Privé de Stéphanie, la vie m'étoit un supplice affreux; mais, elle s'y intéresse, elle me l'a conservée! ... Oui, oui, le jour, l'air que je respire, mon existence entiere, est un bienfait de ce que j'aime, de ce que j'idolatre.... Sans Stéphanie, sans elle, votre ami ne seroit plus. O comment vous faire ce récit! Je ne suis point à moi.... A peine je respire. Mon cœur brûlant d'amour, enivré de reconnoissance... Dieu! Dieu! serois-je aimé? Je m'en flatte, hélas! trop vainement: n'importe! n'importe! ... être sacré, femme céleste, divine Stéphanie, je vous dois trop, pour qu'il me soit permis d'oser vous reprocher rien! N'est-ce pas déjà un bonheur, qu'une reconnoissance dont vous êtes l'objet?.. O Dom Lope! & je ne devrois qu'à la sienne ce ce qu'elle a daigné faire pour moi! ... Eh bien! si tel est mon sort, je vivrai plus misérable encore, s'il est possible, que je ne l'étois: mais, je me plairai à souffrir; je prendrai soin de mes jours, de mes jours que je lui dois: Stéphanie, ô ciel! Stéphanie s'est exposée elle-même pour les défendre N'est-ce point une erreur? Quoi! j'étois à ses pieds! j'ai joui, un instant, de la vue & des alarmes de l'objet que mon cœur a déifié! j'ai pu embrasser ses genoux! elle a pu lire, dans mes regards, tout l'amour qu'elle m'inspire... Ah! je le sens; j'ai puisé dans ses yeux, à ses genoux, une ame nouvelle, brûlante de plus de feux encore.... plus emportée.... plus soumise, plus dévorée de desirs, plus capable toutefois de les lui soumettre, abjurant la plainte, pour l'admiration, adorant sa vertu, & jusqu'à sa cruauté courageuse, en un mot, digne d'elle; voulant supporter, voulant même chérir les tourmensmens qu'elle m'impose & que peut-être.... Stéphanie, Stéphanie, étions-nous faits pour être séparés?.. Le tems, du moins, ma persévérance, mon idolâtie étemnelle auroient désarmé votre rigueur. Votre ame est trop généreuse pour n'être pas sensible. Hélas! sans l'affreuse chaîne dont vous vous étes liée, l'amant qui mérite le mieux quel-que retour, auroit joui enfin du bonheur de l'obtenir; mais, sachez tout. Ma main tremble, mon cœur palpite, & je baignerai de mes larmes, chaque mot que je vais écrire. J'avois dédaigné quelques lignes d'une main inconnue, par lesquelles on m'exhortoit à ne sortir que très-accompagné. Ce n'est point, lorsqu'on déteste l'existence, lorsque son poids accable, que de semblables avis sont écoutés. Après le coucher du Roi, j'allai chez Rosenne; nous avions parlé de Stéphanie; & la nuit s'étoit écoulée, sans même que je m'en fusse apperçu: le jour commençoit à paroître, lorsque je le quittai. Je retournois chez moi occupé, profondément occupé de l'être enchanteur, toujours présent à mon ame & à ma pensée. Une troupe d'hommes armés m'enveloppe: seul, je désarme les uns; les autres sont prêts à prendre la fuite. Un plus grand nombre vient à leur secours; & je n'avois plus que la ressource de leur vendre chérement ma vie, lorsque des accens, dont mon cœur tressaille encore, se font entendre. Frémissez, malheureux, des coups que vous allez porter, s'écrie Stéphanie! c'est elle, pâle, échevelée, tremblante.... Fernand, Fernand! ... à ces mots, elle se précipite entr'eux & moi. Sa beauté les frappe; sa douleur les émeut: il sembloit qu'un Ange descendu des Cieux, suspendît, tout-à-coup, leur rage & leur dessein. O Dom Lope! pardonnez à cette illusion, j'ai cru, oui, j'ai cru voir couler ses larmes. Que dis-je? je ne distinguois plus rien; j'étois à ses pieds presque sans connoissance, sans mouvement, sans voix, ne frémissant que pour elle. A son seul aspect, ces scélérats étoient restés immobiles. Tombez, leur dit-elle, aux genoux du héros, dont vous osiez verser le sang; ce sang précieux, qui, tant de fois, a coulé pour sa patrie! Leur repentir éclate; ils s'accusent. L'un d'eux nomme Florizene; & jusqu'au pardon que j'accorde à cette furie, ne m'a point été pénible: je la hais moins, depuis que ce n'est plus qu'à ma vie qu'elle attente. Sans qu'il m'en coûte, je renfermerai cette trame qui donneroit le coup de la mort à sa malheureuse mere, ou plutôt à celle qui en a, pour Stéphanie, tous les sentimens. Cher Dom Lope, délivré des meurtriers, sauvé par elle, demeuré seul avec ma bienfaitrice, je retombai à ses pieds, ne m'exprimant que par mes soupirs, m'ignorant moi-même, ne voyant que Stéphanie ..... J'osai serrer ses deux mains, les approcher de mon cœur, les couvrir de baisers, de larmes;... quelques instans, elle garde le silence; puis, tout-à-coup, s'arrachant à moi, avec frayeur, sans proférer une parole, d'un signe, d'un regard, elle me défend de la suivre; & son amant, au désespoir, auroit cru commettre un crime, de résister à ses ordres. Cependant, ô Dom Lope! pour qui me quittoit-elle? quel est son asyle? En me fuyant, elle alloit retrouver un époux: que dis-je? un tyran affreux; & dans ses bras peut-être.... O douleur, ô regrets, ô transports jaloux! je sens que vous êtes prêts de ranimer mes fureurs .... Tandis cependant que mes yeux & mon cœur la suivent, Miss Clarence vole à sa rencontre: aussi-tôt Dom Almanza & le Chevalier me joignent. Avec quelle peine, quel déchirement je quittai la place qu'elle occupoit! Mais, du moins, du moins, chaque endroit où ses pas sont tracés, a été trempé des larmes de l'amour... O mon ami! je brûle, je languis, je meurs; je ne suffis point à ce que j'éprouve; & j'ignore comment on y peut survivre. Adieu, adieu, mon cher Dom Lope; apprenez encore que Stéphanie a été avertie de ce complot par Augustine: une des femmes de Florizene l'avoit instruite. J'ai ordonné, à l'une & à l'autre, le plus profond silence: elles feront plus. Récompensées, enrichies par moi, elles veillent à la sûreté de celle qui m'a fait connoître la crainte, l'effroi, tous les maux, ... tous les plaisirs, & tous les sentimens: ... vous connoissez les miens pour vous. Adieu, encore une fois; adieu, mon plus cher ami. Billet du Comte Félici, à Alvarès. O rage, ô désespoir, qu'à peine la vengeance pourra calmer!... Tout le sang de la coupable, versé de ma main, seroit trop peu encore. Elle a osé m'enlever ma proie; elle trompe ma haine, ne sert point mon ambition.... Son amant a lu, dans ses yeux, & peut-être appris de sa bouche, qu'il est adoré! .... hésiter, seroit foiblesse. Je ne frémis plus que de ne pas pouvoir supasser l'offense, par la punition: mais, je le répete, une prompte mort seroit trop douce; elle n'arrivera qu'à pas lents. Dans la tombe où je vais l'entraîner, elle paiera cher la douceur d'avoir sauvé ce qu'elle aime..... Eh bien! il vivra..... Il vivra, grand Dieu!... Mais, du moins, ce sera pour détester le jour: ce ne sera qu'après avoir retourné, à plaisir, le poignard dans leur cœur, qu'ils expireront enfin, & me délivreront d'eux..... J'ai besoin de vous à l'instant. Dites à Mademoiselle de Céléria qu'elle disposera du sort de ma perfide épouse, dès qu'elle aura remis, dans vos mains, les lettres que je puis craindre. Je jure, à vous-même, de lui tenir parole; &, si elle refusoit d'y croire, elle n'auroit pas long-tems à m'inquiéter.... Dans la fureur qui m'agite, je ne connois plus d'égards, de remords, de pitié, ni même de prudence.... Je vous attends: adieu. LETTRE LXXXIII. Du Chevalier De Rosenne, à la Marquise De Norsey. Ah ma sœur! quel événement funeste vais-je vous apprendre?.... Clarence, hélas! au désespoir, Ximenès prêt à expirer de l'excès de sa douleur, & moi-même enfin,... Qui ne seroit accablé d'un pareil coup?... Stéphanie, la belle, l'infortunée Stéphanie vient de disparoître; son barbare époux l'a ensevelie:..... juste Ciel! on ignore en quel lieu? Ah! qu'a-t-elle fait en s'unissant à lui? Je frémis, à la fois, pour l'amant malheureux dont elle est idolâtrée, pour elle .... ah! Dieu! pour les jours de son adorable amie, & pour les siens .... Déjà on a attenté à ceux de Ximenès; tout ce que j'imagine est affreux: Dom Almanza, sa femme, sont inconsolables; il n'y a pas un être sensible, qui ne souffre de leur affliction. Eh! qui peut connoître Stéphanie, sans partager leurs vives inquiétudes? Je n'ai pas vu d'exemple d'un intérêt si universel. Mais Clarence, Clarence, dans quel état je l'ai laissée! il déchire mon cœur; &, s'il étoit possible, je sens qu'il ajouteroit encore à mon amour. C'est, par Augustine, celle des femmes de la Comtesse qui lui est la plus chere, que nous avons appris cette infortune aussi cruelle, qu'elle étoit imprévue. Cette fille arrive, remplissant l'air de ses cris; Miss Clarence, avant d'en savoir la cause, avant de pouvoir la lui demander, y répond par les siens. Sa maîtresse qu'elle adore, sa maîtresse, nous dit-elle, est partie, à l'instant, accompagnée d'Alvarès, d'un fourbe vendu à son tyran, & de nouvelles femmes, dont la seule phisionomie inspire l'effroi. Aucune de celles qui la servoient, ne l'ont suivie, pas même Augustine, qui ne l'a point quittée, depuis le jour de sa naissance. Ses vains efforts, continue-t-elle, n'ont pu empêcher que Stéphanie, presque mourante, n'ait été arrachée de ses bras, & portée dans une voiture, que six chevaux auront déja entraînée bien loin: elle n'a pu que lui remettre une lettre pour Clarence qui, à ces mots, se jette dessus, s'en empare, & tombe, à l'instant même, dans un évanouissement, dont on a craint de ne pouvoir la tirer: reprenant enfin l'usage de ses esprits, dès qu'elle a pu proférer quelques paroles, que je voie Fernand, s'est-elle écriée; qu'au moins, je remplisse les intentions de Stéphanie! Non, ma sœur, rien, rien ne peut vous donner une idée de cette entrevue ..... Des soupirs, des sanglots, des momens d'un silence horrible, interrompu par des gémissemens sourds, par des cris lugubres & déchirans! Clarence! ô Dieu! Clarence, sans rien obtenir, aux pieds de Ximenès, de Ximenès inflexible, jurant la mort de Félici! .... L'amour égaré, furieux, l'amitié tremblante, éperdue, l'affreux délire de l'un, les pleurs de tous deux, les transports de la rage & les larmes du désespoir!... Telle fut cette scene effrayante, & dont je puis même supporter le souvenir! Ximenès, toutefois, n'a pu redemander Stéphanie à son indigne époux. Le Roi, averti par nos soins, & ceux de son pere, lui a donné, pour prison, la ville de Tolede, en commandant que Dom Lope allât aussi-tôt l'y joindre. Ce Prince a exigé de son favori qu'il y attendit les effets de son amitié: puisse l'amour se soumettre à cet ordre! A peine les forces de Clarence l'ont permis, qu'elle a volé chez Félici; mais, elle n'en est revenue que plus affligée encore. Hélas! ma chere sœur, tout m'accable: que me sert que Milord Clarence, arrivé depuis peu, protege enfin mon amour? Je n'examine point, si c'est au changement de ma fortune, que je dois celui de son ame. Sa fille, son adorable & cruelle fille, que de semblables motifs ne déterminerent jamais quoiqu'elle fasse couler mes larmes, qui a daigné en répandre avec moi sur d'odieuses richesses, dont je ne suis devenu possesseur, qu'au prix des jours d'un frere, que je chérissois, que je regretterai toujours... Clarence, hélas que les maux seuls d'une amie arrachent aux vœux de l'amant qui l'adore, quand, à ses genoux, j'ai osé les lui offrir, sans se montrer irritée, sans y paroître insensible: je distingue votre hommage, m'a-telle dit; il n'en est point auquel je ne le préfere: mais, hélas! ma destinée est inséparable de celle de Stéphanie; son sort est le mien. La suivre dans ses peines, & jusques dans la tombe; voilà ce que mon cœur lui a juré. Plaignez, oubliez, laissez à sa douleur la malheureuse Clarence, & n'y ajoutez point l'éternel regret de la vôtre. Ah Dieu! & elle se flatteroit d'être obéie! En m'ôtant l'espoir, elle m'a trop fait connoître tout ce que je perds. Jamais je ne cesserai de l'adorer; je m'unirai, du moins, à ses tourmens. Ma sœur, ma chere sœur, je suis plus infortuné que si j'étois hai. P. S. L'abominable Florizene, demeurée dans ces lieux, malgré l'absence de sa mere, fait naître en mon esprit tous les soupçons... Elle vient de refuser la main du Comte de Cabra, heureux qu'elle ne l'ait point acceptée! Malgré sa prétendue indisposition, elle m'a fait dire d'aller la voir. Vous jugez si je me suis rendu à cette horrible priere! Mais, Dieu! que va devenir l'intéressante femme qui lui a donné le jour, & le malheureux Milord Rosemont? LETTRE LXXXIV. De la Comtesse Félici, à Miss Clarence. Au nom de notre amitié, au nom de ma douleur, vivez, consolez-vous; &, s'il se peut, adoucissez à l'amant que j'adore, le coup horrible que va lui porter mon départ!... Jamais, hélas! jamais je ne le reverrai.... Quels mots affreux!.. O ma Clarence, que deviendra-t-il?... Mes yeux se noient de pleurs; je me sens suffoquée; un frisson mortel me saisit. Serois-je assez heureuse? ... Vain espoir! je vis encore; ... je vis pour expirer loin de lui.... Cher auteur de mes jours, les cris de votre fille n'arriveront pas jusqu'à vous! ses larmes ont coulé pour la derniere fois dans votre sein.... Nature, amour, amitié, on m'ensevelit vivante, on m'arrache à vous!... Ah! que m'importent les lieux où l'on m'entraîne, & le sort que l'on m'y destine? Séparée d'un pere, d'un amant, d'une amie, je défierois jusqu'à la Divinité, si elle pouvoit être cruelle, de me faire sentir de plus horribles tourmens. Non; celui qui ose me punir d'avoir sauvé les jours de ce que j'aime, ne me connoît pas, s'il croit, par les supplices, m'amener au repentir. Souffrir pour Fernand, s'il ignoroit que je souffre, me seroit cher. Quel que soit le ressentiment qu'il me faut subir, son excès n'égalera point celuî de mon amour. Songez sur-tout que la loi permet à Félici d'être mon tyran; que mon cœur l'offense, & lui en a fait l'aveu; qu'il a pu, au gré du sien, être ou généreux ou barbare; qu'enfin toute démarche en ma faveur, qui lui seroit contraire, offenseroit ma gloire. O mon amie, s'il est assez malheureux pour être sans vertu, si je ne lui dois rien, je respecte cependant le titre fatal que je lui ai donné; j'attends de vous & de Fernand le même courage; je l'exige, je l'implore. Je cesserois de me croire aimée, si je ne pouvois l'obtenir..... Lorsqu'Alvarès est venu m'annoncer mon exil, &, je l'espere, ma derniere infortune, je lui ai répondu seulement, que je croyois nécessaire à la sûreté de celui dont il exécutoit les ordres, que je vous écrivisse quelques mots. Peu d'instans après, il est revenu, de la part de Félici, m'en apporter la permission. L'instant qu'on m'a donné, m'échappe; on vient: ... il faut tout abandonner; il faut vous dire un éternel adieu... La mort me sera moins douloureuse..... Je vous recommande mon pere & sa sensible épouse, & le héros que j'aime, cet objet si cher, cet amant adoré, l'ame de ma vie.... Quel jour affreux, s'il n'est pas le dernier des miens! .... Dites à Dom Almanza, & à sa femme, ..... On me prescrit de vous quitter.... Barbares, souffrez encore que j'assure une amie! .... Je ne vois que des pleurs; je n'entends que des gémissemens: Augustine sur-tout, ... bientôt, hélas! les vôtres & ceux de Fernand.... Quel nuage couvre mes yeux?... Mon cœur déchiré.... O Clarence, Clarence!... LETTRE LXXXV. De Miss Clarence, à Milord Rosemont. Que ne puis-je épargner à votre cœur les maux que je souffre? Il m'est affreux d'y enfoncer le poignard: avec ma douleur, je ressens celle du pere le plus tendre, le plus aimé, ... du pere de Stéphanie.... J'ai peine à poursuivre ..... baignée de larmes, je frémis encore pour vous.... Votre fille ..... ô sort cruel! Félici, ce monstre, ce barbare la traite en criminelle, la sépare des humains! Ce tigre l'arrache à mon cœur, au vôtre! ... Ah! grand Dieu! s'il avoit prononcé son arrêt! ... Pardon! je m'égare; je vous fais voir tous les malheurs que je redoute: est-ce donc ainsi que je vous console, & que je m'acquitte de ce qu'une amie a exigé de moi? Mais, hélas! dans l'état où son destin me jette, ai-je l'usage l'usage de ma raison? A l'heure que je vous écris, Stéphanie est seule, abandonnée, ... mourante peut-être de sa douleur, livrée au supplice de votre absence, de vos alarmes, à la certitude de notre désespoir, & de celui, ... je peux, à vous-même, je peux nommer Fernand: son amour pour lui est devenu une vertu. Vous le savez, Milord; & ce n'est pas à la nature, sur-tout, à se plaindre de sa victime.... Cependant, déchirée par son propre cœur, tyrannisée par un indigne époux, traînée, par son ordre, dans quelque solitude affreuse, inaccessible, ... que sais-je? hélas! j'ignore même le lieu où il l'a fait conduire..... Mais le droit vous appartient de la lui redemander; vous êtes son seul appui; & du moins, elle l'acceptera..... Aux pieds du trône, mes cris auroient, sans doute, obtenu justice: Stéphanie l'a prévu; d'avance, elle s'y est opposée. Fernand ne se possédant point, n'écoutant rien, vouloit la faire, cette justice; & elle eût été sanglante. La sagesse & l'amitié du Roi ont suspendu les effets de son désespoir Il faut que vous appreniez tout: j'ai tenté d'inutiles efforts, près du persécuteur de Stéphanie. D'un œil sec, il a vu mes larmes! sans le fléchir, je l'ai imploré! Toujours maître, sinon de son extérieur, du moins, de ses discours, d'abord il a feint d'être surpris de mon trouble, de mon affliction, & n'a point voulu convenir qu'il eût obéi à son ressentiment. Quand je lui ai dit que votre fille infortunée, arrachant Ximenès à la mort, n'avoit fait que s'acquitter d'un devoir envers le libérateur de son pere, à ce titre, m'a-t-il répondu, j'ai acquis, sur elle, plus de droits que Fernand lui-même; &, à celui d'époux, je pensois que n'oser aucune démarche, sans mon aveu, étoit encore sa premiere obligation. Cependant, je ne lui en veux point, d'avoir prévenu mes intentions généreuses. Son absence m'a semblé nécessaire à sa gloire & à son repos; elle m'est pénible; elle ne sera que momentanée, & nous la reverrons bien plus promptement, que vous ne paroissez le troire. Tandis qu'il prétendoit me rassurer, son regard affreux me remplissoit de terreur. Perdant enfin l'espérance d'en rien obtenir, je lui ai ouvert mon ame; il y a vu le mépris & l'effroi qu'il mérite; & en effet, si la persécution d'un époux est toujours odieuse, eut-il à se plaindre de torts réels, dont, pour l'ordinaire, c'est lui qu'il faut accuser d'être la cause, que sera donc celle d'un despote, qui punit des sentimens involontaires, comme s'ils étoient des crimes; que la beauté, la vertu, que rien ne désarme; que des vœux, même combattus, irritent; d'un tyran occupé à les épier, attentif à les surprendre; &, s'il en est sur, se croyant dispensé d'être humain? .... O Milord, Milord! venez au secours de l'être le plus vertueux, le plus intéressant! Félici oseroit-il la refuser à un pere? Hélas! il en est trop capable, & je tremble..... Sa fureur mérite peut-être les attentats les plus horribles. Craignez, sur-tout, craignez de différer; quelque peu que ce soit, .... ce sera trop encore. Elle n'a de refuge, de protecteur, que vous ..... Dieu! si vous n'obteniez rien! .... Déja sa douleur la consume; je ne puis me résoudre à vous dire à quel point elle est dénuée de consolations...... Mais, que fais-je? Ah! le cœur d'un pere n'a pas besoin d'être sollicité. Puissiez-vous cacher à Milédi Rosemont ce dernier malheur! je soupçonne, d'y avoir contribué, un monstre qui lui appartient de trop près..... Adieu, Milord; hélas! adieu. LETTRE LXXXVI. De Milord Rosemot, à Miss Clarence. O Miss, vous n'attendez point qu'un pere au désespoir vous console: mais, combien vous lui auriez fait injure, si vous ariez cru possible de lui adoucir le coup le plus affreux! ... Oui, oui; sauver Stéphanie, ou la suivre, est le serment que je lui dois.... Ma Stéphanie, ma fille, l'unique objet qui puisse disputer ma tendresse à l'épouse la plus chérie, ma fille, ô Dieu!.. sous le poids des fers, en proie aux injustices d'un oppresseur, d'un barbare!.... Victime trop infortunée d'un sort cruel!... que dis-je? malheureux! elle n'est que la mienne! je lui ai rendu horrible l'existence que je lui ai donnée: tous ses jours n'ont été marqués que par ses larmes; elle n'a vécu que pour en répandre. Ce fut toujours mon crime; & vous tremblez, en enfonçant le poignard dans mon cœur! ... Soyez plus juste: accablez un coupable; ajoutez à ses remords, &, s'il se peut, à son déchirement!... Pour s'être immolée à moi, Stéphanie est arrivée au comble des maux; & son pere, quels que soient les siens, ne mérite pas d'être plaint. ... O Rosemont, Rosemont, voilà le fruit de tes égaremens! vois ta fille,... ta fille peut-être expirante!... Contemple ton ouvrage; souffre, gémis, meurs désespéré! ... Mais, hélas! sers, du moins, d'exemple à tous ceux que des passions tyranniques enlevent à des devoirs sacrés! Qu'ils frémissent de mes tourmens: que la mémoire s'en perpétue; & qu'elle les arrête au bord de l'abîme, dont l'amour lui-même ne peut me tirer!... En vain j'adore la femme charmante qui a daigné unir sa destinée à la mienne; en vain j'en suis aimé; Stéphanie, dans le tems même où je n'étois qu'alarmé sur son sort, jusques dans les momens les plus doux à nos cœurs, ma chere Stéphanie nous arrachoit des larmes, que mutuellement nous cherchions à nous dérober. Quelque soin que j'emploie, quelque effort que je sasse pour lui cacher ce dernier malheur, elle n'est que trop avertie par sa tendresse pour ma fille & pour moi: afin de me consoler, elle paroît me croire. Tous deux nous affectons un calme dont nous sommes trop loin.... Si je n'avois plus de fille, .. bientôt, hélas! elle n'auroit plus d'époux... ma tristesse le lui dit, malgré moi, & nos cœurs déchirés s'entendent..... Dès aujourd'hui je pars; je m'atrache à elle, & pour jamais peut-étre.... Ah! n'en doutez point. Je vole vers Félici: je cours lui redemander mon sang, ma vie, l'être vertueux qui ne seroit point dans sa dépendance, si elle m'avoit moins aimé. Ai-je pu l'en croire digne? ... lui! ô Dieu!... Un seul mortel l'étoit de Stéphanie; .... mais il n'y avoit que Félici au monde, qui pût devenir son tyran. Il n'a donc conservé mes jours; il n'a feint des vertus; il n'a, sur-tout, cherché à obtenir ma fille, que par un excès de cruauté & de perfidie, dont j'aurois frémi de le soupçonner! .... Mais moi, moi, devois-je permettre qu'elle disposât de sa main? J'avois lu dans ce cœur trop tendre; j'avois, tant de fois, éprouvé qu'il étoit courageux, plein de générosité, capable d'un dévouement héroïque..... Non; ce n'étoit point à moi, de me laisser vaincre par ses sollicitations: d'ailleurs, fût-elle coupable (ô Miss! ne craignez pas que je l'appréhende), jamais, jamais elle ne seroit abandonnée par son pere.... Je n'ose m'arrêter aux soupçons que vous me faites naître sur Mademoiselle de Céléria: je n'entrevois que des horreurs; mon ame est en proie aux plus affreuses agitations! Le tems se perd; & ma fille, .... ma fille, hélas! ... par-tout je vais la chercher, la retrouver, ou mourir. LETTRE LXXXVII. De Milédi Rosemont, à Miss Clarence. Quel est donc le malheur que l'on me cache? Je les appréhende tous ..... Dès que je parle de Stéphanie, on semble frémir, & l'on cherche en vain à me rassurer ..... Son pere, hélas! ..... il est parti ..... déja il s'éloigne; ..... où va-t-il? d'où naît ce mystere? ..... Je connois son cœur; ce ne peut être que pour m'épargner des tourmens, qu'il a des secrets pour moi .... Eh! croit-il donc pouvoir tromper ma tendresse? .... Quoique mon frere soit mieux, Milord ne me permet point de le suivre: on a gagné jusqu'à Médina lui-même, qui m'a conjurée de ne le point quitter encore.... Cruel Rosemont, c'est vous qui l'avez voulu! ..... mais, je vous aime trop, pour que vous m'abusiez jamais! Sa fille!.... que dis-je? elle est devenue la mienne, seroit-elle malade? seroit-elle en danger? .... O Clarence! son pere mourroit de douleur;..... & moi, moi ..... vivrois-je sans eux?..... Son infortune me poursuit; chaque jour, elle m'accable davantage: hélas! je m'en accuse; .... & tout m'en fait craindre de nouvelles!.... Madame de Norsey, cette Françoise charmante, qui ne me quitte presque point, si je lui marque des inquiétudes sur le compte de votre amie, de l'enfant de mon cœur (une autre n'en est que le tourment); Madame de Norsey s'efforce de sourire, pâlit, hésite, se contraint, & souffre presqu'autant que moi. Mais Rosemont, Rosemont!.... l'air abattu, hors de lui-même, dans une sorte d'égarement concentré, Rosemont, osant me fuir, lorsqu'il paroît désespéré, comme s'il ne devoit plus me voir, me pressoit contre son cœur, retenoit ses larmes, ne répondoit aux miennes, que par ses soupirs; &, pour la premiere fois, depuis que le plus tendre amour nous unit, résistoit à mes prieres ..... il s'est arraché à moi, sans vouloir rompre ce silence affreux! .... Je n'ai point assez de force, pour l'état où je suis .... Madame de Norsey arrive; .....elle achevera ma lettre .... Je ne puis respirer; je ne puis écrire; ... je meurs, s'il faut que je reste dans une telle incertitude .... O Clarence, vous qui n'éprouvez point l'horreur du doute, seroit-il donc possible, que vous fussiez encore plus à plaindre que moi? Les forces me manquent: adieu. Continuation de la même Lettre, par Madame de Norsey. Mon Dieu! que fais-je? & qu'ai-je besoin de vous écrire? Ne sais-je pas que mon désespoir, celui du Chevalier, que son amour, mes sentimens, ma douleur n'obtiendront, de vous, qu'une reconnoissance qui vous trompe? car elle vous fait croire, que nous ne sommes pas étrangers à votre cœur. Je vous dis, moi, cruelle, que l'amant & l'amie, ne vous inspirent que de l'indifférence: vous n'appartenez qu'à un seul objet.... Je voudrois n'avoir jamais connu, ni vous, ni même l'intéressante Milédi Rosemont, que jamais mon frere n'eût vu vos charmes, que Stéphanie fût heureuse; je voudrois sur-tout ne point savoir qu'il existe, au monde, un être voué à l'infortune, avec tous les droits au bonheur. Vous m'alarmez, vous m'affligez; je vois & je ressens les chagrins de la belle Rosemont, ceux de son époux. Votre état, les supplices & les dangers de votre céleste amie, tout me désole! Florizene m'indigne; &, à l'égard de Félici, ce seroit à lui, & non à vous, d'expirer dans les tourmens, s'il arrivoit quelque chose de funeste à la malheureuse Stéphanie ..... Oh! que je hais un lien, qui autorise les méchans à se livrer à leur caractere, avec impunité! Ainsi, l'on se dispense d'êtregénéreux, dès que l'on est époux! Maître de pardonner, ou de punir, combien il faut avoir l'ame basse & cruelle, pour ne pas faire le choix qui protege la foiblesse, & honore l'humanité! Oui, oui, la loi & les hommes ont rendu l'hymen odieux: il m'a toujours révoltée; à présent, je l'abhorre. Quoi donc! la femme la plus vertueuse, Stéphanie gémit, à son tour, dans ses entraves funestes! Nous sommes tous désespérés; son époux triomphe; & vous n'espérez point que le Ciel la venge! il le faut, il le doit: sa gloire le veut, & mon cœur y compte. Le moment, où Rosemont a reçu votre lettre, ceux qui l'ont suivi, enfin celui de la séparation la plus touchante, m'ont fait une impression, dont à peine je pourrois vous donner une idée. Je ne suis guere plus à moi que vous-même: je cherche à cacher mon trouble à la sensible Milédi; je crains qu'elle ne me devine: mais l'art de la dissimulation m'est inconnu, & sur-tout, hélas! quand je tremble pour une amie, pour vous, ingrate, pour vous, qui menacez ma tendresse de vous perdre! Quoi! vous pourriez devenir barbare! ah! fi vous ne vous conservez point, vous me ferez mourir; & je vous demande la vie: adieu! FRAGMENS écrits par la Comtesse Félici à Clarence, & qui ne lui parvinrent point. I. C'est du désert le plus affreux que je vous écris; ..... ah! combien il est conforme à la situation de mon ame!.....il inspire l'effroi, l'horreur; ..... mes tourmens s'y accroissent;...... son seul aspect est un supplice: je me plais à le contempler..... Des monts qui se perdent dans les nues, le rendent presqu'inaccessible à tous les regards: l'œil humain n'y distingue qu'un abîme; la terre y est morte, l'air empoisonné: le silence n'y est interrompu que par le chant lugubre de quelques oiseaux sinistres ...... Dans ce séjour d'épouvante, rien n'adoucit les regrets de l'amitié, ... ni les larmes de l'amour: ... l'on y gémit sans espérance: ... mes chagrins y doivent trouver leur terme.... Voici donc ma derniere demeure.... II. Sur-Tout, chere amie, ne croyez point que l'excès des maux m'ait rendue insensible. Nul pouvoir, nulle persécution ne peut changer mon ame: je n'aimai jamais autant & mon pere & vous; ... ma tendresse pour Ximenès est devenue de l'idolâtrie. Si je m'accuse, c'est d'avoir songé à moi. J'étois trop malheureuse, pour devoir appréhender de l'être long-tems. Prête à tout quitter, sur la fin du songe le plus horrible, lorsque je touche au réveil, ... objets chers & sacrés, c'est pour vous seuls que je frémis! ... Bientôt j'aurai vécu: ... Stéphanie .... hélas! qui ne vous verra plus, aura, dans peu, cessé de verser des pleurs:.... mais les vôtres... me déchirent; votre affliction m'accable, & tout mon courage m'abandonne..... III. Chaque jour, je reviens à vous; mais c'est une consolation, dont je ne peux jouir que des instans. La tyrannie, la haine, la vengeance, me poursuivent jusques dans mon tombeau. Des gardiennes inflexibles ne me laissent point seule à ma douleur, hors dans les momens où le sommeil les force à suspendre leur vigilance cruelle: on compte mes soupirs & mes sanglots..... Une des femmes de Florizene, celle qui, d'abord, m'inspiroit le plus d'horreur, est cependant la seule qui se soit montrée sensible à mon infortune. Dès qu'elle a pu m'entretenir sans témoin, se jettant à mes genoux, daignez, Madame, me distinguer de ce qui vous entoure, m'a-t-elle dit; daignez croire que je n'ai accepté l'emploi le plus horrible, que dans la vue de vous être utile. S'il est des cœurs faux & impitoyables, ... il en est, du moins, a-t-elle ajouté, qui adorent la vertu: ... Elle fondoit en pleurs, me baisoit les mains, ... m'attendrissoit, & m'a persuadée..... Secrettement, elle m'a procuré les moyens de vous écrire; mais cela ne m'est possible, que lorsqu'elle est auprès de moi, sans ses compagnes. O O Clarence! je vous recommande cette honnête créature ..... D'où vient, hélas! tremble-t-elle pour moi, ... pour moi qui ai tout perdu?... Que puis-je appréhender encore, si ce n'est de vivre?... IV. En quoi! je ne m'affoiblis que par degrés! Que la mort est lente pour une infortunée qui ne souhaite plus qu'elle!... Que dis-je? je l'attends, je l'implore;... & jusqu'à mon dernier soupir, sera douloureux. Une amie ne le recevra point; mes yeux se fermeront, loin d'un pere .... loin d'un amant adoré! ... Eléonore, je n'ai ni votre courage, ni votre vertu! ... En vain, son ombre, en pleurs, s'attache à mes pas, & par ses cris plaintifs semble encore prendre part à mes tourmens:... même, en aspirant à la rejoindre, je ne peux l'imiter. Le trépas lui fut cher. Elle aimoit un mortel, & cependant lui préféroit son Dieu. Mais, hélas! pour Stéphanie, en est-il un autre que Fernand? ..... Punissez-moi, ô Ciel! si toutefois on peut l'être davantage. Essayez de redoubler mes maux, mais ne m'ôtez point mon amour. Que tout s'anéantisse en moi, hors ce sentiment profond, cruel, & pourtant idolâtré; hors l'image charmante du héros qui l'a fait naître! .... Faites-en plutôt mon supplice éternel, que de l'arracher de mon cœur! Souffrir à jamais pour Fernand, me seroit moins affreux que de cesser de l'adorer. Quel que soit l'excès de ma misere, malheureuse, persécutée, expirante pour lui, j'y trouverai des charmes.... O ma Clarence, vous voyez mon désordre, mon égarement: vous me désapprouvez sans doute? Eh bien! jusqu'au remord dont Ximenès est la cause, je le préfere à une vertu qui me coûteroit mon amour.... V. Non, ne versez point de larmes;.... cessez d'accuser Félici! .... L'empire de mon amant étoit si absolu, qu'il pouvoit m'entraîner à l'oubli de tout, & de ma gloire, & de mes affreux sermens. Depuis que j'ai vu couler ses larmes, depuis que mes mains, pressées dans les siennes, ont senti palpiter son cœur, l'ivresse de ses feux avoit passé dans le mien..... Tout ce qui s'opposoit à l'aveu de mon sentiment, & l'honneur même, ne m'étoit plus qu'un supplice. Détester ses devoirs, c'est n'être pas loin de les trahir. Le Ciel a tout conduit; il a empéché ma perte. J'ai sauvé les jours de ce que j'aime; je lui rends grace..... O mon amie! vos regrets ne doivent point avoir d'amertume, ni votre amitié être inconsolable! ... Peut-étre j'ai mérité mon sort. VI. Je me suis trouvée si mal aujourd'hui, que mes surveillantes paroissent ressentir des alarmes, dont je ne les croyois pas susceptibles.... Enfin, ma captivité va finir; je vais être dégagée d'un lien qui me faisoit horreur. Hélas! que je me sens attendrie, en songeant que ces mots seront peut-être les derniers que Stéphanie vous adressera! je vous aime, au point de le craindre. Chere & parfaite amie, je ne pourrois supporter l'appréhension d'être oubliée de vous: ... ce n'est que votre désespoir que je redoute..... Mais, enchaînée à jamais par le serment le plus horrible, & asservie par l'amour le plus malheureux, je vivois dans des tourmens continuels; & le moment qui va les terminer, s'il n'étoit point douloureux à tout ce qui m'est cher, seroit le plus fortuné des miens.... Si vous m'aimâtes, conservez-vous, pour garder ma mémoire .... je crains de ne pouvoir plus vous en prier..... Consolez mon pere, & celle à qui je dois les mêmes sentimens; remettez-lui cette lettre .... Je leur jure, & à Fernand, & à Clarence, de tâcher, s'il m'est possible, de prolonger mes tristes jours;... en cas que le Ciel en ordonne autrement, recevez l'adieu, le tendre adieu de Stéphanie. LETTRE LXXVIII. De Stéphanie, à Dom Fernand. Lorsque vous recevrez cette Lettre, je serai affranchie de mes liens: ... j'aurai cessé de souffrir.... Déja le titre effrayant d'épouse de Félici disparoît; le seul (cet instant, doux & terrible à la fois me permet de l'avouer), le seul qui me reste, est celui d'amante de Fernand.... D'amante de Fernand!... Oui, oui; dussé-je offenser le Ciel qui voit mon cœur; oui, même au prix de mon trépas, j'aime le droit de vous le dire, & j'ai celui d'exiger qu'il vous soit cher.... O vous, dont j'ai causé le malheur, ne versez plus de larmes! ... sachez que mes jours, mes sermens, mes sacrifices furent affreux! ..... J'ai cessé d'exister, depuis le moment horrible où il me fauut renoncer à vous. Je vias être rendue à moi-même; ce n'est plus qu'à vous que j'appartiens; ... & c'est à l'heure d'expirer, que je commence à vivre.... Connoissez mon ame toute entiere. Dès l'instant qui décida mon sort, celui où vous vous offrîtes à mes regards, lorsque peut-être vous ne preniez à moi que cet intérêt généreux si digne de vous; mon cœur, qui, sans doute, s'ignoroit encore, crut ne voler que vers son libérateur.... Ah Dieu! m'eussiez-vous haïe, persécutée, ... je n'aurois pu recouvrer mon indifférence; ... & la perte de mon repos étoit sans retour. Chaque moment ajoutoit à mon trouble, sans que je m'en expliquasse la cause.... J'appris, en soupirant, que vous étiez destiné à faire le bonheur d'une autre: ... étoit-ce à moi de ne vous pas croire adoré? Supposant à Florizene tous les sentimens que j'éprouvois, combien elle me sembloit à plaindre, lorsqu'un seul de vos regards ne s'adressoit pas à elle! Lui disiez-vous un mot, il me paroissoit une preuve qu'elle vous inspiroit la plus forte passion. Il sera heureux, pensois-je alors. J'aurois donné ma vie pour en être sûre; & mes yeux se remplissoient de larmes, & mon cœur étoit déchiré. Votre hymen fut prêt à s'achever; je cherchai d'autres motifs au désespoir où il me réduisit. Vous me disputiez même à la nature: n'importe; je n'attribuois qu'à elle tous mes chagrins. Votre départ pour la guerre m'enleva un reste d'erreur, que je cherchois à prolonger: ... le désordre de votre ame passa tout entier dans la mienne... il fallut alors m'avouer mon amour. J'envisageai tous les maux qui en seroient la suite, tout ce qui nous séparoit, vos engagemens, les devoirs de ma reconnoissance, les sentimens que je vous croyois pour Mademoiselle de Céléria. L'abîme étoit ouvert,... & je m'y vis plongée sans ressource. Crainte, remords, rien ne put vous arracher de mon cœur. Un seul instant je voulus fuir votre image; combien vous fûtes vengé! avec quel effroi je la redemandai au Ciel même, comme si elle n'avoit pas été inséparable de mon existence!.. Tant que vos dangers durerent, tout, jusqu'à l'enchantement de vos triomphes, me remplissoit de terreur...... Que vous dirai-je? hélas! du moment où je reçus votre lettre, où j'appris, ... que j'étois aimée,... que j'allois vous perdre: ... ah! Fernand, ... il n'y a point d'expression pour vous peindre l'état de la malheureuse Stéphanie!... Le retour d'un pere né détruisit point mon égarement..... Oui, je mourrai consolée par la certitude de vivre dans votre cœur: mais, si vos derniers soupirs avoient précédé les miens; s'il m'avoit fallu vous survivre quelques instans, ... habiter un univers, d'où vous auriez disparu,... y respirer sans vous,... jamais, jamais je n'aurois pu suffire à l'horreur d'un si cruel supplice. Dieu! ô Dieu! je te rends graces de n'avoir plus à le craindre.... Que ne m'en coûta-t-il point, de ne vous écrire que des mots dictés par le devoir, tandis que mon ame étoit en proie à l'amour, & déchirée par la douleur? Le Ciel vous rendit à mes vœux, & me condamna presque aussi-tôt à m'immoler.... N'adorant que vous, ... j'osois résister à sa voix, à celle de la nature & de la reconnoissance: j'allois, vaincue par votre amour, enivrée du mien, oubliant le reste, ... dédaignant sur-tout le blâme public; eh! que n'ai-je eu à braver que lui! .... j'allois, dis-je, remettre la lettre d'Eléonore entre les mains de mon pere, & même de celle à qui, après lui, je dois davantage..... J'eusse fait couler des larmes éternelles.... J'aimai mieux en répandre; & je ne m'en suis repentie, qu'en songeant à celles que je vous ai coûtées. J'ai choisi Félici, parce qu'il m'étoit plus odieux encore, que tout autre mortel. Je ne souhaitois plus que des tourmens: je les voulois horribles; je voulois que rien ne pût les égaler. Il a rempli mon espoir, mais non pas le sien..... Jusques dans ces tourmens, j'ai trouvé mieux que des consolations; ma tendresse s'est plu dans leur excès..... Préte enfin de me soustraire à son despotisme cruel, je ne lui reproche rien. Punie, pour vous avoir aimé, j'éprouve qu'il est des jouissances pour le cœur le plus malheureux.... Mais, ô Fernand!... objet idolâtré, que je ne verrai plus, que je pleure, en entrant dans le tombeau, n'allez point croire (vous me rendriez amer jusqu'à mon trépas), ne croyez jamais, mon cher Fernand, que j'aie pu donner à mon époux d'autres droits que celui de me tyranniser! ... Je vous le jure, par l'honneur, par l'amour, par les vœux ardens & légitimes que je vous adresse à mon dernier soupir; je vous le jure, par l'éternité redoutable, qui s'offre à moi, sans me présenter rien que votre image. Je me serois donné la mort, à ses yeux, plutôt que de souffrir ses transports détestables.... Dans ses fers, je me suis conservée à ce que j'aime; & malgré le plus tendre amour, fidelle à ce que je lui dois, vous ne connoîtrez votre empire sur Stéphanie, que lorsqu'il ne restera d'elle que ses cendres. Le jour où mon pere s'est uni à la charmante Madame de Céléria; ce jour, est-ce aux yeux d'une amante que l'on échappe?... En vain votre déguisement vous cachoit à tous les yeux: eh! qui auroit pu vous dérober aux miens? Je vous reconnus; je tremblai, je rougis: je ne vis plus que vous; & involontairement mes yeux se couvrirent de pleurs Mais, que devins-je, lorsque je vous apperçus dans les ténebres, errer autour de la prison, où m'enchaînoient la rage, la défiance & la jalousie? ... Vous auriez entendu mes cris, s'ils n'avoient été étouffés par mes sanglots..... Cher amant! ... peut-être qu'il n'y avoit que la mort qui pût me sauver de ma foiblesse.... Que je fus heureuse, lorsque je vous préservai d'un fer, ... d'un fer homicide, qui ne pouvoit atteindre votre cœur, sans percer le mien! .... Je vis l'amour & la reconnoissance l'emporter sur vos peines ..... O Fernand! quel souvenir! .... Vous, vous, à mes pieds! .. vos yeux attendris, fués sur les miens! ... Ces élans mutuels de deux cœurs percés des mêmes traits, unis par les mêmes infortunes, consumés des mêmes feux, qui brûlent de se confondre, vos larmes, vos regards muets, & si bien entendus, je ne sais quel trouble enchanteur, tout, jusqu'à votre soumission, vous donnoit sur moi trop d'empire; & même, à cette heure de désespoir, me sentant affoiblir, de jour en jour, environnée d'objets épouvantables, captive, mourante, séparée de l'univers, & prête à le quitter, vous n'en êtes pas moins dangereux pour ma vertu, s'il en est une autre, pour moi, que de vous aimer..... Las de verser des pleurs, mes yeux se ferment-ils quelques instans? Le plus tendre délire m'abandonne à ce que j'aime; le remord m'arrache à un si doux mensonge; la frayeur me réveille; .... je passe, d'une illusion si coupable, à des vœux qui ne le sont pas moins. Tout me ramene au désespoir; & l'amour, l'amour fatal, que j'aime à nourrir dans une ame expirante, cet amour que j'idolâtre, & qui me tue, répand, autour de moi, je ne sais quel charme, je ne sais quelle volupté intérieure, dont je me pénetre avec délice..... Elle vous rend plus redouté, plus cher, moi plus malheureuse; & je crois pouvoir vous faire cet aveu, au bord du cercueil qui va se refermer sur moi..... Fernand, ... Fernand! ... c'en est donc fait! je ne vous verrai plus.... Ah! grand Dieu! cesserai-je de vous adorer? ... Si je pouvois le craindre, ... que la mort me seroit affreuse! Je n'ai pu soutenir la rigueur de mon sort; je soutiendrois bien moins l'éternité de supplices qui s'ouvriroit à mes regards, si mon amour devoit s'anéantir avec moi.... Non, non, il me survivra; & puisse-t-il adoucir vos peines!... Si ma mémoire vous est chere, vous respecterez, dans Félici, l'homme dont j'ai porté le nom, à qui je pardonne, sans effort, les maux qu'il m'a faits: je le plains d'être barbare; mais je l'offensois, & je l'excuse .... Souvenez-vous toujours de Stéphanie; regrettez-la, vous le devez; ... mais, que ce soit sans amertume! Quel étoit son partage? des combats pénibles, des souffrances continuelles, des torts ou des tourmens! .... Elle s'étoit, pour jamais, séparée de vous. Un maître impérieux la tenoit sous sa puissance; ... elle est délivrée de sa vue & de son autorité: ... elle ne se reproche plus son sentiment; elle peut vous le dire: .... puissiez-vous, consolé par cette idée, être à jamais heureux! .... Que, dans aucun tems, votre oubli .... si vous pouviez en aimer une autre, ... ah! songez qu'elle n'aura point mon cœur!... Fernand, Fernand! ... adieu .... mes larmes coulent; .... mes forces m'abandonnent.... Je vous adore; .... j'expirerai, en vous le répétant... Adieu, ... adieu, tout ce que j'aime!... Cher amant! ... adieu. LETTRE LXXXIX. De Dom Lope, à Dom Almanza. Je n'ai pu vous écrire encore.... O Dom Almanza, que la douleur d'un ami est accablante! Je frémis qu'il n'y succombe;... & pour le malheureux Dom Lope.... non, vous ne savez pas,... nul ne saura jamais;.... ce secret sera toujours renfermé.... Quel vain retour sur moi-même! tandis que l'être le plus parfait, le plus charmant de tous, Stéphanie..... est sous le couteau d'un barbare! .... Qu'importent mes chagrins? qu'importe, hélas! qu'à mes alarmes pour elle & pour le héros qui l'adore, il se joigne des tourmens,...dont je dois rougir de m'occuper? Nous ne sommes plus à Tolede: j'arrivai en même tems que Ximenès..... Presqu'aussi-tôt, cédant à son agitation affreuse, à l'excès si juste d'un amour & d'un désespoir, dont tous les symptomes deviennent, de plus en plus effrayans, il résolut, bravant tout, d'employer le peu de lumiere qu'il avoit tiré de ses recherches, pour voler au secours de Stéphanie. J'obtins, avec bien de la peine, qu'il différât, d'un jour, afin de demander au Roi la permission de voyager, sans sortir d'Espagne; & il l'obtint, à condition qu'il ne se rapprocheroit de Madrid, que par l'ordre de Ferdinand. C'est, de l'autre côté, des montagnes, qui servent de barriere à ce Royaume, que nous dirigeâmes nos pas. O Dom Almanza! c'est dans ce désert immense, où gémit, ... où peut-être expire Stéphanie. C'est là que nous sommes; c'est là que son amant la cherche, la pleure, & jure de ne lui pas survivre. Tant que le jour éclaire ces lieux horribles, il gravit des rochers, descend au fond des abîmes: par-tout où s'offrent, à sa vue, quelques vestiges de pas humains, il en suit la trace; elles ne l'ont conduit encore qu'à de tristes chaumieres, où l'on n'a pu lui donner aucun aucun des renseignemens qu'il desire: chaque tentative infructueuse redouble sa fureur contre Félici. Rien ne lasse, rien n'affoiblit son activité; ni l'ardeur du soleil, ni les injures de l'air, ni le peu d'habitude d'une marche continuelle, ne le forcent à prendre du repos. Lorsque les ténebres l'obligent à s'arréter sur une terre brilante, que ses larmes arrosent, il attend, dans une agitation douloureuse, le retour de la clarté. Telle est, hélas! la situation déchirante de ce jeune héros; jugez de la mienne! Mais mon amitié même l'irriteroit, si je cherchois à le consoler. Je joins mes soupirs aux siens; ce langage aujourd'hui est le seul qu'il entende. Je vous écris, pendant qu'il interroge un habitant de ces déserts, qui vient de lui éte amené par le seul de ses gens à qui il air permis de le suivre. Puisse-t-il enfin, plus éclairé, .... moins malheureux! ... Je vais m'informer..... Juste Ciel! pourrois-tu permettre?... Félici! .... monstre impitoyable! .... quel doute éleve en nos ames le récit funeste qu'on vient de nous faire? Puisse la crainte nous abuser!... Hélas! si ce lugubre séjour étoit le dernier asyle de la beauté, des graces, des vertus! ... bientôt la même terre engloutiroit les deux amans les plus infortunés... Cher Almanza, ô Ciel! quoi! Stéphanie ne seroit plus!... Que deviendriez-vous, & sur -- tout si, comme moi, vous voyiez le malheureux Ximenès?.... La mort est dans son cœur, & dans le mien.... L'homme dont il espéroit des éclaircissemens, chargé, nous a-t-il dit, de porter les lettres dans quelqu'une des habitations de ces horribles solitudes, nous a parlé d'un réduit presque inaccessible, où l'on cache à tous les yeux, où l'on garde à vue, où l'on tient prisonniere une jeune personne, dont le nom même est ignoré.... Cependant, on la lui a dépeinte...... O Dieu! elle n'est que trop semblable!.... Mais, a-t-il ajouté en s'attendrissant, si elle avoit des chagrins, ils sont finis..... Les femmes qui la suivoient, l'ont assuré qu'à peine pouvoit-elle avoir quelques heures à vivre.... Elles lui ont recommané de revenir promptement; & il ne s'en est pas encore senti le courage.... Fernand l'écoutoit en silence, muet & abimé dans un état pire que les lames! sans se plaindre, sans pouvoir parler, les yeux fixés vers la terre,.. paroissant s'y sentir entainé, il n'aspire plus.... Un foible espoir me luit; ... nous allons éclaircir cet affreux mystere.... il le veut, ... & le doit .... L'ardeur seule de la vengeance lui a arraché quelques cris interrompus & étouffés par son saisissement.... Tout, jusqu'à la rage, cede à sa douleur. Dans l'amertume de la mienne, je ne crains plus de vous le dire, s'il me faut perdre & l'ami le plus cher, ... & l'unique, la seule femme que je n'aie pu me défendre d'adorer, ... o Dom Almanza, souhaitez-moi de les rejoindre.... Mes incertitudes vont être dissipées.... Adieu. LETTRE XC. De Miss Clarence, à Milédi Rosemont. Au comble du désordre, des alarmes, de la joie & de la douleur, souffrez, Madame, souffrez des mots sans suite! .... Stéphanie est retrouvée..... Ah! grand Dieu! dans quel moment!... dans quel horrible état! ... Mais elle existe; & ma lettre seule a déja dû vous le dire: ... elle existe! ... Je la vois, je lui parle; elle est dans les bras d'un pere, ... dans ceux d'une amie: combien elle vous aime, & vous plaint!... Baignée de pleurs, j'implore le Ciel:... puisse sa bonté, sa justice, nos vœux, nos soins, nos larmes, l'arracher des bras de la mort! ... Ne nous l'auroit-il rendue, que pour nous la ravir, à jamais? .... Dieu puissant, daigne entendre nos cris! Prosternés devant toi, nous te redemandons ton image: ah! n'avons-nous donc pas assez souffert? .... Milord Rosemont; ... hélas! il n'est point à lui: ... en vous quittant, il vola en Espagne. Le moment de son arrivée fut celui de notre entrevue. Vous ne jugerez que trop combien elle fut horrible! .. mais le récit en seroit top cruel.... Il alloit forcer le plus indigne époux à lui rendre l'objet de note tendresse & de nos regrets;.... il en fut détoumé par un avis que nous reçimes..... Le moindre délai devoit nous faire frémir, .... nous partimes.... Daignez me dispenser d'aures détails!... Quand il seroit possible à ma tendre amitié de vous apprendre tout ce qui s'est passé, comment nous avons découvert la retraite effroyable & les dangers de Stéphanie, comment enfin nous sommes parvenus près d'elle: le trouble où je suis, ne me le permettroit point.... Fernand..... c'est à lui que nous devons tout.... Je me meurs, en songeant ..... O crime affreu sans l'amant le plus tendre, son pere & son amie n'auroient embrassé que son ombre sanglante & fugitive, que des restes froids, & qu'un cœur inanimé. Ah! Madame, puissiez-vous ne jamais être instruite! ... L'état de Fernand ne peut se dépeindre: il la croit morte, s'il est un seul instant sans la voir. Il y auroit de la barbarie à l'éloigner de la chambre où elle est: Milord & moi, qui n'en sortons ni le jour ni la nuit, n'avons pu lui refuser la grace d'y rester avec nous; mais il se dérobe à ses yeux. Elle n'est point en état de soutenir cette vue qu'elle adore, & qu'elle se reprocheroit. Aussi pâle, aussi abattu, aussi malheureux, aussi mouranr qu'elle, frémissant au moindre bruit, n'osant pas même respirer, de peur de perdre jusqu'à son plus léger souffle, il attendriroit l'ame la plus insensible. Quelquefois elle prononce son nom, puis s'arrête; ... elle n'ose poursuivre. Je le vois prêt à tomber à ses genoux. Avec quelle peine il se contraint! ... Ah! jamais il n'y eut un amour aussi intéressant, ni plus infortuné..... Je ne puis rester plus long-temps loin d'elle.... Croyez, Madame, croyez que vous m'avez inspiré l'attrait de tous les sentimens qui vous sont dus!... Fasse le Ciel que je puisse bientôt rassurer votre cœur! Hélas! le mien est déchiré. Bille de Milord, à Milédi Rosemont. Notre enfant respire; ... Je vis encore pour vous aimer: ... je la dois à Ximenès.... Laissons un voile impénétrable sur tout le reste... O moitié de moi-même, obtenons du Ciel sa conservation:... à ce prix, le bonheur, l'amour & tous les sentimens me fixeront à jamais à vos pieds. LETTRE XCI. De Dom Fernand, à Dom Almanza. Que n'éprouvai-je point? que n'ai-je point souffert? .... Tout, pour moi, se change en supplice, jusqu'à la suprême félicité.... Vous qui m'avez créé une ame, & qui l'avez déchirée, .... par l'horrible appréhension de votre mort, .... chere amante! ... Oui, Almanza, je puis enfin lui donner ce nom; ... je suis aimé....aimé de Stéphanie!... Je ne peux suffire à mon bonheur, ni à mes tourmens; ils m'arrachent mon secret. Je le dépose au sein du plus estimable des hommes, d'un second pere pour Stéphanie! .... Non, non; je n'offenserai ni l'amour, ni la vertu, en épanchant mon ame dans celle d'un ami tel que vous.... Ah! je n'en doute point; vous verserez des larmes, en apprenant quel fut le sort, quels furent les dangers de cette femme adorable.... même à l'heure que je vous écris, je suis accablé d'inquiétudes & de douleur.... En vain ceux qui la chérissent, se flattent; ... son extrême foiblesse me fait tout craindre: ... on ne peut parvenir à rassuter le cœur qui l'idoltre. Sachez, sachez tout ce qui a suivi la lettre de Dom Lope. Elle vous fut écrite du fond d'un asyle, ou plutôt d'un désert presque impénétrable, dans des lieux horribles, où un barbare, que toutes les tortures ne puniroient point assez, un monstre pire que les tigres, enchainoit Stéphanie, pour la dévorer lentement. Plusieurs informations m'y attirerent. J'errai quelques jours, incertain, trompé dans mon espoir, dans mes vœux, dans mes recherches, à chaque pas plus désespéré. Un récit épouvantable (& Dom Lope vous en a fait part), dans lequel je crus entrevoir des rapports frappans, m'eût bientôt déterminé.... Il me fut facile de gagner celui de qui je le tenois: à force d'instances & d'or, il me conduisit. Dès que j'apperçus la triste enceinte, où, d'après le récit qu'on m'avoit fait, frémissant pour Stéphanie, je tremblois de ne trouver que son ombre, quels mouvemens, quelles idées funebres m'agiterent!.... Je me sentois saisi d'horreur. Enfin, à travers tous les obstacles, (en est-il qui ne disparoissent devant l'amour?) j'arrive; je pénetre jusqu'aux lieux terribles où elle touchoit à son dernier moment... A peine y entrois -je; ô terreur! .... j'en frissonne encore: échevelée, furieuse, la menace dans les yeux, un poignard à la main, une Furie, une Euménide, une femme abominable, par le côté opposé, s'élance sur Stéphanie: .... c'étoit Florizene! Je jette un cri, je vole, je la désarme, & veux la percer du fer que je lui arrache. La rage dans le cœur, elle échappe à la mienne, à toutes les poursuites, à tous les ressentimens. Le voile d'un mystere impénétrable avoit couvert sa marche. On ignore depuis quand elle étoit dans ces lieux; comment elle y étoit parvenue. Sa fausseté profonde avoit tout conduit. Je ne ais point maintenanr où elle a porté ses pas, sa fureur & ses inutiles complots. Son départ n'est pas moins mystérieux que l'a été son apparition: mais, que m'importe?... Eit-elle ici des intelligences secrettes, je dédaigne ses efforts, même son retour. Stéphanie, du moins, est en sûreté; elle est sous la garde de son amant! C'est moi, Almanza, c'est moi qui veille à la sureté de ce dépôt adoré: l'honneur, l'amour en répondent, & toutes les puissances de la terre ne pourront me l'enlever. Concevez ce que je devins après cette scene épouvantable! Je restai quelque tems immobile, anéanti; mais bientôt Stéphanie sans mouvement, sans connoissance, occupe seule mon cœur, & le rend à de nouvelles alarmes. En m'appercevant, elle s'efforce de soulever ses bras, de les étendre vers moi:... une foiblesse soudaine la rend aux langueurs du trépas. La paleur de la mort se peint sur son visage;... ses yeux se ferment; elle perd l'usage de ses sens.... O Almanza, je l'appellois, je pleurois, je sanglottois... A genoux près d'elle, ne respirant plus, avec quelle joie j'aurois versé tout mon sang, s'il avoit pu la ranimer! Tout ce qui nous environnoit, fondoit en larmes,... & croyoit déja qu'elle n'étoit plus.... Prosterné devant son lit, mes levres collées sur ses mains, sentant que mes maux étoient à leur terme, si le sien étoit arrivé, je lui faisois le serment de la suivre, comme si elle eût pu m'entendre. Un nouveau bruit me frappe. N'envisageant plus alors que des complots affreux, mon imagination épouvantée me représente le barbare Félici; je me précipite: ô Ciel! c'est Milord Rosemont & Clarence qui s'offrent à ma vue! En vain je voulus leur parler; ma voix se perdoit dans mes soupirs. Tremblans, éplorés, craignant tout, ils accourent, la serrent dans leurs bras, l'arrosent de larmes. Enfin, elle reprend ses esprits: quels objets devant elle! son amant, son pere, son amie! Malgré son accablement, elle voudroit s'élancer vers nous; elle retombe: elle cherche à nous adresser quelques mots; ils expirent .. Ces momens, ô sur sa bouche.... Almanza, sont toujours présens à ma pensée; mais ils n'égalent point celui où je m'emparai, avec un transport que je ne puis vous peindre, d'une lettre adressée à moi, à moi, cher Almanza! ... Elle étoit tombée des mains défaillantes de Stéphanie, dans cette foiblesse où elle fut, hélas! assez long-tems pour nous ôter toute espérance. Muni de ce trésor, je souffre que l'on m'arrache à sa vue, & que l'on m'éloigne d'elle pour quelques instans.... O Dieu! à peine je suis seul, je tremble, je frémis, j'espere; mon cœur déchiré palpite avec violence: mais, dès les premiers mots, éperdu, enivré, hors de moi, je les dévore, ces caracteres sacrés dont elle ne me croit point possesseur; ... je les couvre de baisers de flamme, des pleurs de l'amour, hélas! & de ceux du désespoir. Sans cesse, cette lettre est devant mes yeux; elle est écrite en traits immortels au fond de mon cœur reconnoissant; elle me rend horribles & cheres mes éternelles privations! ... Je la conserverai jusqu'à mon dernier soupir. Tant qu'un souffle m'animera, je trouverai en elle, & mon supplice & mon bonheur: elle sera donc ma seule jouissance! .... Stéphanie, Stéphanie! & il me faudroit vous perdre! & vous me seriez ravie!... Ce ne seroit qu'au prix de vos jours, que j'aurois appris vos sentimens! ... Almanza, cette lettre, cette précieuse lettre, je ne devois la recevoir ... qu'après son trépas!... Je succombe à cette horrible idée..... O vertu, dont elle seule est capable! ... O courage héroïque!... vous ne savez pas à combien de titres il m'attendrit & me condamne! Almanza, cher Almanza! mon pere, mon ami, un autre que son amant n'en a point usurpé les droits; elle n'a point permis à l'hymen d'enlever rien à l'amour!... Séparés, ... du moins nous ne sommes pas désunis; ... peignez-vous mes transports, concevez mon bonheur! heureux & infortuné Ximenès! .... Etois-je digne de Stéphanie?... moi qui l'accusois, moi que mon cœur n'éclairoit point sur le sien; moi, j'osois me plaindre!... Je l'ai vue mourante, sans qu'un murmure soit sorti de sa bouche.... Stéphanie, ame céleste, image de la perfection, agréez mes regrets, mon repentir, ma reconnoissance & mes larmes!. Mais devoit-elle m'ordonner de vivre? eh! le pouvois-je, sans elle? ... Objet adoré, plus adoré encore que jamais, ton amant le voudroit en vain; nos ames sont inséparables! va; il n'est au pouvoir du Ciel, ni au tien même, de me faire exister un seul instant après toi.... Je vais la retrouver, sans cependant, hélas! me remontrer à sa vue: on me l'ordonne; son état l'exige: mais n'est-ce rien que de respirer près d'elle? ... Adieu, cher Almanza!... Billet de Milord Rosemont, au Comte Félici. Vous m'avez mis en droit de demander justice: j'ai même celui de me la faire.... Jusqu'à vos bienfaits furent affreux. Qui ne rougiroit de vous avoir estimé? .... Les instances généreuses de ma fille, loin de désarmer mon ressentiment, ne servent qu'à l'aigrir; & vous ne devez ma modération qu'à mon mépris. Cependant, l'abus cruel de votre autorité l'anéantit à jamais: j'oblige Stéphanie à rentrer sous la mienne. Osez l'arracher des bras d'un pere! son sein est l'asyle qu'elle ne quittera qu'à mon dernier soupir. LETTRE XCII. De la Comtesse Félici, à Milédi Rosemont. Bienfaitrice chérie, à combien de titres je vous dois le premier usage de mes forces! .... Non, non; ne craignez plus rien pour ma déplorable existence! le voile éternel qui déja m'environnoit, vient d'être écarté par les mains de la nature, de l'amitié, ... par celles de l'amour! ... Je sens qu'ils m'attachent à la vie.... Douloureusement frappée de plus d'un souvenir pénible, ineffaçable, fait pour troubler ma raison & déchirer mon cœur, il est cependant, il est des liens que je ne pouvois voir prêts à s'enéantir, sans regretter jusqu'aux maux qu'ils causent...... Que dis-je? hélas! je rentre sous l'empire du devoir: tous les miens sont affreux; tous sont contraires à ce que j'aime ..... Du moins, lorsque je touchois à mes derniers instans, ... les droits d'un époux, mes horribles promesses, enfin ce qu'on nomme vertu, ... le sacrifice cruel des plus doux sentimens, cessoient de m'enchaîner;... ma foi m'étoit rendue. Sans remords, j'étois toute entiere à mon amant; j'osois le lui dire.... Ce jour de bonheur est le seul que le Ciel m'ait accordé: la crainte même qu'il ne m'en punît, ne me troubloit point: j'aurois cru l'offenser, si j'avois pu alors le redouter un seul moment. Quel hommage plus pur à ses yeux, que celui d'un cœur sensible! Sans effroi, sans défiance, heureuse de pouvoir être vraie, & de laisser lire dans mon ame celui qui en est le maître, je m'applaudissois sur-tout de n'en avoir plus d'autres que lui,.... & le Dieu qui s'est plu à le former. En revoyant la clarté, je renais au tourment de faire le sien.... Hélas! est-ce donc vivre? ... Le tems néanmoins est passé d'une odieuse dissimulation.... O Milédi, Milédi! .... Fernand sait que je l'adore; ... mais, hélas! plus je trouve de charme à le penser, & plus le besoin même de son estime me condamne à de nouvelles rigueurs, dont peut-être un jour il se consolera, ... sans que jamais elles puissent cesser d'être mon supplice. Tant qu'a duré l'espece d'anéantissement qui m'avoit conduite aux portes de la mort, désespéré, hors de lui, tremblant pour mes jours, il détestoit les siens: il ne m'a point quittée. Cependant, mes yeux appesantis & mourans, que je n'entr'ouvrois avec peine, que pour jouir encore de son aspect, mes yeux n'ont pu l'appercevoir que dans un seul moment...dont il me seroit impossible de vous rendre compte. On craignoit pour moi sa présence: eh! quelle autre m'eût sauvé la vie!.. Plus que je ne peux vous le dire, je la lui dois... Près de lui, quoique je n'eusse point le bonheur de le voir, son idée m'enchantoit, me soutenoit, & rappelloit mon ame fugitive. L'air que je respirois, animé par son souffle, pénétroit jusqu'à mon cœur. Clarence, mon pere même ne m'avoient jamais été si chers. Jusqu'à la prison où je suis, ne m'offroit plus rien d'effrayant. Enfin, une circonstance dont je rougis, mais que je ne puis vous taire, lui servit de prétexte pour se montrer à mes regards ... qui le demandoient toujours. Voulant relire une lettre que je lui adressois, & qu'il ne devoit recevoir que lorsque j'aurois cessé de vivre, je la cherchai long-tems, sans la trouver. Désolée, inquiete, j'interroge tout ce qui m'environne. Pernand alors ne pouvant soutenir mes alarmes, oubliant tout, la présence de Clarence, celle de mon pere, & leurs prieres, & ses promesses, Fernand tombe à genoux près de mon lit; & avec un transport .... qui n'échappa point à mon cœur expirant, ne la cherchez plus, s'écria-t-il, cette lettre qui est ma vie; elle est entre mes mains; c'est l'heureux Fernand qui la possede; c'est l'amant le plus soumis, le plus respectueux, qui vous supplie de ne la lui point ravir! il aimeroit mieux mourir mille fois, que de s'en séparer un seul moment. Que pouvois-je? ... Je le regardai.. sans colere, & n'osai lui répondre. Autorisé, enhardi par mon silence, il la conserve, il la lit, la relit sans cesse: elle repose sur son cœur.... Je ne sais: c'est un nouveau crime peut-étre; mais je vous avoue que je ne me suis point senti la force de la lui redemander. Hélas! plaignez-moi, plaignez Fernand: j'ai eu celle d'exiger qu'il ne me parlât plus de son amour.... O Milédi, Milédi, ... je vois ce qu'il souffre ... & je sens ma foiblesse. On croyoit nécessaire d'attendre encore, pour me transporter.... Il faut partir; ... il le faut..... Je serai à Paris, à vos pieds, dans vos bras, avant même que vous receviez ma lettre.... Vous saurez si mon cœur vous aime..... Mais, Fernand, ... je l'aurai quitté alors;... nous serons séparés; .... nous allons l'être pour jamais! Jours, qui fuyez si rapidement, vous ne renaitrez plus! Horrible solitude, qui m'eût dit que je vous chérirois? ... O vous, qui me rendez une mere, respectable & tendre amie, croyez que je ne suis point ingrate. Je vous souhaite, je vous regrette, je ressens vivement les alarmes que je vous ai causées, & les peines cruelles que, sans moi, vous n'eussiez jamais connues. Mais, s'arracher à Fernand, est plus difficile que de mourir:.. votre bonheur & celui de mon pere, en se rapprochant de vous, ... soutiendront ma vie. LETTRE XCIII. De Dom Fernand, à Dom Almanza. D'autres climats la possedent, d'autres yeux que les miens l'admirent; tous les cœurs vont l'adorer; le sien se souviendra-t-il toujours qu'il n'en est qu'un seul qui la mérite? ... Cher Almanza! Stéphanie ne peut m'entendre ... les accens de sa voix ne charmeront plus mes maux; l'Espagne ne m'offre plus qu'un désert.... Elle est partie ... ô Ciel! elle m'est ravie au moment où je la retrouve; & je ne suis aimé, que pour en être plus malheureux! Au sein même des alarmes, si j'ai goûté quelques biens, ils s'évanouissent pour toujours. Mes souvenirs ne font qu'accroître mes tourmens.... Hélas! ces soupirs, ce trouble involontaire, ces regards si tendres, surpris par l'amour à la résistance du devoir, cet embarras enchanteur, si doux pour un amant, jusques aux larmes qu'en vain elle s'efforçoit de me cacher, tout ce qui trompoit ma douleur, tous mes plaisirs sont finis.... Jamais je n'ai été si loin d'elle, je ne fus jamais plus seul dans l'univers! ... Que dis-je?... Regretterois-je le tems où elle languissoit captive, malheureuse & mourante? Sans ses dangers, sans le trouble & la désolation d'un pere, aurois-je obtenu la grace de rester près d'elle?... Barbare Ximenès! & tu reviens sur ces jours horribles! ... Stéphanie! objet d'une idolâtrie qui n'eut point de modele, qui n'aura jamais d'exemple, vivez heureuse?... Heureuse loin de moi! ... Et si vous ne pouvez le devenir qu'en m'oubliant ....fasse même le Ciel ... je ne puis achever... & mes vœux & mes regrets, tout est pénible & douloureux pour mon cœur! Mais, quoi! elle m'aime, & je me plains! & je desire son repos au prix de son amour! Mon cœur désavoue un souhait affreux, dont frémiroit le sien.... Le sort nous a fait tout le mal qu'il pouvoit nous faire; mais en vain, il nous sépare: il ne peut du moins nous ôter nos tourmens. Oui j'aime, oui j'adore jusqu'à sa vertu; sa vertu cruelle qui m'enleve à l'espoir.... O exécrable Félici, indigne époux! jugez du pouvoir qu'elle a sur moi, puisque je le respecte, lui qui a été son bourreau! lui enfin qui met, entre Stéphanie & moi, une barriere dont l'amour, soumis à l'honneur, doit éternellement gémir. A peine je commençois à respirer sur son état, qu'elle s'apperçut de la perte de cette lettre chérie, gravée à jamais dans mon ame, de cette lettre relue sans cesse, à qui seule je dois la force de soutenir son absence. Témoin de ses alarmes, je ne sentis plus qu'elles. Vous le dirai-je? ses pleurs alors se joignirent aux miens; ils scellerent mon pardon; mais le serment, l'épouvantable serment de renfermer mon amour, me fut arraché! Ce fut à cette condition seule, que je la vis, pendant le peu de jours qui s'écoulerent, depuis ce moment, jusqu'à celui, hélas! où je l'ai perdue. Ah! combien je les regretterai, le reste de ma vie, ces jours chers & cruels, ces jours qui précéderent l'instant funeste, le terrible instant de nos adieux! O mon cher Almanza! il doit être senti par vous. Tout étoit prêt; elle alloit m'être enlevée, elle étoit seule..... Frémissant, désespéré, je m'élance. Les yeux noyés de larmes, jettant des cris perçans, je vais tomber à ses pieds. Stéphanie, c'en est donc fait! Stéphanie! j'avois saisi, je tenois, je serrois une de ses mains. O ravissement! ô trouble! par un mouvement dont elle ne fut pas maîtresse, elle la porte sur son cœur; son visage se panche vers le mien. O Dieu! nos pleurs alloient se confondre! Tremblante, elle s'arrache de mes bras, elle fuit! ... Eperdu, égaré, hors de moi, je la retiens: Rosemont entre alors. Défaillante, pâle, se soutenant à peine, Stéphanie se jette dans son sein. O mon pere, mon pere, s'écrie -t-elle! ayez pitié de moi; arrachez votre fille.... Elle ne peut poursuivre. Enfin, malgré mon désespoir, mes sanglots, mon déchirement, ..... on l'entraîne, presque sans connoissance! ..., Et, comme enchaîné par l'excès de la douleur, je reste à la place qu'elle occupoit, dans une situation .... que vous concevrez mieux que je ne pourrois vous l'exprimer. Depuis cette horrible séparation, cher Almanza, je n'aurois pas existé un seul instant, sans l'amitié, sans les soins fideles de Dom Lope, malheureux comme moi, & qui, comme moi, auroit besoin d'être consolé. Dans un moment où mon ame anéantie tâchoit de lui exprimer sa reconnoissance, je ne veux point vous tromper, me dit-il, ni usurper vos éloges. Oui, sans doute, je vous aime; mais ce n'est pas votre douleur seule qui cause la mienne. J'adore Stéphanie. Son aveu, quoiqu'affligeant pour tous deux, est aussi respectable que sa conduite, & ne me le rend que plus cher; mais il manquoit à mes maux de savoir qu'un si parfait ami, qu'un rival si généreux est presque aussi à plaindre que moi.... Stéphanie, Stéphanie! il ne me reste donc plus que l'impression adorée, cruelle, ineffaçable, qu'a produite en moi le trop rapide instant d'abandon, où vous n'étiez plus qu'à votre amant, à sa douleur, à la vôtre, à son amour!... Aux larmes que je répands, se joignent des transports, une ivresse, un délire.... Mes sens .... mon ame.... toutes mes facultés m'entraînent loin de moi; toutes vous appartiennent. Mon désordre est au comble. Chere amante! objet idolâtré, se pourroit-il que l'amant le plus passionné, le plus tendre & le plus fidele, ne vous possédât jamais! Billet du Comte Félici, à Alvarès. Ma victime m'échappe! ma chûte peut-être se prépare: tout a changé pour moi, hors mon ame. J'y retrouve la même force, autant d'ardeur pour la vengeance, & l'ambition, l'emportant encore sur le ressentiment.... Si je n'échoue point dans mes nouveaux desseins, le moment viendra de punir l'altier Milord, dans ce qui lui est le plus cher, & Florizene sur-tout, pour n'avoir porté que des coups mal assurés..... Je suis indigné de leur peu de succès, sur-tout en me rappellant le jour où, pour prix des lettres qu'elle m'a rendues, elle obrint de moi une sorte de droits sur Stéphanie... qu'alors j'avois la foiblesse de plaindre. Préparez-vous à exécuter mes ordres. Aussi-tôt que j'aurai repris quelqu'ascendant sur Isabelle & le Cardinal, qui ne me paroissent plus les mêmes pour moi, ressaisir l'amante de Ximenès, les envelopper tous deux dans des pieges certains, me sera facile; & si .... Mais chassons les noirs pressentimens qui m'agitent: ... rien ne m'épouvante, que la perte de mon crédit... Quoi qu'il en soit, Alvarès, j'ai pour tous les événemens, les ressources qui conviennent au courage, & sur-tout à l'ambition trompée. Adieu. LETTRE XCIV. De Madame De Norsey, au Chevalier de Rosenne. Par exemple, mon cher Chevalier, je conçois à merveille, qu'en amant tendre, prudent, & presque discret (car vous l'êtes devenu), vous ayez imaginé qu'il ne falloit point que votre départ d'Espagne suivît de trop près celui de Clarence. Je dirois encore, s'il ne me plaisoit point d'en faire honneur à votre délicatesse, que vous ignoriez quel séjour embellissoient ses charmes, & que peut-être l'on court risque de s'égarer, lorsque malheureusement on n'a point d'autre guide que son cœur. Mais que me répondrez-vous, & qu'est-ce qui pourra justifier votre absence, quand je vous aurai appris qu'elle est chez moi, qu'elle y est avec son pere, que nous sommes réunis, que vous êtes, sinon desiré, au moins attendu; qu'enfin elle est dans une situation plus tranquille? .... Jugez, je vous prie, si je la partage, moi, dont vous connoissez l'aversion pour le chagrin! Ah! mon Dieu! combien j'ai été contrariée! Le désespoir de mon amie, les pleurs de Milédi Rosemont, les tourmens, les dangers de sa charmante bellefille! mon cœur n'oublie point les soucis de votre amour. Voilà-t-il assez de peines!... C'est un sentiment qui ne me va point. N'y songeons plus. Je me flatte que tout ce que j'aime sera heureux, & il ne me faut que cela pour l'être. Oui, oui, je la connois enfin cette séduisante Stéphanie! en dépit de tout ce qu'elle a éprouvé, de son abattement, de sa profonde mélancolie, je n'ai rien vu d'aussi enchanteur, ni d'aussi touchant: grace, beauté, noblesse, décence, elle réunit tout. Tenez, moi je suis volontiers de votre avis, quand, par hasard, vous avez raison. Il n'y a guere que ma Clarence, que l'on puisse trouver belle auprès de sen amie. Il est impossible de la voir, de l'entendre, & de ne pas s'indigner de tout ce qu'elle a souffert. Quel être féroce que ce Félici! un monstre qui épouse, sûr de n'être point aimé, qui ne se rend point digne de l'être, & qui devient furieux, parce qu'on est juste! La voilà dans le lieu où je la desirois depuis long-tems; & puis elle y est arrivée si à propos! je ne savois plus que devenir. Médina étoit comme un insensé; Milédi Rosemont, à chaque instant, se désespéroit davantage. Des lettres de Clarence & de Milord, l'avoient jettée dans les plus vives inquiétudes; elle n'en avoit point reçue depuis celles-là . Je craignois qu'elle ne succombât à sa douleur. Pour y mettre le comble, son indigne fille qui, je n'en doute point, n'a feint d'être malade que pour se dispenser de la suivre, confiée par elle alors à une de ses proches parentes, respectable par son âge & ses vertus, venoit de disparoître (lui mandoit cette Dame), sans qu'aucune de ses recherches eût pu l'éclairer sur ses motifs, ni sur les lieux où elle avoit porté ses pas.... Puisse cette mere trop malheureuse l'ignorer toujours!... Enfin, je la voyois livrée à toutes les alarmes: je ne me sentois point le courage de la consoler; & je l'aurois eu inutilement. Tout à coup elle entend le bruit d'une voiture, du mouvement, des cris! elle croit que c'est quelque nouvelle facheuse; elle frémit; moi, je tremble par complaisance; toutes deux nous nous précipitons: la porte s'ouvre. Quels objets! quelle joie! quel moment! c'est Rosemont & Stéphanie! L'un & l'autre se jettent dans les bras de la sensible Milédi: Clarence tombe dans les miens. Médina se prosterne aux pieds de la belle Angloise. Des larmes, des soupirs, ces mots, ces élans de l'ame, tout ce que ne comprennent point les cœurs indifférens, fut leur seule expression... Pour moi, j'embrassois jusqu'à Milord Clarence! j'étois saisie, transportée.... Je riois; &, pour la premiere fois de ma vie, j'ai pleuré (de joie, s'entend). Milédi regardoit son époux: sa fille remercioit le Ciel: elle vouloit parler à Rosemont, la voix lui manquoit. Milord attendri répondoit à tout ce qu'il lisoit dans son cœur. Pour ce pauvre Duc de Médina, il la contemploit en silence; & il ne lui en falloit pas davantage pour être heureux. Mais, hélas! dès le lendemain de ce jour, le plus charmant de ma vie, la cruelle Comtesse que cependant j'approuve, s'est retirée dans un couvent. Elle a choisi celui où Clarence & moi avons été élevées. Sa position & ses sentimens lui ont fait un devoir de cette retraite. Une ame aussi tendre, séparée de ce qui lui est cher, ne supporte que la solitude. C'est chez le Duc de Médina que loge Milord Rosemont. La dignité d'Ambassadeur, jointe aux qualités personnelles, lui attirent toute la France. Sa maison ne pouvoit convenir à la Comtesse. Jamais elle ne sort. Nous ne pouvons nous empêcher d'aller la voir tous les jours: elle y est sensible, & n'en est pas moins affligée. Le nom seul de Fernand lui cause un trouble, une agitation, & soudain la jette dans une réverie si intéressante!... Mais, quel est donc ce Fernand, pour mériter de lui plaire à ce point? Vous, mon cher Rosenne, ne vous fâchez plus de ma gaieté: suis-je obligée de vous dire quand je souffre? Croyez sur-tout que vous me verriez aussi tiste qu'il vous plait, si je n'avois l'espoir de votre bonheur. Mais revenez. Adieu. LETTRE XCV. De Dona Almanza, à la Comtesse Félici. Oui, chere enfant, sachez combien nous vous aimons, soyez-y toujours sensible; mais cessez de vous accuser des larmes que vous nous avez fait répandre. Ce n'est là que le crime du sort. Eh! qui pourroit même aujourd'hui songer tranquillement à tout ce que vous avez souffert? Ni Almanza, ni moi, ne l'oublierons qu'en vous voyant heureuse ..... & puissions-nous jouir un jour de ce bonheur! Malgré les maux que vous a causés votre cruel époux, je connois votre ame; elle n'est point faite pour triompher de son infortune. Hier il fut arrêté par ordre de la Reine; on s'empara de tous ses papiers. Le Marquis de Cadix est chargé de cet examen. Torquemada, sur lequel votre persécuteur sembloit compter beaucoup, se décide hautement contre lui. Le Cardinal garde le silence; on dit le Roi très-irrité, la Cour est en suspens. Quoiqu'on déteste Félici, le plus grand nombre attend l'événement pour se déclarer. C'est à Florizene que l'on attribue sa disgrace. On parle de Lettres qui doivent le perdre, & qu'elle a cues en sa possession: elle s'applaudit de ce que, les lui ayant rendues, elle n'en reste pas moins maîtresse de son sort. Grace à ses soins, & à sa méchanceté infatigable, des copies en ont été remises au Marquis de Cadix, au Cardinal, même à la Reine. Ces lettres enfin contenoient des détails, dont Félici seul pouvoit avoir eu connoissance, & il étoit impossible de douter qu'elles ne fussent écrites d'après les siennes. Le Cardinal, à ce que l'on assure, y est offensé griévement: mais, barbare pour vous, faut-il s'étonner que Félici soit ingrat envers son bienfaiteur? Je sais combien votre exil avoit déplu à ce dernier! il s'en étoit expliqué. Félici lui avoit répondu comme à Clarence & à moi, que votre retour devoit être prochain, & que votre absence devenoit utile à votre gloire. Le reste a été enseveli, grace à votre générosité, & vous n'êtes pour rien dans le coup qui l'a renversé pour jamais. Sans doute le Ciel l'a conduit. Cet homme si vain, si altier, abattu jusqu'à l'excès, m'a-t-on dit, a dévoilé, par sa contenance humiliée, le secret de sa foiblesse: il s'est senti comme frappé de la foudre. Le malheureux! il ne voyoit rien au-delà des jouissances de son ambition, si toutefois on peut honorer de ce nom la basse intrigue, l'amour de soi, & non du Souverain & de sa patrie; en un mot, la soif d'acquérir, & non de mériter, qui ne peut naître que dans une ame sans élévation, sans délicatesse, que la perfidie accompagne, que doit suivre l'ingratitude, & dont la trahison démasquée, ne laissant que la honte, doit conduire au désespoir. Tel est le partage de ces ambitieux prétendus, qui ne savent supporter ni la faveur, ni la disgrace. L'instant qui les montre tels qu'ils sont, est celui de leur chûte, & alors ils restent seuls dans l'univers. Vous, ma chere Stéphanie, vous y aurez à jamais des amis, des admirateurs, & j'ajouterois des consolations, si votre courage pouvoit vous servir à oublier, ou du moins à songer sans amertume ..... Hélas! vous ne m'entendez que trop ... croyez que mon cœur vous plaint plus encore que je ne peux vous le dire, & que Dom Almanza & moi nous vous chérissons avec la plus vive tendresse. Adieu, mon aimable fille, ma charmante Stéphanie, adieu. Combien Milédi Rosemont est malheureuse d'avoir donné le jour à Florizene! on ignore entiérement où elle s'est refugiée. Celle de ses femmes qui a donné avis à Augustine de la trame formée contre le héros que vous sauvâtes alors, est la même qui a averti Milord Rosemont & Clarence du lieu où vous étiez ensevelie; & peut-être est-ce encore par elle qu'il transpire que Félici a été de moitié dans tous les complots de Florizene. LETTRE XCVI. De la Comtesse De Felici, à Dona Almaza. Respectable amie, dont les bontés & les vertus me pénetrent également, ah! vous me rendez justice, lorsque vous êtes sûre que rien ne pourra jamais affoiblir dans mon ame les droits de l'humanité. Hélas! ceux de l'honneur s'y joignent. L'hymen m'engage à Félici; je sais ce qu'il m'impose. Ce moment est le seul où il ne m'ait point fallu de courage pour m'y soumettre. Je m'applaudis sur-tout de ce que la mesure de ses torts devient celle de ma compassion; & combien je voudrois qu'il fût en mon pouvoir de le servir! ... Mais, absente de la Cour, on en est si-tôt oubliée! Fernand est le seul.... Eh! à qui donc aurois-je recours? ... C'est lui que Stéphanie implore. En vain son barbare époux voulut attenter à la vie de ce héros.... en vain même il le sépare à jamais de celle dont il est adoré, Fernand, puisqu'il est digne de mes éternels regrets, le sera de ma priere, & justifiera ma confiance. Son ame est généreuse, élevée. Il a toutes les vertus, & il ne les doit pas même à l'amour. Votre Monarque n'aime, & n'estime autant que lui aucun de ses sujets: à sa priere, il adoucira son arrêt contre Félici. J'ose espérer plus. Il faut encore lui sauver le désespoir, la peine insupportable de devoir tout au mortel charmant, hélas! & trop dangereux, qu'il a en horreur .... Jugez, chere Almanza, jugez, quand je n'hésite point pour une telle demande, quand je suis sure de son succès, combien est inutile le vœu cruel que vous formez. Moi, que j'oublie Fernand!... que je n'aie pu être à lui, sans que je sois chaque jour plus malheureuse! .... Ah! ne m'enviez point mes affreuses, & cependant mes seules consolations. Ma respectable amie, lisez mieux dans un cœur où vous êtes toujours présente. Voyez-le, percé de tous les traits de l'amour, & se complaire dans sa douleur, & ne tenir à la vie, que par le charme cruel qu'elle trouve dans une passion infortunée.Quelle femme, grand Dieu! quelle femme adorable, que celle dont Florizene fait couler les pleurs! Et vous ne voulez point que je m'accuse! Hélas! chere Almanza, ... tout me désespere;... mais je n'en serai pas moins attachée, jnsqu'à mon dernier jour, à vous & à votre vertueux ami. P. S. Clarence, mes parens, Madame de Norsey même, vous chérissent, & vous souhaitent. Cette jolie Françoise joint à la raison la plus aimable, l'ame la plus sensible: elle m'en donne des preuves continuelles. Le cœur de votre Stéphanie, de votre fille, fermé pour toujours au bonheur, ne le sera jamais à tous les sentimens qu'il vous doit. LETTRE XCVII. De Dom Fernand, à Stéphanie. Stéphanie m'implore.... Est-ce bien vous qui m'avez fait dire ce mot affreux, dont mon cœur est déchiré? ... Que vous connoissez mal l'amant sur qui vous régnez! que vous savez peu combien est absolu l'empire que vous avez sur lui, & jusqu'où va le charme de son obéissance à vos moindres volontés! Ne s'est-il pas soumis, même à vos rigueurs si douloureuses, si pénibles, peut-être à tous deux?.. Vous l'avez trop vu; désespoir, fureurs, transports, l'excès de son ivresse, celui de ses tourmens, rien ne l'a emporté sur la déférence continuelle de son amour.... Ah! il méritoit de vous un ordre, & non pas une priere. Mais avez-vous donc pu croire qu'un vœu que vous formiez ne fût pas pressenti, ou plutôt prévenu par Fernand?... Aimé de vous, élevé à ce bien suprême, est-on encore un mortel? ... Oubliez, sur-tout, que je fus généreux. Je ne suis, je ne veux être que passionné; il n'y a d'impossible pour moi, que de vous déplaire. Sans doute j'abhorre Félici; s'il n'avoit attenté qu'à ma vie, soit orgueil ou commisération (il est malheureux), je lui aurois pardonné: mais il vous arrache à moi, le barbare! ... J'ai tremblé pour vos jours, & c'étoit son crime! ... Je n'ai pu demander sa grace qu'en frémissant qu'elle ne me fût accordée: n'importe, je l'ai fait.... Pénétré de vos vertus, enivré de vos charmes, j'ai senti ce qu'elles m'imposoient, ce que vous desiriez, ce que vous deviez attendre de moi. Lorsque Dona Almanza m'a parlé en votre nom, je m'étois déja jetté aux pieds de mon Souverain. Surpris, touché de ma demande, il fut toutefois long-tems inflexible. Il ne faut point vous le cacher, les preuves contre Félici étoient telles, que si on lui avoit fait justice, le sauver n'étoit point même au pouvoir de son Monarque. La loi le condamnoit. Correspondances secrettes, intelligences coupables avec des Cours, ennemies de la nôte, l'oubli de ses devoirs, l'abus de la confiance de ses maîtres, le mettoient dans le cas d'être puni avec la plus extréme sévérité. Ferdinand & Iabelle réunis vouloient qu'elle fût exemplaire. La bonté, l'amitié, j'ose ajouter la reconnoissance du Souverain, que j'ai été assez heureux pour rendre à ses sujets, ont à la fin cédé à mes supplications. J'ai donc obtenu que Félici ne fût qu'exilé dans une de ses terres, avec défense d'y recevoir qui que ce puisse être, & vous seule, ô Stéphanie, aurez connoissance de la main qui a rendu moins profond l'abîme où il est tombé. Cependant, jugez, jugez à quel point je vous suis asservi! J'empêche la mort de celui dont la vie est mon supplice de tous les instans; &, comme si ce n'étoit pas assez de cet effort horrible, de votre absence, de votre éloignement chaque jour plus insupportable, on vouloit encore disposer de ma main! Dieu! avec quel effroi j'ai appris qu'elle venoit d'être offerte à la fille du Duc d'Albe, & même acceptée! En vain elle est l'alliée très-proche de mon Roi; ô Stéphanie, je vous le jure par l'amour, par l'honneur qui nous unit, & qui m'enflamme, ne pouvant être à vous, condamné à ce tourment éternel, du moins je ne serai jamais à personne. Je l'ai dit à un pere absolu; ses instances réitérées ne m'arracheront point l'affreux consentement qu'il espere. S'il se pouvoit, je braverois plus encore. Ma foi, mes sermens, mon cœur, vous appartiennent jusqu'à mon dernier soupir. Ce cœur désespéré a repris ses droits, l'autorité s'arrête... aux sentimens qui l'honorent. Je ne puis, je ne dois aimer que vous seule, & du moins je vivrai libre de vous pleurer.... Que dis-je? je pleure, & je vous suis cher... Ah! jouissons au moins de ce bonheur, le premier de tous, & si bien senti par votre amant! J'en suis digne, Stéphanie: j'ai l'orgueil de l'amour, quand il est extrême, & qu'il est parvenu à jouir même de ses sacrifices les plus douloureux. Les miens sont horribles; je n'ai point assez de mon ame pour y suffire. Hélas! quel est notre sort? Existerons-nous sans cesse loin l'un de l'autre? Nous souffrons, vous languissez, je me meurs..... & sur-tout de la pensée de votre infortune. N'avez-vous pas assez sacrifié aux devoirs, & votre amant, & vous-même? Vous les remplissez tous, excepté envers lui. L'amour, ô Stéphanie, n'a-t-il donc pas les siens, &, s'il régnoit sur vous comme sur moi, pourriez-vous? ... auriez-vous eu la force de me le cacher si long-tems? A quel prix, ô Ciel! à quel prix m'en avez-vous fait l'aveu? ... Depuis ce jour, n'êtes-vous pas redevenue maîtresse de vous-même? hélas! & vous croyez aimer! Que fais-je?... qu'ai-je dit? où m'emporte le délire d'une ame.... trop à vous pour savoir se contraindre & se posséder? Je brûle, ... je languis.... Ah! du moins, n'accablez point un coupable qui s'accuse, se repent, se déteste... Non, je ne doute point de votre cœur.... Eh bien, chere amante, soyons heureux; le Ciel le permet, l'amour l'ordonne..... tous ses feux coulent dans mes veines; je m'égare; je ne me connois plus.... O pourquoi, pourquoi m'éloigner des lieux où vous êtes? Que devez-vous à votre époux, si vous ne lui devez point votre estime? Lui, votre époux!.... ah! vous n'en avez point d'autre que moi.... Pardonnez, Stéphanie, pardonnez à mon désordre; il est votre ouvrage. Je ne veux que vous obéir; je désavoue tout le reste; ne m'en punissez point par votre colere. J'ai osé vous écrire, malgré votre défense. Je frémis que vous n'exigiez que ce ne soit la derniere fois; mais vos ordres, dussent-ils me coûter la vie, seront la loi sacrée d'un cœur qui vous adore, & qui se fait au moins un bonheur de vous être soumis.... LETTRE XCVIII. De Stéphanie, à Fernand. Pus que jamais je vous dois tout.... Eh! comment se peut-il qu'un amour aussi vivement senti par mon cœur, ... soit si foiblement apprécié par le vôtre? ... Mais soyez, s'il se peut, plus coupable encore; vous n'en serez puni que par ma douleur. Ah! Fernand, Fernand, c'étoit elle qu'il falloit craindre, & non pas ma colere.... Quels que soient vos torts, ma reconnoissance me décide; il faut n'écouter qu'elle... C'est pour Stéphanie une obligation sacrée, que de vous rendre graces, lorsque vous venez de sauver les jours de son époux..... Oublions qu'il fut barbare.... Criminel au point où il l'est devenu, il n'est que trop à plaindre. Stéphanie, m'écrivez-vous, ne connoît pas votre cœur.... Hélas! si je l'avois moins connu, vous aurois-je donné le droit de m'affliger ainsi? Toute entiere à ma confiance & à l'estime, autant qu'à la passion la plus aveugle, n'ai-je pas toujours compté sur vos vertus! Oui, cruel, il m'est impossible d'avoir les moindres alarmes sur la vérité de vos sentimens; &, si j'étois assez malheureuse pour douter un seul moment de mon pouvoir sur vous, ce ne seroit que l'injustice de vos reproches qui pourroit m'y forcer. O Dieu! quelle est la vôtre? excepté envers vous, il n'est point de devoirs que je n'aie remplis..... Voilà ce que vous m'osez dire, vous, Fernand, vous!... quand je n'ai été fidelle qu'à mon amour, quand c'est à lui seul que je suis encore soumise! L'honneur m'ordonnoit de suir l'Espagne, ... dès le premier instant où je vous vis. Mon cœur ne put se rendre aux conseils, à la voix de l'amitié, à celle de la raison, & bien moins encore de la crainte. Vivre malheureuse, & même coupable, me paroissoit moins horrible, que d'exister loin de vous. Je restai. Prévoyant tous mes maux, je les chérissois, parce que je ne pouvois tenir à vous que par eux.... J'étois privée d'un pere, du pere le plus tendre & le plus aimé: vous l'emportiez même sur lui; & ce ne fut qu'en m'immolant à la nature, que je la vengeai du crime de l'amour. Parjure à mon époux, au Ciel peut-étre, j'ai fait le serment à tous deux de n'aimer jamais que Fernand. Expirante, je vous l'ai dit; malgré mes remords, je vous le répete!.. c'est moi, oui, c'est moi seule que j'accuse des forfaits, de l'infortune de Félici, de l'atrocité de Florizene, des pleurs de sa mere, ... hélas! de vos tourmens; &, quelque affreux que soient les miens, mon désespoir, mes larmes, mes éternels chagrins, tout m'est cher.... J'adore vote idée; elle me fait supporter jusqu'à votre absence! Avec cette idée si charmante, j'eusse été seule, même au milieu du tumulte de Paris; mais, loin de vous, j'ai senti une sorte de joie de pouvoir me soustraire à tous les regards:... enfin, sans espoir d'être à vous, je vis.! Vous l'avez voulu; & vous doutez, ingrat, de votre empire!... Qui? moi, je pourrois le croire! ... O mon cher Fernand, vous le savez trop, quelle douceur j'aurois trouvée à dépendre de vous.... Enivrée de mon bonheur, & plus encore du vôtre, j'eusse été fiere de vous donner ma foi, & de vous consacrer mes heureux jours. Ah! qu'avez-vous besoin d'éprouver le cœur le plus vrai, le plus tendre, le plus sensible? Vos transports cesseroient-ils d'avoir cette délicatesse qui peut seule être digne & de vous & de moi, la seule séduction qui soit permise à l'amour? La gloire de Stéphanie doit vous être plus chere, s'il se peut, qu'à elle-même.... Peut-être que mon trouble, mon délire, mon désordre surpasse le vôtre.... Osez abuser de cet aveu; ou plutôt, rougissez de me l'avoir arraché. Pardonnez, je vous offense...... Malheureux pour toujours, mais dignes, hélas! d'un sort plus doux, jusqu'au déchirement de nos cœurs, nous semblera préférable à un bonheur que désavoueroit la vertu, & qu'empoisonneroient les pleurs du repentir. Oui, Fernand, c'est votre courage que j'implore; c'est lui qui doit raffermir le mien: nous ne devons nous voir, ni nous écrire; ..... il le faut: cette lettre ne me rend déjà que trop coupable..... Ah Dieu! ce n'est donc qu'au prix des sacrifices les plus douloureux, que j'ai reçu la vie! O vous, vous que j'adore, à qui mes yeux, à qui ma bouche ne doivent plus le dire, plaignez, plaignez Stéphanie; sur-tout ne l'accusez jamais!... Que le tems, son malheur, que l'absence, ni un autre choix, ne l'effacent point de votre ame!... Sûr qu'elle ne respire que pour vous, vivez pour la gloire & pour elle ... Non, non, je ne feindrai point un sentiment qui est loin de mon cœur; je ne chercherai jamais à porter le vôtre vers un lien détesté; j'en connois trop les maux; ... & si vous pouviez l'accepter sans horreur, vous ne seriez digne, ni de moi à qui votre changement coûteroit la vie, ni de celle qui vous rendroit parjure à la plus tendre amante, à la malheureuse Stéphanie. J'exige que Dom Lope m'écrive, qu'il m'entretienne de vous.... Mes larmes coulent en abondance, & me dérobent jusqu'aux derniers mots que je vous adresse. Il faut vous dire adieu, tout quitter, rentrer au sein de l'abîme! ... Cher amant!... sommes-nous assez infortunés? LETTRE XCIX. Alvarès, à sa Femme. O mon amie! ... je cede au remord; je ne puis plus porter le fardeau qui m'accable, & il est tems que je le dépose dans un cœur qui me plaigne & me pardonne: c'est trop servir le crime, & affliger la vertu. La perfidie, jointe à l'audace, a pu m'ébranler, & me séduire: mais je n'étois point né pour être coupable. Sachez tout, & connoissez le monstre qui m'a traîné dans l'abîme d'où cet effort va m'arracher. Vous savez quelle impression terrible avoit faite sur Félici la nouvelle de sa disgrace, & l'arrêt de son exil. Un jour, un seul moment l'avoit dénaturé; tant les moindres événemens influent sur le caractere de ceux qui n'ont d'autre force dans l'ame, que celle qu'ils reçoivent du mouvement de l'ambition! Impatient d'échapper aux regards, desirant de se fuir lui-même, il partit précipitamment avec moi, & n'amenant de toute sa maison si nombreuse & si brillante qu'un seul domestique: il sembloit qu'il craignit de multiplier les témoins de son humiliation. Arrivé dans sa terre, la plus belle des siennes, celle qu'il préféroit, & dans laquelle même il avoit fait bâtir son mausolée, avec ce faste inoui qui perçoit dans ses moindres actions, il me défendit, ainsi qu'à l'homme qui le servoit, de laisser pénétrer un seul étre dans une retraite, qu'il regardoit déja comme son tombeau. C'est là qu'en vain il a cherché quelque tems à lutter contre le morne accablement où l'avoit laissé la perte de ses titres & de son crédit. Absorbé dans une rêverie sinistre & continue, à peine, dans tout le jour, m'adressoit-il une seule fois la parole. il se promenoit à grand pas, & d'un air farouche. Toujours errant, solitaire, caché au fond de ce bois qui termine son parc, il en revenoit quelquefois pâle, oppressé, anéanti; alors il se renfermoit, sans vouloir prendre aucune nourriture.; &, si la lassitude du chagrin lui procuroit quelques heures de sommeil, il se réveilloit bientôt avec une agitation, une fureur, & un égarement qui ne permettoit pas de l'approcher. Les mots qu'il articuloit dans ces momens étoient des especes de cris, parmi lesquels on distinguoit les noms de Fernand & de Stéphanie. La seule ardeur de se venger d'eux, paroissoit renouer, par intervalles, la trame de ses jours épouvantables. Voyant enfin que le sort trompoit ses ressentimens, & que ses victimes lui étoient soustraites pour toujours; par un excès de foiblesse, tous ses complots se tournerent contre lui; & il ne songea plus qu'à finir des tourmens, qu'il n'avoit pas le courage de supporter. La nuit étoit avancée; je couchois à côté de sa chambre; je m'entends appeller d'une voix mourante & funebre; j'accours. Je le vois dans les convulsions de la douleur, se débattant, par un instinct invelontaire de la nature, contre la mort qu'il s'étoit donnée. La foible lueur d'une lampe attachée au chevet de son lit, répandoit un reflet affreux sur son visage méconnoissable. Cette scene d'horreur poursuit encore mon imagination effrayée. Un instant de calme succéda à ces déchiremens douloureux, que lui causoit le poison qu'il avoit pris. „Alvarès, me dit-il, d'une „voix éteinte, & dont le son parvenoit “à peine jusqu'à moi, vous voyez le terme “des grandeurs, & le châtiment de l'ambition! la vengeance & l'amour s'y étoient joints. Je ne pouvois résister plus longtems à toutes les furies déchaînées contre “moi. Si j'ai différé mon trépas, c'étoit “dans l'espérance de poursuivre encore Fernand: mais sa gloire & son courage le mettent à l'abri de mes coups; l'ascendant de sa vertu m'écrase; celle de stéphanie m'importune; leur compassion “me feroit horreur; le tombeau seul peut „mettre une barriere entre mon orgueil, “& la pitié insultante des mortels ... que j'ai protégés.... Il est tems de quitter “un univers que je hais, & qui me déteste .... Voici des papiers qui assurent “votre fortune, & acquittent ma reconnoissance. Approchez, Alvarès, recevez le dernier soupir de Félici.... Je meurs“. A ces mots, il expira; & j'arrosai longtems, de mes larmes, le cadavre inanimé de cet homme que j'avois presque vu Souverain, & revêtu de tout l'éclat du rang & de la faveur! je lui devois trop, pour me rappeller ses torts; ce n'étoit point à moi de juger celui qui m'avoit comblé de bienfaits.Le jour ne faisoit que de paroître; je ne pouvois quitter la chambre où mes pleurs ne cessoient de couler sur les malheureux restes de Félici, lorsque le domestique, dont je vous ai déja parlé, & qui, cette nuit-là même, avoit disparu au moment qu'il avoit su sa mort, vint m'apporter un billet sans signature, conçu en ces termes: „Je sais tout; mais nul que moi n'est instruit. Les plus grands intérêts exigent que j'aie un entretien avec vous. Venez donc me parler, à l'instant. Je tiens à tout dans l'Espagne, je puis tout pour vous; un refus vous perdroit. Je n'ajoute qu'un mot: si vous aimez la vie, gardez-vous d'ébruiter un événement qu'il m'importe de cacher. Obéissez ou tremblez, je vous attends“. Concevez ma surprise, mon trouble & mon inquiétude! je vis qu'il n'y avoit point à balancer, & qu'il falloit me soumettre aux ordres de l'anonyme qui m'écrivoit d'un ton si absolu. Son adresse étoit au bas de la lettre, & le lieu où je devois me rendre étoit peu éloigné de la terre de Félici. Je confiai donc la garde de son corps au seul homme sur qui je pouvois m'en reposer, & je m'acheminai vers l'endroit qui m'étoit indiqué. Mais, ô mon amie! de quel étonnement demeuré-je frappé, quand, pour premier objet, j'apperçus Florizene!.. Immobile, tremblant, je ne pouvois proférer une parole, & ne revenois point d'une si étrange apparition! Rassurez-vous, me dit-elle; je suis ici chez une vieille parente, qui, presqu'en enfance, ne peut veiller sur mes démarches. Elles seront, si vous me secondez, aussi mystérieuses que je le desire. L'homme qui vous a remis ma lettre m'est vendu; les raisons les plus fortes m'engagent à cacher la mort de Félici, jusqu'à ce que le Duc Ximenès ait forcé son fils à s'unir avec la fille du Duc d'Albe. Vous avez servi long-tems sous le mortel le plus ambitieux; vous devez l'être. Servez-moi, & je vous jure d'élever votre fortune aussi haut qu'elle puisse aller, sinon (je vous l'ai déja écrit) vos jours me répondront de ma vengeance, & de mon secret. Décidez-vous, & parlez. Incertain quelque tems, je ne savois à quel parti m'arrêter. Mais, vous le dirai-je? l'air, la hardiesse, l'assurance de cette femme inconcevable, la menace qui éclatoit déja dans ses regards effrayans, je ne sais quelle éloquence impérieuse, répandue dans ses gestes, dans ses discours, sans doute l'orgueilleux espoir d'arriver au degré d'élévation qu'elle m'annonçoit: toutes ces causes réunies m'arracherent le serment coupable de la servir! alors elle m'accabla de nouvelles protestations, & m'inspira, pour remplir ses projets, l'ardeur dont elle étoit elle-même dévorée. Je la quittai, vaincu par son ascendant, & retournai rendre les derniers devoirs à Félici, avec la ferme résolution d'ensevelir, jusqu'à de nouveaux ordres, la moindre trace de son trépas. Assisté de ce même homme qui avoit tout appris à Florizene, & qu'ainsi que moi, elle avoit mis dans ses intérêts, je le déposai dans le tombeau qu'il avoit fait construire, & qu'il ne croyoit pas sitôt occuper. Aucuns regards suspects ne pouvoient éclairer cette trame ténébreuse. Lui-même, en arrivant, avoit congédié jusqu'à son concierge, & ses jardiniers; & comme son château avoit été inaccessible, le peu de jours qu'il y avoit vécu, on ne songeoit pas seulement à s'informer de ce qui se passoit dans son enceinte.C'est dans cet abandon, ce silence pénible, cette solitude profonde, que je vis depuis près de deux mois, n'ayant pour compagnon qu'un vil mercénaire, & pour spectacle qu'une tombe, où j'ai moi-même descendu mon maître & mon bienfaiteur. Mon amie, cette odieuse existence est pire que tout ce que je pourrois craindre de la fureur de Florizene. Ainsi, dussé-je y succomber, je suis résolu à tout révéler. D'ailleurs, en me taisant, je prolongerois l'infortune d'un héros, & d'une femme qui à toutes les vertus réunit tous les charmes. Les reproches de ma conscience, sont plus forts que ma crainte. J'écris à Fernand même, qui recevra ma lettre à son retour de l'armée. Il est généreux, il aura pitié de ma foiblesse, & deviendra mon protecteur. Le crime m'est étranger, je le sens à mes remords, & j'aime mieux faire courageusement l'aveu de ma faute, que de m'endurcir dans l'habitude des forfaits. Adieu, mon amie, j'abandonne enfin cette sombre habitation, où tout ce que je je vois, me déchire, m'accuse & m'épouvante. Quelque sort qu'on me réserve à Madrid, j'y vole, je vous rejoins; j'arriverai presqu'aussi-tôt que ma lettre. J'ai besoin de cacher dans votre sein mes larmes, ma honte & mes regrets. Adieu. LETTRE C. De Fernand, à Stéphanie. Orépnant! Stéphanie! veillé-je? où suis-je? Le Ciel permettroit-il?.. Rien n'est égal au trouble de mon cœur, & tout est encore confus dans mon imagination, au fond de mon ame, hors l'excès de mon amour, au moins égal à mes tourmens! puissé-je vous apprendre le premier ce dont on vient de m'instruire: Alvarès... ô Ciel! ... sachez tout. Plein d'une mélancolie profonde, & du pressentiment d'un malheur éternel, je relisois la derniere lettre que j'ai reçue de vous. Je me pénétrois de cette tristesse d'une ame tendre & passionnée; je trempois de mes larmes chaque mot que mes yeux dévoroient; je prononçois votre nom, je m'enivrois de mes souvenirs: les transports les plus violens de la flamme la plus immodérée cédoient à l'attendrissement que me causoient vos peines. Hélas! je n'y voyois point de terme, j'en frémissois, je maudissois le sort, je détestois la lumiere, je m'abhorrois moi-même... J'étois, dans ce moment, plus infortuné encore que je ne l'avois jamais été ... lorsqu'on m'apporte une lettre écrite du lieu où je savois que Félici étoit exilé! je me précipite sur cette lettre, je l'ouvre. Ah! Dieu! Dieu, que devins-je, en parcourant ce billet signé d'Alvarès! „J'ai fait un crime; c'est à un héros que j'en fais l'aveu, j'ose compter sur mon „pardon. Depuis deux mois Félici n'est plus; séduit par Florizene, j'ai caché sa “mort. Il est tems qu'elle éclate, &, dussé-je „être puni de l'avoir tenue secrette, je serai consolé, si Fernand m'accorde quelque “estime pour le prix de mon repentir....“ Félici n'est plus! ... ô Stéphanie! ... je sais trop qu'il n'a aucun droit à vos regrets; mais je sais aussi combien sont nobles, généreux, héroïques tous les sentimens qui vous animent. Ce n'est donc point le moment de revenir sur les maux qu'll vous a faits; je dois songer à tout ce que votre position vous impose; je dois renfermer ce que m'inspire la mienne; je dois contraindre & dévorer des feux .....que sembleroient pourtant devoir mettre en liberté de plus légitimes espérances..... Je dois enfin, brûlant d'amour, craindre encore de vous en parler ... & le destin de Fernand est de toujours s'immoler à vos vertus! Cependant me sera-t-il permis de fixer un instant vos yeux sur une révolution aussi étonnante qu'inattendue? Le Ciel paroît s'être adouci, vos larmes l'ont désarmé; nos soupirs ont monté jusqu'à lui. Il n'a pu voir deux êtres que tout rapproche, séparés plus long-tems par les circonstances les plus horribles. La mort de Félici n'est pas le seul événement où soient marqués ses desseins sur nous. Il nous délivre à la fois de tous nos persécuteurs. Florizene, furieuse de voir tous ses projets renversés, toutes ses espérances évanouies; Florizene, trahie par Alvarès, sachant le refus que j'ai fait d'épouser la fille du Duc d'Albe, ne pouvant plus se venger de vous, ni de moi, est tombée dans des convulsions de rage, qui se sont changées en une véritable folie. Elle en a déja eu plusieurs accès terribles, accompagnés des symptomes les plus effrayans. Quelquefois votre nom & le mien lui échappent..... Ses yeux alors s'allument, se couvrent de sang; toutes ses veines s'enflent; ses membres se roidissent; &, si dans ces crises fréquentes on ne la chargeoit de chaines, elle déchireroit tout ce qui s'offriroit à elle. Pour comble de supplice, elle a des intervalles où, reprenant entiérement ses esprits, elle voit toute l'horreur, toute la honte de son état, & mesure d'un œil fixe la profondeur de l'abime où elle est plongée! Il semble que le Ciel, attentif à la punir, ne lui laisse ces lueurs de raison, que pour mettre le comble à son châtiment, lui rappeller tous ses crimes, & la recueillir, malgré elle, sur le sentiment de son infortune. La cruauté la plus inventive n'auroit pu lui créer un tourment plus affreux, & son plus grand malheur est encore de sentir qu'elle a tout mérité! ... O Stéphanie! adorable Stéphanie, le Dieu, dont vous êtes l'image, devoit traiter ainsi celle qui a pu vous haïr & vous persécuter. Quel avenir j'ose entrevoir! je ne puis l'envisager, sans une ivresse, un ravissement, un désordre, auquel je n'ose me livrer. Cependant ... Félici n'est plus .... Florizene est punie! ... L'amour le plus tendre gémit à vos pieds; il attend vos ordres, pour vous parler d'un bonheur ... auquel des siecles de peines nous ont peut-être donné quelques droits..... Pardonnez; mais il me semble qu'il n'y a plus rien au monde qui nous sépare. Quand pourrai-je voler vers vous, reposer enfin mes regards sur l'être vertueux, sur l'objet sacré que je n'ai pu jusqu'ici appercevoir que des momens.... Une langueur secrette me consume, le sommeil même, ô Stéphanie, ne me sauve point de vous. Mes songes sont pleins de vote idée, ils ne m'offrent que vote image. Par-tout elle me poursuit, par-tout elle m'enchante: mais, hélas! plus elle me ravit, plus elle ajoute à mon supplice! J'expire dans vote absence; la gloire même m'importune. Ce n'est qu'à vos pieds qu'elle me deviendra chere, & alors il me semblera que je n'en ai point assez acquis pour vous mériter. O Stéphanie! ... Stéphanie, un mot, un seul mot de vous, & je quitte l'Espagne: ce mot est ma vie; ne me le refusez pas.... Que dis-je? aurai-je la force de l'attendre? je ne suis point à moi; je ne puis rien promette. Le verrai-je éclore enfin ce jour, ce beau jour, où, chargé de vote destinée, je mettrai mes soins étemnels à la rendre aussi fortunée, qu'elle a été malheureuse? O qu'il doit étre aimé du Ciel, qu'il doit être vain & superbe, le mortel favorisé auquel il confiera le bonheur de Stéphanie! Les alarmes n'approcheront donc plus de cette ame faite pour l'amour, l'héroisme & la vertu: des pleurs de joie brilleront seuls dans ses yeux enchanteurs, si long-tems voilés par les chagrins, & s'il lui échappe des soupirs.... Le délire où je suis m'emporte plus loin que je ne veux.... Mais, Stéphanie, Stéphanie, gardez-vous de m'accuser. Plaignez-moi plutôt; plaignez-moi d'avoir renfermé, dans ce moment, la moitié des transports qui m'agitent .... je ne sais où je suis. Un nuage me dérobe vos devoirs, mes obligations, & ne me laisse voir, ne me laisse sentir, que mon amour ... dont tout justifie enfin l'enchantement, les vœux, le trouble & l'idolâtrie. LETTRE CIe. & Derniere. De la Marquise n Norsey, à Dona Almanza. A trois heures après minuit. Je l'ai toujours dit, à la longue, le Ciel est juste! Ah! Madame, de quel spectacle ravissant j'ai été témoin! des têtes perdues, des amans enivrés, des époux réunis, un frere, une amie transportés.... du trouble, des soupirs, des larmes, le délire du bonheur! ... Personne que moi n'est en état de vous écrire.... N'attendez cependant ni raisons, ni détails; je suis trop enchantée pour avoir le sens commun. Votre cœur y suppléera. C'est depuis ce matin que nous extravaguons de joie, & rien ne me paroît plus raisonnable. Tant qu'a duré cette maudite guerre, Clarence & moi ne quittions presque point la retraite où Stéphanie & Milédy Rosemont ne recevoient que nous. L'une y étoit tremblante pour l'amant le plus adoré, & le pere le plus chéri; l'autre frémissoit des dangers de son époux, & des torts de sa coupable fille: toutes deux cherchoient en vain à contraindre leur douleur, & à s'offrir de mutuelles consolations. Stéphanie reçoit une lettre divine, cela va sans dire, car elle est de son amant. Vous voyez d'ici son saisissement, son trouble, & sur-tout en apprenant que Félici n'est plus. Sa fin déplorable la touche, & moi qui n'avois garde de regretter ce monstre-là, je ne savois trop comment faire pour renfermer, devant elle, toute ma satisfaction. Quelques jours s'écoulent; &, malgré sa tristesse, je ne sais pas trop comment il arrivoit qu'elle devenoit, à vue d'œil, plus fraîche, plus charmante, plus céleste que jamais. N'osant donc point la féliciter sur l'événement dont elle ne vouloit pas absolument que je fusse ravie, il falloit bien, pour la distraire, que je lui parlasse de Fernand. Alors elle rougissoit, s'embellissoit encore, relisoit sa lettre, m'embrassoit & me conjuroit de l'épargner. Je m'obstinois à poursuivre. Nous entendons du bruit, la porte s'ouvre, on annonce: Milord Rosemont paroît! Je ne me sens pas la force de vous peindre tout le pathétique de cette entrevue. Vous devinerez, sans que je m'en mêle, que la fille, que l'épouse se précipitent dans le sein de Rosemont: mais Dom Lope seul l'accompagne. Seul! on s'inquiéteroit à moins .... Aussi notre aimable Stéphanie ne tarda t-elle pas à trembler. Elle craint .... que sais-je, moi? .... tout ce que craint l'amour, quand il est extrême. Elle pâlit, elle hésite, elle semble nous demander à tous l'objet attendu par son cœur. Desirant pouvoir la préparer à la vue la plus chere, Milord avoit exigé que Ximenès n'entrât que quelques instans après lui. Vains projets!... L'émotion de Stéphanie lui arrache le nom qu'elle adore! ... A ce nom, il s'écrie, il s'élance, l'amour ne consulte plus rien: Fernand tombe à ses genoux... & puis la voilà qui ne peut plus suffire à ce qu'elle éprouve; elle perd l'usage de ses sens. De l'ivresse, il passe aux alarmes. Bientôt la voix de son amant, cette voix, si puissante sur son cœur, la rappelle à la vie. Tous deux se regardent avec une expression! ...qui ne peut se decrire. Nous les embrassions l'un & l'autre, sans qu'ils s'en doutassent. Rosemont, avec l'attendrissement le plus vif, prend la main de sa fille, celle de Fernand, & les unit. Que son embarras étoit enchanteur! qu'elle étoit belle! la pudeur la disputoit encore à l'amour; il triomphe! Fernand la serre dans ses bras, avec des transports auxquels enfin elle s'abandonne. Tous deux se jettent aux pieds de Milord. Quels pleurs délicieux j'ai vu couler! Milédi n'étoit plus à elle; Clarence ne pouvoit respirer, moi je faisois des cris de joie. Dom Lope, quoiqu'il parût prendre la part la plus sincere à leur bonheur, n'en soupiroit pas moins. En cas que cet héroïque ami soit un amant malheureux, je me charge de l'égayer. J'avois fait avertir Rosenne: il accourt, & Clarence, hors d'elle-même, lui permet le plus doux espoir. Fernand & Stéphanie, tant que la journée a duré, n'ont apperçu qu'eux, quoiqu'ils fussent sans cesse au milieu de nous. même ivresse, plus timide de la part de Stéphanie, plus emportée, moins contrainte de celle de son amant; mais également vraie, également tendre & touchante.... Personne ici ne dormira de long-tems, pas même la fidelle Augustine, dont c'est le grand plaisir. Elle étoit comme le jour où elle a retrouvé sa belle maitresse... On ne m'avoit point dit assez combien est charmant le jeune héros qu'adore Stéphanie. Il a l'air, le port, la démarche d'un Dieu, & je ne lui crois pas les défauts d'un homme. Rien de si majestueux que sa taille, de si parfait que ses traits: tenez, je me crois la seule femme à qui son regard ne causera point un trouble dangereux. Tous ses mouvemens ont quelque chose de si tendre, de si passionné! Il se met à genoux avec tant de grace & d'abandon!... Quand il parle, quand il se tait, quand il regarde... même quand ses yeux se remplissent de larmes ... tout en lui respire la séduction, & vraiment il n'y avoit que Stéphanie, au monde, qui fût digne d'en être aimée. Demain, quelle félicité! ils se leveront pour se voir; chaque jour amenera celui de leur bonheur; jusqu'au sommeil, ne servira qu'à leur en offrir l'image. Oh! je le jure, je resterai libre le reste de ma vie. Il n'y a que leur amour qui puisse me paroître préférable à l'indépendance, & cet amour-là est unique comme eux. Quelle douce chaîne ils vont serrer, dès que ces maudites bienséances le permettront! alors, nous volerons tous vers vous. Ils brûlent de vous revoir, & moi, Madame, de vous connoître. Les caresses, la présence d'un époux, la félicité de ce qui lui est cher, adoucissent le coup qu'a porté à Milédi l'état affreux de son exécrable & malheureuse fille. J'éloigne cette idée; ce jour n'en doit offrir que de riantes. Ceux qui lui succéderont, & jusqu'à l'attente du plus charmant de tous, me causent un ravissement! ... Pardonnez-moi le désordre de ma lettre.... celui dont je viens de jouir, avoit quelque chose de magique.... Il m'a gagnée. Mon frere aussi, mon frere & Clarence seront heureux. Ah! Madame, combien je vais l'être! Dom Almanza, comme de raison, est de moitié dans toutes les assurances dont mon cœur ne se borne pas à être l'interprete. Nota. Au terme où Fernand & Stéphanie purent s'unir, ils retournerent tous en Espagne, où se célébrerent les noces des deux amans, ainsi que celles de Clarence & de Rosenne. Madame -de Norsey les accompagna, & fut témoin d'un bonheur d'autant plus vif, qu'il avoit été acheté par plus de peines. Chaque jour ne fit qu'y ajouter de nouveaux charmes. Fin de la troisieme & derniere Pantie. De l'Imprimerie de la Veuve Thieoust, Imprimeur du Roi, place Cambrai. [* On ne sait pourquoi, dans l'occasion dont il s'agit, cette sorte de procédure, la plus lente de toutes, fut si précipitée. On n'en pourroit point eiter un autre exemple.] [* Quoique, par les loix de l'Inquisition, les Rois même ne pussent faire grace à ceux qu'elle avoit condamnés, Ferdinand le Catholique & Isabelle, qui la reçurent (ils régnoient alors), se réserverent cependant le droit de l'adoucir; & c'est leur seule excuse. Qu'objecter d'ailleurs à un fait? La révolte des Espagnols, dans cette circonstance, n'est pas moins certaine, & est vraisemblable. L'Inquisition étoit parmi eux, comme par-tout ailleurs, l'objet du mépris & de l'aversion des Grands & du Peuple. Plusieurs Rois d'Arragon avoient tenté vainement de l'établir; & elle ne le fut solidement en Espagne, que vers la fin du regne où tout ceci s'est passé.] [* Le Cardinal Ximenès, premier Ministre d'Espagne, ne descendoit point de la maison royale de Ximenès: sa naissance, dont je parlerai, étoit commune; son mérite supérieur lui en tint lieu, & le fit parvenir à to [(1) Fernand étoit trop attaché au Roi Catholique, pour mettre en doute ses regrets, en voyant les suites horribles de l'entrée du Tribunal qu'il avoit souffert dans ses Etats.] [(1) Il y a ici une lacune de quelques Lettres, qu'il n'a pas été possible de retrouver.] [(1) Je parle d'autrefois. (2) Les François de ce tems-là se prisoient trop, pour être des copies. Cette empreinte originale & précieuse, que chaque jour ils s'efforcent de perdre, n'avoit point fait place à mille singeries étrangeres, dont ils s'avisent sans cesse, au-lieu de perfectionner ce qu'ils ont reçu de la nature. (3) Cette galanterie, un peu loin de nous, étoit pourtant bien aimable.] [(1) Cette Lettre ne s'est point trouvée parmi celles contenues dans ce recueil.] [(1) On doit se souvenir que le Marquis de Céléria a vu aux eaux Milord Rosemont. On a dit qu'il aime les Anglois: il est assez simple qu'on parle chez lui d'un des plus remarquables, à tous égards] Dans ce siecle-ci, Madame de Norsey auroit eu de l'humeur contre plus d'un François. Charles VIII régnoit alors en France, par la mort de Louis XI. On se souviendra que le Cardinal Ximenès, parent de Félici, ne l'étoit point de Dom Fernand Ximenès. Cette réponse se verra dans la suite de ce recueil. * Cette hardiesse étoit déja extrême; mais, depuis, l'autorité de l'Inquisition a été telle, qu'il n'y a eu personne, dans les Etats du Roi Catholique, qui n'ait tremblé au seul nom de ce Tribunal. Nomme-t-il un désagrément, la honte du jour où Ximenès l'appella en duel? Albohacen, dix-neuvieme Roi Maure, ce la maison des Almahares. Profitant des occupations du Roi de Castille, & de la négligence du Gouverneur de Zaphara, forteresse considérable, Albohacen l'enleva aux Espagnola; & ce fut cette premiere hostilité des Maures, qui entraîna leur chûte entiere. Il est presque impossible de se soustraire aux poursuites de l'Inquisition, sur-tout en Espagne, où elle est plus sévere plus exacte que par-tout ailleurs. L'Hermandad se met à la suite des malheureux qu'elle réclame, avec une opiniâtreté à qui rien n'échappe. Jean de Torquemada, de l'Ordre des Dominicains, étoit Confesseur de la Reine Isabelle: ce fut lui la porta, ainsi que Ferdinand, à établir l'Inquisistion dans tous le Etats qui dépendoient des deux couronnes d'Arragon & de Castille. Il en fut récompensé par la Cour de Rome qui le fit, dans la suite, Cardinal. *Elles sont quatre à cette Cour: on les appelle Camérieres. Ces quatre premîeres places ne sont occupées que par des Grandes d'Espagne. *C'est un des griefs soumis au jugement de ce Tribunal, que de sauver ceux qu'il retient; l'on porte, sur cela, les choses si loin, que fût-ce un frere, un pere, un mari ou une femme, on est soi-même alors exposé à toutes les rigueurs de l'Inquisition. On sait que c'est Félici qui a brisé ses chaînes, de quelle maniere il l'a fait. *Je le répete encore: Ferdinand Isabelle venoient d'établir l'Inquisition dans leurs Etats; elle n'y étoit pas affermie, ou ne l'étoit que par eux: ainsi, l'on ne doit pas s'étonner de ce qu'ils en furent plus maîtres que leurs successeurs. Depuis, elle fit de si grands progrès, que les Rois mêmes, s'ils avoient entrepris de choquer son pouvoir, ne l'auroient pas fait impunément. Ce qu'elle osa contre la mémoire de Charles-Quint, en est la preuve. La ville de Zahara fut surprise, par les Maures, aux Espagnols, qui, par représailles, leur enlevereut la forte place d'Alhama: cette place, très-importante pour eux, étoit une des portes du royaume de Grenade. Cette derniere lettre de Clarence, dont Stéphanie parle, n'est point non plus dans le recucil. On voudra bien se souvenir, que Ramire fut chargé secrettement, par Félici, du traité qui réunit, à la Couronne Espagnole, les Comtés de ..... -- Crdaivne. On doit connoître assez l'ame de Florizene, pour ne point douter de la fausseté insidieuse de cette assurance: il n'y a peut-être que ce moyen d'empêcher qu'Eléonore ne lui échappe; elle l'emploie. de tous nos projets, l'imbécille admiration de la Cour, celle enfin de Madame de Céléria, autorisée même par Isabelle, quoi! Ferdinand, surnommé le Catholique. Ce qu'un homme du caractere de Félici appelle injustice, est, à coup sûr, le contraire. On sait que cette autre personne est Eléonore, assez proche parente de Félici. Cet ordre est énoncé dans la premiere lettre qu'on a déja vue, de Félici, au même Alvarès; &, pour nepas rendre suspect son confident, il lui recommande de le faire exécuter par d'autres que lui. Quel plus bel éloge de Fernand, que cet aveu! Ce Boabdil, surnommé le petit Roi, fut élu, au préjudice d'Albohacen, son pere, par le gros de la nation; mais Malaga, plusieurs autres villes, garderent à Albohacen une fidélité courageuse. Fernandès de Cordoue, gouverneur de Lucena, étoit un des plus vaillans hommes de son siecle. Cette action mémorable a été attribuée, par plusieurs Historiens, au Comte de Cabra. On voit clairement qu'ils se sont trompés. Il n'y a de très-exact que l'histoire secrete, où j'ai puisé tout ceci. *Boabdil, dont on a vu la défaite. Albohacen, son pere, le redemanda, mais avec des propositions si déraisonnables si fieres, qu'elles furent rejettées avec indignation. Le Conseil de Castille ayant cependant balancé les raisons de part d'autre, la politique de la Reine Isabelle, du Cardinal Ximenès, du Marquis de Cadix, du Comte Félici, fut plus pénétrante plus déliée que celle du parti contraire: ils prévirent que la liberté de Boabdil seroit un présent fatal, qui les feroit périr par leurs propres armes; elle leur fut accordée. Fernand, trompé par le nom de Sidley, ainsi que par les manœuvres de Florizene, croyoit Milord Rosemont son rival, son rival aimé. On a vu Fernand enlever Sidley aux flammes, &, par conséquent, arracher à la mort Stéphanie expirante du danger de son pere. La reconnoissance de Rosemont avoit pour objet sa fille plus que lui-même; Fernand, jaloux de Rosemont, devoit s'en indigner. C'est cette même lettre, qu'en présence de Donà Almanza, Florizene a montrée à Madame de Céléria. On a vu, dans la lettre de Florizene à Félici, que ce sont des lettres qui le perdroient. Il y a ici une lacune de quelques lettres. Cette lettre est celle que Fernand écrivit à Dom Almanza, avant de partir pour l'armée. On a vu que Florizene l'avoit surprise, envoyée à Eléonore. Céléria permit à Stéphanie, de confier à Clarence le secret de son sentiment pour Milord Rosemont. Il l'étoit, près de Rosemont, par les soins de Félici. On voudra peut-être bien se rappeller que les amis d'Alvarès étoient les exécuteurs de l'ordre de ce Ministre artificieux. Une lettre de Stéphanie rend compte à Clareuce de cette scene si cruelle. *Cette Lettre est celle dont Félici parle à Alvarès dans la premiere des siennes, qu'on a annoncée devoir se trouver dans la suite du recueil. *On doit se souvenir que Félici, quoiqu'il connût l'origine de Milord Rosemont, feignoit alors de l'ignorer, pour lui paroître plus généreux. *Cette adroite insinuation étoit nécessaire, puisque déja il soupçonnoit son penchant pour Ximenès. *Ce billet à Eléonore, ne s'est point trouvé. On se souviendra de la lâcheté dont Félici fit preuve, lorsqu'il fut appellé en duel par Dom Fernand; voilà ce qu'il appelle une insulte. Cet intermédiaire étoit le Cardinal, premier Ministre, son bienfaiteur son parent proche Cette Lettre de Stéphanie à son pere, est encore une de celles qu'on n'a pu retrouver. C'est cette lettre qu'on a déja lue, que l'Editeur a cru devoir placer dans l'ordre où elle se trouve dans cet Ouvrage. Stéphanie avoit prévu (elle l'a dit) qu'elle arriveroit avant sa lettre à Milédi Rosemont. Clarence se trompoit: ce Tribunal ne fut point aboli; mais elle étoit dans l'âge heureux, où l'on ne doute que du mal. NOTE DE L'ÉDItEUR. Queques mois s'écoulerent dans cette même position des deux amans. Pendant cet intervalle, les Espagnols entreprirent le siege de Grenade, & la prise de cette place acheva la perte des Maures. Milord Rosemont y donna de nouvelles preuves de valeur & d'habileté. Fernand, sous les yeux de son Maître & de la Reine Isabelle, animé encore par l'amour, y fit de nouveaux prodiges. L'on peut même ajouter que le renversement de cet Empire, défendu par une nation brave & réduite au désespoir, fut l'ouvrage de ce jeune Héros. Son seul exemple fit renaître l'ancienne valeur des Espagnols: sa présence sembloit multiplier leurs forces, redoubler leur courage; & la gloire qu'ils s'acquirent dans cette grande expédition, lui seroit attribuée, si d'autres Historiens que moi avoient lu les Mémoires secrets qui m'ont été communiqués. Malgré la joie des triomphes de Fernand, on juge des alarmes de celle dont il est adoré: ses vœux se partageoient entre son amant & son pere. Milédi Rosemont, livrée aux mêmes craintes & au mêmes sentimens pour son époux, se retira, tant que dura cette guerre, dans la retraite qu'habitoit Stéphanie. Cette campagne fut terminée en moins de trois mois. L'on a supprimé les Lettres qu'elles écrivirent alors: elles ne contiennent que des détails, qui, répétant des situations qu'on a déja vues, n'auroient pu que foiblement intéresser.