Le Roi Guiot, histoire nouvelle, Tirée d'un vieux manuscrit poudreux et vermoulu. INTRODUCTION. Il était une fois un roi. Ce roi se nommait Guiot; et son royaume, qui a changé de nom depuis long-temps, a déja donné bien de la tablature à des géographes érudits et à de graves commentateurs, qui ont fini par ne plus le retrouver, après l'avoir vu là où il n'a jamais existé. On disait du temps du roi Guiot, qu'il en avait été à-peu-près de même du royaume de Priam; et que les ruines de Troie, sa capitale, avaient disparu devant les premiers observateurs, qui sont allés les reconnaître, pour paraître ensuite aux yeux des curieux d'un temps moins reculé. C'est ainsi que, postérieurement à ces époques, l'Atlantide de Platon, cherchée pendant si long-temps et avec si peu de succès, s'est, enfin, trouvée être une île merveilleuse au milieu du continent . Quoiqu'il en soit, il est indubitable que le roi Guiot fut autre fois un personnage fameux sur la terre : car on a lu dans une inscription, écrite dans un français élégant, avant qu'il у eût des français au monde ; on a lu , dis-je, ces paroles remarquables : Guiot n'a-t-il pas existé ? Mais, me dira-t-on, cela dénote une existence bien problématique, loin d'annoncer que ce Guiot ait été un roi, et de plus, un roi puissant. D'accord; mais une foule de savans a prouvé que ce n'était là que des vétilles, auxquelles il ne valait pas la peine de s'arrêter. Personne, à la vérité, ne comprit ces savans ; ce qui était fort inutile : mais tout le monde les crut; c'est tout ce qu'il fallait. Longtemps, après,'un des serviteurs, ensuite ministre de la divinité du pays, lequel serviteur, voyant qu'il n'y avait plus rien à faire avec le ciel, voulait tirer quelque parti de la terre, écrivit l'histoire du roi Guiot , telle que je vais la donner. On me permettra toutefois, en ma qualité de traducteur, d'y ajouter de temps en temps une de mes réflexions. Un moine du douzième siècle traduisit cette histoire en roman. J'ai fait ma traduction sur la sienne, qui me tomba entre les mains par une aventure rien moins que plaisante pour moi, et qu'il importe peu au public de connaître : ainsi je la saute pour commencer. LE ROI GUIOT. CHAPITRE PREMIER. Tremblement de terre, éclipse de soleil, comète. L'an du monde quatre cent soixante-neuf mille neuf cent quatre-vingt-quatre , sept mois, sept jours, sept heures , trois minutes, trois secondes, trois tierces, il se fit un grand tremblement de terre, que tous les peuples en général regardèrent comme un présage de quelque grand événement qui les intéressait, et dont chaque peuple en particulier fit l'application à sa manière; ainsi qu'il s'est toujours pratiqué. Les Paquans, nation jadis fameuse dans l'histoire, et dont plusieurs individus sont encore répandus chez les nations modernes, quoiqu'aujourd'hui l'on ignore d'où ils sont venus, allèrent aussi-tôt consulter un oracle qui prédisait à merveille et intelligiblement les choses passées, et annonçait les futures avec une inintelligibilité qui leur assurait la croyance et le respect d'un peuple éclairé. Il savait également révéler à dessein des projets, dont une manifestation extraordinaire importait aux auteurs, pour en obtenir un succès heureux. La réponse de l'oracle fut, comme la vie des financiers, courte et bonne. Naissance pélérinage , peu de chose , rien: voilà les seules paroles qu'on put lui arracher. Les jeunes femmes et les filles crurent que le premier point les concernait. Elles vaquèrent de bon cœur à ce qui, dans neuf mois de-là, devait donner des naissances à foison. Les vieilles, qui n'auraient pas été écoutées, si la fantaisie leur fût venue de remplir le même devoir, se chargèrent du second point; et l'on abandonna les deux autres au cours des événemens. Plus tard on verra si l'oracle fut compris. Le collège pontifical ne manqua pas d'observer que le tremblement de terre était en effet arrivé exprès, pour annoncer un grand événement aux Paquans. Ils se trouvaient alors les seuls qui fussent précisément dans l'an quatre cent soixante-neuf mille neuf cent quatre-vingt-quatre, sept mois, sept jours, sept heures, trois minutes, trois secondes et trois tierces. Les prêtres firent judicieusement remarquer que ces derniers nombres sept et trois, répétés chacun trois fois, annonçaient possiblement les desseins de Dieu sur le peuple paquant, qui aima mieux en croire les prêtres que de vérifier si le tremblement de terre avait commencé aux minutes, secondes et tierces indiquées : vérification d'ailleurs assez difficile à faire, dans un temps où l'on n'avait point de pendules, et où toute la gnomonique se réduisait à mesurer l'ombre des tours avec des perches à houblon. Au reste, les Paquans avaient la réputation d'être, de tous les peuples de la terre, celui qui sût le plus exactement quelle heure il était, sans se tromper jamais d'un iota Pour en revenir aux nombres sept et trois, on fit attention aussi nombres étaient de ceux que l'on appellait sacrés , et pour lesquels la nature a une juste prédilection : témoins les sept planètes, les sept jours de la semaine , les trois hypostases de la Divinité, les trois règnes et l'axiome omne trinum perfectum. Quelque temps après le tremblement de terre, il se fit une éclipse de soleil, dans la pleine lune, suivant les premières tables astronomiques du pays, gravées seulement dans les têtes des Paquans, et dans la nouvelle lune selon d'autres tables castigatae editionis . Si cette éclipse fut totale ou partielle, c'est ce qu'il nous importe peu de savoir : il suffira, peut-être, de dire qu'il fit très-noir, et que l'obscurité du temps se joignant à celle des esprits, il n'en résulta rien de trop clair. On eut encore recours à l'oracle, qui donna la même réponse, naissance , pélérinage , peu de chose , rien . Voilà donc de nouveau les jeunes femmes et les filles qui se font montrer à l'envi. la feuille à l'envers ; et les vieilles qui courent les chapelles et les pagodes du Paquantois; mais le tout par pure dévotion, et pour obéir à l'oracle scrupuleusement. Il était écrit chez le destin , dans un livre inextricable , que cette année présagerait à la terre les événemens les plus surprenans. A peine les Paquans avaient consulté le ciel sur l'éclipse de soleil; à peine les Paquantes étaient de retour, les jeunes du bosquet, les vieilles de la pagode, qu'il apparut une comète, dont la queue menaçante était tournée vers la capitale du Paquantois. C'était bien là le cas de recourir à l'oracle; mais la consternation, que cette comète avait jetée dans tout l'empire, fesait craindre une réponse qui n'apprit que des malheurs. On alla premièrement consulter les astronomes, dont l'opinion la plus claire fut si le soleil ne fesait pas son déjeûner de cette comète, elle ferait de nous son souper . Les Paquans, peu sensibles à l'honneur de servir de potage à une étoile à queue; sortirent assez mécontens de l'opinion des astronomes, qu'ils n'ont plus consultés depuis. Enfin ils retournèrent à l'oracle, qui leur répondit; naissance , pélerinage, peu de chose, rien. Les jeunes femmes et les filles avaient toujours bien la volonté d'obéir à l'ordre céleste, comme les premières fois; mais du côté des hommes, il fallait autre chose que de la bonne volonté, et cette autre chose se trouvait épuisée par les deux réponses précédentes. Les vieilles avaient, d'ailleurs, gagné des calus, des durillons, des empoules et des cors aux pieds, en fesant leurs pélerinages. Soit donc que la piété se fut refroidie, ce qui est fort naturel; soit que la nation devint plus éclairée, ce qui est plus naturel encore ; on laissa tout uniment au temps le soin d'accomplir ce que l'oracle avait prédit. Il y eut même de ces gens qui font les entendus, qui dirent hautement que l'oracle n'avait pas le sens commun; qu'il était indigne du ciel de débiter de tels fagots, et que, selon toute apparence, les tremblemens de terre, les éclipses do soleil et les étoiles à queue, n'entraient pas plus pour quelque chose dans les affaires du peuple paquant, que les croissans de la lune ne figurent les cornes des maris. Dans un instant cette opinion prévalut. Le peuple, toujours extrême dans ce qu'il fait, voulait d'abord jeter l oracle à l'eau, et mettre tous les prêtres en hachis. Quelques personnes plus prudentes lui firent entendre avec peine, qu'un hachis de prêtres serait un ragoût détestable, et qu'un oracle dans la rivière serait une viande trop creuse pour des brochets, quoique des hommes eussent eu s'en contenter; que de plus, à cet égard, il valait mieux attendre tout de la raison et du temps. Tout rentra dans l'ordre. Les hommes oublièrent les événemens physiques et les sots oracles-les jeunes femmes et les filles attendirent, plus ou moins patiemment, que l'autre chose se joignît chez les hommes à la bonne volonté ; les vieilles allèrent se couper les cors aux pieds. Au reste, voilà le peuple trompé, il adore ceux qui le trompent; détrompé, il les massacre. Avis à plus d'un lecteur. CHAPITRE II. Grossesse et désirs de la reine des Paquans; assemblée des matrones et des devins; triomphe des prêtres. En ce temps la reine des Paquans devint enceinte des œuvres du roi, son mari. La chronique scandaleuse de la cour laissa à douter, s'il avait été aidé dans ses opérations génératrices, ou s'il les avait conduites seul heureusement à leur fin. C'était une bonne pâte de roi, un de ces bons humains dont on ne parle plus. Aussi l'histoire ne nous a transmis ni son nom, ni celui de la reine sa femme, qui , soit dit en passant et sans offenser son ame débonnaire, menait un peu par le nez son royal époux. Bonne ou non, la voilà toujours enceinte , et peu importe au fond des œuvres de qui elle le soit. Elle aimait ses aises, et se les procurait. Alors, chez les Paquans, on disait d'une femme, au bonheur de laquelle il ne manquait rien, qu'elle était heureuse comme une reine. Cette expression a, dans la suite, un peu perdue de sa justesse. Mais a-t-on jamais pu dire avec raison , heureux comme un roi . Ordinairement les femmes ont dans leurs grossesses, des caprices et des fantaisies; la reine des Paquans était très femme de ce côté-là. Son premier désir fut d'avoir le grand éléphant blanc de Siam. Le roi, son mari, eut beau lui représenter qu'il y avait trop loin du Paquantois aux indes, et que le grand éléphant blanc étant un animal sacré, il n'y avait aucun espoir que les prêtres le laissassent jamais aller hors du pays. La reine, sa femme insista, et le bon roi, qui ne voulait pas que sa progéniture vint au monde avec un nez en trompe d'éléphant, envoya des ambassadeurs à Siam pour demander le grand éléphant blanc. Les ambassadeurs n'étaient pas encore hors du royaume, lorsqu'on vint dire au roi des Paquans que la reine sa femme ne voulait plus avoir le grand éléphant blanc, et qu'elle se sentait attaquée de vapeurs hystériques et spasmodiques dès qu'on lui en parlait; mais qu'elle mourait d'envie de voir le bœuf Apis, et qu'il fallait au plus vite envoyer à Memphis le chercher. Quoique ce nouveau désir de madame la reine contrariat un peu le roi son mari, néanmoins, comme il était né bon diable, il en passa partout où l'on voulut. Il fit courir après les ambassadeurs partis pour les indes, en leur envoyant l'ordre de se rendre en hâte à Memphis. Car, après tout, il valait mieux faire demander le bœuf Apis, que de voir un jour l'héritier présomptif de la couronne coëffé comme un taureau. Toutefois les courtisans observèrent que cette coëffure n'était pas fort étrangère dans les cours; que même dans certaines cours, il serait ridicule à un mari de paraître coëffé autrement. Le roi trouva qu'ils avaient raison, et n'en persista pas moins dans la résolution de satisfaire les désirs de la reine sa femme. Mais il en fut du bœuf Apis comme du grand éléphant blanc : la reine y renonça, par bonheur pour les ambassadeurs ; car le peuple de Memphis, prévenu de leur mission, formait déja le projet de les écharper. La reine désira ainsi successivement le chien Anubis, le serpent Python, l'âne de Balaam et le bouc Hazazel. Enfin, le dernier désir de la reine, et le plus raisonnable , fut de passer seulement une petite demie heure, au clair de la lune, sous un berceau de myrthes et d'orangers, avec un officier des gardes, jeune homme, grand, bien fait, d'une figure noble; lequel joignait tous les avantages de l'esprit aux graces du corps. Malgré la sage complaisance du roi, il pouvait très-bien arriver, qu'il ne prît pas à l'accomplissement de ce désir, tout l'intérêt et toute la part qu'il avait semblé prendre à celui des désirs précédens. En effet, tous les fraix de ceux-ci tombaient, avec justice, sur le trésor de l'état, tandis que le front du roi en personne auroit supporté la plus grande partie des frais du dernier désir. Quelquefois aussi on est peu jaloux d'avoir un enfant avec un nez en trompe d'éléphant, des cornes de taureau, des oreilles de chien, une langue de serpent, un corps de baudet et des pieds de chèvre ; mais on n'est jamais fâché qu'il soit grand, bien fait, d'une figure noble avec tous les agrémens de l'esprit. Voilà pourtant ce qui arrivait, si le roi ne condescendait pas au dernier désir de la reine sa femme. Au reste on ne sait pas trop si elle satisfit ce désir ou non : il est simplement de fait que , s'il eut des suites, elle ne s'en vanta pas, ni l'officier, qui était un homme d'honneur. La paix conjugale n'en fut pas altérée; et plût au ciel! que toutes les femmes se contentassent, une seule fois dans leur vie, de passer une petite demie heure, tête à tète, avec un joli cavalier. Combien de maris conclueraient avec leurs femmes ce marché avec plaisir ! Quoique la reine des Paquans approchât du terme de sa grossesse, le roi, son mari, n'y pouvait plus tenir d'impatience de savoir, si l'enfant dont elle accoucherait, serait mâle ou femelle, et s'il naîtrait sous une heureuse constellation. Le bon roi était crédule : c'est le fort des ames faibles. On assembla, par ses ordres, toutes les matrones et tous les diseurs de bonne aventure du pays. Ceux-ci prédirent nettement que l'enfant qui naîtrait, serait la splendeur et l'amour de la terre ; et celles-là assurèrent que la reine accoucherait infailliblement d'une fille, parce que l'enfant ne jouait pas aux barres dans son sein, et qu'elle n'avait jamais eu de couleurs. Le roi fit la grimace à cette dernière nouvelle; mais il se consola en pensant que sa fille serait jolie , et qu'elle ferait tourner tontes les têtes du couchant à l'orient. Les prêtres, qui gardaient encore sur le cœur le hachis qu'on avait voulu faire de leurs personnes, cherchaient tous les moyens de reprendre sur le peuple leur ancienne autorité. La grossesse de la reine leur en fournit heureusement l'occasion. Il n'est rien que les prêtres ne sachent faire tourner à leur profit. Ils publièrent aussi tôt que cette grossesse était la naissance prédite par l'oracle; que le grand tremblement de terre, l'éclipse de soleil et l'étoile à queue n'avaient jamais pu annoncer qu'un enfant, qui ferait un jour trembler l'univers, qui éclipserait la gloire des plus grands potentats ; qui laisserait après lui une traînée de lumière, dont les nations seraient encore éblouies dans la postérité la plus reculée. Cette explication était trop analogue aux idées modestes des princes, pour que le judicieux roi des Paquans ne l'adoptât pas avec avidité. Les courtisans, pour lui ôter jusqu'au moindre sujet de doute, s'il en eut pu avoir, lui firent observer de nouveau que le tremblement de terre s'était visiblement opéré pour les Paquans , puisque les nombres sept et trois, trois fois répétés, en donnaient une démonstration rigoureuse ; que l'éclipse de soleil ne devait avoir été nulle part aussi parfaite que dans le Paquantois, puisque ce jour-là à la cour on avait allumé des bougies en plein midi; en la queue de la comète avait sa direction exactement vers la ville capitale des Paquans. Le roi jugea qu'à de telles raisons il n'y avait pas de replique : la reine, sa femme, voulut bien être de son avis : les courtisans s'applaudirent de leur sagacité intéressée; les prêtres en firent un article de foi et le peuple, auquel il restait encore un petit bout de chaîne, rentra dans son esclavage sacré. Un mécroyant voulut raisonner : la gent sacerdotale l'excommunia charitablement, et la multitude le lapida, pour lui prouver, qu'avoir raison contre tout, c'est avoir tort. Il n'est pas hors de propos de marquer ici, que la gent sacerdotale fut, dans tous les temps, composée de deux espèces d'hommes également dangereuses, de fourbes et d'ignorans. CHAPITRE III. Naissance du roi Guiot; ses trois nourrices Comme la reine des Paquans était en règle dans tout ce qu'elle fesait, elle accoucha, précisément au bout de neuf mois, d'un gros garçon, qui vint au monde avec deux dents molaires et deux incisives : d'où l'on conjectura qu'il serait, comme son père, un gaillard de bon appétit. Le bon roi, dans la joye de cette naissance, pardonna de tout son cour aux matrones, leur ignorance à juger de quel sexe les enfans seront. Il fit de riches présens aux prêtres qui avaient prédit qu'il naîtrait un enfant, et assembla son conseil d'état, pour donner un nom heureux au nouveau né. Les conseillers arrivèrent à la salle d'assemblée, en cérémonie, vêtus de grandes robes qui remplissaient dignement leurs places. Ils commencèrent par ne rien dire, continuèrent par ne pas s'entendre , et finirent par adopter l'avis du premier qui en proposa un. Cet avis fut de donner au jeune prince le nom de Guiot. Le roi, la famille royale, les dames et les cavaliers, présens à la délibération, trouvèrent ce nom d'un grand sens : les conseillers en reçurent compliment, et le jeune prince fut appellé Guiot. Aussitôt le cri de vive Guiot se répand dans la capitale, et les bouches de tous les Paquans le font voler jusqu'aux extrémités du royaume. Rien ne fut joli alors, si le nom de Guiot n'y entrait. Les femmes se coëffèrent à la guiotière : l'académie royale donna le nom de guiotades à toutes les fines pointes d'esprit; et un jour le prince ayant sâli le haut-de-chausse du roi, son père, les courtisans portèrent à l'instant des habits de couleur cacaguiot . La reine était une femme dans le force de l'âge, d'une constitution vigoureuse, d'un tempérament sain. Elle jouissait de l'embonpoint qui convient une personne bien portante : sa gorge soulevait honnêtement un grand fichu de gaze, que le roi, son mari, entr'ouvrait quelquefois avec plaisir : sein annonçait alors, par sa fermeté, son sa blancheur et sa protubérance, un lait copieux et nutritif : mais ce lait ne fut pas pour le nouveau né. Par faute d'instrument pour le tirer, la reine, pendant les premiers jours, le fit sucer par une de ses femmes, et n'en eut bientôt plus. j'ai observé plus haut qu'elle aimait beaucoup ses aises: elle n'était pas moins portée aux plaisirs de l'acte générateur ; mais elle ne pouvait pas nourir d'enfans sans des maux d'estomach à mourir, ni les entendre pleurer sans des migraines affreuses, qui fendaient le cœur compatissant du roi, son mari. Le prince Guiot fut donc mis à nourrice. Sa première nourrice était une brune piquante, âgée de dix-huit à dix-neuf ans ,. qui ne devait pas son lait à une fécondité prématurée, et n'avait jamais laissé, entr'ouvrir son fichu de gaze à quelque jeune éveillé. En cela le choix n'avait pas été mal fait. C'était alors l'usage au pays des Paquans de prendre des filles vierges pour nourrices. On ne fesait pas attention que la nature n'a pas donné des tetons aux femmes, pour allaiter avant d'être mères, ou pour se les faire sucer par des femmes de chambre qui n'ont pas besoin de lait. Au reste, les précautions prises pour assurer à l'altesse paquante une boisson pure , mais autre que celle que la nature lui avait préparée dans le sein maternel, ne la mirent pas à l'abri des dangers dont on voulait la sauver. Sa nourice, dont le cœur d'accord avec les sens, n'attendait, pour s'enflammer, qu'un objet qui fit impression sur lui, s'amouracha d'un jeune garde-du-corps. La surveillance étroite qui la retenait, ne servit qu'à donner à sa passion un dégré plus violent. Son sang, échauffé par les désirs, communiqua à son lait une acreté brûlante qui, dans peu de jours, réduisit par la fièvre son nouriçon royal à l'extrémité. Le hazard fit deviner aux médecins que le mal provenait de la nourice; et la nature guérit le prince, malgré les efforts des médecins. Le jeune Guiot n'avait pas encore trois mois : il n'était pas temps de penser à le sévrer : on lui avait donc cherché une autre nourice, d'un âge plus mûr, et d'un tempérament, en apparence, moins combustible. La belle , il est vrai, n'avait pas encore laissé tuer l'oiseau de Bocace, qu'un fin chasseur guêtait depuis long-temps. Enfin, un soir, je ne sais comment, on enferma le loup dans la bergerie. Le chasseur saisit habilement l'occasion aux cheveux; et la belle nourice n'eut pas la force de défendre son charmant oiseau. Ce galant chasseur, comme il arrive assez souvent à ceux qui font métier de cette chasse, n'était pas toujours également délicat dans le choix du gibier. Ses armes, encore imprégnées d'un sang peu sain, vicièrent, avec une subtilité étonnante, celui de la nourice, et firent passer par elle, le même poison dans le sang du nouriçon. L'alarme fut bien plus grande que lors de la première maladie : celle-là se manifestait par des symptômes si graves, que l'on craignait bien que le grand tremblement de terre, l'éclipse de soleil et l'étoile à queue ne fussent arrivés pour comme la fin de l'oracle semblait l'avoir prédit. Mais les prêtres paquans adressèrent au ciel des prières si ferventes dans une langue étrangère qu'ils n'entendaient plus, qu'avec l'aide d'un remède indiqué par un savant non médecin, l'enfant royal revint dans six semaines à sa première santé. On quitte toujours difficilement une ancienne habitude : il faut une longue suite d'exemples des dangers auxquels elle expose, l'on cherche une autre voie. Les désagrémens, provenus des deux premières nourices du prince Guiot, n'avaient pas empêché de lui en donner une troisième. "Il est vrai que celle-ci était sage, c'est-à dire, laide ; mais rien n'approchait de sa maladresse. C'était un extraordinaire, quand elle cassait moins de trois poëlons à bouillie dans un jour. Néanmoins on aurait passé sur ces bagatelles, si un soir elle n'avait pas emmaillotté si maladroitement et si étroitement le jeune prince, qu'il en eut une épaule plus haute que l'autre, avec une jambe de travers. Alors l'usage des maillots fut défendu par une loi solemnelle, qui, comme toutes les loix prohibitives, vint après que le mal était fait. On renvoya aussi la nourice; mais l'altesse paquante n'en eut pas moins une épaule libertine, et une jambe qui la fit souvent donner à gauche. CHAPITRE IV. Education et progrès du roi Guiot. Le prince Guiot grandissait à vue d'oeil : les progrès de l'esprit suivaient chez lui ceux du corps : à l'age de trois ans, il marchait déja sans lizières : il disait aussi papa, maman , le plus joliment du monde. La reine, sa mère, qui passait pour avoir infiniment d'esprit, disait, lorsqu'on lui parlait de la vitesse avec laquelle son fils grandissait ; dame ! la mauvaise herbe croît toujours vite . Quant au roi, son père , il était tout émerveillé de voir un fils qui donnait de si belles espérances . Ses courtisans le lui vantaient comme un prodige : le visage du bon Sire devenait tout rayonnant de joie en les écoutant : il ne doutait plus de la justesse de l'application du tremblement de terre, de l'éclipse de soleil et de l'étoiļe à queue. Pour ne pas négliger un naturel qui promettait tant, on se hâta de donner au prince des maîtres dans toutes les sciences et dans tous les beaux arts. En peu d'années il sut faire la révérence, tirer au mur et dessiner des portraits à la silhouette sur la maraille avec un charbon. Ses progrès dans les sciences ne furent pas moins rapides; car tous ses maîtres étaient généreusement payés. Il savait mieux que personne, si les hommes sont sortis du nombril de Brama, la tête la première; si le corbeau, envoyé de l'arche de Noë, pour reconnaître la terre , que l'on pouvait découvrir de la fenêtre de l'arche, s'amusa à ronger un cadavre de femme ou celui d'un homme; si les enfans se font par l'union des deux véhicules. fluides de l'homme et de la femme, ou par l'attraction; si le rien, dont l'univers est fait, a été tiré du cahos, ou le cahos du rien ; si trois font un, ou si un fait trois; et une infinité d'autres choses aussi curieuses, et également nécessaires au gouvernement des peuples. Ses précepteurs n'avaient pas manqué non plus de lui apprendre que, quand il naît un grand roi, la nature s'intéresse à cet événement; qu'elle le fait précéder par des signes éclatans, qui avertissent les nations de leur bonheur prochain. Ils lui répétaient alors, comment un grand tremblement de terre uné éclipse de soleil et une étoile à queue avaient précédé sa glorieuse naissance, et l'avaient annoncée avec éclat au peuple paquant. Ils lui expliquaient ce qui était présagé par ces signes. Ces explications fortifiaient singulièrement penchant à la modestie que le prince Guiot tenait de son éducation. Il fesait déja trembler les petits garçons qui venaient jouer à la fossette dans la cour du palais du roi, son papa. Il traitait tous ceux qui l'approchaient, avec une noble fierté qui marquait les plus belles dispositions à être un jour le plus glorieux des rois. Sa dignité pe l'empêchait toutefois pas de jouer aux femmes de la reine, sa mère, des tours dont elles se souvenaient longtemps. Celles qui s'en plaignaient étaient mises à la porte; c'est la règle. De leur les pages n'imitaient pas mal le jeune prince dans sa conduite. Tous les jours la cour avait à se divertir de quelque nouvelle gentillesse et espièglerie de ces messieurs. Le bon roi en riait à ventre déboutonné. J'étais comme cela dans ma jeunesse, disait-il à ses courtisans; on me disait que je rassemblais en moi toutes les dispositions et les qualités qui doivent faire un grand roi, et vous m'avez souvent répété, qu'on ne s'était pas trompé, Le prince Guiot revenait une fois à cheval, les pointes des pieds élégamment en dehors, les genoux bien écartés de la selle, le corps droit, les reins fermes, enfin, avec une grace, qui n'était qu'à lui. Deux écuyers de chaque côté soutenaient leur auguste élève d'équitation. Tout-à-coup le cheval s'effraye ; il fait un saut de moue ton, et envoye son cavalier faire à dix pas, une omelette d'un grand panier d'œufs, qu'une vieille femme vendait au coin de la rue. Cette pauvre femme se plaignit de ce dommage au prince, les larmes aux yeux, en lui témoignant en même temps le vif déplaisir qu'elle aurait, si son altesse paquante s'était fait le plus petit mal. Mais le prince sút lui répondre avec la dignité séante à son rang; allez, ma vieille êtes encore trop heureuse que je ne vous fasse pas mettre en prison, pour vous apprendre à ne pas vous trouver une autre fois sur mon passage avec des paniers d'œufs. La bonne femme fit une profonde révérence, et s'en alla, en répétant : Ah! le bon prince, il m'a parlé . Un des passe-temps favoris du prince paquant, était d'envoyer avec une sarbacane de petites flêches dans le derrière des passans, qu'il ajustait à merveille par une lucarne du grenier. D'autres fois il tirait, avec une dextérité étonnante, en bas des toits du château, les couvreurs qui y travaillaient. Il nommait cet amusement la chasse aux vilains . On prétend que dans la suite les vilains se dégoûtèrent de servir de blanc à l'adresse des princes, et qu'ils voulurent être tireurs à leur tour. Mais n'anticipons point sur les événemens. On peut aisément juger, par le peu que j'en ai rapporté, quels progrès son altesse avait faits, tant dans la morale, que dans les sciences utiles et dans les exercices du corps. Aussi rien n'est au-dessus de l'éducation des cours, pour former les hommes destinés à régir des empires, et à faire le bonheur de leurs semblables. CHAPITRE V. Mort du roi des Paquans ; régence du royaume. La mort, dont la faulx tranchante ne respecte pas plus les têtes ceintes d'un diadême , que celles que couvre un feutre pêlé, abaissa ses regards meurtriers sur l'ancien palais des rois paquans, et mit le père du prince Guiot au tombeau. Elle avait déja frappé la reine, sa mère, deux ans auparavant. Guiot, à l'âge de treize ans, se trouvait maître absolu d'un des plus beaux états de l'univers. Il est vrai, qu'une des loix fondamentales de la monarchie, exigeait qu'un roi mineur n'entrât dans le libre exercice de l'autorité souveraine, que lorsqu'il aurait atteint sa quinzième année. Les Paquans étaient fort attachés à cette loi, parce qu'elle était ancienne, et que l'on ne savait qui l'avait faite, quoique tous les jurisconsultes et tous les publicistes du pays s'extasiassent sur la sagesse qui l'avait dictée. Si un particulier mineur, disaient-ils, ne doit avoir qu'à l'âge de vingt cinq ans faite l'administration de ses biens modiques et la gestion de ses petites affaires il est clair qu un roi mineur doit administrer à l'âge de quatorze ans les vastes domaines de la couronne, et régir les grandes affaires de l'état. Tout le pays paquant applaudissait à ce beau raisonnement : on ne concevait pas comment des docteurs pouvaient avoir autant d'esprit. Un parent du roi fut nommé régent, en attendant que sa majesté paquante eût atteint l'âge fixé par la loi. Le régent, sans prétentions à l'autorité royale, avait néanmoins acquis toutes les connaissances nécessaires pour l'exercer dignement. Son premier soin fut de faire enterrer le roi défunt. Les seigneurs et les dames assistèrent, couverts de deuil, à cette cérémonie funèbre, qui n'offrit rien d'extraordinaire. On mit le corps embaumé dans une antique pyramide, qui servait, depuis six mille ans, de tombeau à la famille régnante, et où il attendit que, dans dix siècles, son ame revint le rendre à une vie qu'il n'avait pas quittée sans regrets. "Au reste, j'observerai, en passant, qu'on était dans l'usage sensé de creuser les tombeaux des rois et des princes da sang, dans les murs mème de la pyramide, où ils étaient plantés sur leurs pieds comme des thermes, afin que les Paquans ne leur marchassent point sur le ventre. Les seigneurs, comme de raison, ne manquaient pas de suivre cet exemple d'humilité. Les Paquans étaient dans la ferme persuasion que les ames revenaient habiter leurs corps, après avoir satisfait, pendant mille ans, à la justice divine, à laquelle il faut au moins ce laps de temps, pour punir des fautes qui souvent n'ont pas eu dix minutes de durée. Ce qui avait sur-tout donné un grand dégré de force à cette croyance, et l'avait fait passer en certitude, c'est que, depuis deux cent mille ans qu'elle était établie on attendait encore le retour de la première ame. Depuis six mille ans, qu'un nommé Tocson, roi des Paquans, était enterré dans une superbe pyramide, que sa modestie avait fait construire, aux dépens de l'état, pour servir à sa sépulture et à celle de ses descendans, sa momie restait toujours dans l'espoir que son ame reviendrait bien-tôt la vivifier. Mais laissons le roi défunt dormir debout pendant ses mille ans : voyons ce que fera le régent, jusqu'à ce que le nouveau roi soit en âge de prendre les rênes du gouvernement. Le régent développa de grandes vues d'administration : il choisit, pour ministres, des hommes éclairés; ce que l'on ne voit pas toujours : des hommes intégres et de probité, ce que l'on voit encore moins. Il mit les armées sur un pied formidable ; non pour attaquer, mais afin d'ôter à ses voisins le désir de troubler la tranquillité de l'état. Il fit des établissemens utiles à l'humanité souffrante et indigente, en supprimant quatre-vingt mille bonzes célibataires, qui absorbaient la plus pure substance du peuple, à la conservation et à la défense duquel ils ne travaillaient en rien. Il aurait fait bien d'autres choses si l'âge du roi lui eût permis de tenir le timon des affaires plus long-temps. Au surplus, il prouva bien qu'il en était des couronnes, comme des autres emplois: c'est la fortune qui les donne, et ce n'est guères au mérite qu'elle dispense ses faveurs. Le régent avait attiré à la cour les plaisirs honnêtes et les jeux décens; mais sans que les affaires en souffrissent. Le véritable homme de génie sait allier les plaisirs à ses devoirs. Le ministre le plus aimable est souvent celui qui règle le mieux les affaires de l'état. Lorsque le temps de remettre l'autorité au roi fut venu, il la lui rendit avec plaisir, de même qu'il l'avait prise sans ambition. Il eut la hardiesse de donner à sa majesté paquante quelques sages instructions, qui furent reçues à la hâte, et publiées sur le champ. Le roi Guiot n'était pas homme à recevoir fort patiemment des leçons d'un autre, dont la naissance n'avait pas été précédée au moins de deux tremblemens de terre, de deux éclipses de soleil et de deux étoiles à queue. Sûr que la fortune le destinait aux plus grandes choses, de quelles instructions avait il besoin, pour remplir avec éclat une carrière qui lui était tracée par le ciel ? C'était là le langage de ses courtisans : ce sera toujours celui de ces hommes vils et corrompus qui rampent dans la fange des cours, et osent ensuite chercher à se venger par des tons insultans, sur des citoyens honnêtes, des humiliations qu'ont leur y fait dévorer. CHAPITRE VI. Régne du roi Guiot; mécontentemens appaisés ; processions. LE roi Guiot commença son régne par une opération assez ordinaire en pareil cas. Il défit tout ce que ses prédécesseurs rois, et notamment le régent, son parent, avaient fait de bon. Il changea les ministres éclairés et honnêtes gens, pour leur substituer de ses anciens compagnons de plaisirs, de ceux qui l'avaient entretenu dans les petits jeux innocens dont j'ai parlé. Cette conduite, peu propre à se concilier l'amour du peuple, aurait pu avoir des suites fâcheuses pour sa majesté paquante. L'ancien régent, son parent, était très aimé de la classe la plus nombreuse et la plus foulée ; de cette classe qui serait toujours trembler ceux qui l'opprime, si elle avait la moindre idée de ce qu'elle peut. Le régent, pendant sa belle administration, avait tâché de la décharger d'une partie du faix des impôts, en étendant les contributions aux biens de ceux qui se fesaient appeller messeigneurs et mes révérendissimes pères en Dieu. Cette opération du régent fut le salut du roi Guiot. Messeigneurs et mes révérendissimes pères en Dieu se liguèrent sa majesté contre les mécontens, qu'ils appellaient messieurs du tiers . Les révérendissimes avaient pour suppôts, des révérends au positif, dont le nombre montait à plus de cent mille, en y comprenant ceux de l'obéissance d'un révérendissime étranger, plus puissant encore que les révérendissimes nationaux. Toute la séquelle sacrée unit ses efforts contre messieurs du tiers; tellement qu'avec ses adhérens, ses créatures et ses dupes, elle parvint, à l'aide de quelques saignée, à remettre l'autorité royale dans toute sa plénitude. Par reconnaissance de ce service, le roi Guiot, dont les ministres étaient persuadés que l'autel est le plus ferme soutien du trône, fit rentrer tous les messeigneurs, les révérendissimes et les révérends pères en Dieu, dans la jouissance des abus que le régent, sore parent, avait voulu corriger, ils lui firent voir, que depuis plus de deux siècles, on les avait déja privés de plusieurs abus utiles; et la justice du roi les leur fit restituer avec les intérêts. Des poètes, inspirés par Plutus, composèrent des odes sublimes à la louange du roi Guiot. Ils ne manquèrent pas d'y faire entrer le tremblement de terre, l'éclipse de soleil et l'étoile à queue; ce qui produisait un certain enthousiasme, mêlé de pathétique, contre lequel il n'était pas possible de tenir. Quelques amis de l'ancien régent, parent du roi, voulurent raisonner. On leur répondit que le temps n'en était pas encore venu. Les messeigneurs les firent passer pour de mauvais citoyens : les révérendissimes pères en Dieu les dépeignirent comme des sujets suspects: les révérends au positif les décrièrent comme athées. Le roi Guiot, qui avait beaucoup de religion, depuis qu'il la voyait utile; qui craignait les sujets suspects, et qui, en bon prince, n'aimait pas les mauvais citoyens, était sur le point de remettre les amis du ci-devant régent, son parent, entre les mains d'une certaine classe de révérends, fort portée d'inclination à éclairer l'esprit de leur prochain avec des torches et des buchers: mais ils trouvèrent bon d'être moins éclairés, et allèrent raisonner dans un pays, où les torches et les buchers ne servaient pas à illuminer des esprits. Quant à l'ancien régent, comme les révérends éclaireurs sont très charitables et très officieux, ils s'offrirent au roi, son parent, pour lui rendre le service que sa majesté paquante voulait faire rendre à ses amis fugitifs. Le prince en fut instruit assez à temps, pour prévenir la réponse du roi. Il prit aussi la route du pays, où l'on n'éclairait pas les gens målgré eux : il у vécut en sage, jusqu'au moment où vous le verrez reparaître. L'éloignement de l'ex-régent et de ses amis fut un beau sujet de triomphe pour les révérendissimes et les révérends éclaireurs. Assurés désormais de l'affection du roi, ils le laissèrent à la disposition de messeigneurs. Ils se retournèrent adroitement du côté du peuple, étourdi de la perte de ses anciens protecteurs, et plus encore par les coups d'autorité que le gloire temporel, conduit par une main sacrée avait frappés sur lui. Ils lui démontrèrent que l'état de stupeur où il se trouvait, était une suite manifeste de la vengeance du ciel, dont les coups les plus forts demeuraient encore sus: pendus, afin de laisser aux pécheurs le temps de se convertir. Des orateurs éloquens représentèrent avec chaleur, les temples renversés sous la régence, des prêtres oisifs arrachés à leurs fonctions sacrées, les auteurs de ces profanations aujourd'hui errans et dispersés. Ils firent envisager au peuple ses malheurs présens, peints des couleurs les plus vives, comme une juste punition de ses fautes passées et retracées avec cette force que l'intérêt est seule capable d'inspirer. Les grands mouvemens de l'ame se communiquent : l'ame s'enflamme pour l'erreur, comme pour la vérité. La réalité a même souvent moins d'empire sur les hommes, que la fiction. Les esprits s'échauffèrent aux discours des révérends, qui redoublèrent de force et d'invention. Les jeunes femmes et les filles se souvenaient encore de ce que l'oracle avait valu à leurs mères : les vieilles étaient guéries de leurs cors aux pieds, ou étaient enterrées. La dévotion reprit son empire. Il n'y a qu'un pas, de la dévotion à la superstition, et de celle-ci au fanatisme, il y a moins d'un pas. Une partie des hommes résistait : mais un vent de nord, qui dessécha les moissons, acheva de tout convertir. Depuis près de trois mois, il n'avait pas tombé une goûte de pluie : le pays paquant était réduit à la plus affreuse disette, si cette brûlante sécheresse eût duré encore quinze jours. Il est vrai que, dans ce pays, on n'avait jamais vu trois mois complets se passer sans pluie ; mais des voix sinistres qui rétentissaient dans tous les temples; les plaintes amères des laboureurs qui étouffaient les cris d'allégresse des vignerons; les chants de réjouissance d'un peuple voisin auquel il ne fallait pas d'eau ; enfin, ces voix, ces cris, ces chants, ces murmures, cet état de mécontentement, qui, à la longue, devient général, sans que l'on en sache l'origine et quelquefois l'objet; ce penchant naturel de l'homme à se plaindre; tout cela disposa les esprits à en passer par-tout où les révérendissimes et les révérends voudraient. On indiqua des processions dans tout le Paquantois. Alors on vit le Dieu du royaume, arraché de ses tabernacles, pour être promené dans des rues et des campagnes, sur lesquelles il pouvait étendre sa bénédiction du haut de son trône et de ses autels. Dans les grandes villes on déploya , dans ces cérémonies religieuses, une magnificence mondaine, qui y attira, par dévotion, une foule de spectateurs. Les jeunes filles en revinrent chez elles avec la grace fructifiante de Dieu; et les parens s'en retournèrent avec le désir forcé de faire pénitence pendant quelque temps, pour regagner ce que cette grace leur avait coûté. Le succès des processions fut tel qu'on devait l'attendre, après trois mois de sécheresse: il plut. Qui, après ce nouveau miracle, eût osé regretter le bon temps de la régence, où la pluie tombait sans prodige, et où Dieu portait ses regards bienfesans sur les campagnes, sans qu'on les lui fit parcourir? Heureusement il ne se trouva plus personne, qui doutât de l'efficacité des processions. Ce n'était cependant pas que, ni le roi, ni la cour, crussent aux miracles, mais ils en voyaient faire avec plaisir. Car le premier ministre disait souvent au roi Guiot : Sire, aussi longtemps que votre majesté paquante verra des miracles s'opérer, elle peut être certaine que son peuple y croit, et que cette croyance est le fondement le plus sûr de sa sacrée autorité. Le roi paquant répondait: c'est mon avis; puis il donnait sa main à baiser à son premier ministre, et voyait en tout s'accomplir les merveilles annoncées par le tremblement de terre, l'éclipse de soleil et l'étoile à queue. CHAPITRE VII. Chasses et amours du roi Guiot. Quand le roi Guiot vit la tranquillité rétablie dans ses états à la plus grande gloire de Dieu, et en plus grand avantage de son autorité royale, il alla plus fréquemment à la chasse, pour laquelle, depuis son enfance, il avait eu un goût décidé. Car la chasse a toujours été la passion favorite des grands rois; témoin Nembrod, qui attrapait les lièvres à la course, et prenait les sangliers, comme des grives, dans des lacets. Le roi Guiot n'allait toutefois plus à la chasse aux vilains. On lui avait fait sagement entendre que de tels animaux étaient trop au-dessous des coups de son auguste pain, et que la nature avait créé des cerfs, exprès pour entretenir les grands princes dans la douce habitude de répandre du sang. Afin de ne pas être en reste à l'égard des autres grands princes, le roi des Paquans poursuivit les cerfs, les daims et les sangliers, avec une telle ardeur, que bientôt il n'y en eut plus un seul à trouver à plus de cinquante lieues à la ronde. Lorsqu'on prenait quelquefois la liberté de lui représenter, dans les termes les plus respectueux, combien il serait à souhaiter que sa majesté se modérât dans ses entreprises et ses desseins, il répondait aussi-tôt; croit-on qu'un roi, dont la naissance a été signalée par trois grands prodiges, soit susceptible d'une petitesse de principes, bonne pour une foule de rois, destinés à l'oubli de la postérité ? En même-temps il lançait à ses pédagogues, un coup-d'œil qui leur donnait une véritable idée de la grandeur. Aussi était-il extrêmement craint et respecté; et ses ministres, par conséquent, l'étaient encore plus que lui. Cependant, quand il n'y eut plus de gibier aux environs de la capitale et des maisons royales, on en fit venir à grands fraix. Qu'importe les fraix au prince, quand l'état paye? Alors on amena une si grande quantité de cerfs, de sangliers, de daims, de chevreuils et d'autre gibier de toute espèce, que, sans compter les dépenses énormes qu entraînait leur garde, soixante à quatre-vingt mille pères de famille auraient entretenu leurs ménages et au-delà, avec ce que ces animaux, destinés aux plaisirs raisonnables du roi paquant, consommaient ou dégradaient. L'honnête cultivateur qui aurait eu l'impudence de défendre son champ de leurs invasions, aurait été fort heureux de ne payer que par cinquante ans de galère, une défense que la nature lui eut dictée. Des loix, marquées au coin de la raison et de l'humanité, lui auraient appris que le bonheur des peuples est bien peu de chose, lorsqu'il s'agit des volontés et des plaisirs du prince. Il aurait vu de graves magistrats faire équitablement l'application de ces loix, et en ordonner l'exécution. Le roi Guiot se garda bien d'adoucir la juste rigueur des peines portées par les anciennes loix au fait de la chasse; lesquelles dépêchaient fort lestement ad patres , quatre citoyens paquans, plus ou moins, pour l'occision d'un perdreau qui se nourrissait dans leurs champs, ou pour un lapin qui mangeait leurs choux. L'amour, l'affection qu'il portait à ses peuples, lui fit ajouter à ces anciennes peines, quelques articles d'un genre plus raffiné; tels étaient, entr'autres, ceux de faire attacher nud sur le corps d'un cerf indompté, qu'on chassait ensuite dans un épais taillis, ou de faire enfermer dans une étroite cage de fer, suspendus sur une eau malsaine, le malheureux citoyen, qui, en tuant une pièce de gibier, souvent n'avait fait que défendre sa propriété. Mais telle est la force des principes de droit, que la nature a gravés en nous, que toutes les peines possibles ne pouvaient expulser des têtes des Paquans l'idée ridicule, que chacun peut chasser sur ce qui lui appartient. Le goût du roi Guiot, pour la chasse, ne nuisait aucunement à ses heureuses dispositions à l'amour. Soit qu'il en fit redevable au lait de ses deux premières nourices, soit qu'il les dût à la seule nature de son tempérament, elles s'annoncèrent chez lui d'assez bonne heure, et ne se rallentirent que peu ou point, par le temps. L'amour, au reste, est une passion noble : on la fait quelquefois roturer; mais l'abus d'une chose n'en change pas la nature. Si le cœur du roi paquant ne fut pas toujours également heureux dans ses choix, il faut convenir que le premier et le dernier sont bien capables de faire excuser, les moyens. Ce prince approchait de sa quinzième année : ses organes, déja développés, permettaient aux sens d'être affectés de ses impressions tumultueuses, que fait naître la vue d'une femme douée de ces charmes inexprimables, qui portent par-tout le feu des désirs. Il avait été un jour à la chasse et s'y était moins plû qu'à l'ordinaire : le développement de ses organes lui fesait sentir qu'il manquait quelque chose à son existence : il s'ennuyait seul, et pourtant il semblait préférer la solitude au tourbillon des plaisirs de la cour, plus faits en général pour étourdir l'âme que pour en remplir les vuides. De retour au château, il s'écarte de la compagnie et va promener ses idées inquiètes le long d'un vaste bassin, qui se terminait à un bosquet d'arbres étrangers. Des myrthes, des lauriers toujours verds, des orangers toujours fleuris, des caneliers, des gérofliers odorans, ces grenadiers, des seringas, dont les fleurs sans cesse renaissantes portaient au loin dans les airs un baume enchanteur, et affectaient les sens de la plus douce volupté. Des ruisseaux, dont les ondes, toujours fraiches et pures, entretenaient un éternel printemps, tombaient par cascades, en murmurant entre les rochers ménagés de distances en distances, afin que l'art embellit la nature, sans la détruire; comme il n'arrive que trop souvent dans des jardins froidement symmétrisés. Qu'il était difficile, dans ce lieu charmant, de résister à l'amour! Les groupes, les tableaux les plus voluptueux y retraçaient les exemples de son pouvoir. Une multitude de tendres oiseaux y chantait jour et nuit ses plaisirs: ils en rendaient témoins à toute heure ceux qui venaient jouir des faveurs de ces beaux lieux. Tandis que la voix intéressante de la plaintive Philomèle, par ses accens touchans, préparait l'âme à la sensibilité; que la fauvette, plus pétulante, chantait son bonheur avec autant de naïveté et moins d'harmonie; que la tendre linotte célébrait ses plaisirs avec cette douceur et cette vérité qui n'appartiennent qu'à l'innocence; dans le même temps le fidèle tourtereau , l'amoureux ramier, prodiguaient à leurs compagnes les caresses les plus vives, les plus expressives. Leurs becs amoureusement entr'ouverts, leurs ailes vivement agitées, leurs doux roucoulemens, tantôt interrompus, tantôt précipités, leur abandon mutuel, l'oubli où ils paraissaient être de tout ce qui n'était eux ou les compagnes de leurs plaisirs, renouvellaient à chaque instant des impressions qu'un jeune cœur aurait vainement voulu écarter. Dans ces lieux charmans tout parlait au cour : tout lui disait que l'amour est l'ame de l'univers, que tout n'existe que par l'amour ; que pour exister, il faut aimer. Ce fut là que le roi arriva dans une profonde rèverie, dont il cherchait à connaître le sujet. Une dame de sa cour, âgée de trois ans plus que lui', mais qui ne devait qu'a l'hymen les plaisirs peu vifs, dont jusqu'alors elle avait joui, venait ordinairement, vers le soir, promener une douce mélancolie dans ce bosquet délicieux. Elle y était arrivée avant le soir; et plus rêveuse que jamais, elle cherchait dans un livre intitulé l'art d'aimer , (comme si l'on ne pouvait pas aimer sans art) elle y cherchait, dis-je, si rien ne l'éclairerait sur l'état étrange de son cœur. Ses grands yeux bleux et languissans se portaient de son livre sur les oiseaux amoureux dont les jeux animés augmentaient son trouble secret. Qu'ils sont heureux! s'écriait-elle : pourquoi les embrassemens de mon époux ne portent-ils pas dans mes sens le même plaisir ? Ah! pourquoi?... Elle soupirait alors : ses beaux yeux retombaient sur le livre pour se relever aussi-tôt sur le spectacle attachant des plaisirs de ces tendres oiseaux. Des larmes étaient prêtes à couler sur ses joues vermeilles : de nouveaux soupirs plus pressés lui échappaient : son sang circulait dans ses veines avec plus de rapidité : son ceur battait avec vitesse : il semblait vouloir s'étendre, s'élancer vers un objet inconnu et nécessaire à la perfection de son existence : son sein s'agitait, il soulevait la gaze transparente qui ne le voilait à demi, que pour lui donner plus d'attraits : il luttait contre les nœuds qui le tenaient captif : il s'élevait avec impétuosité, et se précipitait aussi tôt sous la gaze, qu'il avait entr'ouverte en s'élevant. Une main tremblante écartait quelquefois cette gaze fortunée, pour y laisser pénétrer un air plus frais. Mais, hélas! dit, en rougissant, l'aimable rêveuse, hélas! l'air que je respire ici, est un feu subtil qui me dévore ; il entretient, il fait naître l'émotion et le troubla qui me poursuivent. Elle se lève alors avec un certain dépit : elle allait s'éloigner, lorsque le roi qui, depuis quelque temps, l'observait, s'approche aussi-tôt d'elle, et la prenant, en tremblant, par la main, la fait rasseoir sur un banc de gazon émaillé de fleurs. Ils y restèrent quelques instans sans mot dire : ils étaient bien trop troublés l'un et l'autre, pour rompre le silence. Le roi se trouvait, pour la première fois, ainsi que sa jeune maîtresse, dans cette situation inexprimable et pleine d'une charmante contrainte. La première femme qui fait impression sur les sens, est une divinité, qui inspire d'abord plus de respect que d'ardeur. La crainte de l'offenser semble même l'emporter sur le désir de lui plaire : de-là vient, sans doute, que les jeunes amans sont si peu entreprenans. Enfin, le roi ouvrit la conversation. Il ne dit pas des choses fort intéressantes. Dans ce moment sa langue paraissait embarrassée , autant que son esprit : ses manières avaient également quelque chose de gèné. L'amour rend gauche au commencement; mais cette gaucherie plaît; et le cher roi n'eut jamais tant de graces ni d'esprit que ce soir-là, pour la jeune dame, qui venait d'opérer une grande métamorphose en lui. Elle était elle-même toute métamorphosée : son cœur vif et tendre ne cherchait plus le sujet de son trouble, ni de son inquiétude : il n'interrogeait plus l'art d'aimer. Le simple charme de s'entretenir avec un homme qu'elle chérissait, lui fesait déja éprouver des sensations plus délicieuses, que tous les plaisirs qu'avait voulu lui faire goûter un époux pris par devoir. Si les rois font tout ce qu'ils veulent, ils ne peuvent pas cacher tout ce qu'ils font. Sans cesse obsédés par une foule d'importuns, ils doivent se résoudre absolument à avoir des témoins de toutes leurs démarches. C'est ainsi qu'au moment ou le roi Guiot s'imaginait jouir dans le plus grand secret, des premières faveurs de l'amour, il vit arriver quatre fais de ses courtisans , qui venaient lui témoigner l'inquiétude mortelle, où sa disparution avait jeté toute sa cour. Il les eût envoyés de bon cour à tous les diables ; mais encore faut-il être honnête ; et il se contenta de les remercier froidement de leur attention. Il reprit, avec eux et sa belle dame, la route du château. lls у rencontrèrent une nombreuse compagnie qui venait au-devant d'eux. Dans un instant le bruit des amours du roi se répandit de la chancellerie à l'office. Heureusement dans les cours, on est aussi indulgent que peu discret: ainsi, loin que cette aventure ait fait du tort à la réputation de la jeune dame des pensées du roi paquant, elle vit, au contraire, ceux qui avaient l'air de la dédaigner auparavant, s'empresser à lui rendre leurs hommages, et ses ennemies les plus mortelles briguer assidument l'honneur de son amitié. CHAPITRE VIII. Suite des amours du roi Guiot. Les deux amans ne s'en tinrent pas toujours aux préliminaires. Un roi n'est pas dans l'habitude de soupirer longtemps, ni envain. Ils goutèrent donc ensemble les plaisirs divins, desquels dépend la conservation précieuse de notre chétive espèce : ils les goûtèrent avec tous les plaisirs accessoires, inventés par un amour à demi satisfait; accessoires qui, souvent alors, l'emportent en douceur sur le principal. Je veux dire que le roi Guiot eut la grande, la moyenne et la petite oye. Le mari de la favorite, plus sensible à l'honneur d'être avancé dans l'armée par le mérite de sa femme, qu'au déplaisir chimérique d'être cocu, se mit peu en peine de contrecarrer le galant commerce de sa chaste moitié avec sa majesté. Ces derniers vivaient unis comme deux tourceraux. Plus d'une duchesse et d'une marquise était allée de dépit s'ensevelir au fond de sa province, pour ne pas être témoins d'un tel scandale. Le roi paquant ne rallentissait pas pour cela ses assiduités. Quant au régent, son parent, (car ceci se passa sous la régence) il n'était fâché de le voir dans les fers d'une femme encore honnête. Il savait quels services une femme qui pense, peut rendre à un jeune homme. Il n'ignorait pas combien son commerce épure les sentimens, polit l'esprit et adoucit la rudesse du caractère. Dans le fait, le roi Guiot avait un petit besoin de tout cela : il ne s'en doutait pas, à la vérité ; mais, sans le soupçonner, il avait déja fait des progrès passables, quand un contretemps assez plaisant brouilla les deux amans pour jamais. Madame rentrait un soir d'une promenade, où son royal soupirant n'était pas venu la rejoindre, comme il le lui avait promis. En passant à côté d'une remise, elle entend du bruit. Des voix confuses, des paroles entrecoupées des soupirs confondus , des baisers répétés frappent son oreille inquiète. Les femmes sont curieuses. Eh ! qui ne le serait pas, quand il s'agit de tendres soupirs et de doux baisers? La belle favorite se fait donner une lanterne sourde, qu'un de ses gens portait dans sa poche : elle tourne la lumière du côté d'où étaient partis les soupirs, les voix et les baisers. Dieux! quels objets se présentent à ses yeux ? Le roi Guiot dans la plus charmante position du monde, et une de ses filles de cuisine, brunette piquante, avec un petit nez retroussé, des yeux fripons, des traits de fantaisie, et le plus joli gentil petit corps à chiffonner. Laisser tomber la lanterne, rentrer chez elle, monter à son appartement, se coucher sans souper; tout cela ne fit qu'un temps. Le lendemain la belle Aurore n'avait pas encore, avec ses doigts de roses ouvert les barrières de l'orient, et déja la triste maitresse du roi des Paquans avait fait un tas de lettres, billets, portraits, brasselets, pendans d'oreilles, jarretières, fontanges, boëtes à mouches et cure-dents, présens, hélas ! jadis trop chers d'un infidèle amant. Elle les lui renvoya tous à la pointe du jour, et ne le revit jamais. Le roi en fit autant de son côté; mais après s'être bien graté derrière l'oreille. Au reste, celui qui se trouva le plus désorienté par cet événement imprévu, fut un apprentif du Parnasse, qui avait formé le projet de mettre leurs amours en quatre-vingt chants, sur l'air des pendus. Dans son affliction inconsolable, il présenta même une très-humble supplique à sa majesté, pour l'engager à renouer son commerce amoureux. Peut-être la chose aurait-elle eu lieu, si le roi n'eût pas dî, dans ce temps, prendre le maniment des affaires, à l'expiration de la régence, et si les courtisans ne lui eussent pas représenté qu'il ne convenait pas à un grand roi, qui avait causé une éclipse de soleil, un tremblement de terre et une étoile à queue, de filer le parfait amour, comme le dernier paquant de son royaume. On fit aussi beaucoup de plaisanteries à la cour, sur l'aventure de la remise avec un petit nez retroussé. Les cavaliers trouvaient très-plaisant, qu'il arrivât tous les jours de manquer de foi à des duchesses fort humaines et de bonne composition, pour des soubrettes un peu diablesses, qui, quelquefois égratignaient les galans. C'était tout au plus si ces grandes dames trouvaient à sa place, qu'après avoir joui de la naïveté et du piquant de la roture, on revînt alors dans leurs bras, se fatiguer du manège et de la fadeur des maîtresses à trente-deux quartiers. Comme il entrait dans les vues du premier ministre, que le roi Guiot s'occupât des affaires le moins possible, on ne laissa pas refroidir ses dispositions. Un vieux militaire , madré et expert dans plus d'un genre, se chargea du soin d'endoctriner sa majesté, et de la mettre dans le bon chemin. Les petits soupers devinrent fréquens. Que l'on devine, si les lits ressemblaient en grandeur aux soupers. Les belles ne manquaient pas : l'embarras n'était que dans le choix. Depuis la première dame du royaume, jusqu'à la très-humble servante qui avait l'honneur de tricoter pour sa majesté, tout le beau sexe paquant ambitionnait la faveur de mettre la main au sceptre d'un roi de quinze ans, qui portait un grand nez en bec de corbin. La première qui obtint le mouchoir, après la belle rêveuse du bosquet enchanté, fut une femme de qualité, (je ne dis pas de laquelle) un peu parente au vieux militaire. Son mari, qui dépensait honorablement son bien en parties de plaisir, au service du roi, dansait comme un ange ; aussi fut-il fait lieutenant-général avant son tour. Le roi Guiot avait pour principe, qu'il faut récompenser les talens. Un frère de la dame, qui avait toujours montré des dispositions uniques à jouer de la flûte à bec, dont il jouait effectivement comme celui qui l'a inventée ; fut fait conseiller d'état. Comme il était absolument inepte, les ministres le reçurent à bras ouverts. La favorite, que l'on appellait le canal des graces, vit alors tous les jours de nouvelles branches s'accroître à sa famille. Il n'y avait pas un seigneur, tant fit il entiché de son illustre origine, qui ne prétendit être sorti de la même souche qu'elle, et cela, bien entendu, sans le moindre intérêt. Cependant le premier ministre s'apperçut qne le canal des graces devenait un peu large, et que les faveurs y glissaient trop facilement. Il réussit à lui substituer une jeune beauté naïve, peu faite pour l'intrigue, mais qui, par cette raison, ne tint pas longtemps. Le roi Guiot se crut en état d'être son ami à lui-même ; il chercha fortune. Le proverbe dit, qui cherche trouve: cette fois là le proverbe eut raison. Le roi trouva à un tournoi ce qu'il lui fallait dans une grande brunes femme d'un rang moins élevé, à la vérité, mais qu'il pouvait faire monter aussi haut qu'il plaisait à ses ministres. Un despote dépend de ses agens, à moins qu il n'ait la force d'être tout par lui-même. La charmante brune savait parfaitement allier son amour pour sa majesté paquante, au goût de la défense la plus immodérée. Avant elle le ministère trafiquait des emplois, que la faveur n accordait pas : elle trafiqua de tous à son profit. Si la nation n'y gagnait rien, elle n'y perdait pas non plus; raison pourquoi elle n'en murmurait aucunement. Il n'en fut pas, de même du ministère : l'ascendant de cette femme, sur l'esprit du monarque, lui donna de l'ombrage. Le premier ministre n'ayant pu la gagner, résolut de la perdre ; et il se serait infailliblement perdu lui-même, s'il n'eût pas pris le roi par son faible; par l'ambition. Eh quoi! lui dit il, Sire! votre majesté perd dans les bras de la mollesse, des jours destinés à vous rendre l'étonnement et l'effroi des nations. Avez-vous oublié ce tremblement de terre, cette éclipse de soleil et cette comète formidable, qui vous présageaient le règne le plus surprenant. Le roi Guiot pâlit, rougit et envoya toutes les femmes au diable, pour revenir néanmoins à elles encore une petite fois. Le ruse ministre ne parla point de la dépense de trois cent millions, que les amours bien placées de sa majesté avaient coûtés à l'état Eh! qu'en aurait-il dit? à moins qu'il ne l'eut regardée comme une trop forte diminution de la masse, dans laquelle sa place l'autorisait à puiser. D'ailleurs, n'avait il pas de nouveaux impôts à mettre ? Cette ressource ne pouvait jamais lui manquer, depuis qu'il avait fait entendre au roi, son maître, que le peuple est une bête de somme, qui ne va qu'autant qu'elle est chargée. Le roi Guiot s'était tellement pénétré de la justesse de cette comparaison, qu'il consentit à renvoyer un contrôleur-général des finances, pour avoir soutenu en plein conseil, qu'une bête de somme a, en effet, besoin d'être chargée pour se laisser conduire, mais qu'elle sait aussi secouer la charge, et refuser de marcher, lorsqu'elle est trop forte . Jugez si l'on eût été bien reçu, en venant lui dire que le peuple n'était pas bête de somme? C'est aussi de quoi personne ne s'avisa. Je ne dois pourtant pas omettre de dire, à la louange du roi Guiot, qu'on lui fit choisir, pour remplacer ce contrôleur-général, un homme qui n'avait qu'un bras; afin, disait sa majesté, qu'il ne puisât pas à deux mains, dans le trésor de l'état. Rien n'étant plus mobile que la tête d'un homme, il ne faut pas s'attendre à trouver beaucoup de stabilité, dans le système d'administration d'un état, où tout dépend de la volonté d'une seule tète. Paraître et disparaître ; voilà quel y est le sort des ministres. Comme le choix des administrateurs, dans cette sorte d'états, est souvent risible, souvent aussi rien n'est plus comique que leur administration, C'est ainsi que l'empire paquant, endetté, obéré, ruiné, écrasé par un charlatan, qui avait mis toutes les fortunes en lotterie, confia sagement son salut à un autre charlatan, qui payait les dettes avec des emprunts, comme si, en empruntant, on ne s'endettait pas CHAPITRE IX. Guerres du roi Guiot. Les conseils du premier ministre au roi Guiot, au sujet des femmes, étaient excellens : mais comment acquérir de la gloire en temps de paix ? Règner par la justice et les vertus sur des peuples heureux, ne fut jamais la passion des cœurs ambitieux des grands rois. Į fallait une guerre ; et depuis que le régent avait mis les armées sur un pied respectable, l'envie d'attaquer les Paquans n'était venue à personne. Les Paquans, de leur côté, n'avaient ni offenses reçues, ni prétentions à faire valoir. La raison ne suggérait donc aucun moyen de signaler la vertu guerrière du roi Guiot ; mais la politique fut plus heureuse que la raison. C'est une belle chose que la politique pour le bonheur des états. Deux rois fort sages étaient alors en guerre, à cinq cent lieues du Paquantois, parce que l'ambassadeur de l'un avait prétendu être assis plus haut que l'ambassadeur de l'autre, à un dîner donné par l'ambassadeur d'un troisième roi, dans une ville de cour étrangère, où ces ambassadeurs pouvaient se dispenser de donner des dîners. Des manifestes de trois mains de papier, écrits sans partialité, avaient démontré, clair comme le jour, les droits incontestables des deux potentats belligérans. Leurs peuples, au bonheur desquels il importait infiniment que l'ambassadeur de l'un ne dinit pas plus haut ou plus bas que l'ambassadeur de l'autre, quoique cela ne fasse rien à l'appétit, avaient déja chanté dix Te Deum pour des victoires, remportées de part et d'autre, en même temps. Ils comptaient trois à quatre cinq mille bras vigoureux de moins, sans faire une honnorable mention des dettes dont, deux siècles après, ils n'étaient point encore libérés. L'importance du sujet de la querelle, le désir d'acquérir de la gloire, la dignité du tróne des Paquans, ne permettaient pas à leur roi de rester les bras croisés dans une si belle ou occasion de se signaler. Il envoya cinquante mille hommes, soutenir la cause de celui que l'équilibre des états demandait qui fût secouru, dans ce moment-là. Les troupes témoignèrent une ardeur raisonnable d'aller se battre, sans motif, contre des gens, qu'elles n'avaient jamais ni vus, ni connus. Les révérendissimes pères en Dieu bénirent les armes de sa majesté, en leur souhaitant, de la part d'un Dieu créateur, l'avantage d'exterminer le plus grand nombre possible de créatures de ce Dieu. Le peuple paquant, jaloux de soutenir sa haute renommée, cria, vive le roi , à la vue du départ de cinquante millions en espèces, qui, ainsi que les cinquante mille hommes, ne sont jamais revenus. Enchanté du succès de cette campagne, le roi Guiot jugea qu'il ferait tout aussi bien d'entreprendre une guerre pour son compte, que d'aller secourir des rois qui se bataient pour un dîner donné par polisesse à leurs ambassadeurs. Ses états confinaient à des provinces incultes et dépeuplées, qui fesaient partie d'un vaste empire. Il se mit dans la tête, (ou plutôt on le lui mit) qu'il vaudrait mieux acquérir ces mauvaises provinces, que de faire construire des chemins et des canaux utiles dans quelques-unes des siennes, auxquelles ces ouvrages auraient procuré la plus grande fertilité. Or, qu'arriva-t-il de ces grands projets? Les fatigues, l'intempérie des saisons, les maladies contagieuses, attachées à un climat mal sain, détruisirent les armées paquantes. Pour réparer ces pertes, il fallut priver l'agriculture et l'industrie de leurs bras. Les coffres épuisés ne se remplirent qu'à force d'impôts extraordinaires et accablans. Pour comble de malheur, l'ennemi fit une invasion dans des provinces du Paquantois, desquelles il ne se retira qu'après les avoir détruites de fond en comble, et en avoir emmené ou dispersé ail loin les habitans. On eut, enfin, quelques succès, dont les autres puissances furent jalouses. Elles prétendirent que ces succès rompaient l'équilibre des états. Cet équilibre est une si belle chose aux yeux des nations. C'est une invention si nécessaire au bien-être des individus, que le roi Guiot vit le moment où il s'attirait à dos tous les cabinets politiques des princes, et toutes leurs armées sur les bras. Il fit la paix, en rendant tout ce qui avait été pris. Le peuple cria , vive le roi ; et l'on ne pensa pas plus à cette guerre, que si elle n'eût pas endetté l'état de six cent millions. Toutefois, sans le tremblement de terre, l'éclipse de soleil et l'étoile à queue, le roi Guiot s'en serait peut-être tenu là; mais il ne pouvait oublier les présages de sa destinée : d'ailleurs, ses succès, chantés par tous les poètes paquans dans des odes joufflues et bien nourries, entretenaient en lui une passion, qui fut toujours l'apanage des grands rois. D'un autre côté, il n'avait pas encore fait de guerre en personne: Si, en son absence, ses généraux s'étaient distingués par tant de belles actions, dont ils avaient eu, lui toute la gloire, et eux les travaux, que ne devait-il pas se promettre, quand , par sa présence, il ferait passer son courage indomptable dans tous les cours? Voici comment son ame supérieure eut occasion de déployer ses grandes qualités. Un roi vint à mourir. L'équilibre des états est comme l'honneur des femmes: tout lui porte ombrage. Le nouveau roi entrait alors, suivant les principes établis, dans la jouissance de tous les droits actifs et passifs, qui appartenaient à son prédécesseur au jour de son décès. Ceux qui veillaient au maintien de l'équilibre, soutinrent que le nouveau roi n'usait des droits du défunt, qu'en vue de nuire au systême politique général des états. Ils dirent qu'il n'était pas naturel, qu'un prince continuât dans leurs emplois les ministres de son prédécesseur, lorsqu'ils étaient honnêtes gens, et qu'il suivit le même plan d'administration ; lorsqu'il était bon. Peut-être pensaient-ils que trouver des ministres honnêtes c'est la chose la plus facile, et, qu'un bon plan d'administration se fait comme une épître dédicatoire à un fiche financier, laquelle vaut toujours son pris: Quoiqu'il en soit, on déclara la guerre au nouveau roi, qui gardait les ministres et suivait les plans de son prédécesseur. Le roi Guiot se chargea de la conservation de l'équilibre, et du soin de diriger les opérations hostiles. On travailla en conséquence à ses équipages de campagne. Rien n'y fut épargne ni oublié, pas même les truffes qui devaient être mises dans les sauces, et un théatre avec des acteurs, qui devaient récréer sa majesté: Que fonts d'ailleurs, quelques millions de plus ou de moins, ajoutés à la dépense que de telles circonstances exigent? Les rois n'y regardent pas de si près. Malgré la richesse de ces préparatifs, le roi paquant perdit, glorieusement toutefois, la cause de l'équilibre; et son peuple en paya les dépens. Je dis qu'il la perdit glorieusement, parce qu'il eut la gloire de croire avoir donné lui-même les ordres d'une bataille, dont il fut spectateur du haut d'une éminence, éloignée de deux mille du lieu de l'action. Il eut encore une autre gloire que voici. Ses troupes ayant, en passant, pris une bicoque, il se trouva aussi-tôt qu'elles dans la place, sans que jamais on ait pu dire, s'il avait été à sa prise, ou s'il n'était venu qu'après. Ces exploits donnèrent à sa réputation un relief incroyable : son nom fut porté, comme ses panégyriques en font foi, du pôle arctique à l'antarctique et reporté de l'orient à l'occident. Au reste, la paix se conclut traités solemnels et inviolables, que l'on se promettait bien de rompre à la première occasion. CHAPITRE X. Nouvelles amours du roi Guiot . Voila donc de nouveau la valeur, l'intrépidité, la magnanimité du roi Guiot enchaînées, en dépit du grand tremblement de terre, de l'éclipse de soleil et de l'étoile à queue. Il retourna à ses anciennes occupations, la chasse et l'amour. Pour cette fois, la beauté qui fixa son cœur, méritait d'obtenir ce triomphe. Elle réunissait à la candeur, à l'ingénuité, à la simplicité, à l'innocence de la première jeunesse tous les chartes de la figure, toutes les graces du corps, avec la justesse, la vivacité et les agrémens d'un esprit cultivé. Son ame douce et sensible formée dans les revers de la fortune , n'avait à souhaiter aucune des qualités, aucune des vertus qui assureraient le bonheur de la terre, si elles y étaient plus communes. Cette jeune personne intéressante, nommée Dézila, était fille d'un des premiers seigneurs du royaume. Son père avait eu le malheur de se laisser entraîner par un prince du sang, dans une conspiration tramée contre le feu roi. La conspiration fut découverte : l'auteur , prince du sang, trouva facilement à se justifier par son crédit; et le père de Dézila laissa sa tête sur un échaffaud. La mère de la jeune personne et sa famille ne purent alors résister au parti puissant qui les poursuivait. Elles dûrent quitter la cour et se disperser, jusqu'à ce que, sous la régence, leurs ennemis furent, à leur réduits à prendre la fuite. Ainsi vont les cours. Les charmes et le mérite de cette jeune beauté, instruite à l'école du malheur, n'échappèrent pas au roi Guiot. Sa première passion avait été de courte durée, les autres, de simples goûts passagers. Son cœur était encore susceptible d'attachement; il l'était même plus que jamais; car ce qu'il avait éprouvé jusqu'alors était-il bien de l'amour? Les impressions que l'on reçoit dans un âge encore tendre, s'effacent aisément, quand on n'a qu'un commerce momentané, avec l'objet qui les a produites. Elles n'empêchent pas que plus tard le cœur en reçoive de nouvelles, et d'autant plus durables, qu'elles sont alors fondées moins sur les charmes de la figure et les graces du corps, que sur les qualités de l'ame et les agrémens de l'esprit. Le roi Guiot en fit l'épreuve. Son cœur fut sérieusement épris de la plus vive passion. L'intéressant objet de sa nouvelle ardeur moins sensible à la conquête d'un amant de ce rang , qu'au désir de lui faire partager les qualités bienfesantes de ame, lui promit de l'amitié, en lui accordant de l'amour. Combien de fois n'arrive-t-il pas aux femmes de confondre l'une avec l'autre, ou de feindre de ne pas savoir les distinguer? Elle sont dispensées par-là, de s'effaroucher aux aveux qu'on leur fait, et de rougir de ceux qu'elles font. Mais ce manége n'avait aucune part à la conduite de l'aimable Dézila. Si elle ne permettait qu'un commerce d'amitié, c'est qu'elle ignorait qu'entre deux jeunes personnes de sexe différent, ce tendre commerce n'est que de l'amour, plus dangereux sous un nom déguisé. Lorsqu'ensuite on s'apperçoit de cette erreur, c'est une preuve, qu'il n'est plus temps de la réparer. La noblesse des sentimens d'une telle maîtresse influa bien-tôt sur ceux du roi. On ne l'avait jamais vu si grand, si généreux. Sans affecter un faste insultant, il mit dans son train, dans ses équipages, une magnificence soutenue par une économie convenable. La dépense était grande, mais non superflue : il n'oubliait pas que c'est le peuple qui la supporte. La belle Dézila refusa toujours, avec reconnaissance des présens, dignes par leur richesse, et de celui qui les fesait, et de celle à qui ils étaient offerts. Elle n'accepta qu'un portrait, où son amant était peint sous un costume inusité depuis quatre mille ans. C'était assez l'usage des grands, de se faire représenter dans des habits, qu'ils n'avaient jamais portés. Des procédés si différens de ceux de ses anciennes maîtresses , achevèrent de captiver le cœur du roi. Son amour était au comble. Enfin il résolut de faire partager son trône à celle qui était la souveraine de ses volontés, et plus que la moitié de sa vie. Il fit à sou conseil d'état l'ouverture de son intention. C'était où son premier ministre l'attendait. Depuis long-temps il ne voyait pas sans inquiétude, le changement qui s'opérait dans la conduite du roi : sa passion trop sérieuse lui avait appris à penser, et quelquefois à voir trop clair. Le fin courtisan craignit, avec sujet , que la maîtresse de son maître ne lui ouvrit tout-à-fait les yeux sur l'état de son royaume, et ne lui fit sentir qu'il était honteux pour lui de passer pour un despote absolu, tandis qu'il ne régnait pas seulement dans sa cour. Il devait craindre aussi qu'en heurtant de front la passion du monarque, il ne s'exposât à une disgrace, dont il aurait été facile à ses ennemis de profiter. Un ministre n'est jamais sans ennemis : ceux qui lui font le plus bassement leur cour, sont à la tête. Mais le dessein public du roi rendit heureusement toutes les craintes vaines. Il est bon de savoir que chez les Paquans, par une loi de l'état, introduite par l'usage, il n'était pas permis au prince d'épouser une de ses sujettes. L'observation de semblables loix dépend certainement plus de la volonté des ministres, que de celle du peuple. Il est incontestable que le roi Guiot, en épousant la belle et vertueuse Dézila, n'avait rien à craindre de la part de la nation, dont il aurait probablement fait le bonheur. Si on lui fit craindre un soulèvement total de ses sujets, ce fut afin de le détourner plus sûrement d'un dessein opposé aux intérêts de quelques courtisans ambitieux, qui se partageaient son autorité. On avait cependant plus d'un exemple de mariages contractés par des rois de la famille régnante, avec de leurs sujettes, nées même dans un rang très-bas. Le roi Guiot cita ces exemples : il plaida avec l'éloquence de l'amour contrarié : mais l'intérêt bouchait les oreilles à ses auditeurs ; il n'est pas de charme auquel l'intérêt ne résiste. Le premier ministre finit par lui dire , que, loin de penser à contracter un mariage disproportionné et contraire aux loix de l'état, il devait se rappeller la parole donnée en son nom à un roi, dont la fille, encore en bas âge, attendait le temps de lui être unie. Le pauvre roi Guiot eut beau protester contre une parole donnée par la politique, sans le consulter; on lui fit entrevoir tant d'inconvéniens à ne pas remplir cet engagement, qu'il promit tout ce que l'on voulut. On ne lui parla point du tremblement de terre, de l'éclipse de soleil et de l'étoile à queue : depuis qu'il connaissait la charmante Dézila , il n'en voulait plus entendre parler. il disait alors, que Dézila était sa seule étoile lumineuse, et qu'elle éclipsait l'astre du jour. Lorsque cette amante infortunée apprit ce qu'on avait agité au conseil, et la résolution qui y avait été prise, elle ouvrit les yeux sur la nature du fatal penchant, qui enchaînait sa destinée à celle du roi. Son ame fut affectée de la plus vive douleur; mais elle reprit bientôt son empire. Dézila fut la première à affermir son amant dans l'accomplissement de ce qu'on appellait ses devoirs : elle lui représenta , qu'il était roi avant d'être amant, et que la gloire des rois n'est pas de suivre aveuglément leurs passions, mais de les sacrifier à l'intérêt de leurs peuples. Eh ! ame de ma vie! s'écriait le roi; c'est cet intérêt seul qui me guide, en vous conjurant d'unir votre sort au mien, pour rendre des peuples heureux. Vous seule pouvez me donner la force de faire leur bonheur. Je le sens. Le roi Guiot parlait d'or : mais ce fut, comme s'il n'avait rien dit. Sa triste amante, voyant à la fin qu'il lui était impossible de guérir de sa passion, aussi long temps qu'elle resterait à la cour, prit le parti de l'abandonner à jamais. Une belle nuit, elle exécuta son projet secrettement, après avoir laissé sur sa table ces vers, qui furent postés au roi à son réveil. Hélas ! ce fut en vain qu'une amante insensée Voulut contribuer au bonheur de tes jours. C'était le doux espoir de mon ame abusée : Elle osait se flatter d'éternelles amour, Mon cœur, trop jeune encor, et sans expérience, Ignorait les dangers qui remplissent les cours J'en ai donc aujourd'hui la fatale science! Je sais qu'on n'y voit pas d'éternelles amours Je pars, roi trop chéri; le devoir me l'ordonne: Puisse-t-il sur ton cœur régner ainsi toujours! Suis avec fermeté l'exemple que te donne Celle qui t'a promis d'éternelles amours. Non , chère amante ; reviens : reviens d'une erreur trop funeste : mon cœur te prouvera qu'il peut encore se voir ici d'éternelles amours : dit le roi Guiot, sans trop savoir ce qu'il disait. Il faillit de tomber en syncope de l'aventure, et finit par demeurer immobile dans son fauteuil à bras. CHAPITRE XI. Voyages du roi Guiot. L'INFORTUNÉ roi des Paquans n'était à consoler de la perte de la tendre Dézila. Le coup l'avait jeté dans une mélancolie profonde, dont se ministres commençaient à craindre des suites sérieuses. Une humeur atrabilaire lui inspirait une certaine haine contre eux. Aussi ils jugèrent qu'il était temps d'en prévenir les effets, s'ils ne voulaient pas être victimes de leur zèle inviolable pour le maintien des loix de l'état et de leur attachement désintéressé à la personne sacrée du roi Guiot. L'expédient le plus propre à dissiper l'orage prêt à fondre sur eux, leur parut être de faire voyager sa majesté paquante , jusqu'à ce que la princesse, destinée à devenir son épouse, fut en âge de lui rendre ses très-humbles devoirs conjugaux. Le premier ministre se chargea de la réussite du projet. Il en avait bien fait réussir d'autres : même tout récemment, il avait fait accroire au roi, que cinq à six cent mille de ses sujets, qui, sur quelques points incompréhensibles de croyance, différaient un peu de celle de sa majesté, se trouveraient trop heureux et fort honorés de penser comme elle, dès qu'elle aurait parlé. La chose, il est vrai, n'alla pas tout comme le ministre l'avait insinué. Ce trait de fausse politique, suggéré par un révérend au positif, métamorphosé en plus que révérendissime, fit perdre au roi Guiot cinq à six cent mille de ses meilleurs Paquans, qui allèrent enrichir les ennemis naturels du Paquantois. Comme un vrai brave ne se laisse point décourager par un seul coup de jarnac, de même un courtisan consommé dans l'art de l'intrigue, n'abandonne pas le cours de la fortune, pour s'être écarté une fois du fil de l'eau. Le premier ministre va trouver le roi Guiot, qui soupirait dans l'abattement, au fond du bosquet de myrthes, de lauriers, d'orangers, de citronniers de grenadiers, de lilas, de gérofliers, de caneliers, de seringas et d'autres arbres ou arbustes odoriférans. Il lui parla en ces termes : Sire ! je ne puis souffrir plus long-temps que votre majesté paquante coute dans l'obscurité, des jours qu'elle doit tous à sa gloire et à l'admiration de l'univers. Je n'ai pas condamné d'abord ses regrets de la perte d'un objet qui les méritait : mais vous étiez roi, Sire, avant d'être amant, (c'est ce que Dézila lui avait déja dit) et il est temps de songer aux obligations, que vous impose ce premier titre. Plus votre ambition est modérée, plus elle est noble et louable. Plus votre ame est sensible, plus elle est grande et vertueuse. Ces rares qualités font les grands sois, aussi bien et peut être mieux ; que les vastes projets d'une ambition démesurée, et que les vertus d éclat qui ont établi à jamais la réputation de tant de héros. Je pourrai même ajouter que, si ces grands héros dont les noms fameux passeront à la postérité la plus reculée, ont fait des prodiges de valeur et de vertu, votre majesté ne paraîtra pas moins grande qu'eux, en s'abstenant par modestie, de pousser ses hauts faits aussi loin, Mais le choix que votre cœur a fait des vertus paisibles demande une autre voie, pour conduire à la célébrité due à tous les grands princes. Elles veulent être examinées de près. Il faut que les peuples, témoins de ces vertus, de ces belles qualités d'une ame vraiment supérieure, envient à la nation paquante le bonheur d'être gouverné par un tel monarque. En un mot, Sire, il fait voyager. Si votre majesté pouvait résister à la voix de l'attachement le plus sincère et de l'intérêt le plus vif, qui vous parlent par ma bouche, au nom de tous ses fidèles sujets; je lui ferais entendre, avec plus de force et de succès, sans doute, la voix du ciel, d'accord avec celle de l intérêt et de l'attachement. Cet oracle fameux, dont l'accomplissement est déja si glorieusement commencé, n'a-t-il pas annoncé que le prince, dont il prédisait la naissance mémorable, serait un grand pélerin ? Il entendait par là parviendrez par les voyages à un point de grandeur digne de votre illustre origine, et répondant aux prodiges qui vous ont précédé. Ce discours, prononcé avec chaleur et dignité par un homme insinuant, qui connaissait à fond son auditeur, fit sur l'ame du cher roi Guiot, un effet tout particulier. Il n'avait plus la belle Dézila, pour guider ses pensées et ses réponses. Serait-il pourtant bien vrai, se disait-il en lui-même, que le tremblement de terre, l'éclipse de soleil et l'étoile à queue fussent arrivés uniquement pour annoncer ma naissance, et présager mes destins ? L'oracle aurait il dit la vérité ? Le ministre ne le laissa pas plus long-temps dans ses réflexions irrésolues. Il le ramena au château, où il lui fit sabler quelques coupes d'un tockay délicieux. Le bon home de roi aimait un peu la liqueur bachique : cela le remit en belle humeur; et sa modestie royale se détermina, par une douce violence, à aller faire l'admiration de l'univers. CHAPITRE XII. Départ du roi Guiot; postillon tué; commis aux portes . Comme la modestie de sa majesté paquante était sans bornes, ses équipages, afin de mieux garder l' incognito , furent sans fin, Le nombre des voitures, destinées à charger les effets et les bagages de sa suite, était si grand, que l'on fut trois mois à rassembler les chevaux nécessaires pour les conduire, que l'on dut retenir à cette fin tous les cochers de fiacres et tous les chevaux de louage de la capitale et des provinces. Enfin, le jour du départ arrive : le roi Guiot monte en voiture : sa suite et ses équipages en font autant; et fouette postillon; les voilà déja hors du royaume. Le lecteur devine la raison de cette promptitude : le roi la demanda plusieurs fois, et on lui dit, pour toute réponse, qu'il ne convenait qu'à un simple Paquant de voyager autrement; mais que, lorsque sa majesté paquante était en voyage, elle devait faire trembler la terre, éclipser le soleil, et laisser après elle une traînée de poussière qui offusquât, pendant trois jours, les Paquans qui marcheraient sur ses traces. Il n'y avait rien à répondre à cela : ainsi le roi n'y répondit rien. Un gentilhomme de sa suite, en colère contre la lenteur d'un postillon, qui avait déja crevé trois chevaux, lui passa son épée au travers du corps. Lorsque le roi, étonné de cette petite vivacité, en demanda la cause, on lui répondit que, chez les grands en voyage, c'était l'usage de tuer trois ou quatre de ces Paquans-là, afin d'apprendre la vigilance aux autres. Un seigneur ajouta qu'il était dans l'habitude d'en agir de même avec ses paquans de créanciers, qui avaient l'insolence de lui demander de l'argent. C'est ainsi , poursuivit-il, que M. le duc un tel a payé son boulanger : c'est ainsi que j'ai dernièrement payé mon bottier. Quant à moi, ajouta un autre seigneur, quand mon boucher ne veut plus m'envoyer de viande à crédit, je vais dîner chez lui. Ce moyen tenter un créancier parut original : mais prétend que toutes ces raisons et ces exemples édifians satisfirent médiocrement le roi Guiot : car dans le fond, il était très affectionné à ses Paquans. Arrivé sur les terres d'un prince voisin , il vit trois espèces de paquans venir arrêter ses voitures, fouiller ses équipages, et vouloir mettre la main jusques dans ses poches, si ses gens ne leur eussent appris à tours de bras, que l'on n'en agissait pas ainsi avec les rois qui voyagent incognito . On lui donna l'explication de cette cérémonie. Il en trouva la fin fort plaisante et juste : mais il s'étonna de ce qu'on n'avait pas cherché un moyen plus honnête d'encourager l'industrie nationale et de subvenir aux dépenses de l'état. On se garda bien de lui dire, que dans son royaume la chose était plus indécente et plus injuste ; qu'une quarantaine de visages boursoufflés et de ventres relevés en bosses d'or, y entretenaient des milliers de semblables Paquans, pour molester et rançonner non seulement ceux qui venaient du dehors, mais aussi les Paquans qui allaient voir leurs maîtresses, ou des oncles à l'agonie, dans une autre province du Paquantois. Il n'avait pas pu en avoir connoissance; parce que les boursoufflés à ventre pointus avaient expédié l'ordre de la laisser passer librement, afin de ne point mettre obstacle à la célérité avec laquelle on désirait qu'il traversât ses états, pour qu'il n'y vìt rien. A la première ville où il arriva, on fut plus honnête, mais aussi plus curieux. D'autres espèces de Paquans vinrent à la porte lui demander poliment, qui il était; d'où il venait; où il allait loger. Un Paquant de sa suite répondit qu'il était homme; qu'il venait de chez lui; et qu'il allait loger à l'auberge. Cette réponse ne plut pas aux espèces de Paquans : un d'eux riposta au plaisant de la suite du roi Guiot, que les hommes étaient fort rares; que la plupart de ceux qui l'étaient n'avait pas de chez soi ; et qu'ils manquaient souvent de ce qu'il faut pour aller à l'auberge. Le roi, qui avait parfois des lubies de bon sens, comprit que le plaisant avait fait une mauvaise plaisanterie, et que le Paquant ne l'était pas autant qu'il en avait l'air : pour raccommoder la chose, il lui répondit en deux mots, qu'il se nommait Guiot; qu'il était Paquant de naissance et grand roi de profession; mais que, par modestie, il voyageait incognito , sous le titre de comte de la Guiotière; qu'enfin il allait loger à l'hôtel des trois rois, où il espérait d'être royalement traité. Les espèces de Paquans écrivirent sa réponse, lui firent une profonde révérence ; puis ils se retirèrent. Quant à lui, il alla descendre à l'hôtel des trois rois, dont le maître changea le lendemain l'enseigne, pour y substituer celle d'hôtel du roi Guiot , avec un portrait dont la ressemblance était frappée à grands coups de brosse, par un Paul-Véronèse, formé à l'école du pays. Sa suite et ses équipages furent dispersés dans tous les cabarets et les bouchons de l'endroit. Nonobstant la célérité avec laquelle le roi Guiot avait traversé le Paquantois, il s'était vu harangué aux postes et aux auberges, par les maires et les baillis en robes, avertis de se trouver sur son passage, pour donner à sa majesté une haute idée de la vraie éloquence, et lui présenter avec délicatesse , des louanges finement assaisonnées de ridiculum acri melius et de vis comica . Comme il s'attendait encore à la même cérémonie, il ne voulait pas se mettre à table, avant d'avoir répondu, par une légère inclination de tète, au maire ou au bailli harangueur de cet endroit-là. Les courtisans lui remontrèrent que, n'étant plus chez les Paquans, il ne pouvait pas exiger de harangues : l'hôte des trois rois ajouta, que la mode de haranguer les princes passait, depuis que ceux-ci s'accoutumaient à entendre la vérité : enfin l'appétit, plus fort que les courtisans et les hôtes, lui fit perdre la patience d'attendre une harangue, composée dans le vuide du bon sens et de la raison. Il se mit à table; soupa comme quatre; but pour six; dormit de même, et partit le lendemain matin, après avoir grassement payé son écot. CHAPITRE XIII. Continuation de voyages aventure de l'auberge; suppression de Bonzes . LA journée se passa sans événement remarquable : il en allait être de même de la soirée, si le roi Guiot, étant sorti pour un besoin naturel, n'eût pas rencontré, en montant l'escalier, une grande brunette, en jupon court, en blanc corset; portant grands yeux noirs en coulisse , bouche mignone, vermeille, taillée en cœur, poitrine en avant, croupe large, ferme et rebondie, et sautant les dégrés quatre à quatre : laquelle brunette fesait voir, sous un bas de lin, bien fin, bien tiré, blanc comme neige, une jambe fine, dégagée, faite au tour, et laissait entrevoir, sous un fichu de gaze claire, arrangé avec une petite négligence coquette, deux charmans demi-globes d'albâtre, fermes, polis, arrondis par l'amour et faits pour réveiller l'appétit le plus malade, le plus récalcitrant au vif aiguillon du plaisir. Un coup d'œil agaçant acheva de dérouter le monarque voyageur incognito . Il fit à la brunette la proposition galante, qui fut acceptée à l'instant. Pour que l'effet suivi de près les paroles, le couple dispos entrait déjà dans un cabinet à l'écart, où un paquet de linge sale allait être le trône des plaisirs, lorsqu'une voix importune se mit à crier à tout rompre; Thérèse, Thérèse:-Thérèse, descendez. Mademoiselle Thérèse rajuste à la hâte son fichu de gaze claire; sort du cabinet; en ferme la porte; descend les montées en trois sauts; va dire au crieur, plaît-il, papa? Le père, homme fort brusque, qui entendait peu le badinage, dit à sa fille , qu'il ne prétendait pas qu'elle allât ainsi roder en haut dans les quartiers, sans sa permission. Il lui ordonna de se retirer sur le champ à sa chambre, et de s'y coucher. La pauvre Thérèse fit un grand soupir, prit sa chandelle, pour s'en aller, et ne s'en allait pas, si son cher père ne lui en eût réitéré l'ordre avec toute l'énergie dont est capable un homme de cet état. Pendant ce temps-là le roi Guiot enrageait de bon cœur sur son tas de linge sale, qui n'était plus, un trône de plaisirs. Les seigneurs Paquans le cherchaient envain par tout l'hôtel : l'hôte en concevait des soupçons : mademoiselle Thérèse niait fortement qu'elle l'eût vu : on lui permettait de le nier, sans la croire : enfin, le roi gagna par la fenêtre un grenier à foin, descendit par le trou du ratelier dans l'écurie, et vint tirer tout le monde d'embarras. Cette aventure fit le pendant de celle de la remise. Les courtisans, à qui le roi Guiot la raconta le lendemain, pendant la route, en rirent beaucoup ou en firent le semblant. Au point du jour, avant de partir, il donna, en présence du papa, un baiser très-innocent à la belle Thérèse. Vers les dix heures, il fit arrêter à un petit bourg , pour y raffraichir. En entrant à l'auberge, il vit une trentaine d'hommes vêtus, les uns de noir, les autres de blanc, ceux-ci de noir et de blanc, ceux-là de gris, de brun, et d'autres couleurs; les uns tondus, les autres chevelus; ceux-là chaussés, ceux ci déchaux. Tous avaient l'air triste et grommelaient entre leurs dents. La bigarrure des accoûtremens , l'originalité des mines, la noirceur de l'humeur de ces êtres, fixèrent l'attention du roi paquant. Il s'informa de la cause qui réunissait tant de costumes bizarres et des gens qui ne paraissaient pas faits pour vivre ensemble, ri dans la société. Ce que la prospérité ne pourrait pas faire, répondit un des bigarrés, le malheur le fait. C'est dans le malheur que les hommes se reconnaissent pour frères, qu'ils se réunissent contre leur ennemi commun pour s'entre-déchirer ensuite , quand ils en ont triomphé. Un autre conta alors, comment ils avaient ci-devant plus ensemble, que le reste de la nation, dont ils ne formaient pas la vingtième partie : comment ils priaient tranquillement le ciel, pour la prospérité des armes de la patrie, tandis que les citoyens exposaient leur vie et leur fortune, pour la défendre : comment ils rendaient aux maris des services clandestins, qui réparaient un peu les pertes qu'ils fesaient essuyer à la société par des vœux absurdes et mal observés : comment leurs biens serviraient dans la suite à doter des établissemens utiles, et à payer de dignes officiers chargés d'instruire les gens de la campagne, des devoirs du citoyen, des droits et des obligations de l'homme dans l'état de société : comment ils se trouvaient eux-mêmes forces de rentrer dans la société, dont ils s'étaient détachés, quant aux charges, pour en absorber tous les avantages : comment on les mettait dans l'impossibilité de susciter aux citoyens, des procès frayeux, pour leur dévorer encore le peu de subsistance qu'ils avaient dû leur laisser ; comment, enfin, il n'y avait plus de bien à espérer désormais sur la terre, où il ne régnait plus ni foi, ni loi. La singularité de ces plaintes ne déplut pas au roi Guiot. Il se rappella qu'autrefois le régent, son parent, avait voulu introduire une semblable réforme dans ses états, où l'on voyait fourmiller les gens de cette espèce. L'aubergiste alors s'approcha de lui, et lui dit, avec un bon sens droit et franc. Tenez : je vous dirai tout net, que c'est nous qui avons renvoyé tous ces gens là : voici pourquoi. 1°. C'est que nous n'avons pas vu qu'il fût nécessaire qu'un vingtième de la nation eût autant que les dix-neuf autres vingtièmes ensemble. 2°. C'est que nous avons pensé que nous pourrions bien prier le ciel nous-mêmes, en nous battant, et en nous sacrifiant pour la patrie que nous aimons, et que ces gens-là n'aiment pas et n'ont jamais aimée. 3°. C'est que nous pouvons bien faire nos enfans aussi nous-mêmes, et que, si ces bigarrés-là veulent en faire, ils n'ont qu'à se mettre à la besogne avec un tas de femmes vêtues comme eux, et encore plus inutiles qu'eux. 4°. C'est qu'il était juste de payer mieux un digne homme public, dont la respectable fonction est de nous enseigner les principes de la morale et de nous diriger dans le chemin de la vertu. 5°. C'est que ces gens-là étaient devenus si insolens, si chicaneurs, si inhumains, si débauchés, si... si... qu'il n'y avait plus moyen de les supporter. 6°. Et, finalement, c'est que pour toutes ces raisons-là et pour mille et une autre, nous avons demandé qu'on nous délivrât des pigeons, des lapins et des bonzes : parce que les pigeons mangeaient notre bled en graine, les lapins en herbe et les bonzes en gerbe. Le roi Guiot sourit de cette naïveté : il en tint note sur ses tablettes, dans l'intention de s'en souvenir plus tard, ainsi que de plusieurs observations faites pendant son voyage : mais lorsqu'à son retour, il voulut y avoir recours, le porte-feuille avait disparu. D'ailleurs, il lui aurait été de peu d'utilité. CHAPITRE XIV. Continuation de voyage ; entretien avec un officier . Le roi Guiot arriva le soir dans une ville assez considérable, où il trouva une forte garnison. On devait en passer la revue le lendemain dans la matinée, ce qui l'engagea à ne point pars tir avant midi. En allant voir la troupe, il rencontra beaucoup de personnes , bien mises, qui portaient sous le bras ce qui devait servir à couvrir leur tête : il ne put s'empêcher de rire d'une telle mode. Il riait aussi beaucoup d'une plaisante espèce d'êtres amphibies, habillés de noir ou de violet, pimpés, bichonnés comme des petites maîtresses, portant sur la tête une calotte reluisante et sur le dos une pièce plissée d'une étoffe de soie noire : mais il en rit bien davantage, lorsqu'on lui apprit que ces êtres, infatués de leur petite personne, étaient des ministres de la divinité. Les Paquans allaient tout fondement, sans aucune recherche dans leur parure ; ceux qui, dans le fait, ils mettaient plus de façons ne s'en rendaient que plus ridicules : ainsi ils étaient fort sages de s'en tenir à l'uni. Quand le roi Guiot vit la troupe, il ne fut pas peu surpris des égards que les officiers avaient pour leurs soldats et des manières nobles de ceux-ci. Il vit aussi les citoyens les plus distingués s'approcher d'eux avec politesse, s'entretenir avec eux pendant les intervalles de repos, entre les opérations et les évolutions militaires. Les dames en fesaient autant, sans que les soldats en sortissent un instant des bornes de la décence et de l'honnêteté. Il en communiqua sa surprise à un officier, qui, à l'air étranger du roi et de sa suite , était venu leur faire les honneurs de la part de son corps. Cet officier dit le mot de l'énigme à sa majesté voyageuse. Il n'en a pas toujours été de même, lui dit-il : autrefois notre armée était composée, comme celle des autres nations ; c'est-à-dire , de paquans et de gens sans éducation, ni mœurs. On a fait réflexion qu'une armée, ainsi composée, ne pouvait pas se mouvoir par l'honneur et par l'amour de la patrie. La cause de cette mauvaise composition provenait de la manière inhumaine et avilissante , dont on y traitait les soldats. En changeant ce traitement, nous avons fait de l'état militaire, une profession noble, non seulement pour l'officier, (comment pouvait-elle l'être, quand le soldat était avili?) mais aussi pour le soldat. Nous ne craignons plus de le voir, comme il est arrivé, abandonner ses drapeaux par un vil intérêt. Depuis que nous lui avons démontré la noblesse de son état, dans lequel réposent le soutien et la tranquillité de la patrie, il n'est pas d'honnête citoyen qui n'ambitionne l'avantage d'y être admis. La situation présente de nos sociétés ne nous permet pas composer les armées, d'hommes en état de s'entretenir par eux-mêmes, sans être soldés : je pense même que, sans la solde, il ne serait guères possible d'introduire une discipline sévère et indispensable, mais sans peines avilissantes : nous donnons donc une paye à nos troupes: nous la proportionnons aux temps et à la cherté des denrées, suivant les provinces. Il faut que le soldat ne manque pas du nécessaire , mais il ne lui de sons pas faut point de superflu : c'est là le nerf de la discipline. Ce n'est pas qu'il ne puisse y avoir dans l'armée, un corps dont la solde soit au-dessous de la de pense, et qui exige de la fortune dans les individus qui le composent. Mais. il faut, pour prévenir le retour à l'aristocratie, que ce corps soit une école, de laquelle, après s'y être formés, les individus passent dans les autres corps de l'armée. Quant à la liberté, nous ne la ravis à nos soldats : nous la resserrons seulement dans les bornes que te maintien de l'ordre prescrit. Nous avons, enfin, rendu cet état, plus honnorable qu'aise. Les soldats sont nos concitoyens, nous nous manquerions donc à nous-mêmes, si nous pouvions leur manquer d'égard. De plus, nous avons fait ensorte qu'une grande partie de l'armée ne fut pas perdue pour l'industrie et l'agriculture. Le roi des Paquans dressait les oreilles à ce discours : il ouvrait de petits, yeux et une grande bouche. Vous pourriez quelquefois avoir une espèce de raison, dit-il à l'officier, quand il eut fini de parler. Alors il lui raconta qu'il était grand roi;-qu'il avait aussi des armées. Il lui fit un récit fort détaillé, de la manière, dont il avait perdu cinquante mille hommes et cinquante millions en argent, pour le dîner de trois ambassadeurs ; de celle, dont il avait sacrifié quatre fois plus de monde et d'espèces sonnantes, pour conquérir des rochers et des déserts, que l'équilibre des puissances l'avait forcé de rendre à la paix ; de celle, enfin, dont il s'était glorieusement tiré d'affaire, en entrant dans une bicoque que ses gens avaient prise d'assaut. L'officier lui répondit que leur armée n'était pas destinée à de tels exploits, mais bien à défendre la patrie. Vous n'attaquez donc jamais ? dit le roi. A parler exactement, non, répliqua l'officier : car celui qui insulte est toujours l'aggresseur; ainsi quand nous vengeons une insulte , nous ne fesons que nous défendre, et nous n'insultons jamais. Quel bien voulez vous, poursuivit-il, qu'il revienne à la patrie, en se mêlant dans les querelles de gens avec lesquels on ne peut avoir que des rapports d'ambition Croyez vous d'un autre côté, que nous serons plus heureux, quand notre domination sera plus étendue? Au contraire, n'est-il pas plus probable, que nous serons moins bien gouvernés? Et quant à l'équilibre des états, il subsistera toujours entre des nations sages, indépendamment de l'étendue et de la population de leur territoire. Cette répartition, à peu-près égale de forces, que l'on veut introduire, n'est nécessaire que tant que les nations sont gouvernées par des princes ambitieux, qui font servir les peuples d'instrumens à leurs passions. En entendant parler de la sorte, le roi Guiot ouvrait bien plus les yeux et les oreilles. Il répéta, avec un certain air d'embarras, qu'il était grand roi; qu'il avait des armées ; qu'il disposait de ses armées selon sa volonté. -- Се que vous me faites la grace de me dire , peut être vrai , dit l'officier : il en était de même autrefois chez nous : car nous avons aussi un roi, qui nous gouvernait suivant son bon plaisir ; mais les lumières ont fait changer de face aux choses : il n'est pas douteux qu'avec le temps, elles en opéreront autant chez vous.-Parbleu! je les en défie, repliqua le roi Guiot, avec humeur. J'y mettrai bon ordre. Vous en agirez comme il vous plaira , poursuivit poliment encore l'officier : on peut, par despotisme, retarder les progrès de la raison, mais jamais les empêcher de paraître enfin. Ils se quittèrent alors moins bons amis qu'ils ne s'étaient rencontrés. Il n'entrait pas encore dans la tête du monarque paquant, comment des peuples ne seraient pas toujours charmés d'aller se battre en aveugles, contre des inconnus pour des dîners d'ambassadeurs, des bicoques et des rochers. CHAPITRE XV. Continuation de voyage; arrivée à la capitale d'un autre royaume; démolition d'une forteresse et d'un vieux château Le roi Guiot retourna à l'auberge, mincement satisfait de ce qu'il avait vu, et moins encore de ce qu'il avait entendu. Comme, cependant, il ne gardait pas de rancune, il dîna de bon appétit : même il aurait offert au dessert un verre de vin à l'officier du matin, s'il s'y fût présenté. Après diner il monta en voiture, pour aller coucher à la ville capitale du pays. En y arrivant, il trouva un peuple innombrable occupé à démolir une citadelle fortifiée à la moderne et un vieux château flanqué de tourettes, garni de meurtrières, de crénaux et de machecoulis. La curiosité est mère de la science : si les hommes n'étaient pas curieux d'apprendre, ils resteraient toujours ignorans et sots. Le roi Guiot, depuis ses voyages, se piquait beaucoup de curiosité : de-là vient que l'on remarquait les progrès merveilleux de ses connaissances. Il s'informa auprès de cette foule de manœuvres , d'une démolition qui lui semblait être un dommage irréparable, fait à la défense de la capitale. Les ouvriers étaient très-polis : ils ôtèrent honnêtement leurs bonnets, pour lui répondre, que l'intérieur du royaume n'avait pas besoin de places fortes; parce que les citoyens devaient plutôt sacrifier tous leur vie, que de laisser à l'ennemi le temps de pénétrer si avant. Cette réponse franche émerveilla le roi Guiot. Jamais un Paquant de mon royaume, dit-il à ceux de sa suite, ne m'a tenu un propos si noble, si énergique. C'est qu'ils ne sont pas libres, riposta un des hommes occupés à démolir le vieux château, -- Sans doute , lui repartit le roi paquant, ils ne sont pas libres, puisque je suis leur maître absolu. Tant pis pour vous, répondit l'autre, en poursuivant son travail : vous n'avez pas le bonheur de commander à des hommes. Et tant pis pour eux ajouta un autre démolisseur : ils ne savent pas ce que c'est d'avoir un roi qu'on peut aimer. Ils ne connaissent qu'un despote, qu'ils doivent craindre. Le roi Guiot fit une grimace, et dit au démolisseur,-bien obligé, mon ami! à quoi l'autre répondit : il ne faut rien pour cela, notre bourgeois : puis il continua son travail ; et le roi passa son chemin. Il aurait pourtant été bien aise de connaître à quoi ce vieux château avait servi : mais quand il demandait quelque chose, il recevait des réponses si singulières, qu'il devait mettre beaucoup de réserve dans ses questions, s'il ne voulait pas entendre des leçons, auxquelles il ne s'accoutumait pas sans peine. Enfin il hasarda d'entamer une conversation sur ce chapitre, avec un homme d'une cinquantaine d'années, portant son couvre-chef sous le bras, et regardant, avec un air de jubilation, démolir cette antique forteresse inexpugnable. --- J'y ai été, dans ce monument d'un despotisme barbare, s'écria à l'instant l'homme au couvre-chef sous le bras. J'ai passé quinze ans au fond de cet abîme arrosé des larmes de l'innocence. Des larmes! que dis-je ? il l'a été du sang le plus pur. J'ai détesté, pendant quinze ans, dans cet antre infernal, et ma douloureuse existence et les bourreaux qui qui s'engraissaient de mes tourments. j'y ai déploré les malheurs de ma patrie, livrée indignement aux agens cruels d'un maître qui n'avait pas seulement la force de vouloir le bien. -- Il expliqua ensuite comment, depuis plusieurs siècles, on avait dépouillé des citoyens vertueux, du premier des biens, de la liberté, pour les plonger dans des cachots ténébreux, inaccessibles au reste de l'univers : comment ces enlèvemens abominables se tramaient et se consommaient dans un odieux mystère, au mépris de toutes les loix de l'état et de l'humanité, à l'insu même du maître, dont les ministres ne rougissaient pas d'emprunter le nom, pour commettre les plus inouis des forfaits. Le roi Guiot fit de profondes réflexions sur le discours de l'homme au chapeau sous le bras. Il soupçonna que ses propres ministres pourraient bien pratiquer quelque chose de semblable ou d'approchant; vu que dans ses états, il existait encore plus d'un château destiné à recéler les vols que le prince fesait à la liberté de ses sujets. Il se rappella que plusieurs fois et sans examen, il avait signé de ces ordres de sang, que ses ministres lui présentaient, en lui alléguant qu'il était de l'intérêt, de la dignité du trône, de ne pas suivre dans ces affaires les formes établies par les loix. Ils nommaient cela des coups d'une juste autorité. Ces réflexions sérieuses furent interrompues par l'arrivée d'un brillant équipage à six chevaux, richement enharnachés, dans lequel était une jeune femme, mise avec tout l'art, toute la recherche du luxe et de la coquetterie. Elle jetta un léger coup d'œil, mêlé d'insensibilité et de dédain, sur le monument qu'on démolissait, rit sottement au nez des démolisseurs et poursuivit sa course au milieu de leurs huées. Le roi Guiot apprit que les équipages et la parure de cette femme venaient d'un des premiers dervis, qui, pourvu d'une vingtaine de charges incompatibles et impossibles à remplir par un même titulaire, achetait bien cher la faveur de passer avec cette spirituelle personne, quelques instans d'un temps, que la belle partageait à meilleur compte avec un jeune officier. Un des Paquans de la suite du roi se contenta de dire, c'est ici comme chez nous. La nuit tombait : chacun s'enfut; les démolisseurs, en chantant; le roi Guiot, en rêvant ; les Paquans de sa suite royale , en cherchant à tirer sa majesté de ses rêveries, lesquelles n'étaient pas entièrement de leur goût. Ils craignaient d'éprouver un jour, après un long rêve, un réveil d'Epiménide, dont tout l'avantage n'aurait pas été de leur côté. CHAPITRE XVI. Promenade du matin ; rencontre d'un officier; entretien sur les titres d'honneurs Le lendemain matin, le roi Guiot alla se promener avec ses courtisans, ses gens et les leurs. Un jeune officier, qui, à leur costume et à l'air surpris dont ils regardaiant tout, vit bien que ce devait être des étrangers de marque, les acosta , et leur offrit ses services. La politesse n'est pas défendue. Un officier paquant le mit au fait de la qualité du roi Guiot, qui voyageait incognito , avec six cent personnes à sa suite, sous le titre de comte de la Guiotière, dans le dessein de se faire admirer des nations. Le louable motif du voyage, et cet incognito bien gardé amusèrent l'officier, fin railleur de son naturel, comme l'étaient d'ordinaire les jeunes gens de son métier et de sa profession. Il salua, toutefois avec un profond respect, le monarque paquant, qu'il qualifiait tout simplement de mon roi , en lui adressant la parole ou en lui répondant. Le cher roi ne paraissait pas prendre cette courtoisie le mieux du monde. L'officier s'imagina que sa majesté s'offensait d'un titre qu'elle voulait cacher sous un modeste incognito . Il ne l'appella plus que mon comte . Alors un des officiers paquans dit à l'officier du pays, que dans le Paquantois on donnait toujours le titre de sire au roi Guiot, en s'adressant à lui , et dans le discours celui de votre majesté paquante ; mais que, sous l' incognito , il convenait de le titrer de monseigneur , ou au moins, de monsieur le comte et d'altesse sérénissime . -Palsambleu ! répartit l'officier, en éclatant de rire et s'excusant de cette liberté, vous me la donnez belle. Quoi ! j'appellerai votre altesse sérénissime un homme qui n'a que quatre pieds de taille, et qui a l'air sombre et refrogné d'un despote chassé de ses états? ( sans comparaison, toutefois, ajouta-t-il). Je traiterai de sire , de seigneur , de sieur , un visage imberbe de dix neuf à vingt ans, tel qu'est celui du roi Guiot ou du comte de la Guiotière? Eh! ventrebleu l vous vous gaussés de moi, mon cher officier paquant. Sans le ton de plaisanterie qui assaisonnait cette répartie, on ne sait pas comment le roi l'aurait prise : au moins est-il certain , qu il fit semblant d'en rire, et qu'il pria l'officier de commenter son discours. Celui-ci le satisfit de la manière suivante. Les mots de sire , sieur , seigneur , usités chez les Paquans, celui de sor chez les Albionnais, celui de senor chez les Bétiquois, celui de signore chez les Ausoniens, viennent tous incontestablement du mot senior , qui, dans la langue d'un petit peuple brigand, rassemblé depuis peu vers l'Ausonie signifie le plus vieux . Le titre d'altesse sérénissime vous vient aussi des Ausoniens, peuple aujourd'hui lâche , bas et rampant, après être tombé du faite de la grandeur et de l'orgueil. Altesse , dans leur langue altezza , veut dire hauteur : d'un mot qui devrait être une injure , la flaterie et la bassesse ont su faire un titre d honneur, que l'orgueil, presqu'aussi bas, a reçu avec avidité. Sérénissime désigne, selon la signification propre, un visage serein, sur lequel viennent se peindre les qualités douces et bienfesantes d'une ame faite pour régner sur des êtres sensibles. Majesté rappelle une idée de grandeur, formée par tout ce qui peut ennoblir l'homme et l'élever au-dessus de ses semblables ; mais par malheur, ce mot a toujours donné plutôt l'idée d'un pouvoir sans bornes, et d'une autorité dont il est plus aisé d'abuser, que de se servir pour le bonheur de i humanité. Nous connaissions ci-devant, comme vous, ces titres donnés par la flaterie rampante à l'orgueil insolent : nous les avons ensuite abjurés, en reprennant nos droits inprescreptibles d'hommes-citoyens. Nous appellons notre prince, mon roi; comme un soldat appelle son chef, mon capitaine ou mon général ; persuadés qu il suffit à un roi de remplir dignement les obligations que ce titre lui impose, pour obtenir l'amour et le respect d un peuple, aussi juste qu'éclairé, duquel il tient tout son pouvoir. Si, cependant, vous tenez trop à vos anciens titres, choisissez dans ceux de mon roi , de mon comte et de mon vieux , celui qui ce vous flate le plus. Le roi Guiot répondit, en balbutiant , qu'il l'appelerait comme il voudrait, pourvu que ne fut pas mon vieux . L'officier souscrivit de tout son cour à cette condition : il continua sa promenade avec le roi et ses Paquans. Un de ces derniers objecta au jeune officier, qu'il avait avancé mal-a-propos que le pouvoir des rois venait du peuple ; puisque tout pouvoir venait d'enhaut, et que les rois étaient tels par la grace de Dieu. -Votre objection, répondit l'officier, tient à de vieux principes qui veulent être un peu décrassés. Si je vous demandais, si les peuples ont été faits pour les rois, ou les rois pour les peuples, vous seriez en droit de me rire au nez ou de hausser les épaules, au ridicule de cette question. Un peuple existe sans roi ; un roi n'existe pas sans peuple. Un roi détrôné justement n'est plus roi. Voilà donc le premier point de votre objection résolu. Maintenant, si, quand vous dites, que tout pouvoir vient d'en haut, vous entendez que tout pouvoir légitime tient à l'ordre essentiel des choses, fondé sur les loix immuables de la nature, alors une apparence de raison; pourvu, toutefois, que vous n'admettiez pas cet ordre des choses, en haut plutôt qu'en bas, mais que vous conveniez qu'il réside dans l'universalité des forces et des combinaisons qui constituent le grand tout Si cet ordre essentiel, si cette universalité de autre chose que la divinité les attributs qui nous la rendent sensible , les rois, je le veux bien, sont rois par la grace de Dieu. Mais les peuples, dont l'existence est indépendante de celle des rois, sont donc aussi peuples par la grace divine ? Car il serait absurde de dire que le pouvoir des rois tient à l'ordre essentiel, et que ceux qui confèrent aux rois ce pouvoir, n'y tiennent pas : d'autant plus que le pouvoir tenant à l'ordre essentiel, est inhérant aux peuples et non aux rois, qui n'en sont que mandatai et qui ne l'exercent que pour et au nom des nations. Il faut bien, mes chers camarades, que la chose soit ainsi : car il est démontré que les rois n'existent que pour les peuples; lesquels, je le répète, peuvent exister sans rois, et, par conséquent, tiennent d'eux mêmes à l'ordre essentiel des choses. Où est donc la nécessité de donner aux mandataires une qualification, qui ne convient qu'à ceux dont ils tiennent leur mandat? Les Paquans, un peu brouillés avec la métaphysique, comprirent, tant bien que mal, une partie de ce raisonnement, que l'officier avait tâché de mettre à leur portée. Ils finirent par objecter encore', qu'au moins le mandat tombait sur une personne, plutôt que sur une autre, par la grace et la volonté de Dieu. Mes amis, répliqua t-il, nous raisonnions de même du temps qu'il n'y avait que nos dervis ou nos bonzes qui sussent lire, écrire et déraisonner. Il sentit que l'heure de se rendre à la cazerne approchait : ce qui lui fit prendre congé de la docte compagnie paquante, et laisser le roi Guiot retourner à son hôtel, en rêvassant. Les Paquans de sa suite ne l'interrompirent pas dans ses rêveries : ce jour-là ils étaient presque tous aussi rêveurs que lui. CHAPITRE XVII. Applaudissemens du peuple ; le roi Guiot se rend à la cour; il y dîne. LES Paquans de la suite du roi Guiot, à leur arrivée, avaient d'abord répandu le bruit, qu'il était venu un grand roi étranger, dont la naissance avait été précédée d'un tremblement de terre d'une éclipse de soleil et d'une étoile à queue; raison pour laquelle il voyageait incognito , avec six cent paquans, afin de se faire admirer. Le peuple curieux par-tout, ainsi que les savans et que ceux qui croyent l'être, s'était porté en foule vers l'hôtel où logeait le grand roi. Au retour de la promenade, ce concours nombreux n affecta pas désagréablement sa modestie. Il vit, au contraire, avec un certain contentement que ce peuple savait apprécier le mérite. Il s'offrit complaisamment à ses regards curieux ; ensorte que, l'enthousiasme gagnant les spectateurs, ils se mirent tous à crier, vive le grand roi des Paquans . Ce cri lui rappella l'oracle : il commençait d'y ajouter foi plus qu'il ne l'avait encore fait. Dans ce moment il survint un homme, assez bizarrement habillé, qui, après s'être informé du sujet d'un si grand attroupement, s'approcha du modeste roi Guiot avec une noble hardiesse, et lui tint avec beaucoup de liberté le discours suivant. Roi des Paquans, je viens d'apprendre que vous voyagés sur la foi d'un oracle, rendu ensuite d'un tremblement de terre, d'une éclipse de soleil et d'une comète. Les voyages en pays étrangers conviennent aux princes avant qu'ils montent sur le trône; après, ils ne doivent parcourir que les provinces de leurs états. Les tremblemens de terre sont des effets naturels, qui n'ont pas plus de rapport à la naissance d'un chétif individu de l'espèce humaine, coëffé d'un cercle de diamans, qu'à celle du dernier paquant, chargé d'étriller vos chevaux et vos mulets. Les éclipses sont des phénomènes que les astronomes prédisent, et dont les astrologues se servent, pour amuser la superstition des ignorans, Les comètes sont des corps, errans le plus dans l'espace avec peut-être moins de régularité que les autres astres, mais qui, tenant de même à l'organisation générale de l'univers, concernent autant un roi des Paquans, que piètre des animalcules, qui pullulent par millions dans la matière. Voyagez, puisque vous y êtes : mais défiez-vous des flatteurs , qui entourent ceux qui ont le malheur de naître dans votre rang. -- Il aurait continué sur ce ton, si les Paquans de la suite du roi, s'imaginant que cette dernière phrase les touchait, n'eussent pas trouvé le moyen de l'éloigner. Ils assurèrent à leur maître, que cet homme avait visiblement la tête fêlée : il les crut aisément, parce qu'il désirait que cela fût. Le roi Guiot se fit conduire au palais du roi du pays, auprès de qui on l'introduisit d'abord sans obstacles, sans formalités. -- Ah! lui dit le prince, en allant à sa rencontre, vous me trouvez dans la fonction la plus douce et la plus noble de notre état, celle de faire du bien. Il est vrai, poursuivit-il , qu'on ne m'en a plus laissé d'autre; mais en cela, on n'a consulté que mon cœur. -- Il expliqua ensuite au roi paquant, comment la révolution, opérée dans les esprits, avait dû en opérer une dans le gouvernement. Le monarque voyageur fut très surpris de trouver un roi qui ne pouvait plus en vertu de son bon plaisir et de la plénitude de son autorité certaine, mettre en oubli, dans quelque cul de basse fosse, ceux de ses sujets, dont il importait à la dignité du trône de ne plus entendre parler; un roi qui ne pouvait plus entreprendre de guerres glorieuses et utiles, pour le mauvais dîner d'un ambassadeur; un roi, enfin, tout puissant pour faire le bonheur de la nation, et mis dans l'impossibilité de nuire au moindre des citoyens. Il y réfléchissait attentivement, quand un de ses courtisans, le tirant à l'écart, lui dit : Sire, je parierais ma tête, que ce roi n'a pas eu, comme votre majesté paquante, l'honneur d'être annoncé à son peuple par un tremblement de terre, une éclipse de soleil et une étoile à queue. -- Soit humeur, soit raison, le roi Guiot prit la remarque du courtisan en mauvaise part. Il lui défendit sérieusement de lui rappeller à l'avenir des prodiges qu'il était résolu d'oublier, en s'occupant des vrais moyens d'acquérir une plus juste célébrité. Le courtisan paquant, effrayé de cette résolution, dépêcha sur le champ un courier au premier ministre, afin de l'instruire du danger qu'il y avait à laisser voyager le roi plus longtemps. Les deux rois s'entretinrent ensemble, avec cette familiarité décente qui convient à des hommes civilisés, dont la manière de penser est également noble. Le roi Guiot prit plaisir à voir le respect joint à la franchise, dans tous ceux qui approchaient le roi, son confrère. Il ne fut pas moins enchanté de la facilité, avec laquelle tout le monde avait accès auprès de lui. Quand ce fut l'heure du dîner, on en avertit la cour : le roi Guiot s'y trouva à table avec toute la famille royale, les premiers officiers de la nation et ceux de la couronne. La gaîté et l'union firent les fraix du repas. Le monarque voyageur s'épuisait en comparaison à son désavantage, au sujet de cette façon de vivre libre et enjouée, et de celle de sa cour dont la gène et l'étiquette avait banni jusqu'à l'ombre d'amusement. CHAPITRE XVIII. Entretien d'un mince officier paquant avec de pareils officiers du roi du pays . TANDIS que le roi Guiot trouvait que, chez le roi, son hôte, tout était à ravir, un des minces officiers de sa suite, lequel dînait à l'office avec les minces officiers de la cour, ne cessait pas de mettre également en parallèle tous les usages de cette cour, avec le cérémonial de celle du Paquantois : mais, suivant lui, tout l'avantage était du côté de cette dernière. -- D'abord, disait-il à ses commensaux, votre roi mange confondu avec les princes et princesses de son sang, même avec les grands officiers de la nation et de la couronne. Chez les Paquans, le roi Guiot a toujours mangé seul, comme un pestiféré, sous un dais cramoisi, brodé en or. Il ne rabaissa jamais la majesté du trône, jusqu'à admettre à sa table le régent, son parent, qui administrait les affaires de l'état, pendant sa minorité. Ici le roi se sert lui-même, sert les autres, et mange ce qu'il veut ; chez les Paquans, il faut que le grand écuyer tranchant coupe les morceaux au roi Guiot ; que le grand panetier lui apporte et dépèce son pain; que le grand sommelier tire le vin ; que le grand échanson lui verse à boire ; et qu'une foule d'autres officiers pourvoyent à toutes les nécessités du repas : il faut que le grand médecin du corps goûte les mêts et la boisson ; et le roi ne peut aucunement toucher à ce qu'il plaît au grand médecin de ne pas trouver de son goût : il faut, avant tout, que le grand aumônier dise le benedicite , et qu'il récite les graces après que sa majesté a dîné. Remarquez bien, ajouta-t-il, qu'aux jours de fêtes et de gala , tous ces grands officiers servent sa majesté à cheval, armés de pied en cap, comme Bellérophon, quand il coin. battit la chimère sur un cheval ailé, Après avoir mangé honnêtement et copieusement bu, le mince officier paquant et ses commensaux se levèrent de table et allèrent faire un tour de jardin, afin de faciliter la digestion. Ils rencontrèrent plusieurs personnes, qui leur demandèrent si le roi donnerait bientôt audience, ajoutant qu'elles avaient à lui parler. Sur quoi le mince officier paquant trouva occasion de dire à ses compagnons de promenade, qu'à la, cour du Paquantois il en était bien autrement : que pour avoir audience du roi Guiot, il fallait aller chez son premier ministre , que, celui-ci étant rarement visible, on devait s'adresser à un autre ministre ; que cet autre ministre, n'ayant pas souvent le temps de vous entendre, on était obligé de se rendre chez son premier commis; que, ce premier commis, se trouvant presque toujours en affaires, cela contraignait à recourir au second commis; que le second commis, ne manquant guères d'occupation, il était nécessaire de se présenter chez un troisième commis ; que ce troisième commis travaillant sans relâche, on ne pouvait parler qu'à son valet de chambre; que son valet de chambre vous renvoyait au valet de chambre du se, cond commis, celui du second commis au valet de chambre du premier commis, celui du premier commis au valet de chambre du ministre subalterne, et le valet de chambre de ministre subalterne à celui du premier ministre ; que le valet de chambre du premier ministre se chargeait d en parler à monseigneur ; qu'alors on s'en retournait fort content, les poches vuides, et regardant l'affaire comme faite; que, de retour chez soi , l'on disait beaucoup de bien du premier ministre, des ministres subalternes, de leurs commis et du roi, que l'on n'avait pas vus, mais beaucoup plus encore des valets de chambre, qu'on avait bien payés. Le narrateur qui, comme on le voit, avait passablement de prolixité de style en partage, ajouta, pour affirmer la vérité de son écrit, qu'il avait passé lui-même par tous ces dégrés de jurisdiction gracieuse, avant d'avoir l'honneur d'être mince officier de sa majesté paquante , et qu'il savait d'expérience le plaisir que cela fesait aux solliciteurs. Ses compagnons de promenade lui dirent que, chez leur roi, on était admis à l'audience sans tant de détours, tous les jours, et à toute heure honnête , à moins que des raisons de santé ne forçassent le roi d'en user autrement, à son grand regret. -- Tout ce que vous me dites là est excellent pour un roi ordinaire, leur dit le mince officier paquant; mais le nôtre est un grand roi, destiné à faire les plus grandes choses, sans compter celles qu'il déja faites. -- Il leur raconta pour lors les campagnes guerrières du roi Guiot : il n'omit pas également le grand tremblement de terre, l'éclipse de soleil et l'étoile à queue. Ses auditeurs trouvaient ces choses bien grandes, bien belles, bien merveilleuses ; mais ils n'en étaient pas moins contens de leur roi qui les rendait heureux, sans avoir été annoncé avec tant de fracas. En s'entretenant de choses et d'autres, la conversation tomba sur le nombre de personnes employées au service particulier des deux rois. Il se trouva que celui du pays n'avait pour son service et celui de sa maison que douze cent personnes, y compris ses gardes du corps. Le mince officier paquant se mit à faire là-dessus des exclamations qui ne finissaient pas. Il donna un grand et exact dénombrement des différens corps de gardes, d'officiers de bouche, de cuisine, d'office, d'écurie, de chasse, de pêche et d'autres départemens. Il entra dans tous les détails, en homme consommé dans la connaissance de la matière qu'il traite. Suivant son calcul, la maison du roi Guiot , avec ses grands et petits officiers se trouva composée de douze mille personnes, sans y comprendre les maisons particulières des princes et princesses du sang royal, qui avaient plus de douze cent personnes chacune à leur service. On lui demanda aux dépens de qui tout ce monde était entretenu. Après avoir beaucoup tergiversé, par amour pour son roi et pour sa patrie , il finit par donner à entendre que cette maison, énormement nombreuse, était à la charge du pauvre peuple, qui gémissait sous le faix des impôts. On l'amena de plus par des questions insidieuses, à venir que les dilapidations de la cour, des ministres et de ceux qui les approchaient, avaient réduit les finances à un état de délabrement presque incurable. Mais pour couvrir le vuide effroyable qui se trouvait dans les coffres de la nation, que l'on nommait toujours coffres du roi , un agioteur intrigant avait proposé des emprunts, qui ajoutaient de nouvelles dettes aux anciennes. Néanmoins, comme les Paquans étaient faciles à duper, ils avaient élevé au ciel l'intrigant agioteur, que plus tard ils précipitèrent aux enfers. -- Toutefois, ajouta le mince officier narrateur, si les emprunts, les ressources fiscales', financières et mercantiles, ne suffisent pas, le roi fait assembler les grands et notables de son royaume : il leur dit qu'il lui faut de l'argent; et cinquante mille lances , qui entourent les notables, leur en font trouver autant qu'il plaît au roi. Les détails, dans lesquels le mince officier paquant était entré, un peu à contre-cour, le firent parler avec humeur : il poussa la chose, jusqu'à dire, que le roi, qui l'hébergeait, n'était qu'un roitelet vis-à-vis du roi Guiot. Le propos choqua ses compagnons de promenade : ils envoyèrent chercher une couverture de laine, placèrent le mince officier paquant sur cette couverture, et le firent voler, une trentaine de fois, à quinze pieds de terre. On le porta ensuite dans son lit, ou le roi Guiot, instruit de l'aventure lui envoya son congé : ensorte que le battu aurait payé l'amende, si le lendemain matin le monarque paquant ne l'eût reçu en grace, à la demande du roi son hôte. Car ce dernier avait eu l'honnêteté de retirer chez lui le voyageur incognito avec toute sa suite. Au reste, la petite leçon donnée au mince officier paquant, ne fit pas de mal à ses confrères , les grands et les minces officies, qui apprirent à faire moins consister la grandeur du prince dans un faste onéreux à la nation. CHAPITRE DERNIER Promenade; soulèvement dans le Paquantois ; retour du roi Guiot ; sa mort . Les jours suivans le roi du pays conduisit le roi Guiot aux spectacles, aux divertissemens publics, à la chasse. Il lui fit voir tout ce qui pouvait intéresser la curiosité d'un voyageur éclairé qui désire encore de s'instruire. Ils visitèrent ensemble les hôpitaux, les écoles publiques, les manufactures et les autres établissemens utiles, formés par la suppression de la multitude de bonzes, dont le roi Guiot avait rencontré une partie sur la route. C'est alors qu'il se repentit amèrement d'avoir rétablis ceux que l'ancien régent, son parent, avait écartés avec tant de sagesse. -- Si vous avez déja fait par ce moyen de si belles choses, disait-il au roi, son confrère; que ne devez vous pas attendre de la suite, quand cette foule de célibataires sera rentrée n'est pas sons les loix de la nature, pour remplir les devoirs de la société ? Les Paquans de sa suite ne formaient pas de spéculations si élevées : ils se contentaient de jouir des plaisirs qu'un peuple libre et enjoué avait multipliés ingénieusement. Aucun regret ne les rappellait vers leur patrie : le mince officier berné commençait à croire qu'on pouvait être heureux ailleurs qu'à la cour du Paquantois. Mais, hélas ! il de félicité durable sur la terre. L'instant, où l'homme pense toucher au bonheur, est souvent celui qui va le plonger dans un malheur sans remède. Le roi Guiot et ses Paquans s'applaudissaient d'avoir lié connaissance avec un peuple voisin , si aimable et si éclairé, lorsqu'un courier paquant, expédié par l'ancien régent, vint annoncer en hâte que la plus riche province du Paquantois était prête à se détacher de cette belle couronne. Cette province, éloignée de la capitale, gémissait depuis long-temps sous le despotisme d'un gouverneur concussionnaire et vendu au premier ministre. Ses concussions excessives et la manière arbitraire dont il en traitait les habitans, rendirent leur joug, insupportable. Ils résolurent de le secouer et de rentrer dans l'indépendance naturelle. De l'instant qu'un gouvernement oublie ce qu'il doit au peuple, et qu'il refuse de s'en rappeller, le peuple est en droit de refuser une obéissance, qu'il ne doit qu'à la justice des loix. Toutes les fois qu'un peuple se révolte, dites que son gouvernement était mauvais, et vous ne vous tromperez guères. L'ancien régent, expatrié par la politique déguisée sous le fanatisme, à la nouvelle du soulèvement de cette province, se hâta d'y accourir. Tout le royaume l'adorait. Les insurgens reçurent avec toutes les protestations de lui obéir, s'il voulait leur donner des loix. Comme la franchise était le fond de son caractère, il les refusa, en se contentant de prendre connaissance de leurs griefs et de leur en promettre le plus prompt redressement. Malgré leur répugnance à rentrer sous l'obéissance du roi Guiot, il leur fit jurer de ne rien entreprendre, avant qu'il et reçu des nouvelles de lui. Les insurgens l'accusaient d'être la cause éloignée de leurs maux, tant par le mauvais choix de ses ministres, que par son inapplication aux affaires, et en dernier lieu, par ses voyages hors de propos. Le proverbe dit que les absens ont tort; conséquemment les insurgens avaient raison. Mais leur cause ne fût pas, comme celle d'un certain peuple ; laquelle , à force d'être bonne, finit par ne rien valoir. La nouvelle de cette insurrection fâcha le roi Guiot, mais l'étonna peu. Depuis ses voyages, il avait fait des réflexions sur le caractère ambitieux de son premier ministre : il se promettait de faire un choix plus sage à son retour en attendant il lui fit passer des ordres relatifs aux circonstances, et en suivit le porteur de très-près. Arrivé aux frontières de ses états, il y trouva un soulèvement général. Deux partis, à la tête desquels étaient, d'un côté son premier ministre, et de l'autre le régent, son parent, s'y disputaient l'autorité souveraine. A ce spectacle, un saisissement subit mit sa vie en danger. Les officiers de sa suite, qui devaient leur élévation au premier ministre se proposaient de lui livrer le roi, au cas qu'il réchappât de son saisissement : mais un corps de troupes, aux ordres du régent, arriva à temps pour prévenir leur lâche perfidie. Le commandant apprit au roi Guiot, que le régent ne combattait que pour l'autorité royale et légitime de sa majesté, contre un sujet rebelle, dont la politique abominable avait fait soulever à dessein la province par laquelle l'insurrection avait commencé. Hélas! le mal du monarque était sans remède. Le coup avait porté contre ses organes avec trop de violence. Il n'eut la force que de se faire transporter, au milieu de mille dangers, jusqu'à sa capitale, où il mourut fort regretté, à cause des heureuses dispositions qu'il manifestait à son retour. Après sa mort, tous ceux qui tenaient le parti du premier ministre, embrasèrent les genoux de l'ancien régent, légitime successeur du roi Guiot au trône des Paquans. Le premier ministre, ne se voyant plus soutenu que par quelques messeigneurs, par des révérendissimes et des révérends pères en Dieu, jugea convenir de soustraire par la fuite sa tête à l'échaffaud. Ainsi le régent monta paisiblement sur le trône, au milieu des bénédictions de tout le peuple, qui souhaitait de voir une fin à la tyrannie des ministres, des messeigneurs, des révérendissimes et des révérends pères en Dieu. Ce que le nouveau roi effectua par dégrés, après avoir fait déposer le corps embaumé de son prédécesseur dans l'antique pyramide, construite sous le roi Tocson, Ainsi se passa le règne du fameux roi Guiot ; ainsi se passent de plus longs règnes que le sien. Les ministres font beaucoup de mal, de bien, et les rois point du tout. Les révérends soutinrent que c'était là ce qu'avait prédit l'oracle : mais, comme le crédit des révérends est en raison inverse du progrès des lumières, il ne fut de longue durée chez les Pasquans, qui, sous un prince philosophe, devinrent en peu de temps un des peuples les plus éclairés. Fin de l'historie du roi Guiot. BAGATELLE (*) , Ou le plus joli petit conte du monde. FEU mon mari était le plus joli homme du monde, me disait souvent une femme qui, dans son temps, n'avait pas été mal. Ce n'était pourtant pas là le motif des fréquentes visites que je lui rendais : mais cette femme avait une fille, qui pouvait paraître la plus jolie du monde, à des yeux amoureux. Je l'appellerai Bagatelle. Elle avait une de ces figures chiffonées, de ces minois de fantaisie, faits pour donner à tous les viables, les anges, les archanges, les chérubins, les séraphins, et même les 1rênes et les dominations. Pour cela , faut-il plus qu'un nez retroussé, une bouche mignone et vermeille , dents blanches, des joues incarnates, des yeux bleux et bien fendus , des traits délicats, un sourire enchanteur, une voix séduisante, une taille svelte , une jambe fine, un pied petit, un bras rond, une main potelée, et une tournure de gorge d'albâtre qui tient de la divinité ? Tant d'attraits réunis dans une fille de dix-sept ans, pouvaient-ils laisser quelque indifférence dans le cour d'un jouvenceau de dix-neuf, qui se plaisait assez au détail curieux des parties d'un jeune objet féminin? Bagatelle m'enchantait. Tous les jours je ne manquais pas de lui dire les plus jolies choses du monde, et de lui prodiguer les plus tendres soins : tellement qu'à force de soins et de jolies choses, je devins pour elle un être assez plaisant. Enfin, nous terminâmes par être très-bien ensemble. Être bien avec une jolie fille, je sais que c'est beaucoup dire; mais on va juger, si je dis quelque chose Après un beau jour d'été, nous jouissions de la plus belle soirée. Un grand clair de lune, une fraîcheur bienfesante invitaient à se promener. Je me rendis à leur invitation, et j'allai chez Bagatelle, pour l'engager à en faire autant. La maman, qui prenait l'air à la porte, me dit que sa fille était au jardin. J'y suis d'un sauta je regarde : je cherche : point de Bagatelle. J'appelle : personne ne me de répond. Dans le fond du jardin était une espèce de kiosque. Ce fut là où je trouvai ma brunette, dans un grand peignoir de mousseline à fleurs, couchée de son long sur un grand sopha couleur de rose, les yeux clos, et dans une attitude à faire pendre quiconque n'aurait pas eu les moyens d'en profiter, Comme elle était enveloppée de son peignoir, de façon que l'on ne voyait passer, ni ses belles mains blanches, ni ses pieds mignons, je me mis dans la tête qu'il devait y avoir là-dessous quelque mystère bon à pénétrer. J'entrouvris doucement le peignoir de mousseline; et que l'on juge de mon agréable surprise, quand je vis qu'il était le seul voile qui dérobait à ma vue les charmes que la nature avait répandu, avec tant de profusion, sur un si beau corps. Il s'agissait de profiter d'une position trop favorable. Bagatelle, comme je l'ai déja dit, était endormie sur un grand sopha, Un de ses bras ronds couvrait en partie sa gorge divine : son autre bras semblait conduire, avec négligence, une main charmante, vers le but où tendent les youx de l'amant le plus discret. Une de ses jambes fines tombait, avec cet air d'abandon qui n'appartient qu'à la volupté, dans ses momens les plus doux. Je me hâtai de lever les obstacles qui auraient pu m'empêcher de jouir des avantages que m'offrait heureux sommeil. Je m'élançai sur la dormeuse. Elle n'eut pas le temps de s'éveiller avant que je fusse là où l'amant ne désire plus rien. Quand elle s'éveilla, je n'avais plus rien à demander. Je possédais tout : je jouissais de tout. L'amour s'était emparé du sanctuaire de ses plaisirs. Du bras gauche, je soutenais Bagatelle : je la serrais étroitement contre moi : de la main droite je pressais les lis de son sein : je caressais ce bouton de rosé qui , par un vif chatouillement, fait passer une puissante émotion dans les sens de l'amante, et conduit l'amant voluptueux au comble du bonheur. Ma bouche, collée à la sienne, attendait qu'elle l'entrouvrit, afin d'y chercher l'organe de la parole; lequel, dans ces instans de délire, se prête en silence aux tendres expressions d'un plaisir, d'un charme mutuel. Bagatelle ouvre les yeux et les referme aussi-tôt. Ils étaient déja chargés de cette vapeur humide, dont un excès de volupté les remplit. Quelques mouvemens presses d'une agitation involontaire annonçaient que la sensible beauté sacrifiait à l'amour, avec toute l'ardeur qu'il pouvait attendre de l'âge et du moment où nous nous trouvions. Je ne tardai pas d'accomplir le même sacrifice, et de rester dans cet anéantissement voluptueux, d'où lame ne se relève, que pour se trouver encore, pendant quelques instans, plongée dans une ivresse extatique, qui suspend l'usage de toutes nos facultés. Des mots entrecoupés, interrompus, inarticulés; des soupirs pressés, étouffés, confondus : tel était notre langage. Lorsque nous eûmes la force d'en dire plus, ce fut pour nous faire, mutuellement et de la meilleure foi possible, les sermens les plus sacrés de nous aimer toujours. Comment douter de notre fidélité, d'après ce qui venait de se passer ? D'ailleurs, Bagatelle était nue ; je la pris pour la vérité. A son réveil, elle n'avait trouvé dans la plus jolie disposition du monde. Son âge et le mien pouvaient nous laisser croire que cette heureuse disposition ne changerait jamais. Bagatelle alors m'expliqua pourquoi je l'avais surprise dans un négligé si feste et si propice à mes vœux. A dix pas de-là, sous des ormes dont les rameaux se recourbaient en berceaux touffus, coulait une eau fraiche et limpide, qui l'avait invitée à s'y délasser des fatigues d'un jour trop brûlant. Après le bain, au-lieu de reprendre ses vêtemens, restés encore au bord de l'eau, elle s'était contentée d'envelopper ses jeunes appas d'un peignoir léger. Elle avait voulu jouir, dans cet état libre, de la fraicheur d'une soirée sereine. Des pensées agréables & voluptueuses l'avaient conduite à un sommeil, occupé par des songes flateurs et de douces illusions, au moment où j'étais venu leur substituer des réalités plus charmantes. Nous allâmes reprendre ses vêtemens. La lune était dans son plein. Ses rayons argentés ne laissaient échapper à mes yeux aucune des beautés de la tendre baigneuse. Mes regards se fixèrent sur les siens : ce fut un trait de feu, qui se fit sentir plus bas. Mon genou droit se glisse entre ceux de Bagatelle : je passe mon bras gauche autour de son corps : mon bras droit écarte tout ce qui peut s'opposer à nos desseins : nous tombons sur le gazon le plus joliment du monde et sans penser à nous en relever. Lors j'étais prêt à le faire, un soupir me rappella sur la bouche qui le laissait échapper. J'y savourai, a longs traits, les douceurs de l'ivresse la plus pure : je ne m'en détachai, que pour imprimer mes lèvres ardentes sur un sein qui m'attirait, en me repoussant dans ses mouvemens précipités : je promenais amoureusement mes regards avides sur un corps d'albâtre, dont la blancheur et l'éclat étaient réhaussé par la lumière vermeille de l'astre qui nous éclairait et par la couleur plus sombre du gazon fleuri, qui se prêtait à nos vifs plaisirs. Un second soupir enflammé me fit retomber sur les charmes d'un objet enchanteur. Bagatelle me pressait fortement contre son cœur ému: elle m'enchaînait de ses deux bras. On aurait dit qu'elle voulait renouveller l'aventure de cette nymphe qui obtint des Dieux, que son corps ne fit plus qu'un avec celui de son amant. Je ne sais quel mouvements voluptueux, quelle attitude lascive acheva de me remettre dans la position où Bagatelle m'avait surpris à son réveil. Je crois, au reste, m'en être tiré de la manière la plus jolie du monde; c'est-à dire, en m'acquittant de tout ce qu'on peut exiger en tel cas. La mère qui commençait de trouver le temps long, appella sa fille. Bagatelle se r'habilla à la hâte : elle rentra même, un pied chaussé l'autre nud, et dans un désordre vraiment intéressant. Je quittai la mère et la fille; et je fus trois jours sans les revoir. Au bout de ces trois jours, j'allai leur faire visite. Une servante me dit que madame était sortie, et que mademoiselle s'habillait. Je crus qu'après avoir assisté, comme je l'avais fait, à une toilette de nuit, je pouvais prétendre de jour à la même faveur, Je monte doucement à l'appartement de mademoiselle : j'entrouvre plus doucement la porte; et je vois que mes soins seraient très-superflus : je vois qu'un autre fait et défait à merveille tout ce qu'un jeune adonis peut faire et défaire, à la toilette d'on tendron de dix-sept ans, dont la maman n'y est pas. Cet adonis était un grand baron allemand, neveu d'un tréfoncier de Mayence, que je n'ai jamais revu. Je descends, sans être apperçu: je sors de la maison : je suis encore à y rentrer. Cela m'est arrivé, il y a dix ans. Il est vrai que des circonstances, quelques jours après, m'ont éloigné du lieu qu'habite la friponne la plus jolie du monde, et que je n'y suis pas retourné depuis. FIN, Notes L'abbé Guérin du Rocher prétend que l'Atlantide de Platon est la Judée; mais il ne nous a encore donné aucune preuve de son assertion, (Voyez l'histoire véritable des temps fabuleux ). Si pourtant le public se sent quelque velléité d'en être instruit, il saura qu'un certain peuple, maintenant famâ super æthera notus , s'étant imaginé de marcher à pas de géant dans la carrière de la plus belle indépendance, ne crut pas pouvoir donner une preuve plus claire de sa liberté, qu'en me privant de la mienne. Entre mes quatre murailles, libre de faire mes réflexions sur les vanités de ce monde, je m'occupais un soir du bonheur qu'avait eu ma nation de se soustraire à un pouvoir monarchique tempéré, pour passer sous un triple despotisme des mieux conditionnés. Le bruit que fesait une souris, en rongeant quelques brins de paille , dans un coin de mon observatoire secret, me cira de mon doux ravissement. Un grand coup de pied que je donnai à la paille, fit voler en vingt pièces le pauvre roi des Paquans, qui attendait qu'une main officieuse le fit, sans doute, servir à un usage qui, pour avoir été introduit par la propreté, n'en est ni plus propre, ni plus décent. Je rassemblai les lambeaux épars; et les voilà. Les Caldéens comptaient plus de 470,000 ans avant notre ère. Il parais que les Paquans, dont il s'agit ici, remontaient à une dixaine de mille ans moins haut. Bagatelle en comparaison de l'éternité. C'est à peu-près comme cet officier français , qui voyageait currente calemo, Le bon Henri IV l'a vu, si l'on en croit ces deux vers de Voltaire, Sur un autel de fer un livre inextricable Contient de l'avenir l'histoire irrévocable, Henriade , ch, VII. Nos astronomes s'accordent encore Si cela , avec ceux du Paquantois. On peut conjecturer de-là que le roi Guiot était-contemporain de Romulus ou de Numa. Note en guise de préface. (*) L'imprimeur manquant de huit pages pour finir la feuille, j'ai cru que je pouvais suppléer à ce défaut, par l'insertion du récit de cette petite aventure, qui jadis m'est arrivée, ou peu s'en faut.