Vathek, Conte arabe. Vathek, neuvième calife de la race des Abbassides, était fils de Motassem, et petit-fils d'Haroum Al-Rachid. Il monta sur le trône à la fleur de son âge. Les grandes qualités qu'il possédait déjà faisaient espérer à ses peuples que son règne serait long et heureux. Sa figure était agréable et majestueuse; mais, quand il était en colère, un de ses yeux devenait si terrible qu'on n'en pouvait pas soutenir les regards: le malheureux sur lequel il le fixait tombait à la renverse, et quelquefois même expirait à l'instant. Aussi, dans la crainte de dépeupler ses états, et de faire un désert de son palais, ce prince ne se mettait en colère que très rarement. Il était fort adonné aux femmes et aux plaisirs de la table. Sa générosité était sans bornes, et ses débauches sans retenues. Il ne croyait pas, comme Omar Ben Abdalaziz, qu'il fallût se faire un enfer de ce monde, pour avoir le paradis dans l'autre. Il surpassa en magnificence tous ses prédécesseurs. Le palais d'Alkorremi, bâti par son père Motassem sur la colline des chevaux pies, et qui commandait toute la ville de Samarah, ne lui parut pas assez vaste. Il y ajouta cinq ailes, ou plutôt cinq autres palais, et il destina chacun à la satisfaction d'un des sens. Dans le premier de ces palais, les tables étaient toujours couvertes de mets les plus exquis. On les renouvelait nuit et jour, à mesure qu'ils se refroidissaient. Les vins les plus délicats et les meilleures liqueurs coulaient à grands flots de cent fontaines qui ne tarissaient jamais. Ce palais s'appelait le festin éternel ou l'insatiable . On nommait le second palais le temple de la mélodie ou le nectar de l'âme . Il était habité par les premiers musiciens et poètes de ce temps. Après qu'ils avaient exercé leurs talents dans ce lieu, ils se dispersaient par bandes et faisaient retentir tous ceux d'alentour de leurs chants. Le palais nommé délices des yeux , ou le support de la mémoire , était un enchantement continuel. Des raretés, rassemblées de tous les coins du monde, s'y trouvaient en profusion et dans le bel ordre. On y voyait une galerie de tableaux du célèbre Mani, et des statues qui paraissaient animées. Là, une perspective bien ménagée charmait la vue; ici, la magie de l'optique la trompait agréablement; autre part, on trouvait tous les trésors de la nature. En un mot, Vathek, le plus curieux des hommes, n'avait rien omis dans ce palais de ce qui pouvait contenter la curiosité de ceux qui le visitaient. Le palais des parfums , qu'on appelait aussi l'aiguillon de la volupté , était divisé en plusieurs salles. Des flambeaux et des lampes aromatiques y étaient allumés, même en plein jour.Pour dissiper l'agréable ivresse que donnait ce lieu, on descendait dans un vaste jardin, où l'assemblage de toutes les fleurs faisait respirer un air suave et restaurant. Dans le cinquième palais, nommé le réduit de la joie ou le dangereux , se trouvaient plusieurs troupes de jeunes filles. Elles étaient belles et prévenantes comme les houris, et jamais elle ne se lassaient de bien recevoir ceux que le calife voulait admettre en leur compagnie. Malgré toutes les voluptés où Vathek se plongeait, ce prince n'en était pas moins aimé de ses peuples. On croyait qu'un souverain qui se livre au plaisir est pour le moins aussi propre à gouverner que celui qui s'en déclare l'ennemi. Mais son caractère ardent et inquiet ne lui permit pas d'en rester là. Du vivant de son père il avait tant étudié pour se désennuyer qu'il savait beaucoup; il voulut enfin tout savoir, même les sciences qui n'existent pas. Il aimait à disputer avec les savants; mais il ne fallait pas qu'ils poussassent trop loin la contradiction. Aux uns il fermait la bouche par des présents; ceux dont l'opiniâtreté résistait à sa libéralité étaient envoyés en prison pour calmer leur sang: remède qui souvent réussissait. Vathek voulut aussi se mêler des querelles théologiques, et ce ne fut pas pour le parti généralement regardé comme orthodoxe qu'il se déclara. Il mit par là tous les dévots contre lui: alors il les persécuta; car à quelque prix que ce fût, il voulait toujours avoir raison. Le grand prophète Mahomet, dont les califes sont les vicaires, était indigné dans le septième ciel de la conduite irréligieuse d'un de ses successeurs. Laissons-le faire, disait-il aux génies qui sont toujours prêts à recevoir ses ordres: voyons où ira sa folie et son impiété; s'il en fait trop, nous saurons bien le châtier. Aidez-lui à bâtir cette tour, qu'à l'imitation de Nimrod il a commencé d'élever; non comme ce grand guerrier pour se sauver d'un nouveau déluge, mais par l'insolente curiosité de pénétrer dans les secrets du ciel. Il a beau faire, il ne devinera jamais le sort qui l'attend! Les génies obéirent; et, quand les ouvriers élevaient durant le jour la tour d'une coudée, ils y en ajoutaient deux pendant la nuit. La rapidité avec laquelle cet édifice fut construit flatta la vanité de Vathek. Il pensait que même la matière insensible se prêtait à ses desseins. Ce prince ne considérait pas, malgré toute sa science, que les succès de l'insensé et du méchant sont les premières verges dont ils sont frappés. Son orgueil parvint à son comble lorsqu'ayant monté, pour la première fois, les quinze cents degrés de sa tour, il regarda en bas. Les hommes lui paraissaient des fourmis, les montagnes des coquilles, et les villes des ruches d'abeilles. L'idée que cette élévation lui donna de sa propre grandeur acheva de lui tourner la tête. Il allait s'adorer lui-même, lorsqu'en levant les yeux il s'aperçut que les astres étaient aussi éloignés de lui qu'au niveau de la terre. Il se consola cependant du sentiment involontaire de sa petitesse, par l'idée de paraître grand aux yeux des autres; d'ailleurs il se flatta que les lumières de son esprit surpasseraient la portée de ses yeux, et qu'il ferait rendre compte aux étoiles des arrêts de sa destinée. Pour cet effet, il passait la plupart des nuits sur le sommet de sa tour, et, se croyant initié dans les mystères astrologiques, il s'imagina que les planètes lui annonçaient de merveilleuses aventures. Un homme extraordinaire devait venir d'un pays dont on n'avait jamais entendu parler, et en être le héraut. Alors, il redoubla d'attention pour les étrangers, et fit publier à son de trompe dans les rues de Samarah qu'aucun de ses sujets n'eût à retenir ni à loger les voyageurs, il voulait qu'on les amenât tous dans son palais. Quelque temps après cette proclamation, parut un homme dont la figure était si effroyable, que les gardes qui s'en emparèrent furent obligés de fermer les yeux en le conduisant au palais. Le calife lui-même parut étonné à son horrible aspect; mais la joie succéda bientôt à cet effroi involontaire. L'inconnu étala devant le prince des raretés telles qu'il n'en avait jamais vu, et dont il n'avait pas même conçu la possibilité. Rien, en effet, n'était plus extraordinaire que les marchandises de l'étranger. La plupart de ses bijoux étaient aussi bien travaillés que magnifiques. Ils avaient, outre cela, une vertu particulière, décrite sur un rouleau de parchemin attaché à chaque pièce. On voyait des pantoufles qui aidaient aux pieds à marcher; des couteaux qui coupaient sans le mouvement de la main; des sabres qui portaient le coup au moindre geste: le tout était enrichi de pierres précieuses que personne ne connaissait. Parmi toutes ces curiosités se trouvaient des sabres, dont les lames jetaient un feu éblouissant. Le calife voulut les avoir, et se promettait de déchiffrer à loisir des caractères inconnus qu'on y avait gravés. Sans demander au marchand quel en était le prix, il fit apporter devant lui tout l'or monnayé du trésor, et lui dit de prendre ce qu'il voudrait. Celui-ci prit peu de chose, et en gardant un profond silence. Vathek ne douta point que le silence de l'inconnu ne fût causé par le respect que lui inspirait sa présence. Il le fit avancer avec bonté, et lui demanda d'un air affable qui il était, d'où il venait, et où il avait acquis de si belles choses? L'homme, ou plutôt le monstre, au lieu de répondre à ces questions, frotta trois fois son front plus noir que l'ébène, frappa quatre fois sur son ventre dont la circonférence était énorme, ouvrit de gros yeux qui paraissaient deux charbons ardents, et se mit à rire avec un bruit affreux en montrant de larges dents couleur d'ambre rayée de vert. Le calife, un peu ému, répéta sa demande; mais il ne reçut pas d'autre réponse.Alors, ce prince commença à s'impatienter et s'écria: sais-tu bien, malheureux, qui je suis? Et penses-tu de qui tu te joues? Et s'adressant à ses gardes, il leur demanda s'ils l'avaient entendu parler? Ils répondirent qu'il avait parlé, mais ce qu'il avait dit n'était pas grand'chose. Qu'il parle donc encore, reprit Vathek, qu'il parle comme il pourra, et qu'il me dise qui il est, d'où il vient, et d'où il a apporté les étranges curiosités qu'il m'a offertes? Je jure par l'âne de Balaam que, s'il se tait davantage, je le ferai repentir de son obstination. En disant ces mots, le calife ne put s'empêcher de lancer sur l'inconnu un de ses regards dangereux: celui-ci n'en perdit pas seulement contenance: l'oeil terrible et meurtrier ne fit aucun effet sur lui. On ne saurait exprimer l'étonnement des courtisans, quand ils s'aperçurent que l'incivil marchand soutenait une telle épreuve. Ils s'étaient jetés la face contre terre, et y seraient restés, si le calife ne leur eût dit d'un ton furieux: levez-vous, poltrons, et saisissez ce misérable! Qu'il soit traîné en prison et gardé à vue par mes meilleurs soldats! Il peut emporter avec lui l'argent que je viens de lui donner; qu'il le garde, mais qu'il parle. À ces mots, on tomba de tous côtés sur l'étranger; on le garrotta de fortes chaînes, et on le conduisit dans la prison de la grande tour. Sept enceintes de barreaux de fer, garnis de pointes aussi longues et aussi acérées que des broches, l'environnaient de tous côtés. Le calife demeura cependant dans la plus violente agitation. Il ne parlait point; à peine voulut-il se mettre à table, et il ne mangea que de trente-deux plats sur les trois cents qu'on lui servait tous les jours. Cette diète, à laquelle il n'était pas accoutumé, l'aurait seule empêché de dormir. Quel effet ne dût-elle pas avoir, étant jointe à l'inquiétude qui le possédait! Aussi, dès qu'il fut jour, il courut à la prison pour faire de nouveaux efforts auprès de l'opiniâtre inconnu. Mais sa rage ne saurait se décrire quand il vit qu'il n'y était plus, que les grilles de fer étaient brisées, et les gardes sans vie. Le plus étrange délire s'empara de lui. Il se mit à donner de grands coups de pied aux cadavres qui l'entouraient, et continua tout le jour à les frapper de la même manière. Ses courtisans et ses visirs firent tout ce qu'ils purent pour le calmer; mais voyant qu'ils n'en pouvaient pas venir à bout, ils s'écrièrent tous ensemble: le calife est devenu fou! Le calife est devenu fou! Ce cri fut bientôt répété dans toutes les rues de Samarah. Il parvint enfin aux oreilles de la princesse Carathis, mère de Vathek. Elle accourut toute alarmée, pour essayer le pouvoir qu'elle avait sur l'esprit de son fils. Ses pleurs et ses embrassements réussirent à fixer le calife dans une même place; et cédant bientôt à ses instances, il se laissa ramener dans son palais. Carathis n'eut garde d'abandonner son fils à lui-même. Après qu'elle l'eût fait mettre au lit, elle s'assit auprès et tâcha par ses discours de le consoler et de le tranquilliser.Personne ne pouvait mieux y parvenir. Vathek l'aimait et la respectait, comme une mère, mais encore comme une femme douée d'un génie supérieur. Elle était grecque et lui avait fait adopter tous les systèmes et les sciences de ce peuple, en honneur parmi les bons musulmans. L'astrologie judiciaire était une de ces sciences, et Carathis la possédait parfaitement. Son premier soin fut donc de faire ressouvenir à son fils de ce que les étoiles lui avaient promis, et elle proposa de les consulter encore. Hélas!Lui dit le calife, dès qu'il put parler, je suis un insensé, non d'avoir donné quarante mille coups de pied à mes gardes, qui se sont sottement laissé mourir, mais parce que je n'ai pas réfléchi que cet homme extraordinaire était celui que les planètes m'avaient annoncé. Au lieu de le maltraiter, j'aurais dû essayer de le gagner par la douceur et les caresses. Le passé ne peut se rappeler, répondit Carathis; il faut songer à l'avenir. Peut-être verrez-vous encore celui que vous regrettez; peut-être ces écritures qui sont sur les lames des sabres vous en apprendront des nouvelles. Mangez et dormez, mon cher fils; nous verrons demain ce qu'il y faudra faire. Vathek suivit ce sage conseil, il se leva dans une meilleure situation d'esprit, et se fit aussitôt apporter les sabres merveilleux. Afin de n'être pas ébloui par leur éclat, il les regarda au travers d'un verre coloré, et s'efforça d'en déchiffrer les caractères; mais ce fut en vain: il eut beau se frapper le front, il ne connut pas une seule lettre. Ce contretemps l'aurait fait retomber dans ses premières fureurs, si Carathisn'était entrée à propos. Prenez patience, mon fils, lui dit-elle; vous possédez, assurément, toutes les sciences. Connaître les langues est une bagatelle du ressort des pédants. Promettez des récompenses dignes de vous à ceux qui expliqueront ces mots barbares que vous n'entendez pas, et qu'il est au-dessous de vous d'entendre; bientôt vous serez satisfait. Cela peut être! Dit le calife; mais en attendant je serai excédé par une foule de demi-savants, qui feront cet essai autant pour avoir le plaisir de bavarder que pour obtenir la récompense. Après un moment de réflexion, il ajouta: je veux éviter cet inconvénient. Je ferai mourir tous ceux qui ne me satisferont pas; car, grâce au ciel, j'ai assez de jugement pour voir si l'on traduit ou si l'on invente! Oh! Pour cela, je n'en doute pas, répondit Carathis. Mais faire mourir les ignorants est une punition un peu sévère, et qui peut avoir de dangereuses conséquences. Contentez-vous de leur faire brûler la barbe; les barbes ne sont pas aussi nécessaires dans un état que les hommes. Le calife se rendit encore aux raisons de sa mère, et fit appeler son premier visir. Morakanabad, lui dit-il, fais annoncer par un crieur public, dans Samarah et dans toutes les villes de mon empire, que celui qui déchiffrera des caractères, qui paraissent indéchiffrables, aura des preuves de cette libéralité connue de tout le monde; mais qu'à défaut de succès, on lui brûlera la barbe jusqu'au moindre poil. Qu'on publie aussi que je donnerai cinquante belles esclaves, et cinquante caisses d'abricots de l'île de Kirmith, à qui m'apprendra des nouvelles de cet homme étrange que je veux revoir. Les sujets du calife, à l'exemple de leur maître, aimaient beaucoup les femmes et les caisses d'abricots de l'île de Kirmith. Ces promesses leur firent venir l'eau à la bouche, mais ils n'en tâtèrent pas; car personne ne savait ce qu'était devenu l'étranger. Il n'en fut pas de même de la première demande du calife. Les savants, les demi-savants et tous ceux qui n'étaient ni l'un ni l'autre, mais qui croyaient être tout, vinrent courageusement hasarder leur barbe, et tous la perdirent. Les eunuques ne faisaient autre chose que de brûler des barbes; ce qui leur donnait une odeur de roussi, dont les femmes du sérail se trouvèrent si incommodées, qu'il fallut offrir cet emploi à d'autres. Enfin, un jour il se présenta un vieillard dont la barbe surpassait d'une coudée et demie toutes celles qu'on avait vues. Les officiers du palais, en l'introduisant, se disaient l'un à l'autre: quel dommage! Quel grand dommage de brûler une aussi belle barbe! Le calife pensait de même; mais il n'en eut pas le chagrin. Le vieillard lut sans peine les caractères, et les expliqua mot à mot de la manière suivante: "nous avons été faits là où l'on fait tout bien; nous sommes la moindre des merveilles d'une région où tout est merveilleux et digne du plus grand prince de la terre." Oh! Tu as parfaitement bien traduit, s'écria Vathek; je connais celui que ces caractères veulent désigner. Qu'on donne à ce vieillard autant de robes d'honneur et autant de mille sequins qu'il a prononcé de mots: il a nettoyé mon coeur d'une partie du surmé qui l'enveloppait. Après ces paroles, Vathek l'invita à dîner, et même à passer quelques jours dans son palais. Le lendemain, le calife le fit appeler, et lui dit: relis-moi encore ce que tu m'as lu; je ne saurai trop entendre ces paroles qui semblent me promettre le bien après lequel je soupire.Aussitôt le vieillard mit ses lunettes vertes. Mais elles lui tombèrent du nez, lorsqu'il s'aperçut que les caractères de la veille avaient fait place à d'autres.-Qu'as-tu? Lui demanda le calife; que signifient ces marques d'étonnement?-Souverain du monde, les caractères de ces sabres ne sont plus les mêmes.-Que me dis-tu? Reprit Vathek; mais n'importe; si tu peux, explique-m'en la signification.-La voici, seigneur, dit le vieillard: "malheur au téméraire qui veut savoir ce qu'il devrait ignorer, et entreprendre ce qui surpasse son pouvoir."-Malheur à toi-même! S'écria le calife, tout hors de lui. Sors de ma présence! On ne te brûlera que la moitié de la barbe, parce que hier tu devinas bien; quant à mes présents, je ne reprends jamais ce que j'ai donné. Le vieillard, assez sage pour penser qu'il était quitte à bon marché de la sottise qu'il avait faite en disant à son maître une vérité désagréable, se retira aussitôt et ne reparut plus.Vathek ne tarda point à se repentir de son impétuosité. Comme il ne cessait d'examiner ces caractères, il s'aperçut bien qu'ils changeaient tous les jours; et personne ne se présentait pour les expliquer. Cette inquiète occupation enflamma son sang, lui causa des vertiges, des éblouissements, et une si grande faiblesse qu'à peine il pouvait se soutenir; dans cet état, il ne laissait pas que de se faire porter à la tour, espérant de lire quelque chose d'agréable dans les astres; mais il se trompa dans cet espoir. Ses yeux, offusqués par les vapeurs de sa tête, le servaient mal; il ne voyait plus qu'un nuage noir et épais: augure qui lui semblait des plus funestes. Harassé de tant de soucis, le calife perdit entièrement courage; il prit la fièvre, l'appétit lui manqua, et, au lieu d'être toujours le plus grand mangeur de la terre, il en devint le plus déterminé buveur. Une soif surnaturelle le consuma; et sa bouche, ouverte comme un entonnoir, recevait jour et nuit des torrents de liquide. Alors ce malheureux prince, ne pouvant goûter aucun plaisir, fit fermer les palais des cinq sens, cessa de paraître en public, d'y étaler sa magnificence, de rendre justice à ses peuples, et se retira dans l'intérieur du sérail. Il avait toujours été bon mari; ses femmes se désolèrent de son état, ne se lassèrent point de faire des voeux pour sa santé, et de lui donner à boire. Cependant la princesse Carathis était dans la plus vive douleur. Elle se renfermait tous les jours avec le visir Morakanabad, pour chercher les moyens de guérir, ou du moins de soulager le malade. Persuadés qu'il y avait de l'enchantement, ils feuilletaient ensemble tous les livres de magie, et faisaient chercher partout l'horrible étranger qu'ils accusaient d'être l'auteur du charme. À quelques milles de Samarah, était une haute montagne couverte de thym et de serpolet; une plaine délicieuse en couronnait le sommet; on l'aurait prise pour le paradis destinés aux fidèles musulmans. Cent bosquets d'arbustes odoriférants, et autant de bocages où l'oranger, le cèdre et le citronnier offraient, en s'entrelaçant avec le palmier, la vigne et le grenadier, de quoi satisfaire également le goût et l'odorat. La terre y était jonchée de violettes; des touffes de giroflées embaumaient l'air de leurs doux parfums. Quatre sources claires, et si abondantes qu'elles auraient pu désaltérer dix armées, ne semblaient couler en ce lieu que pour mieux imiter le jardin d'éden arrosé des fleuves sacrés. Sur leurs bords verdoyants, le rossignol chantait la naissance de la rose, sa bien-aimée, et se plaignait du peu de durée de ses charmes; la tourterelle déplorait la perte de plaisirs plus réels, tandis que l'alouette saluait par ses chants la lumière qui ranime la nature: là plus qu'en aucun lieu du monde, le gazouillement des oiseaux exprimait leurs diverses passions; les fruits délicieux qu'ils becquetaient à plaisir semblaient leur donner une double énergie. On portait quelquefois Vathek sur cette montagne, afin qu'il pût y respirer un air pur, et boire à son gré des quatre sources. Sa mère, ses femmes et quelques eunuques étaient les seules personnes qui l'accompagnaient. Chacun s'empressait à remplir de grandes coupes de cristal de roche, et les lui présentait à l'envi; mais leur zèle ne répondait pas à son avidité; souvent il se couchait par terre, pour laper l'eau. Un jour que le déplorable prince était resté longtemps dans une posture aussi vile, une voix rauque, mais forte, se fit entendre, et l'apostropha ainsi: pourquoi fais-tu l'exercice d'un chien? Ô calife si fier de ta dignité et de ta puissance! À ces mots Vathek lève la tête, et voit l'étranger, cause de tant de peines. À cette vue, il se trouble, la colère enflamme son coeur; il s'écrie: et toi, maudit giaour! Que viens-tu faire ici? N'es-tu pas content d'avoir rendu un prince agile et dispos, semblable à une outre? Ne vois-tu pas que je meure autant pour avoir trop bu que du besoin de boire?-Bois donc encore ce trait, lui dit l'étranger, en lui présentant un flacon rempli d'une liqueur rougeâtre; et sache pour tarir la soif de ton âme, après celle du corps, que je suis indien, mais d'une région qui n'est connue de personne. Une région qui n'est connue de personne! ... Ces mots furent un trait de lumière pour le calife. C'était l'accomplissement d'une partie de ses désirs; et se flattant qu'ils allaient être tous satisfaits, il prit la liqueur magique et la but sans hésiter. À l'instant il se trouva rétabli, sa soif fut étanchée, et son corps devint plus agile que jamais. Sa joie fut alors extrême; il saute au col de l'effroyable indien, et baise sa vilaine bouche béante et baveuse avec autant d'ardeur qu'il aurait pu baiser les lèvres de corail de ses plus belles femmes. Ces transports n'auraient pas fini, si l'éloquence de Carathis n'eût ramené le calme. Elle engagea son fils à retourner à Samarah, et il s'y fit précéder par un héraut qui criait de toutes ses forces: le merveilleux étranger a reparu, il a guéri le calife, il a parlé, il a parlé! Aussitôt, tous les habitants de cette grande ville sortirent de leurs maisons. Grands et petits couraient en foule pour voir passer Vathek et l'indien. Ils ne se lassaient point de répéter: il a guéri notre souverain, il a parlé, il a parlé! Ces mots devinrent ceux du jour, et ne furent point oubliés dans les fêtes publiques qu'on donna le soir même en signe de réjouissance; les poètes en firent le refrain de toutes les chansons qu'ils composèrent sur ce beau sujet. Alors, le calife fit rouvrir les palais des sens; et comme il était plus pressé de visiter celui du goût qu'aucun autre, il ordonna qu'on y servît un splendide festin, auquel ses favoris et tous les grands officiers furent admis. L'indien, placé à côté du calife, feignit de croire que, pour mériter autant d'honneur, il ne pouvait trop manger, trop boire ni trop parler.Les mets disparaissaient de la table aussitôt qu'ils étaient servis. Tout le monde se regardait avec étonnement; mais l'indien, sans faire semblant de s'en apercevoir, buvait des rasades à la santé de chacun, chantait à tue-tête, contait des histoires dont il riait à gorge déployée, et faisait des impromptus qu'on aurait applaudis, s'il ne les eût pas déclamés avec des grimaces affreuses: durant tout le repas, il ne cessa de bavarder autant que vingt astrologues, de manger plus que cent portefaix, et de boire à proportion. Malgré qu'on eût couvert la table trente-deux fois, le calife avait souffert de la voracité de son voisin. Sa présence lui devenait insupportable, et il pouvait à peine cacher son humeur et son inquiétude; enfin il trouva moyen de dire à l'oreille du chef de ses eunuques: tu vois,Bababalouk, comme cet homme fait tout en grand! Que serait-ce s'il pouvait arriver jusqu'à mes femmes! Va, redouble de vigilance, et surtout prends garde à mes circassiennes qui l'accommoderaient plus que toutes les autres. L'oiseau du matin avait trois fois renouvelé son chant, lorsque l'heure du divan sonna: Vathek avait promis d'y présider en personne. Il se lève de table, et s'appuie sur le bras de son visir, plus étourdi du tapage de son bruyant convive que du vin qu'il avait bu; ce pauvre prince pouvait à peine se soutenir. Les visirs, les officiers de la couronne, les gens de loi se rangèrent autour de leur souverain en demi-cercle, et dans un respectueux silence; tandis que l'indien, avec autant de sang-froid que s'il avait été à jeun, se plaça sans façon sur une des marches du trône, et riait, sous cape, de l'indignation que sa hardiesse causait à tous les spectateurs. Cependant le calife, dont la tête était embarrassée, rendait justice à tort et à travers. Son premier visir s'en aperçut, et s'avisa tout à coup d'un expédient pour interrompre l'audience et sauver l'honneur de son maître. Il lui dit tout bas: seigneur, la princesse Carathis a passé la nuit à consulter les planètes; elle vous fait dire que vous êtes menacé d'un danger pressant. Prenez garde que cet étranger dont vous payez quelques bijoux magiques par tant d'égards n'ait attenté à votre vie. Sa liqueur a paru vous guérir; ce n'est peut-être qu'un poison dont l'effet sera soudain. Ne rejetez pas ce soupçon; demandez-lui du moins comme elle est composée, où il l'a prise, et faites mention des sabres que vous semblez avoir oubliés. Excédé des insolences de l'indien, Vathek répondit à son visir par un signe de tête, et s'adressant à ce monstre: lève-toi, lui dit-il, et déclare en plein divan de quelles drogues est composée la liqueur que tu m'as fait prendre; débrouille surtout l'énigme des sabres que tu m'as vendus: et reconnais ainsi les bontés dont je t'ai comblé! Le calife se tut après ces paroles, qu'il prononça d'un ton aussi modéré qu'il lui fut possible. Mais l'indien, sans répondre ni quitter sa place, renouvela ses éclats de rire et ses horribles grimaces. Alors Vathek ne put se contenir; d'un coup de pied, il le jette de l'estrade, le suit et le frappe avec une rapidité qui excite tout le divan à l'imiter. Tous les pieds sont en l'air; on ne lui a pas donné un coup qu'on ne se sente forcé à redoubler. L'indien prêtait beau jeu. Comme il était court, il s'était ramassé en boule, et roulait sous les coups de ses assaillants, qui le suivaient partout avec un acharnement inouï. Roulant ainsi d'appartement en appartement, de chambre en chambre, la boule attirait après elle tous ceux qu'elle rencontrait. Le palais en confusion retentissait du plus épouvantable bruit. Les sultanes effrayées regardèrent à travers leurs portières; et dès que la boule parut, elles ne purent se contenir. En vain, pour les arrêter, les eunuques les pinçaient jusqu'au sang; elles s'échappèrent de leurs mains: et ces fidèles gardiens, presque morts de frayeur, ne pouvaient eux-mêmes s'empêcher de suivre à la piste la boule fatale. Après avoir ainsi parcouru les salles, les chambres, les cuisines, les jardins et les écuries du palais, l'indien prit enfin le chemin des cours. Le calife, plus acharné que les autres, le suivait de près, et lui lançait autant de coups de pieds qu'il pouvait: son zèle fut cause qu'il reçut lui-même quelques ruades adressées à la boule. Carathis, Morakanabad, et deux ou trois autres visirs dont la sagesse avait jusqu'alors résisté à l'attraction générale, voulant empêcher le calife de se donner en spectacle, se jetèrent à ses genoux pour l'arrêter; mais il sauta par-dessus leurs têtes, et continua sa course. Alors ils ordonnèrent aux muézins d'appeler le peuple à la prière, tant pour l'ôter du chemin que pour l'engager à détourner par ses voeux une telle calamité; tout fut inutile. Il suffisait de voir cette infernale boule pour être attiré après elle. Les muézins eux-mêmes, quoiqu'ils ne la vissent que de loin, descendirent de leurs minarets, et se joignirent à la foule. Elle augmenta au point que, bientôt, il ne resta dans les maisons de Samarah que des paralytiques, des culs-de-jattes, des mourants, et des enfants à la mamelle dont les nourrices s'étaient débarrassées pour courir plus vite: même Carathis, Morakanabad et les autres s'étaient enfin mis de la partie. Les cris des femmes échappées de leurs sérails; ceux des eunuques s'efforçant de ne pas les perdre de vue; les jurements des maris, qui, tout en courant, se menaçaient les uns les autres; les coups de pieds donnés et rendus; les culbutes à chaque pas, tout, enfin, rendait Samarah semblable à une ville prise d'assaut et livrée au pillage. Enfin, le maudit indien, sous cette forme de boule, après avoir parcouru les rues, les places publiques, laissa la ville déserte, prit la route de la plaine de Catoul, et enfila une vallée au pied de la montagne des quatre sources. L'un des côtés de cette vallée était bordé d'une haute colline; de l'autre était un gouffre épouvantable formé par la chute des eaux. Le calife et la multitude qui le suivait craignirent que la boule n'allât s'y jeter, et redoublèrent d'efforts pour l'atteindre, mais ce fut en vain; elle roula dans le gouffre, et disparut comme un éclair. Vathek se serait sans doute précipité après le perfide giaour, s'il n'avait été retenu comme par une main invisible. La foule s'arrêta aussi; tout devint calme. On se regardait d'un air étonné; et, malgré le ridicule de cette scène, personne ne rit. Chacun, les yeux baissés, l'air confus et taciturne, reprit le chemin de Samarah, et se cacha dans sa maison, sans penser qu'une force irrésistible pouvait seule porter à l'extravagance qu'on se reprochait; car il est juste que les hommes qui se glorifient du bien dont ils ne sont que les instruments s'attribuent aussi les sottises qu'ils n'ont pu éviter. Le calife seul ne voulut pas quitter la vallée. Il ordonna qu'on y dressât ses tentes; et, malgré les représentations de Carathis et de Morakanabad, il prit son poste aux bords du gouffre. On avait beau lui représenter qu'en cet endroit le terrain pouvait s'ébouler, et que d'ailleurs il était trop près du magicien; leurs remontrances furent inutiles. Après avoir fait allumer mille flambeaux, et commandé qu'on ne cessât d'en allumer, il s'étendit sur les bords fangeux du précipice, et tâcha, à la faveur de ces clartés artificielles, de voir au travers des ténèbres, que tous les feux de l'empirée n'auraient pu pénétrer. Tantôt, il croyait entendre des voix qui partaient du fond de l'abîme, tantôt il s'imaginait y démêler les accents de l'indien; mais ce n'était que le mugissement des eaux et le bruit des cataractes qui tombaient à gros bouillons des montagnes. Vathek passa la nuit dans cette violente situation. Dès que le jour commença à poindre, il se retira dans sa tente, et là, sans avoir rien mangé, il s'endormit, et ne se réveilla que lorsque l'obscurité vint couvrir l'hémisphère. Alors, il reprit le poste de la veille, et ne le quitta pas de plusieurs nuits. On le voyait marcher à grands pas, et regarder les étoiles d'un air furieux, comme s'il leur reprochait de l'avoir trompé. Tout à coup, depuis la vallée jusqu'au-delà de Samarah, l'azur du ciel s'entremêla de longues raies de sang; cet horrible phénomène semblait toucher à la grande tour. Le calife voulut y monter; mais ses forces l'abandonnèrent; et, transi de frayeur, il se couvrit la tête du pan de sa robe. Tous ces prodiges effrayants ne faisaient qu'exciter sa curiosité. Ainsi, au lieu de rentrer en lui-même, il persista dans le dessein de rester où l'indien avait disparu. Une nuit qu'il faisait sa promenade solitaire dans la plaine, la lune et les étoiles s'éclipsèrent subitement; d'épaisses ténèbres succédèrent à la lumière, et il entendit sortir de la terre qui tremblait, la voix du giaour, criant avec un bruit plus fort que le tonnerre: veux-tu te donner à moi, adorer les influences terrestres, et renoncer à Mahomet? À ces conditions, je t'ouvrirai le palais du feu souterrain. Là, sous des voûtes immenses, tu verras les trésors que les étoiles t'ont promis; c'est de là que j'ai tiré mes sabres; c'est là où Suleïman, fils de Daoud, repose environné des talismans qui subjuguent le monde. Le calife, étonné, répondit en frémissant, mais pourtant du ton d'un homme qui se faisait aux aventures surnaturelles: où es-tu? Parais à mes yeux! Dissipe ces ténèbres dont je suis las! Après avoir brûlé tant de flambeaux pour te découvrir, c'est bien le moins que tu montres ton effroyable visage.-Abjure donc Mahomet, reprit l'indien; donne-moi des preuves de ta sincérité, ou jamais tu ne me verras. Le malheureux calife promit tout. Aussitôt le ciel s'éclaircit, et, à la lueur des planètes qui semblaient enflammées, Vathek vit la terre entr'ouverte. Au fond paraissait un portail d'ébène. L'indien, étendu devant, tenait en sa main une clef d'or, et la faisait résonner contre la serrure. Ah! S'écria Vathek, comment puis-je descendre jusqu'à toi sans me rompre le col? Viens me prendre, et ouvre ta porte au plus vite.-Tout beau! Répondit l'indien: sache que j'ai grand soif, et que je ne puis ouvrir qu'elle ne soit étanchée. Il me faut le sang de cinquante enfants: prends-les parmi ceux de tes visirs et des grands de ta cour... ni ma soif ni ta curiosité ne seront satisfaites. Retourne donc à Samarah; apporte-moi ce que je désire; jette-le toi-même dans ce gouffre; alors tu verras. Après ces paroles, l'indien tourna le dos; et le calife, inspiré par les démons, se résolut au sacrifice affreux. Il fit donc semblant d'avoir repris sa tranquillité, et s'achemina versSamarah aux acclamations d'un peuple qui l'aimait encore. Il dissimula si bien le trouble involontaire de son âme, que Carathis et Morakanabad y furent trompés comme les autres.On ne parla plus que de fêtes et de réjouissances. On mit même sur le tapis, l'histoire de la boule, dont personne n'avait encore osé ouvrir la bouche: partout on en riait; cependant tout le monde n'avait pas sujet d'en rire. Plusieurs étaient encore entre les mains des chirurgiens, à la suite des blessures reçues dans cette mémorable aventure. Vathek était très aise qu'on le prît sur ce ton, parce qu'il voyait que cela le conduirait à ses abominables fins. Il avait un air affable avec tout le monde, surtout avec ses visirs et les grands de sa cour. Le lendemain, il les invita à un repas somptueux. Peu à peu il fit tomber la conversation sur leurs enfants, et demanda d'un air de bienveillance qui d'entre eux avait les plus jolis garçons? Aussitôt, chaque père s'empresse à mettre les siens au-dessus de ceux des autres. La dispute s'échauffa; on en serait venu aux mains sans la présence du calife qui feignit de vouloir en juger par lui-même. Bientôt on vit arriver une bande de ces pauvres enfants. La tendresse maternelle les avait ornés de tout ce qui pouvait rehausser leur beauté. Mais, tandis que cette brillante jeunesse attirait tous les yeux et tous les coeurs, Vathek l'examina avec une perfide avidité, et en choisit cinquante pour les sacrifier au giaour. Alors, avec un air de bonhomie, il proposa de donner à ses petits favoris une fête dans la plaine. Ils devaient, disait-il, se réjouir encore plus que tous les autres du retour de sa santé. La bonté du calife enchante.Elle est bientôt connue de tout Samarah. On prépare des litières, des chameaux, des chevaux; femmes, enfants, vieillards, jeunes gens, chacun se place selon son goût. Le cortège se met en marche, suivi de tous les confiseurs de la ville et des faubourgs; le peuple suit à pied en foule; tout le monde est dans la joie, et pas un ne se ressouvient de ce qu'il en a coûté à plusieurs, la dernière fois qu'on avait pris ce chemin. La soirée était belle, l'air frais, le ciel serein; les fleurs exhalaient leurs parfums. La nature en repos semblait se réjouir aux rayons du soleil couchant. Leur douce lumière dorait la cime de la montagne aux quatre sources; elle en embellissait la descente et colorait les troupeaux bondissants. On n'entendait que le murmure des fontaines, le son des chalumeaux et la voix des bergers qui s'appelaient sur les collines. Les malheureuses victimes qui allaient être immolées dans un instant ajoutaient encore à cette touchante scène.Pleins d'innocence et de sécurité, ces enfants s'avançaient vers la plaine en ne cessant de folâtrer; l'un courait après des papillons, l'autre cueillait des fleurs, ou ramassait de petites pierres luisantes; plusieurs s'éloignaient d'un pas léger pour avoir le plaisir de s'atteindre et de se donner mille baisers. Déjà on découvrait de loin l'horrible gouffre au fond duquel était le portail d'ébène. Semblable à une raie noire, il coupait la plaine par le milieu. Morakanabad et ses confrères le prirent pour un de ces bizarres ouvrages que le calife se plaisait à faire; ces malheureux! Ils ne savaient pas à quoi il était destiné. Vathek, qui ne voulait point qu'on examinât de trop près le lieu fatal, arrête la marche et fait tracer un grand cercle. La garde des eunuques se détache pour mesurer la lice destinée aux courses de pied, et pour préparer les anneaux que doivent enfiler les flèches. Les cinquante jeunes garçons se déshabillent à la hâte; on admire la souplesse et les agréables contours de leurs membres délicats. Leurs yeux pétillent d'une joie qui se répète dans ceux de leurs parents. Chacun fait des voeux pour celui des petits combattants qui l'intéresse le plus: tout le monde est attentif aux jeux de ces êtres aimables et innocents. Le calife saisit ce moment pour s'éloigner de la foule. Il s'avance sur le bord du gouffre, et entend, non sans frémir, l'indien qui disait en grinçant des dents: où sont-ils? Où sont-ils? Impitoyable giaour! Répondit Vathek tout troublé, n'y a-t-il pas moyen de te contenter sans le sacrifice que tu exiges? Ah! Si tu voyais la beauté de ces enfants, leurs grâces, leur naïveté, tu en serais attendri.-La peste de ton attendrissement, bavard que tu es! S'écria l'indien; donne, donne-les vite! Ou ma porte te sera fermée à jamais.-Ne crie donc pas si haut, repartit le calife en rougissant.-Oh! Pour cela, j'y consens, reprit le giaour, avec un sourire d'ogre; tu ne manques pas de présence d'esprit; j'aurai patience encore un moment. Pendant cet affreux dialogue, les jeux étaient dans toute leur vivacité. Ils finirent enfin, lorsque le crépuscule gagna les montagnes. Alors, le calife, se tenant debout sur le bord de l'ouverture, cria de toutes ses forces: que mes cinquante petits favoris s'approchent de moi, et qu'ils viennent selon l'ordre du succès qu'ils ont eu dans leurs jeux! Au premier des vainqueurs je donnerai mon bracelet de diamants, au second mon collier d'émeraudes, au troisième ma ceinture de topaze, et à chacun des autres, quelque pièce de mon habillement, jusqu'à mes pantoufles. À ces paroles, les acclamations redoublèrent; on portait aux nues la bonté d'un prince qui se mettait tout nu pour amuser ses sujets, et encourager la jeunesse. Cependant le calife, se déshabillant peu à peu, et élevant le bras aussi haut qu'il pouvait, faisait briller chacun des prix; mais, tandis que d'une main il le donnait à l'enfant qui se hâtait de le recevoir, de l'autre il le poussait dans le gouffre, où le giaour toujours grommelant, répétait sans cesse: encore! Encore! ... Cet horrible manège était si rapide, que l'enfant qui accourait ne pouvait pas se douter du sort de ceux qui l'avaient précédé; et quant aux spectateurs, l'obscurité et la distance les empêchaient de voir. Enfin Vathek, ayant ainsi précipité la cinquantième victime, crut que le giaour viendrait le prendre et lui présenter la clef d'or. Déjà il s'imaginait être aussi grand que Suleïman, et n'avoir aucun compte à rendre, lorsque la crevasse se ferma à sa grande surprise, et qu'il sentit sous ses pas la terre ferme comme à l'ordinaire. Sa rage et son désespoir ne peuvent s'exprimer. Il maudissait la perfidie de l'indien; il l'appelait des noms les plus infâmes, et frappait du pied comme pour en être entendu. Il se démena ainsi jusqu'à ce qu'étant épuisé, il tomba par terre comme s'il avait perdu le sentiment. Ses visirs et les grands de la cour, plus près de lui que les autres, crurent d'abord qu'il s'était assis sur l'herbe pour jouer avec les enfants; mais, une sorte d'inquiétude les ayant saisis, ils s'avancèrent et virent le calife tout seul, qui leur dit d'un air égaré: que voulez-vous? Nos enfants! Nos enfants! S'écrièrent-ils. Vous êtes bien plaisants, leur répondit-il, de vouloir me rendre responsable des accidents de la vie. Vos enfants sont tombés en jouant dans le précipice qui était ici, et j'y serais tombé moi-même si je n'avais fait un saut en arrière. À ces mots, les pères des cinquante enfants poussent des cris perçants, que les mères répétèrent d'un octave plus haut; tandis que tous les autres, sans savoir de quoi on criait, enchérissaient sur eux par des hurlements. Bientôt on se dit de tous côtés: c'est un tour que le calife nous a joué pour plaire à son maudit giaour; punissons-le de sa perfidie, vengeons-nous! Vengeons le sang innocent! Jetons ce cruel prince dans la cataracte, et que sa mémoire même soit anéantie! Carathis, effrayée par cette rumeur, s'approcha de Morakanabad. Visir, lui dit-elle, vous avez perdu deux jolis enfants, vous devez être le plus désolé des pères; mais vous êtes vertueux, sauvez votre maître! Oui, madame, répondit le visir; je vais essayer au péril de ma vie de le tirer du danger où il est; ensuite, je l'abandonnerai à son funeste destin.Bababalouk, poursuivit-elle, mettez-vous à la tête de vos eunuques; écartons la foule; ramenons, s'il se peut, ce malheureux prince dans son palais. Bababalouk et ses compagnons, pour la première fois, se félicitèrent de ce qu'on les avait mis hors d'état d'être pères. Ils obéirent au visir, et celui-ci, les secondant de son mieux, vint enfin à bout de sa généreuse entreprise. Alors, il se retira pour pleurer à son aise. Dès que le calife fut rentré, Carathis fit fermer les portes du palais. Mais, voyant que l'émeute augmentait, et que de tous côtés on vomissait des imprécations, elle dit à son fils: que vous ayez tort ou raison, n'importe! Il faut sauver votre vie. Retirons-nous dans vos appartements; de là, nous passerons dans le souterrain qui n'est connu que de vous et de moi, et gagnerons la tour, où, avec le secours des muets qui n'en sont jamais sortis, nous tiendrons de reste.Bababalouk nous croira encore dans le palais, et en défendra l'entrée pour son propre intérêt; alors, sans nous embarrasser des conseils de ce pleureur de Morakanabad, nous verrons ce qu'il y aura de mieux à faire. Vathek ne répondit pas un seul mot à tout ce que sa mère lui disait, et se laissa conduire comme elle voulut; mais, tout en marchant, il répétait: où es-tu, horrible giaour? N'as-tu pas encore croqué ces enfants? Où sont tes sabres, ta clef d'or, tes talismans? Ces paroles firent deviner àCarathis une partie de la vérité. Quand son fils se fut un peu tranquillisé dans la tour, elle n'eut pas de peine à la tirer tout entière. Bien loin d'avoir des scrupules, elle était aussi méchante qu'une femme peut l'être, et ce n'est pas peu dire; car ce sexe se pique de surpasser en tout celui qui lui dispute la supériorité. Le récit du calife ne causa donc àCarathis ni surprise ni horreur; elle fut seulement frappée des promesses du giaour, et dit à son fils: il faut avouer que ce giaour est un peu sanguinaire; cependant les puissances terrestres doivent être encore plus terribles; mais les promesses de l'un et les dons des autres valent bien la peine de faire quelques petits efforts; nul crime ne doit coûter quand de tels trésors en sont la récompense. Cessez donc de vous plaindre de l'indien; il me semble que vous n'avez pas rempli toutes les conditions qu'il met à ses services. Je ne doute point qu'il ne faille faire un sacrifice aux génies souterrains, et c'est à quoi il nous faudra penser lorsque l'émeute sera apaisée; je vais rétablir le calme, et je ne craindrai pas d'épuiser vos trésors, puisque nous en aurons bien d'autres." Cette princesse, qui possédait merveilleusement l'art de persuader, repassa par le souterrain, et, s'étant rendue au palais, se montra au peuple par la fenêtre. Elle le harangua, tandis que Bababalouk jetait de l'or à pleines mains. Ces deux moyens réussirent; l'émeute fut apaisée: chacun retourna chez soi, et Carathis reprit le chemin de la tour. On annonçait la prière du point du jour, lorsque Carathis et Vathek montèrent les innombrables degrés qui conduisent au sommet de la tour, et, quoique la matinée fût triste et pluvieuse, ils y restèrent quelque temps. Cette sombre lueur plaisait à leurs coeurs méchants. Quand ils virent que le soleil allait percer les nuages, ils firent tendre un pavillon pour se mettre à l'abri de ses rayons. Le calife, harassé de fatigue, ne songea d'abord qu'à se reposer, et, dans l'espérance d'avoir des visions significatives, il se livra au sommeil. De son côté, l'active Carathis, suivie d'une partie de ses muets, descendit pour préparer le sacrifice qui devait se faire la nuit prochaine. Par de petits degrés pratiqués dans l'épaisseur du mur, et qui n'étaient connus que d'elle et de son fils, elle descendit d'abord dans des puits mystérieux qui recélaient les momies des anciens pharaons, arrachées de leurs tombeaux; elle se rendit à une galerie, où, sous la garde de cinquante négresses muettes et borgnes de l'oeil droit, on conservait l'huile des serpents les plus venimeux, des cornes de rhinocéros, et des bois d'une odeur suffocante, coupés par des magiciens dans l'intérieur desIndes; sans parler de mille autres raretés horribles: Carathis elle-même avait fait cette collection, dans l'espérance d'avoir, un jour ou l'autre, quelque commerce avec les puissances infernales qu'elle aimait passionnément, et dont elle connaissait le goût. Pour s'accoutumer aux horreurs qu'elle méditait, elle resta quelque temps avec ses négresses qui louchaient d'une manière séduisante du seul oeil qu'elles avaient, et lorgnaient avec délices les têtes de morts et les squelettes: à mesure qu'on en tirait des armoires, elles faisaient des contorsions épouvantables; et, tout en admirant la princesse, elles glapissaient à l'étourdir. Enfin, étouffée par la mauvaise odeur, Carathis fut forcée de quitter la galerie, après l'avoir dépouillée d'une partie de ses monstrueux trésors. Cependant, le calife n'avait pas eu les visions qu'il attendait; mais il avait gagné dans ces régions exhaussées un appétit dévorant. Il avait demandé à manger aux muets, et, ayant totalement oublié qu'ils étaient sourds, il les battait, les mordait et les pinçait de ce qu'ils ne bougeaient pas. Heureusement pour ces misérables créatures, Carathis vint mettre le holà à une scène si indécente." Qu'est-ce donc, mon fils? Dit-elle, tout essoufflée; j'ai cru entendre les cris de mille chauves-souris qu'on déniche d'un antre, et ce ne sont que ceux de ces pauvres muets que vous maltraitez: en vérité, vous ne méritez pas l'excellente provision que je vous apporte.-Donnez, donnez! S'écria le calife; je meurs de faim.-Ma foi! Vous auriez un bon estomac, dit-elle, si vous pouviez digérer tout ce que j'ai ici.-Dépêchez-vous, repartit le calife. Mais, ô ciel! Quelles horreurs! Que voulez-vous faire?Je suis prêt à vomir.-Allons, allons, répliqua Carathis, ne soyez pas si délicat, aidez-moi à mettre tout ceci en ordre; vous verrez que les mêmes objets que vous rebutez vous rendront heureux. Préparons le bûcher pour le sacrifice de cette nuit, et ne songez point à manger qu'il ne soit dressé. Ne savez-vous pas que tous les rites solennels doivent être précédés d'un jeûne rigoureux? Le calife, n'osant rien répliquer, s'abandonna à la douleur et aux vents qui commençaient à désoler ses entrailles, tandis que sa mère allait toujours son train. On eut bientôt arrangé sur les balustrades de la tour les fioles d'huile de serpents, les momies et les ossements. Le bûcher s'élevait, et en trois heures il eut vingt coudées de haut. Enfin, les ténèbres arrivèrent. Et Carathis, toute joyeuse, se dépouilla de ses vêtements: elle battait des mains et brandissait un flambeau de graisse humaine; les muets l'imitaient; mais Vathek, exténué de faim, ne put y tenir plus longtemps, et tomba évanoui. Déjà les gouttes brûlantes des flambeaux allumaient le bois magique, l'huile empoisonnée jetait mille feux bleuâtres, les momies se consumaient et lançaient des tourbillons d'une fumée noire et opaque; enfin, les flammes gagnant les cornes de rhinocéros, il se répandit une odeur si infecte que le calife revint à lui en sursaut, et parcourut d'un oeil égaré la scène flamboyante. L'huile enflammée découlait à grands flots, et les négresses, qui ne cessaient d'en apporter, joignaient leurs hurlements aux cris de Carathis. Les flammes devinrent si violentes, et le poli de l'acier les réfléchissait avec tant de vivacité, que le calife, ne pouvant plus en supporter l'ardeur ni l'éclat, se réfugia sous l'étendard impérial. Frappés de la lumière qui éclairait toute la ville, les habitants de Samarah se levèrent à la hâte, montèrent sur leurs toits, virent la tour en feu, et descendirent à moitié nus sur la place. Leur amour pour leur souverain se réveilla encore dans ce moment, et, croyant qu'il allait être brûlé dans sa tour, ils ne songèrent plus qu'à le sauver. Morakanabad sortit de sa retraite en essuyant ses larmes; il criait au feu comme les autres. Bababalouk, dont le nez était plus accoutumé aux odeurs magiques, se doutait que Carathis travaillait à ses opérations, et conseillait à tous de rester tranquilles. On le traita de vieux poltron et d'insigne traître, on fit avancer les chameaux et les dromadaires chargés d'eau; mais comment entrer dans la tour? Pendant qu'on s'obstinait à en forcer les portes, un vent furieux s'éleva du nord-est, et répandit au loin la flamme. D'abord, le peuple recula, ensuite il redoubla de zèle. Les odeurs infernales des cornes et des momies, se répandant de tous côtés, empestèrent l'air, et plusieurs personnes, presque suffoquées, tombèrent à la renverse. Ceux qui étaient restés debout disaient à leurs voisins: éloignez-vous, vous empoisonnez. Morakanabad, plus malade que les autres, faisait pitié; partout on se bouchait le nez: mais rien n'arrêta ceux qui enfonçaient les portes. Cent quarante des plus robustes et des plus déterminés en vinrent à bout. Ils gagnèrent l'escalier, et firent bien du chemin dans un quart d'heure. Carathis, que les signes de ses muets et de ses négresses alarmaient, s'avance sur l'escalier, en descend quelques marches, et entend plusieurs voix qui crient: voici de l'eau!Comme elle n'était pas mal leste pour son âge, elle regagne vite la plate-forme, et dit à son fils: un moment; suspendez le sacrifice; nous allons avoir de quoi le rendre encore plus beau. Certains, s'imaginant, sans doute, que le feu était à la tour, ont eu la témérité d'en briser les portes, jusqu'à présent inviolables, et viennent avec de l'eau. Il faut avouer qu'ils sont bien bons d'avoir oublié tous vos torts; mais n'importe! Laissons-les monter, nous les sacrifierons au giaour; nos muets ne manquent ni de force ni d'expérience: ils auront bientôt dépêché des gens fatigués.-Soit, répondit le calife, pourvu qu'on finisse et que je dîne! Ces malheureux ne tardèrent pas à paraître. Essoufflés d'avoir monté si vite onze mille degrés, au désespoir que leurs seaux fussent presque vides, ils n'étaient pas plus tôt arrivés que l'éclat des flammes et l'odeur des momies offusquèrent tous leurs sens à la fois: ce fut dommage, car ils ne voyaient pas le sourire agréable avec lequel les muets et les négresses leur passaient la corde au col; mais tout n'était pas perdu, car ces aimables personnes ne se réjouissaient pas moins d'une telle scène. Jamais on n'étrangla avec plus de facilité; chacun tombait sans résistance et expirait sans pousser un cri; de sorte que Vathek se trouva bientôt environné des corps de ses plus fidèles sujets, qu'on jeta sur le bûcher. Carathis, qui pensait à tout, crut en avoir assez; elle fit tendre les chaînes et fermer les portes d'acier qui se trouvaient sur le passage. On avait à peine exécuté ces ordres que la tour trembla; les cadavres disparurent, et les flammes, de sombre cramoisi qu'elles étaient, devinrent d'une belle couleur de rose. Une vapeur suave se fit délicieusement sentir; les colonnes de marbre jetèrent des sons harmonieux, et les cornes liquéfiées exhalèrent un parfum ravissant. Carathis, en extase, jouissait d'avance du succès de ses conjurations; tandis que les muets et les négresses, à qui les bonnes odeurs donnaient la colique, se retirèrent dans leurs tanières en grommelant. Dès qu'ils furent partis, la scène changea. Le bûcher, les cornes et les momies firent place à une table magnifiquement servie. On y voyait au milieu d'une foule de mets exquis des flacons de vin, et des vases de Fagfouri où un sorbet excellent reposait sur la neige. Le calife fondit sur tout cela comme un vautour, et dévorait un agneau aux pistaches; mais Carathis, occupée de tous autres soins, tirait d'une urne de filigrane un parchemin roulé dont on ne voyait pas la fin, et que son fils n'avait pas même aperçu. Finissez donc, glouton, lui dit-elle d'un ton imposant, et écoutez les promesses magnifiques qui vous sont faites; alors elle lut tout haut ce qui suit: "Vathek, mon bien-aimé, tu as surpassé mes espérances; mes narines ont savouré le fumet de tes momies, de tes excellentes cornes, et surtout de ce sang musulman que tu as répandu sur le bûcher. Lorsque la lune sera dans son plein, sors de ton palais, environné de toutes les marques de ta puissance; que les choeurs de tes musiciens te précèdent au son des clairons et au bruit des timbales. Fais-toi suivre de l'élite de tes esclaves, de tes femmes les plus chéries, de mille chameaux somptueusement chargés, et prends la route d'Istakhar. C'est là que je t'attends; là, ceint du diadème de Gian Ben Gian, et nageant dans toutes sortes de délices, les talismans des Suleïman, les trésors des sultans préadamites te seront livrés; mais malheur à toi si dans ta route tu acceptes quelque asile." Le calife, nonobstant son luxe ordinaire, n'avait jamais si bien dîné. Il se laissa aller à la joie que lui inspiraient de si bonnes nouvelles, et but de nouveau. Carathis ne haïssait pas le vin, et faisait raison à toutes les rasades qu'il portait par ironie à la santé de Mahomet. Cette perfide liqueur acheva de les remplir d'une confiance impie. Ils blasphémaient; l'âne de Balaam, le chien des sept dormants, et les autres animaux qui sont dans le paradis du saint prophète, devinrent le sujet de leurs scandaleuses plaisanteries. En ce bel état, ils descendirent gaîment les onze mille degrés, se moquant des faces inquiètes qu'ils voyaient sur la place, à travers les soupiraux de la tour, gagnèrent le souterrain, et arrivèrent dans les appartements royaux. Bababalouk s'y promenait d'un air tranquille en donnant ses ordres aux eunuques qui mouchaient les bougies et peignaient les beaux yeux des circassiennes. Il n'eut pas plutôt aperçu le calife qu'il dit: ah! Je vois bien que vous n'êtes pas brûlé; je m'en doutais.-Que nous importe ce que tu as pensé, ou ce que tu penses, s'écria Carathis! Va, cours dire à Morakanabad que nous voulons lui parler, et surtout ne t'arrête pas pour faire tes insipides réflexions. Le grand visir arriva sans délai, Vathek et sa mère le reçurent avec beaucoup de gravité, lui dirent d'un ton plaintif que le feu du sommet de la tour était éteint; mais que par malheur il en avait coûté la vie aux braves gens qui étaient venus à leur secours. Encore des malheurs! S'écria Morakanabad en gémissant: ah! Commandeur des fidèles; notre saint prophète est sans doute irrité contre nous; c'est à vous à l'apaiser. Nous l'apaiserons de reste, répondit le calife, avec un sourire qui n'annonçait rien de bon. Vous aurez assez de loisir pour vaquer à vos prières; ce pays m'abîme la santé, je veux changer d'air; la montagne aux quatre sources m'ennuie, il faut que je boive du ruisseau de Rocnabad, et me rafraîchisse dans les beaux vallons qu'il arrose. En mon absence, vous gouvernerez mes états, d'après les conseils de ma mère, et aurez soin de lui fournir tout ce qu'elle désirera pour ses expériences; car vous savez bien que notre tour est remplie de choses précieuses pour les sciences. La tour n'était guère du goût de Morakanabad; sa construction avait épuisé les trésors prodigieux, et il n'y avait vu porter que des négresses, des muets et de vilaines drogues. Il ne savait non plus que penser de Carathis, qui prenait toutes les couleurs comme le caméléon. Sa maudite éloquence avait souvent mis le pauvre musulman aux abois; mais, si elle ne valait pas grand'chose, son fils était encore pire, et il se réjouissait d'en être délivré. Il alla donc calmer le peuple, et préparer tout pour le voyage de son maître. Vathek, dans l'espoir de plaire davantage aux esprits du palais souterrain, voulait que son voyage fût d'une magnificence inouïe. Pour cet effet, il confisqua à droite et à gauche les biens de ses sujets, pendant que sa digne mère visitait les harems, et les dépouillait de leurs pierreries. Toutes les couturières, toutes les brodeuses de Samarah et des autres grandes villes à cinquante lieues à la ronde, travaillaient sans relâche aux palanquins, aux sophas, aux canapés et aux litières qui devaient embellir le train du monarque. On enleva toutes les belles toiles de Masulipatan, et on employa tant de mousseline pour enjoliverBababalouk et les autres eunuques noirs, qu'il n'en restait pas une aune dans tout l'Iraque babylonien. Pendant que ces préparatifs se faisaient, Carathis donnait de petits soupers pour se rendre agréable aux puissances ténébreuses. Les dames les plus fameuses par leur beauté y étaient invitées. Elle recherchait surtout les plus blanches et les plus délicates. Rien n'était aussi élégant que ces soupers: mais, lorsque la gaîté devenait générale, ses eunuques faisaient couler sous la table des vipères, et y vidaient des pots remplis de scorpions. On pense bien que tout cela mordait à merveille. Carathis faisait semblant de ne pas s'en apercevoir, et personne n'osait bouger. Lorsqu'elle voyait que les convives allaient expirer, elle s'amusait à panser quelques plaies avec une excellente thériaque de sa composition; car cette bonne princesse avait en horreur l'oisiveté. Vathek n'était pas aussi laborieux que sa mère. Il passait son temps à tirer parti des sens dans les palais qui leur étaient dédiés. On ne le voyait plus ni au divan, ni à la mosquée; et pendant qu'une moitié de Samarah suivait son exemple, l'autre gémissait des progrès de la corruption. Sur ces entrefaites revint l'ambassade qu'on avait envoyée à la Mecque, dans des temps plus pieux. Elle était composée des plus révérends moullahs. Leur mission était parfaitement remplie, et ils apportaient un de ces précieux balais, qui avait nettoyé le sacré cahaba: c'était un présent vraiment digne du plus grand prince de la terre. Le calife se trouvait dans ce moment retenu en un lieu peu convenable pour recevoir des ambassadeurs. Il entendit la voix de Bababalouk qui criait derrière les portières: voici l'excellentEdris Al Shafei et le séraphique Mouhateddin, qui apportent le balai de la Mecque, et qui avec des larmes de joie désirent ardemment de le présenter à votre majesté.-Qu'on porte ce balai ici, dit Vathek; il peut y être de quelque utilité.-Comment? Répondit Bababalouk, hors de lui.-Obéis! Reprit le calife, car c'est ma volonté suprême; c'est ici, et nulle autre part, que je veux recevoir ces bonnes gens qui te mettent en extase. L'eunuque s'en alla en murmurant, et dit au vénérable cortège de le suivre. Une sainte joie se répandit parmi ces respectables vieillards, et, quoique fatigués de leur long voyage, ils suivirent Bababalouk avec une agilité qui tenait du miracle. Ils enfilèrent les augustes portiques et trouvaient bien flatteur que le calife ne les reçût pas, comme des gens ordinaires, dans la salle d'audience. Bientôt ils parvinrent dans l'intérieur du sérail, où, à travers de riches portières de soie, ils crurent apercevoir de grands beaux yeux bleus et noirs qui allaient et venaient comme des éclairs. Pénétrés de respect et d'étonnement, et pleins de leur mission céleste, ils s'avançaient en procession vers de petits corridors qui semblaient n'aboutir à rien, et les conduisaient à cette petite cellule, où le calife les attendait. Le commandeur des fidèles serait-il malade, disait tout bas Edris Al Shafei à son compagnon?-Il est sans doute à son oratoire, répondit Al Mouhateddin. Vathek qui entendait ce dialogue, leur cria: que vous importe où je suis? Avancez toujours. Alors il sortit la main à travers la portière, et demanda le sacré balai. Chacun se prosterna avec respect, aussi bien que le corridor le permit, et même dans un assez beau demi-cercle. Le respectable Edris Al Shafei tira le balai des linges brochés et parfumés qui en défendaient la vue aux yeux du vulgaire, se détacha de ses confrères, et s'avança pompeusement vers le prétendu oratoire. De quelle surprise, de quelle horreur ne fut-il pas saisi! Vathek, avec un rire moqueur, lui ôta le balai qu'il tenait d'une main tremblante, et, fixant quelques toiles d'araignée suspendues au plancher azuré, il les balaya et n'en laissa pas une seule. Les vieillards pétrifiés n'osaient lever leur barbe de dessus la terre. Ils voyaient tout; car Vathek avait négligemment tiré le rideau qui les séparait de lui. Leurs larmes mouillaient le marbre. AlMouhateddin s'évanouit de dépit et de fatigue, pendant que le calife, se laissant aller à la renverse, riait et battait des mains sans miséricorde. Mon cher noiraut, dit-il enfin à Bababalouk, va régaler ces bonnes gens de mon vin de Shiraz. Puisqu'ils peuvent se vanter de mieux connaître mon palais que personne, on ne saurait leur faire trop d'honneur. En disant ces mots, il leur jeta le balai au nez, et s'en alla rire avec Carathis. Bababalouk fit son possible pour consoler les vieillards, mais deux des plus faibles en moururent sur-le-champ; les autres, ne voulant plus voir la lumière, se firent porter dans leurs lits, d'où ils ne sortirent jamais. La nuit suivante, Vathek et sa mère montèrent au haut de la tour pour consulter les astres sur le voyage. Les constellations étant dans un aspect des plus favorables, le calife voulut jouir d'un spectacle aussi flatteur. Il soupa gaîment sur la plateforme, encore noircie de l'affreux sacrifice. Pendant le repas on entendit de grands éclats de rire qui retentissaient dans l'atmosphère, et il en tira le plus favorable augure. Tout était en mouvement dans le palais. Les lumières ne s'éteignaient pas de toute la nuit; le bruit des enclumes et des marteaux, la voix des femmes et de leurs gardiens qui chantaient en brodant; tout cela interrompait le silence de la nature et plaisait infiniment à Vathek, qui croyait déjà monter en triomphe sur le trône de Suleïman. Le peuple n'était pas moins content que lui. Chacun mettait la main à l'oeuvre, pour hâter le moment qui devait le délivrer de la tyrannie d'un maître si bizarre. Le jour qui précéda le départ de ce prince insensé, Carathis crut devoir lui renouveler ses conseils. Elle ne cessait de répéter les décrets du parchemin mystérieux qu'elle avait appris par coeur, et recommandait surtout de n'entrer chez qui que ce fût pendant le voyage. Je sais bien, lui disait-elle, que tu es friand de bons plats et de jeunes filles; mais contente-toi de tes anciens cuisiniers qui sont les meilleurs du monde, et souviens-toi que dans ton sérail ambulant il y a pour le moins trois douzaines de jolis visages auxquels Bababalouk n'a pas encore levé le voile. Si ma présence n'était pas nécessaire ici, je veillerais moi-même à ta conduite. J'aurais grande envie de voir ce palais souterrain, rempli d'objets intéressants pour les gens de notre espèce; il n'est rien que j'aime autant que les cavernes; mon goût pour les cadavres et les momies est décidé, et je gage que tu trouveras la quintessence de ce genre. Ne m'oublie donc pas, et dès le moment que tu seras en possession de talismans qui doivent te donner le royaume des métaux parfaits, et t'ouvrir le centre de la terre, ne manque pas d'envoyer ici quelque génie de confiance pour me prendre avec mon cabinet. L'huile de ces serpents que j'ai pincés jusqu'à la mort sera un fort joli présent pour notre giaour, qui doit aimer ces sortes de friandises. Lorsque Carathis eut fini ce beau discours, le soleil se coucha derrière la montagne aux quatre sources, et fit place à la lune. Cet astre, alors dans son plein, paraissait d'une beauté et d'une circonférence extraordinaires aux yeux des femmes, des eunuques et des pages qui brûlaient de voyager. La ville retentissait de cris de joie et de fanfares. On ne voyait que plumes flottantes sur tous les pavillons, et qu'aigrettes brillant à la douce clarté de la lune. La grande place ne ressemblait pas mal à un parterre émaillé des plus belles tulipes de l'orient. Le calife en habit de cérémonie, s'appuyant sur son visir et sur Bababalouk, descendit la grande rampe de la tour. La multitude entière était prosternée, et les chameaux magnifiquement chargés s'agenouillaient devant lui. Ce spectacle était superbe, et le calife lui-même s'arrêta pour l'admirer. Tout était dans un silence respectueux: il fut pourtant un peu troublé par les cris des eunuques de l'arrière-garde. Ces vigilants serviteurs avaient remarqué que quelques cages à dame penchaient trop d'un côté; certains gaillards s'y étaient adroitement glissés; mais on les en dénicha bien vite, avec de bonnes recommandations aux chirurgiens du sérail. D'aussi petits événements n'interrompirent pas la majesté de cette auguste scène; Vathek salua la lune d'un air d'intelligence; et les docteurs de la loi furent scandalisés de cette idolâtrie, ainsi que les visirs et les grands rassemblés pour jouir des derniers regards de leur souverain. Enfin, les clairons et les trompettes donnèrent, du sommet de la tour, le signal du départ. Quoique parfaitement d'accord, on crut pourtant y remarquer quelques dissonances; c'était Carathis qui chantait des hymnes au giaour, et dont les négresses et les muets faisaient la basse continue. Les bons musulmans, croyant entendre le bourdonnement de ces insectes nocturnes qui sont de mauvais présage, supplièrent Vathek d'avoir soin de sa personne sacrée. On arbore le grand étendard du califat; vingt mille lances brillent à sa suite; et le calife, foulant majestueusement aux pieds les tissus d'or étendus sur son passage, monte en litière aux acclamations de ses sujets. Alors, la marche s'ouvrit dans le plus bel ordre, et avec un si grand silence, qu'on entendait chanter les cigales dans les buissons de la plaine deCatoul. On fit six bonnes lieues avant l'aurore, et l'étoile du matin étincelait encore dans le firmament quand ce nombreux cortège arriva au bord du Tigre, où l'on dressa les tentes pour se reposer le reste de la journée. Trois jours s'écoulèrent de la même manière. Le quatrième, le ciel en courroux éclata de mille feux: la foudre faisait un fracas épouvantable, et les circassiennes tremblantes embrassaient leurs vilains gardiens. Le calife commençait à regretter le palais des sens; il avait grand'envie de se réfugier dans le gros bourg de Ghulchiffar, dont le gouverneur était venu lui offrir des rafraîchissements.Mais, ayant regardé ses tablettes, il se laissa intrépidement mouiller jusqu'aux os, malgré les instances de ses favorites. Son entreprise lui tenait trop à coeur, et ses grandes espérances soutenaient son courage. Bientôt le cortège s'égara; on fit venir les géographes pour savoir où l'on était; mais leurs cartes trempées étaient dans un état aussi piteux que leurs personnes; d'ailleurs, on n'avait point fait de long voyage depuis Haroun Al-Rachid: on ne savait donc plus de quel côté se diriger. Vathek, qui avait de grandes connaissances de la situation des corps célestes, ne savait où il en était sur la terre. Il grondait plus fort encore que le tonnerre, et lâchait quelquefois le mot de potence, qui ne flattait pas bien agréablement les oreilles littéraires. Enfin, ne voulant plus suivre que ses idées, il ordonna de traverser les rochers escarpés, et de prendre un chemin qu'il croyait devoir le conduire en quatre jours à Rocnabad: on eut beau faire des remontrances, son parti était pris. Les femmes et les eunuques, qui n'avaient jamais rien vu de pareil, frémissaient à l'aspect des gorges des montagnes, et faisaient des cris pitoyables en voyant les horribles précipices qui bordaient le sentier rapide où l'on était. La nuit tomba avant que le cortège eût atteint le sommet du plus haut rocher. Alors, un vent impétueux mit en pièces les rideaux des palanquins et des cages, et laissa les pauvres dames exposées à toutes les fureurs de l'orage. L'obscurité du ciel augmentait la terreur de cette nuit désastreuse; aussi n'était-ce que miaulements des pages et pleurs des demoiselles. Pour surcroît de malheur, on entendit des rugissements effroyables, et bientôt on aperçut dans l'épaisseur des forêts des yeux flamboyants, qui ne pouvaient être que ceux de diables ou de tigres. Les pionniers qui préparaient le chemin du mieux qu'ils pouvaient, et une partie de l'avant-garde, furent dévorés avant que de pouvoir se reconnaître. La confusion était extrême; les loups, les tigres et les autres animaux carnassiers, invités par leurs compagnons, accouraient de toutes parts. On entendait partout croquer des os, et dans l'air un épouvantable battement d'ailes; car les vautours commençaient à se mettre de la partie. L'effroi parvint enfin au grand corps de troupes qui entourait le monarque et son sérail, et qui était à deux lieues de distance. Vathek, choyé par ses eunuques, ne s'était encore aperçu de rien; il était mollement couché sur des coussins de soie dans son ample litière; et, pendant que deux petits pages, plus blancs que l'émail de Franguistan, lui chassaient les mouches, il dormait d'un profond sommeil, et voyait briller les trésors de Suleïman dans ses rêves. Les clameurs de ses femmes le réveillèrent en sursaut, et, au lieu du giaour avec sa clef d'or, il vit Bababalouk tout transi et consterné: sire, s'écria le fidèle serviteur du plus puissant des monarques, le malheur est à son comble; les bêtes féroces, qui ne vous respecteraient pas plus qu'un âne mort, sont tombées sur vos chameaux. Trente des plus richement chargés ont été dévorés avec leurs conducteurs; vos boulangers, vos cuisiniers et ceux qui portaient vos provisions de bouche ont éprouvé le même sort, et, si notre saint prophète ne nous protège pas, nous ne mangerons plus de notre vie. À ce mot de manger, le calife perdit toute contenance; il hurla et se donna de grands coups. Bababalouk, voyant que son maître avait tout à fait perdu la tête, se boucha les oreilles pour éviter au moins le tintamarre du sérail. Et, comme les ténèbres augmentaient, et que la rumeur devenait toujours plus grande, il prit un parti héroïque. Allons, mesdames et mes confrères, cria-t-il de toutes ses forces, mettons la main à l'oeuvre, battons le briquet au plus vite! Il ne sera pas dit que le commandeur des vrais croyants serve de pâture à des animaux infidèles. Quoiqu'il n'y eût pas mal de capricieuses et de revêches parmi ces belles, toutes furent soumises dans cette occasion. En un clin d'oeil, on vit paraître des feux dans toutes les cages. Dix mille flambeaux furent allumés sur-le-champ, tout le monde s'arme de gros cierges, et le calife lui-même en fait autant. Des étoupes trempées dans l'huile et allumées au bout de longues perches jetaient tant d'éclat que les rochers paraissaient éclairés comme en plein jour. L'air était rempli de tourbillons d'étincelles, et, le vent les chassant partout, le feu prit à la fougère et aux broussailles. Dans peu, l'incendie fit des progrès rapides; on vit ramper de toutes parts des serpents au désespoir et qui abandonnaient leur demeure avec des sifflements effroyables. Les chevaux, le nez au vent, hennissaient, battaient du pied, et ruaient sans quartier. Une des forêts de cèdre qu'on côtoyait alors s'embrasa, et les branches qui pendaient sur le chemin communiquèrent les flammes aux fines mousselines et aux belles toiles qui couvraient les cages des dames, et elles furent obligés d'en sortir, au hasard de se rompre le col. Vathek, vomissant mille blasphèmes, fut forcé tout comme les autres de mettre ses pieds sacrés à terre. Jamais rien de pareil n'était arrivé: les dames qui ne savaient pas se tirer d'affaire tombaient dans la fange, pleines de dépit, de honte et de rage. Moi, marcher! Disait l'une; moi, mouiller mes pieds! Disait l'autre; moi, salir mes robes! S'écriait une troisième; exécrable Bababalouk! Disaient-elles toutes à la fois, ordure d'enfer! Qu'avais-tu besoin de flambeaux? Plutôt que les tigres nous eussent dévorées, que d'être vues dans l'état où nous sommes! Nous voilà perdues pour jamais. Il n'y aura pas de portefaix dans l'armée, ni de décrotteur de chameaux qui ne puisse se vanter d'avoir vu une partie de notre corps, et, qui pis est, nos visages. En disant ces mots, les plus modestes se jetèrent la face dans les ornières. Celles qui avaient un peu plus de courage en voulurent à Bababalouk; mais lui, qui les connaissait et qui était fin, s'enfuit à toutes jambes avec ses confrères, en secouant leurs torches et battant des timbales. L'incendie répandit une lumière aussi vive que le soleil au plus beau jour de la canicule, et il faisait chaud à proportion. Oh! Comble d'horreur! On voyait le calife embourbé comme un simple mortel! Ses sens commencèrent à s'engourdir; il ne pouvait plus avancer. Une de ses femmes éthiopiennes (car il en avait une grande variété) eut pitié de lui, le prit à brasse-corps, le chargea sur ses épaules, et, voyant que le feu gagnait de tous côtés, elle partit comme un trait, malgré le poids de son fardeau. Les autres dames, auxquelles le danger avait rendu l'usage de leurs jambes, la suivirent de toutes leurs forces; les gardes se mirent à galoper après, et les palefreniers faisaient courir les chameaux en se culbutant les uns sur les autres. On arriva enfin au lieu où les bêtes féroces avaient commencé le carnage; mais elles avaient trop d'esprit pour ne s'être pas retirées au bruit d'un si horrible vacarme, ayant, du reste, soupé à merveille. Bababalouk se saisit pourtant de deux ou trois des plus grasses et qui s'étaient tant remplies qu'elles ne pouvaient plus bouger: il se mit à les écorcher proprement; et, comme on était déjà assez éloigné de l'embrasement pour que la chaleur n'en fût que médiocre et agréable, on se détermina à s'arrêter dans l'endroit où l'on était. On ramassa les lambeaux des toiles peintes; on enterra les débrits du repas des loups et des tigres; on se vengea sur quelques douzaines de vautours qui en avaient leur saoul; et, après avoir fait le dénombrement des chameaux qui préparaient tranquillement du sel ammoniac, on encagea tant bien que mal les dames, et on dressa la tente impériale sur le terrain le moins raboteux. Vathek s'étendit sur ses matelas de duvet et commençait à se refaire des secousses de l'éthiopienne; c'était une rude monture! Le repos ramena son appétit accoutumé; il demanda à manger: mais, hélas! Ces pains délicats qu'on cuisait dans des fours d'argent pour sa bouche royale, ces gâteaux friands, ces confitures ambrées, ces flacons de vin de Shiraz, ces porcelaines remplies de neige, ces excellents raisins qui croissent sur les bords du Tigre; tout avait disparu! Bababalouk n'avait à offrir qu'un gros loup rôti, des vautours à la daube, des herbes amères, des champignons vénéneux, des chardons et des racines de mandragore qui ulcéraient la gorge et mettaient la langue en pièces. Pour toutes liqueurs, il ne possédait que quelques fioles de méchante eau-de-vie, que les marmitons avaient cachées dans leurs babouches. On conçoit qu'un repas aussi détestable dut mettre Vathek au désespoir; il se bouchait le nez et mâchait avec des grimaces affreuses. Cependant, il ne mangea pas mal, et s'endormit pour mieux digérer. Pendant ce temps, tous les nuages avaient disparu de dessus l'horizon. Le soleil était ardent, et ses rayons réfléchis par les rochers rôtissaient le calife, malgré les rideaux qui l'enveloppaient. Un essaim de moucherons puants et couleur d'absinthe le piquaient jusqu'au sang. N'en pouvant plus, il se réveille en sursaut, et, hors de lui, il ne savait que devenir et se débattait de toutes ses forces, tandis que Bababalouk continuait de ronfler, couvert de ces vilains insectes qui lui courtisaient le nez. Les petits pages avaient jeté leurs éventails par terre. Ils étaient à moitié morts, et employaient leurs voix expirantes à faire des reproches amers au calife, qui, pour la première fois de sa vie, entendit la vérité. Alors, il renouvela ses imprécations contre le giaour, et commença même à dire quelques douceurs à Mahomet. Où suis-je? S'écria-t-il: quels sont ces affreux rochers! Ces vallées de ténèbres? Sommes-nous arrivés à l'épouvantable caf? La simorgue va-t-elle venir me crever les yeux pour venger mon expédition impie! En parlant ainsi, il mit la tête à une ouverture du pavillon; mais, hélas! Quels objets se présentèrent à sa vue! D'un côté, une plaine de sable noir dont on ne voyait point l'extrémité; de l'autre, des rochers perpendiculaires tout couverts de ces abominables chardons qui lui faisaient encore cuire la langue. Il crut pourtant découvrir parmi les ronces et les épines quelques fleurs gigantesques; il se trompait: ce n'était que des morceaux de toiles peintes et des lambeaux de son magnifique cortège. Comme il y avait plusieurs crevasses dans le roc, Vathek prêta l'oreille, dans l'espoir d'y entendre le bruit de quelque torrent; mais il n'entendit que le sourd murmure de gens, qui, en maudissant leur voyage, demandaient de l'eau. Il y en avait même qui criaient auprès de lui: pourquoi avons-nous été conduits ici? Notre calife a-t-il quelqu'autre tour à bâtir? Ou, est-ce que les afrites impitoyables que Carathis aime tant font ici leur demeure? À ce nom de Carathis, Vathek se ressouvint de certaines tablettes qu'elle lui avait données, en lui conseillant d'y avoir recours dans les cas désespérés. Pendant qu'il les feuilletait, il entendit un cri de joie et des battements de mains; les rideaux du pavillon s'ouvrirent, et il vit Bababalouk suivi d'une troupe de ses favorites. Ils lui amenaient deux nains d'une coudée de haut, portant une grande corbeille remplie de melons, d'oranges et de grenades, et qui chantaient d'une voix argentine les paroles suivantes: "nous habitons sur la cime de ces rochers une cabane tissue de cannes et de joncs; les aigles nous envient notre séjour; une petite source nous y fournit de quoi faire l'abdeste, et jamais un jour ne se passe sans que nous récitions les prières prescrites par notre saint prophète. Nous vous chérissons, ô commandeur des fidèles! Notre maître, le bon Emir Fakreddin, vous chérit aussi; il révère en vous le vicaire de Mahomet. Tout petits que nous sommes, il a de la confiance en nous; il sait que nos coeurs sont aussi bons que nos corps sont méprisables; et il nous a placés ici pour secourir ceux qui s'égarent dans ces tristes montagnes. Nous étions, la nuit dernière, occupés dans notre petite cellule de la lecture du saint coran, lorsque les vents impétueux ont éteint tout à coup nos lumières, et fait trembler notre habitation. Deux heures se sont écoulées dans les plus profondes ténèbres; alors, nous entendîmes au loin des sons que nous avons pris pour ceux des clochettes d'un cafila qui traversait les rocs. Bientôt des cris, des rugissements et le son des timbales ont frappé nos oreilles. Glacés d'effroi, nous avons pensé que le deggial, avec ses anges exterminateurs, venait répandre ses fléaux sur la terre.Au milieu de ces réflexions, des flammes couleur de sang se sont élevées sur l'horizon, et, quelques moments après, nous fûmes tout couverts d'étincelles. Hors de nous-mêmes à ce spectacle effrayant, nous nous sommes agenouillés, nous avons ouvert le livre dicté par les bienheureuses intelligences, et, à la clarté des feux qui nous entouraient, nous avons lu le verset qui dit: on ne doit mettre sa confiance qu'en la miséricorde du ciel; il n'y a de ressource que dans le saint prophète; la montagne de Caf elle-même peut trembler, la puissance d'Allah est seule inébranlable. Après avoir prononcé ces paroles, un calme céleste s'est emparé de nos âmes; il s'est fait un profond silence, et nos oreilles ont distinctement ouï dans l'air une voix qui disait: serviteurs de mon serviteur fidèle, mettez vos sandales et descendez dans l'heureuse vallée qu'habite Fakreddin; dites-lui qu'une occasion illustre se présente pour satisfaire la soif de son coeur hospitalier: c'est le commandeur des vrais croyants qui erre lui-même dans ces montagnes; il faut le secourir. Joyeusement, nous avons obéi à l'angélique mission; et notre maître, plein d'un zèle pieux, a cueilli de ses propres mains ces melons, ces oranges, ces grenades; il nous suit avec cent dromadaires chargés des eaux les plus limpides de ses fontaines; il vient baiser la frange de votre robe sacrée, et vous supplier d'entrer dans son humble demeure, qui est enchâssée dans ces déserts arides comme une émeraude dans le plomb." Les nains, après avoir parlé ainsi, restèrent debout les mains croisées sur l'estomac, et dans un profond silence. Pendant cette belle harangue, Vathek s'était saisi de la corbeille, et, longtemps avant qu'elle fût finie, les fruits s'étaient fondus dans sa bouche. À mesure qu'il les mangeait, il devenait pieux, récitait ses prières, et demandait en même temps l'alcoran et du sucre. Il était dans ces dispositions, quand les tablettes, qu'il avait posées à l'apparition des nains, lui donnèrent dans la vue; il les reprit: mais il pensa tomber de son haut, en y voyant en grands caractères rouges, tracés par la main de Carathis, ces paroles qui étaient d'un à-propos à faire trembler: "garde-toi bien des vieux docteurs et de leurs petits messagers qui n'ont qu'une coudée; méfie-toi de leurs supercheries pieuses; au lieu de manger leurs melons, il faut les mettre eux-mêmes à la broche. Si tu es assez faible pour entrer chez eux, la porte du palais souterrain se fermera et son mouvement te mettra en lambeaux. On crachera sur ton corps, les chauves-souris feront leur nid de ton ventre." Que signifie ce galimatias épouvantable? S'écria le calife: faut-il que j'expire de soif dans ces déserts de sable, pendant que je puis me rafraîchir dans l'heureuse vallée des melons et des concombres? Que maudit soit le giaour avec son portail d'ébène! Il m'a fait assez morfondre; d'ailleurs, qui me donnera des lois? Je ne dois entrer chez personne, dit-on; eh! Puis-je entrer dans quelque lieu qui ne m'appartienne? Bababalouk, qui ne perdait pas une parole de ce soliloque, y applaudissait de tout son coeur, et toutes les dames furent de son avis; ce qui jusqu'alors n'était pas arrivé. On fêta les nains, on les caressa, on les mit bien proprement sur de petits carreaux de satin, on admira la symétrie de leurs petits corps, on voulait tout voir, on leur présenta des breloques et du bonbon; mais ils refusèrent tout avec une gravité admirable. Ils grimpèrent sur l'estrade du calife, et, se plaçant sur ses épaules, ils lui bourdonnèrent des prières dans les deux oreilles. Leurs petites langues allaient comme les feuilles du tremble, et la patience de Vathek touchait à sa fin, quand les acclamations des troupes annoncèrent l'arrivée de Fakreddin, avec cent barbons, autant d'alcorans et autant de dromadaires. On se mit vite aux ablutions et à réciter le bismillah. Vathek se débarrassa de ses importuns moniteurs, et en fit de même; car il avait les mains brûlantes. Le bonEmir, qui était religieux à toute outrance, et grand complimenteur, fit une harangue cinq fois plus longue et cinq fois moins intéressante, que celle de ses petits précurseurs. Le calife, n'y pouvant plus tenir, s'écria: pour l'amour de Mahomet! Finissons, mon cher Fakreddin, et allons dans votre verte vallée manger les beaux fruits dont le ciel vous a fait présent. Sur ce mot d'allons, on se mit en marche; les vieillards allaient un peu lentement; mais Vathek, sous main, avait ordonné aux petits pages d'éperonner les dromadaires. Les cabrioles que ces animaux faisaient, et l'embarras de leurs cavaliers octogénaires étaient si plaisants, qu'on n'entendait qu'éclats de rire dans toutes les cages. On descendit pourtant heureusement dans la vallée par de grands escaliers que l'Emir avait fait pratiquer dans le roc; et déjà on commençait à entendre le murmure des ruisseaux et le frémissement des feuilles. Le cortège enfila bientôt un sentier bordé d'arbustes fleuris, qui aboutissaient à un grand bois de palmiers, dont les branches ombrageaient un vaste bâtiment de pierre de taille. Cet édifice était couronné de neuf dômes, et orné d'autant de portails de bronze sur lesquels les mots suivants étaient gravés en émail: c'est ici l'asile des pèlerins, le refuge des voyageurs et le dépôt des secrets de tous les pays du monde. Neuf pages, beaux comme le jour, et décemment vêtus de longues robes de lin d'Égypte, se tenaient à chaque porte. Ils reçurent la procession d'un air ouvert et caressant. Quatre des plus aimables placèrent le calife sur un tecthravan magnifique; quatre autres, un peu moins gracieux, se chargèrent de Bababalouk, qui tressaillait de joie en voyant l'heureux gîte qu'il devait avoir: le reste du train fut soigné par les autres pages. Quand tout ce qui était mâle eut disparu, la porte d'une grande enceinte qu'on voyait à droite tourna sur ses gonds harmonieux, et il en sortit une jeune personne d'une taille légère, et dont la chevelure d'un blond cendré flottait au gré des zéphirs du crépuscule. Une troupe de filles, semblables aux pléiades, la suivait sur la pointe des pieds. Elles accoururent toutes aux pavillons où étaient les sultanes, et la demoiselle, s'inclinant avec grâce, leur dit: mes charmantes princesses, on vous attend; nous avons dressé des lits de repos, et jonché vos appartements de jasmin: nul insecte n'écartera le sommeil de vos paupières; nous les chasserons avec un million de plumes. Venez donc, aimables dames, rafraîchir vos pieds délicats et vos membres d'ivoire dans des bains d'eau de rose; et à la douce lueur des lampes parfumées, nos servantes vous feront des contes. Les sultanes acceptèrent avec grand plaisir ces offres obligeantes, et suivirent la demoiselle dans le harem de l'Emir; mais il faut les quitter un moment pour retourner au calife. Ce prince avait été conduit sous un grand dôme, éclairé de mille lampes de cristal de roche. Autant de vases de la même matière, remplis d'un sorbet délicieux, étincelaient sur une grande table où se trouvait une profusion de mets délicats. Il y avait entr'autres du riz au lait d'amandes, des potages au safran, et de l'agneau à la crême que le calife aimait beaucoup. Il en mangea avec excès, témoigna bien de l'amitié à l'Emir dans la gaieté de son coeur, et fit danser les nains malgré eux; car ces petits dévôts n'osaient désobéir au commandeur des fidèles. Enfin, il s'étendit sur le sofa, et dormit plus tranquillement qu'il n'avait fait de sa vie. Il régnait sous ce dôme un silence paisible que rien n'interrompait que le bruit des mâchoires de Bababalouk, qui se refaisait du triste jeûne auquel il avait été forcé dans les montagnes. Comme il était de trop bonne humeur pour dormir, et qu'il n'aimait pas à être désoeuvré, il voulut aller tout de suite au harem pour soigner ses dames, voir si elles s'étaient frottées à propos de baume de La Mecque, si leurs sourcils et toutes les autres choses étaient en ordre chez elles; en un mot, pour leur rendre tous les menus services dont elles avaient besoin. Il chercha longtemps, mais sans succès, la porte qui conduisait au harem. De peur d'éveiller le calife, il n'osait crier, et personne ne bougeait dans le palais. Il commençait à désespérer de venir à bout de son dessein, lorsqu'il entendit un petit chuchotement; c'étaient les nains qui étaient retournés à leur ancienne occupation, et qui, pour la neuf cent neuvième fois de leur vie, relisaient l'alcoran. Ils invitèrent très poliment Bababalouk à les entendre; mais il avait bien d'autres choses à faire. Les nains, quoiqu'un peu scandalisés, lui indiquèrent le chemin des appartements qu'il cherchait. Il fallait, pour y arriver, passer par cent corridors fort obscurs. Il les enfila en tâtonnant, et à la fin, au bout d'une longue allée, il commença à entendre l'agréable caquet des femmes, et son coeur en fut tout réjoui. Ah! Ah! Vous n'êtes pas encore endormies, s'écria-t-il, en faisant de grandes enjambées; ne croyez pas que j'aie abdiqué ma charge; je m'étais seulement arrêté pour manger les restes de notre maître. Deux eunuques noirs, entendant parler si haut, se détachèrent des autres à la hâte, le sabre à la main; mais bientôt on répéta de tous côtés: ce n'est que Bababalouk, ce n'est que Bababalouk! En effet, ce vigilant gardien s'avança vers une portière de soie incarnat, à travers laquelle luisait une clarté agréable, qui lui fit distinguer un grand bain de porphyre foncé, et d'une forme ovale.D'amples rideaux tombant en grand replis entouraient ce bain; ils étaient à demi-ouverts, et laissaient entrevoir des groupes de jeunes esclaves, parmi lesquelles Bababalouk reconnut ses anciennes pupilles étendant mollement les bras, comme pour embrasser l'eau parfumée, et se refaire de leurs fatigues. Les regards langoureux et tendres, les mots à l'oreille, les sourires enchanteurs qui accompagnaient les petites confidences, la douce odeur des roses, tout inspirait une volupté, contre laquelle Bababalouk lui-même avait de la peine à se défendre. Il garda pourtant un grand sérieux, et commanda d'un ton magistral de faire sortir ces belles de l'eau et de les peigner d'importance. Tandis qu'il donnait ces ordres, la jeune Nouronihar, fille de l'Emir, gentille comme une gazelle, et pleine d'espièglerie, fit signe à une de ses esclaves de descendre tout doucement la grande escarpolette qui était attachée au plancher avec des cordons de soie. Pendant qu'on faisait cette manoeuvre, elle parla des doigts aux femmes qui étaient dans le bain, et qui, bien que fâchées d'être obligées de sortir de ce séjour de mollesse, emmêlèrent leurs cheveux pour donner de l'occupation à Bababalouk, et lui faisaient mille autres niches. Quand Nouronihar le vit prêt à perdre patience, elle s'approcha de lui avec un respect affecté, et lui dit: seigneur, il n'est pas décent que le chef des eunuques du calife, notre souverain, se tienne ainsi debout; daignez reposer votre gentille personne sur ce sofa, qui se rompra de dépit s'il n'a pas l'honneur de vous recevoir. Charmé de ces accents flatteurs, Bababalouk répondit galamment: délices de mes prunelles, j'accepte la proposition qui découle de vos lèvres sucrées; et, à dire vrai, mes sens sont affaiblis par l'admiration que m'a causée la splendeur rayonnante de vos charmes.-Reposez-vous donc, reprit la belle, en le plaçant sur le prétendu sofa. Tout à coup, la machine partit comme un éclair. Toutes les femmes, voyant alors de quoi il s'agissait, sortirent nues du bain et se mirent follement à donner le branle à l'escarpolette. Dans peu elle parcourut tout l'espace d'un dôme fort élevé, et faisait perdre la respiration à l'infortuné Bababalouk. Quelquefois il rasait l'eau, et quelquefois il allait donner du nez contre les vitres; en vain, il remplissait l'air de ses cris avec une voix qui ressemblait au son d'un pot cassé; les éclats de rire ne permettaient pas de les entendre. Nouronihar, ivre de jeunesse et de gaieté, était bien accoutumée aux eunuques des harems ordinaires; mais elle n'en avait jamais vu d'aussi dégoûtant ni d'aussi royal: aussi se divertissait-elle plus que toutes les autres. Enfin elle se mit à parodier des vers persans, et chanta: "douce et blanche colombe qui vole dans les airs, donne quelque oeillade à ta fidèle compagne. Gazouillant rossignol, je suis ta rose; chante-moi donc quelques couplets agréables." Les sultanes et les esclaves, animées par ces plaisanteries, firent tant jouer l'escarpolette que la corde se cassa, et que le pauvre Bababalouk tomba comme une tortue au milieu du bain. Il se fit un cri général; douze petites portes qu'on n'apercevait pas s'ouvrirent, et l'on s'échappa bien vite après lui avoir jeté tous les linges sur la tête, et avoir éteint les lumières. Le déplorable animal, dans l'eau jusqu'au col et dans l'obscurité, ne pouvait se débarrasser du fatras qu'on lui avait jeté, et entendait, à sa grande douleur, des éclats de rire de tous côtés. C'était en vain qu'il se débattait pour sortir du bain; le bord, tout imbibé de l'huile qui avait coulé des lampes cassées, le faisait glisser et retomber avec un bruit sourd qui résonnait dans le dôme. À chaque chute, les maudits éclats de rire redoublaient. Croyant ce lieu habité par des démons plutôt que par des femmes, il prit le parti de ne plus tâtonner et de rester tristement dans le bain. Son humeur s'exhala en soliloques remplis d'imprécations, dont ses malicieuses voisines, nonchalamment couchées ensemble, ne perdaient pas un mot. Le matin le surprit dans ce bel état; on le tira enfin de dessous le monceau de linge, à demi étouffé et trempé jusqu'aux os. Le calife l'avait fait chercher partout, et il se présenta devant son maître en boitant et en claquant des dents. Vathek s'écria en le voyant dans cet état: qu'as-tu donc? Qui est-ce qui t'a mis à la marinade? Et vous-même, qui vous a fait entrer dans ce mauvais gîte? Demanda Bababalouk à son tour. Est-ce qu'un monarque, tel que vous, doit venir se fourrer avec son harem, chez un barbon d'Emir qui ne sait pas vivre? Les gracieuses demoiselles qu'il tient ici! Imaginez-vous qu'elles m'ont trempé comme une croûte de pain, et m'ont fait danser toute la nuit sur leur maudite escarpolette comme un saltimbanque. Voilà un bel exemple pour vos sultanes, à qui j'avais inspiré tant de bienséance! Vathek, ne comprenant rien à ce discours, se fit expliquer toute l'histoire. Mais, au lieu de plaindre le pauvre hère, il se mit de toute sa force à rire de la figure qu'il devait faire sur l'escarpolette. Bababalouk en fut outré, et peu s'en fallut qu'il ne perdît tout respect. Riez, riez, seigneur, disait-il; je voudrais que cette Nouronihar vous jouât aussi quelque tour; elle est assez méchante pour ne pas vous épargner vous-même. Ces mots ne firent pas d'abord une grande impression sur le calife; mais il s'en ressouvint dans la suite. Au milieu de cette conversation, arriva Fakreddin pour inviter Vathek à des prières solennelles et aux ablutions qui se faisaient dans une vaste prairie, arrosée par une infinité de ruisseaux. Le calife trouva l'eau fraîche, mais les prières ennuyeuses à mort. Il se divertissait pourtant de la multitude de calenders, de santons et de derviches, qui allaient et venaient dans la prairie. Les bramanes, les faquirs et autres cagots venus des grandes Indes, et qui en voyageant s'étaient arrêtés chez l'Emir, l'amusaient surtout beaucoup. Ils avaient tous quelque momerie favorite: les uns traînaient une grande chaîne; les autres, un orang-outang; d'autres étaient armés de disciplines; tous réussissaient à merveille dans leurs différents exercices. On en voyait qui grimpaient sur les arbres, tenaient un pied en l'air, se balançaient sur un petit feu, et se donnaient des nazardes sans pitié. Il y en avait aussi qui chérissaient la vermine, et celle-ci ne répondait pas mal à leurs caresses. Ces cagots ambulants soulevaient le coeur des derviches, des calenders et des santons. On les avait rassemblés, dans l'espoir que la présence du calife les guérirait de leur folie, et les convertirait à la foi musulmane: mais, hélas! On se trompa beaucoup. Au lieu de les prêcher, Vathek les traita comme des bouffons, leur dit de faire ses compliments à Visnou et à Ixhora, et se prit de fantaisie pour un gros vieillard de l'île de Seremdib, qui était le plus ridicule de tous. Ah çà! Lui dit-il, pour l'amour de tes dieux, fais quelque gambade qui m'amuse. Le vieillard offensé se mit à pleurer; et, comme il était un vilain pleureur, Vathek lui tourna le dos. Bababalouk, qui suivait le calife avec un parasol, lui dit alors: que votre majesté prenne garde à cette canaille. Quelle diable d'idée de la rassembler ici! Faut-il qu'un grand monarque soit régalé d'un tel spectacle, avec des intermèdes de talapoins plus galeux que des chiens! Si j'étais vous, j'ordonnerais un grand feu, et je purgerais la terre de l'Emir, de son harem et de toute sa ménagerie. Tais-toi! Répondit Vathek. Tout ceci m'amuse infiniment, et je ne quitterai pas la prairie que je n'aie vérifié tous les animaux qui l'habitent. À mesure que le calife allait en avant, on lui présentait toutes sortes d'objets pitoyables: des aveugles, des demi-aveugles, des messieurs sans nez, des dames sans oreilles, et le tout pour relever la grande charité de Fakreddin qui, avec ses barbons, distribuait à la ronde les cataplasmes et les emplâtres. À midi, il se fit une superbe entrée d'estropiés, et bientôt on vit dans la plaine les plus jolies sociétés d'infirmes. Les aveugles, en tâtonnant, allaient avec les aveugles; les boiteux clochaient ensemble, et les manchots gesticulaient du seul bras qui leur restât. Aux bords d'une grande chute d'eau se trouvaient les sourds; ceux dePégu avaient les oreilles les plus belles et les plus larges, et jouissaient de l'agrément d'entendre encore moins que les autres. Ce lieu était aussi le rendez-vous de superfluités en tout genre, comme des goîtres, des bosses, et même des cornes, dont plusieurs avaient un poli admirable. L'Emir voulut rendre la fête solennelle, et faire tous les honneurs possibles à son illustre convive; en conséquence, il fit étendre sur le gazon une multitude de peaux et de nappes.On servit des pilans de toutes les couleurs, et autres mets orthodoxes pour les bons musulmans. Vathek, qui était honteusement tolérant, avait eu le soin d'ordonner des petits plats d'abomination qui scandalisaient les fidèles. Bientôt, toute la sainte assemblée se mit à manger de son mieux. Le calife eut envie d'en faire autant; et, malgré toutes les remontrances du chef des eunuques, il voulut dîner sur le lieu même. Aussitôt l'Emir fit dresser une table à l'ombre des saules. Au premier service on donna du poisson tiré d'une rivière qui coulait sur un sable doré au pied d'une colline fort haute. On rôtissait ce poisson à mesure qu'on le prenait, et on l'assaisonnait ensuite avec des fines herbes du mont Sina; car chez l'Emir tout était aussi pieux qu'excellent. On était aux entremets du festin, quand tout à coup un son mélodieux de luths, que répétaient les échos, se fit entendre sur la colline. Le calife, saisi d'étonnement et de plaisir, leva la tête, et il lui tomba sur le visage un bouquet de jasmin. Mille éclats de rire succédèrent à cette petite niche, et à travers les buissons on aperçut les formes élégantes de plusieurs jeunes filles qui sautillaient comme des chevreuils. L'odeur de leurs chevelures parfumées parvint jusqu'à Vathek; il suspendit son repas, et comme enchanté il dit à Bababalouk: les périses sont-elles descendues de leurs sphères? Vois-tu celle dont la taille est si déliées, qui court avec tant d'intrépidité sur les bords des précipices, et qui, en tournant sa tête, semble ne faire attention qu'aux gracieux replis de sa robe? Avec quelle jolie petite impatience elle dispute son voile aux buissons! Serait-ce elle qui m'a jeté les jasmins? Oh! C'est bien elle, répondit Bababalouk, et elle serait fille à vous jeter vous-même du rocher en bas; je la reconnais: c'est ma bonne amie Nouronihar, qui m'a si joliment prêté son escarpolette. Allons, mon cher seigneur et maître, continua-t-il, en rompant une branche de saule, permettez-moi de l'aller fustiger pour vous avoir manqué de respect. L'Emir ne saurait s'en plaindre; car, sauf ce que je dois à sa piété, il a grand tort de tenir un troupeau de demoiselles sur les montagnes; l'air vif donne trop d'activité aux pensées. Paix, blasphémateur! Dit le calife; ne parle pas ainsi de celle qui entraîne mon coeur sur ces montagnes. Fais plutôt que mes yeux se fixent sur les siens, et que je puisse respirer sa douce haleine. Avec quelle grâce et quelle légèreté elle court palpitant dans ces lieux champêtres! En disant ces mots, Vathek étendit ses bras vers la colline, et, levant les yeux avec une agitation qu'il n'avait jamais sentie, il cherchait à ne pas perdre de vue celle qui l'avait déjà captivé. Mais sa course était aussi difficile à suivre que le vol d'un de ces beaux papillons azurés de cachemire, si rares et si sémillants. Vathek, non content de voir Nouronihar, voulait aussi l'entendre, et prêtait avidement l'oreille pour distinguer ses accents. Enfin, il entendit qu'elle disait à une de ses compagnes, en chuchotant derrière le petit buisson d'où elle avait jeté le bouquet: il faut avouer qu'un calife est une belle chose à voir: mais mon petit Gulchenrouz est bien plus aimable; une tresse de sa douce chevelure vaut mieux que toute la riche broderie des Indes; j'aime mieux que ses dents me serrent malicieusement le doigt que la plus belle bague du trésor impérial. Où l'as-tu laissé, Sutlemémé? Pourquoi n'est-il pas ici? Le calife inquiet aurait bien voulu en entendre davantage; mais elle s'éloigna avec toutes ses esclaves. L'amoureux monarque la suivit des yeux jusqu'à ce qu'il l'eût perdue de vue, et demeura tel qu'un voyageur égaré pendant la nuit, à qui les nuages dérobent la constellation qui le dirige. Un rideau de ténèbres semblait s'être abaissé devant lui; tout lui paraissait décoloré, tout avait pour lui changé de face. Le bruit du ruisseau portait la mélancolie dans son âme, et ses larmes tombaient sur les jasmins qu'il avait recueillis dans son sein brûlant. Il ramassa même quelques cailloux pour se ressouvenir de l'endroit où il avait senti les premiers élans d'une passion qui jusqu'alors lui avait été inconnue. Mille fois, il avait tâché de s'en éloigner, mais c'était en vain. Une douce langueur absorbait son âme. Étendu au bord du ruisseau, il ne cessait de tourner ses regards vers la cime bleuâtre de la montagne. Que me caches-tu, rocher impitoyable! S'écriait-il: qu'est-elle devenue? Qu'est-ce qui se passe dans tes solitudes? Ciel! Peut-être en ce moment elle erre dans tes grottes avec son heureux Gulchenrouz! Cependant le serein commençait à tomber. L'Amir, inquiet pour la santé du calife, fit avancer la litière impériale; Vathek s'y laissa porter sans s'en apercevoir, et fut ramené dans le superbe salon où il avait été reçu la veille. Mais laissons le calife livré à sa nouvelle passion, et suivons sur les rochers Nouronihar, qui avait enfin rejoint son cher petit Gulchenrouz. Ce Gulchenrouz était le seul enfant d'AliHassan, frère de l'Emir, et la créature de l'univers la plus délicate, la plus aimable. Depuis dix ans, son père était parti pour voyager sur des mers inconnues, et l'avait confié aux soins de Fakreddin. Gulchenrouz savait écrire en différents caractères avec une précision merveilleuse, et peignait sur le vélin les plus jolies arabesques du monde. Sa voix était douce, et il l'accordait avec le luth de la manière la plus attendrissante. Quand il chantait les amours de Meignoum et de Leilah, ou de quelques autres amants infortunés de ces siècles antiques, les larmes baignaient les yeux de ses auditeurs. Ses vers (car, comme Meignoum, il était poète) inspiraient une langueur et une molesse bien dangereuses pour les femmes. Toutes l'aimaient à la folie; et, quoiqu'il eût treize ans, on n'avait pas encore pu l'arracher du harem. Sa danse était légère comme celle de ces duvets que font voltiger dans l'air les zéphirs du printemps. Mais ses bras, qui s'entrelaçaient si gracieusement avec ceux des jeunes filles lorsqu'il dansait, ne pouvaient pas lancer les dards à la chasse, ni dompter les chevaux fougeux que son oncle nourrissait dans ses pâturages. Il tirait pourtant de l'arc d'une main sûre, et il aurait devancé tous les jeunes gens à la course, si on avait osé rompre les liens de soie qui l'attachaient à Nouronihar. Les deux frères avaient mutuellement engagé leurs enfants l'un à l'autre, etNouronihar aimait son cousin encore plus que ses propres yeux, tout beaux qu'ils étaient. Ils avaient tous deux les mêmes goûts et les mêmes occupations, les mêmes regards longs et languissants, la même chevelure, la même blancheur; et quand Gulchenrouz se parait des robes de sa cousine, il semblait être plus femme qu'elle. Si par hasard il sortait un moment du harem pour aller chez Fakreddin, c'était avec la timidité du faon qui s'est séparé de la biche. Avec tout cela, il avait assez d'espièglerie pour se moquer des barbons solennels; aussi le tançaient-ils quelquefois sans pitié. Alors, il se plongeait avec transport dans l'intérieur du harem, tirait toutes les portières sur lui et se réfugiait en sanglotant dans les bras de Nouronihar. Elle aimait ses fautes plus qu'on n'a jamais aimé les vertus. Or, Nouronihar, après avoir laissé le calife dans la prairie, courut avec Gulchenrouz sur les montagnes tapissées de gazon, qui protégeaient la vallée où Fakreddin faisait sa résidence. Le soleil quittait l'horizon; et ces jeunes gens, dont l'imagination était vive et exaltée, crurent voir dans les beaux nuages du couchant les dômes de Shaddukian et d'Ambreabad où les péris font leur demeure. Nouronihar s'était assise sur le penchant de la colline, et tenait la tête parfumée de Gulchenrouz sur ses genoux. Mais l'arrivée imprévue du calife, et l'éclat qui l'environnait avaient déjà troublée son âme ardente. Entraînée par sa vanité, elle n'avait pu s'empêcher de se faire remarquer de ce prince. Elle avait bien vu qu'il ramassait les jasmins qu'elle lui avait jetés, et son amour-propre en était flatté. Aussi, fut-elle toute troublée, lorsque Gulchenrouz s'avisa de lui demander ce qu'était devenu le bouquet qu'il avait cueilli. Pour toute réponse, elle le baisa au front et, s'étant levée à la hâte, elle se promena à grands pas dans une agitation et une inquiétude qu'on ne saurait décrire. Cependant la nuit avançait: l'or pur du soleil couchant avait fait place à un rouge sanguin; des couleurs comme celle d'une fournaise ardente donnaient sur les joues enflammées deNouronihar. Le pauvre petit Gulchenrouz s'en aperçut. Il tressaillait jusqu'au fond de son âme de ce que son aimable cousine était si agitée. Retirons-nous, lui dit-il d'une voix timide, il y a quelque chose de funeste dans les cieux. Ces tamarins tremblent plus qu'à l'ordinaire, et ce vent me glace le coeur. Allons, retirons-nous; cette soirée est bien lugubre. En disant ces mots, il avait pris Nouronihar par la main, et l'entraînait de toutes ses forces. Celle-ci le suivit sans savoir ce qu'elle faisait. Mille idées étranges roulaient dans son esprit. Elle passa un grand rond de chèvrefeuille qu'elle aimait beaucoup, sans y faire attention; Gulchenrouz seul, quoiqu'il courait comme si une bête sauvage était à ses trousses, ne put s'empêcher d'en arracher quelques tiges. Les jeunes filles, les voyant venir si vite, crurent que, selon leur coutume, ils voulaient danser. Aussitôt elles s'assemblèrent en cercle et se prirent par la main; mais Gulchenrouz, hors d'haleine, se laissa aller sur la mousse. Alors, la consternation se répandit parmi cette troupe folâtre;Nouronihar, presque hors d'elle-même, et aussi fatiguée du tumulte de ses pensées que de la course qu'elle venait de faire, se jeta sur lui. Elle prit ses petites mains glacées, les réchauffa dans son sein, et frotta ses tempes d'une pommade odoriférante. Enfin, il revint à lui, et, s'enveloppant la tête dans la robe de Nouronihar, la supplia de ne pas retourner encore au harem. Il craignait d'être grondé par Shaban, son gouverneur, vieil eunuque ridé et qui n'était pas des plus doux. Ce gardien rébarbatif aurait trouvé mauvais qu'il eût dérangé la promenade accoutumée de Nouronihar. Toute la bande s'assit donc en rond sur la pelouse, et on commença mille jeux enfantins. Les eunuques se placèrent à quelque distance, et s'entretinrent ensemble. Tout le monde était joyeux, Nouronihar resta pensive et abattue. La nourrice s'en aperçut, et se mit à faire des contes plaisants, auxquels Gulchenrouz, qui avait déjà oublié toutes ses inquiétudes, prenait grand plaisir. Il riait, il battait des mains, et faisait cent petites niches à toute la compagnie, même aux eunuques, qu'il voulait absolument faire courir après lui, en dépit de leur âge et de leur décrépitude. Sur ces entrefaites, la lune se leva; la soirée était délicieuse, et on se trouva si bien, qu'on résolut de souper au grand air. Un des eunuques courut chercher des melons; les autres firent pleuvoir des amandes fraîches en secouant les arbres qui ombrageaient l'aimable bande. Sutlemémé, qui excellait à faire des salades, remplit des grandes jattes de porcelaine d'herbes les plus délicates, d'oeufs de petits oiseaux, de lait caillé, de jus de citron et de tranches de concombres, et en servit à la ronde, avec une grande cuiller de cocknos. Mais Gulchenrouz niché, à son ordinaire, dans le sein de Nouronihar, fermait ses petites lèvres vermeilles lorsque Sutlemémé lui présentait quelque chose. Il ne voulait rien recevoir que de la main de sa cousine, et s'attachait à sa bouche comme une abeille qui s'enivre du suc des fleurs. Pendant l'allégresse, qui était générale, on vit une lumière sur la cime de la plus haute montagne. Cette lumière répandait une clarté douce, et on l'aurait prise pour celle de la lune en son plein, si cet astre n'eût pas été sur l'horizon. Ce spectacle causa une émotion générale; on s'épuisait en conjectures. Ce ne pouvait pas être l'effet d'un embrasement, car la lumière était claire et bleuâtre. Jamais on n'avait vu de météore d'un tel coloris, ni de cette grandeur. Un moment, cette étrange clarté devenait pâle; un instant après, elle se ranimait. D'abord, on la crut fixée sur le pic du rocher; tout à coup, elle le quitta et étincela dans un bois touffu de palmiers; de là, se portant le long des torrents, elle s'arrêta enfin à l'entrée d'un vallon étroit et ténébreux. Gulchenrouz, dont le coeur frissonnait à tout ce qui était imprévu et extraordinaire, tremblait de peur. Il tirait Nouronihar par sa robe, et la suppliait de retourner au harem. Les femmes en firent de même; mais la curiosité de la fille de l'Emir était trop forte, elle l'emporta. À tout hasard, elle voulut courir après le phénomène. Pendant qu'on disputait ainsi, il partit de la lumière un trait de feu si éblouissant, que tout le monde se sauva en jetant de grands cris. Nouronihar fit aussi quelques pas en arrière; bientôt elle s'arrêta, et s'avança du côté du phénomène. Le globe s'était fixé dans le vallon, et y brûlait dans un majestueux silence. Nouronihar, croisant alors les mains sur sa poitrine, hésita quelques moments. La peur de Gulchenrouz, la solitude profonde où elle se trouvait pour la première fois de sa vie, le calme imposant de la nuit: tout concourait à l'épouvanter. Plus de mille fois elle fut sur le point de s'en retourner; mais le globe lumineux se retrouvait toujours devant elle. Poussée par une impulsion irrésistible, elle s'en approcha au travers des ronces et des épines, et malgré tous les obstacles qui devaient naturellement arrêter ses pas. Lorsqu'elle fut à l'entrée du vallon, d'épaisses ténèbres l'environnèrent tout à coup, et elle n'aperçut plus qu'une faible étincelle, qui était fort éloignée. Le bruit des chutes d'eau, le froissement des branches de palmiers, et les cris funèbres et interrompus des oiseaux qui habitaient les troncs d'arbres: tout portait la terreur dans son âme. À chaque instant, elle croyait fouler aux pieds quelque reptile venimeux. Les histoires qu'on lui avait contées de dives malins et des sombres goules, lui revinrent dans l'esprit. Elle s'arrêta pour la seconde fois; mais la curiosité l'emporta encore, et elle prit courageusement un sentier tortueux qui conduisait vers l'étincelle.Jusqu'alors elle avait su où elle était; elle ne se fut pas plus engagée dans le sentier qu'elle se perdit. Hélas! Disait-elle, que ne suis-je dans ces appartements sûrs et si bien illuminés, où mes soirées s'écoulaient avec Gulchenrouz! Cher enfant; comme tu palpiterais si tu errais comme moi dans ces profondes solitudes! En parlant ainsi, elle avança toujours.Soudain, des degrés pratiqués dans le roc se présentèrent à ses yeux; la lumière augmentait et paraissait sur sa tête au plus haut de la montagne. Elle monta audacieusement les degrés. Lorsqu'elle fut parvenue à une certaine hauteur, la lumière lui parut sortir d'une espèce d'antre; des sons plaintifs et mélodieux s'y faisaient entendre: c'était comme des voix qui formaient une sorte de chant, semblables aux hymnes qu'on chante sur les tombeaux. Un bruit, comme celui qu'on fait en remplissant des bains, frappa en même temps ses oreilles. Elle découvrit de grands cierges flamboyants, plantés çà et là dans les crevasses du rocher. Cet appareil la glaça d'épouvante: cependant elle continua de monter; l'odeur subtile et violente qu'exhalaient ces cierges la ranima, et elle arriva à l'entrée de la grotte. Dans cette espèce d'extase, elle jeta les yeux dans l'intérieur, et vit une grande cuve d'or, remplie d'une eau dont la suave vapeur distillait sur son visage une pluie d'essence de rose. Une douce symphonie résonnait dans la caverne; sur les bords de la cuve, se trouvaient des habillements royaux, des diadèmes et des plumes de héron, toutes étincelantes d'escarboucles. Pendant qu'elle admirait cette magnificence, la musique cessa, et une voix se fit entendre disant: pour quel monarque a-t-on allumé ces cierges, préparé ce bain et ces habillements qui ne conviennent qu'aux souverains, non seulement de la terre, mais même des puissances talismaniques?-C'est pour la charmante fille de l'Emir Fakreddin, répondit une seconde voix.-Quoi! Repartit la première, pour cette folâtre qui consume son temps avec un enfant volage, noyé dans la mollesse, et qui ne fera jamais qu'un mari pitoyable!-Que me dis-tu! Reprit l'autre voix; pourrait-elle s'amuser à de telles niaiseries, quand le calife brûle d'amour pour elle, le souverain du monde, celui qui doit jouir des trésors des sultans préadamites, un prince qui a six pieds de haut, et dont l'oeil pénètre jusqu'à la moelle des jeunes filles? Non, elle ne saurait rejeter une passion qui la comble de gloire, et elle méprisera son joujou enfantin: alors, toutes les richesses qui sont en ce lieu, ainsi que l'escarboucle de Giamchid, lui appartiendront.-Je crois que tu as raison, dit la première voix, et je vais à Istakhar, préparer le palais du feu souterrain pour recevoir les deux époux. Les voix cessèrent, les flambeaux s'éteignirent, l'obscurité la plus épaisse succéda à la rayonnante clarté, et Nouronihar se trouva étendue tout de son long sur un sofa, dans le harem de son père. Elle frappa des mains, et aussitôt accoururent Gulchenrouz et ses femmes, qui se désespéraient de l'avoir perdue, et avaient envoyé les eunuques pour la chercher partout. Shaban parut aussi, et la gronda d'importance. Petite impertinente, disait-il, ou vous avez de fausses clefs, ou vous êtes aimée de quelque ginn, qui vous donne des passe-partout. Je vais voir quelle est votre puissance; entrez vite dans la chambre aux deux lucarnes, et ne comptez pas que Gulchenrouz vous y accompagne: allons, marchez, madame, je vais vous y enfermer à double tour. À ces menaces, Nouronihar leva sa tête altière, et ouvrit sur Shaban ses yeux noirs, beaucoup agrandis depuis le dialogue de la grotte merveilleuse. Va, lui dit-elle, parle ainsi à des esclaves; mais respecte celle qui est née pour donner des lois, et soumettre tout à son empire. Elle allait continuer sur le même ton, quand on entendit crier: voici le calife! Voici le calife! Aussitôt toutes les portières furent tirées, les esclaves se prosternèrent en doubles rangs, et le pauvre petitGulchenrouz se cacha sous une estrade. D'abord, on vit paraître une file d'eunuques noirs, traînant après eux de longues robes de mousseline brochée d'or; ils tenaient dans leurs mains des cassolettes, qui répandaient un doux parfum de bois d'aloès. Ensuite marchait gravement Bababalouk, qui n'était pas trop content de la visite, et branlait la tête. Vathek, habillé magnifiquement, le suivait de près. Sa démarche était noble et aisée; on aurait admiré sa bonne mine, quand même il n'eût pas été le souverain du monde. Il s'approcha de Nouronihar, et, lorsqu'il eut fixé ses yeux rayonnants, qu'il avait seulement entrevus, il fut tout hors de lui.Nouronihar s'en aperçut, et elle les baissa aussitôt; mais son trouble augmentait sa beauté, et enflammait davantage le coeur de Vathek. Bababalouk, connaisseur en pareilles affaires, vit qu'à mauvais jeux il fallait faire bonne mine, et fit signe à tout le monde de se retirer. Il parcourut tous les coins de la salle pour voir si personne ne s'y était caché, et vit des pieds qui sortaient du bas de l'estrade. Bababalouk les tira à lui sans cérémonie, et, voyant que c'étaient ceux de Gulchenrouz, il le mit sur ses épaules, et l'emporta en lui faisant mille odieuses caresses. Le petit criait et se débattait, ses joues devinrent rouges comme la fleur de grenade, et ses yeux humides étincelaient de dépit. Dans son désespoir, il jeta un regard si significatif à Nouronihar, que le calife s'en aperçut, et dit: serait-ce là votre Gulchenrouz?-Souverain du monde, répondit-elle, épargnez mon cousin, dont l'innocence et la douceur ne méritent pas votre colère.-Rassurez-vous, reprit Vathek, en souriant; il est en bonnes mains; Bababalouk aime les enfants, et n'est jamais sans dragées ni confitures. La fille de Fakreddin, toute confondue, laissa emporter Gulchenrouz, sans dire une parole. Cependant le mouvement du sein de Nouronihar découvrait l'agitation de son coeur. Vathek en était transporté, et se livrait à tout le délire de sa plus vive passion; on ne lui opposait plus qu'une faible résistance, lorsque l'Emir, entrant subitement, se jeta aux pieds du calife, le front contre terre. Commandeur des croyants, lui dit-il, ne vous abaissez pas jusqu'à votre esclave.-Non, Emir, repartit Vathek, je l'élève plutôt jusqu'à moi. Je la déclare mon épouse, et la gloire de votre famille s'étendra de génération en génération.-Hélas! Seigneur, répondit Fakreddinen s'arrachant quelques poils de la barbe, abrégez les jours de votre fidèle serviteur, avant qu'il manque à sa parole. Nouronihar est solennellement promise à Gulchenrouz, le fils de mon frère Ali Hassan; leurs coeurs sont unis; la foi est réciproquement donnée: on ne saurait violer des engagements aussi sacrés.-Quoi! Répliqua brusquement le calife, tu veux livrer cette beauté divine à un mari encore plus femme qu'elle! Tu crois que je laisserai flétrir ses charmes sous des mains si lâches et si faibles! Non, c'est dans mes bras qu'elle doit passer sa vie; tel est mon plaisir! Retire-toi, et ne trouble pas cette nuit, que je consacre au culte de ses attraits. L'Emir, outré, tira alors son sabre, le présenta à Vathek et, tendant son col, il lui dit d'un ton ferme: seigneur, frappez votre hôte infortuné; il a trop vécu puisqu'il a le malheur de voir que le vicaire du prophète viole les saintes lois de l'hospitalité. Nouronihar, qui était restée interdite pendant toute cette scène, ne put soutenir davantage le combat des diverses passions qui bouleversaient son âme. Elle tomba en défaillance, et Vathek, aussi effrayé pour sa vie que furieux de trouver de la résistance, dit à Fakreddin: secourez votre fille! Et il se retira en lui lançant son terrible regard. Le malheureux Emir tomba sur-le-champ à la renverse, baigné dans une sueur mortelle. Gulchenrouz, de son côté, s'était échappé des mains de Bababalouk, et revenait en ce moment, lorsqu'il vit Fakreddin et sa fille étendus par terre. Il cria au secours, tant qu'il put.Ce pauvre enfant tâchait de ranimer Nouronihar par ses caresses. Pâle et haletant, il ne cessait de baiser la bouche de son amante. Enfin, la douce chaleur de ses lèvres la fit revenir, et bientôt elle repris tous ses sens. Lorsque Fakreddin fut remis de l'oeillade du calife, il se mit sur son séant, et regardant autour de lui pour voir si ce dangereux prince était sorti, il fit appeler Shaban etSutlemémé, et, les tirant à part, il leur dit: mes amis, aux grands maux, il faut des remèdes violents. Le calife porte l'horreur et la désolation dans ma famille; je ne saurais résister à sa puissance; un autre de ses regards me mettrait au tombeau. Qu'on me donne de cette poudre assoupissante qu'un derviche apporta de l'Arracan. J'en donnerai à ces deux enfants une dose dont l'effet dure trois jours. Le calife les croira morts. Alors, feignant de les enterrer, nous les porterons dans la caverne de la vénérable Meimouné, à l'entrée du grand désert de sable, près de la cabane de mes nains; et, quand tout le monde sera retiré, vous Shaban, avec quatre eunuques choisis, vous les transporterez près du lac où vous aurez fait porter des provisions pour un mois. Un jour pour la surprise, cinq pour les pleurs, une quinzaine pour les réflexions, et le reste pour se préparer à se remettre en marche; voilà, selon mon calcul, tout le temps que Vathek prendra, et j'en serai quitte. - L'idée est bonne, dit Sutlemémé; il en faut tirer tout le parti possible. Nouronihar me paraît avoir du goût pour le calife. Soyez sûr qu'aussi longtemps qu'elle le saura ici, malgré tout son attachement pour Gulchenrouz, nous ne pourrons pas la faire tenir dans ces montagnes. Persuadons-lui qu'elle est réellement morte, ainsi que Gulchenrouz, et que tous deux ont été transportés dans ces rochers, pour y expier les petites fautes que l'amour leur a fait commettre. Nous leur dirons que nous nous sommes tués de désespoir, et vos petits nains, qu'il n'ont jamais vus, leur paraîtront des personnages extraordinaires. Les sermons qu'ils leur feront produiront un grand effet sur eux, et je gage que tout se passera le mieux du monde.-J'approuve ton idée, ditFakreddin; mettons la main à l'oeuvre. Aussitôt, on alla chercher la poudre; on la mit dans du sorbet, et Nouronihar et Gulchenrouz, sans se douter de rien, avalèrent le mélange. Une heure après, ils sentirent des angoisses et des palpitations de coeur. Un engourdissement universel s'empara d'eux. Ils se levèrent, et, montant l'estrade avec peine, ils s'étendirent sur le sofa. Réchauffe-moi, ma chère Nouronihar, disait Gulchenrouz, en la tenant étroitement embrassée; mets ta main sur mon coeur: il est de glace. Ah! Tu es aussi froide que moi. Le calife nous aurait-il tué tous les deux avec son terrible regard? Je meurs, repartit Nouronihar d'une voix éteinte, serre-moi; que du moins j'exhale mon âme sur tes lèvres. Le tendre Gulchenrouzpoussa un profond soupir, leurs bras tombèrent, et ils n'en dirent pas davantage; tous les deux restèrent comme morts. Alors, de grands cris retentirent dans le harem. Shaban etSutlemémé jouèrent les désespérés avec beaucoup d'adresse. L'Emir, fâché d'en venir à ces extrémités, faisait pour la première fois l'épreuve de la poudre, et n'avait pas besoin de contrefaire l'affligé. On avait éteint les lumières. Deux lampes jetaient une triste lueur sur le visage de ces belles fleurs, qu'on croyait fanées dans le printemps de leur vie; et les esclaves, qui s'étaient rassemblés de toutes parts, restèrent immobiles au spectacle qui s'offrait à leurs yeux. On apporta les vêtements funèbres; on lava leurs corps avec de l'eau de rose; on les revêtit de simarres plus blanches que l'albâtre; et leurs belles tresses, nouées ensemble furent parfumées des odeurs les plus exquises. On allait poser sur leurs têtes deux couronnes de jasmin, leur fleur favorite, lorsque le calife, qui venait d'apprendre cet événement tragique, arriva. Il était aussi pâle et hagard que les goules qui errent la nuit dans les sépulcres. Dans cette circonstance, il s'oublia lui-même et le monde entier; il se précipita au milieu des esclaves, se prosterna au pied de l'estrade, et, se frappant la poitrine, il se qualifiait d'atroce meurtrier, et faisait mille imprécations contre lui-même. Mais, lorsque d'une main tremblante il eut levé le voile qui couvrait le visage blême de Nouronihar, il jeta un grand cri, et tomba comme mort. Le chef des eunuques fit d'horribles grimaces, et l'emporta sur-le-champ, en disant: je l'avais bien prévu que Nouronihar lui jouerait quelque mauvais tour. Dès que le calife fut éloigné, l'Emir commença les cercueils, et fit défendre l'entrée du harem. On ferma toutes les fenêtres; on brisa tous les instruments de musique, et les imans commencèrent à réciter des prières. Les pleurs et les lamentations redoublèrent dans la soirée qui suivit ce jour lugubre. Quant à Vathek, il gémissait en silence. On avait été obligé d'assoupir les convulsions de sa rage et de sa douleur, en lui donnant des remèdes calmants. À la pointe du jour suivant, on ouvrit les grands battants des portes du palais, et le convoi se mit en marche pour se rendre à la montagne. Les tristes cris de Leillah-Illeilah parvinrent jusqu'au calife. Il voulut à toute force se faire des blessures et suivre la pompe funèbre; jamais on n'aurait pu l'en dissuader, si sa grande faiblesse lui avait permis de marcher; mais il tomba au premier pas, et l'on fut obligé de le mettre au lit, où il resta plusieurs jours dans un état d'insensibilité qui faisait pitié, même à l'Emir. Quand la procession fut arrivée à la grotte de Meimouné, Shaban et Sutlemémé congédièrent tout le monde. Les quatre eunuques affidés restèrent avec eux; et après s'être reposé quelques moments auprès des cercueils, auxquels on avait laissé de l'air, ils les firent porter sur les bords d'un petit lac bordé d'une mousse grisâtre. Ce lieu était le rendez-vous des hérons et des cigognes qui y pêchaient continuellement des petits poissons bleus. Les nains, instruits par l'Emir, ne tardèrent pas à s'y rendre, et avec l'aide des eunuques ils construisirent des cabanes de cannes et de joncs; ouvrage dans lequel ils réussissaient à merveille. Ils élevèrent aussi un magasin pour les provisions, un petit oratoire pour eux-mêmes, et une pyramide de bois. Elle était faite de bûches arrangées avec beaucoup d'exactitude, et servait à l'entretien du feu; car il faisait froid dans les creux de ces montagnes. Vers le soir, on alluma deux grands feux sur le bord du lac; on tira les deux jolis corps de leurs cercueils, et ils furent posés doucement dans la même cabane, sur un lit de feuilles sèches. Les deux nains se mirent à réciter l'alcoran avec leurs voix claires et argentines. Shaban et Sutlemémé se tenaient debout, à quelque distance, et attendaient avec beaucoup d'inquiétude que la poudre eût fait son effet. Enfin, Nouronihar et Gulchenrouz étendirent faiblement les bras, et, ouvrant les yeux, ils regardèrent avec le plus grand étonnement tout ce qui les entourait. Ils essayèrent même de se lever; mais, les forces leur manquant, ils retombèrent sur leur lit de feuilles. Aussitôt,Sutlemémé leur fit avaler d'un cordial dont l'Emir l'avait munie. Alors, Gulchenrouz se réveilla tout à fait, éternua bien fort, et se leva avec un élan qui marquait toute sa surprise. Lorsqu'il fut hors de la cabane, il huma l'air avec une extrême avidité, et s'écria: je respire, j'entends des sons, je vois un firmament semé d'étoiles! J'existe encore! À ces accents chéris, Nouronihar se débarrassa des feuilles, et courut serrerGulchenrouz dans ses bras, les longues simarres dont ils étaient revêtus, leurs couronnes de fleurs et leurs pieds nus, furent les premières choses qui frappèrent ses regards. Elle cacha son visage dans ses mains pour réfléchir. La vision du bain enchanté, le désespoir de son père, et surtout la figure majestueuse de Vathek lui roulaient dans l'esprit. Elle se ressouvenait d'avoir été malade et mourante, aussi bien que Gulchenrouz; mais toutes ces images étaient confuses dans sa tête. Ce lac singulier, ces flammes réfléchies dans les eaux paisibles, les pâles couleurs de la terre, ces cabanes bizarres; ces joncs qui se balançaient tristement d'eux-mêmes; ces cigognes, dont le cri lugubre se mêlait aux voix des nains; tout la convainquit que l'ange de la mort lui avait ouvert le portail de quelque nouvelle existence. Gulchenrouz, de son côté, dans des transes mortelles, s'était collé contre sa cousine. Il se croyait aussi dans le pays des fantômes, et s'effrayait du silence qu'elle gardait. Parle, lui dit-il enfin, où sommes-nous? Vois-tu ces spectres qui remuent cette braise ardente? Seraient-ce Monkir et Nekir qui vont nous y jeter? Le fatal pont traverserait-il ce lac, dont la tranquillité nous cache peut-être un abîme d'eau, où nous ne cesserons de tomber pendant des siècles? -Non, mes enfants, leur dit Sutlemémé en s'approchant d'eux, rassurez-vous; l'ange exterminateur qui a conduit nos âmes après les vôtres, nous a assuré que le châtiment de votre vie molle et voluptueuse sera borné à passer une longue suite d'années dans ce triste lieu, où le soleil se montre à peine, où la terre ne produit ni fruits ni fleurs. Voilà nos gardiens, continua-t-elle, en montrant les nains; il pourvoiront à nos besoins: car des âmes aussi profanes que les nôtres tiennent encore un peu à leur grossière existence. Pour tous mets vous ne mangerez que du riz; et votre pain sera trempé dans les brouillards qui couvrent sans cesse ce lac. À cette triste perspective, les pauvres enfants fondirent en pleurs. Ils se prosternèrent devant les nains, qui, soutenant parfaitement bien leur personnage, leur firent, selon la coutume, un discours bien beau et bien long, sur le chameau sacré qui devait, dans quelques milliers d'années, les porter au paradis des fidèles. Le sermon fini, on fit des ablutions, on loua Allah et le prophète, on soupa bien maigrement, et on s'en retourna aux feuilles sèches. Nouronihar et son petit cousin furent bien aises de trouver que les morts couchaient dans la même cabane. Comme ils avaient assez dormi, ils s'entretinrent le reste de la nuit de ce qui s'était passé, et cela toujours en s'embrassant de peur des esprits. Le lendemain au matin, qui fut bien sombre et pluvieux, les nains montèrent sur les longues perches plantées en guise de minarets, et appelèrent à la prière. Toute la congrégation s'assembla: Sutlemémé, Shaban, les quatre eunuques, quelques cigognes qui s'ennuyaient de la pêche, et les deux enfants. Ceux-ci s'étaient traînés languissamment hors de leur cabane, et comme leurs esprits étaient montés sur un ton mélancolique et tendre, ils firent leurs dévotions avec ferveur. Après cela, Gulchenrouz demanda à Sutlemémé et aux autres, comme ils avaient fait de mourir si à propos, pour eux.-Nous nous sommes tués de désespoir de votre mort, répondit Sutlemémé. Nouronihar, qui, malgré tout ce qui s'était passé, n'avait pas oublié sa vision, s'écria: et le calife? Serait-il mort de douleur? Viendra-t-il ici? Les nains avaient le mot, et répondirent gravement: Vathek est damné sans retour. Je le crois bien, s'écria Gulchenrouz, et j'en suis charmé; car je pense que c'est son horrible oeillade qui nous a envoyés ici manger du riz, et entendre des sermons. Une semaine s'écoula à peu près de la même manière sur les bords du lac. Nouronihar pensait aux grandeurs que son ennuyeuse mort lui avait fait perdre; et Gulchenrouz faisait des paniers de joncs avec les nains, qui lui plaisaient infiniment. Pendant que cette scène d'innocence se passait au sein des montagnes, le calife en donnait une autre chez l'Emir. Il n'eut pas plutôt repris l'usage de ses sens, qu'avec une voix qui fit tressaillir Bababalouk il s'écria: perfide giaour! C'est toi qui as tué ma chère Nouronihar; je renonce à toi, et demande pardon à Mahomet; il me l'aurait conservée si j'avais été plus sage. Allons, qu'on me donne de l'eau pour faire mes ablutions, et que le bon Fakreddin vienne ici, pour que je me réconcilie avec lui et que nous fassions la prière. Après cela, nous irons ensemble visiter le sépulcre de l'infortunée Nouronihar. Je veux me faire ermite, et passer mes jours sur cette montagne pour y expier mes crimes.-Et que mangerez-vous là? Lui dit Bababalouk.-Je n'en sais rien, repartit Vathek; je te le dirai quand j'aurai appétit: ce qui ne m'arrivera, je crois, de longtemps. L'arrivée de Fakreddin interrompit cette conversation. Dès que Vathek le vit, il lui sauta au col, et le baigna de ses larmes, en lui disant des choses si pieuses, que l'Emir en pleurait de joie, et se félicitait tout bas de l'admirable conversion qu'il venait d'opérer. On comprend qu'il n'osait pas s'opposer au pèlerinage de la montagne; ils se mirent donc chacun dans leur litière et partirent. Malgré l'attention avec laquelle on veillait sur le calife, on ne put empêcher qu'il ne se fît quelques égratignures sur le lieu où l'on disait queNouronihar était enterrée. L'on eut grand'peine à l'en arracher, et il jura solennellement qu'il y reviendrait tous les jours, ce qui ne plut pas trop à Fakreddin; mais il se flattait que le calife ne se hasarderait pas plus avant, et qu'il se contenterait de faire ses prières dans la caverne de Meimouné; d'ailleurs, le lac était si caché dans les rochers, qu'il ne croyait pas possible de le trouver. Cette sécurité de l'Emir était augmentée par la conduite de Vathek. Il tenait bien exactement sa résolution, et revenait de la montagne si dévot et si contrit, que tous les barbons en étaient en extase. Nouronihar, de son côté, n'était pas tout à fait aussi contente. Quoiqu'elle aimât Gulchenrouz, et qu'on la laissât libre avec lui, afin d'augmenter sa tendresse, elle le regardait comme un joujou, qui n'empêchait pas que l'escarboucle de Giamchid ne fût très désirable. Elle avait même quelquefois des doutes sur son état, et ne pouvait pas comprendre que les morts eussent tous les besoins et les fantaisies des vivants. Un matin, pour s'en éclaircir, elle se leva doucement d'auprès de Gulchenrouz, pendant que tout dormait encore, et, après lui avoir donné un baiser, elle suivit le bord du lac, et vit qu'il se dégorgeait sous un rocher dont la cime ne lui parut pas inaccessible. Aussitôt, elle y grimpa du mieux qu'elle put, et voyant le ciel à découvert, elle se mit à courir comme une biche qui fuit le chasseur. Quoiqu'elle sautât avec la légèreté de l'antilope, elle fut pourtant obligée de s'asseoir sur quelques tamaris pour reprendre haleine. Elle y faisait ses petites réflexions, et croyait reconnaître les lieux, quand tout à coup, Vathek se présenta à sa vue. Ce prince, inquiet et agité, avait devancé l'aurore. Lorsqu'il vit Nouronihar, il resta immobile. Il n'osait approcher de cette figure tremblante et pâle, mais pourtant encore charmante à voir. Enfin, Nouronihar, d'un air moitié content et moitié affligé, leva ses beaux yeux sur lui, et lui dit: seigneur, vous venez donc manger du riz avec moi, et entendre des sermons?-Ombre chérie, s'écria Vathek, vous parlez! Vous avez toujours la même forme élégante, le même regard rayonnant! Seriez-vous aussi palpable? En disant ces mots, il l'embrasse de toute sa force, en répétant sans cesse: mais voici de la chair, elle est animée d'une douce chaleur. Que veut dire ce prodige? Nouronihar répondit modestement: vous savez, seigneur, que je mourus la nuit même où vous n'honorâtes de votre visite. Mon cousin dit que ce fut d'une de vos oeillades, mais je n'en crois rien; elles ne me parurent pas si terribles.Gulchenrouz mourut avec moi, et nous fûmes tous les deux transportés dans un pays bien triste, et où l'on fait très maigre chère; si vous êtes mort aussi, et que vous veniez nous rejoindre, je vous plains, car vous serez étourdi par les nains et les cigognes. D'ailleurs, il est fâcheux pour vous et pour moi d'avoir perdu les trésors du palais souterrain qui nous étaient promis. À ce nom de palais souterrain, le calife suspendit ses caresses, qui avaient déjà été assez loin, pour se faire expliquer ce que Nouronihar voulait dire. Alors, elle lui raconta sa vision, ce qui l'avait suivie, et l'histoire de sa prétendue mort; elle lui dépeignait le lieu d'expiation d'où elle s'était échappée, d'une manière qui l'aurait fait rire, s'il n'avait pas été très sérieusement occupé. Elle n'eut pas plutôt cessé de parler, que Vathek, la reprenant dans ses bras, lui dit: allons, lumière de mes yeux, tout est dévoilé. Nous sommes tous deux pleins de vie: votre père est un fripon qui nous a trompés pour nous séparer; et le giaour, qui, à ce que je comprends, veut nous faire voyager ensemble, ne vaut guère mieux. Ce ne sera pas du moins de longtemps qu'il nous tiendra dans son palais de feu. J'attache plus de valeur à votre belle personne qu'à tous les trésors des sultans préadamites; et je veux la posséder à mon aise, et en plein air, pendant bien des lunes, avant que d'aller m'enfouir sous terre. Oubliez ce petit sot de Gulchenrouz, et...-ah!Seigneur, ne lui faites point de mal, interrompit Nouronihar.-Non, non, reprit Vathek; je vous ai déjà dit de ne rien craindre pour lui; il est trop pétri de lait et de sucre pour que j'en sois jaloux: nous le laisserons avec les nains (qui, par parenthèse, sont mes anciennes connaissances); c'est une compagnie qui lui convient mieux que la vôtre. Au reste, je ne retournerai plus chez votre père; je ne veux pas l'entendre, lui et ses barbons, me criailler aux oreilles que je viole les lois de l'hospitalité, comme si ce n'était pas un plus grand honneur pour vous d'épouser le souverain du monde qu'une petite fille habillée en garçon. Nouronihar n'eut garde de désapprouver un discours aussi éloquent. Elle aurait seulement voulu que l'amoureux monarque eût marqué un peu plus d'ardeur pour l'escarboucle de Giamchid; mais elle pensa que cela viendrait en son temps, et demeura d'accord de tout, avec la soumission la plus engageante. Quand le calife le jugea à propos, il appela Bababalouk, qui dormait dans la caverne de Meimouné, et rêvait que le fantôme de Nouronihar l'avait remis sur l'escarpolette, et lui donnait un tel branle, que tantôt il planait au-dessus des montagnes, et tantôt touchait aux abîmes. À la voix de son maître, il s'éveilla en sursaut, courut tout essoufflé, et pensa tomber à la renverse, lorsqu'il crut voir le spectre auquel il venait de rêver. Ah! Seigneur, s'écria-t-il en reculant dix pas, et mettant sa main devant ses yeux: est-ce que vous déterrez les morts? Faites-vous aussi le métier de goule? Mais n'espérez pas de manger cette Nouronihar; après ce qu'elle m'a fait souffrir, elle sera assez méchante pour vous manger vous-même.-Cesse de faire l'imbécile, dit Vathek; tu seras bientôt convaincu que celle que je tiens dans mes bras est Nouronihar, bien fraîche et très vivante. Va faire dresser mes tentes dans une vallée que j'ai remarquée ici près; je veux y fixer mon habitation avec cette belle tulipe dont je ranimerai les couleurs. Fais en sorte de nous pourvoir de tout ce qu'il faut pour mener une vie voluptueuse jusqu'à nouvel ordre. Les nouvelles d'un incident aussi fâcheux parvinrent bientôt aux oreilles de l'Emir. Au désespoir de ce que son stratagème n'avait pas réussi, il s'abandonna à la douleur et se barbouilla dûment le visage avec de la cendre; ses fidèles barbons en firent autant, et son palais tomba dans un affreux désordre. Tout était négligé; on ne recevait plus les voyageurs, on ne faisait plus d'emplâtres; et, à la place de l'activité charitable qui régnait dans cet asile, ceux qui l'habitaient n'y montraient plus que des visages d'une coudée de long; ce n'était que gémissements et barbouillages. Cependant, Gulchenrouz était resté pétrifié en ne trouvant plus sa cousine. Les nains n'étaient pas moins surpris que lui. Sutlemémé seule, plus fine qu'eux tous, soupçonna d'abord ce qui était arrivé. On amusa Gulchenrouz avec la belle espérance qu'il retrouverait Nouronihar dans quelque endroit des montagnes, où la terre jonchée de fleurs d'orange et de jasmin offrirait des lits plus agréables que ceux des cabanes, où l'on chanterait au son des luths, et où l'on irait à la chasse des papillons. Sutlemémé était dans le fort de ses descriptions, quand un des quatre eunuques la tira à part, lui éclaircit l'histoire de la fuite de Nouronihar, et lui remit les ordres de l'Emir. Aussitôt elle tint conseil avec Shaban et les nains; on plia bagage; on se mit dans une chaloupe, et on vogua tranquillement. Gulchenrouz s'accommodait de tout; mais, lorsqu'on arriva à l'endroit où le lac se perdait sous la voûte du rocher, que la barque y fut entrée, et que Gulchenrouz se vit dans une parfaite obscurité, il fut saisi d'une peur horrible, et jeta des cris perçants, car il croyait qu'on allait le damner entièrement, pour avoir fait trop le vivant avec sa cousine. Pendant ce temps, le calife et celle qui régnait sur son coeur filait des jours heureux. Bababalouk avait fait dresser les tentes et fermer les deux entrées de la vallée avec des paravents magnifiques, doublés de toile des Indes, et gardés par des esclaves éthiopiens, le sabre à la main. Pour maintenir le gazon de cette belle enceinte dans une fraîcheur perpétuelle, des eunuques ne cessaient d'en faire le tour avec des arrosoirs de vermeil. L'air, auprès du pavillon impérial, était sans cesse agité par le mouvement des éventails; un jour tendre qui passait au travers des mousselines éclairait ce lieu de voluptés, et le calife y jouissait en plein des charmes de Nouronihar. Enivré de délices, il écoutait avec transport sa belle voix et les accords de son luth. De son côté, elle était ravie d'entendre les descriptions qu'il lui faisait de Samarah et de sa tour remplie de merveilles. Elle se plaisait surtout à lui faire répéter l'aventure de la boule, et celle de la crevasse où le giaour se tenait auprès du portail d'ébène. Le jour s'écoulait dans ces entretiens, et la nuit ces amants se baignaient ensemble dans un grand bassin de marbre noir, qui relevait admirablement la blancheur de Nouronihar.Bababalouk, chez qui cette belle était rentrée en grâce, prenait soin que leurs repas fussent servis avec la plus grande délicatesse; c'était toujours quelques mets nouveaux; et il fit chercher à Shiraz un vin pétillant et délicieux, encavé avant la naissance de Mahomet. On cuisait dans de petits fours pratiqués dans le roc des pains au lait que Nouroniharpétrissait de ses mains délicates; ce qui leur donnait une saveur si fort au gré de Vathek, qu'il en oubliait tous les ragoûts que ses autres femmes lui avaient faits; aussi ces pauvres délaissées se mouraient-elles de chagrin chez l'Emir. La sultane Dilara, qui jusqu'alors avait été la favorite, prenait cette négligence à coeur avec une énergie qui était dans son caractère. Dans le cours de sa faveur, elle avait été imbue des idées extravagantes de Vathek, et brûlait de voir les tombeaux d'Istakhar et le palais des quarante colonnes: élevée d'ailleurs parmi les mages, elle se réjouissait de voir le calife prêt à s'adonner au culte du feu: ainsi la vie voluptueuse et fainéante qu'il menait avec sa rivale l'affligeait doublement. La piété passagère de Vathek lui avait donné de vives alarmes; ceci était pis encore. Elle prit donc le parti d'écrire à la princesse Carathis, pour lui apprendre que tout allait mal, qu'on avait manqué net aux conditions du parchemin, qu'on avait mangé, couché et fait vacarme chez un vieil émir, dont la sainteté était fort redoutable, et qu'enfin il n'y avait plus d'apparence qu'on eût jamais les trésors des sultans préadamites. Cette lettre fut confiée à deux bûcherons, qui coupaient du bois dans une des grandes forêts de la montagne, et qui, connaissant les routes les plus courtes, arrivèrent dans dix jours à Samarah. La princesse Carathis jouait aux échecs avec Morakanabad, quand les messagers arrivèrent. Depuis quelques semaines elle avait abandonné les hautes régions de sa tour, parce que tout lui semblait en confusion parmi les astres, lorsqu'elle les consultait pour son fils. Elle avait beau répéter ses fumigations, et s'étendre sur les toits dans l'espérance d'avoir des visions mystiques; elle ne rêvait que pièces de brocard, bouquets et autres niaiseries pareilles. Tout cela l'avait jetée dans un abattement dont toutes les drogues qu'elle composait ne pouvaient pas la retirer, et sa dernière ressource était Morakanabad, bonhomme, plein d'une honnête confiance, mais qui, dans sa compagnie, ne se trouvait pas sur des roses. Comme personne ne savait des nouvelles de Vathek, mille histoires ridicules se répandaient sur son compte. On conçoit donc avec quelle vivacité Carathis décacheta la lettre, et quelle fut sa rage lorsqu'elle apprit la lâche conduite de son fils. Ah! Ah! Dit-elle; je périrai, ou il pénétrera dans le palais du feu; que je meure dans les flammes, et que Vathek règne sur le trône de Suleïman! En parlant ainsi, elle fit la pirouette d'une manière si magique et si effroyable, que Morakanabad en recula de terreur; elle commanda de préparer son grand chameau Alboufaki, et de faire venir la hideuse Nerkès et l'impitoyable Cafour: je ne veux d'autre train, dit-elle au visir; je vais pour affaires pressantes, ainsi trêve de parade; vous aurez soin du peuple; plumez-le bien dans mon absence; car nous dépensons beaucoup, et on ne sait pas ce qui arrivera. La nuit était très noire, et il soufflait de la plaine deCatoul un vent malsain, qui aurait rebuté tout voyageur, quelque pressé qu'il eût pu être; mais Carathis se plaisait beaucoup à tout ce qui était funeste, Nerkès en pensait autant, et Cafour avait un goût particulier pour les pestilences. Au matin, cette gentille caravane, guidée par les deux bûcherons, s'arrêta sur les bords d'un grand marais d'où s'exhalait une vapeur mortelle, qui aurait tué tout autre animal qu'Alboufaki, qui naturellement pompait avec plaisir ces malignes odeurs. Les paysans supplièrent les dames de ne pas dormir dans ce lieu. Dormir! S'écria Carathis; la belle idée! Je ne dors jamais que pour avoir des visions; et quant à mes suivantes, elles ont trop d'occupations pour fermer le seul oeil qu'elles ont. Les pauvres gens, qui commençaient à ne pas trop se plaire dans cette compagnie, restèrent la gueule béante. Carathis mit pied à terre, aussi bien que les négresses qu'elle avait en croupe; et toutes s'étant mises en chemise et en caleçon, elles coururent à l'ardeur du soleil pour cueillir des herbes vénéneuses, dont il y avait foison le long du marécage. Cette provision était destinée pour la famille de l'émir, et pour tous ceux qui pouvaient apporter le moindre empêchement au voyage d'Istakhar. Les bûcherons mouraient de peur, en voyant courir ces trois horribles fantômes, et ne goûtaient pas trop la société d'Alboufaki. Ce fut bien pire lorsqueCarathis leur ordonna de se mettre en route, quoiqu'il fût midi et qu'il fît une chaleur à calciner les pierres; malgré tout ce qu'ils purent dire, il fallut obéir. Alboufaki, qui aimait beaucoup la solitude, reniflait quand il apercevait la moindre habitation, et Carathis, le gâtant à sa manière, se détournait tout de suite. Il arriva de là que les paysans ne purent pas prendre la moindre nourriture sur la route. Les chèvres et les brebis, que la providence semblait leur envoyer, et dont le lait aurait pu les rafraîchir un peu, s'enfuyaient à la vue du hideux animal et de son étrange charge. Pour Carathis, elle n'avait nul besoin de ces aliments communs, ayant inventé depuis longtemps un opiat qui lui suffisait et dont elle faisait part à ses chères muettes. À la nuit tombante, Alboufaki s'arrêta tout court, et frappa du pied. Carathis connaissait ses allures, et comprit qu'elle devait être dans le voisinage d'un cimetière. En effet, la lune jetait une pâle lueur qui lui fit bientôt entrevoir une longue muraille et une porte à demi ouverte et si élevée, qu'elle pouvait y faire passer Alboufaki. Les misérables guides qui touchaient à l'extrémité de leurs jours, prièrent alors humblement Carathis de les enterrer, puisqu'elle en avait la commodité et rendirent l'âme. Nerkès et Cafour plaisantèrent à leur manière sur la sottise de ces gens, trouvèrent l'aspect du cimetière fort à leur gré, et les sépulcres bien réjouissants; il y en avait au moins deux mille sur la pente d'une colline. Carathis, trop occupée de ses grandes vues pour s'arrêter à ce spectacle, quelque charmant qu'il fût à ses yeux, s'avisa de tirer parti de sa situation. Assurément, se disait-elle, un si beau cimetière est hanté par les goules; cette espèce ne manque pas d'intelligence; comme j'ai laissé mourir mes bêtes de guides faute d'attention, je demanderai mon chemin aux goules, et, pour les amorcer, je les inviterai à se régaler de ces corps frais. Après ce sage monologue, elle parla des doigts à Nerkès et à Cafour, leur disant d'aller frapper aux tombeaux, et d'y faire entendre leur joli ramage.Les négresses, toutes joyeuses de cet ordre, et qui se promettaient beaucoup de plaisir dans la compagnie des goules, partirent avec un air de conquête, et se mirent à faire toc!Toc! Contre les sépulcres. À mesure qu'elles frappaient, on entendait un bruit sourd dans la terre, les sables se remuaient, et les goules, attirés par la fraîcheur des nouveaux cadavres, sortaient de toutes parts avec le nez en l'air. Tous se rendirent devant un cercueil de marbre blanc où Carathis était assise entre les deux corps de ses malheureux conducteurs. Cette princesse reçut son monde avec une politesse distinguée, et après avoir soupé, on parla d'affaires. Elle apprit bientôt ce qu'elle désirait savoir, et sans perdre de temps voulut se remettre en marche: les négresses qui avaient commencé des liaisons de coeur avec les goules, la supplièrent de tous leurs doigts d'attendre au moins jusqu'à l'aurore; mais Carathis, qui était la vertu même et ennemie jurée des amours et de la mollesse, rejeta leur prière, et, montant surAlboufaki, leur ordonna de s'y placer au plus vite. Pendant quatre jours et quatre nuits, elle continua son voyage sans s'arrêter. Le cinquième, elle traversa des montagnes et des forêts à demi brûlées, et arriva, le sixième, devant les beaux paravents, qui dérobaient à tous les yeux les voluptueux égarements de son fils. C'était la pointe du jour: les gardes ronflaient dans leurs postes en pleine sécurité; le grand trot d'Alboufaki les réveilla en sursaut; ils crurent voir des spectres sortis du noir abîme, et s'enfuirent sans autre cérémonie. Vathek était au bain avec Nouronihar; il écoutait des contes et se moquait de Bababalouk qui les faisait. Alarmé par les cris de ses gardes, il sauta hors de l'eau; mais il y rentra bien vite lorsqu'il vit paraître Carathis: elle avançait avec ses négresses et toujours montée sur Alboufaki, et mettait en pièces les mousselines et les fines portières du pavillon. À cette apparition subite, Nouronihar, qui n'était pas toujours sans remords, crut que le moment de la vengeance céleste était arrivé, et se colla amoureusement contre le calife. Alors Carathis, sans descendre de son chameau et écumante de rage au spectacle qui s'offrait à sa chaste vue, éclata sans ménagement. Monstre à deux têtes et à quatre jambes, s'écria-t-elle, que signifie tout ce bel entortillage? N'as-tu pas honte d'empoigner ce tendron au lieu des sceptres des sultans préadamites? C'est donc pour cette gueuse que tu as follement manqué aux conditions du giaour? C'est avec elle que tu consumes des moments précieux? Est-ce là le fruit que tu retires des belles connaissances que je t'ai données? Est-ce ici le but de ton voyage? Arrache-toi des bras de cette petite niaise; noie-là dans l'eau, et suis-moi. Dans son premier mouvement de fureur, Vathek avait eu envie d'éventrer Alboufaki, et de le farcir des négresses, et même de Carathis; mais les idées du giaour, du palais d'Istakhar, des sabres et des talismans, frappèrent son esprit avec la rapidité d'un éclair. Il dit donc à sa mère, d'un ton civil, quoique résolu: redoutable dame, vous serez obéie; mais je ne noierai pas Nouronihar. Elle est plus douce que le mirabolant confit; elle aime beaucoup les escarboucles, et surtout celle de Giamchid qu'on lui a promise; elle viendra avec nous, car je prétends qu'elle couche sur les canapés de Suleïman; je ne puis plus dormir sans elle.-À la bonne heure! Répondit Carathis, en descendant d'Alboufaki, qu'elle remit entre les mains des négresses. Nouronihar, qui n'avait pas lâché prise, se rassura un peu, et dit tendrement au calife: cher souverain de mon coeur, je vous suivrai, s'il le faut, jusqu'au-delà de Caf dans le pays des afrites; je ne craindrai pas de grimper pour vous au nid de la simorgue, qui, après madame, est l'être le plus respectable qui ait été créé. Voilà, dit Carathis, une jeune fille qui a du courage et des connaissances. Nouronihar en avait assurément; mais, malgré toute sa fermeté, elle ne pouvait pas s'empêcher de penser quelquefois aux grâces de son petit Gulchenrouz, et aux journées de tendresse qu'elle avait passées avec lui; quelques larmes mouillèrent ses yeux et n'échappèrent pas au calife; elle dit même tout haut et par inadvertance: hélas! Mon doux cousin, que deviendrez-vous? À ces mots, Vathek fronça le sourcil et Carathis s'écria: que signifient ces grimaces, qu'a-t-elle dit? Le calife répondit: elle donne mal à propos un soupir à un petit garçon aux yeux langoureux et aux douces tresses, qui l'aimait.-Où est-il? Repartit Carathis; il faut que je fasse connaissance avec ce joli enfant; car, poursuivit-elle tout bas, j'ai dessein, avant que de partir, de me remettre en grâce avec le giaour; il n'y aura rien de plus appétissant pour lui que le coeur d'un enfant délicat, qui s'abandonne aux premières impulsions de l'amour. Vathek, en sortant du bain, donna ordre à Bababalouk de rassembler ses troupes, ses femmes, et les autres meubles de son sérail, et de tout préparer pour partir dans trois jours. Quant à Carathis, elle se retira seule dans une tente, où le giaour l'amusa avec des visions encourageantes.À son réveil, elle vit à ses pieds Narkès et Cafour, qui, par leurs signes, lui apprirent qu'ayant mené Alboufaki aux bords d'un petit lac pour y brouter une mousse grise passablement vénéneuse, elles avaient vu des poissons bleuâtres, comme ceux du réservoir au haut de la tour de Samarah.-Ah! Ah! Dit-elle, je veux aller sur les lieux à l'instant même; au moyen d'une petite opération, je pourrai rendre ces poissons oraculaires; ils m'éclairciront beaucoup de choses et m'apprendront où est ce Gulchenrouz que je veux absolument immoler. Aussitôt elle partit avec son noir cortège. Comme on va vite dans les mauvaises entreprises, Carathis et ses négresses ne tardèrent pas d'arriver au lac. Elles brûlèrent des drogues magiques dont elles étaient toujours munies, et, s'étant déshabillées toutes nues, elles entrèrent dans l'eau jusqu'au col. Narkès et Cafoursecouèrent des torches enflammées, tandis que Carathis prononçait des mots barbares. Alors, tous les poissons mirent la tête hors de l'eau, qu'ils agitaient fortement avec leurs nageoires; et, contraints par la puissance du charme, ils ouvrirent des bouches pitoyables, et dirent tous à la fois: nous vous sommes dévoués depuis la tête jusqu'à la queue; que voulez-vous de nous?-Poissons, dit Carathis, je vous conjure par vos brillantes écailles de me dire où est le petit Gulchenrouz?-De l'autre côté de ce rocher, madame, répondirent tous les poissons en choeur: êtes-vous contente? Nous ne le sommes pas du tout de tenir ainsi la bouche ouverte au grand air.-Oui, repartit la princesse, je vois bien que vous n'êtes pas accoutumés à de longs discours, je vous laisserai en repos, quoique j'aurais bien d'autres questions à vous faire. Sur cela, l'eau devint calme, et les poissons disparurent. Carathis, remplie du venin de ses projets, escalada tout de suite le rocher, et vit sous une feuillée l'aimable Gulchenrouz qui dormait, tandis que les deux nains veillaient auprès de lui, et marmottaient leurs oraisons. Ces petits personnages avaient le don de deviner quand quelque ennemi des bons musulmans approchait; ils sentirent donc venir Carathis, qui, s'arrêtant tout court, se disait à elle-même: comme il penche mollement sa petite tête! C'est précisément l'enfant qu'il me faut. Les nains interrompirent ces belles réflexions en se jetant sur elle et en l'égratignant de toutes leurs forces. Narkès et Cafour prirent aussitôt la défense de leur maîtresse, et pincèrent les nains si fortement, qu'ils en rendirent l'âme, en priant Mahomet de faire tomber sa vengeance sur cette méchante femme et sur toute sa famille. Au bruit que cet étrange combat faisait dans le vallon, Gulchenrouz s'éveilla, fit un furieux bond, grimpa sur un figuier, et, gagnant la cime du rocher, courut sans prendre haleine; enfin, il tomba comme mort entre les bras d'un bon vieux génie qui chérissait les enfants, et s'occupait entièrement à les protéger. Ce génie, faisant sa ronde dans les airs, avait fondu sur le cruel giaour lorsqu'il grommelait dans son horrible fente, et lui avait enlevé les cinquante petits garçons que Vathek avait eu l'impiété de lui sacrifier. Il éduquait ces intéressantes créatures dans des nids élevés au-dessus des nuages, et habitait lui-même un nid plus grand que tous les autres ensemble, dont il avait chassé les rocs qui l'avaient construit. Ces sûrs asiles étaient défendus contre les dives et les afrites par des banderolles flottantes, sur lesquelles étaient écrits, en caractères d'or brillants comme l'éclair, les noms d'Allah et du prophète. Alors Gulchenrouz, qui n'était pas encore désabusé sur sa prétendue mort, se crut dans les demeures d'une paix éternelle. Il s'abandonnait sans crainte aux caresses de ses petits amis; tous se rassemblaient dans le nid du vénérable génie, et, à l'envi l'un de l'autre, baisaient le front uni, et les belles paupières de leur nouveau camarade. C'est là où, éloigné des tracasseries de la terre, de l'impertinence des harems, de la brutalité des eunuques et de l'inconstance des femmes, il trouva sa véritable place.Heureux, ainsi que ses compagnons, les jours, les mois, les années s'écoulèrent dans cette société paisible: car le génie, au lieu de combler ses pupilles de périssables richesses et de vaines connaissances, les gratifiait du don d'une perpétuelle enfance. Carathis, peu accoutumée à voir échapper sa proie, se mit dans une colère épouvantable contre les négresses, qu'elle accusait de n'avoir pas saisi l'enfant tout de suite, et de s'être amusées à pincer jusqu'à la mort de petits nains qui ne signifiaient rien. Elle revint dans la vallée en murmurant; et, trouvant que son fils n'était pas encore levé d'auprès de sa belle, elle passa sa mauvaise humeur sur lui et sur Nouronihar; toutefois elle se consola par l'idée de partir le lendemain pour Istakhar, et de faire connaissance avec Eblis même, au moyen des bons offices du giaour; mais le destin en avait ordonné autrement. Sur le soir, comme cette princesse s'entretenait avec Dilara qu'elle avait fait venir et qui était fort de son goût, Bababalouk vint lui dire que le ciel paraissait fort embrasé du côté deSamarah, et semblait annoncer quelque chose de funeste. Sur-le-champ, elle prit ses astrolabes et ses instruments magiques, mesura la hauteur des planètes, fit ses calculs, et vit, à son grand déplaisir, qu'il y avait une révolte formidable à Samarah; que Motavekel, profitant de l'horreur qu'inspirait son frère, avait soulevé le peuple, s'était emparé du palais, et faisait le siège de la grande tour, où Morakanabad s'était retiré avec un petit nombre de ceux qui restaient encore fidèles. Quoi! S'écria-t-elle, je perdrais ma tour, mes muets, mes négresses, mes momies, et surtout mon cabinet d'expériences qui m'a coûté tant de veilles, et cela sans savoir si mon étourdi de fils viendra à bout de son aventure! Non, je n'en serai pas la dupe; je pars dans l'instant pour secourir Morakanabad par mon art redoutable, et faire pleuvoir sur les conspirateurs des clous et des ferrailles ardentes; j'ouvrirai mes magasins de serpents et de torpèdes, qui sont sous les grandes voûtes de la tour et que la faim a rendu enragés, et nous verrons si l'on tiendra contre de tels assaillants. En parlant ainsi, Carathis courut à son fils, qui banquetait tranquillement avec Nouronihar dans son beau pavillon incarnat. Goulu que tu es, lui dit-elle; sans ma vigilance, tu ne serais bientôt que le commandeur des tourtes; tes croyants ont renié la foi qu'ils t'avaient jurée; Motavekel, ton frère, règne dans ce moment sur la colline des chevaux pies; et si je n'avais pas quelques petites ressources dans notre tour, il ne lâcherait prise de sitôt. Mais afin de ne pas perdre du temps, je ne te dirai que quatre mots; plie tes tentes, pars ce soir même, et ne t'arrête nulle part à baliverner. Quoique tu aies manqué aux conditions du parchemin, il me reste encore quelques espérances; car, il faut avouer que tu as fort joliment violé les lois de l'hospitalité, en séduisant la fille de l'émir, après avoir mangé de son sel et de son pain. Ces sortes de manières ne peuvent que plaire au giaour; et si tu fais en route encore quelque petit crime, tout ira bien, et tu entreras en triomphe dans le palais de Suleïman. Adieu! Alboufaki et mes négresses m'attendent à la porte. Le calife n'eut pas le mot à répondre à tout cela; il souhaita un bon voyage à sa mère, et finit son souper. À minuit, il décampa au bruit des fanfares et des trompettes; mais on avait beau timbaler, on ne pouvait s'empêcher d'entendre les cris de l'émir et de ses barbons, qui, à force de pleurer, étaient devenus aveugles, et n'avaient pas un poil de reste. Nouronihar, à qui cette musique faisait de la peine, fut fort aise quand elle ne fut plus à portée de l'ouïr. Elle était avec le calife dans la litière impériale, et ils s'amusaient à se représenter toutes les magnificences dont ils devaient être bientôt entourés. Les autres femmes se tenaient bien tristement dans leurs cages, et Dilara prenait patience, en pensant qu'elle allait célébrer les rites du feu sur les augustes terrasses d'Istakhar. En quatre jours, on se trouva dans la riante vallée de Rocnabad. Le printemps y était dans toute sa vigueur; et les branches grotesques des amandiers en fleurs se découpaient sur l'azur d'un ciel étincelant. La terre jonchée d'hyacinthes et de jonquilles exhalait une douce odeur; des milliers d'abeilles, et presque autant de santons, y faisaient leur demeure.On voyait alternativement rangés sur les bords du ruisseau des ruches et des oratoires, dont la propreté et la blancheur étaient relevées par le vert brun des hauts cyprès. Les pieux solitaires s'amusaient à cultiver de petits jardins, remplis de fruits, et surtout de melons musqués, les meilleurs de la Perse. Quelquefois on les voyait épars dans la prairie, s'amusant à nourrir des paons plus blancs que la neige, et des tourterelles azurées. Ils étaient ainsi occupés, quand les avant-coureurs du cortège impérial crièrent à haute voix: habitants de Rocnabad, prosternez-vous sur les bords de vos sources limpides, et rendez grâce au ciel qui vous montre un rayon de sa gloire; car voici le commandeur des croyants qui approche. Les pauvres santons, remplis d'un saint empressement, se hâtèrent d'allumer des cierges dans tous les oratoires, déployèrent leurs alcorans sur des lutrins d'ébène, et allèrent au-devant du calife, avec de petits paniers remplis de figues, de miel et de melons. Pendant qu'ils s'avançaient en procession et à pas comptés, les chevaux, les chameaux et les gardes faisaient un horrible dégât parmi les tulipes et les autres fleurs de la vallée. Les santons ne pouvaient s'empêcher de jeter un oeil de pitié sur ces ravages, tandis que, de l'autre, ils regardaient le calife et le ciel. Nouronihar, enchantée de ces beaux lieux qui lui rappelaient les aimables solitudes de son enfance, pria Vathek de s'arrêter: mais ce prince, pensant que tous ces petits oratoires pourraient passer, dans l'esprit du giaour, pour une habitation, ordonna à ses pionniers de les abattre. Les santons restèrent pétrifiés alors qu'on exécutait cet ordre barbare; ils pleuraient à chaudes larmes, et Vathek les fit chasser à coups de pieds par des eunuques. Alors, il descendit de sa litière avec Nouronihar, et ils se promenèrent dans la prairie, tout en cueillant des fleurs et en se disant des gaillardises; mais les abeilles, qui étaient bonnes musulmanes, se crurent obligées de venger la querelle de leurs chers maîtres, les santons, et s'acharnèrent tellement à les piquer, qu'ils furent trop heureux que leurs tentes se trouvassent prêtes à les recevoir. Bababalouk, auquel l'embonpoint des paons et des tourterelles n'avait pas échappé, en fit mettre tout de suite quelques douzaines à la broche, et autant en fricassées. On mangeait, on riait, on trinquait, on blasphémait à plaisir, quand tous les moullahs, tous les cheiks, tous les cadis et tous les imans de Schiraz, qui n'avaient pas apparemment rencontré les santons, arrivèrent avec des ânes parés de guirlandes, de rubans et de sonnettes d'argent, et chargés de tout ce qu'il y avait de meilleur dans le pays. Ils présentèrent leurs offrandes au calife, en le suppliant d'honorer leur ville et leurs mosquées de sa présence. Oh! Pour cela, dit Vathek, je m'en garderai bien; j'accepte vos présents, et vous prie de me laisser tranquille, car je n'aime pas à résister à la tentation; mais, comme il n'est pas décent que des gens aussi respectables que vous s'en retournent à pied, et que vous avez la mine d'être d'assez mauvais cavaliers, mes eunuques auront la précaution de vous lier sur vos ânes, et prendront surtout bien garde que vous ne me tourniez pas le dos; car ils savent l'étiquette. Il y avait parmi eux de vigoureux cheiks, qui, croyant que Vathek était fou, en disaient tout haut leur opinion: Bababalouk prit soin de les faire garrotter à doubles cordes; et, piquant tous les ânes avec des épines, ils partirent au grand galop, tout en ruant et s'entre-choquant de la manière la plus plaisante du monde. Nouronihar et son calife jouissaient, à l'envi l'un de l'autre, de cet indigne spectacle; ils faisaient de grands éclats de rire, lorsque les vieillards tombaient avec leur monture dans le ruisseau, et que les uns devenaient boiteux, d'autres manchots, d'autres brèche-dents, ou pis encore. On passa deux jours fort délicieusement à Rocnabad, sans y être troublé par de nouvelles ambassades. Le troisième, on se remit en marche; on laissa Schiraz à la droite, et on gagna une grande plaine d'où l'on découvrait, à l'extrémité de l'horizon, les noirs sommets des montagnes d'Istakhar. À cette vue, le calife et Nouronihar, ne pouvant contenir les transports de leur âme, sautèrent de la litière en bas, et firent des exclamations qui étonnèrent tous ceux qui étaient à portée de les entendre. Allons-nous dans des palais rayonnants de lumière, se demandaient-ils l'un à l'autre, ou bien dans des jardins plus délicieux que ceux de Sheddad? Les pauvres mortels! C'est ainsi qu'ils se répandaient en conjectures; l'abîme des secrets du tout-puissant leur était caché. Cependant les bons génies, qui veillaient encore un peu sur la conduite de Vathek, se rendirent dans le septième ciel auprès de Mahomet, et lui dirent: miséricordieux prophète, tendez vos bras propices à votre vicaire, ou il tombera sans ressource dans les pièges que les dives nos ennemis lui ont dressés; le giaour l'attend dans l'abominable palais du feu souterrain; s'il y met le pied, il est perdu sans retour. Mahomet répondit avec indignation: il n'a que trop mérité d'être laissé à lui-même; toutefois, je consens que vous fassiez encore un effort pour le détourner de son entreprise. Soudain un bon génie prit la figure d'un berger, plus renommé pour sa piété que tous les derviches et les santons du pays; il se plaça sur la pente d'une petite colline auprès d'un troupeau de brebis blanches, et commença à jouer sur un instrument inconnu des airs dont la touchante mélodie pénétrait l'âme, réveillait les remords, et chassait toute pensée frivole. À des sons si énergiques, le soleil se couvrit d'un sombre nuage, et les eaux d'un petit lac, plus claires que le cristal, devinrent rouges comme du sang. Tous ceux qui composaient le pompeux cortège du calife furent attirés, comme malgré eux, du côté de la colline, tous baissèrent les yeux, et restèrent consternés; chacun se reprochait le mal qu'il avait fait: le coeur battait à Dilara; et le chef des eunuques, d'un air contrit, demandait pardon aux femmes de ce qu'il les avait souvent tourmentées pour sa propre satisfaction. Vathek et Nouronihar pâlissaient dans leur litière, et, se regardant d'un oeil hagard, se reprochaient à eux-mêmes, l'un, mille crimes des plus noirs, mille projets d'une ambition impie; et l'autre, la désolation de sa famille, et la perte de Gulchenrouz. Nouronihar croyait entendre dans cette fatale musique les cris de son père expirant, et Vathek, les sanglots des cinquante enfants qu'il avait sacrifiés au giaour. Dans ces angoisses, ils étaient toujours entraînés vers le berger. Sa physionomie avait quelque chose de si imposant, que, pour la première fois de sa vie, Vathek perdit contenance, tandis que Nouronihar se cachait le visage avec les mains. La musique cessa; et le génie adressant la parole au calife, lui dit: prince insensé, à qui la providence a confié le soin des peuples! Est-ce ainsi que tu réponds à ta mission? Tu as mis le comble à tes crimes; te hâtes-tu à présent de courir à ton châtiment? Tu sais qu'au-delà de ces montagnes Eblis et ses dives maudits tiennent leur funeste empire, et, séduit par un malin fantôme, tu vas te livrer à eux! C'est ici le dernier instant de grâce qui t'est donné; abandonne ton atroce dessein, retourne sur tes pas, rends Nouronihar à son père qui a encore quelque reste de vie, détruis la tour avec toutes ses abominations, chasse Carathis de tes conseils, sois juste envers tes sujets, respecte les ministres du prophète, répare tes impiétés par une vie exemplaire, et, au lieu de passer tes jours dans les voluptés, va pleurer tes crimes sur les tombeaux de tes pieux ancêtres! Vois-tu ces nuages qui te cachent le soleil? Au moment que cet astre reparaîtra, si ton coeur n'est pas changé, le temps de la miséricorde sera passé pour toi. Vathek, saisi de crainte et chancelant, était sur le point de se prosterner devant le berger qu'il sentit bien devoir être d'une nature supérieure à l'homme; mais son orgueil l'emporta, et, levant audacieusement la tête, il lui lança un de ses terribles regards. Qui que tu sois, lui dit-il, cesse de me donner d'inutiles avis. Ou tu veux me tromper, ou tu te trompes toi-même: si ce que j'ai fait est aussi criminel que tu le prétends, il ne saurait y avoir pour moi un moment de grâce; j'ai nagé dans une mer de sang pour arriver à une puissance qui fera trembler tes semblables; ne te flatte donc pas que je recule à la vue du port, ni que je quitte celle qui m'est plus chère que la vie et que ta miséricorde. Que le soleil reparaisse, qu'il éclaire ma carrière, que m'importe où elle finira! En disant ces mots, qui firent frémir le génie lui-même, Vathek se précipita dans les bras de Nouronihar, et commanda de forcer les chevaux à reprendre la grande route. On n'eut pas de peine à exécuter cet ordre; l'attraction n'existait plus, le soleil avait repris tout l'éclat de sa lumière, et le berger avait disparu en jetant un cri lamentable. La fatale impression de la musique du génie était cependant restée dans le coeur de la plupart des gens de Vathek; ils se regardaient les uns les autres avec effroi. Dès la nuit même presque tous s'échappèrent, et il ne resta de ce nombreux cortège que le chef des eunuques, quelques esclaves idolâtres, Dilara, et un petit nombre d'autres femmes, qui suivaient comme elle la religion des mages. Le calife, dévoré par l'ambition de donner des lois aux intelligences ténébreuses, s'embarrassa peu de cette désertion. Le bouillonnement de son sang l'empêchant de dormir, il ne campa plus comme à l'ordinaire. Nouronihar, dont l'impatience surpassait, s'il se peut, la sienne, le pressait de hâter sa marche, et, pour l'étourdir, lui prodiguait mille tendres caresses. Elle se croyait déjà plus puissante que Balkis, et s'imaginait voir les génies prosternés devant l'estrade de son trône. Ils s'avancèrent ainsi au clair de la lune jusqu'à la vue des deux rochers élancés, qui formaient comme un portail à l'entrée du vallon dont l'extrémité était terminée par les vastes ruines d'Istakhar. Presqu'au sommet de la montagne, on découvrait la façade de plusieurs sépulcres de rois, dont les ombres de la nuit augmentaient l'horreur. On passa par deux bourgades presque entièrement désertes. Il n'y restait plus que deux ou trois faibles vieillards, qui, en voyant les chevaux et les litières, se mirent à genoux, en s'écriant: ciel! Est-ce encore de ces fantômes qui nous tourmentent depuis six mois? Hélas! Nos gens effrayés de ces étranges apparitions et du bruit qu'on entend sous les montagnes nous ont abandonnés à la merci des esprits malfaisants! Ces plaintes semblaient de mauvais augure au calife; il fit passer ses chevaux sur les corps des pauvres vieillards, et arriva enfin au pied de la grande terrasse de marbre noir. Là, il descendit de sa litière avec Nouronihar. Le coeur palpitant et portant des regards égarés sur tous les objets, ils attendirent avec un tressaillement involontaire l'arrivée du giaour; mais rien ne l'annonçait encore. Un silence funèbre régnait dans les airs et sur la montagne. La lune réfléchissait sur la grande plate-forme l'ombre des hautes colonnes qui s'élevaient de la terrasse presque jusqu'aux nues. Ces tristes phares, dont le nombre pouvait à peine se compter, n'étaient couverts d'aucun toit; et leurs chapiteaux, d'une architecture inconnue dans les annales de la terre, servaient de retraite aux oiseaux nocturnes, qui, alarmés à l'approche de tant de monde, s'enfuirent en croassant. Le chef des eunuques, transi de peur, supplia Vathek de permettre qu'on allumât du feu, et qu'on prît quelque nourriture. Non, non, répondit le calife, il n'est plus temps de penser à ces sortes de choses; reste où tu es, et attends mes ordres! En disant ces mots d'un ton ferme, il présenta la main à Nouronihar, et, montant les degrés d'une vaste rampe, parvint sur la terrasse qui était pavée de carreaux de marbre, et semblable à un lac uni, où nulle herbe ne peut croître. À la droite, étaient des phares rangés devant les ruines d'un palais immense, dont les murs étaient couverts de diverses figures; en face, on voyait les statues gigantesques de quatre animaux qui tenaient du griffon et du léopard, et qui inspiraient l'effroi; non loin d'eux, on distinguait à la clarté de la lune, qui donnait particulièrement sur cet endroit, des caractères semblables à ceux qui étaient sur les sabres du giaour; ils avaient la même vertu de changer à chaque instant; enfin, ils se fixèrent en lettres arabes, et le calife y lut ces mots: Vathek, tu as manqué aux conditions de mon parchemin; tu mériterais d'être renvoyé; mais, en faveur de ta compagne et de tout ce que tu as fait pour l'acquérir, Eblis permet qu'on t'ouvre la porte de son palais, et que le feu souterrain te compte parmi ses adorateurs. À peine avait-il lu ces mots, que la montagne contre laquelle la terrasse était adossée trembla, et que les phares semblèrent s'écrouler sur leurs têtes. Le rocher s'entr'ouvrit, et laissa voir dans son sein un escalier de marbre poli, qui paraissait devoir toucher à l'abîme. Sur chaque degré étaient posés deux grands cierges, semblables à ceux que Nouronihar avait vus dans sa vision, et dont la vapeur camphrée s'élevait en tourbillon sous la voûte. Ce spectacle, au lieu d'effrayer la fille de Fakreddin, lui donna un nouveau courage; elle ne daigna pas seulement prendre congé de la lune et du firmament, et sans hésiter, quitta l'air pur de l'atmosphère, pour se plonger dans des exhalaisons infernales. La marche de ces deux impies était fière et décidée. En descendant à la vive lumière de ces flambeaux, ils s'admiraient l'un l'autre, et se trouvaient si resplendissants, qu'ils se croyaient des intelligences célestes. La seule chose qui leur donnait de l'inquiétude, c'était que les degrés ne finissaient point. Comme ils se hâtaient avec une ardente impatience, leurs pas s'accélérèrent à un point, qu'ils semblaient tomber rapidement dans un précipice, plutôt que marcher; à la fin, ils furent arrêtés par un grand portail d'ébène que le calife n'eut pas de peine à reconnaître; c'était là que le giaour l'attendait avec une clef d'or à la main. Soyez les bienvenus en dépit de Mahomet et de toute sa séquelle, leur dit-il avec son affreux sourire; je vais vous introduire dans ce palais, où vous avez si bien acquis une place. En disant ces mots, il toucha de sa clef la serrure émaillée, et aussitôt les deux battants s'ouvrirent avec un bruit plus fort que le tonnerre de la canicule, et se refermèrent avec le même bruit dès le moment qu'ils furent entrés. Le calife et Nouronihar se regardèrent avec étonnement, en se voyant dans un lieu qui, quoique voûté, était si spacieux et si élevé, qu'ils le prirent d'abord pour une plaine immense. Leurs yeux s'accoutumant enfin à la grandeur des objets, ils découvrirent des rangs de colonnes et des arcades qui allaient en diminuant et se terminaient en un point radieux comme le soleil, lorsqu'il darde sur la mer ses derniers rayons. Le pavé, semé de poudre d'or et de safran, exhalait une odeur si subtile, qu'ils en furent comme étourdis.Ils avancèrent cependant, et remarquèrent une infinité de cassolettes où brûlaient de l'ambre gris et du bois d'aloés. Entre les colonnes étaient des tables couvertes d'une variété innombrable de mets et de toutes sortes de vins qui pétillaient dans les vases de cristal. Une foule de ginns et autres esprits follets des deux sexes dansaient lascivement, par bandes, au son d'une musique, qui résonnait sous leurs pas. Au milieu de cette salle immense, se promenait une multitude d'hommes et de femmes, qui tous, tenant la main droite sur le coeur, ne faisaient attention à nul objet et gardaient un profond silence. Ils étaient tous pâles comme des cadavres, et leurs yeux enfoncés dans leurs têtes ressemblaient à ces phosphores qu'on aperçoit la nuit dans les cimetières. Les uns étaient plongés dans une profonde rêverie; les autres écumaient de rage et couraient de tous côtés comme des tigres blessés d'un trait empoisonné; tous s'évitaient; et, quoiqu'au milieu d'une foule, chacun errait au hasard, comme s'il avait été seul. À l'aspect de cette funeste compagnie, Vathek et Nouronihar se sentirent glacés d'effroi. Ils demandèrent avec importunité au giaour ce que tout cela signifiait, et pourquoi tous ces spectres ambulants n'ôtaient jamais leur main droite de dessus leur coeur. Ne vous embarrassez pas de tant de choses à l'heure qu'il est, leur répondit-il brusquement; vous saurez tout dans peu: hâtons-nous de nous présenter devant Eblis. Ils continuèrent donc à marcher à travers tout ce monde; mais, malgré leur première assurance, ils n'avaient pas le courage de faire attention aux perspectives des salles et des galeries, qui s'ouvraient à droite et à gauche: elles étaient toutes éclairées par des torches ardentes et par des brasiers dont la flamme s'élevait en pyramide jusqu'au centre de la voûte. Ils arrivèrent enfin en un lieu, où de longs rideaux de brocart cramoisi et or, tombaient de toutes parts dans une confusion imposante. Là, on n'entendait plus les choeurs de musique ni les danses; la lumière qui y pénétrait semblait venir de loin. Vathek et Nouronihar se firent jour à travers ces draperies, et entrèrent dans un vaste tabernacle tapissé de peaux de léopards. Un nombre infini de vieillards à longue barbe, d'afrites en complète armure, étaient prosternés devant les degrés d'une estrade, au haut de laquelle, sur un globe de feu, paraissait assis le redoutable Eblis. Sa figure était celle d'un jeune homme de vingt ans, dont les traits nobles et réguliers semblaient avoir été flétris par des vapeurs malignes. Le désespoir et l'orgueil étaient peints dans ses grands yeux, et sa chevelure ondoyante tenait encore un peu de celle d'un ange de lumière. Dans sa main délicate, mais noircie par la foudre, il tenait le sceptre d'airain qui fait trembler le monstre Ouranbad, les afrites, et toutes les puissances de l'abîme.À cette vue, le calife perdit toute contenance, et se prosterna la face contre terre. Nouronihar, quoique éperdue, ne pouvait s'empêcher d'admirer la forme d'Eblis, car elle s'était attendue à voir quelque géant effroyable. Eblis, d'une voix plus douce qu'on aurait pu la supposer, mais qui portait la noire mélancolie dans l'âme, leur dit: créatures d'argile, je vous reçois dans mon empire; vous êtes du nombre de mes adorateurs; jouissez de tout ce que ce palais offre à votre vue, des trésors des sultans préadamites, de leurs sabres foudroyants et des talismans qui forceront les dives à vous ouvrir les souterrains de la montagne de Caf, qui communiquent à ceux-ci. Là, vous trouverez de quoi contenter votre curiosité insatiable. Il ne tiendra qu'à vous de pénétrer dans la forteresse d'Aherman et dans les salles d'Argenk où sont peints toutes les créatures raisonnables et les animaux qui habitaient la terre, avant la création de cet être méprisable que vous appelez le père des hommes. Vathek etNouronihar se sentirent consolés et rassurés par cette harangue. Ils dirent avec vivacité au giaour: conduisez-nous bien vite au lieu où sont ces talismans précieux.-Venez, répondit ce méchant dive, avec sa grimace perfide, venez, vous posséderez tout ce que notre maître vous promet, et bien davantage. Alors, il leur fit enfiler une longue allée, qui communiquait au tabernacle; il marchait le premier à grands pas, et ses malheureux disciples le suivaient avec joie. Ils arrivèrent à une salle spacieuse, couverte d'un dôme fort élevé et autour de laquelle on voyait cinquante portes de bronze, fermées avec des cadenas d'acier. Il régnait en ce lieu une obscurité funèbre, et sur des lits d'un cèdre incorruptible étaient étendus les corps décharnés des fameux rois préadamites, jadis monarques universels sur la terre. Ils avaient encore assez de vie pour connaître leur déplorable état; leurs yeux conservaient un triste mouvement; ils s'entre-regardaient languissamment l'un l'autre, et tenaient tous la main droite sur leur coeur. À leurs pieds on voyait des inscriptions qui retraçaient les événements de leur règne, leur puissance, leur orgueil et leurs crimes. Soliman Raad, Soliman Daki, et Soliman dit Gian Ben Gian, qui, après avoir enchaîné les dives dans les ténébreuses cavernes de Caf, devinrent si présomptueux, qu'ils doutèrent de la puissance suprême, tenaient là un rang distingué, mais non pas comparable à celui du prophète Suleïman Ben-Daoud. Ce roi si renommé par sa sagesse était sur la plus haute estrade, et immédiatement sous le dôme. Il paraissait avoir plus de vie que les autres; et, quoiqu'il poussât de temps en temps de profonds soupirs, et tînt la main droite sur le coeur comme ses compagnons, son visage était plus serein, et il semblait être attentif au bruit d'une cataracte d'eau noire, qu'on entrevoyait à travers l'une des portes qui était grillée. Nul autre bruit n'interrompait le silence de ces lieux lugubres. Une rangée de vases d'airain entourait l'estrade. Ôte les couvercles de ces dépôts cabalistiques, dit le giaour à Vathek: prends les talismans qui briseront toutes ces portes de bronze, et te rendront le maître des trésors qu'elles renferment et des esprits qui en ont la garde. Le calife, que cet appareil sinistre avait entièrement déconcerté, s'approcha des vases en chancelant et pensa expirer de terreur, quand il entendit les gémissements de Suleïman, que dans son trouble il avait pris pour un cadavre. Alors, une voix, sortant de la bouche livide du prophète, articula ces mots: pendant ma vie, j'occupai un trône magnifique. À ma droite étaient douze mille sièges d'or, où les patriarches et les prophètes écoutaient ma doctrine; à ma gauche, les sages et les docteurs, sur autant de trônes d'argent, assistaient à mes jugements. Tandis que je rendais ainsi justice à des multitudes innombrables, les oiseaux, voltigeant sans cesse sur ma tête, me servaient de dais contre les ardeurs du soleil. Mon peuple fleurissait; mes palais s'élevaient jusqu'aux nues: je bâtis un temple au très-haut, qui fut la merveille de l'univers; mais je me laissai lâchement entraîner par l'amour des femmes, et par une curiosité qui ne se bornait pas aux choses sublunaires. J'écoutai les conseils d'Aherman, et de la fille de pharaon; j'adorai le feu et les astres; et quittant la ville sacrée, je commandai aux génies de construire les superbes palais d'Istakhar et la terrasse des phares, dont chacun était dédié à une étoile. Là, pendant un temps, je jouis en plein de la splendeur du trône et des voluptés; non seulement les hommes, mais encore les génies, m'étaient soumis. Je commençai à croire, ainsi que l'ont fait ces malheureux monarques qui m'entourent, que la vengeance céleste était assoupie, lorsque la foudre brisa mes édifices et me précipita dans ce lieu. Je n'y suis cependant pas, comme tous ceux qui l'habitent, entièrement dépourvu d'espérance. Un ange de lumière m'a fait savoir qu'en considération de la piété de mes jeunes ans mes tourments finiront lorsque cette cataracte, je compte les gouttes, cessera de couler; mais, hélas! Quand arrivera ce temps si désiré? Je souffre, je souffre, un feu impitoyable dévore mon coeur. En disant ces mots, Suleïman éleva ses deux mains vers le ciel en signe de supplication, et le calife vit que son sein était d'un cristal transparent, au travers duquel on découvrait son coeur brûlant dans les flammes. À cette terrible vue, Nouronihar tomba comme pétrifiée dans les bras de Vathek: ô giaour! S'écria ce malheureux prince, dans quel lieu nous as-tu conduit? Laisse-nous en sortir; je te tiens quitte de toutes ces promesses. Ô Mahomet! N'y a-t-il plus de miséricorde pour nous?-Non, il n'y en a plus, répondit le malfaisant dive; sache que c'est ici le séjour du désespoir et de la vengeance; ton coeur sera embrasé comme celui de tous les adorateurs d'Eblis; peu de jours te sont donnés avant ce terme fatal, emploie-les comme tu voudras; couche sur des monceaux d'or, commande aux puissances infernales, parcours tous ces immenses souterrains à ton gré, aucune porte ne te sera fermée; quant à moi, j'ai rempli ma mission, et je te laisse à toi-même. En disant ces mots, il disparut. Le calife et Nouronihar restèrent dans un accablement mortel; leurs larmes ne pouvaient couler, à peine pouvaient-ils se soutenir: enfin, ils se prirent tristement par la main, et sortirent en chancelant de cette salle funeste, sans savoir où ils allaient. Toutes les portes s'ouvraient à leur approche, les dives se prosternaient devant leurs pas, des magasins de richesses se déployaient à leurs yeux; mais ils n'avaient plus ni curiosité, ni orgueil, ni avarice. Avec la même indifférence, ils entendaient les choeurs des ginns, et voyaient les superbes repas qui étaient étalés de toutes parts. Ils allaient errant de chambres en chambres, de salles en salles, d'allées en allées, tout autant de lieux sans fond et sans limite, tous éclairés par une sombre lueur, tous parés avec la même triste magnificence, tous parcourus par des gens qui cherchaient le repos et le soulagement; mais qui le cherchaient en vain, puisqu'ils portaient partout un coeur tourmenté dans les flammes. Évités de tous ces malheureux, qui par leurs regards, semblaient se dire les uns aux autres: c'est toi qui m'as séduit, c'est toi qui m'as corrompu, ils se tenaient à l'écart, et attendaient dans une angoisse le moment qui devait les rendre semblables à ces objets de terreur. Quoi! Disait Nouronihar, le temps viendra-t-il que je retirerai ma main de la tienne?-Ah! Disait Vathek, mes yeux cesseront-ils jamais de puiser à longs traits la volupté dans les tiens? Les doux moments que nous avons passés ensemble me seront-ils en horreur? Non, ce n'est pas toi qui m'as mené dans ce lieu détestable, ce sont les principes impies par lesquels Carathis a perverti ma jeunesse, qui ont causé ma perte et la tienne: ah! Que du moins elle souffre avec nous! En disant ces douloureuses paroles, il appela un afrite qui attisait un brasier, et lui ordonna d'enlever la princesse Carathis du palais de Samarah, et de la lui amener. Après avoir donné cet ordre, le calife et Nouronihar continuèrent de marcher dans la foule silencieuse, jusqu'au moment où ils entendirent parler au bout d'une galerie.Présumant que c'étaient des malheureux qui, comme eux, n'avaient pas encore reçu leur arrêt final, ils se dirigèrent d'après le son des voix, et trouvèrent qu'elles partaient d'une petite chambre carrée, où sur des sofas étaient assis quatre jeunes hommes de bonne mine et une belle femme, qui s'entretenaient tristement à la lueur d'une lampe. Ils avaient tous l'air morne et abattu, et deux d'entre eux s'embrassaient avec beaucoup d'attendrissement. En voyant entrer le calife et la fille de Fakreddin, ils se levèrent civilement, les saluèrent et leur firent place. Ensuite, celui qui paraissait le plus distingué de la compagnie, s'adressant au calife, lui dit: étranger, qui sans doute êtes dans la même horrible attente que nous, puisque vous ne portez pas encore la main droite sur votre coeur; si vous venez passer avec nous les affreux moments qui doivent s'écouler jusqu'à notre commun châtiment, daignez nous raconter les aventures qui vous ont conduit en ce lieu fatal, et nous vous apprendrons les nôtres, qui ne méritent que trop d'être entendues. Se retracer ses crimes, quoiqu'il ne soit plus temps de s'en repentir, est la seule occupation qui convienne à des malheureux comme nous. Le calife et Nouronihar consentirent à cette proposition et Vathek, prenant la parole, leur fit, non sans gémir, un sincère récit de tout ce qui lui était arrivé. Lorsqu'il eut fini la pénible narration, le jeune homme qui lui avait parlé commença la sienne de la manière suivante. Histoire des deux princes amis, Alasi et Firoux, enfermés dans le palais souterrain. Histoire du prince Borkiarokh, enfermé dans le palais souterrain. Histoire du prince Kalilah et de la princesse Zulkaïs, enfermés dans le palais souterrain. Le troisième prince en était au milieu de son récit, quand il fut interrompu par un bruit qui fit trembler et s'entr'ouvrir la voûte. Bientôt après, une vapeur, se dissipant peu à peu, laissa voir Carathis sur le dos de l'afrite, qui se plaignait horriblement de son fardeau. Elle sauta à terre, et s'approchant de son fils, lui dit: que fais-tu ici dans cette petite chambre? En voyant que les dives t'obéissent, j'ai cru que tu étais placé sur le trône des rois préadamites. -Femme exécrable, répondit le calife, que maudit soit le jour où tu m'as mis au monde! Va, suis cet afrite, qu'il te mène dans la salle du prophète Suleïman; là, tu apprendras à quoi est destiné ce palais qui t'a paru si désirable, et combien je dois abhorrer les impies connaissances que tu m'as données!-La puissance où tu es parvenu t'a-t-elle troublé la tête, répliqua Carathis. Je ne demande pas mieux que de rendre mes hommages à Suleïman le prophète. Il faut pourtant que tu saches que l'afrite m'ayant dit que, ni toi ni moi, nous ne retournerions pas à Samarah, je l'ai prié de me laisser mettre ordre à mes affaires, et qu'il a eu la politesse d'y consentir. Je n'ai pas manqué de mettre à profit ces instants; j'ai mis le feu à notre tour où j'ai brûlé tout vifs les muets, les négresses, les torpèdes et les serpents, qui pourtant m'avaient rendu beaucoup de services, et j'en aurais fait autant au grand vizir, s'il ne m'avait pas abandonnée pour Motavekel. Quant à Bababalouk, qui avait eu la sottise de retourner à Samarah, et tout bonnement d'y trouver des maris pour tes femmes, je l'aurais mis à la torture, si j'en avais eu le temps; mais, comme j'étais pressée, je l'ai seulement fait pendre, après lui avoir tendu un piège pour l'attirer auprès de moi, aussi bien que les femmes; je les ai fait enterrer toutes vivantes par mes négresses, qui ont ainsi employé leurs derniers moments à leur grande satisfaction. Pour Dilara, qui m'a toujours plu, elle a montré son esprit en se mettant ici près au service d'un mage, et je pense qu'elle sera bientôt des nôtres. Vathek était trop consterné pour exprimer l'indignation que lui causait un tel discours; il ordonna à l'afrite d'éloigner Carathis de sa présence, et resta dans une morne rêverie, que ses compagnons n'osèrent troubler. Cependant Carathis pénétra brusquement jusqu'au dôme de Suleïman, et, sans faire la moindre attention aux soupirs du prophète, elle ôta audacieusement les couvercles des vases, et s'empara des talismans. Alors, élevant une voix telle qu'on n'en avait jamais entendu dans ces lieux, elle força les dives à lui montrer les trésors les plus cachés, les magasins les plus profonds, que l'afrite lui-même n'avait jamais vus. Elle passa par des descentes rapides qui n'étaient connues que d'Eblis et des plus puissants de ces favoris, et pénétra au moyen de ces talismans jusqu'aux entrailles de la terre d'où souffle le sanfar, vent glacé de la mort; rien n'effrayait son coeur indomptable. Elle trouvait cependant chez tout ce monde qui portait la main droite sur le coeur une petite singularité qui ne lui plaisait pas. Comme elle sortait d'un de ces abîmes, Eblis se présenta à ses regards. Mais, malgré tout l'imposant de sa majesté, elle ne perdit pas contenance et lui fit même son compliment avec beaucoup de présence d'esprit: ce superbe monarque lui répondit: princesse, dont les connaissances et les crimes méritent un siège élevé dans mon empire, vous faites bien d'employer le loisir qui vous reste; car les flammes et les tourments qui s'empareront bientôt de votre coeur vous donneront assez d'occupation. En disant ces mots, il disparut dans les draperies de son tabernacle. Carathis resta un peu interdite; mais, résolue d'aller jusqu'au bout, et de suivre le conseil d'Eblis, elle rassembla tous les choeurs des ginns et tous les dives pour en recevoir les hommages. Elle marchait ainsi en triomphe, à travers une vapeur de parfums, et aux acclamations de tous les esprits malins dont la plupart étaient de sa connaissance. Elle allait même détrôner un des Solimans pour prendre sa place, quand une voix, sortant de l'abîme de la mort, cria: tout est accompli! Aussitôt le front orgueilleux de l'intrépide princesse se couvrit des rides de l'agonie; elle jeta un cri douloureux, et son coeur devint un brasier ardent: elle y porta la main pour ne l'en retirer jamais. Dans cet état de délire, oubliant ses vues ambitieuses et sa soif des sciences qui doivent être cachées aux mortels, elle renversa les offrandes que les ginns avaient posées à ses pieds; et, maudissant l'heure de sa naissance et le sein qui l'avait portée, elle se mit à courir pour ne plus s'arrêter ni goûter un moment de repos. À peu près dans ce même temps, la même voix avait annoncé au calife, à Nouronihar, aux quatre princes et à la princesse le décret irrévocable. Leurs coeurs venaient de s'embraser; et ce fut alors qu'ils perdirent le plus précieux des dons du ciel, l'espérance ! Ces malheureux s'étaient séparés en se jetant des regards furieux. Vathek ne voyait plus dans ceux de Nouronihar que rage et que vengeance; elle ne voyait plus dans les siens qu'aversion et désespoir. Les deux princes amis, qui, jusqu'à ce moment, s'étaient tenus tendrement embrassés, s'éloignèrent l'un de l'autre en frémissant. Kalilah et sa soeur se firent mutuellement un geste d'imprécation.Les deux autres princes témoignèrent par des contorsions effroyables et des cris étouffés l'horreur qu'ils avaient d'eux-mêmes. Tous se plongèrent dans la foule maudite pour y errer dans une éternité de peines. Tel fut, et tel doit être le châtiment des passions effrénées et des actions atroces; telle sera la punition de la curiosité aveugle, qui veut pénétrer au-delà des bornes que le créateur a mises aux connaissances humaines; de l'ambition, qui, voulant acquérir des sciences réservées à de plus pures intelligences, n'acquiert qu'un orgueil insensé, et ne voit pas que l'état de l'homme est d'être humble et ignorant. Ainsi le calife Vathek, qui, pour parvenir à une pompe vaine et à une puissance défendue, s'était noirci de mille crimes, se vit en proie à des remords et à une douleur sans fin et sans bornes; ainsi l'humble, le méprisé Gulchenrouz, passa des siècles dans la douce tranquillité, et le bonheur de l'enfance.