LES PLAISIRS D'UN JOUR. LES PLAISIRS D'UN JOUR; OU LA JOURNÉE D'UNE PROVINCIALE A PARIS. A BRUXELLES. M. DCCLXIV. PREFACE. AU titre de ce petit Rien, tout Lecteur judicieux ouvrira sans doute le Livre & le refermera. Il est bien vrai que l'on ne trouvera point ici ces raisonnemens géométriques, qui veulent subjuguer tous les esprits & qui prétendent les faire raisonner en leur donnant des entraves. C'est une aimable Provinciale que nous présentons ici, son rolle est intéressant; & ses Interlocuteurs sont, comme on pourra le voir, gens du bon ton. C'est-à-dire, qu'ils sont pétillants, sans s'embarrasser beaucoup de ce bon sens qui ennuye tant aujourd'hui. Dorine, qui est à proprement parler l'Héroïne de cette mince Brochure, est une femme qui, après avoir éprouvé les dégoûts d'un mariage conclu par raison d'intérêt, ne trouve sa liberté, c'est-à-dire son bonheur, que dans la mort d'un époux cacochime, & par-là même dégoûtant pour une jeune personne aimable, & dont la fortune n'étoit point assez bornée pour lui faire, par raison d'intérêt, contracter une union aussi mal assortie. L'Abbé, qui est le beaudiseur, & le croniqueur de cette aimable Société, est un homme charmant, qui a passé les trois quarts de sa vie, à recueillir toutes les anecdottes scandaleuses; son étude a été si fructueuse pour lui, qu'il est devenu la coqueluche des Cercles les mieux choisis. Il jouit de très-bons Bénéfices. Il fait de son revenu, l'usage que nos Abbés du bon ton, & qui affaissent le pavé de Paris, doivent en faire. Le caractère odieux de la Fausse-prude, à qui Dorine est confiée, devient une leçon importante pour les parens, qui se laissant facilement éblouir par les dehors d'une fausse sagesse, confient leurs enfans, ce dépôt précieux, dont la nature les a chargés, à ces femmes, que l'enfer à vomies dans sa fureur pour troubler le bonheur des familles. On voit dans le Marquis d'Amboisiéres, un cœur tendre mais impatient: son amour est entreprénant & si peu respectueux qu'il lui devient funeste. Il met tout en usage pour se rendre maître de Dorine, & l'enlever à son rival: mais le véritable amour de celui-ci fait échouer ses entreprises; & la Fausse-prude, qui s'est prétée par un intérêt bas & sordide à ses vues est enfin démasquée. Les aventures de Julie, qui ne sont que croquées sont assûrement intéressantes. Je crois qu'on ne peut les lire sans être sensible aux événements qui traversent sa vie. Elle mérite cet intérêt à tous égards. Elle aime la vertu, sans se déclarer contre les plaisirs; son cœur est guidé par les grandes connoissances que son amour, décidé pour les Sciences & pour les Belles-Lettres, a fait acquérir à son esprit. Le Président de R.... qui se distinguoit par tant de magnificence, ne figure ici que pendant huit jours. La fête qu'il donne est une preuve éclatante du goût avec lequel il savoit faire choix des plaisirs; Sylvie, sa maîtresse, qui ne paroît pas plus longtems que lui sur la scéne, donne lieu de croire, que si elle a parcouru toutes les classes du libertinage, ce n'a été qu'en cédant aux caprices de la fortune. Le Président lui fait-il un sort assez honnête, pour n'avoir point à recevoir les hommages de ces gens qui ne savent qu'acheter le cœur des femmes? Elle devient une femme décente & du bon ton. Ainsi, l'on trouve dans cette petite bagatelle des moralités enveloppées de l'intérêt des événemens, qui peuvent être aussi instructives qu'amusantes. Un Roman qui n'a que l'espace de neuf à dix heures, & dont la lecture n'en demande pas trois, est certainement digne d'un accueil favorable s'il donne lieu à quelques réflexions utiles. Il y en a tant où l'on auroit de la peine à trouver cet avantage, qui sont si étendus, & que cependant le Public, naturellement indulgent, reçoit avec quelque complaisance, que celui-ci peut y avoir quelque droit. Au reste, je ne suis point Auteur, ni ne cherche à l'être: c'est un titre que je remplirois certainement fort mal. Je me suis amusé à rassembler ces trois ou quatre Historiettes. Elles me sont connues. Je souhaite que le Public s'en amuse. S'il les traite d'inepties c'est en pure perte; car je lui donne le défi de me soupçonner. L'anonimité me servira de Bouclier contre les traits de sa critique. LES PLAISIRS D'UN JOUR, OU LA JOURNÉE D'UNE PROVINCIALE A PARIS. L'Aube du jour ne luisoit point encore, quand Dorine s'éveilla en sursaut; “sens perfides! s'écria-t-elle, cruelle “illusion! sommeil pourquoi m'échappe-tu, au moment que tu me “fais gouter les plus sensibles plaisirs? Clidamon, me serois-tu tou“jours fidele? Madame Donval s'éveillant à ces mots mal articulés, voulut préter l'oreille, espérant de pénétrer par là dans les secrets du cœur de la belle Marquise. Elle étoit venue avec elle à Paris pour guider ses premiers pas dans le monde; & en qualité de surveillante, elle avoit jusques alors cherché à lire dans son cœur. Mais quelque habile qu'elle fût, quelle que pût être son expérience, inutilement avoit elle sondé les sentimens de Dorine, ce qui lui faisoit juger qu'elle ne devoit plus faire fond que sur son adresse pour venir à bout de ses desseins. Elle fut néanmoins encore trompée pour cet instant dans son attente; car Dorine, au moment de la réflexion, devenue plus circonspecte, se désabusa bientôt de son erreur, & ravie du bon augure de son songe, elle n'attendit plus que l'heureux instant de la réalité. Son amant s'étoit présenté à son imagination échauffée mille fois plus aimable que la premiére fois qu'elle l'avoit vu, & qu'elle en avoit fait la conquête. Tout ravissoit en lui; talens, sincérité, amour. Il étoit l'image de l'aimable fils de Venus. Ce fut aussi dans ces charmantes pensées que la belle Provinciale égaya son ennui jusqu'au moment de son lever. Madame Donval de son côté rouloit de grands desseins dans son esprit. Il étoit de son intérêt que la belle Marquise fût encore maîtresse de son cœur. Un premier amour est rarement partagé. Aussi se flatoit-elle de le lui inspirer pour un aimable homme qu'elle favorisoit. Cependant l'inquiétude & l'air réveur qu'elle avoit toujours remarqué en Dorine, & qui avoit augmenté à mesure qu'elles approchoient de Paris, lui donnoit des soupçons peu favorables aux vues qu'elle avoit conçues sur elle. Auroit-elle déja quelque inclination, disoit-elle en elle-même? Une si jeune personne peut-elle être capable de tant de dissimulation? Ah! je n'en puis douter. Seroit-elle la première qui eût trompé les argus les plus surveillans? Du moins que nos artifices ne soient pas inutiles. Dorine arrivée depuis hier perd sa gayeté ordinaire; sa tranquillité est troublée jusques dans les bras du sommeil. Amour! amour! Bientôt chacune fit grace à ses reflexions. On se leva. Quel Dieu présida à la toilette de Dorine? Que de graces parurent alors dans tout leur éclat! la nature avoit pris plaisir à donner en elle l'assemblage le plus parfait. De grands yeux noirs pleins de feu. Une petite bouche. Un front des mieux coupé. Un petit nez mutin. Un visage rond & d'une grande douceur, avec un teint frais & vermeil; pour tout dire en un mot, tous ses trais étoient finis. On ne sçavoit qu'admirer, ou leur régularité ou les graces & la majesté de son port. Grande & bien faite: une taille fine & déliée. Les bras & le coloris du visage de la plus belle carnation. Tant d'attraits étoient relevés par le plus charmant caractère, & par un esprit vif, juste & délicat. Que de rivaux ne devoit pas avoir Clidamon? Dorine étoit l'une des plus belles brunes & des plus picquantes que l'on ait pu voir. Aussi jamais parure ne fut plus mal employée. Elle est nécessaire à la plûpart des femmes pour relever leurs attraits, pour donner de l'éclat aux unes, diminuer la laideur des autres & les rendre au moins supportables. Mais Dorine, belle comme l'astre du jour, n'avoit besoin que de sa propre beauté. Au moment qu'elle alloit ainsi s'occuper à se rendre encore plus belle, Clidamon, ce fortuné mortel, l'amant cheri arriva. La joye de Dorine eût trop éclaté devant Madame Donval, si solinville n'étoit aussi-tôt venu faire diversion. Ce jeune homme, parent de notre belle Provinciale, quoique issu d'une des meilleures familles de Normandie, n'avoit cependant ni l'esprit ni la finesse de ceux de son pays. Aussi à son arrivée la conversation, d'intéressente qu'elle étoit, devint-elle générale & ennuyeuse par les fadeurs dont il sçut habilement assaisonner ses complimens. L'arrivée d'un troisième fut mille fois plus agréable à nos amans. C'étoit un de ces personnages auquel le petit collet donne le privilège d'être beaucoup mieux auprès des Dames que la plûpart de nos plumets; peut-être à cause de la ressemblance des intérêts. Il en est dans ce corps que l'on peut regarder comme des passevolans. Ils ne tiennent, pour ainsidire à aucun état. Cet habit leur offre l'entrée chez les Grands, où ils ne pourroient pas se montrer sans cet uniforme. D'Herbeval n'étoit pas de ce nombre. Issu d'un sang illustre mille fois glorieusement repandu pour sa patrie, il auroit lui-même suivi les drapeaux de son Prince, si la nature dès sa naissance ne l'avoit exempté de ces nobles périls. Elle s'étoit trop appliquée à orner son esprit, & avoit oublié le corps. Nouvel Esope, moins défiguré, & presque aussi spirituel. Consacré à l'Eglise, il donna dès sa jeunesse des preuves qui parurent peu équivoques de son attachement pour l'esprit de ce corps. Pourvu par la suite d'un riche Bénéfice, son caractère se démasqua. Rarement l'esprit marchetil sous l'étendart de la devotion. Aussi ce fameux proselyte prit-il bien-tôt cet air ouvert, mais fin, qui convenoit au nouveau sejour qu'il alloit habiter. Fait pour les Dames, il s'étudioit à leurs plaire. Riche, aimant la dépense, n'est-on pas toujours bien auprès du beau sexe. Une femme aime à se voir l'objet de notre encens. Donnez lui des louanges sur son esprit, sur sa beauté; c'est un tribut général qu'on lui doit de tout temps. Elle ne vous en aimera pas davantage. Mais des Fêtes, des présens, voilà le philtre qui seul gagne le cœur. C'est la pierre de touche, on vous distingue, on vous souffre, & quelque fois vous rend-on amour pour amour. L'élégant Abbé savoit employer tous les ressorts de la bonne galanterie. Homme d'esprit, il étoit l'amusement des cercles. Railleries fines, plaisanteries, bons mots. Tout étoit employé à propos. Des riens devenoient intéressans sous son pinceau, grand talent dans le siécle d'aujourd'hui. La toilette étoit le théatre ou d'Herbeval brilloit tous les jours en sortant de chez lui. La promenade lui offroit de nouveaux plaisirs & de nouvelles conquêtes. Le reste de la journée étoit encore mieux partagé. Les Dames du haut rang relevoient d'abord ses hommages. Mais à l'heure du spectacle, rien ne le pouvoit retenir. Manquer quelque toilette d'Actrice, fut un crime à Cythére. Il couroit, papillonnoit auprès de toutes, étoit à toutes & n'étoit à aucune. Toujours dans les coulisses, il en scavoit toutes les galantes conversations. Quelle riche moisson! pouvoit-il après cela se trouver jamais muet en belle compagnie. D'Herbeval, informé de l'arrivée de la belle Provinciale, crut avec raison que c'étoit beaucoup gagner de se montrer des premiers. Aussi toute visite fut elle remise après cette premiere entrevue. Il comptoit être le premier. Mais l'amour étoit de la partie. Les sujets de ce Dieu sont toujours en campagne. Solinville étoit déja le premier importun qui étoit venu nuire à Clidamon. La visite de l'Abbé lui fit plus de plaisir. Il commençoit à s'ennuier de la conversation trop générale, ou la présence de Solinville l'avoit conduit. Cher Abbé, l'on est ravi de vous voir, lui dit-il, en entrant. Il n'étoit pas possible que vous pussiez tarder plus longtemps. Belle Marquise, souffrez que ce soit moi qui vous le présente. Ces complimens de part & d'autre, dérangerent pour un instant la précieuse occupation de Dorine. Mais Monsieur l'Abbé en homme d'ordre, sçut bientôt remettre tout dans son état. Que vous êtes belle, dit-il à la Marquise, & que les graces ont repandu d'agrémens sur ce visage. La parure est bien inutile, Madame, à qui a tant de beautés. Seduisez nous cependant si vous le pouvez davantage. Que l'élegant artifice seconde encore la nature. Vous ferez bien des Malheureux. L'Abbé d'Herbeval songea à prévoir tous les instans de la journée, pour fournir de nouveaux plaisirs à Dorine, elle avoit si peu de temps à rester à Paris que tout étoit précieux. On convint de tout ce qu'il proposa. Il eut même la complaisance de promettre à Clidamon, en faveur de la belle Marquise, d'être pour la première fois infidelle à tous ses autres engagemens ordinaires, & de ne point quiter la compagnie de toute la journée. Il donna donc ses ordres d'après cet engagement; en quoi il eut d'autant moins de peine, qu'il ne manquoit jamais d'excuses, pour se débarrasser des entrevues qui auroient pu nuire à ses nouveaux desseins. Dorine qui avoit commencé à goûter sa conversation, & dont la gayeté s'accommodoit à merveille à la sienne, fut charmée du sacrifice qu'il vouloit bien lui faire, & lui en scut tout le gré imaginable. En homme de regle, il offrit son carosse pour aller d'abord à la Messe, & de bon goût, il le fit tourner vers ce temple, rendez-vous, de toutes les beautés coquêtes. Les Quinze-Vingts sont les jours de fête d'un petit monde en beautés. Celui-ci en étoit un. Aussi quelle fut la surprise de Dorine! Si Clidamon eût levé les yeux de dessus elle, elle auroit cru tous ses charmes anéantis. Mais cet amant à qui l'absence venoit de faire sentir tout le prix de son nouvel amour, cherchoit trop à lire son bonheur dans les yeux de sa maîtresse pour détourner les siens sur tout autre objet. Est-on auprès de ce qu'on aime, le reste du monde pour nous ne tient qu'au néant. Il n'en étoit pas de même du doucereux Solinville. Il étoit maître de son cœur. Il quitta un instant sa compagnie, pour s'informer de toutes les petites minuties qu'on demande d'ordinaire à ces beautés de parade si fort à la mode aujourd'hui. L'Abbé d'Herbeval en fit seulement remarquer quelques-unes dont il promit de dévoiler certaines annecdotes divertissantes. Bientôt on sortit pour aller embellir la promenade. Les Dames étoient déja toutes rangées le long de l'allée. Mille amans leur faisoient complimens sur leurs charmes. Ah! dans quel lieu me conduisez-vous, cher Clidamon, lui dit l'aimable Marquise. Est-ce dans un Palais enchanté. De quelque côté que je jette ici les yeux, mille beautés toujours plus belles viennent se présenter à ma vue. Ici l'or & les pierreries, là les seuls agrémens de la tendre jeunesse. Pouvez-vous m'être fidelle, au milieu de tant d'aimables objets. Y pensez-vous, lui repondit Clidamon. Mon amour vous est-il suspect. Me croyez-vous du nombre de ces cœurs volages qui sacrifient tous les jours à de nouvelles divinités. Ah! rendez-moi justice. Ai-je violé mes sermens? Je suis fidele. D'ailleurs toutes ces beautés que vous croyez telles, vous sont mille fois inférieures. L'or & la parure déguisent ici des traits mal compassés. Là le rouge est employé pour fasciner les yeux des minces adulateurs, qui cherchent plutôt le coloris du visage que le précieux assortiment des vertus. Là le blanc étendu avec art, remplit les vuides dont l'âge & la débauche altérent le visage. Tout est ici masqué. La mère veut paroître aussi jeune que sa fille. Celle-ci cherche à l'emporter sur toutes les jeunes personnes de son sexe. La coquetterie est de tout âge. Ah! belle Dorine, ne jugez pas cependant sur ces apparences. Fussiez-vous mille fois plus belle, eussiez-vous moins d'attraits, mon cœur n'en seroit pas moins votre esclave: vous vous l'êtes soumis ce tendre cœur. Ses fers feront à jamais son bonheur & sa gloire. Clidamon en auroit dit davantage, si l'Abbé n'eût fait diversion à ces charmans propos, en leur faisant remarquer que Madame Donval, quoique accompagnée de Solinville, étoit un peu trop négligée. Que trop d'attention pour l'objet de notre amour nuisoit quelquefois. On se rejoignit, on prit des chaises, & l'Abbé, pour remplir sa promesse, leur raconta l'avanture de quelques-unes des plus apparentes d'entre les Dames assises proche d'elles. Dorine est un peu sur le retour. Elle n'a ni graces ni beauté. Croiriez-vous cependant qu'elle a un amant qui lui a assuré sa fortune; ce jeune homme s'est attaché à elle, vaincu par je ne scai quel charme, extrémement riche, il lui prodigue chaque jour des fêtes & des presens. Il va toujours au-devant de tous ses désirs. Cependant, quoiqu'il lui ait encore assuré près de quinze mille livres de rente, elle lui scait associer quelque Adonis musqué, qui jouit paisiblement des largesses de l'amant en titre. Auprès d'elle est une aimable Demoiselle, aussi spirituelle qu'elle a de charmes. Son amant l'aime sans partage. Il vient de refuser un parti des plus avantageux, pour ne se point voir arracher de ses bras. Elle le merite, il est vrai, par ses sentimens & sa conduite à son égard. C'est au moins pour lui une sensible consolation d'avoir si bien placé son amour. Son bonheur en ce point justifie sa folie. Mais il n'en sera pas moins blâmé de renoncer à sa fortune, à son avancement & à la gloire de ses ancêtres, pour un amour que chacun taxe d'excès & de libertinage. C'est cependant ce qui est le plus à la mode dans notre siécle. Cette autre ayant perdu maintes fois tout credit dans l'esprit de nos jeunes gens, s'est toujours relevée de sa chute, & ne doit qu'à son babil les offrandes qu'on lui prodigue chaque jour. Celle-ci est revenue depuis près de cinq ans d'Italie, où elle étoit à la suite d'un jeune Seigneur, qui la faisoit passer pour son Secretaire. C'étoit en apparence le plus aimable cavalier. Vif, gai, poli, il faisoit l'amusement & la conquête de toutes les Dames qu'il approchoit. Mais depuis, ayant un peu trop oublié ce qu'elle devoit paroître, s'étant comportée un peu moins qu'en jeune homme, le Seigneur s'en est détaché, & elle est revenue en cette Ville reprendre les habits convenables à son sexe; mais non les mœurs des femmes de sa sorte, qui n'avoient rien perdu de leur empire sur elle dans sa première métamorphose; elle est aujourd'hui ce qu'elle sera toujours, coquette, volage, aimant la dépense à l'excès, elle ruinera ses amans. Ce qui m'étonne, c'est qu'elle puisse s'en donner de nouveaux. Il faut tous les jours à celle-là de nouveaux amans. Glorieuse même dans ses bassesses, elle reçoit avec dédain l'hommage des subalternes. Celui seul qui donne le plus est bien acceuilli. Aussi se plaît-on tous les jours à lui causer quelques nouvelles mortifications. L'apas du gain l'a fait déja plus d'une fois tomber dans le piege. Un jour entr'autres, qu'un Prince étranger, auquel elle avoit donné quelques-uns de ses instans, lui envoyoit le prix qu'elle avoit mis à ses faveurs; l'intriguant domestique chargé d'un si riche présent, resolut, non de rien s'attribuer sur cette somme, mais de s'en servir aux mêmes fins que son maître; dans cette vue, il prend ce qu'il trouve de plus beau dans la garderobe du Prince, & ainsi déguisé, va chez la belle, où il ne manque pas de faire sonner l'or dont il étoit chargé. Au son de ce précieux métal, cette charmante intéressée, jugeant par le pompeux déhors, présuma avoir affaire à quelque personne de conséquence. Elle le comble d'amitié & de caresses Marché fut fait & conclu à l'instant, le galant excroc lui laisse la bourse, & retourne prendre les habits qui auroient seuls empéché son bonheur. Le lendemain, la belle ne recevant rien de la part du Prince, prétend avoir été dupée, & vient elle-même lui en faire des reproches. Mais quelle fut sa surprise de reconnoître dans l'antichambre celui qu'elle avoit si bien fêté la veille. Elle conçut alors toute la honte de sa méprise; & confuse, sortit aussitôt de cette maison, qui lui reprochoit sa sordide avarice, & lui en faisoit sentir toute l'avanie. Le Prince à son lever fut informé des circonstances de cette avanture. Elle éclata bientôt, fut la nouvelle du jour & le sujet des divertissemens, & de la risée de tous les Seigneurs & de tout Paris. Mais voyez-vous bien cette Dame Elle a encore quelque jeunesse, & un reste de beauté. Il y a quelques années, avant que ses amours eussent si fort éclaté, c'étoit une des belles personnes de ***. Outre cela riche, & avec de la naissance. En falloit-il davantage pour être recherchée par l'élite de toute la province. Aussi eut-elle bon nombre d'amans. Mais son cœur dès sa plus tendre enfance n'étoit déja plus à elle. Un fort aimable jeune homme de sa même Ville en étoit maître. L'heureuse habitude de se voir avoit formé ces nœuds. Ils étoient de même âge, leurs parens étoient amis. Lucile, c'est le nom de cette Dame, l'avoit toujours distingué du reste de la jeunesse. Elle avoit pour lui l'amour le plus tendre & le plus vif. Avec la douceur de se voir payée du retour le plus parfait. Leur amour ne fit qu'augmenter avec l'âge; & lorsque les parens de la belle la destinerent au mariage, que plusieurs grands partis se présentoient, & qu'il fallut se décider, Lucile déclara à sa famille qu'elle ne donneroit jamais la main à d'autre qu'à d'Heranville, qu'il étoit digne de son choix, qu'il n'avoit pas, il est vrai, un bien proportionné au sien, que sa naissance étoit inférieure à la sienne, mais qu'elle connoissoit son cœur & son invincible attachement pour elle, qu'en un mot il feroit son bonheur, & que sans lui elle ne pouvoit qu'être toujours malheureuse; les parens de Lucile ne se rendirent pas à ses prières. La disproportion du bien & de la naissance du jeune homme, jointe à la témérité de la belle, les revoltoit; leur consentement étoit nécessaire au bonheur des deux amans. Ils le refuserent constamment. Lucile de son côté rejettoit avec hauteur ceux qui lui venoient faire leur cour. Personne n'étoit excepté. Tous se ressentoient de son chagrin. Enfin ses parens s'imaginerent que l'éloignement de celui qui causoit le désordre, seroit un moyen sûr de soumettre Lucile à leur volonté, & de lui faire donner la main à un vieux Marquis de leur province qui la vouloit avantager de tout son bien; mais la belle en avoit décidé tout autrement. Ainsi loin de se laisser vaincre, & de condescendre à ces vues d'interêt qu'on avoit sur elle, elle rejetta son malheur & celui de son amant, qui étoit parti pour Cadix, sur ce surranné vieillard; & au lieu de l'estime qu'elle lui pouvoit porter auparavant, il devint l'objet de son aversion la plus marquée. Lucile n'avoit cependant dans son malheur, que la douce mais triste consolation de penser à son amant, de comparer ses feux avec les emportemens de tous ses adulateurs méprisés, & de penser que le temps de sa liberté approchoit. Elle avoit perdu sa mère au moment même de sa naissance. Quatre ans après son père avoit subi la même rigueur du sort. Elle étoit restée entre les mains d'un oncle, qui avoit pris soin de son éducation & des biens dont elle étoit héritière. Elle pouvoit bientôt agir sans contrainte. Enfin cet age si désiré arriva. Lucile, alors maîtresse d'elle-même, ne songea plus qu'à se rejoindre à son amant, & à s'attacher par les liens les plus sacrés & les plus inviolables à celui, qui de tout temps avoit été l'unique maître de ce qu'elle avoit de plus précieux. mais quel fut son désespoir lorsqu'elle apprit son malheur avec la mort de son amant. Cet infortuné jeune homme, emporté par son amour, quitta l'Espagne où ses parens l'avoient envoyé, & soutenu par l'espérance de se voir en possession du plus grand trésor qu'il eût jamais désiré; il faisoit nuit & jour diligence, pour s'approcher de sa digne amante. Mais près de gouter le doux plaisir de la réunion, & de se consoler dans les bras de sa maîtresse, de sa trop longue absence; il s'en voit inhumainement arraché pour toujours. Soit saisissement, soit fatigue, il fut bien-tôt en proye à la plus cruelle maladie, qui en peu de jours changea ses myrthes en cyprés, & la joye de Lucile en larmes des plus amères. Le désespoir de cette tendre amante fut inexprimable, sans cesse elle avoit son cher amant devant les yeux. Il lui paroissoit expirer dans ses bras. Jamais douleur ne fut plus vive. Ses soupirs étoient entrecoupés par des sanglots. Cruel destin pourquoi te plaît tu toujours à traverser le bonheur des foibles humains? Lucile crut ne trouver que dans la retraite un sejour tranquille où elle pût nourrir sa douleur, en pensant continuellement à la cruauté du sort qui lui avoit enlevé ce qui lui étoit au monde de plus cher. L'azile qu'elle choisit, étoit gouverné par une des ses tantes, c'est ce qui le lui fit préférer. Elle y avoit reçu la prémiere éducation, & elle comptoit y jouir d'une plus grande liberté, & y gouter plus de satisfaction que dans tout autre lieu qu'elle n'auroit pas si bien connu. Dailleurs elle n'avoit jamais eu qu'à se louer de sa parente qui l'aimoit tendrement. Elle se flatoit donc de trouver auprès d'elle quel-que espèce de consolation. Peut-on épancher sa douleur dans le sein d'un ami qui la partage, on est à demi soulagé. Tels étoient les avantages qu'elle alloit chercher dans cette retraite. Mais est-il de solitude où l'amour & l'intérêt ne puissent pénétrer. Ces deux grands mobiles des actions des hommes agissent à peu-près dans la même force. Aussi Lucile y fut-elle bientôt en butte aux mêmes poursuites qu'elle avoit déja essuyées avant son désastre. Les uns l'assiégerent, picqués pour elle du plus vif amour, mais plus lui paroissoient-ils l'aimer sincérement, plus aussi lui sembloient-ils importuns, en lui représentant les douceurs qu'elle avoit déja aussitôt perdues que goutées. La vie lui devenoit odieuse. D'autres éguillonnés par le désir des grands biens qu'elle possedoit redoubloient leurs poursuites. Mais Lucile, à travers de leurs plus douces protestations, scavoit bien demêler la bassesse de leurs vues, tous les hommes lui devenoient haïssables. La tante de Lucile faisoit néanmoins tous ses efforts pour dissiper son chagrin, & lui faire oublier le sujet de sa douleur. Elle favorisoit un Baron, homme riche & des mieux titrés de la province, qui se trouvoit du nombre des adorateurs de sa niéce. Elle parloit sans cesse de ce parti à Lucile, qui enfin vaincue par les importunités de sa tante, & plus encore pour se défaire de tous ses amans, qu'elle croyoit avoir sujet de haïr, donna les mains à tout ce que l'on désiroit. La tante vit bien que la réussite dépendoit de la promptitude de l'exécution, aussi le mariage ne fut-il différé que le temps absolument nécessaire pour les préparatifs. Il fut fixé à cinq jours. Ce délai étoit suffisant, mais il auroit du être encore plus court pour les intérêts du Baron; car l'Abbesse, malgré toute sa prévoyance, eut le déplaisir de voir échouer ses projets & ses espérances. En effet, à la veille de la cerémonie, Lucile, vaincue par de nouvelles reflexions, changea de dessein, & rompit toutes les mesures, en protestant que c'étoit par surprise qu'on lui avoit arraché son consentement. Que le Baron étoit un de ceux de qui elle auroit espéré le plus de satisfaction: qu'elle n'avoit nul sujet de se plaindre de lui; mais que tous les hommes lui paroissoient trop haïssables depuis la perte de son amant, pour se lier jamais par des nœuds si revérés; il fallut prendre patience. Le Baron crut que le temps ralentissant la douleur de Lucile la lui rendroit aussi plus favorable. Politesse, complaisance, tout fut employé pour gagner ce cœur indomptable. Enfin Lucile se laissa vaincre en apparence. Cette feinte devoit faire davantage éclater son désespoir, & la fureur de ses premiéres resolutions. Elle donna la main au Baron, qui au moment qu'il se croioit ainsi le plus heureux des hommes, vit toutes ses espérances trompées, par l'évenement le plus imprévu & le plus funeste pour lui. Lucile, resolue de tout sacrifier, dans le tumulte & la confusion qui regne d'ordinaire dans ces sortes de fêtes, trouva le moyen de s'échapper, elle avoit secrettement tout fait préparer pour sa fuite: elle fit la plus grande diligence, & arriva dès le lendemain à Paris. Elle écrivit aussi-tôt au Baron, qu'elle s'étoit crue obligée d'en agir ainsi, pour s'éviter à l'un & à l'autre des chagrins continuels: que si elle avoit cru pouvoir jamais être heureuse avec un homme, c'eût été certainement avec lui. Qu'elle lui rendoit justice sur ses sentimens: mais qu'il savoit lui-même son dégout absolu pour toute gêne: qu'elle le prioit donc de ne la point contraindre. Que d'ailleurs s'il se rapprochoit d'elle, il seroit tous les jours à la veille des mêmes scénes. Qu'ainsi elle le prioit de la laisser tranquillement vivre à sa manière dans cette Ville. Qu'au surplus, s'il faisoit les moindres poursuites pour la ravoir, elle fuiroit plutôt au bout de la terre: qu'elle se vouoit pour toujours à la retraite & au silence. Que du reste, elle conserveroit toujours une veritable estime pour sa personne. Le Baron, qui à la perte de celle qu'il comptoit deja être son épouse, avoit senti toute l'étendue de son malheur, en sentit de nouveau toute l'amertume à la lecture de cette lettre. Il comprit bien qu'une femme, qui jusque-là avoit toujours agi avec une constance si mâle, & une si grande fermeté, étoit capable de tout. Ainsi, après avoir inutilement employé prières & soumission, il crut devoir oublier Lucile. Peut-être la rigueur de ses procédés, & de nouveaux amours y contribuerent-ils. Quoi qu'il en soit tout reprit chez lui, du moins en apparence, le calme & la sérénité. Il lui en resta néanmoins une tristesse & une mélancolie, qui épuiserent bientôt ses forces, & le conduisirent peu à peu au tombeau. Quant à Lucile, après avoir vêcu retirée toute la vie du Baron, libre alors de tout engagement & de toute contrainte; le temps ayant d'ailleurs un peu calmé sa douleur & amorti ses chagrins; elle voulut voir ce qu'il y avoit de curieux & d'agréable dans cette Ville. Peu à peu elle y prit gout. Son chagrin diminua, sa mélancolie ordinaire fit place à le gayeté. Elle vint à goûter les plaisirs, à aimer la compagnie. Les charmes de cette Ville; la brillante jeunesse qu'elle contient, vinrent tout-à-coup s'offrir à son imagination. Elle se plut dans ces idées; & dès la première promenade, son désespoir & sa tristesse s'évanouirent. Elle devint en un instant ce qu'elle auroit du être depuis longtemps, gaye, aimable & enjouée. La honte du passé & plus encore l'amour de sa liberté, l'enchaînerent à Paris, & l'empécherent de retourner dans sa patrie, de se rendre à sa famille, ou de prendre quelque engagement. Elle se livra bien-tôt autant au plaisir qu'elle en avoit eu du dégoût. Les grandes douleurs, les désespoirs trop forcés, sont assez souvent un pronostic certain d'un futur changement & d'une déroute quelquefois de conséquence. C'est ce qui se réalisa en Lucile. Son cœur étoit vuide, & sa beauté toujours la même. Jeune encore pouvoitelle resister à l'amour. Ce petit Dieu avoit depuis long-temps formé la resolution de tirer vengeance de ses mépris. Dès qu'elle eut permis l'entrée de sa maison à quelques personnes, elle s'en fit bientôt autant d'adorateurs. Elle en choisit un. Ce nouveau favori trouva le moyen de tarir la source de sa tristesse, & d'y faire succéder les plus doux plaisirs. Chaque jour elle devenoit plus aimable. Enfin après avoir eu plusieurs amants cachés & ayant passé plusieurs années dans l'habitude du plaisir; depuis quelque temps revenue de cette phrénésie, rendue à elle-même, elle paroît démentir aujourd'hui par sa conduite les égaremens de sa vie passée. Femme aimable elle est l'agrément de toutes les conversations. Les compagnies où elle se trouve ne peuvent s'en séparer. Vertueuse par goût, la solitude lui est un préservatif inutile. Il étoit tard. Dorine après avoir remercié l'Abbé de sa complaisance, crut devoir le prier de remettre au dîner les autres aventures des Lais de nos jours. On se leva, cette aimable compagnie fit encore quelques tours d'allées avant de quitter la promenade. Clidamon voulut employer le peu d'instans qui lui restoient à conduire Madame Donval, pour tâcher de tirer quelques inductions sur son caractère, & les mettre, s'il se pouvoit, à profit, ou pour son avantage particulier, ou contr'elle: mais s'il en put tirer quelque chose, ce fut qu'elle étoit aussi souple & rusée, que ceux qui la voudroient sonder. Madame Donval étoit une femme d'apeu-près cinquante ans. Dans son jeune âge, elle avoit été une des plus belles de sa province; tous les plus aimables cavaliers de *** lui faisoient la cour, & étoient ses captifs. Parmi tant de galands, elle destingua Donval, non comme le plus aimé, mais comme celui qui lui parut le moins jaloux & le plus commode. En effet le mariage ne changea presque rien à ses usages & à sa manière d'agir ordinaires. Mêmes intrigues, mais poussées un peu plus avant. Une femme de ce caractère avoit acquis en amour une expérience certaine. Aussi son mari étant mort, les lys & les roses de son visage fanés, elle crut pour ne pas tout à fait renoncer aux plaisirs devoir se rendre utile de tout son pouvoir à la jeunesse amoureuse; elle sçut donc se contrefaire, affecter tous les sentimens d'une femme d'honneur, & si bien se déguiser audehors, que l'on étoit surpris qu'une femme qui avoit été aussi répandue, & qui aimoit le plaisir plus qu'ellemême, fût devenue si moderée. Mais que les replis du cœur sont cachés! Madame Donval profitoit de la belle reputation où elle s'étoit mise par sa fourberie, pour s'attirer la confiance des jeunes Demoiselles de condition. Peu à peu, il étoit impossible qu'elles ne tombassent pas dans le piege; c'étoit dans cette intention qu'elle s'étoit appliquée à gagner l'affection de Dorine. Cette belle personne avoit inspiré des tendres sentimens à plusieurs Seigneurs, qui l'avoient vue aux Etats de***. Un d'entr'eux, qui avoit déja eu lieu de connoître Madame Donval, & de se bien trouver de ses merveilleux talens en intrigues amoureuses, la vint encore trouver, & lui faire les plus belles promesses, s'il pouvoit par son moyen gagner le cœur de cette aimable personne. Mais l'heureux Clidamon en étoit déja maître. Dorine, fort riche du chef de sa mère, qu'elle avoit perdue en bas âge, faisoit les délices de son père: l'un des premiers Magistrats de ****. Au désespoir d'avoir perdu son épouse, qu'il avoit toujours tendrement cherie, il avoit renoncé à tout autre engagement, & avoit mis tous ses soins à l'éducation de Dorine, qui étoit le seul enfant qui lui fût resté de huit qu'il avoit eu pendant son mariage. Cette aimable fille, dont l'esprit & les graces augmentoient avec l'âge, devoit un jour être un parti des plus avantageux de toute la province. Son père, qui ne pensoit qu'à lui procurer un riche établissement, entra aisément dans les vues d'un riche gentilhomme de la même Ville, qui la vouloit avantager de tout son bien en l'épousant. Le père de Dorine crut devoir la lui accorder; présumant avec assez de raison que ce vieillard plus que septuagenaire lui laisseroit bien-tôt le libre droit de penser à un second hymen plus conforme à son goût: en effet, Dorine à l'âge de seize à dix-sept ans, & après un peu moins d'une année année de mariage, vit mourir le Marquis son époux, qui la laissa héritière de trente-deux mille livres de rente. Cette charmante veuve, toujour adorée de son père, en avoit reçu parole de n'être jamais forcée de donner sa main par aucune vue d'intérêt. Voulant la rendre heureuse, il s'étoit engagé à lui laisser choisir un époux, désirant absolument que le don de sa main fût précédé de celui de son cœur; & qu'ainsi elle ne lui pût un jour reprocher les dégouts qu'elle viendroit à avoir, si malheureusement elle n'avoit point dans de seconds nœuds toute la satisfaction qu'elle étoit si bien en droit de prétendre. C'étoit précisément dans ces circonstances que le jeune Marquis d'Ambussieres, que la vue de la belle veuve avoit rendu sensible, se donnoit tous les mouvemens possibles pour parvenir à s'en faire aimer. Les grand biens dont Dorine jouissoit pour lors, & ceux qui lui devoient apartenir après la mort de son père, étoient un nouveau motif pour animer ses poursuites. Mais Clidamon l'avoit déja prévenu, & presque sans y penser, il avoit été assez fortuné pour remporter une victoire d'une aussi grande conséquence pour son bonheur & sa fortune. Ce jeune homme, issu d'une grande famille du ***, à la dernière tenue des Etats, étoit devenu épris du plus vif amour aussi-tôt qu'il eut apperçu Dorine. Bien-tôt il fit connoissance avec les parens de cette belle personne. Il ne les quittoit plus. Dès qu'il eut accès auprès de celle qui captivoit son cœur, soins, attentions, prévenances, tout fut employé pour se la rendre favorable. Dorine de son côté, charmée d'avoir reconnu en lui une prudence & une candeur fort au-dessus de son âge, ne parut pas plus long-temps ignorer son amour & dédaigner ses hommages, qu'il ne lui en fallut pour connoître s'il étoit digne d'elle; & remarquer à cet effet que celui à qui elle donnoit son cœur méritoit tout son amour. Qui peut se dépeindre le bonheur de ces deux jeunes amans, tous deux connurent alors l'amour pour la première fois. Car il n'y a aucun doute que la vertu seule & la reconnoissance avoient attaché Dorine à son premier époux, dont l'âge étoit si disproportionné au sien. Ainsi ce ne fut qu'a la vue de Clidamon que le jeune cœur de notre charmante veuve commença à ressentir les traits de l'amour. Dès que deux cœurs nés l'un pour l'autre, viennent enfin à s'approcher, que de sentimens n'ont-ils pas à se communiquer: le bonheur paroît inaltérable. Tel étoit celui de ces deux jeunes personnes, toutes deux faites pour l'amour. Enfin Clidamon, après s'être assuré du cœur de sa maîtresse, vit approcher le fatal instant de leur separation. Obligé malgré lui de retourner à Paris, il quitta Dorine avec tous les regrets d'un amant au désespoir, & toutes les protestations d'un amant cheri. Jamais separation ne fut plus amère & plus douloureuse. Dorine en prit un ennui si considérable, que rien ne la pouvoit plus flatter. Ce fut à cet ennui, qu'elle dût l'agrément de venir à Paris. Son père qui n'avoit des yeux que pour elle, craignant que cette mélancholie ne devînt un poison mortel qui lui enleveroit sa plus ferme espérance, consentit au conseil qu'on lui donna d'envoyer sa fille à Paris où la diversité des plaisirs dont cet heureux sejour est l'assemblage pourroit la dissiper. Sa charge le retenoit malgré lui dans sa province. Ne pouvant donc lui-même accompagner sa fille, il crut ne pouvoir mieux choisir que de jetter les yeux sur Madame Donval pour le remplacer en cette occasion. Il étoit aussi la duppe de cette femme artificieuse, qui s'occupant depuis long-temps de ce voyage, lui avoit déja fait entrevoir, qu'elle s'y prétéroit volontiers. Clidamon n'ayant donc pu rien tirer de cette ingénieuse femme, & prêt d'arriver à leur équipage, lui proposa pour le soir, après le spectacle le divertissement de la promenade au bois de Boulogne, où il comptoit leur donner à souper, & où à cet effet, il avoit fait préparer une fête complette. Madame Donval aimoit trop le plaisir, pour ne pas accepter tout ce qui pouvoit lui en procurer. Cet offre de Clidamon augmenta sa gayeté; toute cette aimable compagnie s'en ressentit. Arrivés chez l'Abbé d'Herbeval, on y trouva le Chevalier du Thieul & le Comte de Kerville, tous deux amis de Clidamon, ils avoient déja salué Dorine à la promenade; & l'Abbé les avoit engagés à venir leur tenir compagnie le reste du jour. On se mit à table. Le dîner fut poussé le plus long temps qu'il fut possible, on y raisonna beaucoup sur tous les objets qu'on avoit vus à la promenade. Avez-vous bien remarqué, dit Kerville à Dorine, cette Dame assise auprès de vous. Elle tenoit tête à plusieurs hommes. Elle a beaucoup d'esprit, mais elle s'en croit beaucoup davantage, aussi sa compagnie n'est-elle plus si agréable qu'avant qu'elle se soit donnée pour auteur. Les ouvrages qui ont paru sous son nom sont à la vérité assez bons, bien écrits; mais peut elle ignorer que tout le monde est convaincu qu'ils ne sont nullement d'elle, que ce sont des enfans supposés, dont la noblesse de leur origine couvre des défauts qui paroîtroient insupportables, s'ils eussent paru sous le nom de leur véritable autheur. Je vous parois un peu trop caustique, mais ces Messieurs peuvent vous dire, si je ne suis pas ici le simple écho du public. L'Abbé qui lui parloit est un de ces prétendus Philosophes honorés de ce glorieux titre, pour vivre plus délicatement que le reste des hommes. Toujours dans une douce oisiveté, il passe des jours délicieux; il parle peu, passe pour lire & étudier. Il est vrai qu'il a une fort belle bibliotheque, mais pour y passer les jours & les nuits auprès de quelque Célimene. Enfin, ainsi que tous ceux de sa sorte, il n'est au fond rien moins que ce qu'il veut paroître; cependant les Dames de notre siécle qui se donnent pour femmes d'esprit, se trouvent bien de cette autre espèce d'hommes. Sous le spécieux prétexte de sciences; un amant se déguise sous le beau titre d'amateur de belles lettres, ou peut-être même sous celui d'auteur, souvent un peu apocryphe, il entre dans le cabinet de Madame, & passe dans un tête à tête des heures entières au sçu & à la gloire du mari, qui souvent sans talens se fait honneur de ceux qu'on veut bien ainsi prêter à sa femme. Vous vous plaisez, Messieurs, à satyriser sur le chapitre des Dames, disoit Madame Donval: cependant êtes-vous auprès d'elles, vous changés de ton; vous êtes langoureux; personne à votre dire n'a plus d'esprit; rien n'est si aimable; il faudroit être bien peu sensé ou bien jaloux pour traiter leur merite de talents empruntés. Voilà, Messieurs, ce que vous ne cessez de nous dire tous les jours. La politesse, reprit l'Abbé d'Herbeval, cet artifice en usage parmi nous, qui nous rend propres à la société, nous oblige, il est vrai, de farder la vérité en leur présence. C'est un mal nécessaire dans notre patrie, c'est le malheur du temps, mais ne doutez pas qu'elles ne nous combattent des mêmes armes, ainsi l'un rit de l'autre, & nous nous amusons sottement tous les jours de ce qui paroît ridicule en nous-mêmes. C'est la double besace de la fable, mais toute morale à part. Croyez-vous que cette Dame qui étoit proche de vous à la Messe, fût aussi dévote qu'elle le paroissoit. A peine levoit-elle les yeux; ses prières paroissoient ferventes. Jamais Italienne ne scut mieux jouer son rolle; la guimpe a souvent servi de voile aux libertinages les plus scandaleux. La devotion est un voile qui cache bien des défauts. Est-on revenu des plaisirs tumultueux, le monde vous quitte-t-il, on se trouve à merveille de cette affectation hypocrite, & sous ce masque on goute des plaisirs d'autant plus doux, qu'ils sont moins traversés. Oui, Madame, cette bigotte, dont au premier abord vous préconiseriez volontiers la retenue & la sagesse, cette nouvelle sainte a deux amans, dont elle sait si bien ménager la tendresse, qu'ils auroient peine à concevoir de la jalousie l'un de l'autre. Le plus jeune est le cheri. L'autre plus âgé fournit aux commodités & aux plaisirs de plus grands appareils. Ces faits sont connus, & quelques secrettes que soient les menées de ces phantômes de devotions, leurs avantures pénétrent pourtant quelquefois, par la trop grande précaution que l'on prend pour les tenir ensevelies dans le secret. Mais, lui dit Dorine, tréve un moment sur les Dames. Pourriez-vous me faire connoître quel est ce grand Chevalier qui comptoit des fleurettes à deux pas de nous. Qu'il se trouveroit heureux, Madame, s'il savoit qu'une aussi belle bouche eût demandé son nom, lui dit du Thieul. C'est le Chevalier de Senoncour. Comme cadet, il fut consacré à la religion de Malthe. Il remit le plus long-temps qu'il put ses caravanes, comptant que son frère aîné, d'une santé délicate, ou périroit de maladie, ou subiroit le même sort à l'armée, sans laisser de postérité. Mais, loin de ses espérances, ce frère se maria, & lui donna la mortification de lui laisser niéces & neveux. Ainsi désespérant de pouvoir jamais donner des héritiers à sa famille, il partit enfin pour Malthe. C'est un homme de cœur. Il s'est signalé dans toutes les occasions. Son penchant l'a toujours fortement entraîné vers les femmes. Aujourd'hui même que l'âge avancé auroit du rallentir ses passions, il est encore le même. Sexagenaire, aussi doucereux complaisant, que lorsqu'il n'avoit que dix-huit ans, il ne veut pas s'appercevoir, quelque esprit qu'il ait, combien ce rolle est déplacé. Les femmes baillent & s'ennuyent, il en prendra encore occasion de leur dire de nouvelles douceurs. Comment belle Dame, vous paroissez inquiete, leur dira-t-il sans doute, on néglige les instants. On manque à vous venir trouver. Ah! que l'amant d'aujourd'hui prend ses aises: & il ne s'apperçoit pas que par ces paroles-là même, il fait l'amour à l'ancienne, comme nos vieux Romancier de la Rose. On croiroit que le mieux seroit de ne point parler. Point du tout. Bon Dieu, une si belle bouche ne nous dira-t-elle rien. Pourquoi belle Dame, êtes-vous muette: songez-vous à quel point vos parolles nous charment & nous ravissent. Tout chez-vous nous enchante: pourquoi belle Dame nous priver d'un plaisir si sensible; & mille autres propos qu'il seroit doux d'entendre d'un amant où de quelqu'autre à qui l'âge pourroit permettre de le devenir dans la suite. Voilà quel est le Chevalier de Senoncour, personnage fort ennuyeux, comme vous en pouvez juger. Aureste sa religion pour recompenser sa valeur l'a honnoré d'une belle & riche Commanderie; pour tout dire, en un mot, c'est qu'adorant les femmes, rebuté de celles à prétention, il choisit toujours dans les Divinités des coulisses, celles qu'il veut ennuyer de ses trop fades complimens. Si d'autres s'en ressentent, ce n'est que comme par ricochets, & alors elles sont tout-à-fait dans le cas de craindre d'avoir une doze d'ennui beaucoup plus forte; en effet il devient si guindé qu'on penseroit qu'il croiroit dire des douceurs à Minerve. Ne croyez cependant pas que je charge envain sur ces traits: rien de plus exact & de mieux averré; vous pourrez même, Mesdames, si vous le jugez à propos, vous en convaincre, au risque de vous livrer bien-tôt au sommeil; c'est ce à quoi je le puis croire le plus convenable; & quelques-unes de ses parolles seroient pour nous dans une insomnie l'opium le plus spécifique. Il est encore une autre espèce d'être aussi fréquente qu'ennuyeuse, reprit l'Abbé d'Herbeval. Ce sont de ces précieuses, qui ravies de se voir entourées de beaux esprits, ne cherchent qu'à en augmenter leur cour, demandent des vers aux uns sur tel personnage qui a eu le malheur de leur déplaire, des lettres aux autres pour tel amant favorisé, pour telle Dame avec qui l'on est brouillé. C'est une alternative continuelle de demandes & de satyres qu'elles font un moment après dans une autre petite cour de ces sortes de productions qu'on a eu la facilité de leur donner. Ainsi se trouve-t-on la victime de sa complaisance, ou plutôt de sa sottise. Quelquefois néanmoins sont-elles lasses de critiquer, ce qui leur arrive rarement, alors nouveaux geais elles se parent des plumes du bel oiseau de la Reine des Dieux, & offrent comme leurs enfans les pièces qui leur auront paru les meilleures. On admire, on veut bien complaire en applaudissant, mais personne n'en est la duppe. Chacun sait assez leur manége, & les plus sensés d'entrenous, aimeroient mille fois mieux vivre avec des coquettes ou des joueuses, qu'avec ces avortons de leur sexe & le tourment du nôtre. Ah! que nos Dames devroient mieux mettre à profit les attentions & les complaisances infinies que nous avons pour elles en France. Faites pour plaire que ne s'étudient-elles à faire l'agrément de toutes les sociétés, autant par le charme de leurs discours, que par celui de leur beauté. Mais, continua d'Herbeval, passons à quelques faits plus intéressans & plus circonstanciés, dont la singularité peut récréer ces Dames, tout caractèrise dans le plus grand jour les fureurs des passions qu'elles nous font ressentir, & dont elles sont bien souvent elles-mêmes les déplorables victimes. Voici un trait unique du caprice & de la jalousie la plus terrible & la plus funeste. Damon, homme riche & de naissance, Capitaine de Cavalerie, & bien établi dans la province d'Anjou où il vivoit près de sa femme & de ses enfans, tout le temps qu'il se pouvoit exempter d'aller à son Régiment; avoit deux filles jeunes, spirituelles, & toutes deux assez belles. Il n'avoit rien négligé pour leur éducation: bon père, il cherissoit ses enfans, & n'avoit en vue que leur bonheur, leur satisfaction. Belise l'aînée de ces deux aimables Demoiselles, avoit rangé Lisimon au rang de ses esclaves. Ce jeune homme, vaincu & entraîné comme malgré lui vers cet objet de sa flamme, l'adoroit sans partage. Il s'étudioit sans cesse à lui plaire. La noblesse de ses vues, ses complaisances sans bornes, son assiduité devoient être de surs garants de son amour; ces témoins irréprochables de sa fidélité, devoient à tous égards & en toute occasion déposer à son avantage. Mais Belise étoit de ces coquettes précieuses, qui s'aiment elles seules, & à qui le monde entier fut toujours indifférent. Cette dédaigneuse maîtresse aimoit assez à se voir idolâtrer, mais elle croyoit au-dessous d'elle, de faire connoître à son amant qu'il étoit payé de quelque tendre retour. Le caractère de sa cadette étoit tout différent. Que de précieux avantages la dédommageoient bien de quelques minces agrémens corporels qu'elle avoit de moins que sa sœur. Simple mais avec candeur, bonne avec discernement, modeste sans trop de rafinement, vertueuse par principe: tel étoit au naturel le cœur de l'aimable Cephise. Cependant Lisimon n'avoit point scu remarquer tant de bonnes qualités. Belise la fière & dédaigneuse Belise possedoit seule son cœur; il n'avoit pas la force de reconnoître, quoique tous ses amis le lui voulussent faire appercevoir, qu'elle lui en imposoit par des déhors trompeurs, & qu'il ne pouvoit jamais qu'être malheureux, s'il continuoit à lui adresser ses hommages. Lisimon étoit digne d'un meilleur sort: Mais le foible de son cœur l'entraînoit. Falloit-il qu'il fût ainsi seduit & déçu dans son choix. Mais est-on plus passionné pour les agrémens du corps que pour ceux de l'esprit & du cœur, on mérite bien les peines que ces sortes d'amours font souffrir. Tel étoit Lisimon, une jolie tête, un beau bras, une belle jambe, un joli pied, une taille fine & déliée le mettoient tout hors de lui, & lui ôtoient toute réflexion. Plus Belise rejettoit l'offrande de son cœur, moins il la quittoit; il ne se rebutoit jamais, il ne cessoit de se trouver en tous les endroits où l'objet de son amour pouvoit porter ses pas. Il seroit mort de douleur, s'il ne lui avoit pas procuré chaque jour de nouveaux plaisirs. Fêtes, présens, tout étoit employé pour toucher ce cœur rebelle. Aussi consuma-t-il presque tout son patrimoine dans des poursuites aussi vaines. Inutilement s'efforçoitil d'obtenir un aveu qu'il estimoit plus que tous les plus grands biens; néanmoins, s'apperçevant enfin, mais trop tard, qu'il n'étoit plus temps de vouloir dompter lui-même ce cœur indomptable, puisque ses biens, quelques grands qu'ils eussent été, avoient déja reçu un échec considérable, il crut devoir encore tenter un dernier moyen. Ce fut d'employer les instances du père de Belise; ils étoient amis depuis longtemps. Damon recherchoit son alliance. Il crut donc devoir s'employer auprès de sa fille en faveur de son ami, & lui en parla dans les termes les plus tendres & les plus persuasifs: Mais elle resta ferme & inébranlable dans ses sentimens. Elle assura son père, que jamais elle ne se résoudroit à donner la main à son ami. Damon aimoit sa fille; d'ailleurs craignant, non sans fondement, qu'un mariage conclu sans son aveu, n'influa sur le reste de sa vie, & ne devint pour elle un sujet continuel de douleur & d'amertume, il se resolut à engager son ami à renoncer sincérement à ce parti. Quoique Lisimon eût tout lieu de s'attendre à ce refus, il eut encore assez de foiblesse pour en être inconsolable, & pour aprêter un nouveau triomphe à Belise. Damon néanmoins qui désiroit pour ainsidire encore davantage que lui de le voir entrer dans sa famille, crut pouvoir profiter de ces dédains marqués de l'aînée pour lui proposer la cadette; elle vous aime, lui dit-il, j'en suis garant; & puisque mon aînée refuse d'acquiescer à nos desseins, Cephise vous dédommagera de ses refus, & dégagera ma parole. L'amant rebutté se seroit assez volontiers rendu à cette proposition, s'il n'avoit eu tout sujet de craindre le même échec, avec d'autant plus de raison, que la cadette pouvoit légitimement s'offenser, de n'être démandée qu'au refus de son aînée. Le père se représentant la peine où son ami se trouvoit à cet égard s'offrit de sonder lui-même les intentions de sa fille; & même s'il y trouvoit quelque jour d'hazarder la déclaration de ses vues sur elle. Cephise aimoit Lisimon, autant que sa sœur sembloit avoir pour lui d'indifférence. Irritée néanmoins de la préférence qu'il marquoit, elle avoit soin de si bien déguiser ses sentimens, qu'il n'en pouvoit échapper aucun indice. Elle avoit si bien donné le change qu'un chacun s'y trompoit. D'autre côté, Lisimon n'ayant jamais rien remarqué en elle qui pût dénoter autre chose que de l'amitié, ne sçut d'abord que penser de l'offre de son ami. Ravi néanmoins de l'ouverture qu'il lui présentoit, il accepta ses offres, aux conditions qu'il voudroit bien présentir le cœur de Cephise. & dès ce même instant, ne voyant plus de jour à renouer jamais avec Belise, pénétré de son malheur, & outré de s'être vu si persévérament refusé de celle dont il avoit si long-temps recherché la main; il fit tout son possible pour engager son cœur à changer d'objet. Ce ne fut pas sans combats qu'il vint à remporter cette victoire: enfin il y reussit, & en peu de temps il se trouva plus heureux qu'il ne devoit espérer. D'un autre côté, Damon en conversant avec Cephise sur le sujet de sa sœur, eut la consolation de remarquer, qu'elle ne seroit guéres éloignée de se rendre aux nouvelles vues de Lisimon, il s'apperçut avec plaisir qu'elle n'étoit nullement indifférente à son sujet: il en avertit aussi-tôt son ami. Notre nouvel amant vint en tremblant se présenter à Céphise, & lui offrir son cœur & sa main. Mais quelle fut sa surprise & sa joye, lorsque cette aimable fille, loin de le rebuter, lui fit l'acceuil le plus tendre, & le reçut à bras ouverts; & sans faire attention à tout ce qu'il avoit fait pour gagner sa sœur, elle ne lui en prononça pas seulement une parolle, & ne lui montra au contraire, qu'un désir vif & sincère d'être à lui. Aussi la douleur de Lisimon s'évanouit-elle bien-tôt. Il ne s'occuppa plus que de son nouvel amour. Il ne pouvoit cependant appercevoir Belise sans la plus sensible émotion. Cette impérieuse fille soûtint ce choix en apparence de l'air le plus indifférent; mais au fond de son cœur elle crevoit de dépit & de jalousie. Rien n'égaloit son déplaisir & sa rage, en voyant Lisimon épris de nouveaux feux. Pour Damon, il crut devoir presser le mariage & rendre son ami heureux le plutôt qu'il lui seroit possible, pour éviter de nouveaux obstacles. En effet un caprice ne peut-il pas tout changer en un seul instant. Il connoissoit trop l'amour pour ne pas craindre l'empire qu'une première maîtresse conserve sur le cœur d'un amant. Enfin le jour arriva où ces nœuds si désirés devoient être formés. Belise, sous prétexte de Maladie, se dispensa d'assister à cette cérémonie. Plus le moment approchoit auquel Lisimon lui alloit être enlevé pour toujours, plus son cœur s'attendrissoit pour lui. Elle eût bien souhaité qu'il eût pu remarquer ce changement; mais elle ne pouvoit se résoudre à le lui déclarer. Que diroit-il de moi, se disoit-elle à elle-même, j'ai causé mon malheur & le sien. C'est moi qui l'ai écarté loin de moi; pourroit-il jamais retourner? Non je le vois, cela n'est pas possible. Mais quoi étoit-ce à ma sœur à le venger de mes refus? Tout me trahit. Mon père est contre-moi: lui même, je n'en puis douter est l'instrument de mes maux. Sa fatale amitié me perce du trait le plus cruel. hélas! je l'avoue, je ne l'ai que trop mérité. Lisimon tendre, Lisimon je t'ai sacrifié. Te perdrai-je pour toujours? Dumoins vengeons nous. outrageons une sœur qui nous trahit. Oui Cephise, si je ne possede ton époux, du moins je regagnerai son cœur, & il ne te regardera plus que comme celle qui empêche son bonheur. Tu souffriras, ingrate, & si je ne puis être heureuse, au moins ton désastre me consolera t-il des maux que tu me vas faire souffrir. Quelque fois elle formoit le dessein de suivre sa fougue, de courir à l'Eglise, & d'y interrompre la cérémonie par ses cris & ses larmes. Peut être disoit-elle mon amant sera-t-il touché de ma douleur & de mon repentir: il détestera sa démarche trop précipitée, & la reparera en m'y donnant la main. Cruelle sœur, quel seroit ton désespoir, & ta honte de te voir ainsi méprisée. Mais quoi; quel ne seroit pas son triomphe, si l'ingrat, oubliant ses sermens n'avoit plus d'yeux que pour elle. O jour le plus malheureux de mes jours. Quoi, serai-je à jamais separée de ce que j'aime. Belise s'occupoit encore de ces cruelles & douloureuses pensées, lorsque les nouveaux époux, de retour des autels, rentrerent chez Damon. A la joye de ce tendre père, de cet ami zèlé la malheureuse Belise ne put plus douter de son désastre. C'en est donc fait, s'écria-t-elle; l'ingrat contre les sermens qu'il m'a faits tant de fois, vient de jurer une fidélité éternelle à une autre qu'à moi. Ne devoit-il pas apercevoir que je ne faisois que l'éprouver? Quel autre but pouvoient avoir mes rigueurs affectées. Non je ne l'ai jamais dégagé de sa parolle. Ma sœur ne peut-être son épouse. Il est à moi depuis longtemps. Essayons de le gagner. Peut-être il en est temps encore. Séduisons-le, & du moins faisons-le broncher dès les premiers pas: sa fidélité pour ma rivale ne sera pas à l'épreuve des traits que je vais employer. Il succombera sans doute, ou plutôt il cedéra à son penchant & à mon amour. Mais que dis-je, elle à son cœur, il est son époux. N'importe, vengeonsnous, plus il y a d'obstacles, plus j'aurai de satisfaction à les surmonter. Belise étoit dans cette resolution, lorsqu'elle entendit quelqu'un approcher de son appartement. Tout frémit en elle: C'étoit son amant. Il étoit de la bienséance que Lisimon, de retour de la cérémonie, vînt rendre visite à sa nouvelle bellesœur. Il eut l'imprudence d'y aller seul. L'habitude & le libre accès qu'il avoit de tout temps dans tous les endroits de la maison, plutôt qu'aucun motif particulier, lui fit faire cette fausse démarche. Ah! dans quelle situation trouva-t-il cette amante désespérée. Belise cachoit sa douleur & son désespoir au-dedans de son cœur, & ne faisoit paroître sur son visage qu'une tendre mélancholie & une inquiétude amoureuse qui auroient touché les cœurs les plus barbares. Ses yeux étoient mourans; ses regards langoureux sembloient reprocher à Lisimon son inconstance. Tant d'attraits, un amour mal éteint, causerent bientôt une sensible revolution dans toute sa personne. Belise, l'adroite Belise, s'en apperçut. La plus legére étincelle ranime le plus cruel incendie. C'est un principe trop généralement connu, pour qu'une amante outragée ne cherche dans la fureur de sa jalousie à le tourner à son avantage. Belise avoit d'ailleurs trop d'intérêt à tout ce qui se passoit dans l'esprit de Lisimon, pour perdre de vue le moindre mouvement favorable à ses desseins. Apeine eut-elle donc remarqué l'embarras qu'elle causoit au teméraire & imprudent Lisimon, tout interdit & déconcerté, que découvrant de nouveaux charmes, elle tâcha de le séduire encore davantage. Alors l'accablant de reproches: ingrat, lui dit-elle, j'étois donc tellement effacée de votre mémoire, que vous n'avez jamais scu remarquer les tourmens que vos dédains m'ont fait souffrir. Les miens n'étoient qu'affectés. Je voulois vous éprouver; & vous allez aussi-tôt vous jetter dans les bras d'une autre, & par un nouvel amour oublier les douceurs que vous sembliez goûter auprès de moi. Pensez-vous seulement à vous excuser. Il est vrai que je ne pourrois recevoir vos excuses. Vous êtes trop coupable. A peine vous croyez-vous dégagé de mes fers, que sans examiner davantage, vous pensez à l'hymen. Il se conclud, se précipite, & ma douleur ne suffit pas pour vous empêcher de passer outre. Ne falloit-il pas que j'allasse encore orner votre triomphe ou plutôt votre infamie de ma présence? Que ne l'avez-vous exigé? Cruel! quels ne sont pas vos forfaits? Qui prenez-vous à ma place. Non vous ne m'avez jamais aimée. c'étoit pour m'outrager que vous feigniez de me faire votre cour Cephise eut toujours votre cœur. Mais que dis-je, non, vous ne l'aimez pas, vous ne la pouvez aimer. Je m'en tiens à vos sermens. Je ne vous puis croire parjure. Ah, Lisimon, repondez; m'êtes-vous vraiment infidele. Avez-vous totalement oublié votre amour. De nouveaux feux sont-ils plus puissants? Ah! je n'en puis douter, ingrat; je ne vous cause pas la moindre émotion. Lisimon, qui jusques-là étoit resté immobile & interdit, sembla se reveiller à ce reproche. Une passion mal étouffée n'en devient que plus forte. Semblable à un feu caché qui cause un embrasement d'autant plus dangereux qu'il est plus imprévu. Tel étoit l'état critique où se trouvoit Lisimon. Il ne s'étoit jamais cru aimé. Il en recevoit les premières assurances. Auroit-il du le présumer, lui qui s'étoit toujours cru mortellement haï? Ayant donc en ce moment des preuves si sensibles du contraire; désespéré d'être passé si avant, ne sentant plus de remède à ses maux, il s'oublie, & se jette aux pieds de Belise. Ne me désespérez pas davantage, lui dit-il: vos reproches aigrissent ma douleur; je ne les mérite pas. Damon par sa trop grande amitié pour moi est le seul coupable: lui seul a fasciné mes yeux. Je ne suis ni inconstant ni perfide. A regret j'ai formé de nouveaux nœuds. Je les sacrifierois avec plaisir. Tout sans vous m'est odieux. Avec vous quel ne seroit pas mon bonheur. Ah! Belise, pourquoi n'avez-vous jamais laissé échapper quelques étincelles de ce feu qui me consume, & qui auroit consolé mon amour. Vos rigueurs ont été inflexibles. Ah! que je suis malheureux. Belise au moment qu'elle se comptoit méprisée, ravie de reconnoître tant de tendresse en son amant, ravie de le voir & de l'embrasser encore, pense à se livrer toute entière à ses transports, bien plus qu'à suivre ses projets de vengeance. Elle oublie tout jusques à sa colère. Lisimon étoit toujours immobile à ses genoux. Elle ne put le laisser plus longtemps dans cette posture. Que faites-vous Lisimon, lui dit-elle, en se penchant tendrement sur lui, & en lui donnant les baisers les plus amoureux. Vous m'aimez, m'en faut-il davantage: mon deuil se change en joye. Belise oublie tous ses chagrins. Pouviez-vous douter de mon cœur lui repondit son amant: ai-je cessé de vous aimer: mes regards embarrassés ne vous l'ont-ils pas assez dit, depuis que vous m'avez si cruellement éloigné de vous. Ah! que je me haïs dans cet instant. Falloit-il n'avoir connoissance de mon bonheur qu'au moment de ma perte. Non chere Belise, je ne vous ai jamais perdue de vue. Si je me suis donné à votre sœur, ce n'est qu'après mille combats que mon cœur a eu à soûtenir. Votre père d'un côté, de l'autre en vous perdant l'envie de vous appartenir en quelque sorte, & de vous voir à chaque instant. Tels sont les motifs qui m'ont fait céder contre mon penchant. Infortuné que je suis, je détesterai à jamais la cruelle démarche qui me prive de vous, vous qui eussiez fait tout mon bonheur. Consolez-vous, lui repondit-elle, je n'en serai pas moins la maîtresse de votre cœur, & je vous donne encore une fois le mien à jamais sans réserve. Tous ces discours étoient accompagnés de baisers les plus enflammés. Ces deux amans, libres pour la première fois, vinrent enfin à s'oublier. Ah! dans quelle fatale yvresse êtesvous, malheureux. Faut-il se perdre ainsi l'un & l'autre. A l'instant que Lisimon hors de lui, saisissoit l'heure heureuse, & se payoit des soins qu'il avoit eu pour Belise, & que cette amante sacrifiée se vengeoit si outrageusement de sa sœur; cette nouvelle & malheureuse épouse, inquiette d'une si longue visite, & pressentant son malheur, entre sans obstacle dans la chambre de Belise, où le premier objet qu'elle apperçoit, la perce du trait le plus vif. Elle tomba tout à coup évanouie, en jettant un cri perçant, qui attira bien tôt tous ceux de la maison. Ainsi la déplorable Cephise fut elle-même complice de sa disgrace. Elle-même se prive à jamais de son époux. Notre couple amoureux, dérangé à ce cri, se sépare plus satisfait que jamais. Ils ont peine l'un & l'autre à démêler le sujet des rumeurs qu'ils entendent. Enfin, ils apperçoivent Cephise plus morte que vive; ils ne doutent plus qu'ils n'ayent été découverts. Lisimon cherche à s'échapper. Mais au moment qu'il sortoit Damon arrivoit avec ses amis, qui tous venoient porter du secours à Cephise. A l'air déconcerté de Lisimon, Damon découvre aisément le sujet du trouble de sa fille & la honte de sa maison. Ah! père infortuné, ami trop imprudent, t'attendois-tu à ce que tu viens à savoir? C'est celle que tu viens de ramener de l'autel, qui au jour de son hymen change sa joye en une douleur mortelle & en un deuil éternel. La Coupable Bélise, plus morte que vive n'ose ouvrir les yeux, Lisimon est interdit. Le père pâlit. Tous les spectateurs déconcertés s'entre-regardent. Céphise est sans vie. Quelle scéne plus tragique. Un prompt secours fait revenir à elle la trop infortunée Céphise. Un torrent de larmes exprime sa douleur, tout en en soulageant le poids, elle veut cacher sa honte, celle de son coupable époux & de son indigne sœur. Quoiqu'ils l'ayent trahis de la manière la plus outrageante, elle cherche encore à éloigner d'elle cette funeste idée. Elle veut déguiser le fait, & n'ose en faire l'aveu. Elle rejette ses clameurs & son évanouissement sur une terreur mal fondée. Elle veut déguiser le fait Mais tout-à-coup le souvenir d'un mépris si formel, reveillant sa colère & son indignation, elle s'oublie elle-même, & déclare à son père, en présence de toute la compagnie, le crime dont on l'avoit fait spectatrice. Ah, Damon, que tu regrette en ce fatal instant ta qualité de père. Tu ne te souviens plus de ton ami. Tu ne sais de quel côté tourner ta vue. Chaque objet t'embarrasse. Tout te nuit. Bélise coupable; Céphise méprisée; ton ami sans foi; père infortuné, ami délaissé, que feras-tu dans une aussi triste conjoncture? T'éleveras-tu en invectives. Hélas ce seroit contre ta propre fille que tu déclamerois. La honte en rejailliroit sur toi. Cet opprobre seroit une tâche pour ta famille. Néanmoins peut-elle être cachée? Que de témoins sont dans le cas de déposer contre Bélise. La joye commune est changée en deuil. Lisimon épris mille fois plus qu'auparavant du premier objet de ses feux, déteste celle qui est venue le troubler dans son bonheur, & divulguer son forfait par ses cris. D'autre côté cette malheureuse fille sortie à peine de son premier évanouissement, repasse tout son malheur dans son imagination, & en prévoit les facheuses suites. Ces idées la font retomber dans une plus terrible syncope. Ce n'est qu'à grand peine qu'on la rappelle à la vie. Elle n'en sent que plus vivement l'horreur de sa fatale destinée. Trahie par sa sœur, méprisée d'un amant pour lequel elle a eu tant de prévenance & de facilité, elle juge avec raison que ce coup imprévu est sans remède. Rien ne le peut parer. Que doit-elle devenir? Peut elle regarder Lisimon pour époux? Un peu remise de ses foiblesses, on l'emporte pour lui dérober la vue d'un lieu terrible pour elle, qui lui rappelle sans cesse son désastre. Si cette histoire vous paroît attendrissante, vous qui n'êtes que des auditeurs indifférents, que de larmes ne devons-nous pas penser qu'a causé cette fatale catastrophe à ses principaux acteurs. Un père trop facile, aimant ses enfans sans préférence, constant & zélé dans son amitié, se voit outragé de la manière la plus sensible, d'un côté, par l'une de ses filles, de l'autre par son meilleur ami. Quel plus digne objet de nos plaintes! Mais, Mesdames, qu'en pensez-vous vous-mêmes, vos charmes séduisants ne causent-ils pas tous les jours de semblables ravages. Sans la trop forte jalousie de Bélise, qui seroit encore dans son indifférence, si son amant étoit encore à la persecuter, Lisimon eût trouvé son bonheur avec un aussi charmant caractère que celui de Céphise. Aussi Mesdames, nous sçavez-vous bien tous les jours faire sentir combien nous avons de foiblesses. Notre cœur est trop soumis à votre empire, pour pouvoir tenir contre vos charmes. Ce sont des piéges dressés à coup sûr. Il ne nous est moralement pas possible de n'y pas tomber. Jalousie, cruelle passion, que tu causes de tourmens aux foibles humains. Que n'as-tu pas renversé? Est-il donc bien possible que par le revers le plus terrible & le plus inopiné, celle qui avoit causé tant de peines à l'ami de son père, devienne en possession de son cœur, & que Céphise, victime de sa sincérité, aille passer dans l'amertume & la douleur des jours, qui selon toute apparence devoient couler dans le sein des plaisirs & des amours? Après cet exemple, Mesdames, que ne doit-on pas redouter en fait d'amour? Chacun faisoit ses réflexions sur cette singulière aventure, lorsque Kerville, pour interrompre ces reveries, & faire diversions aux morales philosophiques, qu'il sentoit bien qu'on en alloit tirer, prit la parolle, & s'adressant aux Dames: Voici, leur dit-il, bien des traits lancés sur le beau sexe. Monsieur l'Abbé vient de vous raconter du tragique attendrissant; me pardonnerez-vous de rapporter aussi une autre aventure encore plus sinistre, & d'un genre tout différent. C'est un fait assez nouveau qui caractèrise sensiblement & votre pouvoir, & notre foiblesse. Vous y verrez dans tout son jour jusques où nous peut jetter la passion que vous nous inspirez. Dussalon, ancien Officier d'infanterie, par sa bravoure & l'intégrité de sa conduite, avoit mérité de la Cour le distinctif honorable affecté aux militaires. Notre nouveau chevalier, entré de bonne heure au service, n'avoit guères que trente-cinq ans, lorsque la faveur du Ministre lui fit accorder cette recompense. La paix conclue, il obtint l'agrément d'aller faire un tour dans sa famille. Aussi aimable dans un cercle, que terrible les armes à la main, il faisoit l'amusement des Dames. C'étoit dans leur compagnie qu'il aimoit le plus à se trouver. Leur commerce étoit pour lui le passe-temps le plus agréable. Ses affaires finies, son congé prêt à expirer, il lui fallut songer à rejoindre son Régiment. Il étoit accoûtumé à sacrifier ses plaisirs à ses devoirs. Il partit donc. Rendu à sa garnison, auroit-il pu s'imaginer que sa fatale destinée le porteroit à y faire une passion qui le conduiroit infailliblement à sa perte. A peine fut-il arrivé que quelques Officiers de ses amis l'introduisirent dans les meilleures maisons de la ville. Dès la première visite qu'il rendit à l'aimable Cydalise, il sentit qu'il ne devoit plus chercher ailleurs de véritables plaisirs. Son cœur étoit hors de lui, il n'étoit plus maître de ses pensées. Cependant l'idée de Cydalise ne flattoit pas considérablement son souvenir. Il lui sembloit désirer quelque chose qui lui étoit encore inconnu. Il s'agite, se tourmente, & ne scait ce qui le fait soupirer. Dans cette perplexité il croit que le mieux est de s'assûrer de son cœur, & ne voit rien de dangereux de le livrer à une aussi charmante personne. Il retourne dès le lendemain chez cette belle. Mais quelle fut sa surprise de ne plus goûter auprès d'elle la même douceur qu'il lui sembloit y avoir trouvé la veille. Il sentoit la plus vive inquiétude. Son cœur étoit trop ému pour lui pouvoir cacher les nouveaux mouvemens qui l'agitoient. L'effet que causoit sur lui la conversation d'Araminte, mère de la jeune Cydalise, étoit trop sensible pour qu'il pût se le déguiser. Cependant dans ces premiers combats, il avoit peine à concevoir la bizarrerie de son choix. En effet, la différence pouvoit-elle être plus forte & plus marquée entre la mère & la fille, & la comparaison n'étoit-elle pas toute entière au désavantage d'Araminte? La jeune Demoiselle âgée de seize à dix-sept ans, avoit pour elle toutes les graces de la figure, enjouement, beauté, esprit, elle avoit tout en partage. Sa mère étoit au contraire de ces figures, que d'autres que Dussalon n'auroient jamais remarqué. La catastrophe qu'elle occasionna est trop forte pour ne la pas faire connoître. Quant à l'ensemble de sa figure & de sa taille, Araminte n'étoit rien moins qu'aimable. Petite, trèspuissante, le visage assez rond, sans front ni menton. De grands yeux, un nez large & épâté, une bouche assez belle mais un peu de travers; le teint livide & bilieux; par-dessus tout cela les cheveux mal plantés, & d'un blond un peu plus que foncé. Tel est le fidel portrait de celle qui en un instant fascina tellement les yeux & l'esprit de Dussalon, qu'en fort peu de jours il en perdit le boire & le manger; & ce qu'il y avoit de plus terrible, l'usage de la raison. Un seul moment avoit opéré ce prodige, & avoit fait de Dussalon, le facetieux & l'enjoué, Dussalon l'imbécile. Il est vrai que si Araminte n'avoit aucun des charmes de son sexe, son esprit la vengeoit bien des négligences de la nature, & des disgraces de son corps. Au brillant de l'esprit, elle joignoit le précieux mérite de l'avoir assez juste, mérite bien rare dans notre siécle. Mais l'esprit est quelquefois un fardeau bien ambarrassant. Il n'est personne aujourd'hui plus que jamais qui ne se pique d'en avoir. Les uns affectent l'air & le ton d'érudits les plus consommés; d'autres s'arrogent le précieux titre de Philosophes. Titre fastueux & imposant; mais qui est devenu si commun, & qui est usurpé si fort contre toute raison, qu'on en a perdu la bonne opinion. Par le passé c'étoit un titre honorable, qui faisoit estimer & considérer; les femmes mêmes s'en parent aujourd'hui. En fait de contestations litteraires, politiques ou de religion, il sembleroit que l'un des deux partis n'auroit pas assez d'avantages s'il n'étoit embrassé par les femmes. Ce sont elles qui le soûtiennent, & souvent même qui le font triompher. Quant au commun de la vie, quel-que chose peut-il être bien, si les femmes ne l'ont inventé ou perfectionné, ou tout au moins, si elles n'y ont mis la main. L'esprit jusqu'ici avoit été respecté; c'étoit un pays où elles n'avoient point encore osé faire d'incursion. Peu d'entr'elles avoient encore franchi la barrière. Mais s'étant tout soumis, elles ont aussi à la fin prétendu se rendre maîtresses de ce fort, jusques-là inexpugnable. Aujourd'hui ce sont-elles qui donnent le ton. Elles décident déja; & dans peu rien ne sera bon qu'il n'ait été trouvé tel à leur tribunal. Comment Araminte spirituelle par elle-même n'auroit-elle pas donné dans ces écarts si communs à celles de son sexe, qui avec bien moins d'esprit qu'elle veulent cependant s'adjuger le droit de décider de tout en dernier ressort? Comment eût-elle pu ne pas prendre ce caractère? Quelques Messieurs lui ayant reconnu une doze plus qu'ordinaire d'amour propre & de vanité, voulant la charger d'un nouveau ridicule, lui persuaderent, pour l'achever, qu'elle avoit des talens infinis, qu'elle ne connoissoit point, qu'elle écrivoit à merveille tant en vers qu'en prose. En falloit-il tant pour lui tourner la tête. Il est aisé de persuader une femme. Flattezla, admirez-la, bientôt elle croira que ce seroit la plus criante injustice que de lui refuser votre encens & vos applaudissemens. Aussi Araminte se croit-elle être d'un esprit merveilleux. Elle est dans la meilleure foi du monde. Sans cesse la plume à la main elle griffonne, touche & retouche sans discontinuer. Elle s'imagine être d'une classe d'esprit la plus sublime. Nouvelle Sapho, elle en veut jouer tout le personnage. Si elle n'est pas en commerce de lettres avec tous les gens de lettres, ce n'est pas faute de l'avoir voulu lier. Elle seroit en correspondance avec les plus éloignés, s'ils avoient eu la facilité de condescendre à ses vues. A quel personnage s'alloit donc jouer Dussalon? Que ne rendoit-il plutôt ses hommages à l'aimable Cydalise. Aussi belle que spirituelle, elle avoit tout le bon de sa mère, sans en avoir les foibles ni les travers. Bien plus, elle avoit toute la délicatesse d'esprit, & la vivacité d'imagination sans le croire. Quelle perfection dans une femme! Avoir de l'esprit sans s'en énorgueillir, c'est un phénomene dans notre sexe, mais bien plus grand & bien plus remarquable chez les Dames. Cependant Dussalon, sans égard pour les charmes de la fille, oublie qu'ils ont les premiers donné atteinte à son cœur, il n'est épris que de la mère: Il ne la quitte plus. Sa conversation l'enchante: il n'est plus maître de lui-même. Chaque jour il s'enyvre à longs traits du funeste poison de l'amour. Araminte reconnoit aisément les motifs des assiduités de Dussalon; ravie de voir dans ses fers un homme de son mérite, elle lui laisse entre-voir qu'il est payé de quelque retour. Ils se plaisent l'un & l'autre dans de longues & fréquentes entrevues qu'ils savent faire naître l'une par orgueil, & l'autre par amour. Dussalon, de quoi t'auront servi tes premières resolutions? Est-ce ainsi que tu gardes tes sermens? Devois-tu jamais penser à de solides & éternels engagemens? Du moins si tu les viole, tes sermens, que ne choisis-tu un objet plus digne de tes feux. Que ne tourne tu tes regards sur la jeune Cydalise, elle t'aime, reconnois-le à ses agaceries. Dussalon sans yeux pour la beauté & le charmant caractère de Cydalise, devenoit chaque jour plus épris de sa mère. Est-on souvent auprès de ce qu'on aime, on ne peut longtemps s'en tenir aux vues modérées de l'affection, on sent bien qu'il manque encore quelque chose à notre bonheur. Tel étoit l'état de Dussalon. Ses vues étoient intégres. Araminte étoit veuve. Elle avoit depuis la mort de son époux refusé tous les partis qu'on lui avoit proposé. Mais Dussalon croyoit qu'il seroit impossible à son amante de tenir contre ses empressemens. Rien ne lui paroissoit pouvoir empêcher l'accomplissement de ses vœux. Il lui sembloit n'avoir point encore trouvé aucune femme vraiment estimable, toutes étoient infiniment inférieures à Araminte. Telle est la folie des amans. Semblables à ceux qui ont la jaunisse, & pour qui tous les objets sont de couleur jaune, ils croyent que tout le monde doit avoir les mêmes yeux qu'eux. Ils ne voyent que perfections dans l'objet de leur amour, & imperfections, dans ceux pour lesquels leur cœur n'est point atteint. Dussalon, adorateur outré d'Araminte, avoit resolu de devenir son époux; mais elle étoit dans tous autres sentimens. Quoique jouant l'esprit, elle en avoit assez pour faire taire quelquesfois en particulier son amour propre, & pour se rendre justice sur ses imperfections corporelles; elle craignoit avec fondement que l'habitude de se voir, ralentissant les feux de l'amour, l'amant devenu son époux, ne vînt par la suite à la prendre de dégout. Elle redoutoit les suites du mariage, mille raisons lui avoient fait former la resolution de ne jamais passer en d'autres nôces. Son premier essai lui suffisoit. Quatre ans après son mariage elle avoit perdu Destiville son époux, qui pendant sa vie lui avoit fait assez comprendre tous les avantages de la liberté: Ainsi Araminte rejettoit toutes les offres de Dussalon. Elle l'avoit même supplié de ne lui en jamais ouvrir la bouche. Ce seroit, lui disoit-elle un jour, avec la plus vive douleur, que j'apprendrois que vous eussiez donné la main à quelque autre qu'à moi. Mais cher Dussalon, ne peut-on s'aimer & se suffire l'un & l'autre sans certaines privautés? J'ai essuyé de trop grands périls, ma vie a couru les plus grands risques aux couches de ma fille pour pouvoir jamais me resoudre à affronter les mêmes dangers. Aimons-nous, cher Dussalon, que ce ne soit que par rapport aux sentimens du cœur & de l'esprit que notre attachement subsiste, & non pour un plaisir momentané, après lequel le reste des hommes soupire si ardemment. Cet amour philosophe & spéculatif, n'étoit aucunement du gout de notre Chevalier: Il aimoit, & soupiroit après la possession de son amante. Araminte, il est vrai, avoit pris trop d'empire sur lui, pour ne pas faire un peu cesser ses poursuites, mais non pas ses plaintes & sa douleur. Il mit tout en usage pour fléchir le cœur de son amante. Enfin, voyant qu'il ne pouvoit rien gagner sur ce caractère décidé, il se laissa aller à son chagrin, qui en moins de rien le rendit méconnoissable. Il devint furieux, & son désespoir n'ayant plus de frein, le mit bientôt au point fatal de se porter aux plus grandes extravagances. Il se met en tête de devenir l'époux d'Araminte de gré ou de force. Il lui semble que tout l'Univers doit prendre part à sa querelle. Il importune tout le monde des rigueurs de son amante, & veut qu'un chacun s'intéresse pour lui auprès d'elle; mais toutes ses plaintes, ses sollicitations, les persecutions de lui & de ses amis ne la purent faire changer de resolutions. Elle demeure inflexible & inébranlable. Enfin tant de tentatives demeurées inutiles, bouleverserent totalement l'imagination de Dussalon. Il saisit l'arrivée du Ministre, & croit en tirer un avantage assûré. Ce Seigneur faisoit sa tournée dans la Province, & devoit demeurer quelques jours dans la Ville, tant pour en examiner les fortifications, que pour donner certains ordres de son ressort. Dussalon s'imagine qu'Araminte ne pourra refuser de se rendre aux instances de ce Seigneur, qui lui-même suivant son idée ne manquera pas de condescendre à ses desseins. Du reste, si ce moyen demeure sans effet, il se résout à la mort. Dans cette pensée, à l'inscu d'Araminte & de tous ses amis, il écrit au Ministre, qu'étant à lui à maintenir le bon ordre dans le civil, & à procurer autant qu'il se pouvoit le bonheur des bons sujets de Sa Majesté, il avoit recours à lui. Qu'il avoit toujours servi avec honneur; que tous les Officiers de son corps en rendroient hautement témoignage, qu'il en avoit d'ailleurs une marque authentique dans les différens bien-faits qu'il avoit reçus du Roi; qu'il le supplioit donc de faire intervenir son authorité en sa faveur auprès d'Araminte. Que cette Dame l'avoit jusques là souffert avec amitié; que l'habitude de la voir & de lui avouer ses feux, n'avoit fait qu'augmenter son amour. Que cette Dame ne vouloit rien entendre sur ce chapitre; qu'elle refusoit sa main; qu'il ne pouvoit cependant vivre sans elle; qu'il avoit longtemps, mais inutilement combattu ce penchant, & que la mort lui étoit mille fois plus précieuse qu'une vie, dont il ne pourroit partager les momens avec cet objet de son amour. Il finissoit par avertir le Ministre, que si dans deux jours Araminte ne se rendoit pas à ses désirs, il étoit resolu d'aller ensevelir sa honte & sa passion sous les eaux. Le Ministre ne fit dabord aucune attention à cette requête, la regardant comme un écart d'une personne insensée. Il en trouva néanmoins le tour & la conclusion si extravagante, que dès le lendemain il se fit un plaisir de la lire sur la fin d'un repas où il se trouvoit, pour augmenter la joye de la compagnie, & fournir par-là quelque nouveau sujet de plaisanterie; mais avec la juste précaution de taire le nom du ridicule suppliant. Ce qu'il avoit prévu arriva. Ce placet d'un nouveau style aprêta beaucoup à rire. Chacun en plaisanta à son gré. Enfin, après que la raillerie se fut épuisée, une Dame représenta sagement à l'assemblée, que ces sortes de folies avoient d'ordinaire de fâcheuses suites; qu'un amant dans ces moments de désespoir étoit si fort hors de lui, que de sage & prudent qu'il pouvoit être auparavant en toute occasion, il devenoit furieux & capable des plus grandes extravagances. Qu'un amant en fureur poussoit toujours sa rage au dernier période. Que puisqu'il s'agissoit en ce moment d'une personne de quelque considération, elle croyoit qu'il seroit de l'imprudence & de l'injustice la plus marquée de ne pas prévenir un tel accident; qu'elle étoit donc d'avis d'aller au-devant de l'accomplissement des ménaces contenues dans cette lettre. Dailleurs qu'en tout point il seroit fâcheux que l'amour ou toute autre passion fût cause de la perte d'un honnête homme. Les réflexions de cette Dame furent infiniment goûtées; on convint qu'il se pourroit effectivement bien que cet infortuné tentât d'effectuer son funeste dessein. De sorte que le Ministre, regardant en cet instant l'avanture dans un tout autre jour, promit de faire ses diligences pour obvier aux fâcheuses conséquences qu'on lui faisoit prévoir. En effet, de retour à son Hôtel, il dépêcha les ordres nécessaires pour s'emparer promptement de la personne de notre amant désespéré. On lui devoit laisser des gardes qui ne le quitteroient jamais d'un instant, jusqu'à ce qu'on fût assuré de la parfaite guérison de son esprit. Malgré la diligence qu'on apporta dans l'exécution de ces ordres, on arriva néanmoins trop tard. Dussalon étoit sorti de grand matin sans s'être fait suivre d'aucun domestique; & pour qu'on ne l'attendît point mal-à-propos, & qu'on ne pût avoir d'inquiétude à son sujet, il avoit dit en s'en allant, qu'il ne reviendroit que le lendemain. Au sortir de chez lui, il étoit allé droit chez Araminte. Là, dans la conversation la plus serieuse, il lui représenta encore de nouveau la vivacité de son amour, son état de veuve, l'honêteté & l'intégrité de ses vues. Rien, selon lui, ne la devoit empêcher d'acquiescer à ses demandes. Araminte de son côté eut beau s'élever contre l'injustice de son procédé. Envain lui repéta t-elle les raisons dont elle s'étoit toujours servi contre lui, envain lui témoigna-t-elle toute la répugnance imaginable contre l'engagement où il sembloit la vouloir contraindre, rien ne le put appaiser. Araminte, à bien consulter son cœur, l'aimoit autant qu'elle en étoit aimée. Mais ses raisons contre le mariage étoient trop fortes, pour pouvoir s'y hazarder de nouveau. Elle auroit souhaité, que puisqu'elle ne pouvoit faire changer Dussalon de dessein, qu'il eût au moins changé d'objet, qu'il eût jetté les yeux sur sa fille, jeune, belle & spirituelle. Cydalise pouvoit faire le bonheur & la consolation d'un honnête homme, & ainsi le dédomager du refus qu'elle se trouvoit contrainte de lui faire d'elle-même. Araminte lui en fit de nouveau la proposition dans les termes les plus tendres & les plus persuasifs; ils ne purent cependant rien opérer sur l'esprit de cet amant infortuné. Dussalon, voyant enfin que c'étoit en vain qu'il tourmentoit Araminte, qu'elle avoit pris son parti, & qu'envain se flatteroit-il de rien gagner sur ce cœur inflexible: Vous voulez donc ma mort, lui dit-il; eh bien vous serez satisfaite. Le jour m'est insuportable, il éclaire ma honte & mes malheurs; la vie m'eût été le plus précieux des biens, s'il m'eût été permis de la passer avec vous: mais puisque je ne suis digne que de vos refus, je préfére une mort qui me délivrera de toutes peines, à une vie que le chagrin de ne vous pas posseder, changeroit en un supplice éternel. Araminte qui avoit toujours reconnu en Dussalon un grand fond d'esprit & de prudence, ce qui lui avoit tant fait priser l'avantage de sa connoissance, ne put s'imaginer que de pareilles ménaces dussent avoir leur effet. Elle le tourna donc en raillerie, en ajoûtant qu'elle aimoit à le voir dans ces moments de dépit, qu'ils lui donnoient un feu dans le visage qui le rendoit encore plus aimable. Je vous aprête à rire, Madame, lui dit alors Dussalon, en l'interrompant, je le vois bien: mais au-moins soyez persuadée que ce sera pour la dernière fois. Je n'aurai plus l'amertume & le sanglant déplaisir d'essuier vos mépris & vos dédains. Adieu, Madame, vous saurez vous consoler de mon malheur; & moi en périssant, j'emporterai le souvenir de vos refus, sans avoir jamais eu de votre part le moindre soulagement à ma douleur. Adieu pour la dernière sois. Ce furent les derniers mots de Dussalon; il quitta brusquement Araminte, & se laissant emporter à son désespoir, il courut s'immoler à son malheureux sort. Araminte étoit trop accoutumée aux foucades de Dussalon, pour tirer quelques mauvaises conjectures de cette brusque separation. Elle comptoit le voir revenir dans peu d'heures, aussi tendre & moins emporté. Il ne lui vint donc pas dans la pensée de faire suivre ses pas. Elle crut qu'il en seroit de même de ce nouvel emportement que des autres. Quelle fut donc sa surprise de ne le point voir de la journée. Sur le soir son inquiétude augmentant, elle commença à croire qu'il se pourroit bien faire que son amour se fût tourné en rage, & que le désespoir ayant prévalu sur sa raison, il ne se fût précipité dans l'abyme dont il l'avoit ménacée. Ces fâcheuses idées jettant Araminte dans les plus terribles inquiétudes sur le compte de Dussalon, elle envoye chez lui s'informer des raisons qui l'avoient empêché, contre son ordinaire, de venir passer l'après-midi chez elle. Celui qu'elle avoit chargé de cette commission arriva chez Dussalon, en même temps que les Emissaires du Ministre. Il y sçut d'eux le sujet de leur venue, & la crainte où ils étoient d'être venus trop tard, & de n'avoir pû par conséquent prévenir le facheux accident, dont le Chevalier devoit sans doute être pour lors la victime. Araminte, informée à l'instant de tout ce détail, commença à se repentir de sa trop grande rigueur. Les dernières parolles de Dussalon lui revinrent à l'esprit, & lui firent tout craindre pour ses jours. Mais hélas! ses présentimens n'étoient que trop bien fondés. L'idée du danger que couroit son amant l'accabla. Il lui sembloit voir devant ses yeux la déplorable fin de celui qui n'avoit depuis si long-temps vêcu que pour elle. La confusion de ces pensées change tout-à-coup son cœur, son indifférence s'évanouit. Elle vole chez Dussalon. Elle conjure ses domestiques & les Gardes du Ministre, de faire toute diligence. On le cherche dans tous les endroits de la ville où il peut être. On fait plus, on se disperse dans la campagne; partout on fait les plus exactes perquisitions; mais peines inutiles, soins trop tardifs. Dussalon en quittant Araminte étoit sorti de la Ville, & révant toujours à son amour, sa fatale destinée s'étoit trop bien prétée à ses cruels desseins. Cet amant forcené marchant sans savoir où il alloit, se trouva proche de la rivière, à plus d'une lieue au-dessous de la Ville. Là s'oubliant soi-même, cette victime de l'amour se précipite dans les eaux. Enfin ses domestiques, après l'avoir longtemps cherché, trouverent son corps à près de trois lieues de la Ville sur le bord de la rivière où les flots l'avoient rejetté sur le sable. On avoit trouvé sur la table de son cabinet deux lettres de sa main, l'une pour Araminte & l'autre pour le Ministre. Dans celle d'Araminte, après lui avoir reproché sa rigueur, il lui faisoit encore de nouvelles protestations d'amour, l'assurant qu'il ne périssoit point à regret, puisqu'il ne pouvoit avoir le bonheur de lui plaire, & encore moins celui d'être véritablement à elle. Dans la lettre adressée au Ministre, Dussalon, persistant dans les folles idées de sa première lettre, lui disoit que puisqu'il ne l'avoit pas cru digne de sa protection, dans le cruel désespoir où il étoit, il en alloit suivre les mouvemens. Qu'il lui auroit pu conserver la vie, que sans doute il n'en avoit pas fait grand cas, puisqu'il avoit négligé de lui rendre le service dont il l'avoit sollicité. Que néanmoins il auroit cru qu'on eût dû avoir plus d'égard pour des jours qu'il avoit si souvent hazardés pour le service & la gloire de son Maître. Qu'au reste, quoi qu'il en pût être, il lui renvoioit sa croix, qui dans peu d'heures seroit pour lui un distinctif inutile. Telle fut la mort de Dussalon, regretté de tous ses amis, & amérement pleuré de celle qui étoit la cause, quoique innocente, de sa perte. En effet Araminte en fut long-temps inconsolable; & quoique son amour propre dût sans doute être flatté d'avoir des charmes assez puissans pour être dignes d'un pareil sacrifice, la victime fut sincérement regrettée. On assoupit cette affaire, qu'il étoit à plusieurs égards de la prudence de tenir secrette. Aussi à peine à-t-elle transpiré dans le public. Quelle plus funeste catastrophe. N'avois-je pas bien raison, mes Dames, d'avancer en commençant, qu'on ne peut trop se mettre en garde contre les passions que vos charmes seducteurs allument dans nos cœurs. Semblables aux sirénes, vos enchantemens ne nous sont que trop souvent funestes, en peut-il être un exemple plus frappant? Toute la compagnie remercia Kerville de son histoire. Elle donna matière à bien des réflexions que l'amoureux Clidamon tournoit toujours à l'avantage de Dorine, & par-là manifestoit un peu trop son secret. L'Abbé d'Herbeval & Kerville, qui étoient encore plus ses amis que les autres, l'interrompoient à chaque instant par mille propos enjoués, qui tendoient à le rendre plus circonspect, & empêcher Madame Donval de trop pénétrer dans son cœur; mais il en arriva tout autrement. Dorine & Clidamon, à force d'être à la gêne, trouvoient bien dur d'être obligés de se tant contraindre pour Madame Donval. Leur ennui gagna bientôt toute la compagnie. Quelque intéressante que fut la conversation, sur-tout par le sel de la satyre, dont les convives désintéressés savoient assaisonner tous leurs propos dans le dessein d'égayer la belle Dorine, & de dérider le front de Madame Donval, qui à la vue des fréquens signes de nos amans, ne paroissoit nullement à son aise, & dont l'air rêveur, & la vue presque égarée, sembloit méditer quel-que chose de sinistre; quelque gayété que l'Abbé s'efforçât d'inspirer à toute la compagnie par ses diverses agaceries, à la fin, personne dans le fond ne paroissoit y prendre une véritable part. Dorine étoit hors d'elle; Madame Donval étoit inquiéte & reveuse; Clidamon n'avoit de sens que pour sa maîtresse; à peine ses yeux se détournoient-ils un instant sur-tout autre objet. Quoique lui pût dire l'Abbé pour l'engager à prendre toutes les précautions possibles pour cacher son amour à tous autres yeux qu'à ceux de la belle Marquise. Un amant, sur-tout lorsqu'il est assuré d'un parfait retour de la part de sa Maîtresse, est-il maître de soi-même, quelque attention qu'il veuille avoir sur ses démarches? Peut-il prendre toujours tous les ménagemens nécessaires; une parole, un geste, un regard, un clein d'œil suffit le plus souvent pour reveler tout les mystères, & pour faire évanouir les projets les mieux concertés. Aussi Clidamon dès le commencement du dîner, temps auquel il savoit encore se contraindre, fut-il la duppe de ses précautions. Madame Donval étoit trop clairvoyante, & avoit trop d'expérience en intrigues amoureuses, pour ne pas démêler la passion de nos jeunes amans, & demeurer longtemps sans s'appercevoir de leur intelligence. Les yeux de la Marquise se rencontroient trop souvent avec ceux de Clidamon, & y prénoient un feu trop vif, pour que Madame Donval pût manquer d'être bien-tôt instruite des secrets de l'un & de l'autre. Piquée dabord du peu de confiance des deux amans, charmée ensuite de reconnoître que le cœur de l'aimable Marquise n'étoit point insensible, elle crut que cet amour n'étant pas encore bien enraciné, il lui seroit facile de le tourner de façon ou autre, à l'avantage de celui qu'elle vouloit favoriser, à l'exclusion de Clidamon. Mais elle craignoit que cet amant ne fût depuis long-temps maître du cœur de Dorine; cette idée lui causoit les plus vives appréhensions. Un pareil amour pouvoit trop déranger ses projets particuliers; c'est ce qui lui fit prendre l'air rêveur, qui ne laissa pas d'embarasser Dorine, & de diminuer la gayeté de tous les convives. Cependant Madame Donval voulant agir à coup sûr, essaya d'éclaircir ses soupçons. Faussement persuadée que Dorine étoit trop jeune pour pouvoir longtemps déguiser ses véritables sentimens, elle resolut de la pressentir dans un tête à tête, auquel elle trouva le moment de donner lieu: son dessein étoit dans cette entrevue de tâcher de la détourner de Clidamon; & au cas qu'elle n'y pût réussir, de se servir de tous les moyens, même des plus extrêmes, pour la faire entrer dans ses vues, & ainsi pour rendre heureux le Marquis d'Ambussieres, de quelque manière que ce pût être. Ce qui ne contribuoit pas peu à sa mauvaise humeur, étoit l'inaction du Marquis; elle l'avoit fait avertir au moment de son arrivée, & ne concevoit pas ce qui le pouvoit arrêter si longtemps. Elle étoit dans la confusion de ces pensées, lorsqu'on lui vint remettre un billet qui lui rendit sa première gayeté; elle repondit au messager, qu'elle retournoit sur l'heure chez elle, & qu'elle n'y seroit visible que pour son maître; qu'elle le prioit de s'y rendre sans différer. Elle remit la conversation sur des propos généraux; & bien-tôt après, sous prétexte de quelque affaire de conséquence qui la rappelloient nécessairement à son hôtel pour quelques instans, elle se leva de table, priant Dorine de trouver bon qu'elle la laissât seule quelque temps; elle la chargea en partant de faire agréer sa sortie à l'assemblée, l'assurant que dans peu elle seroit de retour. Elle ne pouvoit faire plus de plaisir à Dorine. Toute la compagnie fut ravie de son absence; personne ne pouvant prévoir combien les suites en devoient être funestes. On en quitta la table plus tard. Les vins & les liqueurs égayerent la fin du repas Mille propos badins, mille tendres chansons succéderent; & l'on ne faisoit que se lever de table, lorsque Madame Donval rentra. L'Abbé d'Herbeval se servit de sa liberté ordinaire, pour désespérer cette intriguante femme. Il la tourmenta par cent agaceries différentes, qui la pousserent si loin, qu'elle se trouva forcée de couper court à tous ces propos, pour tirer incessamment parti de ses desseins. Elle tira donc la Marquise à l'écart, & entra avec elle dans une conversation qui se sentit un peu de la mauvaise humeur qu'on venoit de lui donner: Mon inquiétude sur vos penchans, est, on ne peut pas plus grande, lui dit-elle, du ton le plus radouci dont elle fut capable. Vous savez avec quel plaisir je me suis chargée de vous accompagner; un tel sacrifice méritoit bien quelque confiance de votre part. Croyez-vous que je n'aye pas du m'appercevoir de votre mélancholie? Vous imaginez-vous que je n'en entrevoie pas bien la source? L'amour, & l'amour malheureux & dans la gêne, vous avoit enlevé votre première gayeté, qui vous rendoit autrefois si charmante; l'amour plus satisfait vous la rend aujourd'hui avec plus de vivacité, pour ainsi dire, qu'auparavant. Vous auriez beau vouloir me désavouer, j'ai pénétré votre cœur: je ne me suis jamais abusée sur votre compte. Mes doutes étoient bien fondés; cependant, par ménagement pour vous, & dans le dessein de gagner votre confiance, je n'eus garde de les faire connoître à Monsieur votre père: il vous aime avec trop de tendresse, pour que je n'eusse pas dû lui ôter ce sujet d'inquiétude: j'ai donc beaucoup mieux aimé connoître par moi-même l'objet de votre amour, & voir s'il étoit digne de tous vos empressemens. Au reste, ne pensez pas que je prétende combattre ici vos penchans; je ne veux que vous en représenter les consequences, & vous laisser ensuite décider, & voir vous-même si vous devez poursuivre & laisser affermir votre goût, ou bien le combattre & l'affoiblir, & sortir ainsi victorieuse. Oui, Madame, il est vrai, je sais à n'en pouvoir douter, quel est celui qui possede votre cœur. Vos soins & vos inquiétudes l'ont décélé. Je n'ose pourtant pas vous dire tout ce que je pense à ce sujet. Qu'il me suffise, pour le présent, de vous demander à vous-même, si vous pouvez vous imaginer que votre goût sera conforme aux vues & aux intentions de Monsieur votre père. La famille de Clidamon, ne le cede, il est vrai en rang ni en naissance à la vôtre. De plus, il est aimable, enjoué, spirituel, j'en conviens: son humeur est toujours égale: son caractère excellent, je le veux; mais eût-il encore plus de talens précieux; son peu de fortune lui doit faire donner l'exclusion. En effet, ce ne sera jamais un parti qui vous puisse convenir par rapport au bien. Unique héritiére d'aussi grands biens, que ceux qui se doivent réunir un jour sur votre tête, & même dès aujourd'hui considérablement riche, il vous faut un époux qui à tous les agrémens de Clidamon, unisse encore les avantages de la fortune, accompagnés d'un grand crédit en Cour. Comptezvous ici pour rien, me direz-vous les prétentions de Clidamon, la faveur & les bontés des Ministres, qui tous sont ses protecteurs: j'en conviens, Madame, voilà de belles espérances; mais avec un peu d'expérience, l'on sait trop qu'il ne faut jamais faire fond sur d'aussi vaines prétentions. Au reste, ce que je vous dis ici n'est qu'un simple conseil: à vous d'en faire tel usage qu'il vous plaira. Quoi qu'il en soit, ne prétendez point me désavouer un fait dont je ne suis que trop certaine; le seul reproche que j'aie à vous faire ici, je vous le repéte encore, est non de vous être abandonnée à ce premier penchant; votre jeunesse vous met hors d'état d'être en garde contre vous-même dans une telle occasion, mais de ne m'avoir pas assez regardée comme votre amie, pour me confier ce qui se passoit dans votre cœur. Si vous vous fussiez moins méfiée de moi, si vous eussiez daigné m'ouvrir votre cœur, je vous aurois fourni des armes à opposer à cet amour naissant, & vous seriez triomphante d'une passion qui ne peut qu'être désaprouvée de Monsieur votre père; du moins, suivant que j'ai lieu de me l'imaginer. Je vois, Madame, que ce discours vous déplait: pardonnez-le à mon zèle, qui ne peut se relâcher en rien sur ce qui vous intéresse. La seule grace que je vous demande en finissant, est de faire reflexion sur ce que je viens de vous dire ici, ayant sur-tout l'amitié ou du moins la prudence de ne rien dire de notre conversation à celui qui captive votre cœur. Vous jugez qu'il me scauroit mauvais gré de mon zèle pour vos intérêts; & outre que les explications sont inutiles, je serois mortifiée d'être dans l'obligation de m'opposer en face à ses desseins, & peut-être même d'être contrainte de vous priver du plaisir de le voir. Ainsi, Madame, pour vous-même, voyez à rentrer dans la compagnie avec votre gayeté ordinaire, de façon que les plus clair-voyans ne puissent s'apperçevoir de la petite explication qui vient de se passer entre nous. Dorine, un peu embarrassée de ce discours, peu accoutumée à un langage aussi sec, changeoit à chaque instant de visage, & mouroit d'impatience que Madame Donval la délivrât de ses importunités, en la laissant rentrer dans la compagnie; ainsi sans penser à repondre aux différens chefs de ces représentations, elle s'échappa des mains de Madame Donval au même instant qu'elle lui en laissoit la liberté; & tant pour contrarier sa maudite surveillante, que pour se satisfaire elle-même, elle vouloit aller rejoindre son amant. Mais Madame Donval la prévint, en passant elle-même près de Clidamon, à qui elle fit beaucoup plus d'amitié que de coutume, dans le dessein de l'amuser & de l'empêcher de se rapprocher de Dorine, où de s'appercevoir de son trouble, & plus encore de l'augmenter. Quelque assurée que fût Madame Donval de l'intelligence de nos deux amans, la rougeur & l'embarras de Dorine venoient de la beaucoup mieux confirmer dans ses soupçons. Elle crut que Dorine, intimidée de cette connoissance de sa part, seroit à l'avenir plus circonspecte à l'égard de Clidamon. Cette idée lui rendit beaucoup de sa première gayeté. D'ailleurs elle étoit déja fort satisfaite des mesures qu'elle avoit prises avec le Marquis, & elle auguroit un grand succès de l'entrevue qu'elle venoit d'avoir avec lui. Le Marquis d'Ambussieres étoit un jeune homme de près de trente ans, qui se trouvoit à la veille d'être Maréchal de Camp; il étoit l'un des plus riches Seigneurs de la Cour, surtout depuis la mort de son frère aîné, qui n'avoit point laissé d'enfans d'aucune des deux femmes qu'il avoit eues. Grand, bienfait, alerte, infatigable. Il étoit de tous les plaisirs de la Cour. Il avoit beaucoup d'esprit, & de cet esprit politique, capable des plus grands projets, & que les combinaisons les plus fortes n'auroient jamais pu effrayer. Mais il étoit libertin au-delà de toute imagination, grand joueur, aimant la dépense & les repas somptueux. Il s'étoit toujours révolté contre tout engagement, & passoit sa vie dans les plus doux plaisirs, voltigent chaque jour de beauté en beauté, & n'étant jamais sans nouvelles conquêtes. Cependant, comme on l'a déja dit, sa légéreté ordinaire n'avoit pu tenir contre les charmes de Dorine. La vue de cette aimable personne avoit enfin triomphé de son inconstance. Ses rigueurs l'avoient fixé. Que dire enfin, le pétulent Marquis, devenu tout-à-coup sage & sérieux, songeoit tout de bon à l'hymen, & vouloit, en en resserrant les nœuds, renoncer à ses déréglemens passés. Ainsi, pour la première fois de sa vie, son intention étoit pure & ses vues legitimes. Il agissoit de bonne foi. Il n'eût pas moins fallu que Dorine, pour lui faire prendre un train de vie digne de son sang. Cependant quelques justes & raisonnables que fussent ses desseins, il lui falloit encore employer la ruse, la violence & l'injustice pour tâcher d'en venir à ses fins. Nous verrons bien-tôt comment il s'y prendra, & de quelle manière, étant secondé par Madame Donval, Clidamon succombera, du moins pour un temps, aux artifices de cette dangereuse femme. C'étoit du Marquis lui-même qu'étoit la lettre qu'on lui étoit venu remettre pendant le dîner. Il lui marquoit qu'il arrivoit à l'instant de Versailles, ce qui l'avoit empêché de recevoir plutôt l'avis de son arrivée. Qu'il avoit mille choses à lui dire en reponse aux deux mots de sa lettre: Mais qu'il croyoit qu'il étoit de la prudence pour l'un & pour l'autre de ne les point confier au papier. Que quelque sûr qu'il fut de ses domestiques, il leur vouloit cacher jusqu'au moindre de ses desseins: qu'il la prioit donc de lui faire savoir si elle seroit visible pour lui sur le champ; que pendant la petite conférence qu'il souhaitoit d'avoir avec elle, il lui feroit part de toutes ses vues: que la réussite de ce qu'il méditoit étoit immanquable, & que tout étoit disposé pour la facile exécution de ses projets, au cas qu'elle les adoptât, & qu'il fût nécessaire de les mettre en usage. Effectivement l'arrivée du Marquis suivit de près celle de son domestique: Madame Donval ne faisoit que rentrer chez elle lorsque le Marquis y arriva. Ils passerent ensemble dans un cabinet reculé, & dès qu'il s'y fut enfermé avec elle, il commença par lui faire un présent d'une très-grande conséquence, moyen sûr & efficace pour mettre une intriguante davantage dans ses intérêts. On s'assit; & lorsque Madame Donval lui eut dit que Dorine ne paroissoit plus maîtresse de son cœur, que Clidamon l'avoit subjugué, & qu'il étoit hors de doute qu'il ne fût tendrement aimé. Eh bien, Madame, lui repondit le Marquis, aidez un malheureux, il ne s'agit plus ici d'user de ménagement. Clidamon n'ignore pas à quel point est porté mon amour pour la belle Marquise. Soyez assurée qu'il employera tous les moyens qui sont en lui pour me prévenir & m'enlever une conquête dont la possession seule peut combler mon bonheur. En effet, avant mon dernier voyage en Languedoc, parfaitement libre, je vivois sans inquiétude, quittant un plaisir pour me livrer à un nouveau. Mais helas! dès la première fois que j'eus lieu de voir la belle Dorine, mon cœur ne fut plus à moi. Je changeai tout-à-coup: de vif & enjoué que j'étois, je devins taciturne & rêveur. Ah! que l'amour se vange bien aujourd'hui de mon inconstance passée, qu'il me punit de ma légéreté. Mais, Madame, pardonnez-moi des plaintes qu'il est bien impossible qu'un amant qui a tout à craindre puisse retenir concentrées en lui-même: venons cependant au fait & que je vous instruise de tout ce que j'ai fait jusqu'ici pour assurer mon bonheur. Vous jugerez si mes mesures sont justes, & s'il n'y faut rien ajoûter. Mais pour cet effet, il me paroît nécessaire de remonter plus haut, & de vous remettre sous les yeux certaines circonstances de mon dernier voyage aux Etats. J'y vis la belle Dorine. Cette vue est l'époque de mes peines & de mes tourmens. Je vous confiai d'abord les tendres sentimens que tant de charmes m'inspirerent. Je vous parlai du dessein que j'avois de l'épouser. Connoissant mon caractère vif & léger, que ne fites-vous pas pour me détourner de ce dessein? raillerie, raisons de politique, que n'employâtesvous pas? Cependant mon étoile ou plutôt la fatalité de mon sort voulut que je ne me pusse jamais rendre à toutes vos représentations. Je revis Dorine, mais pas encore si souvent que je le désirois. Bientôt la jalousie se joignit à l'amour. Je m'apperçus que mes soins n'étoient point distingués, que je n'étois accueilli que comme un homme indifférent, & que la politesse seule avoit part aux manières obligeantes de Dorine à mon égard: il n'en fallut pas davantage pour m'ôter toute ma tranquillité & pour me priver de tout repos. Je pressentis aisément la cause de tant d'indifférence. J'étudiai tous les pas de Dorine, j'observai toutes ses démarches, je ne perdois pas un de ses regards. Saluoit elle quelqu'un, étoit-elle en compagnie, chantoitelle, étoit-elle au jeu, j'épiois le moindre geste, le moindre signe; rien ne me paroissoit indifférent. J'examinois, je pésois tout, étoit-il donc possible, sur-tout avec autant d'expérience que j'en ai, & aussi jeune qu'est la Marquise, que je ne reconnusse bien tôt ce que je voulois savoir. Aussi peu de jours se passerent, sans que je fusse pleinement au fait, & sans être convaincu que l'heureux Clidamon étoit celui auquel j'étois sacrifié. J'en fus d'autant plus mortifié que je sentois bien avoir tout à craindre d'un pareil rival. A une taille haute & avantageuse, à une physionomie noble & aimable, il joint beaucoup d'esprit & de politesse. Il est amusant dans les cercles; de plus sage, constant, rangé, infiniment de complaisance, vraiment né pour les Dames. Il scait si bien se replier sur lui-même, qu'il est presque impossible qu'il ne seduise une jeune personne qui cherche à plaire, & qui est ravie de se voir elle-même le but des attentions d'un galant-homme. Tout autre rival ne m'eût pas donné la moindre inquiétude; je me serois flatté de le supplanter sans effort: je l'eus même dédaigné; mais j'avois tout à redouter de Clidamon, je craignois tout de ses poursuites. Ce fut donc à dessein que je différai mon départ après le sien; je croyois que je pourrois gagner quelque chose en son absence. Je fis tout mon possible pour en profiter; j'osai même aborder Dorine au dernier bal dans le dessein de risquer une déclaration: mais à peine lui pus-je dire deux mots, pour la première fois je me trouvai embarrassé. Enfin je surmontai cette timidité jusqu'alors inconnue, & je lui fis l'aveu de mon amour, mais avec tant de circonspection & de respect, qu'elle ne put tout-à-fait s'en offenser. Elle me repondit en peu de mots, qu'elle étoit encore trop jeune pour penser à aucun établissement; qu'elle étoit sous la puissance d'un père auquel elle étoit trop tendrement attachée pour être la première à consulter son penchant. Que cependant, si elle se trouvoit portée à quelque chose, ce seroit plutôt à ne pas penser de sitôt au mariage. Qu'elle trouvoit bien plus de douceur à ne dépendre que d'un père qui la cherissoit uniquement, & dont elle faisoit la seule consolation. Que l'essai qu'elle avoit fait du mariage ne lui avoit pas paru assez flatteur pour voler sitôt à un nouvel hymen: qu'au reste elle m'étoit sensiblement obligée de mes attentions; qu'elle s'en croyoit trèshonorée; mais qu'elle me prioit de ne point penser à elle, sur-tout de quelque temps. Ce refus, quoique plein de politesse, aigrit mon cœur contre le rival, auquel je m'imaginois bien être sacrifié sans retour. Je resolus cependant de faire assez d'effort sur moi pour oublier Dorine: mais je n'étois pas capable d'exécuter ce projet. Ma foiblesse pour la Marquise étoit trop forte, mon amour augmentoit chaque jour; je cherchai à retrouver Dorine pour tacher de l'amener à moi, & de permettre que j'en fisse parler à son père. Dans ce dessein, l'on ne voyoit que moi, soit au spectacle, soit au Canourgue, soit au Perou , je parcourois tous les jours les principales maisons de la ville; je ne manquois point de concerts: mais c'étoit toujours inutilement que je cherchois la jeune Marquise, elle sembloit fuir mes pas. A peine sortoit-elle de chez elle, on ne la voyoit plus qu'en compagnie de parens ou d'autres personnes, dont l'âge où le rang m'interdisoit aucun badinage, à la faveur duquel j'eusse pu sonder encore ses sentimens. Voyant donc qu'envain je penserois trouver le moyen de l'entretenir un moment en particulier, la voyant toujours dans le dessein formel de m'éviter, je sentis que je ne gagnerois rien à rester davantage à Montpellier: qu'il falloit laisser au temps le soin de soumettre Dorine, ou plutôt qu'il falloit l'oublier pour jamais. Je partis donc désespéré, & pour la première fois, mon cœur ne fut pas du voyage, il étoit près de Dorine. Arrivé à Paris, j'eus bientôt occasion de revoir Clidamon. Nous sommes amis dès l'enfance. La conversation se mit naturellement sur notre commun sejour aux Etats; nous vînmes à parler des personnes qui nous le rendoient aimable: j'en citai quelques-unes, & enfin je nommai Dorine. A ce nom Clidamon se déconcerta, la rougeur qui couvrit son visage l'auroit seule décélé sans la confidence qu'il me voulut bien faire de son amour. Que j'eus d'impatience à l'entendre! Helas! je ne fus que trop certain de l'avantage qu'il avoit sur moi. Il étoit aimé plus qu'il n'avoit lui-même esperé. Dorine lui avoit promis sa main, & il n'étoit venu à Paris que pour tout mettre en ordre, & pour disposer toutes choses pour l'épouser avant la première tenue des Etats. Comptant en faire incessamment la demande à son père, du consentement duquel Dorine l'avoit flatté, l'assurant qu'il ne pouvoit le refuser, puisqu'il lui avoit promis de se rendre à son choix. Cet aveu de Clidamon me jetta dans un si grand trouble, qu'il me fut impossible de le déguiser. Clidamon me pénétra; il n'étoit que trop facile de lire dans mon cœur, mon agitation en disoit mille fois plus que tout ce que je lui aurois pu dire: il me fut impossible de lui repondre, je le quittai sans dire mot, tout en lui jurant une haine immortelle. Quelques jours après Clidamon me rejoignit aux Thuilleries. Il voulut reprendre cette même conversation: Je fis tous mes efforts pour le désabuser de ses soupçons, il ne m'en parut pas persuadé. Je rejettai l'inquiétude qu'il avoit remarquée lors de notre précédente entre-vue sur différentes causes. Enfin je me surmontai, & quelque furieux que je fusse en moi-même, j'eus néanmoins la prudence de dissimuler & de taire mes véritables sentimens. Nous nous separâmes bons amis en apparence, mais dans le fond nous défiant absolument l'un de l'autre. Dès cet instant je songeai aux moyens de lui enlever Dorine; & si je ne la pouvois gagner de bon gré, du moins de l'avoir de force. J'achetai quelque temps après une maison à Auteuil, où je m'enfermois presque continuellement pour flatter mon ennui & mes déplaisirs; mais, helas! qu'un amour malheureux est un cruel tourment. J'en perdois le repos: les jours & les nuits me sembloient d'une longueur insupportable. Les plaisirs de Paris, qui avoient autrefois pour moi tant de charmes, me paroissoient insipides: je fuyois les compagnies, les assemblées où je me plaisois tant par le passé, me paroissoient ennuyeuses. Dorine étoit toujours présente à mon esprit, je ne vivois que pour elle, & son souvenir me causoit les tourmens les plus vifs. Enfin je perdois toute espérance d'être jamais à elle, & déja je tachois de l'effacer de mon souvenir, lorsque votre première lettre vint reveiller ma rage & ma fureur. Quoi dis-je, en la lisant; Dorine autrefois si enjouée, si vive, si charmante, a perdu sa gayeté ordinaire. Son pere qui l'adore la veut envoyer à Paris pour dissiper sa mélancolie: profitons de ce voyage. Enlevons-la s'il se peut à Clidamon. Ce n'est que pour lui que Dorine a des yeux; c'est lui qu'elle aime: je scais son secret: j'ai lu dans son cœur. Le changement qui s'est fait dans son caractère, me prouve que je ne dois rien attendre de tous mes ménagemens. C'est à la force ou à la surprise qu'il me faut avoir recours. Perissons ou devenons heureux. Aussi-tôt la lecture de votre lettre je revins à Auteuil: j'y préparai tout pour l'exécution du dessein qui m'étoit venu à l'esprit. Voici quel il est: Ma maison d'Auteuil est disposée de façon, que d'un côté, j'ai entrée dans le bois de Boulogne, & de l'autre, une issue du côté de la rivière: il m'est d'ailleurs facile, à l'aide de bons chevaux & de quelques relais, de gagner du pays & de faire bien du chemin par des routes détournées, avant qu'on m'ait pu atteindre, & même d'empêcher qu'on ne prenne connoissance de ma fuite, & qu'on en aye le moindre indice. Je n'ai uniquement besoin que de votre entremise, & d'un bon domestique, de la fidélité duquel je suis sûr pour venir heureusement à bout du dessein que j'ai formé d'enlever Dorine à la première occasion; à cet effet, faites naître un de ces jours une partie pour le bois de Boulogne. Clidamon est trop galant pour n'y pas proposer quelque fête à sa maitresse; que j'aurois de plaisir de l'enlever, pour ainsi-dire, entre les bras de son amant. Rien ne me paroît plus aisé. Averti du jour, l'équipage sera prêt: Je paroîtrai à la promenade, nécessairement je vous rencontrerai. Clidamon m'engagera vraisemblablement d'être de la partie: je jouerai l'indifférent; & par-là, l'on ne se pourra douter que le coup puisse partir de moi: mais en attendant ce jour, n'est il pas de la prudence que celui-ci ne se passe pas sans que je rende ma visite à l'aimable Marquise. Mon cher Marquis, lui repondit Madame Donval, votre visite est moins nécessaire que jamais. Bien loin de vous détourner du dessein où vous êtes d'enlever Dorine; cet enlevement devient aujourd'hui absolument nécessaire. Au train que je vois prendre aux choses, vous ne pourrez jamais avoir la main de Dorine que par surprise. Je m'y préterai autant qu'il sera en moi. Combinez bien toutes choses. Il vous reste peu de temps pour l'exécution de vos projets. Il faut que ce soit dès ce soir que Dorine soit à vous. Si vous manquez cette occasion, ne vous flattez pas d'en retrouver jamais une plus favorable. Clidamon doit nous donner à souper au bois de Boulogne. Nous nous y rendrons après le spectacle. Vous avez encore suffisamment de temps pour disposer tout. Mais les momens sont précieux, ne les perdons pas ici inutilement; profitez-en: l'enlevement se faisant dès aujourd'hui, on ne pourra soupçonner ni vous ni moi d'y avoir part, & peut-être ne serois-je pas exempte de ce soupçon, si vous tardiez plus tard. C'est Clidamon lui-même qui nous a proposé cette partie, pour laquelle il a donné ses ordres & fait de grands préparatifs. S'il arrive quelque accident, on ne peut s'en prendre qu'à lui. Ce sera donc à lui & non à vous, ni à tout autre qu'on imputera l'enlevement de Dorine en cas qu'il réussisse heureusement, comme je le souhaite. J'en augure déja bien, puisque vous ne devez vous servir que d'un seul domestique. Le moins de personnes à qui l'on se puisse confier en des occasions aussi délicates, rend l'exécution plus facile & moins embarassante. Faites partir vos relais dès que vous serez chez vous. Que ceux qui les conduiront ignorent les motifs de leur départ, sur-tout, prenez tellement vos mesures, qu'il ne soit pas besoin d'en venir aux armes. Pendant le souper, je ferai semblant de me trouver indisposée; je voudrai prendre l'air seule un instant. Dorine par bienséance, ne manquera pas sans doute de vouloir m'accompagner. Je ne me rendrai qu'avec peine à cette complaisance; par ce moyen je me mettrai hors de soupçon. Que votre confident saisisse ce moment, qu'il fonde sur Dorine; & pour peu qu'on puisse étouffer ses cris, je ne dirai mot, que la chaise de poste ne puisse être déja loin: d'un autre côté, étant à table avec les autres, on n'aura pas lieu de penser que ce soit vous qui fasse jouer cette scéne. Vous vous écarterez avec les autres pour aller à la recherche; & delà, vous pourrez, si vous le jugez à propos, partir pour regagner votre proye. Laissez-moi ménager le reste. Le Marquis, ravi des offres de Madame Donval, lui fit mille protestations de reconnoître un jour tous les services importans qu'elle vouloit bien lui rendre dans une conjoncture aussi délicate. Ce projet une fois ainsi arrangé, il prit congé d'elle, & s'en alla aussi-tôt, de peur qu'une entrevue plus longue ne fît naître quelques soupçons fâcheux, qui s'augmenteroient davantage dans la suite, au cas que l'enlevement eût lieu, ou qu'il vînt à manquer; ce que néanmoins il ne devoit aucunement craindre, vû la certitude de ses mesures. Madame Donval remonta dans son équipage, revint droit chez l'Abbé, & rentra, ainsi qu'on l'a remarqué dans la salle, comme on ne faisoit que se lever de table. Clidamon & ses amis auroient ardemment souhaité que l'absence de Madame Donval eût duré plus long-temps. Son arrivée dérangea les parties de jeu qu'on avoit prémédité de faire en attendant l'heure du spectacle. L'air & le ton serieux prirent la place du badinage & de l'enjouement. Tous, hors Madame Donval, paroissoient fort peu satisfaits, sa présence avoit glacé tous les cœurs. L'Abbé d'Herbeval, picqué d'un si fâcheux contre-temps, fit tout ce qu'il put pour bannir ce froid mortel, mais sans y pouvoir reussir. Voyant à la fin que tous les efforts qu'il faisoit à ce sujet étoient inutiles, il s'en prit à la cause de ce dérangement, & par ses caustiques badinages, fit payer bien cher à Madame Donval la mauvaise humeur qu'elle occasionnoit à la compagnie. Ces picquantes agaceries furent en partie cause d'un déplaisir que Dorine eut de plus à essuyer. En effet, Madame Donval qui avoit bien des choses particulières à lui dire, & d'ailleurs pour se délivrer des persécutions de d'Herbeval, la tira bien-tôt à quartier, & entra avec elle dans une conversation des plus sérieuses, à la sortie de laquelle elle alla de nouveau assiéger Clidamon, pour l'empêcher d'avoir avec sa maîtresse quelque explication sur ce dont il venoit d'être question ensemble. Mais cet amant jugeant avec raison, qu'il ne lui seroit pas facile de se défaire de cette importune, se hâta de lui proposer de partir pour le spectacle. Cette proposition reveilla l'attention de la compagnie. Il restoit à décider auquel des trois théatres les Dames voudroient aller. Dorine sembloit préférer le théatre François: c'étoit un des premiers avantages qu'elle trouvoit à Paris sur toutes les autres Cités. Son goût éclairé, formé par la fréquente lecture des Historiens & des Poëtes ne lui avoit fait trouver que de l'ennui dans les spectacles de province. Je m'imagine, disoit-elle, trouver sur votre théatre le vrai peint dans tout son éclat & sans aucun fard. Sans doute que vos Acteurs & vos Actrices, outre qu'ils sont l'élite des provinces, s'étudient encore chaque jour à vous plaire par les naïves peintures de ce qu'ils représentent. Vous jugez sur ce qui devroit être, lui repondit Clidamon, & non pas tout à-fait sur ce qui en est; on peut, il est vrai, se flatter d'avoir le théatre le plus complet de tous, j'en conviens; mais tous les sujets n'ont pas cette perfection qu'ils sembloient promettre, lorsque nos suffrages & nos applaudissemens trop prodigués les ont fait recevoir. Ce n'est pas nous qui nous sommes trompés sur leurs talens: si l'envie de plaire dans les unes, ne leur faisoit pas passer dans leur parure & les plaisirs le temps qu'elles devroient employer à seconder leurs talens encore dans leur naissance: si la passion du jeu dans ceux-ci ou d'autres défauts plus considérables, ne les détournoient pas de l'étude, sans contre-dit, presque tous seroient parfaits. Aussi les femmes ont presque toutes des intrigues, & est-il possible qu'avec de la beauté & du talent & trop de sensibilité dans le cœur, on ne se laisse pas entraîner & éblouir par les offres pompeuses des Seigneurs, d'une cour aussi galante que la nôtre. Les Acteurs de l'autre côté, n'ayant pas les mêmes ressources, passent leur temps à s'étudier à amuser les personnes de distinction, qui veulent bien les admettre à leur table, ou les associer à leurs divertissements, sous le précieux titre d'hommes à talens. Quelques-uns d'entr'eux, pour se dérober aux importuns se retirent dans ces reduits aimables, aziles de la mollesse & des plaisirs, îls s'y occupent à reconcilier Bachus avec Venus, presque toujours jusqu'alors ennemis: & ainsi ils coulent dans ces lieux consacrés aux plus doux plaisirs, une vie toujours oisive & délicieuse, ignorée, ce semble, du vulgaire, & en cela mille fois plus charmante. Voilà les défauts qui caractérisent notre théatre; sans eux le tragique & le comique seroient encore plus en honneur. En un mot, ôtez la coquetterie aux unes, la mollesse aux autres, qu'une noble émulation les anime, & vous aurez un théatre parfait. Ce n'est cependant pas à dire pour cela, que nous n'ayons des Acteurs excellens dans chaque genre; en effet, pourroit-on désirer rien de supérieur pour le tragique aux talens décidés de trois Actrices de notre temps. Mademoiselle Dumesnil pour le noble pathetique; Mademoiselle Clairon pour les roles animés & furieux; Mademoiselle Gaussin pour tous ceux de tendresse & de pur sentiment: Mesdemoiselles Hus & Dubois, sans atteindre précisement à ces modeles, en approchent cependant de fort près. Pour les Acteurs qui pourroit rendre avec plus de poids, de noblesse & de discernement les roles de consequence & de dignité, que Monsieur Dalainville; Messieurs Belcourt, Dubois & Molé, partagent aussi les suffrages du public: Monsieur le Kain, infiniment gouté d'une partie du public, enleveroit aussi bientôt les suffrages de l'autre, si ses talens naturels n'étoient pas trop offusqués par le défaut de sa voix. Mais ce que la nature lui a refusé, il le peut suppléer par d'autres agrémens; avec de l'intelligence & de l'émulation, on vient toujours à bout de plaire, c'est le principal objet de son état: il plait infiniment dans les scenes muettes, talent ordinairement peu connu au théatre, & cependant extrêmement nécessaire: sans doute quelque correctif assiduement apporté dans ses finales , & plus de modérations dans sa voix, feront passer par-dessus les autres défauts, qu'il lui seroit impossible de corriger, quoique assurément avec la meilleure volonté du monde. Quant au comique, Mademoiselle Gaussin, joint à des talens décidés pour tous les roles de pure tendresse un visage vainqueur des années, & un son de voix qui gagne les cœurs: Mais nous venons de perdre une Soubrette, qu'il sera presque impossible de pouvoir remplacer. En effet, qui pourra se flatter d'approcher de la délicatesse & de la finesse du jeu de Mademoiselle Dangeville: cette Actrice inimitable ne se bornoit pas à ce seul caractère, elle sçavoit donner une grace toujours nouvelle à son jeu dans tous les autres rolles dont elle vouloit se charger, & qu'elle seule étoit effectivement capable de bien rendre. Enfin, quoiqu'il y ait beaucoup de sujets, l'on peut dire avec vérité, qu'il y en a peu de médiocres, encore égaleroient-ils les autres, sans leur trop grand amour pour les plaisirs. J'ajoûterai encore, que ceux mêmes, dont le public est le plus satisfait, pourroient mériter de nouveaux applaudissemens s'ils avoient plus d'émulation, & s'ils ne s'appuioient pas tant sur notre sotte indulgence. Ils font tout leur possible pour nous captiver lors de leurs débuts, & bien-tôt après qu'ils sont reçus, leur sort étant fixé pour toujours, ils suivent le torrent, & ne s'attachent rien moins qu'aux devoirs que leur état & leur reconnoissance pour les bontés du public leur imposent. Mais vous allez être bientôt en état d'en juger par vous-même, belle Dorine; heureux ceux qui auront le bonheur de vous plaire, vos éloges ont toujours été dictés par le bon goût. Ce n'est cependant pas toujours la faute des Acteurs, interrompit l'Abbé d'Herbeval, si le théatre françois, loin de se soûtenir dans une heureuse supériorité, commence aujourd'hui à perdre de son ancien éclat. Ce dépérissement doit bien plutôt être imputé à nos Auteurs modernes; & effectivement à peine les Acteurs ont-ils assez de temps pour apprendre les rolles des différentes piéces qu'on leur présente, pour ainsi-dire, à chacune de leurs assemblées; on n'entend parler chez eux que de lectures de nouvelles tragédies; car pour le comique on semble l'avoir oublié: masquant au tragique, notre théatre est inondé d'un deluge d'Auteurs, qui, pour la plûpart jouissent à peine d'une première représentation, malgré les efforts d'une cabale tumultueuse, qu'ils ont scu se former de longue main. Depuis plus de dix ans, il a paru près de cent tragédies, & je ne sai si quatre à cinq se sont sauvées du naufrage; tant de désastres découragent les Acteurs; ils s'ennuient avec raison de sacrifier leurs veilles pour des productions aussi foibles: peu-à-peu ce dégoût influe sur leur jeu, & l'on ne s'en apperçoit que trop par le relâchement de leur jeu dans nos meilleures pièces: le public est mécontent & s'en prend à eux, au lieu qu'il devroit le plus souvent ne s'en prendre qu'à lui-même. En effet, pourquoi, par une complaisance hors de saison; pourquoi, par des applaudissemens prodigués sans raison, a-t-on élevé, comme sur le pinacle de jeunes Auteurs, qui ne se fussent pas tant ennorgueillis, & en eussent bien mieux limé leurs ouvrages, si l'on se fût montré à leur égard juges tout à la fois, plus sevéres & plus équitables. Aussi ce public si injuste dans ses faveurs, a-t-il lui-même tellement défiguré notre théatre, qu'on ne le retrouve plus dans ses ruines; il n'est déja tout au plus qu'un vain phantôme de ce qu'il étoit du temps des Moliere, des Corneille & des Racines. Que d'Auteurs se sont de nos jours efforcés d'atteindre à ces précieux modeles; mais à peine en sont-ils de misérables copistes, si vous en ôtez quelques-uns, en qui brillent encore quelques étincelles de ce beau feu créateur. Il est vrai, qu'on nous dit tous les jours, que nos premiers Auteurs jouissant à bon droit du privilège d'être venus les premiers, ont épuisé la scéne, & ne nous ont laissé, pour ainsi-dire, qu'à glaner dans un champ fertile, où ils n'avoient eux-mêmes qu'à cueillir à pleines mains. Tel est du moins aujourd'hui le préjugé commun, si fort & si accrédité, qu'on ne s'est pas même voulu donner la peine de juger après examen: le Sage, Auteur de la Gouvernante, loin d'applaudir à Monsieur de la Chaussée, dont on auroit dû néanmoins relever hautement le triomphe, pour s'être ouvert une nouvelle route, & avoir osé se frayer un chemin jusqu'alors inconnu, loin dis-je de l'admirer & d'applaudir à ses drames, on les a traité de comique larmoyant; épithete que les plus modérés de ses injustes censeurs, ont seulement changé en celle de comique serieux. Envain les amis de la saine & droite raison, se sont-ils récrié en sa faveur, ils n'ont pû être écoutés: l'esprit de cabale avoit tout subjugué. Eloignées du tumulte & du fracas, vous n'avez pas encore eu lieu, Mesdames, de connoître quel est ce redoutable ennemi du bon comme du mauvais goût. L'orgueil & l'entêtement sont les vices particuliers des Auteurs; comme la cabale & l'envie sont souvent celui de bon nombre de Spectateurs, peu sçavent apprécier un ouvrage, & tous en veulent porter leur jugement: bien ou mal, chacun soûtient sa thése; & il n'est pas sans exemple, que les sifflets du parterre ayent fait tomber les meilleures productions. La cabale est un monstre impitoyable, qui frappe sans égard au nom ni au mérite. Combien d'Auteurs n'ont pas à se plaindre de ses cruels effets: c'est un hydre à sept têtes, qu'il est presque impossible de dompter, comme Prothée, il se reproduit sous mille formes différentes, presque toujours au désavantage du génie. Quoi, vous voudriez me persuader, repliqua Dorine, que ce même parterre, dont nos meilleurs Auteurs imploroient autrefois l'indulgence, & dont ils craignoient à bon droit la sevére mais juste critique, vous voudriez, dis-je, me faire croire, que ce n'est plus aujourd'hui qu'un vain phantôme, dont tous les coups portent le plus souvent à faux, mais frappent néanmoins sans espoir de retour, & sont toujours par-là d'autant plus à craindre. Il est cependant de bonnes pièces, que ces censeurs, malgré l'injustice que vous leur attribuez, ont scu respecter. Songez-y bien, vous ne nous avez parlé jusqu'ici que des Auteurs de votre sexe; qu'ils soient fautifs, cela est dans l'ordre. Vous teniez depuis trop de temps notre théatre assiégé. Après avoir fleuri près de deux siécles entre vos mains, il falloit bien que vous le laissiez déchoir, & que nous vinssions à y primer à notre tour. Il n'étoit que trop juste que ce fût à nous que fût reservée la gloire de le faire refleurir. Quelques Dames dans le siécle précédent, avoient donné des assais de notre génie, qui nous firent bien des jaloux: mais il étoit reservé aux du Boccage & aux Graffigny de nous vanger de votre tirannie. Il est vrai, Mesdames, reprit l'Abbé d'Herbeval, notre siécle aura cet avantage sur les précédens, d'avoir donné naissance à d'illustres Savantes. Le fuzeau jusqu'ici fut le partage du beau sexe. Nos pères, jaloux de leurs épouses, les tenoient renfermées dans les soins de leur famille, sans leur permettre l'entrée des sciences. Le sanctuaire des beaux arts, leur étoit interdit: peut-être étoient-ils en cela plus raisonnables que nous. Mais accoûtumés de bonne heure à applaudir aux Dames, ne gagnons-nous pas infiniment aujourd'hui, de voir presque toujours notre complaisance appuyée sur la raison. Flatteurs jusques dans leurs hommages, nos ancêtres deshonoroient leur dignité; & l'on pourroit nous reprocher le même défaut, s'il n'étoit pas clair que le beau sexe, pour la plûpart, est aussi amateur des sciences que le nôtre. Les Deux Dames dont vous venez de citer des chefs-d'œuvres, n'en sont-elles pas une preuve récente, d'autant plus glorieux pour elles, que comme vous l'observez à notre honte, elles ont enlevé sur notre théatre les suffrages que tant d'Auteurs se sont efforcés, mais envain, de mériter. La tragédie des amazonnes, n'est pas le seul ouvrage de Madame du Boccage, que nous ayons justement payé du tribut de nos louanges; elle nous a prouvé le même talent, le même goût pour la poësie dans son excellente traduction du Paradis perdu de Milton, nouveau Poëme, aussi immortel par l'élegance & la légereté de la touche de cette ingénieuse Dame, que celui de l'Auteur Anglois. Aussi cette Dame & tant d'autres, dont nous admirons les écrits, telles que les Lambert & les du Châtelet, nous font-elles sentir tout le prix de l'avantage que nous avons “ de voir aujourd'hui l'astrolabe & la lyre dans “cette même main, qu'un usage jaloux destinoit au fuseau sous les “loix d'un époux“. Quant à Madame de Graffigny, de qui l'un de nos plus élegants Ecrivains a dit, d'après Saint-Evremont, qu'elle faisoit infidélité à son sexe, en usurpant les talens du nôtre; son esprit, l'élegance & la légéreté de son pinceau, se sont déja fait assez admirer dans ses Lettres Peruviennes; tout s'anime & prend les agrémens de la nouveauté sous son coloris. L'amour chez elle ne parle plus un langage étranger: exacte dans ses peintures, finie dans ses portraits, tout nous plaît, tout nous enchante dans cette ingénieuse fiction, pensées neuves, fines expressions, élevation du style, toujours également soûtenu: tel est en deux mots le précis de ce petit Ouvrage. Que ne nous avoit-il donc pas fait présumer en faveur de Cénie? On ne peut pas toujours avoir en main des sujets nouveaux, il s'agit uniquement de bien manier ceux que l'on entreprend de traiter; nous sommes sur-tout, par rapport aux piéces de théatre dans ce siécle des imitateurs. La tradition & les livres, sont aujourd'hui le patrimoine des gens de lettres, ils y recueillent sans scrupule. Il n'y a pas d'année qui ne nous en fournisse plusieurs exemples. Il étoit donc encore bien plus loisible à Madame de Graffigny, de tirer de nos meilleures pièces les sujets dispersés, qui heureusement rassemblés, formeroient dans son esprit un tout qui pourroit faire tableau. L'on conviendra même que chaque caractère de cette pièce trouvera un original, d'après lequel notre Auteur l'a formé. J'avouerai même, si l'on veut, qu'elle a su tirer de nos meilleurs Auteurs, & entr'autres de Monsieur de la Rochefoucault ces pensées brillantes qui font tant d'honneur à la nouvelle pièce: mais je n'en admirerai pas moins le genie de celle qui se les a si bien sçu approprier, qu'elles ont pris sous sa plume un air nouveau & tout particulier. En effet, est-ce un mérite de moins de savoir exprimer des fleurs un miel exquis. Les meilleurs Peintres que nos Rois entretiennent à grands frais à Rome, pour s'y former d'après l'antiquité, en sont-ils moins de grands hommes, que s'ils avoient toujours travaillé de génie? Enfin une copie bien finie d'un tableau d'Appelles, où d'une statue de Praxitelles, n'honorera-t-elle pas toujours infiniment son Auteur, quoi: qu'il n'ait pas eu pour lors l'avantage de l'imagination? Il en est de même de Madame de Graffigny; Auteur dans ses lettres, elle a cru ne pouvoir que glaner dans cette nouvelle carrière; Le génie créateur ne s'y fait pas admirer, j'en conviens, mais les caractères en sont-ils moins finis, moins bien touchés, la conduite n'en est-elle pas selon les plus exactes regles du théatre? Le style en est pur & plein de noblesse, les pensées bien rendues, heureusement exprimées: enfin l'art y brille partout, le génie embellit tous les projets. Quel plaisir ne vous a-t-elle pas fait à la simple lecture, & quel effet ne devez-vous pas penser qu'elle a dû produire sur nous, qui l'avons vu accompagnée du jeu des Acteurs? En général, l'heureux caractère de Cenie m'enchante, la perfidie de Méricour me révolte, la générosité de Clairval me ravit d'admiration; j'aime la bonté de Dorimon: en deux mots, les caractères des deux frères sont dans la plus heureuse opposition; l'épisode du soldat est fort bien introduite pour ménager le dénouement, qui, quoique pressenti dès long-temps, cause néanmoins toute la satisfaction que l'on peut désirer. C'est la justice qu'un chacun rend à Madame de Graffigny; il y a tant de beautés & si peu de défauts dans cette pièce, qu'il est tout-à-fait à souhaiter que notre théatre nous en fournisse souvent de semblables. Le public est inconsolable de la mort de cette illustre Savante, qui faisoit, avec Madame du Boccage, tant d'honneur à son sexe & à notre nation. Vous voyez, Mesdames, continua l'Abbé d'Herbeval, que lorsqu'il est question de donner à quelquesunes de votre sexe des louanges justement méritées, personne n'a plus d'empressement, & que mes parolles ont encore plus de vivacité & de force, que lorsqu'il s'agit de satyriser leurs défauts: oui, Mesdames, admirateur zèlé de vos charmes & de vos talens divers, je ne cesserai jamais d'en relever le mérite toutes les fois que j'en trouverai l'occasion. Je dirois même alors volontiers, avec l'un de vos plus vifs défenseurs , qu'il est moins impossible de trouver dans les femmes la saine raison des hommes, que dans ceux-ci, les agrémens des femmes, dont il semble cependant aujourd'hui que nous prénions à tache de copier les minauderies, les airs, & pour ainsi-dire, jusqu'aux ajustemens. Mais ces digressions nous emportent trop loin. Il est déja l'heure d'aller prendre place au spectacle; pour lequel vous décidez-vous? Solinville, qui pour le bonheur de la compagnie, s'étoit presque toujours tenu jusques-là dans le silence, le rompit en cet instant. Ce seroit fort à tort, dit-il, en s'adressant aux Dames, que nous irions nous endormir aux François. C'est du Corneille & du Moliere qu'ils nous donnent aujourd'hui; on en est tant rebattu, & ces Dames les ont si souvent vus jouer en province, que ce ne seroit pas un grand cadeau à leur faire. Quant aux Italiens, ils donnent une Comédie sans parodie ni ballet, ce seroit donc dommage d'y aller faire bailler ces Dames. Mais puisque nous sommes dans la résolution de nous aller présenter à quelque spectacle, allons droit à l'Opéra, c'est aujourd'hui la cinquième représentation de la Gouvernante rusée, jointe au Maître de Musique; il n'y a rien de si ravissant que ces chefs-d'œuvres d'Italie. Je ne manque aucune représentation de ces opéras bouffons. Quoiqu'on en puisse dire, c'est un miracle en musique. Quel jeu dans ces nouveaux Acteurs; quelle modulation dans la voix! quelle harmonie! que de légéreté! quelle gentillesse! aucune de nos Actrices, pas même Mademoiselle Fel, peuvent-elles être mises en comparaison avec l'incomparable Tonelli; Quels roullemens? Quel gosier flatteur! cadences perlées, cadences brisées, éclats, battements, tout est ravissant dans ce phénix d'Italie. Quelle variété de sons! pour moi, j'en suis comme ravi en extase; leur trio divin m'enchante. Qui pourroit resister aux charmes de leur accord. Tout notre Opéra doit ceder aux accords de la voix claire Italienne; ce Castrato est divin. Manelli est une des plus belles tailles que j'aie jamais pu entendre; je ne comprends pas comment l'on pourroit leur refuser les plus grands applaudissemens. Aussi pour un petit nombre qui ramage, mais envain contreeux, ils ont chaque jour une foule surprénante de spectateurs qui les dédommage bien des clameurs à semiton, d'une cabale insensée. La satyre a beau exhaler contr'eux son venin, par cent lazis plus pitoyables les uns que les autres. Il a beau paroître chaque jour de nouvelles brochures; quelque parodie que l'on fasse de leur jeu & de leur musique, tout Paris courrera toujours en foule à leurs concerts, & en sortira comblé d'admiration pour leurs talens divers. Lulli, Destouches, Rameau, doivent tous disparoître devant les fameux Pergolese & Orlandini. Quel rolle leur musique pourroit-elle soûtenir vis-à-vis des beautés de détail, & même de la texture entière des divers Opéras Italiens qui nous enchantent depuis près d'une année. Oui, Mesdames, je puis vous le certifier sans crainte d'être désavoué par aucune personne de goût. Vous n'aurez jamais rien trouvé de si satisfaisant; vous ne comptiez assurement pas, ma cousine, avoir le bonheur en venant en cette capitale d'y trouver l'Italie transplantée; c'est cependant vrai, au pied de la lettre, tout Paris n'a plus d'yeux ni d'oreilles, que pour les illustres bouffons de Strasbourg. Dans quel enchantement n'allez-vous pas être, à la vue du jeu inimitable de ce nouveau trio académique. Partons, que j'aurois de plaisir à vous voir entraînée, comme malgré vous, par tant de talens enchanteurs, & confondre vos justes applaudissemens avec les nôtres. Mais, dit Dorine, en se tournant vers Kerville, qui ne pouvoit se tenir de rire: Vraiment, Monsieur, il faut qu'il en soit quelque chose, puisque mon cousin en est si fort épris, lui qui se prend à peine pour les choses les plus attrayantes. Ces Acteurs Italiens sont sans doute merveilleux. Ils ont les talens les plus rares. Je connois le bon goût de Solinville. Seroit-il possible qu'il prît le faux; cela n'est pas croyable. L'esprit de mode, ou plutôt celui de vertige s'est emparé du pauvre Solinville, reprit alors le Chevalier du Thieul. Cette phrénesie lui est commune avec une bonne moitié de Paris. La nouveauté est un mérite de plus en cette Ville: il est donc naturel que les bouffons soient des mieux accueillis; les paroles françoises ont toujours regné jusqu'ici sur le théatre de l'Opéra. Quinault, d'accord avec Lulli, avoit longtemps tenu la scéne. Tous deux pendant long-temps avoient fait envier leurs talens aux étrangers jaloux de leur gloire. Plusieurs excellens Musiciens avoient succédé au célébre Lulli, & nousavoient en quelque sorte dédommagé de sa perte. Roland, Phaeton, Atis, Acis & Galatée, Zelindor, &c. sont des chefs-d'œuvres que nous ne voyons jamais assez à notre gré remettre au théatre. Riches de nos propres biens, nous nous passions aisément du brillant étranger. Mais depuis quelque temps notre inquiétude & notre légéreté ordinaire ont bouleversé notre goût: dédaigneux à l'excès, pour tout ce qui vient de nous, nous n'estimons plus aujourd'hui que ce qui appartient à nos voisins. Tout ce qui porte une empreinte étrangere, fût-il bon, fût-il mauvais, est sûr d'être adopté en France. Telle est la décadence de notre goût. Vils appréciateurs du mérite vrai ou faux des nations qui nous environnent, nous perdons de vûe nos richesses particulières, ayant sans contredit un nombre assez grand d'excellens Opéras de divers genres& de différens Auteurs; peu contens de ces thrésors, nous envions ceux d'Italie; & sottement épris de ce nouvel entêtement, nous admirons tout ce que l'on nous présente de ce pays. Le préjugé entraîne ceux d'entre-nous qu'on auroit pris peu auparavant pour les gens les plus sensés. Pergolese, il est vrai, est un Auteur excellent, c'est un maître en son genre, mais quelque bonne que soit sa musique, du moins faudroit-il d'autres Acteurs pour la rendre. Solinville a beau nous vanter leur jeu & leurs accens, les connoisseurs désinteressés avoueront toujours avec moi, que ces bouffons sont des plus mauvais qu'ait enfanté l'Italie; gens d'esprit & de goût de ce pays, vrais connoisseurs, nous ont souvent avoué, que pour l'honneur de leur patrie, ils auroient souhaité que ces bouffons, que nous applaudissons tant à Paris, eussent resté dans quelque ville reculée d'Italie, ou tout au moins n'eussent pas passé plus loin que Strasbourg: tôt ou tard les François reconnoîtront leur erreur, & peut être par une nouvelle injustice viendront-ils un jour à mésestimer les chefsd'œuvres d'Italie, & à mettre les Lulli, nos Destouches, Mondonville & Rameau au-dessus de tous les Orphées Italiens: car tel est l'aveuglement du François, qu'il ne donne jamais modérement dans le faux. On remarque toujours quelque excès ridicule dans ses goûts. Quelle plus grande folie que la sienne, insensé qu'il est, il applaudit aujourd'hui ce qui demain ne manquera pas de lui déplaire. Falloit-il faire venir les chants & les Acteurs d'Italie: qu'avionsnous besoin de ces nouveaux agrémens. Manque-t-il quelque chose à notre musique? Campra, le Clerc, Mondonville & bien d'autres, ne nous offrent-ils pas des morceaux dignes même de l'Italie. Voulons nous des Acteurs? Qu'on leur fasse un parti gracieux; qu'on leur procure un avantage durable, nous en aurons bien-tôt à choisir. Il est encore parmi nous des personnes de goût, qui scachant apprécier le merite, savent payer les talens, & soûtenir par leurs largesses & leurs bienfaits, le découragement qu'inspire à bon titre le déplaisir de se voir sans recompense; c'est à des sentimens aussi nobles de quelques Seigneurs de la Cour, que nous serons redevables de la satisfaction de posseder encore quelques années le célébre Amphyon François, que nous étions à la veille de perdre; dans le fond, plutôt par mécontentement que faute de santé. Ce trait de générosité nous prouve, qu'il est encore des personnes de goût en France, & que nous ne devons pas perdre l'espérance de voir bientôt Paris dégoûté, tant des Opéras que des Acteurs bouffons, dont tout l'art, à parler le langage d'un de nos plus beaux Esprits “consiste à miauler “dans les hauts, & japper dans les “bas“. Aussi me joignant aux gens sensés, qui sont encore en cette Ville, adopterai-je aussi cette autre pensée du même Poëte, qui mettant une juste distinction entre la bonne musique de Pergolese, & des autres célébres Auteurs d'Italie, & le jeu des Acteurs de Strasbourg, dit dans une de ses plus ingénieuses pièces qui a été tout l'hiver dernier une nouveauté courue & admirée de tout Paris, qu'il applaudit tout haut la musique, & rit tout bas du jeu de ses Acteurs. Mais Mesdames, vous serez bientôt à portée de confirmer cette décision par votre aveu, & de juger par vous-mêmes, combien grande est la folie de ceux qui sont si fort épris de ces bouffons En effet, il me semble que pour battre en ruine la prévention de Solinville, & pour ne le pas tout-à fait désespérer en le condamnant sans exacte & parfaite connoissance de cause, il nous faut aller voir un de ces intermèdes Italiens d'aujourd'hui. Vous y baillerez, vous vous y ennuyerez; mais dès que la doze d'ennui sera trop forte, nous prendrons notre essort & volerons aux François. Les Dames adopterent cette proposition; elles monterent dans leur équipage avec Clidamon & Solinville; l'Abbé d'Herbeval prit du Chieul & Kerville dans le sien, & descendirent tous ensemble à la porte de l'Opéra. Il alloit commencer; le premier coup d'archet fit sur Dorine l'effet qu'elle devoit en attendre. Les ouvertures sont d'ordinaire les chefs-d'œuvres, où les bons Auteurs ont accoûtumé de déployer tout leur art. Elle sentoit, pour ainsi-dire, un nouvel être; mais elle changea bien-tôt de ton: dès que les Acteurs parurent, sa satisfaction s'évanouit, & elle oublia presque celle que l'orquestre lui avoit procuré. Mais les regards de Clidamon, jettant un nouveau feu dans son ame, firent diversion à son ennui; en effet, chacun prétoit toute son attention à ce qui se passoit sur la scéne, hors cet amant qui, les yeux sans cesse attachés sur l'objet de son amour, s'étudioit à lui prouver toute la sensibitité de son cœur, & qui, puisque tout tête-à-tête lui étoit interdit, vouloit au moins se dédommager par mille signes, & par ses regards empressés des peines qu'on leur causoit à l'un & à l'autre; & dans cette vue, il étoit charmé de voir si attentive Madame Donval; curieuse à l'excès, elle sembloit n'a voir pas, pour ainsi-dire, assez de ses sens pour tout voir & tout entendre. C'étoit un ennemi de moins; elle se fût sans cela aisément apperçue des différens signes de nos amans. Cependant ils agissoient avec la plus grande discrétion, d'autant qu'il étoit à craindre, qu'autant soupçonneuse qu'elle étoit, elle ne vînt à découvrir cette nouvelle intrigue de Dorine, qui de son côté s'efforçoit de faire entendre à son amant, que leur amour étoit découvert, qu'il falloit absolument se méfier de Madame Donval, & qu'il étoit tout à craindre qu'elle ne cherchât à faire naître quelques obstacles à leur bonheur. Ainsi Dorine ne prénoit aucune part à ce qui se passoit sous ses yeux. Quelque plaisir qu'elle eût pu prendre à la représentation, si les nouveaux Opéras bouffons eussent été de son goût, ce plaisir eût été de beaucoup diminué par un autre infiniment plus grand, causé par le violent amour qu'elle voyoit peint dans les yeux de son amant; ainsi leurs communs intérêts occupoient trop ce couple charmant, pour prêter beaucoup d'attention à ce qui se passoit dans le spectacle. Enfin Madame Donval, après s'être déja un peu trop ennuyée commençoit à perdre patience; son mécontentement se manifestoit sur son visage. Dorine vit bien, qu'il lui falloit jouer elle-même un autre rolle. Ses regards parcourroient l'assemblée, ou tout au moins sembloient la parcourir; car dans le fond, elle voioit tout sans être capable de pouvoir rien remarquer bien précisément. Enfin certains applaudissemens qu'elle entendoit vers un coin reculé du parterre, lui parurent si forcés qu'ils la reveillerent de son espèce de léthargie. Elle parut si indignée d'un procédé aussi lâche & aussi mal fondé, que l'Abbé, profitant de ce mécontentement & de celui de Madame Donval, leur proposa de quitter la partie. Il est inutile, Mesdames, de vous ennuyer plus long-temps, leur dit-il, un autre jour vous viendrez vous dédommager à quelques-uns de nos bons Opéras François, du déplaisir que vous avez eu ici. Messiers Jeliote & Chassé vous y raviront, & par leurs accens & leur jeu plein de noblesse baniront de votre esprit jusqu'au souvenir du dégoût que vous essuiez aujourd'hui. Cependant il faut l'avouer, Mademoiselle Tonelli, & Monsieur Manelli ont l'un & l'autre quelques parties, qui avec un peu plus d'art les feroient plaire davantage. Mais partons, il n'est guerres que six heures un quart, nous arriverons encore au François assez à temps, pour plaindre le malheureux Comte d'Essex, & prendre part aux regrets & au désespoir d'Elizabeth. A ces mots tous se leverent comme de concert, & sortirent de ce spectacle, moins satisfaire encore qu'ils ne se l'étoient imaginés. Solinville étoit le seul qui eut quitté à regret ses bons amis les Bouffons: Dorine voulut d'abord lui en faire la guerre, mais elle sentit bien-tôt après que ce seroit envain qu'elle chercheroit à le dissuader; que son entêtement tenoit de l'obstination, & que son esprit étoit tellement fasciné, qu'il seroit bien impossible de lui faire entendre raison sur ce chapitre. Elle aima mieux laisser à Kerville & à du Thieul le soin de le tourmenter sur son mauvais goût. Dans ce dessein elle engagea l'Abbé d'Herbeval de prendre place dans son équipage & de laisser le sien à Solinville & à ces rigoureux censeurs. Dès que l'on fut remonté en équipage, Dorine faisant reflexion à la démarche qu'on lui faisoit faire, s'imagina tout-à-coup, qu'elle alloit se donner un ridicule de s'aller présenter si tard au spectacle. Est-on obligé de savoir, que nous ennuyant à l'Opéra, nous venons nous dérider le front à la Comédie. Que pensera-t-on de nous? l'on nous va assûrement prendre pour des foux. Il Falloit bien, Madame, lui repliqua en riant l'Abbé, que vous laissassiez enfin échapper quelque trait, qui se ressentît de la province. Vous étiez trop parfaite. Se pouvoit-il, qu'il n'y eût pas la moindre prise sur vous? Je craignois de n'avoir point à rabattre de mon admiration. Nous étions tous surpris de la pénétration de votre esprit, & de la solidité de vos jugemens; mais actuellement j'ai au moins la satisfaction de voir que vous n'êtes pas impeccable. Cette idée a lieu de satisfaire notre amour propre. Il eût eu trop à souffrir, s'il ne vous étoit rien échappé sur lequel nous eussions à reprendre. Oui, Madame, vous êtes dans le faux. Quoi, ignorez-vous encore qu'il est du bel air de ne paroître que tard au spectacle, de n'y rester qu'un instant pour voir ceux qui y sont, se saluer d'une demie inclination, y faire des nœuds, prendre date, ne rien écouter de la scéne, & cependant décider de la pièce & du jeu des Acteurs; se recrier sur les choses les plus communes, c'est miraculeux, c'est divin, & taxer le vrai beau de pitoyable & d'excédant. Nos Coquettes & nos petits Maîtres, seroient au désespoir de ne se pas montrer presque en même-temps à tous les spectacles à la fois. L'on fait un léger acte de comparition à la Comédie Françoise pour envier les graces de la charmante Gaussin; l'on y minaude avec l'éventail ou le chapeau, car les minauderies sont des deux sexes, nos jeunes fats y lorgnent les beautés; c'est un mérite aujourd'hui de se parer d'une lorgnette. Bien-tôt l'on en sort, on vole à l'Opera pour l'un des grands cœurs, & delà l'on passe aux Italiens, où l'on arrive assez à temps pour le ballet. On ne seroit pas sur le bon ton si l'on n'agissoit ainsi. Il n'est que du bourgeois ou tout au moins de la Prude & du Philosophe, de pouvoir assister à une représentation entière. Les pieds pétillent, il faut absolument tout entre-voir; & sans avoir fait la moindre attention, aller porter son précieux jugement dans les cercles. Croiriez-vous, Mesdames, que ces atômes de leur sexe font si mal. Point du tout; sans eux la plûpart des conversations tomberoient: Ce sont eux qui les animent par les railleries monotones de tout ce qu'ils ont vû, ou tout au moins cru voir dans leurs différentes apparitions. Vous trouvez cette façon d'agir ridicule, vous la taxez de sotte manie. Que nous vous rendons bien le change: vous dédaignez nos minuties, nos caprices vous revoltent; & nous, l'idée seule de votre genre de vie uniforme, nous annéantit, nous excéde, nous donne des vapeurs, & nous estimons nos précieuses bagatelles mille fois au-dessus de votre fade bon sens de province. Tel est le génie de Paris; oseriez-vous le taxer de frivole & d'insensé? Les Dames éclatoient de rire à chaque mot de cette déclamation. Elle finissoit à peine, qu'elles se virent à la porte de la Comédie, elles entrerent, le quatrième acte alloit finir: l'assemblée étoit nombreuse. Elles ne purent avoir qu'une sixiéme loge: à leur droite, se trouverent plusieurs Dames de condition, accompagnées d'un Chevalier de Malthe. Clidamon & l'Abbé les saluerent en entrant. Dorine crut que les deux Dames qui étoient à sa gauche étoient de même rang. Solinville ne cessoit de leur parler où de répondre à leurs signes: tant de liberté, joint à quelques propos un peu libres, qu'elle leur entendit tenir entr'elles, la dissuada bien-tôt de son erreur. C'étoit effectivement deux Actrices de la Comédie Italienne, de la connoissance du doucereux Solinville. L'Abbé étoit aussi de leurs amis; mais il avoit trop de prudence pour le laisser appercevoir; il se contenta de les saluer du clain d'œil. Les Dames préterent attention à ce qui se passoit sur la scéne. Il n'étoit pas possible qu'elles ne prissent pas part au courage héroïque du Comte d'Essex, & à la passion de la Reine Elisabeth: leurs intérêts sembloient s'unir aux siens, les Acteurs qui jouoient le rôle le rendoient avec tant de dignité & de noblesse qu'on avoit toutes les peines imaginables à se mettre en garde contre l'illusion. A la fin de l'acte, Dorine demanda leurs noms; c'est la fameuse Dumesnil, lui repondit Clidamon, & le célébre Lanoue: toujours inimitables dans leurs jeux: quelque rôle dont ils puissent se charger, ils le rendent toujours avec la naïveté, les graces & la force proportionnées à ce qu'ils personifient: mais ce n'est pas là le seul merite du sieur de la Noue; homme d'esprit & de goût; il nous en a donné des preuves en plus d'un genre. Le public revoit toujours avec satisfaction son excellente tragédie de Mahomet II, ainsi que les autres pièces de sa composition, & celles où il a eu quelque part. Ce portrait étoit trop avantageux pour ne pas engager les Dames a renouveller leur attention dès qu'il reparut. La pièce finie, Clidamon mit la conversation sur les Dames qui composoient l'assemblée, & fit remarquer à Dorine la justesse du tableau, que l'Abbé d'Herbeval en avoit fait; ces réflexions, quelques remarques judicieuses sur le fond de la pièce, & la satyre de l'orquestre les occuperent pendant l'entre-acte. Se peut-il, disoit Dorine, que dans un Paris, & sur son premier théatre, on souffre une musique si mince, & presque au pair de celles dont les Baladins de province se servent dans leurs jeux & leurs pantomines? Vous avez lieu d'en être surprise, lui repartit Clidamon, toutes les personnes de goût sont d'accord avec vous sur ce point: en effet, quoi de plus ridicule. Ici dans les entre-actes de la tragédie la plus interessante, & qui nous éleve le plus l'ame & le cœur, on nous fait faire diversion à la douce mais triste réverie, causée par l'intérêt que l'on prend à l'action, & l'on s'efforce de nous distraire par une simphonie des plus gayes; ce sera tantôt quelque ariette ou autre morceau détaché d'Opéras bouffons, & tantôt quelque contredance à la mode. Ainsi l'on veut absolument que nous soions François, même malgré nous. On ne nous permet pas de refléchir long-temps sur le même objet. Il nous faut voltiger, papilloner à notre ordinaire. Léger François, quand imiteras-tu tes voisins? Tu possédes le bon goût; tes modes passent chez l'étranger: mais ils ont des thrésors que tu ne pense pas à partager avec eux, malgré ton commerce perpetuel dans leur patrie. C'est la justesse & la solidité de leur esprit. Au surplus, quand même cet orquestre feroit un meilleur choix de sa musique, il ne pourroit pas plaire beaucoup davantage, il est trop peu nombreux, & ne peut par consequent faire grand effet dans une salle aussi vaste. Un plus grand nombre d'instrumens seroit nécessaire pour exécuter de plus beaux concerts. C'est une vérité qu'ont dû sentir depuis long-temps nos Comédiens. Je ne scais qui les peut empêcher de remédier à ce défaut. Ceux qui composent l'orquestre d'aujourd'hui, ont du talent, & seroient assûrement applaudis, s'ils étoient secondés par quelques autres de leur même force. Ce ne seroit pas une bien grande dépense de plus; mais nos Acteurs François en abhorrent jusqu'au nom. La peinture ancienne de ce plafond, celle de toutes les loges, & de la décoration qui va paroître pour la petite pièce, s'élevent assez en faveur de ce que j'avance ici. C'est en effet une des décorations de Moliere, & celle même qui a servi à la première représentation de la Comédie que l'on va jouer. Cependant leur recette est pour le moins aussi forte que celle de la Comédie Italienne, qui sont chaque année, soit en décorations, soit en ballets & instrumens, une dépense trèsconsidérable. Aussi ont-ils un des bons orquestres & des mieux composés. Il y a plus, je ne sais si je le dois dire à la honte de nos François, il leur seroit si facile de se composer un orquestre complet, que l'Opéra comique a sçu s'en former un excellent, qui à la vérité fait tout son mérite; car quant aux Acteurs, la disette ne peut pas être plus considérable, ôtezen deux ou trois, soit pour le chant, soit pour la danse, les autres, hélas! sont bien au-dessous du médiocre. un grand murmure qui s'éleva en cet instant dans le partere, fit interrompre le discours de Clidamon; chacun jettoit les yeux vers une loge de vis-à-vis: deux Dames assez belles occasionnoient cette rumeur; c'étoient des Actrices de l'Opéra élegamment parées, qui pour paroître avec encore plus d'appas, s'appercevant apparemment qu'il leur manquoit quelques charmes, les relevoient en retouchant leurs coeffures, & en reparant l'arrangement de leur rouge, & en se plaçant à l'une & à l'autre de nouvelles mouches: ce trait d'imprudence revoltoit à bon droit le parterre. Dorine n'auroit jamais compris, si elle n'en eût été témoin, que l'on pût oser pousser la folie & l'inconséquence jusqu'à un tel point; & ce qui la surprenoit encore davantage, c'est qu'elles ne paroissoient pour ainsi-dire pas émues du tumulte du parterre; elles conservoient toujours une contenance ferme & assurée, & un œil fixe sur ceux qui rioient de leur sot ridicule. Quel plus grand air d'éfronterie, reprit alors Clidamon; mais lorsqu'on a passé les bornes de la pudeur & de la retenue, l'on ne connoît plus de frein, & l'on est capable de tomber dans les plus grands excès. C'est ce que l'on n'a que trop sujet de remarquer, sur-tout dans les femmes, qui d'ordinaire sont excessives en tout: ces réflexions furent encore une fois interrompues, mais par un sujet plus raisonnable, la toile se leva, les Acteurs s'avançoient: cet heureux incident fit diversion dans l'esprit des Dames aux critiques, toujours justes de Clidamon. Chacun rendit toute son attention à la scéne. La satisfaction de Dorine éclatoit à chaque instant; quelque avantageuse que fût l'idée que l'Abbé lui eût donné des talens des Acteurs, elle la trouvoit encore de beaucoup inférieure à la vérité: ce fut le témoignage qu'en rendit aussi Madame Donval, qui avoua en sortant, que la Comédie avoit trop tôt fini au gré de ses désirs. A la sortie du spectacle, les Dames trouverent, au lieu de leur équipage la caléche de Clidamon, elles y monterent avec ceux qui les accompagnoient, Clidamon la conduisit lui-même. On arriva bien-tôt à l'allée de Madrid. La promenade étoit brillante, Dorine en parut enchantée. C'est ici, lui dit l'Abbé que nous venons délasser notre esprit, & égayer notre ennui, sûrs d'y trouver une compagnie, toujours aimable & choisie. C'est ici que loin du fracas de la Ville, nous nous dégageons du tumulte du grand monde & de l'embarras des affaires. Le Prince devenu libre ne s'y trouve plus assiégé d'une foule importune de courtisans, qui toujours dans un respectueux silence, lui font acheter bien cher leurs hommages, en le forçant lui-même à garder une contenance majestueuse. C'est-là qu'il peut, sans aucun risque déposer sa grandeur, ouvrir son cœur à ses amis, se faire voir tel qu'il est & sans s'avilir flatter une Bergere, dont les beaux yeux l'auront touché. Plus on s'écarte du pernicieux sejour des Grands, & moins l'amour est en peinture: l'amour est un vrai Prothée qui se présente à chaque instant sous mille différentes formes, selon l'occasion; mais il revient toujours à celle qui lui est ordinaire & naturelle. On a beau dire, on a beau se recrier contre sa perfidie; c'est un enfant, la simplicité, la franchise font son véritable caractère. Le beau sexe, toujours épris des charmes de la nature, vient décorer ce beau sejour, ennuyé qu'il est des promenades peignées de la Ville, où il est à la vérité remarqué, applaudi, admiré, mais où il est néanmoins trop confondu & resserré. Enfin, & c'est le mérite particulier de cette promenade, nous avons ici l'avantage de nous trouver tout à la fois dans la plus douce solitude & au milieu du plus beau monde. Notre volonté, notre goût, nos moindres sentimens y sont nos guides libres & sans contrainte; nous agissons comme il nous plaît, tout y seconde nos désirs. La vue des bois, l'ombre des forêts inspirent la gayeté, donnent donnent naissance à l'amour, allument ses feux; comment ne chercherionsnous pas ces aimables retraites? Aussi ce bois est-il le rendez-vous des plus tendres amans, comme de ceux qui jouent l'amour, où ne cherchent qu'à satisfaire leur passion. Enfin cette allée est comme le rendez-vous de cette belle promenade. C'estlà que se rend chaque soirée dans les beaux jours, tout ce que la Cour & Paris rassemblent de plus brillant & de plus aimable. Tout y respire la liberté, le plaisir & l'amour. A cet instant l'Abbé d'Herbeval apperçut sa sœur qui étoit avec une cousine de Clidamon, qui les avoit prié d'être de la partie. Elles avoient dû se trouver à la Comédie; mais quelque chose les en ayant empéché, elles avoient cru faire plaisir à la compagnie de la devancer à la promenade. Leur arrivée remit la conversation sur les propos généraux; les Dames cherchoient à lier connoissance, & se faisoient les unes aux autres mille nouveaux complimens. Clidamon fit encore quelques tours avec cette aimable compagnie; & dès qu'il le put sans impolitesse, il s'en separa pour quelques instans pour aller voir si l'on exécutoit les ordres qu'il avoit donnés, & pour en donner de nouveaux: à peine fut-il à deux pas de l'allée, qu'il rencontra le Marquis d'Ambussieres qui se promenoit fort négligemment, comme n'ayant ce semble aucune partie préméditée. Que je suis ravi de vous trouver ici, lui dit Clidamon en l'abordant, sans doute, autant que j'en puis juger à l'air que je vous vois, & dans un aussi grand négligé, vous venez réver à vos amours. Vous êtes seul: vous n'avez vraisemblablement rien qui vous retienne pour le reste du jour. Ce ne seroit donc pas une indiscretion de ma part de vous engager à me le sacrifier. Venez augmenter la joye de notre assemblée, vous y trouverez quelqu'un que j'imagine que vous ne comtez guéres de rencontrer ici. C'est une Dame de votre connoissance, que certainement vous serez charmé de voir, & dont la vue vous fera d'autant plus de plaisir que vous ne la deviez pas penser être en cette Ville. C'est l'aimable fille du Président d'Ecernai. Elle est arrivée d'hier en la compagnie de Madame Donval, elles n'ont que peu de temps à sejourner à Paris; je leur ai tenu compagnie tout aujourd'hui, & elles ont bien voulu accepter une partie de plaisir que je leur ai proposée ici pour ce soir. Je n'épargnerai rien pour qu'elle soit brillante; venez l'embellir par votre gayeté ordinaire, vous en serez l'ame: j'espère que vous aurez lieu d'en être satisfait. Dailleurs vous ne pouvez vous dispenser, étant si près de Dorine, de la venir saluer, & vous ne me refuserez pas d'avoir la satisfaction de cous présenter moi-même à cette belle personne. D'ailleurs elle vous sauroit tout le mauvais gré imaginable si vous négligiez cette occasion de lui faire votre cour. Le Marquis, dont tout alloit selon ses désirs, feignit de ne pouvoir accepter les offres de Clidamon; il lui avoua, que rien ne le retenoit autrement, qu'il étoit tout-à-fait libre, n'ayant aucune partie d'arrangée; que le dessein où il étoit de partir le lendemain de grand matin pour sa campagne, l'avoit empêché de prendre aucun engagement pour la soirée: qu'il comptoit souper chez lui & se reposer, & pour cet effet se retirer de bonne heure. De plus, il prétextoit encore son air trop négligé, qu'il lui étoit impossible d'accepter sa proposition, qu'il n'étoit point du tout en un état d'être présenté à personne: qu'au surplus il avoit besoin de repos, comptant se mettre de grand matin en sa chaise de poste. Clidamon insistoit toujours, & tirant un nouvel avantage du voyage supposé que le Marquis lui opposoit, il lui dit, que c'étoit une raison de plus pour lui d'être de la partie: que s'il perdoit cette occasion de voir Dorine, il falloit qu'il renonçât à s'en dédommager jusqu'à la prochaine tenue des Etats, puisqu'elle n'avoit que peu de jours à rester à Paris. Enfin, après bien des refus, que Clidamon combattoit avec toute la complaisance & l'amitié imaginable, le Marquis fit semblant de se rendre avec peine, prétendant que cette partie pourroit rompre ses arrangemens; il tira parole de pouvoir se retirer de bonne heure. Clidamon qui vouloit augmenter son triomphe du dépit de son rival, lui accorda tout ce qu'il voulut, & par politesse, retourna avec lui sur ses pas pour le présenter lui-même à Dorine. Tout se passoit ainsi, suivant les desirs de Madame Donval. Cette artificieuse femme, pour mieux cacher ses piéges fit au Marquis l'accueil le plus indifférent, à peine lui dit-elle quatre paroles. Dorine reçut ses complimens avec un air encore plus sec & distrait. La conversation en devint fort générale. L'arrivée du Marquis rendoit Dorine inquiette & réveuse. Elle savoit fort mauvais gré à son amant de le lui avoir amené. Sa présence ne lui pouvoit faire jouer qu'un personnage fort embarrassant: non qu'elle le trouvât dangereux, mais elle ne l'aimoit point; & comme après la déclaration qu'il avoit eu la témérité de lui faire, elle ne pouvoit aucunement douter qu'il n'eût songé à elle, elle se croyoit en droit de le hair, ou tout au-moins, de si bien l'éloigner, que jamais il ne lui pût prendre envie de la troubler dans son penchant, & de la demander à son père malgré elle; ce qu'elle redoutoit bien plus qu'aucune autre chose, étant à craindre que le Président ne vînt à être ébloui de la naissance & des grands biens du Marquis. Mais hélas! Dorine ne connoissoit pas encore quel étoit le fourbe auquel elle avoit affaire; loin de se méfier du tour qu'on étoit près de lui jouer. Jamais elle n'eût pensé que le déplaisir qu'elle avoit ressenti à l'arrivée du Marquis fût un présentiment du malheur dont elle étoit prête d'être la victime. Auroit-elle pu penser qu'à chaque pas, Clidamon & elle couroient au-devant du plus grand danger qui les pouvoit jamais ménacer. Mais ils n'étoient hélas! que trop la duppe des artifices de Madame Donval. Tels furent les sentimens que cet incident fit naître dans l'esprit de Dorine. Clidamon ignoroit la déclaration que le Marquis lui avoit faite de son amour, puisqu'il n'en avoit eu l'occasion qu'après son départ. Sûr du cœur de sa maîtresse, il s'étoit au contraire imaginé lui faire plaisir en lui amenant un de ceux de leur connoissance le plus propre à la rejouir Ainsi donc après les premiers complimens, il s'esquiva au moment même que les Dames parloient de s'asseoir. Effectivement, après quelques tours d'allée, on se fit apporter les coussins des équipages, & l'on s'y reposa. Le Marquis se trouva assez proche de Dorine, il parut d'abord un peu intrigué de sa personne. Puis feignant de se remettre & de reprendre peu-à-peu ses sens, il commença à si bien jouer l'indifférent personnage, qu'il sut soûtenir à merveille toute la soirée, que Dorine crut que ses rigueurs avoient gueri son cœur, & qu'elle commença à son tour à se faire à sa présence. Elle ne le trouva plus dangereux. Cette idée lui fit peu-à-peu si bien reprendre ses sens & sa tranquillité, que lors du retour de son amant, il lui auroit été impossible de s'appercevoir, que l'arrivée du Marquis lui eût causé quelque trouble. Dorine commençoit donc à prendre goût à la promenade, elle trouvoit ce sejour enchanté, les Dames y étoient en grand nombre. Les unes couchées sur un tapis de verdure, ombragé d'une touffe de coudriers, prénoient le frais tout en critiquant celles qui, tout en se promenant, passoient comme en revue devant elles. Proche de là, d'aimables cavaliers offroient des rafraîchissemens à des Amazones, qui venoient de mettre pied à terre, & dont les chevaux étoient attachés auprès d'elles. D'autres faisoient retentir les airs de leurs concerts amoureux. Le jour étoit déja baissé, le silence de la nuit sembloit favoriser leurs accens. Dorine, à la faveur de la lune qui éclairoit cette belle nuit, promenoit ses regards sur toute l'assemblée. Le Chevalier du Thieul, s'étudioit à ne laisser échapper aucune occasion de lui procurer quelque nouvelle satisfaction, & de lui faire sa cour. Ce jeune homme avoit conçu pour elle un amour dont il n'étoit déja plus, pour ainsi dire, le maître. C'étoit une passion naissante, il est vrai, mais qui étoit déja dans toute sa force. A peine avoit-il vu Dorine, que son cœur, à lui jusqu'alors, n'avoit pu tenir contre tant de charmes. Atteint du plus vif amour, il cherchoit incessamment à le lui faire appercevoir, & à lui inspirer de tendres sentimens en sa faveur. Il voyoit bien que le cœur de Clidamon étoit pour le moins autant blessé que le sien; mais n'ayant aucune connoissance de la liaison intime de nos deux jeunes amans, il s'étoit imaginé pouvoir le prévenir, & en cherchoit tous les moyens Dans le dessein où il étoit de complaire à Dorine, il saisit le moment où elle paroissoit désirer qu'on lui fît connoître les personnes qu'elle remarquoit assises près d'elle; pour s'attirer sa bienveillance, & pouvoir ensuite dans quelqu'autre occasion plus avantageuse sonder ses sentimens, & connoître par lui-même quel cœur il avoit à soumettre, & à quelles armes il lui faudroit recourir. De toutes les personnes que vous voyez ici, belle Marquise, il n'en est aucune qui ne merite en quelque sorte votre attention. Cette Dame un peu éloignée de nous est une des premières de la Cour, ambitieuse à l'excès, elle séchoit de dépit d'être obligée de ceder le pas à celles d'un rang plus élevé. Elle persecutoit sans cesse son mari, lui reprochant de n'avoir pas assez de merite pour obtenir les mêmes privilèges dont elle envioit l'honneur; c'est à de pareils reproches qu'elle doit aujourd'hui son triomphe & la gloire de son mari, qui par des actions, les unes plus belles que les autres, a enfin obtenu plus que son ambitieuse épouse n'avoit osé demander. Là est une autre Dame, dont la vivacité & la pétulance sont sans égal. Enjouée, aimant la bonne chere, elle passe dans les plaisirs de l'amour & de la table, tout le temps qu'elle peut s'échapper de la Cour, où elle se regarde comme prisonniere. Celle ci, sous le masque de la dévotion, cache la passion la plus sordide. Elle a un grand crédit en Cour, où elle est presque sûre d'obtenir tout ce qu'elle demande. Intéressée à l'excès, elle vend bien cher les services qu'elle rend à ceux qui la viennent solliciter. Charges, emplois, recompenses, tout s'obtient par son canal. C'est par ce moyen qu'elle a sçu relever sa famille, qui n'avoit bien-tôt plus que les armes & le nom. Tous ceux qui le portent, alliés ou non, sont assûrés de trouver en elle une protection, à l'abri de laquelle ils font en peu d'années la fortune la plus rapide. Les faits que vous rapportez là à Madame, lui dit Kerville, en l'interrompant sont, permettez-moi de vous le dire, cher ami, assez hors de saison. Pourroient-ils être capable d'égayer son esprit, ne vaudroit-il pas mieux démasquer ces autres Dames, qu'à leur atour, à leurs gestes importans, à leur démarche ferme & déliberée, & au ton imposant, l'on prendroit volontiers pour des Dames de la première condition, & qui ne sont néanmoins dans le fond que de petites Maîtresses, dont le maintien noble & assuré en imposeroit à tous autres moins instruits que nous le sommes. Rien de plus composé, quoiqu'avec un air libre & ouvert, que cette espèce de femmes, lorsqu'elles sont dans une promenade ou autre lieu public; & rien de plus vif, de plus semillant, rien de plus dangereux & de plus séduisant dans le tête à tête, rien de plus amusant dans une petite compagnie bien triée, ou dans toute autre partie de plaisir. Ce sont des Prothées dans les petites maisons de divertissemens, ou plutôt de débauches, qui sont si fort à la mode de nos jours. L'une de ces Dames que vous entre-voyez derrière nous, a été long temps applaudie du public sur un de nos premiers théatres. Elle a infiniment d'esprit; à des traits reguliers, elle joint un teint fleuri, animé par de beaux yeux; elle a d'ailleurs une voix des plus belles & des plus sonores que l'on ait jamais entendu. Avec tant de charmes réunis, pouvoitelle manquer d'amans? Etoit-il possible qu'entourée de nombre d'adorateurs, elle eût assez de force pour se soûtenir long-temps sans succomber sous les attaques qu'on ne cessoit de lui faire? Quoi de plus difficile, sur-tout lorsque l'on a un cœur naturellement porté à la tendresse. D'ailleurs, quels combats ne doit-on pas avoir à soûtenir contre soi-même, pour ne pas suivre le torrent, sur-tout lorsque l'on est perpetuellement environné d'une foule de personnes qui rendent à chaque instant les armes à l'amour: est-il, dis-je, possible d'être sage au milieu de tant d'écueils différens, toujours plus dangereux les uns que les autres? C'est néanmoins entre tous ces dangers que cette Dame n'a jamais donné prise à sa conduite, & qu'on n'a pu jusqu'ici lui reprocher aucune intrigue. Estimée & cherie de tous les honnêtes gens, sa vertu, contre toute esperance, lui a enfin procuré un établissement des plus avantageux. Un de nos plus opulens richards lui a depuis peu donné la main, & ils vivent aujourd'hui dans l'union la plus parfaite. Vrai symbôle de l'amour, leur sort ne peut être plus heureux. Ce mariage a lieu de vous surprendre, reprit alors du Thieul, en s'adressant à Madame Donval, ce n'est cependant rien encore en comparaison de ce que je vais vous rapporter. Vous voyez ces trois Dames assises presque vis-à-vis: voilà peut-être le trio le plus remarquable. C'est bien à tort, que l'on nous dit d'ordinaire, que les belles femmes sont jalouses l'une de l'autre, & se trouvent rarement en même compagnie. Quelques belles que soient celles-ci, elles se rassemblent le plus souvent, & sont pour ainsi-dire inséparables. Celle du milieu a été longtemps la maîtresse de Monsieur Destrevoix, & elle est aujourd'hui l'épouse du beau Marquis de Pecerville, qui ne pouvant se faire aimer d'elle, a eu la folie de l'épouser pour l'enlever à son amant: à sa gauche est une Dame encore plus belle; son époux l'a prise des mains d'un Abbé, qui dépensoit avec elle le riche revenu de deux bonnes Abbayes. Bégare, c'est le nom de ce bon-homme d'époux, avoit été souvent des parties de débauche de cet Abbé. Sa maîtresse étoit toujours l'ame & l'objet de toutes les fêtes qu'il donnoit, & auxquelles il associoit toujours quelque ami confident de ses plaisirs. L'air lascif, les manières vives & enjouées de cette Dame reveillerent les passions du pauvre Bégare. Il en devint amoureux, & lui compta longtemps son douloureux martyre. Enfin, n'en pouvant rien tirer, ni par présens ni par toutes les autres voies d'usage en pareils cas, il fut assez insensé pour lui offrir sa main. La jeune Rethel, c'étoit le nom de cette belle femme, fut d'abord étourdie de cette proposition, à laquelle elle n'avoit aucun lieu de s'attendre. Elle lui fit faire des réflexions. Bégare n'avoit point eu jusques là le talent de lui plaire, il passoit les quarante ans, & elle en avoit à peine vingt-deux, néanmoins une telle avance de la part de Bégare lui fit ouvrir les yeux, sur son offre; elle apprécia son mérite, & peu à peu s'accoutuma tellement à le voir, qu'elle vint insensiblement à l'aimer, & à s'attacher à lui: elle ne lui voulut cependant pas faire d'abord paroître ce qui se passoit dans son cœur. Elle vouloit s'assurer de ses sentimens, remettant à gagner son estime, lorsqu'elle seroit devenue son épouse. Elle sut si bien déguiser ses sentimens! A cet effet, ses rigueurs affectées aiguillonnerent d'abord son amour, puis voyant sa constance & ses assiduités, & ne pouvant plus douter de ses feux, elle se rendit peu-à-peu plus traitable; & enfin, après s'être fait ainsi acheter par plus de complaisances, que si elle eût toujours mené la vie la plus regulière, elle consentit à lui donner sa main. Bégare pressa son hymen; l'Abbé lui fit les plus riches présens, & lui fit ses adieux, lui jurant une estime & un attachement éternel, au lieu de son amour, auquel il voyoit bien qu'il lui falloit renoncer; & effectivement, depuis que cette Dame est entrée dans la famille de Bégare, elle a paru aussi sage & aussi reservée qu'elle étoit folle & inconsidérée auparavant. La troisiéme Dame a été Actrice de l'Opéra, elle a encore un des plus beaux sons de voix, grande Musicienne, beaucoup d'intelligence, infiniment d'esprit; à ces divers agrémens, elle joint encore ceux de la beauté, quoique déja sur le retour; vous lui donneriez à peine vingt quatre à vingt-cinq ans; son air enfantin, ses regards mourans lui ont toujours gagné tous les cœurs. Aussi peu de femmes ont eu plus d'avantures. Moins vicieuse par penchant que par foiblesse, elle n'eut jamais la force d'être long temps cruelle pour qui vouloit être son amant. Peu auparavant qu'elle quitta le théatre, il lui est arrivé un fait qui prouve sa prudence & son désinteressement, & lui fait tout l'honneur possible. Un jeune homme de vingt-six à vingt-sept ans, fils d'un Magistrat en devint éperduement amoureux; il tâcha d'avoir accès auprès d'elle. Cette faveur ne lui fut pas difficile à obtenir: les charmes de la conversation de cette aimable fille firent encore un effet plus considérable dans son cœur. Sa cervelle se bouleversa, & il s'imagina ne pouvoir jamais être heureux s'il ne joignoit son sort au sien. Il lui en fit un jour la proposition. La belle Beaussier crut d'abord qu'il badinoit, elle tourna cette offre en risée. Mais comme ce jeune homme revenoit souvent à la charge, elle comprit bien qu'il étoit vivement épris, & qu'il lui seroit fort difficile de se mettre en garde contre ses empressemens, si elle usoit de douceur avec lui. Monsieur, lui dit-elle, je croyois dans les commencemens que votre amour n'étoit qu'un vertige, qui bien-tôt s'évanouiroit; je vois aujourd'hui avec peine, que loin de réprimer vos feux, mes refus n'ont fait que les allumer davantage; j'ai trop d'honneur, & je vous estime trop, vous & votre famille, pour devenir jamais votre épouse; je ne mettrai jamais obstacle à votre fortune, en vous laissant oublier ainsi vous-même; voyez à vous guérir, une passion pareille à la vôtre est indigne de votre naissance. Je ne me préterai jamais à vous deshonorer. Le jeune Dargille n'en devint pas plus sage. Il ne se rebutoit point, & comptoit toujours de demeurer vainqueur. Mademoiselle Beaussier comprit bien que plus de rigueur ne soumettroit jamais ce jeune homme; que son obstination à la poursuivre étoit trop forte; qu'il s'agissoit plutôt de dissimuler, & que si à la fin elle ne pouvoit se débarrasser de ses poursuites, son parti étoit tout pris, qu'elle lui défendroit pour toujours l'entrée de chez elle; & que même, s'il le falloit, elle en feroit écrire à ses parens. Elle eut donc encore recours à la douceur, & l'obligea à force d'instance à faire tous ses efforts pour l'oublier, & à cet effet à aller passer sept ou huit mois en sa province, après lesquels, s'il étoit encore dans les mêmes desseins, elle verroit ce qu'elle auroit à faire. Elle comptoit que l'éloignement la feroit bientôt perdre de vue: d'ailleurs elle étoit dans la plus ferme résolution de se montrer toujours intraitable au cas qu'il revînt encore épris de ses charmes. Dargille eut toutes les peines du monde à se rendre aux instances de cette généreuse fille. Il sentoit combien il en alloit coûter à son cœur. Mais enfin il avoit donné sa parolle; il lui fallut obéir. Le terme qui lui avoit été prescrit étant expiré, il revint toujours empressé, toujours tendre, sommer sa belle Maîtresse d'acquiescer à ses vœux. Elle, surprise d'une constance à tant d'épreuves, étoit presque sur le point de mollir; mais l'honneur l'emporta sur sa tendresse & sa reconnoissance; Cher Dargille, lui dit-elle, je vais vous désespérer, je le sens: mes larmes vous font assez voir l'étendue de mes regrets. Je vous aime, & qui pourroit s'en défendre; si vous étiez un simple particulier vous feriez mon bonheur, & je ferois le vôtre. En tout autre pays, je pourrois peut-être aspirer à votre main, sans vous porter aucun préjudice. Mais soit préjugé, soit raison, un hymen de cette nature seroit une tâche perpetuelle. Renoncez donc à moi, votre honneur, votre fortune, l'authorité de Monsieur votre père, tout vous le commande. En effet, si vous formiez des nœuds si fort au-dessous de votre état, combien juste ne seroit pas son indignation, de quels effets ne seroit-elle pas suivie. Mais je veux pour un moment qu'il puisse regarder mon alliance d'un œil indifférent; on ne s'aime pas toujours si tendrement; les premiers amours sont trop vifs pour toujours durer, vient enfin le réfroidissement causé par l'habitude de se voir chaque jour. Ce seroit en ces instans, que sentant enfin votre folie, vous m'accableriez des plus justes reproches. Mes traits fanés, ne voyant plus en moi ce qui peut aujourd'hui vous flatter, vous me rendriez avec raison responsable de votre infortune. Mais non, je veux bien penser que vous auriez assez de grandeur d'ame pour ne me laisser rien appercevoir de ces sentimens. Mais toujours ne seroit-il pas moins vrai que votre cœur en seroit combattu. Cette seule pensée seroit pour moi le plus cruel tourment: je ne puis donc consentir à ce que vous voudriez exigen. Bien plus, il faut renoncer à me voir: je ne puis sans danger vous entendre. Tout ce que je vous puis demander, c'est de faire succéder l'estime & l'amitié à l'amour? Je sens tout ce qu'il vous en va couter, je prévois vos peines: moi seule connois celles que cet adieu coûte à mon cœur: je vous les déguiserai toujours, faites-en autant sur vous-même, & laissez au temps à vous rendre votre raison & à priser mes refus. Adieu cher Dargille, oubliez moi s'il se peut. Mademoiselle Beaussier faisoit trop d'efforts sur elle-même, sa douleur la suffoquoit, elle ne pouvoit plus retenir ses larmes; elle se retira donc pour leur laisser un libre cours, & les lui dérober. Dargille de son côté ne se connoissoit plus, il étoit comme immobile: ses sens étoient, pour ainsi dire annéantis dans la confusion de pensées, qui agitoient son esprit; il ne s'apperçut pas d'abord de la sortie de sa Maîtresse: Mais bientôt revenu à lui-même, il sentit tout son malheur. Sa rage & son désespoir le portoient déja à attenter à sa vie, on vint assez à temps pour l'en empêcher. Sa douleur fit sur lui une revolution si considérable, qu'il tomba presque sans vie. On le porta chez lui en cet état; on le mit au lit, & il ne s'en releva qu'après avoir essuyé une dangereuse maladie. Son amante s'informoit exactement de ses nouvelles; mais elle avoit renoncé à le voir, quoiqu'il ne cessat de lui faire demander cette faveur, elle restoit ferme dans sa résolution. Il fallut donc que Dargille se fît une raison de son malheur; mais ce ne fut que long temps après qu'il remporta à demi cette victoire. Car dans le fond son cœur étoit toujours à l'aimable Beaussier, dont ce trait de générosité ne manqua pas de percer bien-tôt dans le public: Dargille en parloit à qui vouloit l'entendre. Son père qui en fut bientôt informé, en écrivit des lettres de remerciemens à cette aimable Demoiselle, à qui cette avanture a fait un honneur infini. Quelle vertu, quelle noblesse de sentimens dans une fille de théatre. Les en eussiez-vous cru capables? Non sans doute, mais aussi pour une dont le cœur est si grand & si digne de notre admiration, presque toutes tombent dans les travers les plus considérables. En voici un exemple dans cette autre Dame qui passe actuellement devant nous: elle a mille talens qui lui ont gagné tous les cœurs. Personne ne fut jamais moins cruelle, elle s'est toujours prêtée à tout ce que l'on pouvoit désirer d'elle: elle étoit de toutes les fêtes, de tous les bals, de toutes les parties de divertissemens; ses jours étoient un tissu de plaisirs. Cependant lasse de cette vie trop tumultueuse, elle resolut à la fin de se fixer à quelqu'un qui fût assez complaisant pour se fier entiérement à elle, & pour lui permettre de temps en temps quelques écarts: c'est sur ce pied qu'elle vit depuis long-temps avec le Comte de Sourdeville son époux, qui l'a toujours aimée éperduement, & dont la folie est toujours au même point, malgré le penchant le plus décidé pour la coquetterie & l'infidélité dont elle ne cesse de lui donner les preuves les plus convaincantes. Aussi Sourdeville se console-t-il de tous ces travers, en lui rendant de son côté le change, sans néanmoins cesser de l'adorer. C'est l'amant de toutes celles qui débutent aux théatres, l'une chasse l'autre de son cœur, ou plutôt de son esprit, qui est sans doute l plus coupable: est-il libre, il revient aussi-tôt à son épouse, & ils vivent tous deux, du moins en apparence, dans l'union la plus parfaite, à mon avis, encore bien plus sensés en ce point, que bien des époux qui font éclater leurs dissensions, qui n'ont pas cependant, pour la plûpart, un fondement si légitime. Clidamon étoit déja de retour; il ne savoit à quoi attribuer l'air demiréveur de Dorine, l'accueil froid qu'il en avoit reçu à son arrivée, lui donnoit la plus vive inquiétude; il ne pouvoit s'imaginer quel pouvoit être le sujet de ce réfroidissement. Il étoit trop sûr du cœur de sa Maîtresse, pour penser que la présence du Marquis d'Ambussieres eût causé en elle quelque changement peu favorable. Dans cette agitation, il interrompit au plutôt cette conversation, pour annoncer aux Dames que tout étoit préparé, & que l'on n'attendoit plus que leurs ordres. L'on se leva donc pour sortir de la promenade. Mais, dit Madame Donval, qui ne quittoit la promenade qu'à regret; quoique dans le fond elle fût ravie que le moment approchât de frustrer l'imprudent Clidamon de ses plus cheres espérances: quelle est cette personne dont la figure, le maintien & la noble simplicité sont si intéressants: ah! Madame, cette femme est, à proprément parler, l'Aspasie moderne; c'est une sçavante du premier ordre, qui a toujours scu unir la galanterie la plus rafinée à la litterature la plus exquise: ne marchons pas si vîte; si vous voulez avoir le plaisir d'apprendre son histoire avant de vous mettre à table. Julie, est le nom de cette aimable personne, & Ariste celui de l'homme charmant que vous voyez avec elle: c'est elle qui l'a créé, puisque c'est elle qui lui a appris l'usage du cœur. Elle est de Périgueux, d'une naissance assez distinguée; elle n'avoit pas sept ans, qu'elle perdit dans six mois les Auteurs de ses jours, qui lui laisserent une fortune très-délabrée. Une de ses tantes, qui étoit extrêmement riche, se chargea de son éducation: veuve, retirée dans une de ses terres, elle s'occupoit d'acquitter les dettes dont la grande générosité de son époux l'avoit chargée, & s'attachoit à l'éducation de deux garçons qu'elle destinoit aux armes: un précepteur aussi honnête homme que pédant, leur donnoit les élemens de la langue latine: Julie, qui y assistoit presque toujours, les saisissoit sans le faire connoître; & l'on fut bien surpris, lorsqu'au bout de deux ans on découvrit qu'elle se déroboit dans de certains moments pour faire des versions, que le précepteur trouva en effet très-exactes. Cette découverte détermina sa Tante à lui faire continuer l'étude de cette langue. Elle y fit des progrès si rapides, qu'ayant obtenu la liberté de se livrer entiérement à son goût, elle se mit en peu de tems en état de vaincre les difficultés des Auteurs Latins, reconnus pour les plus difficiles. Sa Tante, qui avoit reçu l'éducation d'une fille de condition, savoit la musique parfaitement & dansoit de même; la difficulté de trouver des maîtres dans une campagne pour ces deux talents, la détermina à lui en donner, ainsi qu'à ses enfans, les principes: Julie étoit toujours supérieure en tout. En acquérant de l'âge, elle acquéroit des qualités & des manières qui charmoient toute la Noblesse des environs, qui abondoit assez dans cette maison; attendu que sa Tante y jouoit un fort beau rolle. Celui d'une jolie veuve de trente ans étoit assez intéressant pour attirer chez elle tout ce qu'il y avoit de plus distingué dans le Périgord. La Niéce qui grandissoit à vue d'œil, & dont la sensibilité précoce se manifestoit dans les yeux, attiroit beaucoup de jeunes militaires. Un entre autres trouva, après quelques soins marqués dans les yeux de Julie l'assurance du progrès, que ses attentions avoient fait dans son cœur; son rolle étoit d'ailleurs d'autant plus satisfaisant pour lui, que s'étant concilié toute la confiance de la Tante, il avoit plus d'occasions favorables pour parler de son amour à l'aimable Julie. Agé de trente-sept ou trente-huit ans, il avoit servi depuis l'âge de douze, & paroissoit posseder toutes les qualités d'un militaire, dont les passions ont été châtiées par les fonctions pénibles d'un long service: Julie enfin l'aimoit, & crut ne pouvoir rien réfuser à un homme charmant, qui mettoit tout en usage pour tout obtenir. Cette heureuse correspondance dura quel-que tems sans être soupçonnée. Mais hélas! il est des moments en amour où l'esprit & le cœur absorbés par la volupté, ne peuvent se livrer aux précautions que l'on doit à une amante, dont la réputation & l'honneur nous sont chers; Julie fut aussi surprise qu'affligée de l'embonpoint qui prénoit de plus en plus sur sa taille, & qui la corrompoit. Elle avertit son Amant de l'état affreux où leur mutuelle tendresse l'avoit reduite. On eut recours à tous les moyens de prescrire des bornes à cet embonpoint, qui auroit pu donner des soupçons à sa Tante; mais il vint un tems où cet artifice ne devoit plus produire aucun effet: le Chevalier de *** son amant, se détermina donc à l'enlever, & à l'envoyer à une terre qu'il avoit près de Poitiers. Un de ses domestiques le plus affidé fut chargé de cette commissionJulie devoit se trouver vers minuit à la porte du jardin; elle devoit par une lettre, qu'elle laisseroit sur sa table instruire sa Tante de son évasion, & lui faire croire que pénétrée des sentimens de tendresse dont elle l'avoit comblée, elle avoit cru devoir se soustraire furtivement aux transports de tendresse qu'elle lui auroit sûrement fait voir, lorsqu'elle lui auroit appris qu'elle étoit décidée à passer sa vie dans un Couvent; qu'elle n'avoit pas cru devoir la pressentir là-dessus, parce qu'elle présumoit qu'on auroit mis tout en usage pour la distraire de cette idée, qui l'occupoit depuis qu'elle avoit perdu son père & sa mère; qu'il n'y avoit qu'une personne à qui elle avoit communiqué son dessein sous la parole d'honneur; qu'elle ne déclareroit qu'au bout de deux ans le Couvent où elle s'étoit retirée. Ce parti fut accepté par Julie, le Chevalier lui donna tout l'argent qui pouvoit lui être nécessaire: elle se déroba pendant la nuit, n'emporta qu'une partie de son linge, & se jetta dans une chaise de poste qui l'attendoit à la porte du jardin, & que ce domestique affidé, nommé Saint-Jean, devoit conduire. Vous vous imaginez, Mesdames, tous les mouvemens que dut occasionner le lendemain une telle évasion. La Tante de Julie mit tous ses domestiques en campagne; le Chevalier lui-même, apprénant d'elle cette nouvelle dont il étoit l'auteur, sut si bien dissimuler, que l'on accepta l'offre qu'il fit de monter à cheval & de faire des recherches. Il eut l'attention de se charger du soin de prendre des informations dans la route qu'il savoit que sa Maîtresse devoit avoir prise. Par cette adresse, toutes les recherches que les domestiques pouvoient faire devenoient inutiles. Julie arriva à la terre du Chevalier. On avoit arrêté qu'on s'écriroit souvent, mais sous des noms empruntés. Tout fut exécuté avec tant d'intelligence, que sa Tante est morte, sans jamais avoir pu savoir ce qu'étoit devenue sa Niéce. Au bout de six semaines, le Chevalier se rendit aux instances de Julie, qui le pressoit vivement de se rendre auprès d'elle, attendu qu'elle touchoit au moment de mettre au jour le gage de leur tendresse. Il prépara la Tante de Julie à ce départ, prétextant que ses Fermiers ne le payoient point, & que sa présence étoit absolument nécessaire; il prit congé d'elle, & se rendit à sa terre, où Julie volant audevant de lui, fit voir par des transports les plus expressifs, combien elle étoit satisfaite de se revoir dans les bras de son cher amant. Peu de jours après, elle mit au jour ce fruit de la tendresse la plus vive de sa part, mais la moins sincére de la part du Chevalier; il le fit exposer à la porte d'un Couvent de Réligieuses à Poitiers. Cette aventure donna occasion aux discours les plus calomnieux & les plus humiliants que l'on tenoit sur le compte de ces Filles. L'Evêque fit des recherches, mais envain. Le Chevalier sut en tirer un perfide parti. Il attendoit la convalescence de Julie pour la livrer, se proposant d'arranger cette affaire avec l'Evêque, de façon que l'on ne découvrît point qu'il étoit l'auteur de cet événement, & qu'il pût à jamais se délivrer d'une amante qu'il n'aimoit plus. Il communica son dessein à SaintJean; celui-ci parut l'approuver: mais touché du sort de Julie, & plus encore pressé par une cupidité dont vous verrez bientôt les funestes suites, il l'avertit de ce qui se passoit contre-elle. Le Chevalier, pour que Julie ne s'apperçût point de son réfroidissement, & de ce qu'il projettoit, lui fit présent de quelques diamans & de quelques bijoux qu'il avoit hérité de sa mère: Julie, instruite de sa noirceur, & encore plus affligée du triste sort qu'avoit eu son enfant, prit de son côté le parti de dissimuler: elle avoit de fréquens entretiens avec Saint Jean, à qui elle se livroit de bonne foi d'après la déclaration qu'il lui avoit faite. Il l'instruisoit du motif des fréquens voyages que le Chevalier faisoit, sous différents prétextes, à Poitiers. Ils se concertoient ensemble sur les moyens & le tems qu'il falloit prendre pour se soustraire aux persecutions & à l'esclavage dont elle étoit ménacée. Dès que Saint-Jean vit Julie en possession des diamans & des bijoux, il lui conseilla de se tenir prête pour le lendemain à minuit, l'assurant qu'il se trouveroit à la porte d'un petit bosquet avec un cheval, qu'il la remettroit entre les mains d'un de ses amis, qui auroit le soin de la conduire dans un lieu de sûreté d'où elle pourroit se rendre au carrosse de Paris, l'exhortant sur-tout à emporter le peu d'argent qu'elle pouvoit avoir, & tous les bijoux. Elle consentit à tout ce qu'il lui recommanda, désespérée de n'avoir aucun autre parti à prendre. Le Chevalier, qui faisoit toujours de fausses confidences à Julie, qui auroit pu former des soupçons ou prendre quelque ombrage de ses fréquentes absences, partit ce même jour pour Poitiers; Saint-Jean fit sentir à Julie, combien il étoit important de profiter de ce tems. Elle se livra donc la nuit à l'ami de Saint-Jean qui la conduisit par diverses routes détournées. Mais vers les deux heures après minuit, quelle fut la surprise de cette jeune personne, lorsqu'elle vit son conducteur renversé d'un coup de fusil, & elle dépouillée de tout ce qu'elle pouvoit avoir; trop heureuse de ce que le voleur lui laissa la vie. Tombée de foiblesse & évanouie, elle reprit longtems après ses sens. Le jour commençoit à paroître. Elle se trouva dans un bois; errante & incertaine, elle ne savoit de quel côté porter ses pas, de peur de retomber dans les mains des voleurs, qui l'avoient déja dépouillée. Le bruit des voitures qu'elle entendit dirigea sa marche vers l'endroit d'où il venoit. Elle apperçut le carosse; elle le suivit de loin. Mais enfin, le Cocher s'appercevant que cette personne, qui avoit un air distingué, suivoit la voiture, descendit & s'aboucha avec elle: elle lui raconta toute son aventure, lui ouvrit entiérement son cœur; & par le don de dix louis d'or, qui avoient heureusement pour elle échappé à la cupidité du meurtrier de son conducteur, elle le détermina à se charger d'elle jusqu'à Paris, à lui donner dans cette Ville un asile assûré où elle pût être tranquille, jusques à ce que revenue à elle-même, & ne craignant plus les entreprises d'un amant perfide, elle se déterminât sur le parti qu'elle auroit à prendre. Le Cocher la fit monter dans le carrosse, il s'arrêta à Poitiers pour la couchée; dès que Julie fut entrée dans l'auberge, & qu'on lui eut donné une chambre, elle fit appeller le cocher, & lui fit la confidence de sa naissance, lui déclarant le nom de son père & de sa mère. Cet homme, à ces noms qu'il respectoit encore, se découvrit, & lui ayant demandé pardon de n'avoir peut-être pas eu pour la fille de son Maître tout le respect qu'il lui devoit, lui fit réprendre les dix louis-d'or, en l'assurant qu'il ne les garderoit pas; qu'il s'estimoit trop heureux de pouvoir reconnoître dans la fille, tous les services qu'il avoit reçus de son père & d'un si bon maître. Cet argent, Mademoiselle, lui dit-il, vous sera utile & nécessaire, pour vous procurer à Paris les choses dont vous pourrez avoir besoin: je vous prie de ne pas m'épargner dans tout ce que je pourrai vous être utile. Tranquillisezvous, je scaurai bien vous mettre à couvert du coquin qui a abusé de la jeunesse d'une Demoiselle qui appartient à de si honnêtes gens. Vous serez logée à Paris chez une de mes Tantes, jusqu'à ce que vous ayez vu le parti que vous aurez à prendre; tout le monde monde vous y obéira. La moindre consolation dans les plus grands malheurs redonne la vie à notre esprit accablé. Aussi Julie fit-elle le lendemain les délices de toutes les personnes qui étoient dans le carosse; jusques-là même qu'elle fit impression, sans le savoir, sur l'esprit d'un Réligieux qui retournoit à Paris. Cet homme ne fut pas celui qui lui causa le moins d'embarras & de chagrin. En effet, ce pieux Père ayant examiné en arrivant à Paris l'endroit où Julie alloit loger, lui faisoit souvent visite, & la détermina enfin à préférer pour sa demeure la maison d'une soi disant sa parente, qui logeoit près de son Couvent. C'étoit une de ses dévotes qui n'ont de la piété que l'extérieur propre à masquer une vie licentieuse & infâme; c'étoit enfin la sur-intendante des menus plaisirs du béni Père. Julie, qui ne cherchoit qu'à se mettre de plus en plus en sûreté, accepta la proposition. Elle se rendit chez ladite parente; on ne parloit que piété, mansuétude, béatitude, on eût dit enfin d'un paradis sur la terre. Julie étoit obligée d'aller tous les jours avec la prétendue dévote à la Messe du béni Père. Il ne manquoit pas un jour d'aller prendre avec ces ouailles du caffé à la sultane. Toutes les heures du jour étoient distribuées en exercices de piété. On n'y faisoit trêve que pendant le tems que le bon Directeur étoit présent. Vous sentez, Mesdames, que n'ayant rien moins en vue que la converfion de Julie, s'il parloit de l'amour de Dieu, ce n'étoit que pour préparer son cœur à recevoir l'avœu qu'il devoit lui faire du sien. La dévote ne cessoit de lui parler des vertus du Père R.... C'étoit un homme admirable, disoit-elle, qui avoit trouvé l'art de joindre deux choses que le préjugé nous faisoit regarder comme incompatibles, le plaisir & la sévérité chrétienne: tout le mal ma chere enfant, disoit-elle à Julie, consiste à lui donner des témoins: mais n'y a-t-il point de scandale? il n'y a plus de mal. En effet, est-il vrai-semblable, continuoit-elle, que Dieu ait voulu que nous mortifiions tous nos désirs, & sur-tout ceux qu'il a mis dans toute la nature afin qu'elle se perpétuât. Père R.... alla un jour, après avoir prévenu sa sur-intendante & réglé tout avec elle, demander à parler à Julie. La dévote lui annonça un homme vêtu superbement l'épée au côté. Julie à cette annonce frémit, croyant que c'étoit son perfide: mais quelle fut sa surprise lorsqu'elle réconnut le Père R..... en habit de cavalier, & faisant toutes les minauderies de nos petits maîtres les plus achevés: il crut pouvoir, sous cet habit, faire avec plus de sûreté l'aveu de sa flâme. Il la fit en effet. Julie, bien loin de s'en allarmer ou offenser, voyant qu'elle étoit sans secours, crut devoir dissimuler, elle lui donna a entendre que son cœur n'avoit point été la duppe de tous ses égards, & qu'il prénoit un vrai plaisir a en deviner le véritable motif; que puisqu'il avoit eu recours à ce déguisement pour mieux se concilier sa tendresse, elle lui tiendroit compte d'une telle attention. Qu'il falloit du moins attendre le moment heureux, où leurs deux cœurs, saisis du même transport, pussent se donner des preuves réciproques d'une tendresse également vive & sincère; qu'elle le croyoit trop délicat pour ne pas approuver cette conduite; qu'elle s'estimeroit la plus malheureuse des filles, si après avoir pris de l'attachement pour lui elle ouvroit le tombeau à son amour en se rendant trop précipitamment à ses transports. Pendant qu'elle jouoit ainsi le nouveau cavalier, elle lui passoit certaines libertés légéres & qui sont sans conséquence, & ne se réfusoit à ses empressemens que d'une manière foible pour lui laisser voir que ses discours étoient d'accord avec son cœur. Il n'étoit question pour elle que de gagner du tems; parce qu'elle s'étoit apperçue depuis quelques jours, qu'un homme à équipage se trouvoit exactement à la même Messe, & que ses regards lui rendoient un compte fidelle des progrès qu'elle faisoit dans son cœur. Le P. R.... enflâmé par l'espérance d'être bientôt heureux, étoit de plus en plus exact dans ses visites & attentif à ordonner que les désirs & les fantaisies de Julie ne trouvassent ni obstacle ni retardement. Julie de son côté, voyant qu'il étoit important pour elle de se dérober le plutôt possible aux désirs effrénés d'un tel personnage, resolut de faire par ses regards connoître à son inconnu, qu'elle étoit dans l'esclavage, & qu'il pouvoit tout entreprendre: le langage des yeux est bien assez expressif en amour; mais il est très-équivoque sur les moyens de le rendre heureux. Le Comte de P... qui étoit ce nouvel amant, prit le parti d'écrire une lettre à Julie pour savoir ses sentimens. Il n'étoit question que de la lui faire parvenir. Il n'étoit pas bien facile. Cependant la pieuse générosité d'une Quêteuse, animée par l'espoir de la récompense, ce chargea de remettre la lettre pendant le Messe. Cela fut exécuté avec toute l'adresse de la fausse piété, malgré la vigilance de l'argus, qui ne perdoit pas de vue Julie. Dès qu'elle fut de retour, elle lut une lettre qui lui annonçoit sa liberté & la vie la plus heureuse, pour peu qu'elle voulût le lendemain, qui étoit un Dimanche, se prêter aux circonstances: on lui dépeignoit le carrosse qui seroit le plus près de l'Eglise; on lui annonçoit que deux domestiques à livrée la prendroient dans la foule au sortir de la Messe, & qu'on la conduiroit dans une maison où tout étant à ses ordres, elle jugeroit de la violence de l'amour de celui qui lui offroit cette partie de sa fortune par les soins qu'il avoit pris, afin que tout y fût digne de la recevoir. Toutes les mésures furent si bien prises de part & d'autre, que Julie le lendemain, se trouvant dans la foule au sortir de la Messe, se laissa entraîner par ces deux domestiques qui la porterent, pour ainsi-dire, dans le carrosse, & la conduisirent à une petite maison, où l'amour du maître avoit épuisé toutes les ressources de l'art & du bon goût pour la rendre agréable. Elle ne fut pas plutôt arrivée qu'on la conduisit dans un appartement, où plusieurs domestiques vinrent la supplier d'agréer leurs services. Le Comte, un instant après, vola aux genoux de sa nouvelle maîtresse, & la supplia d'accepter cette maison comme l'essai du tribut qu'il vouloit rendre à sa beauté. Ces deux amans vêcurent long-tems en bonne intelligence: Julie partageoit son tems entre les plaisirs qu'elle prénoit avec son nouvel Amant, & la lecture des meilleurs Auteurs. Son cœur ne prénoit point d'empire sur son esprit; le premier se contentoit de sentir, & elle occupoit le dernier à acquérir des connoissances solides. Elle portoit cette passion jusques à se déguiser en homme, pour aller dans les Bibliothéques publiques, y puiser sans cesse de nouvelles connoissances. Sa situation étoit des plus heureuse si le Moine en question, qui avoit découvert sa demeure n'en eût troublé la douceur. Il y alla un jour, & comme elle lui avoit fait la confidence d'autant plus imprudente qu'elle étoit entière de sa naissance & de son aventure avec le Chevalier, il la ménaça de la faire arrêter, si elle ne quittoit tout de suite son nouveau domicile & ne le suivoit. Julie qui savoit de quoi sont capables de faux dévots offensés, interdite & tremblante ne scavoit quel parti prendre, lorsqu'heureusement pour elle on annonça le Comte: à cette annonce notre Dévot voulut se retirer; mais la femme de chambre l'empêcha de sortir malgré tous les efforts qu'il fit; il se débattoit encore avec elle, lorsque le Comte arriva: qui fut plus surpris que lui de voir un tel homme se colleter avec une femme de chambre, & sa charmante Maîtresse étendue sur un sophat, qui pouvoit à peine rappeller ses esprits? Il donna ordre qu'on fermât les portes. Julie, revenue à elle-même, après les secours que le Comte lui avoit fait donner, déclara, malgré elle, le motif de la visite, & des ménaces du Dévot personnage: aussitôt le Comte fit appeller tous ses domestiques; qu'on fasse, leur dit-il, un grand feu dans la cuisine, & qu'on y jette ce malheureux; les gens commençoient déja à se saisir de lui, mais il jugea à propos de se jetter à genoux, de demander pardon, & de promettre, que jamais il ne troubleroit Julie dans son bonheur: le Comte ne se contenta point d'une protestation de bouche, faite par la crainte; il exigea qu'on la fit par écrit, & qu'on ajoutât qu'on se déclaroit bien mal avisé, & bien indigne de la robe qu'on portoit en se livrant à des transports d'amour aussi ridicules que mal fondés. Cette déclaration signée on le chassa. Julie cependant eut la générosité d'obtenir du Comte sa parole d'honneur qu'il ne donneroit jamais communication de cette piéce, si celui qui l'avoit signée, étoit à l'avenir aussi sage qu'il promettoit de l'être. Cet inconvenient ne fit que donner plus de force à l'amour du Comte, & plus de reconnoissance à Julie. Il ne cessoit d'admirer la sagacité de son esprit, & la solidité de son jugement: & je vous assure, Mesdames, qu'il pouvoit à juste titre se porter juge dans cette partie. Ils vêcurent ainsi pendant quatre ou cinq ans, au bout desquels le Comte étant obligé de faire un mariage, fit à Julie tous les présens qu'un honnête homme riche doit faire à une Amante qu'il quitte à regret, pour se rendre à l'ordre de la société & au bien de l'Etat. Ils se voyent encore avec tous les sentimens d'estime qui résultent d'un amour bien fondé, & auquel on a été obligé de renoncer par des raisons de convenance. Julie libre, maîtresse d'elle-même, avec un revenu honnête, que le Comte avoit eu le soin de lui faire, se livra toute entiére aux Sciences; ce n'est pas cependant qu'elle ne reçût très-bonne compagnie chez elle, & beaucoup d'adorateurs minaudiers qui ne lui faisoient aucune impression. Sçavante sans pedantisme, gaye sans étourderie, elle avoit un badinage éclairé qui intéressoit tout le monde; elle acceptoit des parties de petit souper: vous dire comment elle s'y comportoit où quelles en étoient les suites, je n'ai pu apprendre rien de certain sur ce point. Elle avoit contracté une intime liaison avec Sylvie, femme charmante, qui à beaucoup de beauté, joint le merite de plusieurs talens. Elle a même la qualité d'être essentielle. Le Président de R... héritier d'un père qui avoit laissé des millions l'avoit vue, en étoit devenu éperdument amoureux, & lui rendit tous ses foins pendant tout le tems qu'il a vêcu. Sylvie faisoit les honneurs chez lui; elle remplissoit ce rolle à la satisfaction même des femmes les plus délicates. Le Président donna un jour une magnifique fête, & ayant rencontré la veille Ariste, qui est cet homme aimable que vous avez vu avec Julie, il le détermina à venir en profiter. Cet Ariste qui, après plusieurs instances accepta, est un homme de grande naissance, mais qui avoit été aussi insensible jusqu'à trente cinq ans aux attraits de l'amour, qu'il est riche & doué de qualités rares dans le siécle où nous sommes; bien-faisant sans ostentation, s'attachant plus aux bonnes qu'aux belles actions, exerçant avec discernement tous les devoirs de l'humanité, ne trouvant d'autre plaisir qu'à apprendre, & se croyant le plus ignorant de tous les hommes, il passoit sa vie à faire le bien, & à apprendre la véritable façon de le faire. Il se rendit à la maison de campagne du Président; nous n'en sommes pas bien éloignés. La partie dura pendant huit jours. Julie, que Sylvie avoit invitée s'y trouva; dès le premier jour elle goûta le caractère d'Ariste, le second elle le distingua de tous les autres cavaliers qui étoient en grand nombre: Ariste de son côté, qui avoit été enchanté de la figure intéressante de Julie, & encore plus touché de la justesse de son jugement, saisissoit toutes les occasions de l'entretenir. Le Président & Sylvie s'étoient apperçus déja des rapports qui se formoient entre ces deux personnes: ils dirent le troisiéme jour à Julie, qu'ils espéroient que la semaine ne se passeroit point sans que ses yeux eussent opéré une conversion à laquelle ils s'interessoient. Julie qui détestoit les affectations de vertu déplacées, répondit, qu'elle ne voudroit tenir de la Divinité que cette puissance, & que si ses yeux l'avoient, elle ne cesseroit de leur savoir gré du service qu'ils auroient rendu à son cœur. Le Président & Sylvie se mirent en tête de conduire à bonne fin cette entreprise: Ariste sentoit des mouvemens qui lui étoient inconnus; Julie s'appercevoit avec plaisir qu'elle en étoit l'auteur: une femme un peu éclairée, connoît toutes les nuances du sentiment qu'elle inspire: persuadée des progrès qu'elle faisoit dans le cœur d'Ariste, elle alloit, mais avec prudence, au-devant de sa timidité naturelle; & comme personne n'étoit plus en état qu'elle de manier de la façon la plus éclairée le sentiment de l'amour, elle soulageoit Ariste, qui, retenu par une fausse crainte, se contentoit de sentir, sans déclarer ce qu'il sentoit. Le sixiéme jour, Ariste & Sylvie dirent à la compagnie, que les Dames regaloient ce jour-là chacune dans son appartement; que par conséquent il n'y auroit point de grande table. Julie saisit soudain l'instant d'inviter Ariste à venir manger la soupe chez elle. Vous vous imaginez bien qu'elle ne fut point refusée; chaque Dame invita qui elle voulut, de sorte que ce jour-là tout le monde étoit à soi, ou pour mieux dire à ce qu'il désiroit. Il est inutile de vous peindre ici tout l'embarras d'Ariste; qui en étoit encore aux éléments. Auprès de l'appartement de Julie, étoit une pièce qu'on appelloit la chambre de volupté: Tous les ornements étoient autant d'emblêmes de ces tendres rapports que la nature a mis dans notre cœur pour se perpetuer. Julie s'étoit préparée à combattre & à remporter la victoire; elle étoit sûre d'être aimée; il ne lui restoit qu'à assurer son triomphe par sa propre défaite. On se mit à table, tout inspiroit la volupté: un deshabillé élégant & artistement arrangé laissoit voir la naissance d'un embonpoint qui enflamoit les regards. Le repas fut égayé par mille petites choses tendres, qui n'ont de mérite que lorsqu'elles sont placées à propos par des personnes qui v ont le principal intérêt; le repas fut court, l'amour jeûnoit, & l'on sçait combien il est impatient: on se leva de table, & Julie conversant avec Ariste, le conduisit dans la pièce, qui mériteroit une description particulière; elle apperçut l'effet qu'elle fit sur Ariste; elle lui demanda s'il connoissoit bien le principe de l'état où il se trouvoit; il lui répondit, que c'étoit un sentiment qui lui avoit été toujours inconnu; mais qu'il sentoit bien qu'il n'étoit reservé qu'à Julie de lui faire connoître le véritable usage du cœur. Il se jetta à ses genoux & accabla ses mains de baisers brûlants qui porterent le feu dans le cœur de Julie; elle se laissa tomber sur un canapé, qui devint le trône de l'amour & la source de la vertu qu'on admire aujourd'hui dans cette femme; abandonnée aux tendresses d'Ariste elle ne peut s'opposer à son bonheur qu'elle désiroit autant que lui-même. Nos deux Amants se seroient oubliés dans ce lieu, si l'on n'étoit venu les avertir que tout le monde se rassembloit pour une comédie qu'on alloit jouer: ils firent tout ce qu'ils purent pour se remettre: mais envain, le Président & Sylvie devinerent leur bonheur. Le huitiéme & dernier jour de cette partie, fut terminé par un splendide répas, dans lequel le Président fit briller sa magnificence. Il fit servir au dessert un bijou de grand prix à chaque convive: auroiton du s'attendre à la catastrophe dont je vais vous faire part avant de nous mettre à table: Comme l'on desservoit, & que chacun se préparoit à monter en carrosse pour se retirer; un domestique vint avertir le Président, qu'il y avoit à la porte un Exempt qui vouloit lui parler. Il sortit: Sylvie, qui avoit apperçu quelque altération sur le visage du Président, pendant que le domestique lui parloit, le suivit, & entendit prononcer le nom de Julie: elle s'approcha, & apprit de cet homme, qu'il avoit ordre de l'emmener à l'Hôtel-de-Ville, pour la mettre vis-à-vis un malheureux qui alloit subir le châtiment du à ses crimes. On fit appeller Julie, qui descendit; dès qu'on lui eut annoncé la mission de l'Exempt, elle se décida à partir avec cette fermeté qui est toujours inséparable de l'innocence. Je ne scache point, ditelle, avoir quelque rapport avec des scélérats. Le Président, pénétré de sa fermeté, fit avertir toute la compagnie de ce qui se passoit. On fut très-surpris d'un tel incident; Ariste fut celui qui avoit le plus de raison de l'être. Julie se tournant vers lui, lui dit: je vois bien, Monsieur, que cette aventure, qui ne m'allarme point vous refroidit. Mais dans peu de tems vous me rendrez justice. Toute la compagnie voulut conduire Julie. L'Eempt, voyant que le Président s'en chargeoit, se retira & prit le devant, pour que cette Compagnie fût reçue comme elle méritoit de l'être. Le LieutenantCriminel, surpris de voir arriver le Président avec Julie, à qui il donnoit la main, & suivi de quatorze ou quinze personnes, alla au-devant de lui. On présenta Julie au Coupable, qui lui demanda si elle ne le reconnoissoit pas: je ne vous remets pas bien, répondit Julie; quoi, ajoûta le malheureux, vous ne reconnoissez point Saint-Jean? C'est vous dit-elle; eh bien! Helas Mademoiselle, répondit-il, c'est moi qui ai tué cet ami qui vous conduisoit, & c'est moi qui vous ai volée; c'est ainsi que de crime en crime, je suis parvenu à cet état dans lequel vous me voyez; j'ai voulu avant de mourir vous demander pardon, & vous souhaiter autant de bonheur que je vous ai causé de chagrin. Ce malheureux n'ayant rien plus à dire, le Lieutenant Criminel reconduisit cette brillante compagnie. Tout le monde se retira après avoir bien disserté sur cette aventure. Ariste promit à Julie, de ne jamais faire usage de son cœur, qu'en faveur de celle qui lui avoit fait connoître la vraie felicité à laquelle il est destiné, & il lui a tenu parole jusqu'à présent, qu'il court même un bruit qu'ils ont allumé le flambeau de l'hymen au flambeau de l'amour. Cette personne, dit Madame Donval, devient encore plus intéressante: toute remplie de l'idée de succès qu'auroit son entreprise, elle crut devoir laisser encore à Dorine & à Clidamon le plaisir d'être quelques instans tête à tête. Clidamon, qui ne se méfioit de rien, saisit l'occasion qui sembloit s'offrir à lui par pur hazard, pour donner le bras à Dorine, & tirer d'elle la raison du trouble qu'il remarquoit sur son visage. Cette tendre amante ne lui dissimula pas le déplaisir qu'elle avoit ressenti à la vue du Marquis d'Ambussieres: elle lui fit part de ses craintes & des pressentimens dont son cœur étoit agité, en le conjurant de bien prendre garde à lui. Qu'elle n'auguroit rien de bon de la présence de ce furieux qui, jaloux de la correspondance de leurs sentimens, ne cherchoit sans doute qu'à les traverser. Il est votre rival, lui dit-elle: il a eu la témérité, peu après la tenue des Etats, de m'instruire de ses feux. Entier comme il est, il n'y a pas à présumer que mes rigueurs l'aient fait changer de sentimens. Que scai-je jusqu'à quelles extrêmités son dépit le pourroit porter; enfin étudiez toutes ses actions, ne vous en laissez point imposer par le faux calme qui regne sur son visage. Pendant votre absence, il faisoit mille amitiés à votre cousine; mais ses regards me prouvoient assez que son cœur n'étoit pas encore remis de son ancien foible. A ces mots l'on rejoignit la caléche, toute la compagnie, au nombre de neuf personnes y prit place, & l'on arriva bien-tôt au lieu, où l'amant de Dorine lui avoit fait préparer une fête, qui par sa somptuosité, sa délicatesse & sa profusion, pouvoit caractériser l'amour sans bornes dont il brûloit pour elle. C'étoit un de ces endroits toujours choisis par les couples amoureux. Le couvert étoit dressé dans un bosquet au fond d'un jardin, défendu par une haye impénétrable à la vue. Tout y respiroit la gayeté & l'amour. Tout sembloit favoriser l'empressement de Clidamon. Le calme qui regnoit dans cette aimable assemblée, fit bien-tôt oublier à Dorine ses allarmes. Son visage sembloit en être paré de nouvelles graces. L'Abbé d'Herbeval applaudissoit en secret au choix de Clidamon. Le Marquis d'Ambussieres ne sembloit penser qu'à faire sa cour à la jeune cousine de Clidamon. Kerville usoit du même privilège envers la sœur de l'Abbé d'Herbeval. Solinville s'entretenoit avec Madame Donval, qui de son côté paroissoit prendre tout le plaisir possible à cette fête; elle saisissoit toutes les occasions qui se présentoient d'en faire compliment à Clidamon, pour lui prouver combien elle étoit flattée en son particulier de son goût, & de l'ordre qu'il avoit sçu mettre en toutes choses. Le Chevalier du Thieul étoit le seul qui ne sembloit prendre aucune part à la fête; il étoit comme concentré en lui-même. L'Abbé d'Herbeval, qui ne s'étudioit qu'à divertir la compagnie, s'amusa plusieurs fois à l'entreprendre; mais c'étoit inutilement, il avoit l'esprit & le cœur trop occupés pour se rendre à son enjouement ordinaire. Il ne s'apercevoit que trop de la satisfaction de nos amans: Sa jalousie commençoit à le tyranniser. Quant à Dorine, elle sentoit bien qu'elle seule étoit l'objet de cette élegante fête. Les yeux de son amant cherchoient à lire dans les siens son contentement & sa satisfaction, qui seule pouvoit faire son bonheur. Dorine ne lui cachoit ni sa tendresse ni sa reconnoissance. Il la méritoit à tant d'égards, qu'elle eût été bien injuste de la lui refuser. Elle n'étoit pas de ces coquettes qui s'étudiant à mériter nos louanges & nos applaudissemens, adoptent tout en général & rien en particulier. Ces sortes de femmes se plaisent à avoir bon nombre d'adorateurs: mais s'en trouve-t-il quelqu'uns de plus avancés? non sans doute; elles s'aiment & se cherissent trop elles-mêmes, pour accorder jamais la moindre faveur. Clidamon, il n'en est pas ainsi de Dorine. Si vous l'aimez, si votre tendresse est extrême, au moins quel n'est pas votre bonheur! vous êtes payé du plus juste & du plus parfait retour. Votre amante, sensible à vos soins, vous juge digne de son cœur, vous en êtes le maître. Mais peut-il être un bonheur parfait. Pendant que nos convives ne cherchoient qu'à se divertir, & que chacun d'eux faisoit honneur aux différens mets, il se formoit un orage tout prêt à gronder sur la tête de nos amans. Le Marquis d'Ambussieres attendoit avec impatience que Madame Donval jouât le reste de son rôle. Il avoit suivi tout le plan qu'elle lui avoit formé. Ses relais étoient partis: la porte de son jardin ne devoit pas se fermer de la nuit: son Valet de Chambre, muni d'une paire de pistolets, devoit se tenir entre une & deux heures du matin, caché à quarante pas du lieu ou ils étoient à souper: il étoit seul de la confidence, & le Marquis espéroit tout de sa bravoure & de sa prudence. Sa proye ne lui devoit donc point échapper. Enfin l'heure vint, Madame Donval comprit à ses différens signes, qu'il falloit presser les instans. Dans cette vûe, feignant de se sentir indisposée, elle dit deux mots à l'oreille de Dorine, & toutes deux se levent de table. Un chacun s'empresse de leur donner la main; mais ce n'eût pas été le compte de notre Artificieuse. Elle supplie ces trop obligens Ecuyers de ne pas prendre cette peine. Qu'elle seroit au désespoir de déranger la compagnie; que ce n'étoit qu'un léger éblouissement, causé sans doute par la chaleur: qu'un instant de promenade la rendroit bien-tôt à elle: que puisque Dorine vouloit bien avoir la complaisance de l'accompagner, ce lui en étoit assez, & qu'elle en seroit plus libre. Elles sortirent ensemble du jardin, & sous le prétexte de voir où pouvoient être leurs équipages, Madame Donval avança un peu hors de la maison. Que vous en semble, dit elle à Dorine, en haussant un peu la voix; profitons un instant de la promenade. Faisons quelques tours ici proche, nous en rentrerons plus fraiches & plus en état de tenir tête à nos Messieurs. Dorine, qui dans cet instant se croyoit dans la plus grande sûreté, ne devant pas s'imaginer que Madame Donval fût capable de donner elle-même les mains à quelque procédé contraire à sa mission, donna tête baissée dans le piége. Aussitôt le Valet de Chambre du Marquis d'Ambussieres sort de son embuscade, & vient saisir Dorine par derrière, en lui enveloppant la tête d'une écharpe, afin de l'empêcher de faire entendre le moindre cri; il la souleve & la met sur son cheval où il monte avec elle, & picque droit à la porte du jardin du Marquis: il la ferme sur lui, & porte son fardeau dans une chambre au rez de chaussée, où il avoit laissé quelques bougies: là dénouant le fatal bandeau qui étouffoit presque Dorine; il la voit pâle presque sans vie, & respirant à peine. Il l'étend sur une duchesse, & court lui chercher quelque liqueur capable de la tirer de l'évanouissement où la frayeur l'a fait tomber. Tout alloit bien jusques-là. La chaise de poste étoit toute prête, & tout étoit en état pour la fuite. Cet évanouissement seul lui faisoit différer son départ. D'un autre côté, lorsque Madame Donval crut le ravisseur de la Marquise assez loin pour être absolument à l'abri de toutes poursuites, elle se rapproche à pas lents de la maison, & jettant des cris perçans, elle appelle tout le monde à son secours. A ce bruit, chacun sort de la maison & vole à son secours. Clidamon & le Marquis d'Ambussieres, du Thieul paroissent les plus ardens. L'artificieuse Donval leur fait part de ce qui lui vient d'arriver; & pour percer encore plus le cœur de Clidamon, elle compose une histoire qui semble rendre le mal irréparable. Que puis-je devenir, infortunée que je suis, s'écrioit-elle, Dorine est ravie entre mes bras, que pourrai-je répondre à son père, lorsqu'il viendra à me demander un si précieux dépôt. Se contentera-t-il de ma douleur, à quoi me servira de lui dire, que six hommes bien montés sont venus fondre sur nous, & nous saisissant à l'improviste m'ont arraché Dorine, & l'ont jettée dans une chaise de poste, qui est aussitôt partie comme un éclair. Ah! Messieurs, je vous en conjure, vengez-moi, courez, il est peut-être encore temps. Un tel début auroit pu décourager un amant moins courageux. Clidamon écumant de rage & de fureur, n'écoute que son désespoir, il veut prendre des chevaux de la volée de sa caleche pour faire toute diligence, & rejoindre, s'il se peut ces cruels ravisseurs. L'Abbé d'Herbeval & Kerville suffisent à peine pour le retenir. Cependant ils l'entraînent de force dans un coin reculé. Ne prenez pas ainsi le change, ami, lui dit l'Abbé d'Herbeval, ou je suis mauvais physionomiste ou l'on vous trompe. La douleur de Madame Donval est feinte, ses clameurs ne me seduisent pas. Elle a part à l'enlevement. Le Marquis d'Ambussieres se décéle à lui-même, il seroit bien plus hors de lui, s'il n'étoit au fait de cette avanture. Laissons Madame Donval en imposer aux autres; marchons à la poursuite de Dorine; mais en suivant une toute autre route que celle qu'on nous indique: hâtons le pas, prévénons d'Ambussieres, allons nous mettre en embuscade près de sa maison. Si comme je l'augure, c'est lui, qui d'accord avec Madame Donval fait jouer toute cette manœuvre, il rabattra bientôt vers la petite porte de son jardin, & alors il faut ou y entrer avec lui, ou le priver de la vie. Clidamon adopta cet avis: sa jalousie lui assuroit la vérité des soupçons, qu'on faisoit naître dans son esprit. Il voulut se charger seul du péril de cette rencontre; il remercia Kerville des offres qu'il lui faisoit d'être son second, & le pria de s'avancer plutôt dans le bois, pour voir s'il ne pourroit découvrir quel-que indice des ravisseurs. L'Abbé d'Herbeval ne lui put refuser de retourner vers les Dames pour les tirer d'inquiétude, & s'assurer de Madame Donval, & l'empêcher, s'il étoit possible de s'échapper. Elle continuoit ses plaintes; & tournant cet accident contre Clidamon, elle cherchoit à persuader, que c'étoit lui qui avoit aposté ces ravisseurs. Que visant depuis longtems à la main de Dorine, & désespérant de l'obtenir, il n'avoit sans doute proposé cette fête que pour s'assûrer de son amante. Elle eût bientôt persuadé cette fausseté, si l'Abbé d'Herbeval n'étoit arrivé assez à temps pour détruire ses raisons. Il les combattit de tout son pouvoir; & osa même la rendre elle-même complice de cet enlevement, dont elle accusoit son ami. Madame Donval, outrée de cette imputation l'accabloit d'outrages & d'injures, lorsqu'un bruit se fit entendre, qui renouvella l'allarme où l'on étoit. Toute la maison étoit en rumeur: du Thieul venoit y demander du secours pour Clidamon. Le pronostic de l'Abbé d'Herbeval étoit juste. Clidamon s'étoit à peine caché derrière des broussailles qu'il apperçut le Marquis. Il marche droit à lui. Traitre, je te reconnois, lui dit-il, tu ne m'échapperas pas, défends toi. Ce n'est qu'en t'ôtant la vie, que je puis venger l'outrage que tu viens de me faire en la personne de Dorine. Dambussieres surpris de cet assaut inopiné, se mit en défense, & fondit sur son adversaire. Le combat fut longtemps égal, mais enfin Clidamon fut assez heureux pour percer le Marquis, qui à peine put laisser échapper ces mots d'une voix mourante: hélas! ma chere Dorine, je te perds pour toujours. Lagarde, après avoir donné du secours à Dorine, & l'avoir un peu consolée, en lui faisant accroire qu'il étoit à Clidamon, qui alloit bientôt paroître, étoit sorti dans le jardin pour voir qui pouvoit si longtemps retenir son Maître. Il étoit à cent pas de la petite porte, lorsqu'il entendit le cliquetis des épées; prévoyant tout d'un coup ce que ce pouvoit être, il accourt pour débarrasser son Maître, & tout en arrivant il le voit tomber par terre. Clidamon voyant la porte s'entrouvrir, veut fondre & entrer dans la maison, sûr qu'il est d'y rencontrer Dorine. Mais Lagarde le prévient, & lui lache son pistolet qui le renverse à ses pieds. A ce coup, du Thieul qui s'avançoit de ce côté, accourt & veut relever son ami. Clidamon le prie de voir plutôt à délivrer Dorine, l'assurant qu'elle est dans la maison du Marquis, qui vient de lui payer cher son audace. Du Thieul, qui d'ailleurs n'auroit pas eu la force de le transporter lui seul, est obligé de se rendre à ses instances, & accourt avertir ses domestiques du lieu où leur Maître étoit étendu; ils avoient entendu le coup, & venoient déja au-devant. Du Thieul prit un cheval, faisant toute diligence, & alla se poster sur le grand chemin, à la descente d'Auteuil, il y rencontra Kerville, qui y étoit en embuscade, posté pour le même sujet; ils virent bientôt s'approcher une chaise de poste, sur laquelle ils fondirent, sans bien savoir d'abord à qui elle pouvoit être. Celui qui la conduisoit, surpris de cette attaque inopinée ne put se servir de ses armes. C'étoit Lagarde lui-même, qui sans perdre de temps, avoit forcé Dorine à se mettre dans la chaise, & à se laisser conduire à une petite lieue, où il la flattoit du plaisir de retrouver Clidamon. Du Thieul se saisit de ce coquin qui cherchoit à s'échapper, & Kerville ramena Dorine au lieu même d'où on l'avoit enlevée. A cette vue Madame Donval, soit de honte, soit de désespoir tomba évanouie; Dorine n'étoit guéres dans un meilleur état: elle ne savoit encore à qui elle étoit redevable de sa délivrance, & à qui elle devoit imputer son enlevement. L'Abbé d'Herbeval l'instruisit sur tous ces points; mais en lui taisant l'accident de Clidamon. Elle demandoit à le voir, mais il lui repondit qu'il n'étoit pas encore de retour; qu'il étoit à la chercher, & que dans peu on en sauroit des nouvelles. Ce ne fut que le lendemain qu'on lui apprit son combat, & la mort du Marquis d'Ambussieres. La blessure de Clidamon n'étoit pas sort dangereuse, la balle n'avoit fait que lui entamer la cuisse: dès que sa cousine en eut reçu l'assurance, toutes remonterent en équipage, & l'on ramena Dorine chez elle. Pour Madame Donval & l'infame Lagarde, on les avoit enfermés separement, & bientôt on les conduisit à Paris sous bonne garde où l'on en fit bonne & briéve justice. Telle fut la fin tragique de cette journée qui eût été trop heureuse sans les fâcheux incidens qui la terminèrent. FIN. (*) Ce sont les plus belles promenades de Montpellier. (*) Démosthene avoit un défaut essentiel dans la voix; personne n'ignore qu'il scut le faire disparoître. De nos jours, & sur un de nos théatres, Riccoboni, que nous regrettons encore, n'avoit-il pas fait évanouir le sien? (*)Monsieur Fréron, dans sa cinquiéme Lettre sur quelques Ecrits de ce temps. (*) Monsieur de Saint-Evremond. (*) M. de Boissi, dans sa jolie Comédie de la Frivolité.