HISTOIRE D'UN PEUPLE NOUVEAU, Ou Découverte d'une Isle à 43. Dégrés 14. Minutes de Latitude Méridionale par David Tompson, Capitaine du Vaisseau le Boston, à son retour de la Chine en 1756. Ouvrage traduit de l'Anglois. PREMIERE PARTIE. A LONDRES, Aux dépens d'une Société de Libraires. MDCCLVII. PREFACE DU TRADUCTEUR. ETant en Italie l'an 1754, j'y renouvellai connoissance avec le Chevalier Parker, que j'avois vû en Suisse l'année précédente, & à qui j'avois rendu service dans quelque disgrace. Ce Gentilhomme, fort heureux en Course, s'étoit retiré dans une petite Terre d'un Comte de ses amis, & y vivoit avec agrément, graces au goût qu'il eut toujours pour les BellesLettres, dont l'étude ne s'accorde guères avec l'exercice de sa profession. Comme on se plait à parler de ce que l'on aime, le Chevalier ne cessoit de m'entretenir de ses Voyages. C'étoit tous les jours un nouveau recit des choses qu'il avoit vûes & remarquées. Il blâmoit les unes, il approuvoit les autres, & persuade qu'il avoit plus découvert & plus approfondi lui seul que tous les Voyageurs ensemble, il poussoit l'entêtement jusqu'à vouloir qu'on s'assujettît à ses jugemens, sous peine de se brouiller avec lui. Aussi peu porté à me soumettre aveuglément à ses décisions qu'à les contredire au risque de m'attirer sa haine, je me contentai d'en penser ce que je voudrois. Pendant trois mois de séjour avec lui à la campagne, je partageai ses occupations par complaisance. Je lûs & relûs les Livres qu'il me prêta à son choix, & qui, étant de son goût, devoient former le mien. Dès qu'il s'apperçut que je m'habituois à sa façon de penser, il me proposa de composer une Histoire, dans laquelle je ferois usage de ce qu'il avoit recueilli de plus intéressant dans ses lectures. Il me remit quelques extraits; j'ébauchai un Ouvrage dont il se promettoit de grands succès. Je n'en avois pas la même idée; mais quoique je remarquasse que je manquois de capacité pour arranger des matériaux informes, je ne laissai pas d'acquérir, à force de travail, l'adresse de transformer ceux qui sont déjà arrangés. C'est dans cette prévention que j'ai entrepris de traduire de l'Anglois en notre Langue l'Histoire que je donne au Public. Je ne sais même si je me serois jamais avisé de la mettre au jour, si un de nos Esprits forts, qui m'en a escamotté une partie, ne se préparoit à en donner une Edition, habillée à sa mode; je veux dire au préjudice de la Religion & à la douleur des gens de bien Pour moi, je garantis ma Traduction conforme à son Original. Il est vrai qu'il renferme des pensées libres, que l'Auteur du Livre est le premier à desapprouver, & que je ne suis pas un des derniers à condamner. On les expose comme des raisons à réfuter, & non comme des principes à suivre. On y voit même paroître sur la scène un zélé partisan du Christianisme & des bonnes mœurs prendre la défense de la vérité & combattre les erreurs. TABLE DES CHAPITRES, Contenus dans cet Ouvrage. I. PARTIE. CHAPITRE I. Comment l'Auteur a occasion d'arriver dans l'Isle de la Raison, Pag. 1 Chap. II. L'Auteur descend, lui second, dans l'Isle. Comment & par qui il y est reçu, 21 Chap. III. Galanterie que fait le Vieillard à ses bôtes. Portrait de ses deux filles. Propos de table, 36 Chap. IV. De la Religion des Insulaires. Ils n'ont point d'Eglises, & sont Chrétiens. Quelle est leur Foi, 52 Chap. V. Courte Description de l'Isle. Entretien sur le Mariage. Quel il est dans l'Isle de l'Union, Pag. 75 Chapitre VI. De la Naissance & de l'Education du Vieillard. Il est élevé dans le pur Deïsme, 98 Chap. VII. Le Vieillard continue son Histoire. Quel Ami il se fait. Comment il est rappellé à la véritable Religion. Pourquoi il quitte l'Europe. Son Ami passe avec lui en Asie, 123 HISTOIRE D'UN PEUPLE NOUVEAU DANS L'ISLE DE LA RAISON. CHAPITRE I. Comment l'Auteur a occasion d'arriver dans l'Isle de la Raison. Condamné par mon inclination, autant que par la médiocrité de ma fortune, à vivre dans l'activité & dans l'inquiétude, je me suis toujours fait un point de vûe du défaut ordinaire de l'homme, qui croit n'être bien que là où il n'est pas. Mon pere, qui étoit Capitaine de Vaisseau, s'attacha à me former le goût pour la marine, lorsqu'à peine j'eus atteint ma dixième année. Sans cesse il me représentoit qu'ayant très peu de chose à me laisser par les pertes extraordinaires qu'il avoit faites, je serois infalliblement exposé à mener une vie des plus mesquines, hors d'état de soutenir un nom, qui devoit être tout mon appanage, si je ne prenois le sage parti d'aller chercher au-delà des mers dequoi suppléer à ma petite fortune. L'amour du gain, qu'il imprima dans mon esprit, avec les couleurs les plus vives, l'emporta sur la répugnance que je lui témoignai quelque tems, & sur le peu de courage que je me sentois d'affronter les périls de la mer; j'entrepris avec lui mon premier voïage. Ce coup d'essai me réussit parfaitement: j'avois gagné deux cent pour cent sur la petite pacotille qu'il m'avoit faite à Londres; c'en étoit assez pour m'encourager. J'en entrepris un second: insensiblement je m'accoutumai au genre de vie des marins, & en peu de tems je devins marin moi-même, mais marin des mieux caractérisés. Qui auroit dit que je me fusse lassé d'un métier hors duquel rien ne sembloit me satisfaire? Cependant cela arriva. L'homme est homme par-tout: aujourd'hui il rejette ce qu'il approuvoit hier, & demain il méprisera ce qui fait actuellement l'objet de sa louange. De retour de mon septième voïage, je rentrai dans le sein de ma famille, avec la ferme résolution d'y jouïr le reste de mes jours d'une tranquillité, que nous cherchons vainement ailleurs. Il y avoit près d'un an que je goutois cette satisfaction, lorsque je rencontrai un ami que je m'étois fait à la Chine. Son abord me frappa. Anglois, comme moi, il étoit bien éloigné de mener la même vie. Que faites-vous, me dit-il, dans votre patrie, vous qui aviez fait une espèce de serment de mourir sur un lit de godron? Avez-vous oublié qu'il n'y a que les Indes où un jeune homme puisse faire valoir ses talens lorsqu'il n'en a que de médiocres? Ce sont les discours que vous m'avez tenus autrefois, & maintenant vous démentez par une vie oisive ces sages conseils que vous me donnâtes lorsque, comme vous, j'étois résolu de revenir dans ma patrie pour ne la plus quitter. Croiez-moi, laissez les Nouvellistes, les Politiques & les Religionnaires se noïer dans l'abîme de leurs pitoïables raisonnemens, & retournons dans ces aimables contrées où on laisse les Princes sur leurs Trônes, la Religion dans son Sanctuaire, & la Politique dans son Cabinet. Il y a près d'un mois que je suis ici, mais avant quinze jours, je compte me rembarquer. Faites vos réflexions sur ce que je viens de vous dire, & je suis persuadé que s'il vous reste quelques sentimens pour un ami, ou plutôt quelque retour sur vous-même, vous serez du voïage. J'eus bientôt pris ma dernière résolution. Les importunités de mon ami compatissoient si bien avec mon inclination, qu'aucun motif ne fut capable de la contrebalancer. Il faut avoir été long-tems sur mer pour savoir qu'un marin ressemble au poisson; hors de l'eau, l'un & l'autre ne sçauroient vivre. Je n'avois dans ma famille personne qui s'intéressât assez dans mes affaires pour me détourner du dessein de voguer, excepté une vieille tante, qui fit tout son possible pour m'arrêter, en m'objectant l'inutilité d'un voïage, d'ailleurs si dangereux. Mais mon desir de voïager étoit irrésistible, & les impressions, qu'il faisoit sur mon esprit, étoient si peu communes, que si j'étois resté chez moi, j'aurois cru desobéir aux ordres de la Providence. Je fus trouver mon ami, & il me présenta au Capitaine, avec qui je me trouvai encore en connoissance; il nous reçut avec plaisir à son bord. Il montoit le Vaisseau le Boston , & étoit destiné pour la Chine. Il seroit inutile d'arrêter ici le lecteur aux particularités de ce voïage. Comme j'en ai bien d'autres plus essentiels à lui raconter, & qui doivent composer ce Volume, il faut que je passe le tout sous silence, me contentant de parler de notre retour en Europe après trois ans de course, puisque c'est-là le but que je me suis proposé dans cet Ouvrage, & non de donner au Public le recit circonstancié de tous mes voïages. Nous partîmes de la rivière du Canton dans le Vaisseau que nous avions emmené d'Angleterre, & nous fîmes voile vers Batavia , où notre Capitaine avoit quelques affaires. Comme nous avions été plus long-tems sur mer que nous ne l'avions compté, & que nos provisions nous auroient manqué, ce fut pour nous une double raison de toucher à Batavia ; mais les Hollandois de cette Colonie, nos bons amis, nous firent une si mauvaise réception, que nous fûmes obligés d'aller faire de l'eau à la petite Java , & à continuer notre route pour le Cap, au hazard de ce qui en pourroit arriver. Jusqu'à la hauteur de Ceilon , notre trajet fut assez heureux. Là nous déliberâmes si nous relâcherions à la côte du Malabar; la pluralité fut pour la négative. Nous avions heureusement dépassé Madascar, lorsque le Mousse de hune découvrit trois voiles. Dans l'incertitude de la guerre ou de la paix, nous nous disposâmes au combat: nos allarmes furent dissipées le matin du jour suivant. La chaloupe fut mise en mer à la vûe du pavillon Anglois assûré, & nous apprîmes que le Chevalier Thomas Wood , Commandant de la Frégate l' Amazone ,allant porter des ordres à Madras & à Bombai, convoioit jusqu'à la hauteur de l'Isle de Bourbonle petit Tarmouth & l' Exeter destinés pour la Chine. Le Chevalier ajouta à la nouvelle de la déclaration de guerre l'avis de deux gros Navires François qu'il avoit laissés à la Côte d'Afrique. Ce dernier nous mit en peine. Nous invitâmes le Chevalier à revirer pour venir faire avec nous cette capture; mais ses ordres portoient de faire route: & malgré le péril où nous devions être sans son secours, il se contenta de nous recommander à notre bonne fortune. Nous ne savions pas que nous fussions guettés; nous esperions en imposer par notre contenance, & que l'ennemi, prenant notre Vaisseau pour un Vaisseau de guerre, nous laisseroit passer, comme il avoit fait Sir Thomas & son convoi. Le 5. d'Avril (vieux style), au sortir d'une brume épaisse qui couvrit la mer jusqu'a midi, nous nous trouvâmes à vûe & sous le vent des deux François, qui forcerent de voiles pour tomber sur nous & pour nous aborder. Nous reconnûmes pour un de nos ennemis l' Hercule , parti de la rivière de Canton huit jours avant nous. Nos Equipages y avoient eu quelque démêlé, où le François n'avoit pas eu le dessus, & nous conjecturâmes qu'il vouloit se venger. Seul, nous ne l'aurions pas craint; mais son second, nouvellement sorti des ports de France, étoit mieux monté & mieux agréé que nous. Notre Capitaine fit néanmoins ses dispositions pour le combat; nous comptâmes, si non tout-à-fait de vaincre, du moins de faire repentir nos ennemis de nous avoir attaqués. Notre manœuvre fut savamment exécutée. Deux fois nous fîmes manquer l'abordage, & par notre habileté à prendre & à laisser le vent, la canonnade nous enleva peu de monde. La nuit vint avant qu'il y eût rien de décidé; l'ennemi remit au lendemain à conclure. Aiant élevé ses fanaux, il s'en tint à nous observer, & notre perte étoit inévitable, à moins de quel-que miracle, auquel nous n'avions pas beaucoup de foi. Vers minuit il s'éleva un vent frais, que nous prîmes en silence, seulement de nos petites voiles; nous dérivâmes. Lorsque nous fûmes assez loin des ennemis pour n'en être pas entendus, nous chargeâmes toutes les vergues, & au point du jour nous eûmes lieu de nous flatter que nous étions hors de péril; mais nous avions à faire à d'habiles gens, qui, sur ce que notre manœuvre devoit être, dévinerent quelle elle avoit été. Nous ne tardâmes pas à les voir nous donner vivement la chasse. En nous abandonnant au vent, nous tournions l'arriére à la voïe de retour; mais l'unique route, qu'il nous convenoit de tenir, étoit celle qui devoit nous dérober à l'ennemi que nous ne pouvions combattre; & nous nous abandonnâmes à nos voiles. Malgré le desordre où le combat nous avoit mis, nous conservions de l'avance. Nous fûmes jusqu'à cinq heures du soir hors la portée du canon, lorsque la misaine cassa. Nous étions résolus d'attendre le second de l' Hercule , qui laissoit son camarade loin derrière lui, & de l'aborder. Ce coup de témérité nous auroit peut-être réussi, vû l'animosité de l'Equipage, jointe à la peur que lui faisoit le Capitaine du ressentiment des François. Quoi qu'il en soit, nous vîmes, à notre contentement, notre ennemi revirer tout à coup, & s'éloigner de nous comme si nous lui avions donné lachasse. Nous ne manquâmes pas de croire enbons Anglois quenous lui avions fait peur, & nous le huâmes de bonne foi avec le porte-voix. La vérité étoit pourtant que plus habile, ou plus attentif que nous, appercevant des signes d'une tempête prochaine, aux-quels nous ne faisions pas attention, il ne voulut pas risquer de nous prendre, pour périr ensuite avec nous. Nous ne doutâmes bientôt plus que ce n'eût été là sa véritable raison. Jusque-là le ciel, parsemé de petits nuages, n'en devint en un moment qu'un seul, qui causa une entière obscurité. Vers les sept heures du soir les vagues mugirent, & le vent devint furieux; la tourmen-te fut horrible dès son commencement. Je ne décrirai point cette affreuse tempête, la plus longue que j'aie jamais essuïée. Un lecteur en terre ferme ne sait point se passionner sur des images dont il n'a que de foibles idées. Pendant ci nq jours & six nuits nous roulâmes, plutôt que nous ne voguâmes à la merci des vents, des vagues, & des courans. Le sixième au matin la mer se calma, & nous pûmes juger, par le danger où nous étions, de celui que nous avions couru. Tous nos mâts avoient été rompus, coupés, ou fracassés; il n'en restoit plus que des tronçons, & les voiles, que nous avions de rechange, nous devenoient inutiles, faute d'avoir dequoi y les attacher. Nos grosses ancres avoient été, ou jettées à la mer, ou emportées avec leurs cables: l'eau étoit haute de trois pieds au fond de cale, & après une exacte recherche des voïes, on ne trouvoit pas celle qui donnoit le plus. Tout l'Equipage étoit sur les dents. En vain les Officiers & les passagers l'animoient par leur exemple au travail de la pompe. Les matelots les plus déterminés ne vouloient écouter que le Chapelain qui, aiant lui-même perdu la tête, ne leur parloit que de l'Enfer & du Paradis. Pour comble de malheur, le Capitaine, blessé de la chûte d'une vergue, étoit au lit, & son Contre-maître, qui s'étoit étourdi sur le péril à force d'eau-de-vie, ne desennyvroit point. Le jour se passa à nous remettre du trouble & de la fraïeur que la tempête avoit causée. La nuit vint avant qu'on eût découvert la voïe d'eau, qui nous menaçoit de couler à fond. Ce fut bien une des plus belles nuits de l'année pour le reste du monde; mais bien la plus douloureuse pour nous. On ne sentoit pas le moindre souffle de vent. Cette tranquillité de toute la nature passoit jusqu'à l'ame, & y portoit l'amour de la vie; cependant il falloit se résigner à mourir. Quiconque n'a pas été sur mer, ne connoît bien ni la joie, ni la tristesse. Celle-là y est une espèce de frénesie, celle-ci s'y montre avec tous les accès du désespoir. Le passage de l'une à l'autre est d'une rapidité qui ne souffre point d'intervalle; la Fable n'a point de métamorphose si subite & si complette. Au point du jour nous découvrîmes la terre. Aussitôt ces hommes, abattus de fatigue & de douleur, semblerent avoir recouvré toutes leurs forces. On chercha la voïe d'eau avec une nouvelle ardeur, on tâcha de placer quelques vergues sur le tronçon de nos mâts. Deux petites voiles furent hissées, & le vent, qu'elles prirent, mit le vaisseau en panne. On gouverna assez heureusement pour sortir du courant. La voïe d'eau fut découverte, bouchée, & la cale vuidée. Enfin, on fit en moins de deux heures plus de besogne qu'on n'auroit ôsé en entreprendre pendant deux jours. On ne douta plus qu'on n'eût échappé au naufrage, & on prit les mesures que l'on crut propres à se sauver. Chacun mangea, la plûpart allerent ensuite prendre dans leur hamac le repos que l'esperance leur rendoit. Le Bothman, homme hardi & prompt à prendre son parti, voulut aller avec le second Pilote reconnoître la terre, dont nous étions encore éloignés d'environ trois lieuës. Ce fut notre salut; car la circonspection du Pilote nous auroit fait regarder cette terre comme inabordable. Le Bothman, de retour, s'éleva contre le rapport de cet homme trop prudent. Il prétendit qu'il y avoit dans l'Isle une Baye, qui donneroit abri. Nous l'en crûmes d'autant plus facilement, que nous souhaitions que ce qu'il nous disoit fût vrai. On gouverna donc vers la Baye, la chaloupe remorquant, la sonde à la main, à mesure que nous approchions de la Côte. Le Contremaître tenoit la sonde; mais cet yvrogne, aiant voulu s'éloigner à l'Est pour chercher un passage où le fond fût meilleur, alla donner sur une pointe de roche à fleur d'eau, qui ouvrit la chaloupe, & mit ses rameurs en danger d'être noyés. Nous vîmes l'accident, nous envoiâmes le cannot à tems pour sauver les hommes: mais la chaloupe fut perdue; perte considérable ans les circonstances. Nous embouchâmes la prétendue Baye à l'entrée de la nuit, n'aiant que six brasses sur un fond de roc, où nous jettâmes nos petites ancres, les seules qui nous restoient. On entendoit le bruit effroïable de plusieurs ruisseaux qui tomboient en cascades sur des roches, à travers desquelles ils rouloient de l'un & de l'autre côté. L'épouvante augmenta le lendemain au matin, en voiant que le port, annoncé par le Bothman, n'étoit qu'une crevasse d'une demi-lieuë de large, d'un Cap à l'autre, sur environ le double de profondeur, ouverte au Sud, bordée à l'Est & à l'Ouest par de hautes montagnes coupées perpendiculairement, & aiant au Nord son fond palissadé, pour ainsi dire, de quartiers de roche dont l'eau, en les rognant, avoit formé autant de gros pains de sucre, qui, semblables à des décombres entassés, faisoient un amphithéâtre hideux jusqu'au niveau de la Côte. Tout le cul-de-sac étoit semé de rochers, déplacés sans dou-te par les flots dans les orages. A peine un cannot paroissoit pouvoir naviger dans les auges qu'ils formoient. Nous jettâmes le notre à l'eau, après y avoir fait entrer six hommes pour aller reconnoître un coude qui est dans la Baye au N. O. En attendant qu'à leur retour, ils nous apprissent, comme nous le supposions, la découverte d'un endroit propre à la descente, on tint conseil sur la forme du navire qu'il nous faudroit construire des débris du vaisseau, qui étoit déjà condamné à être mis en piéces. La journée se passa toute entière dans l'attente du cannot. On n'en pouvoit juger autre chose, sinon qu'il s'étoit perdu dans les brisans. Depuis notre entrée dans la Baye, nous ne cessions de tirer de notre canon de distance à distance; mais la curiosité n'aiant amené personne sur la Côte, nous crûmes que cette Isle, ou Presqu'isle étoit inhabitée. L'Equipage ne voulut pas entendre parler de remettre le vaisseau en pleine mer; il refusoit même de lui faire faire le tour de ce qui nous paroissoit être une lsle, où il étoit vraisemblable que nous trouverions un meilleur abri. On opinoit à faire la descente le lendemain au matin, soit à la nage, sur un radeau, ou à l'aide des cordages. Il falloit prendre terre; la chose étoit résolue. CHAPITRE II. L'Auteur descend, lui second, dans l'Isle. Comment & par qui il y est reçu. Peu après le lever du soleil, nous vîmes notre cannot sortir du coude; mais quelle fut notre surprise de n'y appercevoir que quatre de nos hommes, accompagnés de deux Sauvages, vêtus de peaux avec leur poil! L'habillement nous en imposa. Nous soupçonnâmes qu'il y avoit eu un combat, où nos gens n'avoient pas été les plus forts, & qu'au-lieu de leurs deux Camarades tués dans l'action, ils amenoient deux prisonniers. La contenance des prétendus Sauvages appuioit notre conjecture. Ils étoient paisiblement couchés au fond du cannot, où nous les croiyons liés. Ceux d'entre nous, qui avoient été en Canada, prétendoient que leur air tranquille étoit une preuve de la férocité de ce peuple. Le cannot étant prêt d'amarrer, les deux Sauvages se leverent, & tendant les mains vers nous avec empressement, ils crierent à plusieurs reprises, Huza ; autre sujet d'étonnement pour nous. On leur aida à monter à bord, & nous vîmes deux hommes, tels que l'on dépeint les anciens Patriarches, ou pour mieux dire, des personnages respectables par leur vieillesse. Ceux-ci avoient le visage frais & vermeil, l'œil vif, la taille droite, & leur âge ne s'annonçoit que par une longue barbe épaisse, blanchie par le nombre des années, assortie à des cheveux de même couleur, flottant sur les épaules. L'un avoit dans sa contenance un air rustre, qui nous le fit prendre pour l'inférieur de l'autre. Ce dernier avoit dans les yeux je ne sais quoi qu'il nous plait d'attribuer exclusivement aux gens de qualité. Son geste & le ton de sa voix soutenoient parfaitement le préjugé. Il répondit d'un salut, plein d'affection, aux nombreuses questions dont nous l'accablâmes. „Quels que vous pussiez être, nous dit-il d'un ton ferme, il suffisoit que nous vous vissions dans le besoin d'être secourus, pour que nous nous empressassions à vous donner de l'assistance. Vous êtes Anglois, c'est un titre de plus que vous avez à notre charité. Qui de vous est le Capitaine“? Nous nous hâtâmes de le conduire à la chambre où le Capitaine étoit au lit. Après de nouvelles assûrances d'amitié, il s'expliqua sur les conditions touchant le secours qu'il nous promettoit. „ Je suis, nous dit-il, envoié vers vous par les Chefs d'un peuple généreux & prudent, pour accorder notre sûreté avec les bons offices que nous souhaitons vous rendre. Nous vous croions trop sages pour blâmer une précaution, que nous ne pourrions négliger sans cesser de l'être. Il importe à notre tranquillité que vous ne nous connoissiez que par nos services. Il est vrai que notre Isle n'a rien de tout ce qui est capable d'irriter la cupidité Européenne. J'avoue encore que nous vous présumons trop honnêtes gens pour appréhender que l'envie d'acquérir à votre Roi un nouveau domaine vous porte à être ingrats. Mais nos mœurs ne sont point les vôtres, & il seroit dangereux pour notre tranquillité que notre peuple en connût toute la différence. Il faut que vous vous engagiez solemnellement à ne tenter aucune descente dans l'Isle, & que pour garans de votre promesse, vous nous donniez en ôtage deux des principaux d'entre vous, qui vous seront rendus lorsque par nos soins vous serez en état de faire voile pour l'Europe, ou pour le lieu de votre destination. A ces conditions, j'ai ordre de vous conduire à un port, formé par la nature à la Presqu'Isle du Continent, qui n'est éloigné pour nous que de quinze lieuës en tems calme. Là nous vous fournirons abondamment tout ce que notre Isle produit, & qui peut servir à vos besoins“. Comme il s'apperçut de l'embarras que causoit au Capitaine la demande des ôtages: “Ne croiez pas, reprit-il d'un ton plus ferme, que ce soit la crainte qui nous dicte tant de précautions; nous connoissons nos forces, & nous savons que vous auriez tout le desavantage en prenant le parti de la violence. Nous voulons vous être utiles, pourvoir à notre tranquillité, & vous ôter jusqu'à l'envie de tenter une entreprise, qui causeroit votre perte. En un mot ce ne sont point vos forces que nous redoutons, c'est la contagion que vous pourriez porter parmi nous. Remettez-nous à terre; vos deux hommes vous seront rendus, & nous attendrons, sans autre inquiétude que par rapport à vous-mêmes, que vous vous soiyez décidés“. Le Capitaine se hâta de dissiper l'idée desavantageuse que notre silence donnoit de nous au Député. Après l'avoir affectueusement remercié de ses offres de service, il s'excusa sur la perplexité où le mettoit la demande des ôtages touchant la difficulté du choix, qui ne se pouvoit faire d'autorité, & il le pria de monter sur le pont, tandis qu'on en délibereroit en conseil. A peine fut-il hors de la chambre, que chacun s'offrit & voulut être préferé. On sentoit bien que le peuple, qui avoit de pareils Magistrats, n'étoit pas un peuple trop sauvage, ni avec qui il y eût du péril à converser; mais on étoit bien-aise de se faire valoir, & le moins gascon s'offroit comme à un sacrifice pour le bien général. Dans l'impossibilité de nommer sans faire des mécontens, le Capitaine proposa de laisser le choix des ôtages au Député, qui, aiant été appellé, demanda qu'on tirât le Chapelain du nombre des concurrens. “L'esprit du Clergé, dit-il, est partout le même. Si j'avois le malheur de choisir votre Ministre sans le connoître, je le menerois au milieu de nous, non comme un garand de la paix, mais comme le perturbateur de notre repos“. Le pauvre Chapelain sortit, & rougit de honte. J'eus le bonheur que le choix du Député tomba d'abord sur moi. Il me donna pour second le jeune Villiers , fils du riche Jacob Villiers , le coriphée des François réfugiés qui se sont enrichis parmi nous dans le Commerce. Comme moi, il étoit venu à la Chine, plûtôt par plaisir que pour affaires. Nous avions lié une étroite amitié, & nous vîmes avec joie que le sort confirmoit notre union. „Les gens de votre âge & de votre figure, nous dit agréablement le Député, ne nous sont point redoutables, pas-même pour nos filles.“ Nous fîmes jetter nos coffres dans le cannot. Le Député s'y plaça avec son second, & nous fîmes forces de rames vers le coude, dont nous l'avions vû sortir le matin. Ce coude se courboit en s'élargissant au Nord. Derrière le cap nous apperçumes avec surprise une espèce de Brigantin du port d'environ cent vingt tonneaux à voiles latines, soutenues de seize rames de galère. Nous l'abordâmes. Le Député & son second, étant montés dessus, nous firent passer avec nos coffres dans sa chaloupe. Au premier coup d'aviron, les rames du Brigantin frapperent le leur, & un signal de trois flêches enflammées fut suivi d'un bruïant Huza , qui fut répondu de la côte & du vaisseau avec un éclat qui fit peur à une multitude d'oiseaux. Notre chaloupe étoit dans un canal naturel, où la mer, à l'abri d'une chaîne de montagnes, est toujours aussi tranquille qu'un lac. Nous trouvâmes à l'Est un bassin, ou petit port, dont les deux côtés d'une montagne, qui du sommet au pied avoit une pente insensible, faisoient les deux môles. Le fond étoit de sept pieds & demi sur la rase. Il y avoit un autre Brigantin plus petit, & une Hourque d'environ deux cens tonneaux avec une douzaine de barques de différentes grandeurs pour la pêche. La ville, ou l'habitation étoit sur le haut de la montagne en face du port. Des dégrés, taillés dans son épaisseur, & affermis par des pieux couverts de terre & de fascines, y conduisoient; mais on ne pouvoit la voir, qu'après les avoir montés. Nous fûmes reçus au pied des dégrés par un Vieillard, habillé comme le Député, mais d'une taille plus haute, & d'une vieillesse encore plus vigoureuse. Il nous serra entre ses bras avec une affection, qui nous émut. „ Je pourrai donc encore une fois, s'écria-t-il, m'entretenir avec des hommes du païs qui m'a vû naître! Souvenir agréable & douloureux! Il existe donc encore des Anglois pour moi! Pardonnez les larmes que je ne puis retenir. Soixante ans de réflexions n'ont point effacé tous les préjugés. Ma résignation à mon sort est moins l'ouvrage de ma raison que de la nécessité, & le bonheur, dont je jouis, ne m'a point fait perdre l'idée des malheurs qui m'y ont conduit. Mais à quoi pensai-je, ajouta-t-il en s'essuiant les yeux de sa main? Pourquoi vous parler de mes anciennes souffrances, quand je dois vous consoler de celles auxquelles vous êtes maintenant exposés?“ Il se plaça entre nous deux, & tandis qu'il montoit les dégrés, voiant la surprise avec laquelle nous l'examinions: “Vous êtes étonnés, poursuivit-il, de trouver en moi le défaut ordinaire des vieillards, & de me voir si peu sujet à leurs infirmités. Quand vous nous connoîtrez plus particuliérement, l'un & l'autre vous paroîtra dans l'ordre. Il y a deux ans, mes chers amis, que j'ai commencé un second siécle, & voici le vingtième lustre depuis que j'ai quitté l'Angleterre. Que de raisons pour aimer à m'entretenir avec vous, & à parler d'un pays que j'ai perdu de vûe depuis si long-tems?“ Parvenus au haut de la montagne, nous nous trouvâmes dans une vaste place de figure quarrée. Un grand édifice de bois étoit sa façade, & des deux côtés une file de maisons uniformes & d'architecture régulière formoit ses aîles. Un rang d'arbres hauts & touffus, comme nos plus beaux hêtres, ombrageoit ces maisons, & ornoit la place, au milieu de laquelle étoit une fontaine jaillissante avec son bassin octogone, sans autre ornement que le gazon qui couvroit ses bords. Cinq cens hommes ou environ, à peu près de même âge & de haute taille, étoient rangés en double haye sur notre passage. Ils avoient un habillement semblable à celui des Vieillards, à l'exception de la longueur: la tunique de peau, qui en couvroit une autre de laine grossiérement ouvrée, étoit plus courte. Leurs armes étoient l'arc à la main droite, un épieu, ou javelot à la gauche, le carquois sur l'épaule, & une hâche pendue à la ceinture. Ils étoient armés plûtôt pour la chasse que pour la guerre, parce qu'ils n'avoient compté jusque-là n'avoir à faire qu'aux bêtes féroces. Derrière la haye de ces gens d'armes il y en avoit une autre beaucoup plus épaisse de femmes avec leurs enfans. Nous fûmes frappés de la variété des teints de l'un & de l'autre sexe. Leurs traits étoient grands, & assez réguliers; mais la couleur mettoit une si grande différence entre eux, que loin de les croire un même peuple, on avoit peine à ne pas les prendre pour des gens rassemblés de différens climats. Le Vieillard admiroit en silence notre étonnement, qui redoubla à la vûe de la régularité du grand édifice où il nous fit entrer. Nous traversâmes la première cour, qui, assez semblable à un Cloître, est un quarré bordé de quatre faces de bâtiment à deux étages. Deux autres cours de même largeur se partagent, & sont entourées, comme l'autre, de corridors sur lesquels donnent les portes d'une file de chambres, disposées comme des cellules de Chartreux. Notre conducteur, nous aiant fait entrer dans celle qui nous étoit destinée, nous y laissa considérer son ameublement, en attendant le dîner, pour lequel il alloit donner ses ordres. La singularité de l'ameublement mérite bien d'être decrit. La chambre étoit un quarré parfait, percé de deux fenêtres, qui, au-lieu de vitrage, avoient un chassis à lozanges, où étoient appliquées des feuilles de corne aussi transparentes que du verre. Aux deux côtés de la porte il y avoit deux grands lits à colomnes, tels que celui de la Reine Elisabeth , à la richesse près. D'épais rideaux de laine, ouvrés comme les tuniques, étoient suspendus par des anneaux de corne à des verges de bois. L'impériale avec le chevet étoit de peaux d'oiseaux, sechées avec leurs plumes; la tenture de la chambre étoit pareille. La variété des plumages, & la vivacité des couleurs faisoient le coup d'œil le plus charmant. Les chaises étoient bourrées de plumes hâchées, & couvertes de peaux avec leur poil. Telle étoit aussi la couverture du lit, dont le dessus avoit toute la commodité des lits d'Europe, sans en excepter même les draps, qui étoient d'une toile moins blanche, mais plus douce que celle de lin, ou de chanvre. Nous admirions que dans une Isle, isolée du reste du monde, l'ndustrie eût suppléé si exactement au défaut du commerce. CHAPITRE III. Galanterie que fait le Vieillard à ses bôtes. Portrait de ses deux filles. Propos de table. LE Vieillard revint après un quart d'heure d'absence ou environ. Il étoit suivi de deux jeunes filles, qui portoient de quoi couvrir la table. “Voici, nous dit-il, en nous les présentant, les derniers de soixante-&-cinq de mes enfans vivans, & les filles de l'homme du monde le plus respectable, du phénix des amis. Permettez-leur de vous saluer. Pendant le séjour que vous ferez dans l'Isle de la Raison , il leur est libre de souhaiter de vous plaire comme de vous aimer. Livrez-vous sans réserve à la première impression, & n'en craignez pas les suites. L'amour ne fait point de martyrs parmi nous; la candeur & l'ingénuité font toute notre galanterie. Aimer & être aimé, c'est tout ce que nos loix exigent des amans pour les rendre heureux. Si vous n'êtes pas rivaux, nous nous en féliciterons; si vous l'êtes, ce ne sera pas un malheur au-dessus des remèdes“. Villiers prit feu au discours du Vieillard. Il avoit été salué d'un baiser par l'aînée des filles de l'ami, & son cœur n'y avoit pas été insensible. Déjà il aimoit, avant que de savoir s'il pouvoit faire trophée de sa sensibilité. Flore , ainsi se nommoit cette aimable fille, n'avoit pas encore dix-huit ans. C'étoit une blonde qui auroit passé pour une beauté, même en Europe. Le trouble, où la mit la réponse hardie de Villiers à son pere, fut d'un heureux présage à cet amant d'une minute. Il ne douta point que la passion, qu'il déclaroit, ne fût païée d'un prompt retour. Pour moi, je l'avouerai à ma honte, aveuglé par les préjugés, je ne vis que du libertinage dans l'union que le Vieillard nous proposoit. Quelque charmante que fût la cadette, je me tins en garde contre l'impression de ses attraits, & remis au tems que j'eusse une connoissance plus exacte des loix de l'Isle, pour savoir si je pouvois profiter de leur benefice sans blesser ma conscience. Peut-être poussois-je le scrupule trop loin; mais il est bon que j'avertisse le Lecteur que je descends d'une famille Catholique, zélée, pieuse à l'excès, & dont j'avois sucé les principes avec le lait. Nos deux Belles se placerent à table avec nous. J'eus sans cesse les yeux fixés sur elles, & fus agréablement surpris, après ce que le Vieillard nous avoit donné lieu de penser sur leur compte, de ne rien observer, ni dans leur enjouement, ni dans leur tendre maintien, qui ne fût d'accord avec la modestie la plus austère. La cadette, appellée Rose , étoit une brune de dix-sept ans, dont les yeux, petillant d'esprit & de malice, reveilloient l'amour jusqu'au fond du cœur. L'une & l'autre étoient vêtues d'une longue robe de laine brune qui serroit la taille, en se plissant sous une ceinture de peau tygrée. Elles étoient coëffées de leurs cheveux, & avoient une cravate noire, assez semblable aux palatines, qui relevoit merveilleusement la blancheur éclatante d'une gorge formée qu'elles laissoient entrevoir. On pourroit dire qu'elles étoient embellies de la simplicité de leur parure Rien de si touchant que les graces naïves & la tendre ingénuité de ces deux filles. Mon embarras fut extrême auprès de Rose . Un peu plus d'expérience du cœur humain m'eût fait connoître que le dessein, que j'avois conçu de résister à l'impression de ses charmes, étoit un présage de ma défaite. L'inquiétude, dont j'étois agité, étoit le dernier effort du préjugé. La confusion de mes idées, qui me réduisoit au silence, malgré l'envie que j'avois de parler, venoit du trouble que jette dans l'esprit une passion naissante. Je voulois plaire, & la crainte de ne pas réussir me fermoit la bouche. Le Vieillard pénétra ce qui se passoit dans mon intérieur; il affecta d'être curieux d'apprendre l'état de l'Europe. Je ne demandois pas mieux que de sortir de ma perplexité, je saisis avidement sa première question pour me jetter dans la politique. Les vingt lustres, qu'il avoit passés loin de l'Angleterre, me donnoient beaucoup de matière à l'entretenir. Je pris l'exorde de mon discours au regne de Charles I . Je faillis même de pousser jusqu'à Guillaume le Conquerant, tant je craignois de finir trop tôt. En bon Catholique je déplorai le sort du Roi Jacques & celui de sa postérité; mais en bon Anglois, je fis de Guillaume III. le héros de ma conversation. Je parlai de nos guerres depuis son avénement au Trône, de nos conquêtes, de notre crédit, de notre gloire. Enfin, lui dis-je pour conclusion, nous avons des possessions dans toutes les mers, nous sommes les maîtres de l'Océan, les arbitres de l'Europe, & bientôt les vainqueurs de la France & de l'Espagne, les Conquerans du Mexique & du Perou. Je fus un peu déconcerté d'entendre le Vieillard me demander froidement si nous devenions plus riches en devenant plus puissans? La nation, répondis-je en begayant, a environ quatre-vingt millions de livres sterlin de dettes; mais quoiqu'il n'y en ait pas dix-huit en espèces dans les trois Royaumes, il lui en reste plus de vingt bien liquides, puisqu'elle en a plus de cent en papier. “Et la nation, devenue si riche & si puissante, reprit le Vieillard, en est-elle devenue plus vertueuse?“ Je ne sus que lui répondre. En effet qu'aurois-je pû lui alleguer sans mentir, ou sans médire? Il vit qu'il m'avoit trop pressé. “Passons outre, continua-t-il. “Dites moi, je vous prie, quel est l'état actuel de la République de Hollande?“ Lui aiant répondu que son commerce se soutenoit toujours, quoiqu'avec plus de peine, dans son ancienne réputation, “Dieu soit loué! s'écriat-il. Les Hollandois sont le peuple de l'Europe qui mérite le mieux d'être heureux. Puisque dans l'état où est depuis long-tems cette partie du Monde, les richesses sont nécessaires au bonheur, je souhaite que les leurs augmentent de plus en plus. C'est la recompense de l'humanité, c'est celle de la tolérance religieuse, qui les distinguent si avantageusement des autres nations. Peut-être qu'aux yeux de ces prétendus sages, que vous nommez Philosophes , mon souhait n'est pas celui d'un ami. Comme la cupidité & la convoitise sont les compagnes de l'opulence, ils croiroient plus faire pour un peuple, auquel ils porteroient affection, s'ils lui souhaitoient un esprit de résignation à une honnête médiocrité. Pour moi, qui n'ai de science que celle de mes réflexions, je pense que les préjugés d'Europe ne comportent point cette modération qui constitue ici notre félicité. Vous ne sauriez jouir du même bonheur parmi vous. Il vous faut, pour être heureux, voler de desirs en desirs. Vos cœurs y sont accoutumés depuis l'enfance, & l'esperance étant ce qui vous soutient dans l'agitation où vous passez votre vie, vous vous dégouteriez bientôt de la vie mê me si de nouveaux desirs ne succédoient pas à ceux qui sont déjà satisfaits. Cette réflexion en amena d'autres. Le Vieillard, qui étoit homme à en faire, en fit de solides sur notre voyage & sur les motifs que nous avions eus de l'entreprendre. Il mit en paralelle, avec beaucoup de précision, nos besoins & nos fatigues. Il blâma les Législateurs, qui n'avoient pas limité le superflu; il censura leurs vûes d'ordre, dans lesquelles le plus grand nombre des membres de la société est condamné à prodiguer ses sueurs & son sang pour une poignée de fainéans, dont un fol orgueil, ou une sotte piété fait tout le mérite. “Malheureux Européens! s'écriat-il avec enthousiasme, dont l'unique bonheur est de ne jamais être heureux! si nous vous sommes jamais connus, nous deviendrons l'objet de vos mépris, nous serons à vos yeux une poignée d'hommes sauvages, à peine dignes d'entrer dans quelque classe du genre humain. Cependant nous vous plaignons, & nous souhaitons de ne jamais vous ressembler. Nous jouissons de cette félicité qui n'est pas faite pour vous. Sans Rois & sans ennemis, sans Prêtres & sans Tyrans, nous n'avons que Dieu pour maître. Nos passions guident notre raison, qui les régle; notre vie est exempte de chagrins & d'inquiétude. Rarement sa fin prévient le terme que la nature marqua pour tous les hommes, & lorsque la mort menace d'en couper le fil, nous envisageons ce moment inévitable avec l'assûrance de ces mortels qui ne sont sur la terre que pour obéir aux ordres du Créateur. Son immense bonté, que nous adorons sans la concevoir, nous fait embrasser avec confiance un avenir inconnu. Nous mourons avec tranquillité comme nous avons vécu dans le repos. La dissolution de nos corps nous touche aussi peu que leur formation, parce que nous sommes persuadés que le passage de la vie à la mort ne nous intéresse pas plus que celui du néant à la vie“. J'étois trop neuf sur des dogmes aussi hardis pour entreprendre de les censurer. Après quelques foibles raisons, telles qu'auroit pû avancer quelqu'un de nos Missionnaires avant que de s'échauffer la bile, je cédai au Vieillard sur ses prétentions à la félicité. Le repas, devenu plus gai sur la fin, finit par de tendres conversations avec nos deux Belles. La nature est un pédagogue incomparable. Rose & Flore n'avoient eu d'autre maître qu'elle. Ces filles parloient sentiment avec une netteté & une onction que nos Dames cherchent en vain dans le secours de l'art. A l'assaisonnement près de nos mêts, que les Traiteurs auroient appellés sauvages , notre dîner pouvoit passer pour un festin. Il nous manquoit du pain & du vin; mais un cydre de pommes amères, rendu par la fermentation aussi agréable que le meilleur de Cantorbery , & des galettes de ris cuites sous la cendre, ne nous faisoient point regretter les fruits de Cérès & de Bacchus. Nous vîmes sur notre table du gibier excellent, de la volaille de basse-cour, & des piéces de buffalot, égales au plus succulent rost-beef . Nous eûmes de plusieurs sortes de fruits, aussi agréables au goût qu'à la vûe. Le repas fini, quand même la lassitude ne nous auroit pas fait souhaiter de dormir, nous eussions été fort disposés à trouver le lit bon. Le Vieillard & ses deux filles nous inviterent au repos, & prirent tous les trois congé de nous. Nous vîmes partir à regret nos deux amantes: leur absence nous livra tout entiers à nos réflexions sur ce que nous venions de voir & d'entendre; nous étions encore incertains de notre bonheur. A peine me fus-je jetté sur mon lit, que je me trouvai dans l'état d'un homme qui se rappelle avec peine un songe qui ne lui a donné qu'un plaisir imparfait. Mon imagination errante ne pouvoit se fixer sur rien, & je n'ôsois me souvenir des esperances que le bon Vieillard nous avoit laissé concevoir, de peur d'en reconnoître l'illusion. Villiers , plus amoureux encore que je ne l'étois, eût bientôt tranché sur les doutes que je lui proposois de discuter avec moi. Que me voulez-vous, me dit-il, avec vos scrupules touchant la Religion de nos hôtes! Faut-il qu'une belle fille soit Chrétienne pour être belle à vos yeux? Pour moi, je n'y sais point tant de raffinement. De même que dans un Diocèse de France, où il est permis de manger des œufs dans le Carême, le François le plus pieux mangera volontiers une bonne aumelette s'il a appétit; de même j'aimerai Flore en toute fûreté de conscience, si les ordonnances m'y autorisent dans l'Isle de l'Union . Pour un Marin, vous êtes bien dévot Catholique. Les Aumôniers de Vaisseau ont peut-être donné l'absolution à mille Matelots que de hideuses Negresses avoient fait souvenir qu'ils étoient hommes; & vous, vous appréhenderiez de la manquer pour n'avoir pas été un Ange, ou un bloc de marbre auprès des plus belles filles du monde? Ma foi, je ne vois plus, je n'entends plus que les loix qui me permettent d'être ce que Dieu m'a fait. Que le bon homme nous les explique si vous voulez, & nous lui prouverons, si elles nous paroissent justes, que les Européens savent aussi bien être heureux que les Insulaires. Déjà nous savons pour sûr que nous ne sommes point tombés parmi des Idolâtres. C'est un obstacle de moins, quoiqu'après tout, Flore n'en seroit pas moins Flore quand même on lui auroit recommandé de se mettre à genoux vis-à-vis d'une piéce de bois inconnue à Rome. Cependant j'avoue que c'est un mérite de plus pour une belle fille de n'être pas d'une ignorance crasse & d'une superstition absurde. Le bon pere est pénétré des grands principes de la Religion. Je n'apperçois d'autre différence entre lui & le vrai Chrétien que sa grande résignation aux décrets de la Providence, que sa confiance sans bornes en la souveraine bonté de Dieu, que son éloignement enfin pour tout ce qui ne lui paroît pas conforme à la raison. Ses maximes sur l'amour vous paroissent étranges: attendez, pour en juger, qu'il les ait développées. Quant à moi, j'ai un fort pressentiment qu'elles seront conformes à notre raison, & peut-être à la bonne & saine Morale. Le conscientieux Villiers n'en dit pas davantage. Il s'endormit, & je ne tardai pas à l'imiter. CHAPITRE IV. De la Religion des Insulaires. Ils n'ont point d'Eglises, & sont Chrétiens. Quelle est leur Foi. LE Vieillard, jugeant avec raison que nous étions gens à dormir jusqu'au lendemain, ne nous avoit point priés à souper. Il faisoit déjà grand jour quand nous sortîmes du lit, & un quart d'heure après, survint notre Hôte pendant que je disois ma prière, agenouillé sur une chaise. La circonstance me parut favorable pour m'instruire de la Religion dominante dans l'Isle. Nous benissons Dieu, lui dis-je, nous lui rendons des actions de graces de ce qu'il nous a conduits à un port lorsque nous n'attendions plus que le naufrage. Quand il vous plaira de nous mener au Temple, nous nous y acquiterons de ce devoir. „Je vous ai prévenus dès hier, répondit-il. Les familles s'assembleront pour remercier la divine Providence de l'occasion qu'elle nous a donnée d'être utiles à nos freres. Nous vous admettrons, si vous voulez, à la prière du matin, qui va bientôt se faire dans la grande famille; mais puisque nous voilà trois, ne différons pas cet acte de piété.“ Non, repris-je, il nous convient d'aller au Temple. Sans doute qu'on ne dit pas la Messe, qu'on ne prêche pas dans l'Isle, puisque vous n'avez ni Prêtres, ni Ministres; mais du moins je suppose qu'il y aura des Temples. Le Vieillard accompagna sa réponse d'un soûris railleur. „Oui, dit-il, nous avons des Temples autant que de maisons. Je connois votre culte, je ne suis point surpris de la préference que vous donnez à un bâtiment sur un autre pour y faire votre prière. Mais après que je vous ai dit que les idées de vos Ecclésiastiques ne sont point reçues dans l'Isle, comment pouvez-vous trouver étrange qu'étant maîtres de servir Dieu en esprit & en vérité, nous nous en tenions à ce culte, qui ne demande ni Temples, ni Eglises? Le Sauveur n'a-t-il pas enseigné que la Loi de grace abolissant les sacrifices de la Loi Judaïque, il n'y auroit plus desormais de lieu privilégié pour rendre hommage à la Divinité? N'a-t-il pas dit qu'il honoreroit de sa présence le lieu où deux ou trois seroient assemblés en son nom? Fut-ce dans un Temple qu'il apprit à ses Disciples l'Oraison Dominicale? Fut-ce dans un Temple qu'il institua le symbole de la Cène? Fut-ce, dis-je, dans un Temple qu'il mena ses Apôtres prier, & qu'il fut prier lui-même la nuit de sa Passion? Les Apôtres & les premiers Chrétiens eurent-ils des Temples? Si nous en avions, il faudroit aussi que nous eussions des Prêtres, qui oublieroient bientôt qu'ils auroient été tirés du milieu de nous: parce qu'ils se verroient écoutés, ils voudroient être obéis. Les Lecteurs du Dimanche prétendroient être les maîtres de tous les jours, & cette Isle, l'azyle de la liberté & de la concorde, seroit, avant un demi-siécle, peuplée d'esclaves & de tyrans. Le Christ est venu sur la terre apporter des biens spirituels & temporels. Sa divine doctrine, bien entendue, n'auroit fait que des heureux; interprétée, commentée par des hommes pleins de préjugés sur le culte qu'elle abolissoit, superstitieux, ou dévorés par l'ambition, elle fait acheter par la servitude en cette vie le bonheur qu'elle promet dans l'autre .......“ Vous êtes donc Chrétiens, interrompis-je avec distraction, & vous n'avez point de Temples? Mais vous êtes pourtant de quelque Eglise, ou Communion? Etes-vous de la Protestante, ou de la Réformée, Quakers, ou Sociniens? Je vous prie, éclaircissez mes doutes. Je suis de l'Eglise Romaine, mon Camarade est de l'Eglise Réformée; mais nous n'avons Mission, ni de Rome, ni de Geneve. Ma curiosité ne doit point vous être suspecte. Fussiez-vous plus héretiques que Luther & Calvin , plus fanatiques que Jean Fox , je verrai toujours nos bienfaiteurs dans vos Insulaires. „Fort bien, reprit-il en soûriant, si j'avois négligé de prendre nos sûretés contre les inspirations du génie convertisseur, vous dissiperiez mes craintes à cet égard. Il seroit à souhaiter que tous les Chrétiens pensassent comme vous; ils le feroient, pour peu qu'ils raisonnassent conséquemment. Leurs différends sont sur des points de foi, & la foi est un don de Dieu. Que mérite autre chose l'infortuné, qui ne l'a point cette foi, sinon d'être plaint? On le hait, on le persécute, on est persuadé, faussement il est vrai; mais enfin on tient que su meurt avant que d'avoir renoncé à sa Religion, il souffrira des supplices éternels, inévitables en l'autre vie; & on le punit de mort, parce qu'il ne veut pas changer de systême. Fut-il jamais de barbarie plus atroce? Gemissons d'un pareil aveuglement, & félicitons-nous d'être plus éclairés. Vous n'avez commission d'aucun Sectaire; & nous, nous ne sommes attachés à aucune Secte. Nous ne sommes ni Petristes , ni Paulistes , ni Calvinistes , ni Luthériens : nous faisons simplement profession d'être Chrétiens, Disciples de Christ, sans autre Docteur, sans autre Maître que Christ. Le Nouveau Testament, qui contient sa doctrine, est notre unique règle. Tout ce qui y est ordonné, nous l'estimons être de devoir; tout ce qu'il ne prescrit pas, nous le croions licite: voilà tout notre Code. Quelques réglemens de police ont pourvû au détail des mœurs; & ce supplément, aussi clair, aussi précis que le texte, nous suffit avec lui pour apprécier à nos actions leur juste valeur.“ Je me souvins que notre Chapelain n'avoit répondu à un Hollandois Anabaptiste, qui lui parloit sur ce ton à Batavia , qu'en le regardant en pitié; & malgré le respect que je devois à l'âge du Vieillard , je ne lui aurois fait d'autre réponse, ne fut que voiant Villiers, qui lui applaudissoit, je n'eusse craint d'avoir à me reprocher la perversion de mon ami en lui donnant lieu de croire que je n'avois pas dequoi me défendre en règle. Vous seriez assûrément, repris-je, un peuple Chrétien fort heureux, si le texte des Livres saints s'offroit toujours à vos yeux sous son véritable sens: chacun de vous, sa Bible à la main, seroit un Casuiste infaillible, & l'unité d'opinion rendroit éternelle la concorde qui regne dans l'Isle; mais ce que tant de Sts. Peres ont manqué, ce que tant de Conciles n'ont saisi qu'à l'aide de l'inspiration, prétendez-vous qu'il n'échappera pas à vos Insulaires?...„Arrêtez, interrompit-il: ce que vous dites-là demande une grande explication. Si en faisant de la Ste. Ecriture notre unique oracle, nous la faisions toute entière, ainsi que font les Chrétiens en Europe, l'objet de notre étude & de notre examen, il nous faudroit nécessairement recourir à l'autorité pour étouffer la discorde qui naîtroit de la diversité d'opinions. Les Réformés, qui s'efforçoient de rendre au Christianisme sa première simplicité en rejettant les traditions humaines & les Conciles qui les ont appuiées, ont été obligés, dès que leur culte a été affermi, d'exiger de la déference pour une de leurs assemblées, fort inférieure à plusieurs des Conciles dont ils méconnoissent l'autorité. Le Synode de Dordrecht les doit fort embarrasser sur les raisons de leur peu de foi aux Conciles de Chalcedoine, de Constantinople, & d'autres. Leurs Docteurs, ou Ministres, qui projetterent la Réformation, manquerent le double point de vûe sous lequel les Livres saints doivent être envisagés, & cette erreur a mis leur Secte de niveau avec celles qu'ils prétendoient réformer. On peut démontrer qu'il n'est pas de la dignité de Dieu d'avoir envoié le Christ son Fils sur la terre pour donner aux hommes une nouvelle Loi qui eût besoin de commentaires perpétuels, & il est aussi aisé de prouver que la Loi du Sauveur a des obscurités impénétrables. Quiconque croit les Livres saints, ouverts sans réserve à ses conjectures, aura beau poser des principes, & avancer avec justesse de conséquence en conséquence, de concert avec celui qui sera entré avec les mêmes opinions dans la même route que lui. Semblables à deux hommes, partis du même point pour parcourir chacun une des lignes latérales d'un angle, ils s'écarteront l'un de l'autre à mesure qu'ils avanceront, & à la fin de leur course ils auront à faire, pour se rejoindre, le même chemin qu'ils auront fait pour s'éloigner. Il faudra qu'ils reviennent au point d'où ils sont partis. Si chacun des deux raisonneurs s'obstine à se croire parvenu au vrai, ils auront besoin d'un arbitre. Mais à quel titre cet arbitre exigera-t-il de la soumission à son jugement? La promesse, que les disputans font de leur déference, vient de la confiance de chacun en la bonté de son opinion; & le perdant s'estimera toujours mal condamné, à moins du dogme absurde de l'infaillibilité du juge. Le repos de la société exige que les disputes religieuses soient traitées comme des points de discipline. L'autorité civile doit appuier le parti le plus nombreux, & écraser le plus foible s'il est opiniâtre. Ce que je vous dis-là, mes amis, est de pratique constante. “Mais le dogme de l'infaillibilité des arbitres, qui fait changer de nature à la violence qu'il autorise, peut-il se soutenir? L'Ecriture & la raison ne le proscrivent-elles pas? Les portes de l'Enfer ne prévaudront jamais contre l'Eglise de Christ. On ne peut révoquer en doute cette assûrance, donnée par le Christ lui-même; mais suppose-t-elle que la véritable Eglise ne se préservera d'erreur que par l'infaillibilité de ses Chefs? Non, sans doute. C'est la force de la vérité elle-même qui soutiendra l'Eglise Chrétienne. Cette vérité immuable fait le caractère de la Loi de Christ; & de même que l'évidence dans les choses, soumises à nos sens, opére la conviction en dépit des sophismes: de même la vérité, que la doctrine Chrétienne respire, la fera éternellement triompher de l'erreur qu'on voudroit lui substituer. L'obscurité du texte en plusieurs endroits cesse d'être le germe de la discorde, dès qu'on distingue dans la sainte Ecriture la règle de foi & la règle des mœurs . Tout ce qui a rapport à la règle des mœurs, est de la plus grande clarté. Aimez Dieu sur toutes choses & votre prochain comme vous-même: Ne haïssez point vos ennemis, tâchez de les aimer, faites-leur du bien: Rendez à César ce qui est à César, & à Dieu ce qui est à Dieu. Voilà le sommaire de la règle des mœurs, donné par le Sauveur. Ce sont des dogmes pratiques, qui sont présentés à tous les Chrétiens, & qui par cette raison ont dû être mis à portée de tous. Est-il quelque animal raisonnable qui hésite sur le sens de ces dogmes? “Il n'en a pas dû être de même de la règle de foi. Ce sont des dogmes spéculatifs, proposés à croire. Pour croire, il n'est pas besoin d'examiner, de concevoir le comment, le pourquoi; il ne faut qu'avoir confiance en celui qui demande notre assentiment. Une fois persuadés que c'est un Dieu qui nous affirme la vérité des Mystères, nous adorons dans un respectueux silence la supériorité de son intelligence sur la nôtre, & regardant comme un attentat sur la Divinité le desir audacieux de concevoir ce qu'elle a mis hors de notre portée, nous lui rendons l'hommage qui lui est dû, en ne doutant pas de la vérité de ce dont elle se donne à nous pour garand. C'est ainsi que rangeant chaque article dans sa classe, nous nous sommes assûrés l'unité de foi, sans laquelle il n'est point de paix religieuse. C'est ainsi que sans autre secours que de notre raison, nous rejettons pour notre bonheur les opinions des Interprêtes glossateurs, les décisions entortillées des Conciles, & les arrêts sophistiques des Papes.“ “La saine raison auroit dicté ce même procédé à toutes les Sectes Chrétiennes, si l'ambition des Chefs n'avoit pas proscrit une méthode qui sappoit la considération à laquelle ils aspiroient. Qu'a donc fait le St. Esprit, se seroit dit tout Chrétien, dégagé des préjugés du parti; qu'a fait le St. Esprit, en inspirant ceux qui ont recueilli la Loi du Sauveur, si pour en comprendre le sens, il lui faut perpétuellement inspirer une multitude d'hommes dont la mission est équivoque, aux yeux mêmes des plus crédules? L'Ouvrage des quatre Evangélistes & les Epîtres de St. Paul ne sont donc qu'un canevas grossier, sur lequel le même Esprit Saint, qui les dicta, se sera réservé de tracer de siécle en siécle de nouvelles figures? La Loi du Sauveur n'aura donc sa perfection qu'à la fin du monde? Que devient alors la Mission de Christ? Le Sauveur a accompli l'ouvrage de la Rédemption; voilà un article de foi. Mais sa prédication ne sera plus qu'une ébauche, si ceux, qu'il a choisis pour en rendre témoignage, qu'il a commis pour la faire passer aux nations, ont laissé leurs Caïers imparfaits. Il faut donc que nous voiyons dans ces Caïers, & de la manière dont nous devons le voir, tout ce qu'il est venu nous enseigner. “Vous disputez en Europe sur la Cène, sur l'accord de la Grace avec le libre Arbitre, sur l'union des deux Natures en Christ, &c. Qu'ont produit les Ecrits immenses de vos Docteurs sur ces points? Après avoir long-tems raisonné, ils en reviennent à la nécessité de croire: ne valoit-il pas mieux croire d'abord? Leurs raisonnemens n'ont fait que rassembler des difficultés dont ils reconnoissent la solution impossible. La lecture de leurs Ecrits affoiblit la foi chez les foibles, la rend plus pénible aux esprits religieux, & en éloigne de plus en plus les génies aussi téméraires qu'eux. La foi Chrétienne est la croiance des choses incroiables . Un Dieu triple, & un; un Dieu qui naît d'une Vierge; qui vit trente ans dans l'obscurité de la boutique d'un Charpentier; qui enseigne pendant trois ans dans un petit coin de terre dont il a déjà proscrit la plûpart des habitans; qui meurt enfin sur une Croix au milieu de deux voleurs; qui ressuscite, & se cache après sa résurrection avec autant de soin que s'il avoit appréhendé que le peuple ne pût douter de son retour à la vie; qui monte au Ciel avec le corps humain qu'il avoit revêtu; ce sont-là des abîmes où la raison se perd, si, pour donner son assentiment, elle veut du vraisemblable qu'elle connoit. Mais ces prodiges mystérieux ne lui sont point donnés à examiner. Ainsi qu'un Despote, plein de sagesse & de capacité, exige de ses sujets qu'ils soient persuadés que le jeu des intrigues, qu'il leur cache, le conduira au but qu'il ne leur laisse pas plus appercevoir: ainsi Dieu demande de nous que nous aiyons assez de confiance en sa suprême vérité pour ne pas nous faire de notre ignorance une raison de rejetter ce qu'il nous assûre être vrai. Il nous dit que l'homme est un agent libre; il nous dit que sa grace anime l'homme: nous devons croire l'un & l'autre. Est-ce à nous, insectes rampans sur la surface de la terre, de prétendre assigner sa part à l'Etre suprême dans nos actions, peser son influence & la nôtre, & en fixer l'équilibre? Christ, faisant la Cène avec ses Apôtres, prit du pain, qu'il leur partagea, en disant: Mangez. Ceci est mon Corps. Il versa du vin dans une coupe, qu'il leur présenta, en leur disant: Bûvez-en tous. Ceci est mon sang. Faites ceci en mémoire de moi toutes les fois que vous le ferez. Où est dans ces paroles, prises selon notre méthode, le sujet des guerres horribles qui ont désolé l'Europe? Mangeons du pain, bûvons du vin, comme firent les Apôtres. Jesus ne leur dit pas d'étudier, de déviner comment cela étoit son Corps & son Sang. Il leur ordonna seulement de faire en mémoire de lui ce qu'ils venoient de lui voir faire. Les Apôtres nous ont appris ce qu'ils avoient vû faire à leur Maître. Notre devoir est donc uniquement de ne le point faire, sans le faire en mémoire de lui. Il nous commande de l'imiter, & en l'imitant, de nous souvenir de lui. Le précepte est clair & précis; l'obéissance est-elle si pénible?“ Le Vieillard attendit avec une modeste assûrance la replique que je lui ferois; mais j'étois peu en état de lui répondre. Que je regrettai de n'avoir pas poussé mes études jusqu'à la Théologie! Villiers triomphoit de mon embarras, il voioit dans ma défaite le prélude de la sienne sur des points qui lui étoient infiniment plus à cœur. En voilà bien assez pour aujourd'hui, dit-il. Demain le Chevalier reviendra à la charge avec de la munition. Déjeûnons, afin qu'il conste que nos disputes seront sans aigreur, & qu'elles n'aboutiront point au schisme, comme toutes les disputes de Religion. Après le déjeûné, je veux que vous me battiez à mon tour. Jamais triomphe ne me fera plus de plaisir que ma prochaine défaite, dont je ne dou-te pas; car ce sont plûtôt les scrupules du Chevalier que les miens que je veux vous donner à dissiper. Vous nous disiez hier que l'amour ne faisoit que des heureux dans l'Isle, & en nous invitant à nous livrer sans réserve à sa première impression, vous ajoutâtes que si nous étions rivaux, ce seroit un malheur qui trouveroit son remède. J'ai plus pensé aux délicieuses esperances que cette charmante doctrine autoriseroit, qu'aux questions de Théologie que vous venez de discuter. Si je la conçois bien, elle ne suppose rien moins que cette union indissoluble qu'on appelle Mariage . Mais vous parlez du Nouveau Testament & des Epîtres de St. Paul; cela m'embarrasse. Jusqu'à présent j'ai ignoré que l'Evangile & les Epîtres de St. Paul continssent qu'Aimer & être aimé fût tout ce que la Loi exige des amans pour les rendre heureux.... Tout surpris que Villiers eût ôsé demander éclaircissement sur un article aussi délicat, je prêtai une oreille attentive à l'explication du Vieillard; & comme elle ne me parut pas aussi précise que je la souhaitois, je voulus charger la difficulté. Je suis des vôtres, lui-dis-je, & j'abjure la doctrine de mon Eglise, si vous venez à bout de me prouver que la copulation est un acte naturel auquel l'Ecriture nous admet lorsque nous en avons le desir. Je ne veux point biaiser; ce que vous nous avez dit de l'amour aboutit là. Bon Dieu! que deviendroit le Sacrement de Mariage? Le Vieillard ne fit que rire de ma pieuse exclamation. „Déjeûnons, dit-il: si vous tenez parole, Rome va bientôt perdre un de ses enfans“ CHAPITRE V. Courte Description de l'Isle. Entretien sur le Mariage. Quel il est dans l'Isle de l'Union. Rose & Flore servirent le déjeûné, & se retirerent. Le Vieillard nous aiant prévenus qu'il ne vouloit point qu'elles assistassent à la dispute, nous ne fîmes point d'instances pour les retenir. Il sembloit que notre inclination pour ces deux filles attendît, pour prendre tous les symptômes de l'amour, que la Religion nous permît de nous livrer aux plaisirs qu'il donne. C'étoit sans doute un effet du climat, qui rendoit nos sens si dociles à la raison. Après le déjeûné, le Vieillard nous proposa de faire un tour de promenade, à quoi nous consentîmes volontiers pour l'obliger. Nous n'étions guères curieux de parcourir une ville, dont les maisons uniformes étoient des cabanes, fort propres à la vérité mais toujours des cabanes de bois & d'argile, colorées de rouge. Du milieu de la grande place on découvroit toute la ville, qui n'a que six rues, dont trois s'étendent depuis la place en patte d'oye au Sud, & trois autres au Nord, de la longueur de quarante toises. Chaque maison est comme les censes de Flandre, moitié ville, moitié campagne, n'aiant que des greniers au-dessus du rez de chaussée. Sur le devant est le logement de la famille: les bestiaux occupent les aîles; & sur le derrière sont des remises, où se mettent les harnois avec les instrumens de la chasse, de la pêche & du labourage. La ville n'a point de murailles. Un terrain de plus de deux lieuës de circonférence étoit destiné pour de nouvelles maisons, à mesure que les familles se multiplieroient. Il y en avoit déjà quatre cens soixante-&-six de bâties, & on étoit occupé à en construire une centaine pour de jeunes gens dont l'union se devoit célebrer au commencement de Mai. Les magazins publics joignoient le grand bâtiment où nous avions notre logis marqué, & derrière lequel se trouvoit un grand verger, qui occupoit l'espace parallèle à celui des rues. Tout étoit prairie jusqu'à l'enceinte désignée pour la ville, lorsqu'elle auroit reçu tout l'accroissement auquel on la bornoit. Un large fossé, revêtu de fortes palissades, en fermoit l'entrée aux bêtes sauvages, & ces vastes prez étoient pleins de bestiaux de plusieurs espèces, différens en quel-que chose de ceux de l'Europe, mais assez semblables pour l'essentiel. Les bœufs étoient des buffles beaucoup plus petits que ceux d'Italie; les vaches ne différent des nôtres que pour le poil & la grandeur. Elles sont d'un blanc de lait, & guères plus hautes que de grandes chèvres. En revanche les animaux, que nous appellerions moutons , sont plus grands que les nôtres. Ils n'ont ni cornes, ni les pieds fourchus, & leur toison brune n'est point frisée. Nous vîmes une espèce de cheval qui a le col fort long, avec une queuë sans crins, pareille à celle d'un cerf. Il a les jambes de devant plus longues que celles de derrière, & quand il marche, il semble n'appuier que sur les hanches. Il est moins agile que celui de l'Europe. Les chèvres, qui sont toutes blanches, ressemblent aux nôtres. Les terres labourées, & ensemencées sont au-delà de l'enceinte. Il y a de distance en distance des lieux marqués pour des habitations, qui seront des villages à mesure que L'Isle se peuplera. Comme elle a vingt-deux lieuës de long sur dix-sept de large, & que les montagnes de son centre ne sont point escarpées, il y a apparence qu'elle contiendra un peuple nombreux avant que le terrain manque à ses habitans. Un large fossé tenoit lieu de mur au grand verger. Il recevoit, partagé en deux branches, une petite rivière qui vient de L'Est. Ces deux branches alloient, l'une au Sud & l'autre au Nord, former dans la grande rue de chaque partie de la ville un canal d'eau vive, qui vient se décharger dans le bassin de la grande fontaine, d'où il s'écoule dans le port. Nous rangeâmes le fossé au Nord-Est jusqu'aux bords de la rivière. Déjà le soleil avoit seché la rosée. Deux rangs de saules, rompant les raïons, ne laissoient sentir sous leur ombrage qu'autant de chaleur qu'il en falloit pour corriger l'humidité du lieu. Nous nous y assîmes, & aussi-tôt le Vieillard réveilla la dispute, en s'adressant à moi.“C'est à vous que j'en veux principalement, me dit-il, parce que je vous vois entiché de préjugés plus forts & plus nombreux. Si je viens à bout de vous convertir, votre Camarade sera bientôt rendu. Vous me parlez du Mariage comme d'un Sacrement . Nous aurons peine à nous accorder, jusqu'à ce que nous soiyons convenus des termes. Qu'entendez-vous par un Sacrement ? que signifie ce mot, inconnu aux Hébreux & aux Grecs, & dont la Langue d'aucun peuple du monde n'a le synonime? Un Sacrement, répondis-je, est le signe sensible d'une chose invisible, institué par le Sauveur pour notre salut. Voilà comment mon Catéchisme le définit. “J'aimerois autant, reprit le Vieillard,vous entendre dire qu'un Sacrement est un emblême , institué pour notre salut; mais le mot emblême , qui porte à l'esprit une idée, nette & connue, ne satisferoit pas vos Théologiens. Les Hyéroglifes des Egyptiens étoient des emblêmes; tout leur culte consistoit en un amas de cérémonies emblématiques. La Circoncision, les Sacrifices, l'Habit du Grand-Prêtre, l'Arche, le Chandelier, le Tabernacle, le Serpent d'airain étoient des emblêmes pour les Juifs; on ne s'est pas avisé d'en faire des Sacremens. Mais tenons-nous en à notre question. Quelle est la chose invisible dont le Mariage est le signe sensible?“ Oh! repartis-je, il n'y a point là de difficulté, c'est l'union de Jesus Christ avec l'Eglise. “Fort bien, dit le Vieillard en soûriant; il ne vous reste plus qu'à m'apprendre quel est ce signe sensible; car il y en a plusieurs dans le Mariage. Comment définissez-vous le Mariage? Le signe, que vous adoptez, doit être la différence dans la définition“. Le Mariage, répondis-je, est encore, suivant mon Catéchisme, un Sacrement institué par le Sauveur pour l'union légitime de l'homme avec la femme, dont la fin est la génération & l'éducation des enfans. “Bravo! s'écria le Vieillard. Vous ouvrez nos yeux à des vérités nouvelles, si vous nous montrez que cette union a été instituée par le Christ pour notre salut. Dites-nous où & comment il a fait cette institution“. Vous êtes pris, interrompit Villiers . Les noces de Cana où Jesus-Christ daigna se trouver.....„ Ainsi, reprit le Vieillard, toutes les cérémonies, auxquelles le Sauveur assista, seront des Sacremens? Soit. Mais c'est donc le festin des nôces qui est le signe sensible de la chose invisible que le Mariage désigne? car Jésus n'honora que la table de sa présence. Il n'assista ni au contrat, ni à la protestation du serment mutuel. Il ne conduisit point les époux au lit nuptial, il ne parut qu'au festin; encore y vint-il qu'il étoit déjà commencé“. Vous nous perdez, dis-je à Villiers . Ce n'est point des nôces de Cana que se prend l'institution du Mariage; c'est des paroles du Sauveur: L'homme quittera son pere & sa mere, & s'attachera à sa femme; & ils seront deux dans une même chair . “Gare! s'écria le Vieillard, que de ce texte si formel, selon vous, pour votre Sacrement, on n'en déduise une confirmation de la Polygamie, autorisée dans Abraham, avouée & comblée de benedictions dans Jacob, permise dans la Loi de Moïse, louée & inspirée dans David. Le dernier article du Décalogue porte: Tu ne déroberas à ton prochain, le mot de convoiter signifiant la même chose, ni son bœuf, ni son âne, ni sa femme . S'agit-il-là d'un seul bœuf, ou d'un seul âne? Non, ni par conséquent d'une seule femme, puisque l'Israélite, suivant ses moïens, pouvoit remplir son lit, comme son étable, à discrétion. Le même Trôpe est emploié dans votre texte, & votre Vulgate le rend de la même manière; l'expliquez-vous diversement? Voiez où vous meneroit la discussion de la lettre, & convenez que vos Prêtres n'ont pas saisi l'esprit . Dans quelles circonstances, à propos de quoi, d'après qui le Sauveur s'exprima-t-il ainsi sur l'union de l'homme avec la femme? voilà ce qu'il faut considérer pour entendre ses paroles. “Le Christ remontroit aux juifs l'injustice & la dureté du divorce, non pas qu'il voulût abolir ce dernier, puisqu'il l'ordonne au moins dans le cas d'adultère. Il se proposoit de corriger la Loi que Moïse n'avoit donné telle que par condescendance pour les préjugés de son peuple, pour sa dureté de cœur & d'esprit. Le divorce chez les Juiss n'étoit favorable qu'aux hommes; la femme répudiée étoit flétrie, & condamnée à passer le reste de ses jours dans un célibat humiliant, tandis que le mari, sur lequel la femme n'avoit pas la réprésaille, puisqu'il lui donnoit autant de rivales qu'il vouloit, substituoit à celle, qu'il répudioit, telle autre qu'il lui plaisoit d'admettre à partager son lit. Le Sauveur démontre l'injustice de la Loi, en rappellant les Juifs à l'egalité qui est entre les deux sexes. Vous assujetissez la femme à un seul homme, leur dit-il, & vous permettez à l'homme de se partager entre plusieurs femmes. Sur quoi fondez-vous cette disparité? La dignité est la même chez l'un & l'autre sexe, & la supériorité, que vous attribuez au sexe masculin, est de votre invention: Au commencement il n'en étoit pas ainsi . L'homme & la femme furent créés de Dieu lorsqu'il mit dans Adam le germe des deux sexes. L'infériorité particulière d'Eve, qui ne fit que partie du tout humain, ne porte pas plus sur les femelles que sur les mâles de sa posterité, parce qu'elle fut formée pour être le simple instrument, & non pas la cause de la première génération. Dépositaire d'un germe, qu'Adam lui donna à féconder, à nourrir, elle n'a pas plus fourni à l'être des filles qu'à celui des fils. Les deux sexes rapportent également le complet de leur être à Adam: ils sont également provenus du premier homme créé, leur origine est d'égale noblesse, leur formation d'égale dignité. Ils sont destinés à s'unir de façon à ne saire qu'une même chair; pourquoi mettez-vous entre eux une différence si onéreuse? Si vous assujetissez la femme à un seul homme, vous devez assujetir l'homme à une seule femme. Vous ne voulez pas renoncer à votre privilège: soit; mais pour qu'il ne soit pas injuste, donnezen un pareil à un sexe sur lequel vous n'avez d'avantage que par la force & la violence. “Tel est le sens des paroles du Sauveur. Ce n'est point l'état, c'est l'acte du Mariage qu'il présente aux Juifs, & il le leur présente dans les mêmes termes dont Adam l'avoit exprimé. Il cite, est-ce une formule d'institution? Si vous la voiez dans votre texte, ce sera donc Adam qui aura institué votre Sacrement? Mais la Loi de Moïse, qui a perfectionné la Loi naturelle, comme celle-ci l'a été par celle du Sauveur; la Loi de Moïse méconnut cette union indissoluble d'un avec une. Adam ne l'avoit donc pas recommandé telle. Jacob, que sa mere envoie par inspiration divine se marier en Mésopotamie, y épouse deux femmes, auxquelles, peu après, il en joint deux autres; & tous les fruits de ces mariages sont comblés des benedictions du Ciel; ils sont destinés à former un peuple prédestiné, l'objet particulier des bienfaits du Très-Haut. “Ne vous laissez pas fasciner plus long-tems, mes amis, par les imaginations de vos Prêtres. Le Mariage est d'institution divine pour toutes les créatures, non pas pour leur salut (expression bizarre qui signifie tout ce que les Prêtres veulent), mais pour leur bonheur, pour la conservation & la propagation des espèces créées. Dieu l'a institué lorsqu'il donna aux animaux l'ordre de croître & de multiplier. L'essence du Mariage est connue de tout ce qui respire; elle est une notion infuse, que nos organes portent à notre esprit aussi-tôt qu'ils en peuvent soutenir l'impression. Cette essence est tout ce que le Créateur nous en a marquê. Tous les hommes & toutes les espèces de brutes, tous les oiseaux & tous les poissons ont reçu le précepte avec l'instinct, ou la raison, qui leur enseigne à le remplir. L'union des deux sexes en une même chair, la préference que le couple uni donne à sa moitié sur celui auquel il doit sa naissance, son attachement à elle sont de pratique uniforme, constante & générale dans toute la nature. L'attrait du plaisir est le grand ressort de l'ame de tous les animaux; mais chez les hommes, la seule espèce animale que nous connoissions capable de société, il y a de la différence dans les formalités, dans la durée, dans les conditions de cette union. “Les Législateurs, qui se sont accordés sur les notions naturelles, ont été obligés sur le reste de se plier aux préjugés, au génie, au tempérament, au goût de leurs peuples. Leurs institutions n'ont été que des conventions de valeur arbitraire, jusqu'à ce que l'adoption unanime en ait fait des Loix. Le Législateur présenta ses idées à tous les membres de la société qu'il vouloit former. Réunis pour prononcer sur elles, ceux-ci leur donnerent le sceau „d'adoption, & la société se soutenant sur cette convention, la génération suivante, qui ne réclama point contre elle, en fit un Code, inviolable pour sa postérité, à moins que l'unanimité, qui l'avoit adoptée, ne vint à la proscrire. Mais semblables aux arrets d'une Cour de justice, qui ne portent point hors du district, ces conventions de société particulière n'obligent que ses membres, & le respect, que vous devez en Angleterre aux conventions qui font les Loix du Roïaume, vous le devez parmi nous aux conventions qui font nos loix, sous peine d'être traités comme perturbateurs du repos public. “Nous avons trouvé un peuple nouveau dont l'esprit n'étoit gâté par aucun préjugé. Les Saintes Ecritures à la main, nous lui avons donné les règles des mœurs qui nous ont paru les plus conformes à la nature & à la raison. Nous aurions pû le faire donner dans le Mystique, comme dans le Naturalisme; mais nous avons souhaité lui établir sur des fondemens solides une félicité durable; & nous aurions manqué notre but, en abusant de sa crédulité. La raison, une fois développée, s'affine de plus en plus; & si elle apperçoit de l'absurdité dans un des “points qu'on lui fit adopter, elle “ne tarde pas à les rejetter tous. Le moïen de faire pour l'avenir un peuple souverainement méchant, est de vouloir le former, lorsqu'il est brute, meilleur qu'il ne peut se soutenir avec les forces de la nature. De là vient la perversité des Européens. Persuadés que c'est pour notre bonheur que Dieu nous a donné les Saints Livres, nous n'avons pas voulu faire croire qu'il exigeât de nous le sacrifice des inclinations & des passions que nous tenons de lui, & qui entrent dans l'économie de notre bien-être. Nous n'avons point vû, & nous avons refusé de faire voir dans son Evangile ces devoirs & ces abstinences pénibles, qui font des Chrétiens d'Europe des esclaves, & des forçats pour qui la vie est un supplice. L'union des deux sexes est de précepte; nous en avons fait à notre peuple un devoir indispensable. Nous n'avons point affoibli, par un cérémoniel génant, l'attrait qu'il a plu au Créateur de mettre dans cette union. Les formalités, que le bon ordre exige, sont au contraire parmi nous celles qui nous ont paru les plus capables d'aiguiser les desirs, d'animer les esperances, de combler le plaisir. Chaque homme nubile a sa femme, chaque fille, en âge de se donner à la propagation, a son mari. Attachés l'un à l'autre par leur propre choix, ils n'ont d'autres liens que ceux de leur tendresse. La réproduction de soi-même est l'acte le plus noble de la vie; ne seroit-ce pas dégrader l'homme au-dessous des bêtes, que de le priver, pour ce grand œuvre, de la liberté dont elles jouïssent? “L'adultère est un crime horrible dans la société, qu'il trouble. Ce n'est qu'eu égard à la société qu'il est un crime devant Dieu; pourquoi l'envisagerions-nous sous d'autres rapports? Allez, dit le Sauveur à la femme adultère que les Juifs inhumains vouloient lapider, Allez & ne scandalisez plus . Sa faute étoit punie par le divorce, que la conviction de sa faute lui prononçoit: le mari, qu'elle offensoit, n'étoit pas vengé, parce que la vengeance n'est pas une réparation; mais il avoit toute la satisfaction qu'il pouvoit justement demander, dès que par sa séparation d'avec celle qui avoit cessé de l'aimer, il étoit à l'abri de l'imposture qu'elle lui auroit faite sur les fruits de son nouvel amour. Le Sauveur a marqué la durée de l'union conjugale, lorsqu'après avoir dit que le desir fait l'adultère, il commande le divorce à la suite de ce crime. L'homme, ou la femme, qui souhaite s'unir à un autre objet que celui de son premier choix, est dès lors dans le cas d'adultère. Ils préviennent ce crime, en faisant l'aveu de leur disposition à le commettre. Le divorce se prononce sur cet aveu, & ils sont rendus à euxmêmes. Leurs desirs rentrent alors dans l'ordre, & une seconde union, qu'on ne peut leur interdire sans une barbarie tyrannique, leur fait retrouver le bonheur avec leur innocence, sans blesser la société. Telles sont nos loix sur le Mariage, c'est sur elles que doivent être fondées vos esperances, si vous aimez parmi nous. Je vous y ai invités, parce que vos desirs d'union peuvent être remplis aussi-tôt que vous aurez sû les faire partager à celles qui vous les auront inspirés. En souhaitant que vous ne fussiez pas rivaux, je vous ai dit que votre rivalité ne seroit pas un mal sans remède, parce que j'ai compté sur l'inconstance Européenne après la jouissance, & sur la résignation de vos Belles“. Le Vieillard finit-là son explication. Quel homme! dis-je en François à Villiers . Peut-on avec tant d'esprit & de candeur s'aveugler, ou se tromper sur d'aussi grandes vérités! Je fus fort étonné d'entendre le Vieillard me reprocher en cette langue mes préjugés. Villiers craignit que ma réflexion ne l'eût offensé; il se hâta de lui faire quelques objections, qui le remirent en train. Il cita St. Paul. Le Vieillard lui répondit que St. Paul n'avoit point fait un second Evangile, différent du premier. “Comptez, ajouta-t-il, que serviteurs aussi respectueux que nous le sommes du Maître, nous n'aurons point les Disciples contre nous. Il n'est pas possible que vous saisissiez la justesse de notre façon de penser, si vous ne sçavez notre Histoire, qui est celle de cette Colonie. Je vois déjà que pour aimer plus parfaitement mes deux filles, vous attendez que je vous aie fait connoître leur généalogie. La voici, vous allez être satisfaits.“ CHAPITRE VI. De la Naissance & de l'Education du Vieillard. Il est élevé dans le pur Déïsme. JE suis né à Londres l'an 1642. Mon pere ne tint point contre l'esprit de vertige qui s'étoit emparé de la Nation. Parlementaire zélé, il crut servir sa patrie en s'unissant aux ennemis de son Roi, & il ne connut qu'il avoit embrassé une mauvaise Cause que quand les partisans de l'autre étant accablés, il ne lui fut plus possible de réparer le mal qu'il avoit aidé à leur faire. Pénétré de douleur sur le sort tragique du malheureux Charles I , & affligé d'avoir contribué à élever un usurpateur sur un Thrône qu'il n'avoit ébranlé que pour le faire vuider au despotisme, il ne put soutenir la vûe du triomphe de Cromwel , & il se bannit volontairement de sa patrie, en se retirant en Hollande avec tous ses biens. Je composois toute sa famille, il se donna tout entier à mon éducation. Dans l'incertitude, où il étoit sur l'affermissement de la révolution, il s'appliqua à me rendre capable de servir mon Pays sous l'un & l'autre Gouvernement, au cas que je ne m'accommodasse pas de l'échange qu'il avoit fait de sa patrie contre la Hollande. Ses soins porterent principalement sur les idées de Religion, qu'il s'efforça de me donner assez nettes, pour me dérober toute ma vie au fanatisme & à la superstition. Mon goût étoit pour les armes: il voulut que je ne négligeasse aucun des exercices, aucune des connoissances rélatives à cette profession; mais il m'exhorta à me rendre plus savant sur les autres matières, que n'a coutume de l'être un homme d'épée. Il s'étoit formé un systême de Religion qui ne tenoit à aucune des Sectes qu'il connoissoit; il me le fit adopter. Le Roi Charles II. aiant été rétabli après la mort de Cromwel , mon pere, qui n'étoit pas de ceux que ce Prince devoit poursuivre comme meurtriers du feu Roi, fut tenté de profiter de l'amnistie; & en attendant qu'il eût tout disposé pour son retour en Angleterre, il voulut me faire rentrer dans ma Nation, en m'obtenant de l'emploi dans les troupes Angloises, qui étoient auxiliaires de France. J'y eus une Compagnie. Une dangereuse maladie, qui mit mon pere à deux doigts de la mort, me rappella de Flandres presque aussi-tôt que j'y fus arrivé. Déjà quelques entretiens, que j'avois eus avec des étrangers, m'avoient donné de l'inquiétude sur ma façon de penser en fait de Religion. Dès que mon pere fut rétabli, je le priai de dissiper mes scrupules. Vous avez vû la mort de près , lui dis-je, & vous avez eu le tems de considérer ce passage effrayant d'une manière d'exister connue, à une autre dont nous n'avons pas une idée bien distincte. Qu'avez-vous senti au-dedans de vous-même? Dans ces momens où la nature fait les plus violens efforts, & où l'imagination agit avec tant de pouvoir, les premières impressions ne se sont-elles point reveillées chez vous? Ne vous étes-vous point senti rappeller à ces anciens principes contre lesquels vous avez essayé de me prévenir? Une réponse précise, mon cher fils, me dit-il, ne sauroit satisfaire à la question que vous me faites. Je vois que vous n'êtes pas ferme dans la Créance que je vous ai proposée comme la meilleure, & je vous révolterois peut-être si je vous disois tout d'un coup dans quels sentimens je me trouve à présent. Il faut que je vous amene, par les dégrés que j'ai suivis, à la sécurité que je souhaite vous inspirer. Dès l'âge où j'ai pû faire usage de ma raison, j'ai senti que je devois m'en servir à me connoître moi-même. Je me suis donc étudié avec soin. Malgré la fougue de mes passions, qui m'ont souvent entrainé dans les plus grands excès, j'ai sû discerner le bien du mal, & je ne me suis jamais trouvé coupable par ignorance. Je rapprochois sous un même point de vûe les portraits de ceux que je fréquentois, je les comparois aux miens, & en juge impartial, je décidois que la vertu avoit pour moi des attraits; mais qu'il m'étoit impossible de la pratiquer, telle que nos Docteurs me la prescrivent. Je trouvois que mon cœur étoit franc & droit; mais que mon tempérament étoit vif & bouillant; que j'étois un mêlange de bien & de mal, de grandeur & de foiblesse. Ce jugement, étoit vrai, mais il ne pouvoit me satisfaire que quand je me serois convaincu de sa vérité. Je considérai donc de quel genre étoient ces bonnes & ces mauvaises qualités que je découvrois en moi; qui me les avoit données; comment elles m'étoient venues. Ce sentiment intérieur, qui me forçoit d'applaudir au bien, qui me faisoit condamner le mal lors même que je m'y laissois entrainer, ne me paroissoit point quelque chose d'acquis. Il me sembloit qu'il étoit en moi sans ma participation, & que ceux, qui avoient été chargés de mon éducation, ne l'avoient point formé, puisqu'il étoit souvent contraire aux notions qu'ils m'avoient données. L'amour du bien, me disois-je, est sans doute une impression de la Divinité, que le Créateur a voulu laisser à chacune de ses créatures, qu'il destinoit à penser. Il n'en est point qui n'aime le bien, & ne le connoisse; mais ces inclinations violentes, ces passions, qui partent du tempérament, auxquelles on ne peut résister, & qu'on ne sauroit détruire sans se refondre entiérement, quelle est leur cause? Loin que l'éducation les ait fait naître, elle a travaillé à les affoiblir, elle a fait effort pour les anéantir. Ainsi donc je tiens du Créateur deux sentimens, deux penchans tout-à-fait opposés. Après ces découvertes, je me demandai pourquoi Dieu m'avoit donné mon existence. C'est, me repondis-je, suivant ce qu'en dit l'Eglise dans laquelle j'étois né, c'est pour l'aimer, le servir, & me rendre digne de la vie éternelle. Ce prix est immense, il est digne de la munificence d'un Etre bienfaisant. Mais à quoi a-t-il attaché cette recompense? Ce qu'il me faut faire pour la mériter, est au-dessus de mes forces, si c'est réellement ce que nos Docteurs nous prêchent. Oui, il m'est impossible, & cette Loi, qu'on me dit être divine, m'ôte de la bonté suprême l'idée que j'en dois avoir, puisqu'il m'est ordonné, sous des peines infinies, de la suivre, tandis que je ne puis tenir contre l'occasion de m'en écarter. Dieu ne m'auroit-il donc fait exister pendant quelques années, qu'afin de me rendre malheureux pour une éternité? Si sa gloire est intéressée à me voir gagner la recompense qu'il me propose, pourquoi ne m'a-t-il pas donné des dispositions victorieuses à remplir les conditions auxquelles il la met? C'est lui qui m'a pêtri tel que je suis, & ce n'est qu'à lui que je dois m'en prendre si je mérite qu'il me punisse éternellement. Sa préscience, qui n'a point de bornes, lui a fait connoître, avant que j'existasse, l'usage que je ferois de mon existence. Je ne puis, sans lui faire injure, esperer qu'il se rétracte, ou qu'il se trompe. Ainsi je ne suis plus qu'un aveugle qui doit suivre la route que lui marque son conducteur. Mes efforts & mes précautions ne sauroient me faire éviter l'écueil, s'il est décidé que je doive donner contre. Jugez, mon cher fils, du chagrin que me donnoit une perspective aussi désolante. Les distinctions sophistiques de nos Docteurs ne me satisfaisoient point; j'étois embarrassé de la multitude des dogmes de leur Religion. Des attributs, contraires l'un à l'autre, qu'elle donne à Dieu, me la firent soupçonner d'erreur. J'ôsai douter de la vérité de cette Religion qui m'annonçoit un malheur éternel; mais ne trouvant rien de suivi à substituer à son systême, je m'étourdis sur toutes ses contradictions, & je m'efforçai d'en noyer l'idée dans les plaisirs. Je ne trouvai point la distraction assez forte: malgré moi, mes réflexions se portoient vers mon principal objet; je ne donnois dans le plaisir qu'en tremblant, & dans ses plus vifs élancemens je pensois souvent à ce qu'il me devoit couter après cette vie. Un jour que j'étois d'une de ces parties fines, où tout ce qui peut flatter le goût & piquer les desirs est rassemblé, un Vieillard de notre connoissance souhaita d'y être admis. C'étoit un de ces hommes chez qui l'âge n'a fait que fortifier le penchant au plaisir, & qu'on pourroit appeller les victimes des passions innées; libertins par tempérament, débauchés par habitude. Il avoit passé toute sa vie dans les armes, ou dans les affaires; ce qui ne l'empêchoit point d'être savant, je ne dis pas de la science des Collèges. Il s'exprimoit avec grace, pensoit hardiment, raisonnoit juste & ne dédaignoit pas de le faire avec nous. L'esprit de dispute étoit devenu celui de tous les Anglois. Les trois Royaumes étoient divisés par la Religion, qui servoit de masque à l'ambition & à la politique; chaque particulier étoit sectaire, ou fanatique. Après avoir épuisé les nouvelles de la Cour & de la ville, on se jetta sur la Religion. Un de nous, Gentilhomme de beaucoup d'esprit & d'une probité reconnue, proposa quelque chose d'approchant à ce qui faisoit mon inquiétude; j'écoutai attentivement quelle alloit être la réponse du vieux Chevalier. Que tu es fou, mon ami, dit-il à l'autre, de t'imaginer que Dieu te défende d'aimer une fille aimable, d'en conter à une belle femme, de profiter du tempérament d'une veuve qui te plait! Crois-moi, le Dieu de nos Prêtres n'est point le véritable Dieu. Ce dernier est immuable, il n'a pû, ni se tromper, ni se dédire. Le Livre, qu'on nous donne pour venir immédiatement de lui, contient trois Codes qui se démentent l'un l'autre. Sans examiner s'il est possible qu'ils viennent tous trois de la même source, attachons-nous à celui qui est le plus indulgent, à celui qui s'approche le plus de notre foiblesse. Croissez , & multipliez , dit le premier. Cet ordre n'a pas besoin d'être commenté pour être entendu. On ne voit point qu'il faille un contrat par-devant Notaire, un triple ban, un Prêtre, enfin tout ce cérémoniel préliminaire, si capable d'effrayer l'homme le plus déterminé de travailler au maintien de l'Univers. Croissez & multipliez . Que cette parole est belle! s'écria le vieux Chevalier avec enthousiasme. Le consentement des parties étant absolument nécessaire à l'accomplissement du précepte, la violence est proscrite de Droit naturel, & divin; mais aussi le consentement des parties est la seule condition. Que veulent dire les réserves de Consistoire & d'Officialité? Dieu s'est-il dédit? Pourquoi auroit-il fait restraindre par Moïse l'exécution de son ordre à certains dégrés de parenté? Pourquoi auroit-il étendu pour nous les exceptions jusqu'à certains dégrés d'affinité, que Moïse n'avoit pas exceptés? Ce qui n'a point été illicite à ses yeux dans un tems, peut-il le devenir dans un autre? Quels furent les Mariages des fils & des filles d'Adam? Si l'inceste eût été un crime abominable, ainsi qu'onnous le dépeint maintenant, Dieu n'auroit-il pas créé d'autres hommes & d'autres femmes pour que le péché n'eût point lieu? Mais non, Adam s'unit à une portion de soi-même, & ses fils ont leurs sœurs pour épouses. Comme le Chevalier s'apperçut que cette doctrine licentieuse nous révoltoit, il expliqua sa décision. N'allez pas vous imaginer, jeunes gens, nous dit-il, que l'inceste, l'adultère & la fornication soient licites pour vous, parce que je prétends que la Loi naturelle n'en fait point des crimes. Les Loix les proscrivent, & nous devons obéir aux Loix. C'est un engagement que nos peres ont contracté pour nous, & auquel nous ne saurions nous refuser, sans décheoir de l'héritage qu'ils nous ont laissé, sans mériter d'être retranchés de la Société qu'ils ont formée, d'être traités comme ses ennemis. L'inceste, l'adultère & la fornication sont illicites; mais ce n'est point un précepte divin qui leur donne leur énormité; les peines corporelles, infligées à l'incestueux, à l'adultère, au fornicateur, prouvent qu'il n'est coupable qu'envers la société. La Religion ne sévit point en cette vie contre les infracteurs de ses devoirs: Dieu, qui se réserve d'être le Juge & le Ministre de sa vengeance, demande comp-te à l'ame, s'il en doit demander quelqu'un. Il seroit indigne de sa justice de s'en prendre au corps, qui est un instrument purement passif. Le discours du Chevalier me parut ce qu'il étoit. J'y vis un homme sensuel, dont le cœur avoit gâté l'esprit; mais il ne m'en dessilla pas moins les yeux sur la confusion où nos Docteurs tiennent les obligations civiles & religieuses. J'appris à distinguer les devoirs, imposés par la société, des devoirs prescrits par la Religion, & je commençai à ne plus rapporter au souverain Etre, comme le don de mes penchans, la défense de m'y livrer. Emporté dans le tourbillon du monde politique, je me vis obligé de former des liaisons avec des gens pour qui les deux Eglises étoient des objets de raillerie & de mépris. Je voulus entendre leurs raisons, & ils me convainquirent qu'il y avoit réellement de l'absurde & du ridicule dans ce qu'ils refusoient d'adopter. J'en trouvai d'autres, aussi contraires à ces derniers que ceux-ci l'étoient aux Anglicans & aux Presbytériens. Je me fis un devoir d'écouter ce qu'ils alleguoient pour autoriser la condamnation qu'ils passoient sur leurs antagonistes, & ils me parurent fondés. Une quatrième, une cinquième, une sixième Secte se présenterent, & leurs raisons, pesées dans une jus-te balance, me semblerent d'un poids égal. Ainsi donc, me dis-je à moi-même, tout n'est qu'opinion. Celui-ci condamne celui-là; l'un réfute l'autre, & tous séparément se croient possesseurs de la vérité. Cette vérité est pourtant une: si quelqu'un la possédoit, on la verroit briller d'une manière à ne pouvoir être méconnue; mais l'égalité à cet égard est si grande entre toutes les Sectes, qu'on n'est pas fondé à se déclarer pour l'une préferablement aux autres. Aucune Secte n'a donc la vérité de son parti, & il me la faut chercher ailleurs. Le desir de me déterminer avec connoissance de cause, me fit étudier toutes les Religions qui ont regné dans l'Univers. Les conférences, que je me procurai avec quelques Savans, me guiderent dans ce cahos. Quel amas d'absurdités ne vis-je pas? Croirez-vous qu'après un mûr examen, je trouvai le Paganisme naissant la Religion la plus raisonnable? Les peuples s'y étoient portés d'eux-mêmes, & leurs erreurs furent un effet de leur reconnoissance. Dans l'impossibilité de concevoir un seul. Etre doué de toutes les perfections, ils saisirent chaque attribut, qu'ils diviniserent; & sous des noms différens, ils adorerent la sagesse, la puissance, la bonté, la force. Leur attention fut jusqu'à faire partager la divinité aux vices, parce qu'ils ne concevoient pas que le mal eût moins ses auteurs que le bien. La superstition nâquit de l'excès de la piété; le Paganisme devint un prodige d'absurdités. Voiez, mon fils, quels dûrent être mes sentimens sur les Religions, actuellement dominantes dans l'Univers, puisqu'elles me paroissoient inférieures à l'Idolatrie. Je crus qu'elles étoient l'ouvrage des hommes, & je m'estimai assez pour m'arroger le droit de me faire la mienne. Un Etre, créateur & conservateur de tout ce qui existe, également sage & puissant, juste & bon au suprême dégré, voilà quel je me peignis l'objet de mon hommage. Je ne le jugeai point capable d'être irrité contre moi par mes actions. Sa grandeur est indépendante, je ne puis ni l'obscurcir, ni l'augmenter; & la colère est une foiblesse que sa perfection ne comporte point. Il m'a créé, me dis-je, je lui dois de la reconnoissance: il m'a donné cette manière d'exister, parce qu'elle est plus capable de me rendre heureux. Mon esprit a l'idée d'une Loi qu'il a gravée dans mon cœur; je dois m'efforcer de ne lui pas être réfractaire. Cette Loi est parfaite, comme son Auteur. Ma desobéissance est assez punie par le sentiment humiliant de mon imperfection. La gloire de cet Etre, dont je me démontre l'existence, sans le concevoir lui-même, n'a pas besoin, n'est pas même susceptible d'accroissement. Elle n'est donc intéressée, ni à mon châtiment, ni à ma recompense. C'est donc par un mouvement gratuit de sa bénéficence, qu'il m'a donné ce qui m'étoit nécessaire pour me rendre heureux, & il me laisse me punir moi-même d'avoir refusé quelquefois de l'être, par le repentir & le regret d'avoir manqué ce qu'il dépendoit de moi d'obtenir. Telle fut, mon fils, l'idée que je me fis de Dieu. Je suis encore intimément convaincu qu'elle est conforme à la vérité, parce que ma raison ne me fait contre elle aucune objection. Je ne vais point percer dans un avenir que je ne conçois pas, & me forger l'appareil hideux des supplices pour un tems, dont la durée n'est pas proportionnée à celle de mon existence connue. Je ne rejette pas cette vie future, sans laquelle nos Prêtres ne veulent pas que la divine justice puisse se soutenir; mais je trouve que l'éternité, qu'ils lui donnent, est plus injurieuse à l'Etre souverainement juste, que la négation de sa réalité. Abandonnés aux mouvemens naturels de notre cœur, nous plaignons le scélerat le plus déterminé lorsqu'il expie dans un supplice de vingt-quatre heures vingt années de crimes & d'horreurs. Nous avons pitié de lui, nous le jugeons trop puni; & nous croirons que la miséricorde suprême punit des foiblesses par des tourmens sans fin? Le bien général de la société, & l'intérêt de notre sûreté particulière ne nous permettent pas de mettre uniquement l'Enfer des méchans & le Paradis des hommes vertueux dans leur propre cœur; il faut aux uns un plus terrible épouvantail, & aux autres de plus grandes esperances. Mais qu'un feu immortel, attisé par des Démons, enflammé par des Juifs, entretenu par des héretiques; qu'un Palais enrichi d'or & d'azur, où Dieu a mis son Thrône, où il est assis, où il se montre à découvert, où il se fait servir par des domestiques aîlés; que ces deux lieux, si différens, soient destinés pour les siécles des siécles aux scélerats & aux gens de bien, c'est ce que je croirai quand les Fables des Poëtes seront aussi respectables que l'Histoire. Dans ces principes, mon fils, je n'ai point senti, à la vûe de la mort, ces frayeurs auxquelles sont en proïe ceux que la corruption de leur cœur n'a fait qu'étourdir sur leurs anciens préjugés. Si un homme sensé pouvoit commander à sa raison d'adopter ce qu'elle connoît absurde, sans doute que je me serois dit d'admettre des suppositions, à la suite desquelles il n'y a aucun risque. Mais ce qu'on nomme la Foi n'est point volontaire, & l'impossibilité de l'avoir, telle que nos Docteurs l'exigent, n'auroit fait que me tourmenter si j'avois eu le malheur de penser, comme eux, qu'elle est essentielle à mon bonheur dans l'autre vie. Je leur accorderai que je crois bien des choses que je ne conçois pas; mais je leur soutiens que ni eux, ni moi nous n'en pouvons croire aucune qui nous paroisse impliquer. Je reconnois l'Esprit divin dans la Morale du Christianisme; la doctrine de Christ respire sa divinité. Je chéris la Loi, j'adore le Législateur; mais si ma raison se perd dans les prodiges mystérieux dont le songe de Joseph est le premier garand, je ferme les yeux sur l'Histoire, je me tais sur les Historiens. Quand l'Etre suprême me demandera compte de ma vie passée, ce ne sera point sur des spéculations qu'il motivera sa sentence. Le peu de justesse de mon esprit ne sera point un grief contre moi à son tribunal, parce qu'il me laissa le maître de le cultiver à mon gré. Il me jugera sur cet-te règle d'équité qu'il mit au fond de mon cœur; & si sa bonté infinie peut me condamner à souffrir, mes souffrances seront en proportion avec mes manquemens. Il en fera une juste représaille du mal que j'aurai fait à ce prochain qu'il m'inspiroit d'aimer, & de traiter comme moi-même. Voilà, mon fils, le systême de Religion, auquel je suis redevable d'une sécurité, que la foi aveugle ne donne point. Je me suis efforcé de vous le faire goûter, parce que je le crois capable de vous rendre heureux, & que je me sens comptable de votre bien-être. Parvenu sans peine au point où je ne suis venu qu'avec beaucoup de travail, jouïssez du fruit de mes études, & ne vous proposez dans les vôtres que de vous l'assûrer. Laissez aux autres leurs préjugés, sans vous piquer d'une charité qui ne seroit qu'une indiscrétion. Nous ne devons point chercher à instruire ceux, dont l'ignorance ne nous sera point imputée. Le zèle d'un Missionnaire, quel qu'il soit, est un fleau pour ceux dont il fait son objet. Tôt ou tard les préjugés, qu'il entreprend de détruire, reprennent le dessus; & comme c'est lui qui a mis la raison de ses Prosélytes aux prises avec leur conscience, il a à se reprocher les transes cruelles où les tient leur incertitude. CHAPITRE VII. Le Vieillard continue son Histoire. Quel ami il se fait. Comment il est rappellé à la véritable Religion. Pourquoi il quitte l'Europe. Son ami passe avec lui en Asie. JE retournai en France aussi-tôt après que la convalescence de mon pere fut assûrée. Le tour d'esprit, que l'éducation m'avoit donné, ne me laissoit aucun goût pour les plaisirs bruians de la Cour & de la Capitale. Je cherchai long-tems & inutilement dans les différens ordres d'une Nation, dont le genre n'est rien moins que sérieux, quelques personnes avec lesquelles la conformité de caractére m'engageât à contracter amitié. La Noblesse, empressée à adopter tous les nouveaux goûts de son jeune Roi, ne cultivoit que les Sciences amusantes, & signaloit, par la recherche fastueuse de la compagnie des Savans, l'amour des Lettres dont le Monarque se faisoit honneur. Livré à son esprit d'intolérance, le Clergé bornoit les études de ses plus habiles membres à la Controverse, & l'Ecclésiastique le plus savant ne différoit du plus ignorant que par sa subtilité à défendre ses préjugés, à combattre ceux des Huguenots. Parmi le peuple il y avoit quelques hommes plus hardis, que les Livres de Descartes , & des rélations avec Hobbès & Spinosa avoient fait sortir de la route du vulgaire; mais la crain-te les obligeoit de se resserrer dans leur cabinet, & l'intérêt de leur sûreté les rendoit dans le commerce d'autant plus complaisans pour les idées reçues, qu'ils en étoient intérieurement plus éloignés. La paix d'Aix étant conclue, mon goût pour les armes s'éteignit comme une passion d'enfance. Je renonçai à la profession, & une tromperie, que me fit une femme que j'aimois, m'aiant dégoûté des plaisirs, je me trouvai abandonné à moi-même sans distraction, & dans ces dispositions qui ne sont guères connues que des Anglois, où le calme parfait du cœur, laissant l'esprit à son inquiétude naturelle, rend la vie insipide & ne tarde pas à en inspirer le dégoût. Pour me dérober, s'il étoit possible, aux suites de cette dangereuse mélancolie, je me mis à parcourir les Provinces du Roïaume. C'étoit dans la dernière que la Providence m'attendoit pour me faire le précieux présent d'un ami. Par une curiosité, peu digne d'un Voyageur Philosophe, je voulois voir la fameuse Isle des Faisans , qui sépare la France de l'Espagne, & où s'étoit faite l'entrevûe des deux Rois. Après avoir visité ce petit théâtre d'une grande scène, je m'amusai du coup d'œil singulier des Pyrénées. Il me sembla voir dans le lointain, sur le penchant d'un côteau cultivé, une jolie maison, & je ne résistai point à l'envie de connoître l'habitant de ce désert. Je gagnai avec beaucoup de peine l'habitation: la porte en étoit ouverte, j'entrai. J'y vis trois chambres proprement meublées, une petite bibliothèque avec un laboratoire de Chymiste. Je ne doutai point que le maître de cet hermitage ne fût un Savant que l'amour de l'étude avoit séquestré du monde; & plus content de ce rencontre que de la découverte d'une mine, j'attendis avec impatience qu'il parût pour le prier de m'admettre pour quelque tems à partager sa solitude. J'attendis jusqu'au soir. Alors je vis entrer un homme, qui, contre mon attente, n'avoit rien de singulier dans son habillement. Au-lieu de la misantropie, que je comptois trouver peinte sur son visage, je n'y apperçus qu'un air de santé & de fraîcheur, qui annonçoit un grand contentement d'esprit. Il paroissoit âgé d'environ trente-cinq ans. Il fut d'abord étonné à ma vûe; mais il se remit bientôt de sa surprise, & après que je l'eus satisfait sur le motif de ma visite, il se félicita du hazard qui la lui procuroit. Nous soupâmes de quelques viandes froides & de fruits. Amis, dès que nous nous connûmes pour compatriotes, nous serrâmes les liens de notre amitié naissante par une confidence réciproque. Mon éducation faisoit toute mon histoire: je la lui détaillai, & il en fut saisi d'étonnement. Ne croyez pas, me dit-il quand j'eus fini, n'avoir plus qu'à vous reposer dans le sein de la vérité. Vous vous imaginez faussement y avoir été conduit par votre pere. Dès qu'une fois un homme veut se soustraire aux préjugés de son éducation, la passion le guide dans leur examen, & il leur en substitue d'autres, à mesure qu'il se débarrasse d'eux. Hors des routes frayées, il va toujours de découver-te en découverte. Tant que dure sa ferveur, il va en avant; mais lorsqu'il veut retourner sur ses traces, il est forcé d'avouer que chaque pas, qu'il a fait, l'a égaré, & qu'il ne s'est tiré d'un bourbier qu'en mettant le pied dans un autre. Semblable à un Physicien, à qui la dernière expérience ne prouve autre chose sinon que les autres ont été fautives, il est obligé de revenir aux premiers principes. La raison lui démontre leur vérité, mais elle ne va pas plus loin, & les ressources, qu'elle fournit pour combattre tout ce qui n'est pas eux, prouvent que hors d'eux il n'y a pour nous rien de fixe & de certain. Le Créateur nous a moins faits pour connoître que pour jouïr. Nous sortons de la sphére qu'il nous a marquée, si nous voulons plus connoître que nous n'en avons besoin pour jouïr comme il nous convient. Si le sentiment de notre excellence nous rend suspect ce que les Prêtres nous disent de notre manière d'exister présente & future, nous pouvons bien nous laisser aller aux doutes sur leurs lumières; mais ce doute nous mene seulement à examiner si ce qu'ils nous disent est fondé sur les premiers principes, dont nous sommes malgré nous d'accord avec eux. Ils nous parlent d'un Code de Loi, donné par l'Etre suprême. Examinons s'il est absolument nécessaire qu'il exis-te un pareil Code: tout nous convaincra de cette nécessité. Voilà dès lors la règle de nos raisonnemens. C'est d'après cette découverte que nous chercherons la mesure de la créance que nos Prêtres méritent de nous. Le Code, qu'ils nous présentent, sera l'objet de notre vénération, s'il est celui qui existe le plus digne de Dieu, qu'ils en font l'auteur. Votre pere vous a dit que dans l'examen de toutes Religions connues il a trouvé le Paganisme le moins déraisonnable. Ne reconnoissez-vous pas à ce seul trait la passion qui le guida dans l'examen des préjugés de son éducation? Pourquoi s'aller perdre dans le détail immense des idées de tous les peuples, avant que d'avoir examiné le Livre qu'on lui donnoit pour en devoir être la règle? Ce peuple est un animal aveugle & indocile; & un homme, qui veut s'élever au-dessus du peuple, doit rechercher à s'instruire dans ce que le peuple doit & peut faire, plûtôt que dans ce qu'il fait. Votre pere a reconnu que l'Etre suprême mit au fond de son cœur l'amour du bien & l'horreur du mal, qu'il mit dans son esprit une idée de justice; voilà un préjugé d'où partent toutes ses erreurs. Les idées du bien & du mal, & celles de justice varient chez les différens peuples; elles ne sont donc point des notions infuses pour tous les hommes. Le bien & le mal sont pourtant quelqué chose de réel, indépendant de l'opinion. Il faut donc de toute nécessité qu'il existe un Criterium , une règle sur laquelle se connoissent le mal & le bien. Je ne prétendrois pas vous ramener au vrai, si vous aviez le malheur d'être matérialiste: il n'y a point à disputer avec des gens qui réduisent l'homme au seul instinct. Mais vous admettez que Dieu, en créant l'homme, se propose de faire une créature sociable; vous devez admettre en conséquence que Dieu lui fixa les loix fondamentales de la société, à laquelle il le destinoit. Vous convenez que Dieu fit de l'homme un agent libre; vous devez convenir en conséquence que Dieu ne le détermina point, mais qu'il lui indiqua ce sur quoi il auroit à se déterminer. Le bien est donc pour l'homme ce qu'il lui est permis de faire, & le mal ce qui lui est défendu. Il a été de la sagesse du Créateur d'intimer d'une manière durable le précepte & la défense; & la notion infuse, que votre pere supposoit de l'un & de l'autre, n'est point une intimation de cette qualité, puisque nous savons que chez la plûpart des peuples de l'Asie, de l'Afrique & de l'Amérique; que chez quelques-uns même de l'Europe les rélations d'homme à homme, de pere à fils sont différentes, & souvent même contraires. Le juste & l'injuste, la propriété, la possession ne sont pas chez eux des notions plus univoques: se sont - elles altérées avec le tems? Mais c'eût été un accident que la sagesse divine auroit prévû, & auquel elle auroit donné son remède. Or ce remède ne sauroit être qu'un dépôt permanent de cette règle dont Dieu auroit donné la notion. Ce dépôt s'est fait dans la tradition, tant que l'espèce a été assez peu nombreuse pour que le dépôt pût se communiquer à chaque individu, sans être altéré; & cette tradition a conservé son Code à l'homme dans l'état naturel. Ce Code, nous l'appellons la Loi de nature. Ici il faut distinguer la Loi de nature, qui nous est commune avec tous les animaux, d'avec celle qui est propre à notre espèce. La première est véritablement un sentiment infus, dont toutes les rélations se bornent à notre être individuel. La seconde est une connoissance acquise, particulière à l'être sociable, qui embrasse tous les individus de la société. C'est de cette dernière que Dieu a dû faire le dépôt permanent. L'homme, comme animal, est mû, ainsi que les bêtes & les autres corps, par des loix uniformes & invariables, auxquelles l'instinct seul le fait obéïr. Comme être intelligent, il en a reçu de particulières, sur lesquelles il lui a été commandé de se gouverner. De même qu'en donnant les sens à l'animal, Dieu ne lui eût rien donné s'il ne lui eût présenté des objets de ses sens: de même il auroit fait à l'homme intelligent un présent inutile en lui donnant l'entendement & la volonté, s'il ne lui avoit marqué le bien & le mal, le juste & l'injuste, sur qui ces deux facultés doivent s'exercer. En créant un être libre, Dieu a dû nécessairement fixer le milieu, autour duquel la liberté avoit à faire son option. Le tems étant venu où la tradition n'étoit plus un dépôt suffisart, la sage providence du Créateur a dû en établir un autre. Montrez-m'en quelqu'un qui respire plus la divinité que nos Livres Saints, & je le leur préferera. Votre pere regarde les deux Loix écrites comme contradictoires & à la loi de tradition, & à elles-mêmes respectivement. Le préjugé a confondu ses idées. La Loix le Moise & celle de Christ autorisent-elles ce que la première avoit défendu? En ce cas, il y a de la contradiction; mais il n'en est rien. Il se borne à objecter que la dernière semble révoquer quelques concessions des deux cui l'ont précédée. Eh quoi! oublie-t-il qu'on la lul annonce dictée pour les perfectionner? C'est principalement dans cette gradation que je reconnois une économie divine. A mesure que l'espèce lumaine s'est multipliée, les réations de l'être sociable font devenues plus nombreuses; l'application des règles de la première loi est devenue plus détaillée. Le Législateur suprême a fait un acte de sagesse & de bonté, en nous guidant pour ce détail. Les objets du juste & de l'injuste aiant multiplié, les espèces ont multiplié à proportion; mais ç'a été par une dérivation méthodique & conséquente du genre qui et le même dans les trois Loix. Ne fais point à autrui & c. Mon sage & religieux ami ne bornoit pas son dessein à m'étonner, il vouloit me convaincre & me persuader. Il m'en avoit assez dit pour exciter mes réflexions sur les difficultés par lesquelles mon pere m'avoit amené au Déïsme, & il ne m'en dit pas davantage, assûré qu'il étoit que durant le séjour que je devois faire avec lui, il auroit occasion d'approfondir l'important sujet de ce premier entretien. Mon histoire, dit-il, n'a de commun avec la vôtre que le dégoût du monde. Je l'ai contracté au milieu du monde même; & à force d'agir sans réflexion, je suis parvenu à mettre le bonheur de la vie dans l'habitude de refléchir. Mon pere étant mort à la bataille de Winchester, je me trouvai avec une modique somme d'argent pour tout patrimoine, réduit à vivre dans une obscure tranquillité, ou à m'attacher à la fortune du malheureux fils de Charles I. L'amour du plaisir étoit plus fort chez ce Prince que le sentiment de ses malheurs. Ceux, qui approchoient de sa personne, devoient se plier à son goût & à son caractère. Je m'y accommodai sans peine, il païa ma complaisance de son amitié. La jalousie de mes égaux échoüa long-tems dans les tentatives qu'ils firent pour m'ôter ma faveur. Mais un esprit, aigri par l'infortune, est soupçonneux & défiant; on amena enfin le Prince à douter de ma fidélité. Il passa bientôt du doute à la conviction, & je fus disgracié. Je me retirai sans ressentiment, parce que j'espérois que l'occasion viendroit de prouver mon affection par des effets. Dans l'impuissance de figurer dans le monde suivant mon rang & ma naissance, je me me confinai à la campagne, résolu d'y attendre en silence le tems, qu'on disoit prochain, de renverser l'usurpateur. J'eus beaucoup de peine à me résigner à ce genre de vie paisible; mais bien-tôt le goût nâquit de la résignation. Je m'accoutumai à converser avec moi-même & je desirai, moins pour moi que pour l'intérêt de la justice, le rétablissement de mon Prince. Lorsque je vis les sollicitations infructueuses auprès des Puissances après la mort de l'usurpateur, je crus que la révolution le soutiendroit, & que le chemin lui étoit absolument fermé au Trône de ses peres. Alors je tins conseil sur le parti qu'il me convenoit de prendre. L'idée m'étoit souvent venue d'imiter quelquesuns de mes compatriotes, qui avoient été chercher chez l'étranger la fortune qu'ils avoient perdue dans leur patrie. Isolé de tout le monde, me dis-je, n'appartenant à personne à qui je veuille appartenir, pour qui travaillerai-je à acquérir des biens & des honneurs? A qui destinerai-je mes sueurs & le fruit de mes peines? Eh! qui m'a dit qu'elles ne seront pas infructueuses? Irai-je de Cour en Cour porter mon nom & mon indigence, & acheter, à prix de bassesses, dequoi soutenir l'un & faire cesser l'autre? Quel est le but de tous les hommes dans toutes les conditions? C'est sans dou-te d'être aussi heureux qu'on peut l'être dans cette vie. Mais ai-je jamais été plus heureux que dans ma retraite? Pour ne pas me fermer le retour au monde, ainsi que l'auroit fait une vie casanière au milieu de la France, je résolus d'aller vivre, tant que le goût de la solitude me dureroit, dans une solitude que je pûsse quitter comme j'y serois venu, sans me faire connoître. Je me rappellai ces montagnes, que j'avois traversées à la suite du Prince. Je vins les reconnoître, & je ne doutai pas que je ne me plûsse, au moins pour quelque tems, dans ce riant désert. Je retournai placer la meilleure partie de mon argent, de façon à me faire un revenu à l'abri de tous les évenemens. Après cet arrangement, je vins ici avec des ouvriers. J'y fis bâtir cette maisonnette & défricher le terrain que vous verrez être maintenant un jardin agréable. Au bout de trois mois, tout fut dans l'état où je le voulois. Comme je ne me dérobois au monde que par goût, je n'adoptai point ces austérités, qui ne conviennent qu'à un scélerat converti. Un homme d'un village, éloigné de deux lieues d'ici, s'engagea à me porter mes provisions deux fois la semaine. Je me suis vêtu commodément, j'ai meublé mon réduit avec propreté, je me suis fait un laboratoire amusant, une bibliothéque instructive; enfin ma solitude est d'un honnête homme qui veut être loin du tumulte & du bruit, & non d'un scélerat qui expie le crime. Il y a quatre ans que j'y goute la tranquillité la plus pure, & je ne prévois pas que je m'en lasse. Avec un pareil solitaire on ne pouvoit avoir que les agrémens de la solitude. J'y demeurai avec plaisir pendant un mois; mais je m'ennuiai de cette vie d'une régularité uniforme. En me faisant perdre mes idées singulières sur la Religion, il avoit ranimé mon goût pour la société, & je ne craignis point de lui dire que l'innocence de sa vie étoit sans mérite, puisqu'il n'y en avoit point à ne pas faire le mal qu'on n'étoit point à portée de commettre. Je prétendis même que sa félicité étoit une illusion, puisqu'en s'ôtant toute communication avec les hommes, il se réduisoit à la vie animale des brutes les plus sauvages. Vos réflexions, lui disois-je, ne sont que des spéculations inutiles, tant que vous vous tenez loin de l'occasion d'en faire l'application. Vous en épuiserez bien-tôt les sujets, si vous ne leur donnez aucune distraction. Vous pouvez conserver au milieu du monde l'esprit d'un solitaire. Venez-y reprendre l'étude des hommes; elle est plus variée que celle de la nature, dont vous faites ici votre amusement. Le Prince qui vous a aimé, & que vous souhaitez servir, est maintenant sur le Thrône; cessez de vous dérober à sa reconnoissance..... Je vis mon solitaire ébranlé; mais il se remit, & je désesperai de le fléchir. Il se contenta de me prier de lui écrire, après m'avoir promis que s'il se dégoutoit de la retraite, il ne me laisseroit pas ignorer son retour à la société. Il s'étoit proposé de travailler à ma conversion, il avoit trouvé & saisi l'occasion de l'achever. Tout ce qu'il avoit recueilli de ses lectures & de ses méditations fut mis en usage pour m'éclairer sur la divinité des Livres Saints. Mes objections sur la prédilection de Dieu en faveur d'une poignée d'hommes, dont le seul mérite étoit d'avoir Abraham pour pere, ne tinrent point contre la sagacité avec laquelle il sut accorder la justice avec la munificence de l'Etre suprême, établir son pouvoir arbitraire & le gratuit de ses faveurs. Il me fit voir dans le cérémoniel minutieux de la Loi Judaïque la sage économie d'un Législateur éclairé, qui fixe un peuple nombreux sur de petits détails civils pour le rendre capable de saisir dans la suite les détails moraux que sa rudesse & sa grossiéreté lui auroient fait manquer, ou rejetter, s'ils lui avoient été présentés sans préparation. Il me fit admirer la vérité de la Loi de Christ, en m'apprenant à y distinguer la règle de foi & la règle des mœurs, & il ne me demanda la créance sur l'inspiration des Ecrivains sacrés qu'après m'avoir fait reconnoître dans leurs Ecrits l'Esprit divin, que tout Chrétien croit qui les dicta. Aiant trouvé à Paris des lettres de mon pere, qui m'annonçoient sa rentrée en Angleterre & son mariage avec la fille d'un de ses anciens ennemis, j'eus envie d'aller m'informer par moi-même des raisons qui l'avoient porté à de secondes nôces. Il m'étoit douloureux de voir qu'il m'eût donné une belle-mere, avant que de m'avoir dit qu'il me la destinoit. Cependant j'en reçus la nouvelle avec toute la déférence d'un bon fils. J'applaudis à son choix, quoique je n'en connusse pas l'objet; je promis de m'intéresser à la nouvelle famille qu'il alloit former; enfin mes lettres prévinrent ma belle-mere si avantageusement à mon égard, qu'elle me fit solliciter par son mari à entreprendre le voïage que j'avois projetté à leur insçû. Je fus reçu de mon pere avec une froideur à laquelle je n'étois pas accoutumé; cependant je feignis de ne m'en pas appercevoir. Comme je l'attribuois à la honte d'avoir manqué par foiblesse à l'affection qu'il m'avoit toujours portée, je crus que pour lui faire reprendre ses anciennes manières, il falloit lui laisser le tems de connoître que j'étois supérieur aux intérêts de fortune, qui pouvoient me faire desapprouver son mariage. Sa femme, à qui je ne supposois pas les mêmes raisons, me parut mériter ma reconnoissance par le tendre empressement & les attentions dont elle païoit mes froideurs. Je conçus pour elle une véritable estime, & pendant quelques semaines je goutai toute la satisfaction que l'amitié donne à un bon cœur. Tout à coup ma belle-mere changea de manières à mon égard. Je ne la vis plus m'approcher qu'avec embarras; elle ne m'entretenoit qu'avec contrainte. L'inégalité de son humeur m'indisposa contre elle: je crus que ma présence la génoit, & je me disposai à repasser la mer. A peine eus-je annoncé mon prochain départ, que son inquiétude devint plus marquée. Je vis plusieurs fois ses soins pour ma personne dégénerer en indifférence. Tantôt elle approuvoit le dessein où j'étois de retourner en France, tantôt elle me pressoit de rester en Angleterre. Cette vicissitude étoit pour moi une énigme que je n'eusse jamais dévinée, s'il ne m'étoit tombé par hazard entre les mains un papier, qui m'apprit plus que je ne desirois savoir. C'étoit l'ébauche d'une lettre, où les fureurs d'une violente passion étoient exprimées avec le plus grand emportement. Je reconnus l'écriture, & animé de ce zèle indiscret, dont un honnête homme sans expérience ne connoît guères le faux, je crus qu'il étoit de mon devoir de faire part de ma découverte à mon pere. J'allois, ce funeste papier à la main, lui révéler par délicatesse de conscience le honteux secret que l'humanité m'ordonnoit de lui cacher, lorsque je rencontrai sa malheureuse épouse qui alloit précipitamment à son cabinet. Son premier mouvement fut de m'arracher le papier, & le second de me faire reculer jusqu'au cabinet, dont elle ferma la porte sur nous. Cet emportement fut de peu de durée. Un ruisseau de larmes l'ayant fait revenir de son saisissement, elle me fit l'aveu des combats auxquels l'exposoient sa vertu & sa passion depuis que j'étois dans la maison paternelle. Je remarquai dans ses discours sans ordre & sans suite le caractère d'une femme vertueuse, mais en qui le tempérament l'emportoit sur les considérations. Elle me toucha, j'essaïai de la ramener à ses devoirs qu'elle sembloit si bien connoître, j'entrai dans ses peines, j'essuiai ses larmes, je m'attendris sur la situation de son cœur, enfin je lui donnai lieu de croire que la pitié n'étoit pas le seul sentiment qui m'intéressât à elle. Sa résolution fut bientôt prise, conformément à ce dont elle s'apperçut en moi. La fuite me devint impossible, & la surprise me fut si desavantageuse, que je ne dus mon innocence qu'à mon intention. Le bruit, que nous faisions, attira mon pere, dont la porte fermée augmenta l'inquiétude. Sa voix nous saisit de crainte & de douleur; nous ne pûmes si bien nous composer, qu'il ne remarquât notre desordre. Ses yeux s'ouvrirent sur le changement qu'il avoit observé dans sa femme depuis mon arrivée, il se crut trahi par les deux personnes qui lui étoient les plus chères, & le défaut d'armes l'empêcha seul de laver l'outrage dans notre sang. Sa femme profita de l'instant pour se retirer; pour moi, lorsque je me vis seul avec lui, je pris le parti de réparer mon imprudence en assûrant son repos, quoiqu'il m'en dût couter la perte de son estime & de son amitié. Je n'avois sû me dérober au péril, je jugeai que je devois l'essuïer tout entier. J'ignore s'il m'en crut, mais il parut soulagé de n'avoir à se plaindre que de son fils. Mon repentir calma son corroux, & il me promit le pardon, si je voulois le mériter en m'éloignant de l'Angleterre pour quelques années. La parole, que je lui donnai de n'y revenir que quand il m'y rappelleroit, fut recompensée par le don des sommes qu'il avoit en Hollande dans les fonds publics, & qui faisoient beaucoup plus que ma légitime. Je le quittai pour aller me disposer à partir, & pendant que les domestiques faisoient mes malles, je rendis compte par une lettre à ma belle-mere de la conduite que j'avois tenue pour lui conserver le cœur de son mari. Satisfait de moi-même, je me chargeai de tout le poids de l'indignation & du mépris de mon pere, dans l'esperance que je trouverois dequoi m'en dédommager dans l'amitié. J'avois écrit à Sir James dans sa solitude, je l'avois informé de mon voïage en Angleterre, où je le priois de venir, ne fût-ce que pour quelque tems; mais j'avois peu compté sur sa complaisance. En effet sa réponse fut une nouvelle protestation de son indifférence pour le monde. J'admirai sa constance, & m'en tins-là. Disgracié de mon pere, je me crus dans la même situation que mon ami lorsqu'il prit le parti de la retraite. Je me servis de ses raisons pour m'exciter à l'imiter, & m'imaginant m'être assez affermi dans ma résolution, je lui écrivis. J'étois alors à Amsterdam , où je mettois ordre à mes affaires. La diversion, que cette occupation faisoit à mes chagrins, dissipa insensiblement ma misantropie. Je me repentis de m'être engagé à aller m'enterrer tout vif dans un désert. La curiosité, ce grand mobile du cœur humain, m'inspira le desir de voir les riches Païs de l'Asie, dont j'entendois parler fréquemment. Si l'Europe m'est odieuse, me disois-je, pourquoi tout l'Univers aura-t-il part à ma haine? Je veux m'éloigner de ma patrie: soit; mais ne puis-je avoir des plaisirs qu'en Angleterre? Si les mœurs des autres Païs de l'Europe me les rendent égaux à ma patrie, qui m'empêche d'aller chez des peuples, où rien ne me rappellera ce que je veux oublier? Bien-tôt je n'eus plus d'autre passion que l'impatience sur le départ de la flotte des Indes. J'écrivis à mon ami mon nouveau dessein, sans lui demander autre chose que de l'approuver. Il soupçonna que j'avois quelques grands chagrins, & il n'hésita pas à venir m'en consoler, ou à les partager avec moi. Je le vis, avec autant de joïe que de surprise, entrer dans ma chambre lors même que je donnois mes ordres au seul domestique, que je voulois emmener avec moi, pour le transport de mes effets au vaisseau. La flotte devoit partir au bout de huit jours. Je reçus mon ami avec cordialité; mais il ne fut pas long-tems à connoître que quel-que chose génoit la confiance que j'avois en lui. Il ne me voioit point cet air franc & ouvert, ces manières ingénues qui annoncent l'effusion du cœur. Il n'exigea pas que je lui communiquasse le secret dont je lui faisois mystère; je lui en sus bon gré. Cependant j'étois fâché qu'il ne me pressât pas assez pour me donner lieu de rejetter sur l'amitié l'indiscrétion à laquelle je sentois que je ne pourrois toujours résister. J'aurois souhaité qu'il eût voulu que je lui prouvasse que ma confiance étoit sans réserve & j'appréhendois que sa retenue ne fût plûtôt l'effet de son peu d'amitié que de sa discrétion. Cet-te dernière fut la plus forte; je lui fis le détail de ma triste avanture. Je m'attendois qu'il excuseroit ma foiblesse & emploieroit sa philosophie pour m'en adoucir le sentiment; mais il reçut froidement ma confidence, & n'approuva que foiblement le dessein que j'avois pris de m'éloigner. Il me parla de l'Asie avec tant d'indifférence, que si j'avois pû la prévoir, je l'eusse volontiers dispensé du voïage qu'il avoit fait à mon respect. Le jour du départ de la flot-te étant venu, il me fit dire qu'il étoit indisposé, & que son indisposition l'empêchoit de m'accompagner au Texel, ainsi que nous en étions convenus. Je ne concevois rien à ce refroidissement, sinon que me doutant que j'avois trop abrégé le recit que je lui avois fait, il me jugeoit plus coupable que je ne disois & que je n'étois en effet. Sa facilité à se prévenir à mon desavantage me dégouta tout-à-fait de lui. Je fus charmé de perdre un homme qui paroissoit si peu connoître l'amitié, & je me félicitai de ne rien laisser en Europe que je dûsse regretter. Je fus seul au vaisseau, qui leva l'ancre peu après mon arrivée. Le reste du jour je le passai sur le balcon de la galerie, absorbé dans cette sombre mélancolie, si chere à une ame qu'un chagrin raisonnable posséde. Les yeux fixés sur le roulement des vagues, je comparois tristement la froideur de Sir James avec l'empressement dont je me sentois capable pour un ami, que ma sensibilité à ses peines auroit pû consoler, lorsque je me sentis étroitement serré entre les bras d'un homme, qui me terrasse. A l'instant je me retourne pour connoître celui qui me fait violence, & je vois mon ami, ce prétendu malade, qui avoit refusé de m'accompagner jusqu'au lieu de mon embarquement. Il s'y étoit pris avec prudence en me jettant par terre; une surprise subite m'eût peut-être causé un dangéreux accident. J'eus un vrai plaisir de le revoir, il ne me parut sensible qu'à celui d'être avec moi. Après les premiers mouvemens d'étonnement & de joie, je sentis tout ce que je devois à sa dissimulation, & lui témoignai combien j'étois reconnoissant. C'est moins pour vous ménager la surprise, me répondit-il, que pour avoir tout le mérite du sacrifice, que je vous ai laissé ignorer ma résolution. Elle étoit prise dès avant que je quittasse mon désert, ou plûtôt c'est elle qui me l'a fait quitter. Au reste, ajoûta-t-il en riant, n'en attribuez pas tout l'honneur à mon amitié. J'ai toujours souhaité d'aller sous ces heureux Climats, où l'astre du jour, agissant avec plus de force sur la nature, conduit, pour ainsi dire, le Philosophe à la découverte du procédé de ses opérations. Je crois que le Chymiste contribua beaucoup à déterminer l'Ami. Fin de la Première Partie. CHAPITRE I. Suite des Avantures du Vieillard & de son Ami. Leur Séjour à Batavia. Leur Voïage à la Chine. Ils s'associent un Capucin, qu'ils convertissent. Observations sur les Lettrés de la Chine. NOtre navigation dura quatre mois, sans avoir relâché qu'au Cap & à Bantam , & sans autre incommodité que celle qui est ordinaire à quiconque fait son premier voïage sur mer. Nous fûmes agréablement surpris de la beauté & des agrémens de Batavia , dont on nous parloit en Hollande comme d'un lieu d'exil. La grande chaleur y rend le peuple plus fainéant, & les riches plus voluptueux qu'en Europe; c'est toute la différence que nous apperçûmes. J'étois naturalisé Hollandois par un séjour de plus de douze ans sur les terres de la République, & j'avois été reçu sur le vaisseau en cette qualité. Nous nous donnâmes pour deux voïageurs que la curiosité avoit attirés en Asie. Il n'y eut aucun citoien de quelque considération qui ne s'empressât à nous donner une idée avantageuse de la Colonie; chaque jour amenoit une nouvelle fête. Je ne connoissois pas mon tempérament. Les dogmes pratiques de la Religion, dont mon pere m'avoit fait adopter le systême, portoient uniquement sur l'amour du prochain & sur le respect pour la société. Sans esperer de l'indulgence pour mes fautes envers l'un ou l'autre, je m'étois toujours gardé d'en commettre de cette espèce, & avec des sentimens de probité, trop justes pour chercher à paroître meilleur que je n'étois, j'avois tâché d'être réellement tel qu'il me convenoit de me montrer. Outre la crainte de décrier par mes mœurs la singularité de mes opinions, qui m'eût rétenu comme un frein, je m'étois constamment étudié à accorder mes goûts & mes passions avec les rélations que la société me donnoit à soutenir. Ramené aux principes universellement reçus, & devenu Chrétien, comme tous ceux qui le sont par conviction, je perdis insensiblement l'habitude que j'avois heureusement contractée de considérer mes actions avant que de m'y déterminer, dans leurs rapports au prochain; & cherchant plûtôt une excuse dans l'infirmité de la nature humaine, que des ressources dans les lumières de la raison, je cessai de regarder comme crimes ce que les autres Chrétiens n'appelloient que foiblesses. On a grand tort, à mon avis, de tenir en Europe pour gens dangereux dans la société ces raisonneurs téméraires, que la recherche de l'évidence a égarés. Rarement chez eux la dissolution du cœur suit le libertinage de l'esprit; l'amour-propre demeure toujours le ressort principal de leur conduite. Ils sont flattés de se voir distingués du vulgaire; ils veulent en être estimés, & ils n'ont rien plus à cœur que de ne point donner prise au mépris & à la haine, qui succéderoient à l'étonnement qu'ils causent, si leur morale étoit aussi licentieuse que leur doctrine. L'intérêt de leur réputation suffiroit seul pour les rendre vertueux: ils se croient en spectacle, & ils veulent être modèles. Si la manière de dogmatiser pouvoit se détacher de l'esprit de singularité qui les domine, je dirois que dans la société, comme certains poisons dans la Médecine, ils sont de la plus grande utilité. Sir james , qui m'avoit engagé à m'abandonner aux plaisirs, se reprochoit l'excès dans lequel je donnois de jour en jour. Il espera que la satiété me retireroit de l'abîme, où m'avoit précipité l'attrait de la nouveauté; mais voiant que je me familiarisois avec la crapule, & que je poussois le mépris des bienséances jusqu'à faire trophée de mes honteuses proüesses, il ne put s'empêcher de prendre pour la première fois le ton de censeur, au risque d'indisposer un ami, qui ne pouvoit s'offenser de sa franchise, sans se rendre indigne de son amitié. Je veux croire, cher Ami, me dit-il, que vous ne vous appercevez pas de votre métamorphose. Sans cesse en action, vous n'avez pas le loisir de retourner sur vous-même, & la dangereuse opinion où vous avez été, que Dieu est trop au-dessus de nous, & trop indépendant de ses créatures pour être affecté de nos actions, vous porte encore à ne consulter que votre goût, & vos forces dans le genre & dans la mesure de vos plaisirs. Ce goût s'est gâté par l'excès, il vous a fallu de la variété pour nourrir, ou pour réveiller vos desirs; & vous en êtes maintenant à trouver insipide tout ce qui n'est pas un abus des plaisirs. Laissons-là les idées de Religion, que votre conduite anéantit. Pour vous rappeller à la modération, il suffira de vous recueillir sur celles que vous avez toujours eues de la société, & que vous vous rendiez à celle de la dignité de votre nature & du bonheur dont elle vous rend capable. Depuis six mois quel usage avez-vous fait de votre raison? Qu'avez-vous de votre côté fourni au bien-être de la societé, auquel la Loi naturelle vous ordonne de contribuer? Pensez ce qu'il vous plaira du joug que toutes les Religions ont imposé aux hommes; croiez, si vous le voulez, que les passions sont des présens du Créateur, & que les combattre, c'est défigurer son ouvrage; mais vous ne nierez pas que toutes les règles de la Morale tendent au bon ordre de la société, auquel nos passions doivent être subordonnées. Puisque votre tempérament ne s'accommode plus de la régularité qui vous fut autrefois si chere, profitez, à la bonne heure, des adoucissemens que la police de ce Pays accorde au Climat; mais respectez les Loix qu'elle fait observer. Cessez de porter le trouble dans les familles, d'exposer à l'opprobre & à l'infamie l'innocence que vous séduisez. Cessez de risquer votre santé, & de vous exposer au ressentiment & au mépris de ceux dont il ne tient qu'à vous de mériter l'estime & l'affection. Enfin redevenez honnête-homme, avant que d'avoir affermi l'opinion que vous avez cessé de l'être. Quand une fois vous vous serez fait le renom qu'il semble que vous cherchiez, vous travaillerez en vain à vous réhabiliter. Tôt ou tard l'illusion se dissipera chez vous, & vous reconnoîtrez alors quel malheur c'est d'être méprisé. Rompez, pendant qu'il en est encore tems, toutes les liaisons dont vous auriez eu honte il y a six mois. Je ne sais qu'un moïen d'effacer les mauvaises impressions que votre conduite a faites sur l'esprit des gens de bien; c'est de nous éloigner de Batavia . Faites-vous quelque occupation, & on oubliera que vous n'en avez eu d'autre que vos plaisirs. Entreprenons un voïage aux Moluques , ou aux Philippines ; allons-nous instruire par nous-mêmes des mœurs & des sciences des Chinois. Je vous accompagnerai volontiers par-tout où je n'aurai point à rougir d'être votre ami. Je quittai brusquement Sir James , sans lui répondre. Il me crut perdu sans ressource, & déjà il pensoit à retourner en Europe. Cruel état que celui où m'avoit mis son discours! A peine ôsois-je convenir de mon existence. C'est de mes réflexions de confusion & de repentir en ces momens que ma haine & mon mépris pour les Ecclésiastiques Chrétiens ont pris naissance. J'avois lû plusieurs de leurs livres avec Sir James dans son désert & sur le vaisseau, je pouvois à bon droit attribuer ma chûte à leur indiscrétion. Je les avois vûs donner indistinctement pour devoirs la pratique du Chrétien & celle des dévots, j'avois confondu les unes avec les autres, & quand ma raison, éclairée par mes passions, me donna de l'indifférence pour celle-ci, je vins bientôt à mépriser celle-là. Si grossissant les préceptes de la Loi, ils n'avoient pas enseigné qu'en en violant un, on se rend coupable de l'infraction de tous, j'aurois adopté la gradation qui est entre eux, sans confondre les fautes avec les crimes. Les plaisirs de la table, que je me moquai de leur entendre proscrire, ne m'auroient pas conduit à l'yvrognerie & à la crapule; la galanterie, contre laquelle ils déclament, ne m'auroit point mené à la fornication, qu'ils mettent dans la même classe; le mépris des loüanges, qu'ils confondent avec la modestie, ne m'auroit point porté à abandonner le soin de ma réputation, & à braver le suffrage, ou le blâme du Public. S'ils n'avoient pas mis la conduite exemplaire dans la simplicité de la parure & dans l'extérieur humble, dont je connus que les honnêtes gens se railloient, j'aurois eu une juste idée du scandale; & comme la matière m'en auroit été désignée précisément, je me serois abstenu de tout ce qui le pouvoit produire. J'étois tout un autre homme lorsque je revins joindre Sir James . Du plus loin que je l'apperçus, je courus à lui les bras ouverts. Pouvez-vous bien, lui dis-je en l'embrassant, me pardonner le chagrin que je vous ai causé? Il ne m'en laissa pas dire davantage. Je vous aime plus que jamais, interrompit-il en me serrant entre ses bras, parce que vous me donnez un nouveau sujet de vous estimer. Cette petite desunion nous étoit nécessaire; à vous, afin que vous connussiez le prix de mon attachement; à moi, afin que je visse combien j'ai besoin de votre amitié pour cimenter notre félicité réciproque. Pendant quinze jours ou environ, que nous emploiâmes aux préparatifs de notre voyage, je me tins enfermé dans ma chambre, où par la méditation & le régime je m'affermis dans l'amour de la vertu à laquelle mon ami m'avoit rappellé. Nous partîmes pour Canton sur un Jonc Chinois dont je fis la cargaison. Sir james avoit voulu que nous nous fissions du Commerce une ressource contre l'oisiveté. Le souvenir de mon égarement me donnoit une timidité qui m'étoit tout-à-fait nouvelle. Je me rendois un compte exact de tous mes mouvemens & de toutes mes pensées; je m'affligeois, si dans l'examen j'en trouvois dont j'eusse à me repentir. Il falloit pousser la curiosité bien loin pour sonder le caractère d'un peuple, dont la langue seule demande, pour l'apprendre, une étude aussi longue que la vie. Cependant comme nous étions venus à la Chine plûtôt pour nous instruire des mœurs des Chinois que pour négocier avec eux, notre principale attention fut d'observer leur Religion. Pendant un an entier, n'ayant pû fréquenter que quelques Facteurs, qui ne savoient qu'autant de Chinois qu'ils en avoient besoin pour leur commerce, nous bornâmes nos spéculations au petit peuple, que nous trouvâmes ce qu'il est par-tout ailleurs, incapable de refléchir & de raisonner, dupe de ses Prêtres & esclave de sa superstition. Plein de confiance en la protection d'une multitude de Saints qu'il croit ses intercesseurs auprès du Très-Haut, il n'avoit garde de faire consister ses principaux devoirs en ceux de la société. Les vertus, qu'on l'accoutumoit à admirer dans ces Divinités subalternes, ne sont rien moins que les vertus du citoyen. Une vie contemplative & sans action, qu'on lui disoit avoir divinisé ses Saints, lui faisoit regarder sa condamnation au travail comme une injustice; & comme l'aumône les avoit fait subsister aux dépens du Public, ils se figuroient qu'il leur étoit permis de tâcher de subsister de même par la fraude & le larcin. Les Législateurs ne font pas assez d'attention au choix des objets du culte de la multitude. Si Rome moderne, qui a prétendu donner des loix à tout l'Univers, avoit mis des Magistrats intègres, des guerriers humains & généreux, des négocians modestes & fidèles, des artisans industrieux & sobres à la place de ces Prêtres & de ces Moines fainéans qui remplissent son Calendrier & ses Légendes, elle auroit fait des peuples Chrétiens autant d'essains d'abeilles laborieuses, parmi lesquelles il n'y auroit eu d'émulation que pour l'entretien de la ruche. Nous étions déjà en état de comprendre les écritures Chinoises, lorsque nous fîmes connoissance avec le Réverend Pere Ferbos , Capucin Portugais, qui avoit passé vingt ans à la Chine & au Japon dans le pénible & infructueux travail de Convertisseur. Martyr de l'obéissance qu'il avoit indiscrétement vouée dans un âge où il ignoroit ce que c'est que la liberté, cet homme infortuné, qui auroit pû mener une vie agréable dans son Pays, sollicitoit en vain les Supérieurs, qu'il s'étoit donnés, à le rappeller de la Chine où il étoit errant & vagabond, sans fruit pour la Religion qu'on lui commandoit de propager. Dès qu'il nous eut assez pratiqués pour connoître que nous étions gens au-dessus des préjugés dont il étoit la victime, il nous ouvrit son cœur. Il étoit consolé, s'il nous amenoit à plaindre son sort. Le portrait, qu'il nous traça de son Eglise, se trouve conforme à l'état qu'il nous fit de ses Missions. Depuis plus d'un siécle, nous dit-il, que notre Général envoie des Prédicateurs de notre Ordre au Japon & à la Chine, l'Eglise Romaine n'a gagné que l'apparence de l'universalité qu'elle prétend. Les peuples des deux Empires, prévenus de leurs idées & entêtés de leur Religion, ne veulent admettre de la nôtre que ce qui s'accorde avec les notions qu'ils ont reçues de leurs peres; & il nous y faut ajuster notre doctrine. Il y a dix ans que je fus envoié prêcher le Christianisme dans la petite Isle de Jaro , qui se gouverne en République sous la protection de l'Empereur du Japon. Jamais le Daïro , qui est à peu près le souverain Pontife des Japonois, n'a fait que des tentatives inutiles pour y faire recevoir des Bonzes . Ce petit peuple n'a point d'autres Loix que celles de la nature. Les chefs de famille, qui ont atteint cinquante ans, forment le Sénat où réside la souveraineté, & à soixante ans ils cessent de prendre part aux affaires publiques. Les Membres du Sénat élisent leur Président, qui fait sa retraite, comme eux, lorsqu'il vient à l'âge marqué. Il s'appelle Dadiano . Celui, qui étoit alors en regne, étoit venu à la Capitale du Japon; & pendant près d'un an que les affaires de sa petite République l'y avoient retenu, un de nos Peres lui avoit donné les élemens de notre Religion. Il en avoit emporté les principaux Livres. Notre Supérieur ne douta point que la grace n'eût éclairé son esprit, & il m'envoya avec un second à Jaro , comme à une conquête certaine. Xufi , ainsi se nommoit ce Dadiano , venoit de faire sa démission. Les services, qu'il avoit rendus, lui devoient conserver un grand crédit; nous nous adressâmes à lui, afin qu'il nous obtint une audience du Sénat. Les Jésuites, qui ont toujours quelque chose de neuf en fait de Religion, l'avoient prévenu, & contre notre doctrine, & contre nos personnes. Quel est votre dessein, nous demanda-t-il, en sollicitant la permission de bâtir dans notre ville une Chapelle? Si vous étiez d'accord avec ces habillés de noir, qui se disent de votre Religion, en en montrant le ridicule, vous sauriez ce que nous en pensons. Mais que ferez-vous quand on vous aura accordé votre demande? Nous travaillerons, lui répondis-je, au bonheur de votre peuple pour l'une & l'autre vie, en lui faisant connoître la vérité. Fort bien, reprit-il, & la vérité est une soumission aveugle aux volontés de votre Daïro , une confiance entière en son infaillibilité. Croiez-moi, de pareilles vérités ne sont point de mise à Jaro . Depuis des siécles innombrables, nous jouissons d'une paix parfaite. La concorde regne parmi nous, & la singularité des dogmes, que vous nous débiteriez, mettroit bien-tôt la division dans les cœurs & les esprits. Je lui repartis que l'autorité du Pape n'étoit qu'un accessoire de la doctrine que nous prêchions. Nous sommes envoiés vers vous par la divine Providence pour substituer le véritable culte à l'idolatrie & à la superstition. Arrêtez, interrompitil, j'ai étudié votre Religion & je la connois par vos livres; vous ignorez la nôtre. Nous adorons un Etre, créateur de tout ce qui existe. La vertu, que votre Evangile recommande, est prisée parmi nous; les vices, qu'elle défend, nous sont à peine connus, & notre ignorance sur eux est un avantage que nous devons chérir. Jésus, en vous donnant sa Loi, a voulu vous tirer de la corruption & vous élever à Dieu par des idées aussi sublimes que lui. Ici l'homme n'est point corrompu, & il a l'esprit trop borné pour concevoir vos magnifiques spéculations. Notre Morale est saine, & nous faisons consister tout notre culte en un hommage direct au Créateur, que le Daïro du Japon a essayé inutilement d'intercepter. Accoutumés à tout voir par les yeux de la raison, nos sages gouverneurs rejetteroient l'idée d'un Etre mi-dieu & mihomme. La Chapelle, que vous demandez, vous seroit accordée comme une maison, & non comme un Temple; & au premier Catéchisme que vous feriez, vous risqueriez d'être regardés & punis comme des blasphémateurs. Mais je veux bien que vous fassiez des Prosélytes: ouï, la nouveauté fera changer quelques Jaronites des moins vertueux; mais le corps de la Nation n'y entendra point. Le zèle deviendra fanatisme chez les nouveaux convertis: ils se feront un point d'honneur d'attirer les autres à leur façon de penser; & s'ils ne réussissent pas, ils les haïront. La Religion, que vous nous apportez, est pour nous une nouveauté dangereuse, puisqu'elle ordonne de tenir ceux, qui la rejettent, pour des victimes de la vengeance céleste, pour de malheureuses créatures que Dieu n'a mises au monde que pour appesantir son bras sur elles. Je crois votre Religion bonne dans les Etats où elle est établie; mais comme on ne pourroit y tenter de lui en substituer une autre, sans causer une révolution, il n'est pas possible de la faire recevoir dans les Pays où elle est ignorée, sans renverser l'ordre & faire bien des malheureux. Nous n'en crûmes pas le sage Xufi . Aiant obtenu d'être admis à proposer quelque chose aux gouverneurs, je prononçai en Sénat le discours que j'avois préparé. Je m'étendis beaucoup sur l'existence de Dieu, sur son unité, sur sa puissance, & sur la dépendance où sont les créatures par rapport à lui. Les gouverneurs s'imaginerent que c'étoit l'usage de notre Pays de faire mention de la Divinité & de ses attributs, avant que de traiter des affaires particulières, & ils m'écouterent avec patience. Mais quand j'entamai l'exposition du Mystère de la Trinité, les Dadiano m'interrompirent, en m'ordonnant de passer le reste de mon préambule. Je feignis de ne l'avoir pas compris. Je représentai Jesus dans sa crêche, recevant l'hommage des bergers & des Rois, confondant les Docteurs de la Loi, les Pharisiens & les Saducéens, guérissant les malades, ressuscitant les morts, conversant avec Dieu sur le mont du Thabor, se faisant servir par les Anges après la tentation, refusant la Roiauté que lui offroit un peuple nombreux, entrant en triomphe dans Jerusalem aux acclamations de la multitude. Les gouverneurs crurent que je faisois l'éloge du Souverain qui m'envoioit, & se le peignant semblable au premier Dadiano , qui leur avoit donné des Loix, ils ne parurent point s'ennuier de la longueur du panégyrique. Mais lorsque continuant à exposer ce qu'il y a de plus brillant dans la vie du Sauveur, je leur assûrai qu'il étoit ressuscité après avoir été trois jours dans le tombeau; qu'il étoit monté au Ciel, où, assis à la droite de Dieu son Pere, il attendoit le jour terrible auquel il doit venir sur une nuée juger les vivans & les morts, un bruit sourd & confus se fit entendre plus haut que ma voix. Le Dadiano se leva de son siége, & m'ayant imposé silence, il fut apprendre d'un chacun le sujet du murmure. Ce ne fut qu'une voix pour m'accuser de blasphême. Le Dadiano , de retour à son siége, me tança aigrement de mon irréligion prétendue, & apres m'avoir dit de rendre graces à l'hospitalité, dont les droits étoient sacrés à la Nation, il m'intima l'ordre de sortir de la ville le lendemain, avec défense de jamais revenir dans l'sle, sous peine d'être condamné à mourir de faim & de soif comme un ingrat, indigne de jouir des biens pour lesquels le Très-Haut exige notre reconnoissance. En même tems deux des gouverneurs s'emparerent de ma personne, & deux autres se saisirent de mon compagnon. Nous restâmes sous cette garde jusqu'à ce qu'il vint un batteau Japonois qui voulût bien nous recevoir. Je fus rendre compte à notre Supérieur à Méaco du succès de ma prédication. Il m'ordonna le secret, & écrivit en Europe que nous plantions la Foi dans l'Isle de Jaro . On célebra dans nos Eglises de Rome une fête solemnelle pour l'acquisition de ce nouveau Royaume à l'Eglise. Je ne sais si notre Général n'a pas fait apparoître à Rome des Députés Jaronites, qui venoient de Jaro faire hommage au Pape au nom de leur Nation. Ils seroient bien aussi réels que les Ambassadeurs du Roi de Tirando . Sir James n'eut pas long-tems pratiqué Ferbos, sans être touché de compassion pour son état. Le contraste, qui étoit dans l'esprit du Capucin entre sa Religion & son Eglise, le rendoit un des hommes les plus malheureux. Il sentoit bien qu'il étoit l'esclave de l'ambition de l'Eglise Romaine, & il n'avoit pas assez de liberté d'esprit pour saisir le faux de la doctrine qui le retenoit dans les fers. Il auroit bien voulu n'être point lié par les vœux monastiques; mais ses préjugés étoient si forts, qu'il n'ôsoit concevoir qu'ils fussent des liens dont il pouvoit se débarrasser. Sir James entreprit de le rendre à la raison, sans le dérober à la Foi, & de mauvais Catholique qu'il étoit, d'en faire un bon Chrétien, en le délivrant du joug qu'il étoit las de porter. Le plus sûr moyen de guérir du préjugé en fait de Religion, c'est de saisir le ridicule de la Créance & les absurdités qu'elle enfante. Sir James , qui connoissoit combien de ce côté le Catholicisme donne prise, commença par demander à Ferbos l'histoire de son Eglise. Il fit adroitement le parallèle frappant de Pierre Apôtre & Pêcheur, & de Pierre Monarque & Vicaire de Dien. Ferbos ne put méconnoître ce qu'il y a d'humain dans la métamorphose, & il en fut disposé à voir éplucher les mystères & les dogmes dont l'établissement a son époque dans les Fastes des Papes. Le prétendu Sacrifice de la Messe avec la Transubstantiation, l'invocation des Anges & des Saints exercerent la subilité du Capucin si heureusement, qu'il eut honte d'être aussi habile à soutenir des erreurs. La petite guerre, que nous lui fîmes, mit de notre côté tous les avantages qu'il avoit eus dans celle qu'il faisoit aux Bonzes . Avec eux il étoit sur l'offensive & il triomphoit; avec nous il étoit réduit à la défensive; & poussé sans ménagement, il falloit, ou qu'il cédât & s'avouât vaincu, ou qu'il se mît en colère. Sir James ne vouloit point de cette foule d'Interprêtes & de Commentateurs, qui, semblables aux Normans dans l'Europe, ont laissé des marques de leur fureur & de leur ignorance dans tous les endroits des Livres Saints qu'ils ont touchés. Des argumens, tirés du texte même & de la raison, devoient operer la conviction. Le Sauveur avoit dit à ses Disciples que le tems approchoit où ils n'auroient plus avec eux le Fils de l'Homme; & après leur avoir donné le pain qu'il avoit beni, il leur dit de faire desormais en mémoire de lui ce qu'ils venoient de lui voir faire. Que répondezvous à cela, demandoit-il à Ferbos ? Si le Sauveur est dans le pain de la Messe, & si la Messe est de son institution, les Disciples de Christ ont donc toujours eu le Fils de l'Homme avec eux? Ont-ils pû faire en sa présence quelque chose en mémoire de lui? Le Christ vient du Ciel dans le pain & s'y incorpore naturellement d'une saçon surnaturelle . Expliquez-nous cet énigme. Ce n'est que la Divinité qui peut être Ubiquiste ; cependant le Corps, qui sera dans le pain, se mange en plus d'un million d'endroits à la même heure. Sir James lui fit voir en peu de mots l'incompatibilité de ce dogme avec le sens de l'Ecriture & avec la saine raison, dont l'une enseigne, & l'autre prouve l'impossibilité de cette transformation. Passons, poursuivit-il, au tour que les Catholiques font pour obtenir une grace du Très-Haut. Ils disent une Messe en l'honneur d'un Saint, qu'ils prient d'intercéder auprès de Jesus, afin qu'il daigne fléchir son Pere en leur faveur. Le Sacrifice va droit à Dieu, car c'est à lui, disent-ils, qu'il est offert directement. Dieu se tournera donc vers le Saint, de qui il obtiendra qu'il sollicite Jesus d'intercéder auprès de lui pour celui qui a eu recours au Prêtre? C'est comme si un Anglois alloit présenter au Roi une requête, adressée à un de ses courtisans, qu'il y prieroit de solliciter le Prince de Galles de recommander son affaire au Roi. Nous direz-vous que Dieu a donné aux Saints le privilège d'entendre & de répondre à toutes les suppliques qui leur sont adressées? Alors vous nous représenterez le Tout-Puissant sous les traits d'un Souverain borné d'un empire si vaste, qu'il seroit contraint, ne pouvant pourvoir à tout par lui-même, de le partager en départemens. Je suis de vôtres, reprit Ferbos , à la fin d'une longue dispute. Mais êtes-vous disposés à me rendre à la fortune comme vous me rendez à la raison? L'engagement indiscret, que je ratifiai il y a vingt-deux ans, m'a fait mourir absolument à ma famille. Je suis passé dans une autre, qui m'a donné pour ma légitime les fruits d'une industrie que je ne puis plus faire valoir si je la quitte..... Je l'interrompis: le batteau, qui nous a amenés ici, est à nous, lui dis-je, avec sa cargaison; partagez-en avec nous la propriété. Cette société vous sera plus lucrative que ne l'a été celle que nous vous faisons abandonner, & vous y ferez valoir une plus noble & plus louable industrie. L'acte de l'association aiant été dressé, nous formâmes un triumvirat, à l'entretien duquel chacun contribua de ce qu'il avoit de connoissances. Ferbos , qui possédoit le Chinois autant que le peut un étranger, nous fit entrer en liaison avec le seul ordre d'hommes qui soient à la Chine plus éclairés que le peuple. Puisque vous venez, nous dit-il, de la rivière du Canton, vous avez sans doute pris une notion générale de la police de l'Empire. La manière, dont le commerce s'y fait à présent, me prouve qu'elle n'a point changé depuis mon départ. Vous savez que les connoissances y sont héréditaires; le savoir y est, pour ainsi dire, une grace d'Etat. J'ignore si les Lettrés Chinois ont encore en Europe la réputation qu'ils y avoient de mon tems; mais je sais qu'ils la méritoient peu alors. Nous nous attendions de trouver en eux la postérité de ces anciens Prêtres Egyptiens, chez qui les plus fameux Philosophes allerent puiser la sagesse; nous n'y vîmes que des hommes superficiels, qui ne se distinguoient guères de ceux des autres classes que par un jargon énigmatique qu'ils s'étoient fait pour rendre des idées aussi obscures. Nous les comparâmes à ces Dialecticiens à verbiage, qui passerent en Europe pour des prodiges de savoir dans les siécles d'ignorance & de barbarie, & dont les subtilités abstraites, chargeant la mémoire de mots vuides de sens, ne font qu'embarrasser l'esprit qu'ils prétendoient éclairer. Nulle idée satisfaisante du premier Etre, du commencement du Monde, & de la nature des choses: tout ce que nous apprîmes d'eux, ce fut qu'ils ne pouvoient rien nous apprendre. Ils nous citerent une tradition & une Chronologie immense, dont les preuves portent la certitude au plus haut dégré où le témoignage humain puisse atteindre. L'Histoire, que Moïse nous a donnée, ne tiendroit point contre ces Archives, si elle n'avoit d'autre garand que lui de sa vérité. Mais l'Esprit, qui le fait pénétrer dans l'ordre & les objets de la création, comme s'il avoit été présent au débrouillement du cahos, a donné à sa narration le sceau d'autorité qui manque à la Chronologie Chinoise. Un Chrétien & un Israélite ne sauroient voir dans cette dernière qu'un Roman fabuleux, dont le peu de vraisemblance égale la secheresse. Le savoir sera toujours à la Chine dans cet anéantissement, tant qu'y étant plus vanté que de raison, la voïe n'en sera pas ouverte à quiconque y voudra prétendre. Les Lettrés se contentent de ce qu'ils en ont, parce qu'il suffit pour leur mériter l'estime & le respect de la Nation; les autres ordres de l'Empire manquent de goût & de hardiesse, parce que la subordination ne laisse point de jour à l'émulation. Nous admirâmes l'ancienneté des connoissances & des arts dans cet Empire, & nous méprisâmes la Nation, qui croioit avoir trouvé depuis tant de siécles son non plus ultrà . CHAPITRE II. Retour des trois amis à Batavia. Le Chevalier s'y marie. Ils s'embarquent pour repasser en Europe. Ils quittent le vaisseau en pleine mer. UN séjour de trois ans dans la Province de Canton nous aiant fait connoître les Chinois au point de nous en dégouter, nous eûmes une égale impatience de quitter la Chine. Les derniers vaisseaux, venus de Batavia , nous annonçoient la désolation de cette florissante Colonie. On avoit reçu d'Europe la nouvelle que le Roi de France, étant entré avec une nombreuse armée sur les terres de la République, lui donnoit à opter de la sujettion, ou de sa ruine entière. On parloit de la résolution désesperée, prise par la plûpart des Hollandois, de sacrifier l'amour de la patrie à celui de la liberté, dont ils jouïroient paisiblement en Asie, si l'ennemi victorieux ne se relâchoit point des rigoureuses conditions auxquelles il leur offroit la paix. Le peu d'agrémens, que nous devions trouver à. Batavia dans ce tems de trouble & d'allarme, nous détermina à en rester éloignés aussi long-tems que dureroit la crise. Il n'y avoit pas d'apparence que les Puissances, jalouses, ou ennemies de la France, la vissent tranquillement anéantir un Etat, qu'elles s'étoient accoutumées, depuis sa naissance, à regarder comme le rempart de la liberté générale. Excités au commerce par le desir d'acquérir des richesses capables de nous procurer une vie exempte de soucis, nous fîmes la cargaison d'un Jonc , le double plus grand que celui qui nous avoit amenés. Telle fut toute notre ressource dans l'incertitude du sort de la Hollande, où j'avois le reste de mon bien; nous en tirâmes parti en habiles gens. Les retours, que nous eûmes de nos marchandises au Japon, surent destinés pour les Philippines , & du produit de leur vente à Manille nous fîmes l'achat d'un vaisseau avec lequel nous commerçâmes au Pégu & à la Cochinchine . La fortune nous fut si favorable, qu'après le troisième voïage chacun de nous se trouva avoir plus gagné que je n'avois laissé en Hollande. Nous ne nous étions point défendus contre la cupidité, parce qu'elle nous paroissoit légitime, eu égard à la fin que nous nous proposions, laquelle n'étoit autre qu'une retraite consacrée aux plaisirs de l'esprit & une opulence utile au prochain. D'ailleurs l'acquisition de nos moïens étoit irréprochable. Nous rentrâmes dans le port de Batavia , sept ans après en être sortis. Je me présentai à mes anciennes connoissances, que j'avois négligées lors de mes écarts, avec la modeste assûrance d'un homme qui croit avoir expié ses fautes, & mérité qu'on les oublie. A peine parus-je un mois sous ce nouveau dehors, qu'on le reconnut pour mon état naturel. Je n'apperçus pas dans les esprits la moindre trace des premières impressions. On étoit instruit du succès de ma course, & comme on ignoroit ma naissance, de même que mon long séjour en Asie, & que la ressource, que j'avois cherchée dans un commerce périlleux, ne supposoit pas que je fusse un homme fort à mon aise en Europe, on me sollicitoit à augmenter la Colonie. Sir James , qu'on regardoit comme un Philosophe, sans autre attachement au monde qu'en conséquence de l'ordre que la Providence, en l'y plaçant, lui avoit donné d'y vivre, me préparoit les voïes à un établissement avantageux, en déclarant hautement son goût pour le célibat, & en me désignant non seulement pour son héritier, mais encore pour le propriétaire de son bien, dont il m'avoit remis les titres & les droits. J'ignorois ces nouvelles preuves de sa générosité, je ne les soupçonnois pas même, tant je me sentois éloigné d'en faire usage. En garde contre toutes les femmes, je ne m'imaginois pas qu'aucune pût faire impression sur un cœur dégouté du libertinage, sur un esprit qui s'étoit fait un mépris de l'amour, & qui mettoit cette passion au nombre des foiblesses. Je m'en expliquois souvent sur ce ton à mon ami, mais je le trouvois incrédule. Vous êtes, me disoit-il, dans la ferveur d'un nouveau Converti, qui passe condamnation sur tous les anciens objets de son culte. Lorsque ce premier feu viendra à s'éteindre, vous reconnoîtrez qu'il y a beaucoup de vrai mêlé avec le faux que vous avez abjuré. Le véritable amour vous est inconnu. Vous n'avez encore goûté dans les plaisirs de l'amour que les plaisirs des sens. Je conviens qu'ils entrent pour beaucoup dans la passion la plus délicate; mais il en est d'autres pour le cœur & pour l'esprit: ce sont ceux-là dont l'attrait est irrésistible. J'en appelle au tems, qui vous fera sentir ce que je ne puis vous exprimer, malgré l'expérience que j'en ai. L'amitié est une affection trop douce, ses mouvemens sont trop tranquilles & trop uniformes pour un caractère aussi ardent que le vôtre. Ferbos se joignoit ordinairement à lui pour me persuader de leur donner une famille qu'ils pussent adopter. Il se reposoit sur les glaçons de son âge, sur sa fidélité au célibat, & il se croioit incapable de prendre d'autres engagemens que ceux de l'amitié. L'habitude, où il étoit de ne tenir à personne, fut précisément ce qui lui fit naître l'envie de tenir à quelqu'un. Il nous découvrit avec sa franchise naturelle qu'il ne se croiroit jamais en possession de la liberté que nous lui avions procurée, s'il ne faisoit un choix auquel son ancien esclavage mettoit obstacle. J'approuvai son dessein avec Sir James , & pour l'y engager d'autant plus, nous disposâmes tout dans notre maison pour la réception de la femme qu'il jugeroit à propos de prendre. Sûr de notre consentement, il fit son choix avec jugement. Les qualités personnelles de son épouse nous promirent un agrément de plus dans notre société, sans craindre aucune altération dans ceux dont nous jouïssions déjà. C'étoit une amie de la femme d'un ancien Général, qui étoit venue en Asie se soustraire au dérangement des affaires de feu son mari. Elle avoit vécu avec la Générale jusqu'au retour de cet Officier en Europe, où, aiant refusé de suivre son amie, elle étoit restée à Batavia . La part, que le Général lui avoit procurée dans le commerce des denrées, l'avoit mise dans l'aisance. Elle étoit d'un excellent caractère, elle avoit l'esprit doux & cultivé, les mœurs simples & innocentes. Elle avoit prêté l'oreille aux propositions de Ferbos par les mêmes raisons qui avoient porté celui-là à les lui faire. Lasse d'être seule dans le monde, elle vouloit appartenir à quelqu'un, & comme elle recherchoit dans le mariage le contentement de l'esprit plus que toute autre chose, Ferbos , quoiqu'âgé de cinquante ans, lui avoit paru le mari qui lui convenoit le mieux. Ce fut à ces nôces de Philosophe que se démentit la Philosophie à laquelle je me croiois fortement attaché. J'y vis une jeune veuve d'une beauté incomparable, mais dont l'esprit & les manières surpassoient encore beaucoup plus le mérite de toutes les amies de Madame Ferbos . Je pris de bonne foi pour simple curiosité l'empressement avec lequel je m'informai d'elle; mais quand je sus qu'un oncle l'avoit mandée d' Amsterdam à Batavia , que sa succession & celle de son mari la rendoient la plus riche de la Colonie, & qu'elle étoit résolue de repasser en Europe, je connus, à l'inquiétude dont je me sentis saisi, que je m'intéressois bien plus à elle que je n'avois cru. Je cherchai l'occasion de la revoir; sa vûe me jetta dans un trouble extraordinaire. Elle me parut également troublée, inquiette de mes regards. Les siens, qui sembloient ne tomber sur moi que par distraction, me firent augurer que la sympathie agissoit sur son cœur comme sur le mien. Je me retirai, plein de douces esperances. Lorsque je fus seul dans mon cabinet, j'examinai ce qui se passoit audedans de moi-même. Je reconnus avec satisfaction que j'étois dans cette situation dont mon ami m'avoit parlé; situation, où, au-lieu de ces mouvemens tumultueux causés par le tempérament & soutenus par un besoin naturel, une douce crainte me tenoit dans la perplexité. Je desirois la volupté sans ôser l'esperer, sans même ôser la concevoir. Timide & respectueux, je ne me peignois que traits à traits les charmes de l'aimable veuve qui faisoit l'objet de ma flamme. La possibilité de mon bonheur ne se traçoit dans mon imagination qu'avec peine, & j'avois besoin d'esperer qu'elle me fît grace pour me flatter d'obtenir d'elle quelque retour. Ma tendresse étoit celle que me souhaitoit Sir James ; je nourris le feu qui me consumoit. Je mis mon ami à portée de lire dans mon cœur, il me félicita de mon desordre. Il n'y a point de tems à perdre, me dit-il; avant deux mois la flotte mettra à la voile. Quand vous n'auriez pas avec votre pere les engagemens qui vous défendent de vous rapprocher de lui sans avoir détruit ses soupçons, vous devez, pour l'intérêt de votre amour, tâcher de conclure ici, où les rivaux, que vous suscitera la jalousie, n'ont pas sur vous les avantages qu'ils auroient en Europe. Riche & belle, votre veuve trouveroit dans sa patrie des adorateurs, dont le rang flatteroit son ambition; ici elle ne suivra que son penchant, elle n'écoutera que sa tendresse. Je veux vous mettre à votre aise avec elle, je me charge de lui faire votre déclaration. Je fus si bien secondé de mes amis & de Madame Ferbos , que l'aimable veuve vit bientôt en moi, tant du côté de la fortune que de celui de la personne, l'homme du Pays le plus digne d'elle. Nous lui exagérâmes les desagrémens du voyage pour une personne de son sexe, qui se trouve à bord d'un vaisseau sans mari; nous réussîmes si bien à la persuader, qu'elle consentit à me donner sa main avant l'embarquement. Nos affaires furent conduites avec tant de secret & de ménagement, que nous étions unis avant que ceux, qui auroient pû traverser notre union, soupçonnassent notre intelligence. Déjà nos effets étoient sur la flotte, & personne dans la Colonie ne dévinoit le motif de mon départ. Ferbos en donnoit pour raison la complaisance qu'il devoit aux sollicitations de sa femme, & notre attachement qui ne permettoit pas que nous nous séparassions. Enfin huit jours de plus, & nous échappions à notre destin. Tout à coup je fus attaqué d'une fiévre pestilentielle qui avoit fait de grands ravages dans la Colonie. Il fallut que ma femme, obligée de rester à terre, rendît notre mariage public; ce qui nous attira autant d'ennemis que nous avions eu de rivaux. Leur dépit éclata en murmures tant que ma vie fut en danger; mais il se changea en haine mortelle quand on me sut hors de risque. Chaque famille, qui avoit aspiré à l'alliance de la riche veuve, me regarda comme un homme qui avoit furtivement empiété sur ses droits. Le Général entre autres, avec qui une discussion d'intérêt pour le bien de Madame Ferbos nous avoit brouillés, découvrit que j'étois Anglois, & joignit à la jalousie, que les Colons Hollandois avoient contre moi, les soupçons qu'ils prennent sur un étranger, qui se hazarde à venir partager leur commerce. En un mot dans une ville, une des plus peuplées du monde, nous nous trouvâmes comme dans un désert. Il fallut que nous nous tinssions renfermés dans la maison, si nous voulions éviter les insultes & les avanies. Pour comble de chagrin, la maladie contagieuse emporta Madame Ferbos , & ma femme n'envisageoit qu'avec désespoir la nécessité de rester encore un an dans l'Isle. Pendant notre convalescence nous partîmes pour Bantam , où, me déclarant Anglois, je devois trouver moins de desagrémens. En effet les Facteurs de ma Nation mirent tout en œuvre pour nous rendre le séjour de cette ville agréable jusqu'au retour de la saison. Ils jouïssoient auprès du Roi de Bantam d'une faveur distinguée, que les Hollandois essaïoient en vain de leur ravir, & ils surent rendre inutile tout ce que la malice machina contre moi. Elle alla jusqu'à gagner un de ces Mahometans frénetiques qui se jettent, le poignard à la main, sur tous ceux qu'ils rencontrent, & s'imaginent mériter le Ciel, s'ils sont massacrés après avoir assassiné une demi-douzaine de personnes. Mes ennemis donnerent de l'argent aux parens d'un de ces enragés bigots, afin qu'ils le déterminassent à n'ensanglanter ses mains que quand il seroit sûr de m'envelopper dans ses meurtres. J'échappai heureusement à ce forcené, qui n'étoit que trop résolu de tenir parole; mais le danger que je courus, fit une telle impression sur ma femme, qu'elle regarda comme un effet surprenant de la Providence l'arrivée d'un vaisseau Anglois qui venoit de la Chine, & qui ne demandoit qu'à faire de l'eau à Bantam . Des malheureux, prêts à être ensévelis dans les flots, ne voient pas la terre avec plus de joie. Sir James étant convenu avec le Capitaine pour notre passage, nous trompâmes nos surveillans, & gagnâmes son bord dans une chaloupe, qui vint nous prendre à la petite rade. Ma maison étoit composée d'un valet-de-chambre, que j'avois amené d'Europe, ancien domestique qui m'avoit vû au berceau, & d'un soldat François, nommé Borde , qui, aiant été fait prisonnier de guerre en Flandre & conduit en Hollande, avoit été enrôlé par surprise à Rotterdam au service de la Compagnie des Indes. Je l'avois racheté, lors même qu'on désesperoit qu'il guérît de la contagion, qui le mit à deux doigts de la mort. Il étoit fort reconnoissant, & nous le regardions moins comme un homme à gages, que comme un malheureux à protéger. Une Esclave Javane de vingt ans, & un Nègre d' Angola , plein d'affection & de bravoure,attachés, l'une à ma femme, & l'autre à son premier mari, ne voulurent point la quitter,quoiqu'elle offrît de leur rendre la liberté; ils resterent avec nous dans la même condition où ils avoient été chez elle. Ferbos retenoit un Chinois de trente-cinq ans qui avoit servi sa femme, & Sir James avoit un laquais qui le servoit depuis qu'il étoit sorti de sa solitude. C'étoit un des fils du paysan qui lui apportoit ses provisions dans sa retraite, & qui s'appelloit Léonard . Nous fîmes porter au vaisseau autant de vivres qu'il en eût fallu pour tout l'Equipage, & nous ne mîmes point en comp-te cet avitaillement, quoique notre convention avec le Capitaine ne nous obligeât à nous munir d'aucune provision; ce qui ne pouvoit que nous faire regarder de bon œil à bord du vaisseau: aussi le Capitaine & les Officiers nous firent-ils l'accueil du monde le plus obligeant. A peine le vaisseau fut sous voiles, que nous régalâmes l'Equipage. Jusqu'au cinquième jour que nous voguâmes dans le Détroit, les Officiers, qui avoient tout loisir, furent continuellement avec nous; de sorte que nous fûmes charmés d'avoir fait leur rencontre. Nous ne jugions d'eux que par les apparences; mais après que la familiarité eut succédé à la politesse, nous craignîmes fort de nous être trompés sur leur compte. Nous remarquâmes que le Capitaine n'étoit pas maître sur son bord, qu'un esprit de révolte & de piraterie regnoit parmi l'Equipage, & nous entrevîmes un scélerat achevé dans la personne du Contre-maître, qui s'étoit accrédité auprès des matelots au point d'être pour eux le véritable Capitaine. Je me repentis de ne m'être pas concilié ce méchant homme par un présent plus considérable. Déjà les libertés brutales, qu'il prenoit avec ma femme, me faisoient trembler sur les suites de son mépris pour moi; je me hâtai de le gagner. Dans un moment, où il me parut plus traitable, je le tirai à part sur le pont. Capitaine, lui dis-je, en lui présentant un fort beau rubis que je tirai de mon doigt, avant que de choisir mes amis, je veux les connoître. Maintenant que je sais la différence que je dois faire entre vous & les autres Officiers, je vous demande votre amitié, & je vous prie de recevoir cette bague comme un gage de la mienne. Il prit la bague d'un soûris forcé, puis l'examinant, Ma foi, dit-il, elle est jolie. Voions quelles seront les conditions de notre accommodement. Vous êtes un galant homme, & je ne suis pas jaloux. A çà, je renonce à vous souffler le tendron que vous appellez votre femme; mais par D...... il faut que nous le partagions. Je me mets à la raison, n'allez pas faire le ridicule, ou bien je vous rends votre bague. Capitaine, repris-je en dévorant mon indignation, nous sommes en vérité ce que nous nous disons être l'un à l'autre. Ma femme vous estime; voudriez-vous la chagriner, en poussant plus loin un badinage qui lui est injurieux? Il en sera ce qu'il pourra, repliqua-t-il en jurant. Je n'ai jamais eu de si gentille cargaison, & je ne la conduirai pas, sans en tâter. Tant d'insolence me mit hors de mesure. J'arrachai ma bague des mains de ce brutal, & lui tournai le dos, en le menaçant de le punir s'il s'écartoit du respect qu'il nous devoit. Je ne connoissois pas encore tout mon malheur. Le Capitaine, qui avoit la foiblesse de se laisser gourmander par son Contremaître, avoit encore celle de le laisser croire maître sur son bord. Lorsque je le pressai de prendre avec nous de justes précautions contre l'esprit de mutinerie qui étoit dans son Equipage, je n'en pus tirer autre chose, sinon que j'eusse à être sans inquiétude, & qu'il sauroit bien contenir ses gens dans le devoir. Je fus tenté de le croire d'intelligence avec le scélerat, & j'ordonnai à nos cinq hommes de se tenir toujours armés à portée de nous. Mes deux amis & moi, nous mîmes deux pistolets dans nos poches, & une crie, ou poignard Javan à notre ceinture. Le jour se passa assez tranquillement. Le Capitaine aiant parlé le soir à son Contre-maître, j'esperai que nous en serions quittes pour la peur; mais ce dernier nous méprisoit trop pour se contraindre long-tems: il avoit formé le projet de nous braver. Comme nous étions à fumer, après le dîner, dans la chambre avec le Capitaine, le brutal entre tout à coup, & va, sans daigner nous saluer, se jetter au col de ma femme, qu'il accable de baisers, tandis que d'une main sur sa gorge il semble se préparer à lui faire le dernier outrage. Cette indignité me mit en fureur. Il y avoit sur la table un grand couteau avec lequel on hâchoit le tabac, je m'en saisis, & courant au brutal, je le lui ensonçai dans le corps avant qu'il se fût apperçu de mon mouvement. Je redoublai, & il tomba en vomissant les plus terribles imprécations. Le Capitaine étoit honnête homme: il avoit été indigné de l'insolence du Contre-maître, & si sa foiblesse ne lui permettoit pas d'applaudir à la satisfaction que j'en avois prise, du moins il excusoit ce que m'avoit fait ôser un premier mouvement de colère; mais il en saisit les terribles suites. Pour les prévenir autant qu'il étoit en son pouvoir, sans faire un coup d'autorité dont il n'étoit pas capable, il morta sur les ponts, après nous avoir recommandé de dérober la connoissance de ce funeste accident à l'Equipage, au moins pour quel-que tems. Pendant que le Chirurgien, qu'il nous envoia, prit soin du blessé, nous fîmes une barricade derrière la porte, nous disposâmes nos armes, & nous nous tinmes prêts à disputer l'entrée de la chambre, si on entreprenoit de nous y forcer. Tous nos gens étoient avec nous, & ce dont nous étions capables, si on nous poussoit à bout, fut sans doute une des plus fortes raisons que le Capitaine allegua à son Equipage. L'aiant fait assembler au pied du mât, il avoit accompagné d'une distribution de ducats le recit de notre avanture, & feignant d'être plus fâché que personne du malheur de son Contremaître, il remontra aux matelots que pour leur sûreté, tant en mer qu'en Angleterre, il ne devoit pas me châtier autrement que par les arrêts. Laissez-moi faire, ajouta-t-il, je me charge de représenter ce jaloux à la Justice plus qu'à demi-puni. Si le Contremaître meurt, il païera le sang par le sang selon les Loix; si le blessé au contraire guérit, ou je lui abandonnerai sa vengeance, ou je lui obtiendrai bonne composition pour qu'il s'en désiste: le Pilote và être mon second. Après avoir ainsi calmé son monde, il revint à la chambre, suivi du Pilote, qui dans le fond n'étoit pas méchant homme. Nous nous en reposâmes sur la feinte, que nous comptions devoir être d'aussi peu de durée que la vie du blessé. Je fus chargé de fers, & porté en cet état, à la vûe de plusieurs matelots, dans la cabine du Pilote, qui nous en laissa les maîtres moïennant quelques ducats. Nous n'y devions être visités que par le Capitaine & le Pilote, qui se donnoient pour mes geoliers. Ma femme n'en dévoit sortir qu'après la mort de notre ennemi, que le Chirurgien nous disoit certaine. D'un autre côté nos gens devoient se tenir sans cesse sous les armes, afin d'ôter à l'Equipage la hardiesse de rien entreprendre contre sa parole, donnée au Capitaine. En dépit des prédictions de notre Esculape, le blessé avançoit vers sa guérison avec une vitesse incroiable. Trois semaines après l'avanture, le Chirurgien vint nons avertir qu'il n'étoit plus maître de le retenir plus long-tems au lit, d'où il ne vouloit sortir que pour venir me bruler la cervelle. Quelque affection que le Pilote eût prise pour nous, il refusa de s'engager à nous servir contre ce furieux, sous prétexte qu'il avoit avec lui des liaisons qu'il ne pouvoit rompre en honneur. Je ne doute point que ce ne fût quelque serment de s'associer à lui pour la piraterie. Tout ce que nos prières & nos présens purent obtenir de cet honnête homme, ce fut qu'à la hauteur de la première Isle, qu'on s'efforceroit de ranger de près, il nous donneroit une des chaloupes, qui nous mettroit à terre avec nos effets & des munitions suffisantes, en attendant le vaisseau que le Capitaine s'engageoit à nous envoier du Cap. J'offris en vain de vuider la querelle par les armes avec mon furieux ennemi; ma femme & mes amis appuierent les oppositions du Capitaine, qui craignoit que le Contre-maître ne fît révolter son Equipage. Le Pilo-te se servit de tout son ascendant sur l'esprit du blessé pour le retenir au lit. Le lendemain de la tenue de ce petit Conseil, le Capitaine, que nous embarrassions, nous annonça la vûe d'une Isle, que le Pilo-te assûroit être celle de Diego Ruys , & qu'il disoit être un lieu charmant, quoique désert. Un matelot, qui s'étoit amouraché de notre Javane, s'offrit de courir notre fortune, & se fit fort de nous conduire dans notre chaloupe à Ceylan , ou à l'Isle de Maurice , qu'il connoissoit mieux. L'offre de cet homme nous détermina. Nous nous plûmes à croire qu'il falloit que le danger ne fût pas bien grand, puisqu'il s'y exposoit de gaieté de cœur. Vers le soir le Capitaine & le Pilote, aidés de George , notre Volontaire, mirent en mer la seconde chaloupe. Nos gens y jetterent avec nos coffres & nos armes deux barils de poudre, deux tonneaux de biscuits, un de viande salée, une futaille d'eau, nos cantines, deux barils d'eau de vie & trois sacs de ris. Nous descendîmes vers le milieu de la nuit, & à peine fûmes-nous placés, que le cable fut coupé. CHAPITRE III. Quelle fut la Route des onze Avanturiers. Ils abordent à l'Isle du Scélerat. NOus fûmes pénétrés de douleur à cette séparation. George , le matelot que l'amour engageoit à partager notre fortune, étoit le seul qui parût ne pas connoître l'horreur de notre situation; mais le mépris, qu'il avoit pour la mort, étoit une stupide témérité, assez familière aux gens de mer. Nos domestiques sembloient ne s'affliger que par compassion pour nous; mais leur affliction ne leur fermoit pas les yeux sur le péril dont ils étoient menacés. Jusqu'au jour, nous ne travaillâmes que de quatre rames; nous prîmes courage au lever du soleil. La mer étoit calme, & nous esperâmes gagner heureusement la prétendue Isle de Diego Ruys , que nous croiyons appercevoir à l'extrémité de l'horison. Nous fîmes forces de nos huit rames; mais notre esperance diminuoit à mesure que nous avancions. Au-lieu d'une Isle, nous ne découvrions, à l'aide d'une lunette, qu'un rocher en pointe, sur le sommet duquel on ne voioit que des pierres couvertes d'une mousse que la fiente des oiseaux avoit blanchie. Le désespoir nous prit, en observant que ce rocher étoit également escarpé de tous côtés, & que nous ne pouvions y aborder sans briser la chaloupe. Immobiles de surprise & de douleur, nous considérions ce bloc de pierre, battu avec fureur par les vagues; nous en fîmes le tour. George lui-même fut accablé de tristesse; Ferbos & Sir James païerent dé résolution dans ce fâcheux moment. A quoi nous sert cet abattement? s'écria le dernier. Lorsque nous sommes entrés dans la chaloupe, avions-nous d'autre esperance que celle de gagner l'Isle de Maurice ? La rencontre de ce rocher ne nous a pas mis hors de route; la mer est dans un état à souhait; George connoît l'Isle; nous avons toutes nos forces, nous ne manquons pas de vivres; remercions Dieu, qui nous donne les moïens de soutenir l'épreuve à laquelle il met notre confiance en lui. Nous ne sommes ni des malfaiteurs, ni des criminels; ôsons croire que la justice divine s'intéresse à notre préservation, & ne doutons pas que sa bonté ne nous soit propice au milieu de tous les dangers qui nous environnent. Ce discours, prononcé avec feu, rassûra les deux femmes. Elles se firent d'une vieille voile qui nous avoit été donnée, un pavillon, sous lequel elles furent à l'abri de la chaleur du jour & de l'humidité de la nuit. Il m'est impossible d'exprimer combien je me sentis fortifié par la tranquillité de ma chere Judith . A force de souhaiter que Sir James dît vrai, je parvins à me le persuader, & je travaillai à la rame en homme convaincu que ce seroit un travail de peu de durée, qui nous feroit bientôt arriver au port. La patience & le courage se soutinrent parmi nous tout le jour suivant & la moitié du troisième, lorsqu'un orage, que nout vîmes se former, nous jetta dans la consternation. Après avoir toujours fait route à l'Oüest-Sud-Oüest, il fallut dériver au Sud, où les courans nous emportoient avec violence. Tout ce que nous pouvions faire avec nos rames, c'étoit de soutenir la chalouppe, dont nous nous efforcions de présenter obliquement le flanc au courant. Nous luttâmes le reste du jour, jusqu'à ce que nous jugeâmes qu'il valoit mieux courir à l'avanture au Sud, que risquer plus long-tems de voir la chaloupe ébranlée se partager en mille piéces. Ce fut alors qu'étant poussés par le vent & le courant avec la rapidité d'une flêche, le pavillon, sous lequel étoient nos femmes & nos munitions, fut emporté au premier coup de l'ouragan, & que l'eau entra dans la chaloupe à plus d'un pied de hauteur. Une seconde vague, qui la heurta à la proüe, la mit presque debout, & jetta dans la mer une partie de nos munitions avec le Chinois, pour lors occupé à attacher nos tonneaux aux bancs. Nous renonçames à la manœuvre, & la mort, présente à nos yeux, ne nous laissoit point assez de présence d'esprit pour penser à la reculer d'un instant. Enfin la tempête aiant cessé sur le midi, nous commençâmes à nous reconnoître. George , mort-yvre, étoit couché au fond de la chaloupe; ma femme, avec laquelle je m'étois lié à un banc, étoit glacée de froid & ne donnoit aucun signe de vie; le Nègre, qui avoit retiré de l'eau le Chinois & la Javane, étoit assis à la poupe, nud comme la main; ceux-là avoient leurs habits mouillés d'outre en outre; Sir James tenoit le gouvernail, accablé de fatigue, & plus encore de douleur; Ferbos étoit à ses pieds avec Borde , & mon vieux-valet-de-chambre, qui nous manquoit, avoit sans doute été culbuté dans la mer lorsque l'avant avoit pris eau. Pour moi, j'avois l'esprit si troublé & les membres si engourdis, que je ne pouvois ni parler, ni me soutenir. A peine me fus-je levé, que mon affliction augmenta, en voiant nos provisions mouillées & gâtées. Un baril d'eau-de-vie, que le Nègre avoit attaché à l'arrière, me parut être la seule chose que la tempête eût épargnée; mais sans faire attention au besoin que nous avions de cette liqueur, j'en emploiai la plus grande partie à soulager ma femme, qui reprit ses sens. La mer étoit encore agitée, l'air commençoit à s'éclaircir, & quelques rayons de soleil ramenerent dans notre ame le calme que la frayeur en avoit banni. George & Borde se réveillerent de leur assoupissement, nous nous regardâmes les uns les autres, je m'approchai de Sir James , dont le cœur étoit serré d'angoisse. Quel affreux évenement, lui dis-je! Qu'ai-je fait en ma vie pour être persécuté par les hommes, par les vents & les flots? Falloit-il qu'un tendre ami partâgeât mes infortunes, & qu'après la satisfaction de l'avoir arraché au repos d'une retraite à l'abri de tous les revers, j'eusse à me reprocher d'être la cause de sa perte, après mille tourmens plus cruels que la mort même? Il donna le gouvernail à Borde , & me prenant par une main, tandis que Ferbos tenoit l'autre, il me ramena vers ma chere Judith . Les symptômes de la mort étoient peints sur son visage: elle nous fixa d'un œil égaré; ses sanglots intercepterent sa voix. Ouï, j'éprouvai dans cet instant tout ce que l'imagination de l'homme peut inventer de plus cruel en supplices. Retirée, pour ainsi dire, en elle-même, mon ame se refusoit à l'idée de mon malheur. Revenu de mon saisissement, je fus épouvanté de ce qui me restoit encore à souffrir. L'œil furieux & la rage dans le cœur, je tirai mon poignard de ma ceinture. Mourez, m'écriai-je, mourez, vous que j'aime plus que moi-même. Une prompte mort est l'unique marque d'amour que je puisse vous donner. A ces mots, je me courbai, le bras levé pour percer ma malheureuse épouse. Un cri, qu'elle jetta, suspendit le coup: mon ami m'arracha le poignard de la main, & je ne me souvins que confusément de l'action atroce que j'avois voulu commettre. Sir James , pénétré de mon désespoir, y vit la grandeur de mes souffrances, & il fit un nouvel effort pour m'élever par son exemple au-dessus de mes malheurs. Est-ce bien vous, me dit-il, qui vous laissez aller ainsi au découragement, vous, de qui nous devrions recevoir des consolations? Qu'avons-nous donc essuïé qu'une nouvelle épreuve? Nous sommes encore vivans, & nous n'admirons pas le miracle qui nous a préservé du naufrage? Si Dieu demandoit notre vie, qui de nous doute que nous l'eussions déjà perdue? Après ce qu'il a daigné faire pour nous la conserver, soions persuadés qu'il nous destine pour quel-que Païs où il est de sa gloire que nous la passions. Oubliez l'Europe, où le retour, selon toute apparence, nous est fermé pour jamais. Nous sommes sur le point de découvrir quelqu'une des Isles dont cette mer est semée. Quelle vie sera comparable à celle que nous y menerons? Vous y aurez une femme digne de toute votre tendresse, & des amis qui s'efforceront de mériter de plus en plus votre estime. Trouveriez-vous en Europe quel-que chose au-dessus de ces deux thrésors? Nous ne sommes point encore d'un âge où la résignation à des pertes de l'espèce des nôtres soit si pénible. Nous pouvons encore apprendre à vivre avec nous-mêmes, & à ne désirer de plaisirs que ceux de la nature. Au pis aller, c'est de mourir, & si c'est-là un si grand malheur, au-lieu de le hâter par notre peu de courage, redoublons nos efforts pour le prévenir. Ferbos joignit ses consolations à celles de Sir James ; tous deux sembloient être animés de l'esprit prophétique. A peine eurent-ils fini de parler, que le Nègre cria Terre . En effet plusieurs oiseaux, dont nous pouvions distinguer le vol, confirmoient la nouvelle qu'il nous annonçoit. Vers le soir nous vîmes de fort loin une éminence qui, à juger de la variété de ses couleurs, nous paroissoit un terrain, couvert d'arbres. On se remit à la rame avec une nouvelle ardeur; mais la mer continuoit toujours d'être émûe; ce qui nous empêchoit d'avancer. Il nous fallut tout le jour suivant pour arriver à portée d'entendre les cris & les hurlemens de différentes bêtes sauvages. On avoit d'abord résolu de ne pas différer la descente; mais comme nous avions passé le courant, que la mer étoit fort tranquille, & le ciel sans nuages, ces cris de bêtes féroces nous firent changer d'avis. Nous passâmes la nuit à bord de l'Isle en la tournant; cependant la soif étoit notre plus pressant besoin. Le courageux Angola , aiant remarqué une rivière qui se déchargeoit dans la mer, nagea de l'autre côté avec une corde attachée à un baril, qu'il remplit d'eau douce à une fontaine, celle de la rivière étant saumache. Il nous rejoignit une heure après. Il nous assûra qu'il y avoit des hommes dans l'Isle; & quoiqu'il ne nous en donnât que son odorat pour garand, nous voulûmes bien l'en croire. Il n'étoit pas possible que nous leur fissions signal avec nos armes, qui étoient mouillées, ainsi que la poudre. Nous eûmes beau crier de toutes nos forces, le bruit des vagues, qui se brisoient contre l'Isle, empêchoit que nos cris parvinssent jusqu'au rivage. Vers le milieu de la nuit nous apperçûmes, à environ une demi-lieuë du bord de la mer, un grand feu, qui diminua de moment en moment jusqu'au jour, que nous ne vîmes plus qu'un peu de fumée; d'où nous conclûmes que l'endroit étoit habité. Nous le souhaitions, c'étoit assez pour que personne n'en doutât. On ne délibera pas long-tems si on y aborderoit ou non; l'impatience fit qu'on prit terre à tout hazard. CHAPITRE IV. Quels hommes les trois Amis trouvent dans l'Isle du Scélerat. Quelle est leur Religion. LA descente se fit au lever du soleil. Notre premier soin fut de rendre graces à Dieu de notre conservation, & de le conjurer de nous préserver d'autres dangers dans la suite. Après nous être acquittés de ces devoirs avec autant de componction que d'ardeur, nous tirâmes la chaloupe à sec sur la greve. De toute sa charge il n'y avoit plus que nos hardes & nos armes avec les deux barils de poudre qui fussent encore d'usage. Nous les portâmes sous un gros arbre, dont les branches devoient nous servir de couvert jusqu'à ce que nous eussions pris nos arrangemens pour pénétrer sûrement dans l'intérieur de l'Isle. Nous allumâmes du feu au moïen de deux petits bâtons, que nous frottâmes sur des feuilles seches & des broussailles, saupoudrées de notre poudre mouillée, dans l'espérance que la flamme & la fumée exciteroient la curiosité des Insulaires. Des coquillages vuides & brisés, des morceaux de bois coupés avec le fer, & épars çà & là, étoient des indices certains que l'Isle avoit des habitans; mais en vain nous attendîmes jusqu'à midi qu'il se présentât quelqu'un. Notre repas consista en quelques coquillages que nous ramassâmes au bord de la mer, le mauvais état de nos armes & de notre munition ne nous permettant que la vûe d'une multitude d'oiseaux, dont l'apprêt eût été plus propre à nous refaire de nos fatigues. Pendant que nous finissions notre chetif régal, Angola se jetta le ventre à terre, & aiant flairé comme un chien qui quête, il nous dit que quelqu'un approchoit, & qu'il sentoit le Nègre. Aussitôt nous nous levâmes & le suivîmes. A peine fûmes-nous à deux cens pas, qu'il sortit de derrière une touffe de cotonniers une figure humaine de couleur noire, ceinte d'une écharpe de feuillage. Elle s'enfuit d'une extrême vitesse, malgré tout ce que nous pûmes lui dire de plus touchant dans les différentes langues que nous parlions. Il n'en fallut pas davantage pour nous convaincre que l'Isle étoit habitée par des Sauvages, dont la férocité ne pouvoit manquer de nous être funeste. Je brulois d'envie d'aller à la découverte; mais dès que Judith me perdoit de vûe, elle trembloit que quelque Antropophage ne vint la dévorer. Sir James fut battre l'estrade avec Borde , le Chinois & le Nègre. Deux heures après, ils revinrent avec six créatures, vêtues de même que celle que nous avions fait fuir. Je crois, nous dit Sir James , que je vous amene ici tout le peuple de l'Isle. Le naufrage d'une barque, dans laquelle ils ont été abandonnés à la merci des flots, leur a fait, comme à nous, de cet-te petite Isle une patrie, où ils vivent depuis trois ans dans l'horrible attente d'une mort prochaine, ou d'un libérateur inesperé. En effet ce n'étoit qu'une famille, composée d'un pere, homme d'environ cinquante ans, d'une physionomie dure & rebutante, & dont la rudesse étoit moins une impression du chagrin, qu'un effet de son mauvais naturel; d'une femme Négresse de belle taille, dont les traits étoient grands & réguliers; d'un jeune homme d'une figure revenante, & de trois filles mulâtres, dont la plus âgée ne passoit guères les vingt ans. A la peau près, qu'elles avoient olivâtre, & un cercle noir qui leur entouroit les yeux, elles n'avoient rien de difforme dans le visage, ni dans le reste du corps. Toute cette famille parloit un mauvais François, que je pris pour le bas Normand. Ces pauvres gens, qui n'avoient pas trouvé dans l'Isle dequoi se vêtir, sembloient nous présager la vie la plus déplorable. Quelle affreuse perspective pour des personnes élevées dans l'opulence, & accoutumées aux besoins de l'Europe. Je vis ma femme fondre en larmes à ce spectacle. Je feignis de ne pas m'en appercevoir pour m'épargner la douleur de la consoler dans un accablement qui me rendoit moi-même inconsolable. Ce n'étoit ni le tems, ni le lieu de contenter notre curiosité sur les avantures de nos compagnons d'infortune. Je fis faire pour Judith & la Javane, également épuisées de fatigue, un brancard de branches d'arbres entrelassées, que nous nous entre-aidâmes à porter à l'habitation, qui étoit environ à une lieuë de distance du bord de la mer. Nous traversâmes un beau vallon, qui nous donna une idée peu avantageuse de l'industrie de nos nouveaux compatriotes. Ici on voioit des prez qui servoient de pâturage à toute sorte de bêtes, dont aucune n'étoit apprivoisée; là d'espace à autre des cottonniers, dont le duvet de plusieurs années étoit réduit en pourriture. La colline portoit de grands arbres, que le fer n'avoit point encore entamés. Enfin au lieu d'une cabane commode, nous ne trouvâmes qu'une grotte, ou plûtôt une caverne naturelle, dont la grandeur ne servoit qu'à en rendre la mal-propreté plus hideuse. C'étoit-là que le fumet, qu' Angola avoit saisi, portoit à l'odorat Européen le plus obtus. Je ne voulus pas y faire entrer le brancard. Animant tout notre monde d'exemple & de la voix, je fis abattre avec la hâche une vingtaine de jeunes arbres, dont nous entre lassâmes les branches de manière à pratiquer au dessous un cabinet à l'épreuve des injures de l'air. J'envoiai les trois jeunes Mulâtres avec leur mere ramasser tout ce qu'elles trouveroient de bon cotton; nous allumâmes un grand feu, vis-à-vis duquel nous séchâmes ce qui nous restoit de nos hardes. Avant la nuit, notre cabane eut plus de commodités que la famille du premier possesseur ne s'en étoit procuré pendant trois ans dans sa caverne. La poudre eut le tems de secher pendant la nuit, & dès le lendemain Borde alla chasser dans les prez, où il tua deux chevreaux, & trois oiseaux plus gros que nos oyes d'Europe. Ferbos avoit été à la découverte des productions de l'Isle. Il revint, chargé de grosses raves noires, qu'il nous dit être une espèce de manioc , dont les Américains font leur pain. Nous en mangeâmes après les avoir pressées, & nous esperâmes que nous en pourrions tirer une farine, capable d'être réduite en pâte, pour en faire du moins des galettes. Angola , qui s'étoit fabriqué un arc & des flêches, nous apporta du poisson qu'il avoit tiré dans la rivière. Les anciens possesseurs de l'Isle admiroient dans un étonnement stupide la différence de nos vivres & des leurs, la disposition de notre cabane, & les commodités que nous nous étions faites en si peu de tems. Ils déjeûnerent avec nous, & dévorerent nos mêts avec une avidité incroiable; mais avant de nous unir plus étroitement, il étoit à propos que nous connussions les personnages par le recit de leurs desastres. J'avois mauvaise opinion du pere, qui me paroissoit quelque scélerat dont la Justice avoit voulu délivrer l'Europe, en lui faisant grace de la vie. Il avoit la mine de ces hommes pervers, à charge à la société. Ses yeux étinceloient de pétulance, ses regards étoient acariâtres, & on remarquoit dans tout son maintien l'impétuosité brutale d'un sauvage, accoutumé à se livrer sans réflexion à tous ses mouvemens. Il avoit la voix rauque & perçante, il s'exprimoit d'un ton brusque & gesticuloit à tout propos. En un mot il ne falloit que le considérer & l'entendre pour connoître un homme, qui ne savoit penser & refléchir qu'en conséquence de sa passion. Sa taille étoit plûtôt peti-te que médiocre, & à travers les attitudes fières dont il avoit pris l'habitude, on démêloit la lâche timidité, qui faisoit le fond de son caractère. Robert , c'étoit son nom, nous entretint d'une manière confuse & précipitée, moins propre à nous attendrir qu'à nous rendre indifférens sur ses malheurs. Quant au jeune homme, qui étoit son second, sa physionomie seule nous prévint en sa faveur. Agé d'environ vingt-sept ans, il avoit l'air noble sans fierté, il s'énonçoit éloquemment sans affectation, & on entre-voioit dans ses manières une éducation peu commune. Il étoit né en Allemagne d'un pere, dont le principal exercice avoit toujours été celui des armes; profession que son fils avoit embrassée dès l'âge de quatorze ans. Il avoit mis à profit le loisir que lui laissoit son état, en s'adonnant à l'étude de la Philosophie, & à force de la pratiquer & de l'approfondir, il s'étoit forgé les dogmes les plus hardis en matière de Religion, qu'il avoit tâché inutilement d'inspirer à son Compagnon d'infortune. Vous serez d'abord surpris, nous dit-il, lorsque vous apprendrez quels sont mes sentimens sur la Religion; mais si vous n'êtes pas remplis de ces préjugés que j'ai trouvés presque par-tout, je ne désespere pas de vous rendre à la lumière. En vain vous vous érigeriez avec moi en Convertisseur; mes connoissances se sont trop affermies par les réflexions que je ne cesse de faire, & je vous déclare que je perdrois plûtôt la vie que de renoncer à une Croiance, qui est, à mon avis, la seule véritable, & celle que j'estime digne de cet Etre que tout animal raisonnable sent qui existe. Nous écouterons volontiers, lui répondit Sir James , ce que vous avez à nous dire; mais aussi ne trouvez pas mauvais que si nous remarquons quelque chose qui ne soit pas conforme à la dignité de votre Etre, nous vous en disions librement notre sentiment. Fort bien, reprit-il, j'y consens; mais prenez garde à ce que je vous ai déjà dit. Tous vos raisonnemens n'aboutiront qu'à nous aigrir les uns les autres; ainsi le plus sûr parti est de rester dans celui qu'on croit le meilleur, sans vouloir prétendre y faire entrer ceux qui se sont déjà fixés. J'ai été élevé, comme vous, dans les principes du Christianisme; j'ai cru, ou je me suis imaginé croire tout ce qu'il renferme, & j'en ai fait les fonctions jusqu'à l'âge de dix-neuf ans. Les liaisons, que j'eus alors avec de vrais Savans d'audelà de l'Europe dans les voïages que j'ai faits outre mer, m'ont ouvert les yeux pour toujours. Ce Dieu, que vous me donnez comme un Monarque absolu, qui fait tout ce qu'il veut, qui accorde ou refuse à son gré des graces à ses créatures, qui est un Dieu caché, qu'on voit & qu'on ne voit pas, nous le reconnoissons également, mais sous des titres bien différens. Un Esprit monarchique nous épouvante, un Dieu qui se cache est pour nous un Dieu incompréhensible. Nous voions le châtiment que Dieu inflige aux hommes pour expier la faute de notre premier pere, laquelle réjaillit sur toute sa postérité. Chose étonnante! Un Dieu meurt pour tout le genre humain & cependant on en excepte une partie. Dieu choisit les uns, il réprouve les autres comme il le juge à propos, & on nous recommande de l'aimer, sans qu'il nous soit permis d'examiner pourquoi. Le Sauveur trouve le monde sous la condamnation; il parle; il instruit; il meurt de la main des Gentils, dont il aimoit sincérement quelques ames. Tout a fléchi sous sa puissance, les nations ont subi tour à tour le joug du Messie vainqueur. Sa grace a été le secret qu'il réservoit. Mon secret est à moi , dit-il quel-que part. Voilà le style de vos Ecritures. Mais expliquez-moi comment Dieu a pû mourir pour tous en un sens, que dans un autre il est mort pour quelques-uns; & cela par la pure faute des hommes. Dites plûtôt que c'est parce que Dieu ne le veut pas. Il fait ce qu'il veut: vouloir, & faire sont en lui la même chose, par conséquent c'est parce qu'il ne l'a pas voulu. Notre Dieu est bien différent de celui-là, il est bien plus immuable. Nous ne reconnoissons en lui qu'une seule volonté éternelle; elle est aussi simple que son amour. Nous éloignons de nos esprits ces termes de grace efficace , ou suffisante ; nous n'avons point de subtilité scolastique. Dieu est pour nous un Etre bienfaisant, qui ne se souvient de ses créatures que pour leur faire du bien. Dans ces sentimens j'ai appris à vivre avec cet-te tranquillité qui vous est inconnue; j'ai tâché de la procurer à cette famille qui m'a adoptée; mais ses préjugés sont trop forts pour être capable de raisonnement. Cependant j'ai l'avantage de les voir vivre comme moi, mais c'est une joie qui n'est point complette, puisqu'ils suivent ce que je ne puis leur faire comprendre, & que je suis le seul qui aye la persuasion en partage. Quel raisonnement! s'écria Sir James , & quel aveuglement tout ensemble! J'ignore, mon ami, où vous avez pû puiser tout ce verbiage. Nous vous avons promis de vous écouter, sans entreprendre de vous convertir; mais si c'est à cette lumière que vous voulez nous rendre, vous pouvez dès à présent vous désister de votre entreprise. Laissons cet-te matière pour un autre tems, & voions si nous pourrons trouver dans l'histoire de vos malheurs quelque chose de plus intéressant que vos opinions sinistres. Robert nous l'avoit déjà contée. Il avoit été un des François de la Colonie du Fort-Dauphin dans l'Isle de Madagascar. C'étoit nous donner en deux mots l'opinion que nous devions avoir de lui. Cet-te Colonie fut formée de tout ce qu'on put rassembler de gens en France qui eussent intérêt de s'éloigner de leur patrie. Les Officiers & les soldats étoient de même trempe. Fiers de leurs armes à feu, dont les Insulaires n'avoient pas l'usage, ils s'érigerent en tyrans des habitations voisines de leur Fort, & firent servir la supériorité, qu'elles leur donnoient, à assouvir leur avarice & leur lubricité. Il y a de l'or dans l'Isle: ils emploierent la torture pour arracher de leurs voisins ce qu'ils en pouvoient ramasser. Le sang des Insulaires est beau, si on leur passe le teint. Les peres & les meres furent tourmentés par les supplices les plus atroces lorsqu'ils refuserent de livrer leurs filles à la brutale passion de leurs impudiques hôtes. Quelques-uns de ces derniers se prirent d'affection pour les malheureuses dont la violence leur avoit acquis la possession, & afin d'en recevoir les plailirs qu'ils leur avoient arrachés jusque-là, ils leur en imposerent par une Cérémonie, que leur inconstance & leur mépris pour les Loix leur faisoient compter pour rien. C'étoit un mariage de cette espèce qui avoit uni Robert avec la Négresse qui étoit avec lui. La crainte d'un dur esclavage fit souffrir pendant quelque tems les vexations des tyrans. L'esprit de parti, qui divise l'Isle en autant de peuples qu'elle a d'habitations, ne permettoit point que l'on fît un effort tel qu'il auroit fallu pour les chasser. Sans la jalousie, que les Anglois prirent de l'établissement des François, les malheureux voisins du Fort-Dauphin auroient peut-être laissé leurs oppresseurs s'affermir dans leur tyrannie. Aux premières offres, qui furent faites à ces malheureux par un Vaisseau Anglois, ils projetterent leur délivrance. Le dessein fut nourri dans un profond secret, & l'amour de la vengeance agit si puissamment sur ces hommes grossiers, qu'ils purent se contenir à de nouvelles injustices, sans laisser échappper aucunes menaces. Les Anglois tinrent parole; ils se présenterent à leurs cliens avec des troupes & des armes. Le Fort auroit pû être attaqué & pris à force ouverte, si les Insulaires eussent voulu seconder l'ardeur de leurs auxiliaires; mais outre qu'ils appréhenderent que ceux-ci, en se rendant maîtres du Fort, ne les opprimassent à leur tour, ces hommes généreux ne vouloient pas se mettre en risque de confondre les maris de leurs filles avec leurs ennemis. Pleins de respect pour les liaisons du sang, quelle que fût leur irrégularité, ils s'accorderent à voir leurs gendres dans ceux qui avoient donné le nom d'épouses à leurs filles que la violence avoit rendues esclaves. Ils ménagerent la surprise du Fort & de sa garnison de manière, qu'il dépendit d'eux de faire grace à qui bon leur sembleroit. Il ne se trouva que neuf François dans le cas d'être sauvés du massacre. L'Allemand, compagnon de Robert , jouit du privilège, quoique sa femme fût morte peu de tems auparavant. Par les soins des parens de leurs femmes, ils furent tous préservés du sort de leurs compatriotes. Chaque famille donna azyle aux siens dans ses cabanes. Elles les y garderent autant de tems qu'il en fallut pour leur donner à connoître les obligations qu'ils avoient à leurs femmes. Dans une assemblée générale du Canton, on offrit à ces dix hommes de leur céder un quartier dans l'intérieur de l'Isle, où ils pourroient former une société sur les Loix qu'il leur plairoit d'établir. Ils s'obstinerent à vouloir qu'on leur donnât une habitation au bord de la mer. Les Insulaires se persuaderent que leur entêtement venoit de l'espérance qu'ils recevroient de France les moïens de rétablir la tyrannie, & ils les regarderent comme des bêtes féroces qu'ils ne pouvoient tenter d'apprivoiser, sans risquer de s'en voir dévorer un jour ou l'autre. La résolution fut prise unanimement d'en délivrer l'Isle. Des neuf femmes épouses il n'y en eut que quatre qui voulussent partager le sort de leurs maris. Robert eut le bonheur que la sienne fût une de ce nombre. Il en avoit deux, dont la première, déjà répudiée, l'avoit fait pere de deux filles. Celle-ci vint s'offrir à partager son malheur, & l'autre l'admit au partage. Elles firent plus. Robert avoit eu un fils d'une troisième, qu'il leur avoit donnée pour rivale, & qui refusoit de le suivre. Elles voulurent servir de mere à cet innocent, & dès lors elles ne mirent aucune différence entre cet enfant & ceux qu'elles avoient mis au monde. La première de ces deux femmes, dont le cœur, uniquement formé par la nature, avoit toute la noblesse que l'éducation peut donner, étoit celle que nous avions alors avec nous, & que nous supposions être la mere des trois filles. Nous interrompîmes Robert , pour témoigner à sa femme l'estime que nous faisions d'elle. L'Allemand, qui s'étoit attaché à cette famille par inclination, enchérit sur nos complimens. Trop rustique pour répondre à nos politesses, ses larmes, & les caresses qu'elle nous fit, nous tinrent lieu de remercimens; preuves, bien moins équivoques que les paroles, de la bonté de son naturel & de la sensibilité de son cœur. Robert reprit le fil de sa narration. Les Madagascariens, résolus de se délivrer de leurs hôtes, consentirent qu'ils emmenassent des enfans avec eux. On ne vouloit point garder des rejettons d'une race que l'on présumoit devoir être aussi méchans que ceux dont ils étoient issûs. D'ailleurs, aussi glorieux de leur teint que le plus fier Espagnol au Mexique, les Insulaires avoient beaucoup de répugnance pour le mêlange des deux couleurs, qui s'introduiroit & se perpétueroit dans l'Isle, s'ils y retenoient des Mulâtres. Ils préparerent quatre barques pour les quatre familles, auxquelles se joindroient avec leurs enfans les peres que leurs femmes refusoient d'accompagner. On appréhendoit trop le retour de ces bannis sur quelqu'une des Côtes, pour leur donner des armes à feu; on leur en refusa. La cargaison de chaque barque consistoit en quelques sacs de ris & de caffé, d'un sabre & d'une épée pour chaque homme, de plusieurs hâches & de noix de Cocos. On porta chacun à son bord, on se boucha les oreilles à leurs cris & à leurs prières, & on les avertit du courant, qui les éloigneroit des Isles à l'Est, ou on les exhorta à aller s'établir. Après le dernier adieu, les Insulaires tinrent au bord de la mer l'arc en arrêt, ajusté sur leurs barques, en menaçant de tirer si elles tardoient à voguer. Il fallut obéir. C'est ainsi que les Madagascariens se délivrerent des perturbateurs de leur repos. Les barques furent de conserve pendant tout le tems que souffla le vent d'Ouest, & il y avoit lieu d'esperer qu'elles gagneroient les Isles, si l'indication étoit juste. Pendant le reste du jour & celui du lendemain elles voguerent de leurs voiles sans aucun accident; mais la nuit du troisième un coup de vent les sépara. Robert se trouva seul, entre le ciel & l'eau, emporté par un courant qui ne lui permettoit pas de manœuvrer. Lui & l'Allemand profiterent si bien du relâche que leur donna la tempête, qu'ils sauverent leur barque & l'amenerent sans encombre à la vûe de l'Isle; mais épuisés de lassitude, ils ne purent empêcher qu'elle ne vint échoüer sur un banc, où elle demeura ensablée. Les femmes gagnerent la terre à la nage, avec chacune un des enfans sur leurs épaules. Elles revinrent ensuite prendre les autres, qu'elles sauverent de même. Comme elles étoient retournées à la barque pour se charger de ce qui restoit de sa cargaison, elles furent surprises par le flux, qui, étant poussé par un violent Nord-Ouest, renversa la barque sur elles. Toutes deux furent blessées, mais l'épouse en regne le fut si dangereusement, qu'aiant perdu le sentiment, elle fut emportée par les flots. L'Allemand, qui l'aimoit, se plongea promptement dans la mer pour l'aller secourir. Robert vit dans cet empressement un amour qui l'offensoit, & il méditoit déjà une cruelle vengeance après le retour de l'Allemand; mais soit par politique, soit par crainte de navoir pas le dessus, il la différa. Ce scélerat, que la dureté de son caractère, plûtôt que sa fermeté, rendoit insensible à ses malheurs, ne suivit que l'instinct dans les mesures qu'il prit pour conserver sa vie. Sa généreuse Négresse eut toute la charge des enfans, & il borna son industrie à ne pas les laisser manquer du nécessaire. Son travail n'alloit pas au-delà du soin de ramasser les coquillages & les petits poissons que la mer, en se retirant, laissoit sur le rivage; à dérober aux oiseaux leurs œufs dans leur nid; à enlever les petits des quadrupèdes dont il découvroit le gîte. Aussi brutal que fainéant, non content de se refuser au travail qui auroit rendu sa misérable situation plus supportable, il défendoit à sa femme de jouir des commodités que lui offroient les productions de l'Isle. Son fils étant venu à mourir, il en accusa la mere; il lui reprocha de l'avoir embarrassé de sa personne & de ses filles; il porta la dureté jusqu'à imputer à sa jalousie la perte de sa Compagne, comme s'il avoit dépendu d'elle de lui conserver la vie; il lui reprochoit de l'avoir noïée. En un mot il est impossible d'exprimer ce que cette pauvre femme souffroit avec cet homme féroce, plus sauvage encore que ceux qui n'ont d'humain que la figure. L'affection des enfans étoit l'unique recompense de ses peines & sa seule consolation. Dès le premier moment qu'elle nous avoit vûs, elle s'étoit figuré que Dieu envoioit des maris à ses filles, qu'elle instruisoit, autant qu'elle en étoit capable, selon la doctrine de l'Allemand, à laquelle elle ne comprenoit rien, non plus que son mari. Comme elle étoit née Mahometane, elle savoit une infinité de passages de l'Alcoran, qu'elle tâchoit encore de leur mettre dans l'esprit. L'unité & la toute-puissance de Dieu, le crédit qu'il a donné auprès de lui à un homme extraordinaire, étoient les points de Foi qu'elle mêloit avec ceux de l'Allemand, sans en distinguer le peu de vraisemblance. Ses filles, qu'elle avoit préservées de l'inceste par sa vigilance & par ses instructions, lui étoient redevables de leur innocence, qu'elles avoient déjà été obligées de défendre contre leur propre pere. L'Allemand auroit pû leur servir de mari; mais il s'en étoit toujours défendu, sous prétex-te qu'il avoit des sentimens intérieurs qui lui interdisoient la multiplication. Peut-être avoit-il des raisons encore plus fortes. Quoi qu'il en soit, il vivoit avec cette famille comme un surnuméraire, incapable de contribuer en rien à l'augmentation de la société, toujours haï du chef-de-famille, & sans ces-te en risque de perdre la vie par ses mains. Telle étoit l'histoire des compagnons avec lesquels le destin nous obligeoit de vivre. Robert nous effraïoit par la méchanceté de son caractère. Nous le regardions comme un ennemi domestique, d'autant plus difficile à dompter, qu'il n'y avoit d'autre prise sur lui que celle de la crainte. Egalement insensible aux caresses & aux bienfaits, endurci contre les impressions de la nature, il n'étoit susceptible, ni de reconnoissance, ni d'amitié. Si on avoit voulu m'en croire, on eût reveillé en lui l'amour de l'Europe, & peut-être auroit-on réussi à le persuader d'y retourner dans notre chaloupe. Comme il nous importoit fort d'être unis de cœur & de sentiment dans la société que nous voulions établir, nous essayâmes avec Sir James à ramener l'Allemand au vrai, persuadés que d'accord avec nous, il nous seroit facile de gagner toute la famille. Nous reprîmes la conversation que nous avions déjà eue avec lui, en touchant les endroits les plus délicats. Sir James lui fit voir avec beaucoup de justesse sous quel point de vûe nous devions regarder Dieu par rapport à nous. Il est, lui dit-il, contraire à la nature de Dieu de penser que ce qui nous est dit de lui dans l'Ecriture, soit fabuleux, ou déraisonnable. L'autorité de ce Livre Saint une fois prouvée, nous devons, ou croire ce qu'il contient, ou avoüer que nous sommes indignes de vivre. L'Allemand l'interrompit. Quand même vous me prouveriez, lui dit-il, l'autorité de cette Ecriture que vous appellez Sainte, encore resteroit-il toujours une difficulté que vous ne pourriez résoudre, qui est de me prouver que ce qu'elle contient est raisonnable. Un homme, qui fait main basse sur nos Articles de Foi, qui se rend sourd à la raison, qui traite les vérités les plus essentielles de pures chimères, qui n'admet ni preuves, ni conséquences, ni conclusions, n'est pas en effet un Incrédule facile à pouvoir être éclairé par des lumières auxquelles il refuse d'ouvrir les yeux. Il nous fit un pitoiable badinage du Paradis, de la gloire des Bienheureux, de la transparence & de l'agilité de leurs corps, de la durée de leur contemplation, de l'arrangement des Chérubins & Séraphins, des Anges & Archanges, des Apôtres & des Martyrs, des Confesseurs & des Vierges, des Saints & des Saintes dans le séjour céleste, suivant les dégrés de leur prééminence. Il nous dépeignit l'Enfer, le Diable & ses suppôts avec des traits, qui, quoique sots & risibles, marquoient un dessein formé d'insulter à la Créance des Chrétiens. Voilà, nous dit-il en finissant de vomir ses impiétés, voilà votre Paradis, voilà votre Enfer, tels que l'Ecriture peut vous les démontrer. Ennuiés de ses quolibets, & plus encore rebutés de ses risées, nous lui imposâmes silence avec un air d'autorité & de colère, sans daigner lui répondre. Nous remîmes au lendemain à discuter le plan de notre société, que notre état présent comportoit, & nous regardant comme les restes du genre humain, nous nous exhortâmes réciproquement à refléchir sur la manière dont nous accorderions la Loi de Dieu avec nos besoins. CHAPITRE V. Déliberation sur l'Etablissement des trois Amis & de leur suite dans l'Isle du Scélerat. Discussion sur la possibilité du Mariage de huit hommes avec quatre femmes. Fin de l'istoire du Vieillard. LA disproportion du nombre des hommes & des femmes de notre petite société fit le principal sujet de mon inquiétude. Nous ne pouvions être heureux sans l'union & la concorde, & dans un lieu, où tous les plaisirs étoient bornés à ceux de la nature, il n'y avoit pas à esperer que nous fussions long-tems unis, si une partie pouvoit rendre l'autre jalouse de son sort, si l'une jouissoit du plus précieux avantage de la société, pendant qu'il seroit interdit à l'autre. A peine commencions-nous à discuter, que le Chinois nous apporta la nouvelle que l'Allemand venoit de se noïer, sans qu'il eût été possible de le retirer de l'eau. Il avoit été à la pêche sur une planche, à laquelle il s'étoit attaché. Le courant l'avoit éloigné des bords de la mer, & dans le trouble où il s'étoit vû, il avoit perdu la tramontane au point de ne pouvoir nager. Le Négre, qui l'avoit accompagné, avoit exposé sa vie pour sauver la sienne, trop heureux de s'être tiré du danger. Nous fûmes sensibles à cet accident: il fallut le prendre en patience. Sa perte n'étoit pas d'ailleurs une perte considérable; on s'en consola facilement. Nous étions encore à huit personnes avec quatre femmes. L'idée de la communauté me révoltoit: soit raison, ou préjugé, j'aurois cru me ravaler au niveau des brutes, si j'avois douté qu'elle ne fût monstrueuse. La pensée du partage outrageoit mon amour pour Judith ; les autres me faisoient horreur, & je les rejettois absolument. Cependant je ne voiois pas que je pusse éviter, ou de partager ma femme, ou de faire communauté avec les autres, à moins que de tenir dans une condition servile, & de réduire même nos trois domestiques à celle d'esclaves. Il y auroit eu en ceci autant de péril que d'injustice. Trois hommes faisoient une scission, qui auroit produit une guerre ouverte; Robert se seroit joint à eux; peut-être George se seroit mis de leur parti, & nous eussions couru grand risque de devenir les esclaves de ceux dont nous aurions voulu être les maîtres. La femme de Robert étoit accoutumée avec son mari, & loin de penser à donner un second à cet homme féroce, nous devions nous estimer heureux qu'il s'en tint à son bail, sans prétendre à d'autres nôces. George avoit compté être l'époux de la Javane; son caractère étoit, à peu de chose près, de la même trempe que celui de Robert . Il étoit amoureux, par conséquent disposé à être jaloux. Angola & le Chinois étoient bien des maris sortables pour les filles de Robert ; mais Borde & Philippe ne se seroient pas contentés de vivre dans le célibat. Sir James & Ferbos étoient des hommes, que l'on supposoit aussi enclins que les autres au mariage. Nous étions tous égaux dans notre nouvelle patrie, & comme chacun devoit fournir, autant que moi, au bien-être de la société, chaque membre avoit autant de droit que moi à ses douceurs. Je passai la nuit à combattre & à concilier ces différentes idées. Le poids en étoit si accablant, que pour en être délivré, je voulus que ce fût la première chose sur laquelle on déliberât. Sir James saisit d'abord toute la difficulté. Avant que de rien résoudre, dit-il, sur un sujet aussi important, il est à propos de calmer les inquiétudes qui vous ôtent la liberté d'esprit nécessaire. En vain vous figurerez-vous, d'après les notions que votre pere vous a données sur la société, que le partage d'une femme entre plusieurs maris est nécessaire dans cette Isle pour que nous y vivions en paix. Quoiqu'elle soit pour nous tout l'Univers entier, quoique nous devions nous y regarder comme les seuls restes du genre humain, je n'adopterai jamais un systême économique sur la propagation, auquel je croirai la Loi de Dieu contraire; & si mon ami s'obstine à l'appuier, j'irai loin de lui, en plaignant son endurcissement, chercher à vivre sans crime. Mais mes amis, j'augure plus favorablement de votre piété, & l'innocence de vos cœurs me répond de votre vertu. En attendant qu'une discussion du pour & du contre nous ait mis en état de décider la question, supposons que la pluralité de maris pour une femme, sous quelque face qu'on l'envisage, est licite, & voions si vous avez lieu de vous allarmer pour Judith . Votre tendresse pour cette aimable femme est fondée sur la reconnoissance. Vous vous devez à cette tendre épouse, qui est en droit de vous imputer ses malheurs. Votre union avec elle est antérieure au changement que la nécessité exige que nous fassions dans les usages. Elle s'est donnée uniquement à vous; il faudroit qu'elle consentît elle-même de plein gré au partage. Toutes ces raisons rendent conforme à l'équité l'exemption que vous souhaitez. Pour ce qui est de Ferbos & de moi, vous n'avez besoin ni d'indulgence, ni d'égards. Nous respectons vos droits, & nous exposerions nos vies, s'il le falloit pour vous y maintenir. Si nos nouveaux freres pensoient raisonnablement, ils n'attendroient pas que vous leur exposassiez vos difficultés, ils vous préviendroient sur vos craintes. En considérant les services que nous sommes en état de leur rendre par la supériorité de notre génie, ils saisiroient l'occasion de faire valoir un acte de justice pour un témoignage de reconnoissance; mais loin de là, ils s'imagineront que l'exception en votre faveur tendra à leur préjudice. Il y a même à craindre que les desirs, que la beauté de votre femme excitera en eux, venant à s'irriter par l'apparence d'injustice qu'ils verront dans votre privilège, ne les portent aux dernières violences pour se satisfaire. Vous devez être assûré de mon affection. Tant que je vous dirai de bouche que je suis votre ami, ne doutez pas que je ne le sois de cœur. Je renonce au mariage, je vous en fais la déclaration, & je suis persuadé que je vous la réitererai tout le tems de ma vie. Je connois mon penchant, je n'en ai que pour l'amitié, & je ne prévois pas que je puisse jamais prendre d'autres engagemens. Je ne vous avance rien à la legère; ainsi le conseil, que j'ai à vous donner, ne peut vous être suspect. Si la poli-antropie a lieu, il faudra biner les maris. Or, qui vous empêche, en proposant le partage, de feindre de l'avoir déjà résolu avec moi pour Judith ? Je tiens Ferbos pour incapable de trahir le secret & de s'en prévaloir. George sera obligé d'admettre Borde à contracter avec la Javane sur le pied que nous paroîtrons l'avoir fait ensemble avec Judith . Philippe & le Chinois ne seront pas plus délicats à l'égard des filles de Robert ; Angola aura l'autre. Il n'y a que Ferbos , auquel cet arrangement ne pourvoit point; c'est à lui à nous apprendre ses sentimens. Je comptois, interrompit ce dernier, que Sir James m'auroit assez estimé pour répondre de moi, au moins à cet égard. Pour suivre son plan, j'ai bien moins que lui à prendre sur moi. Quand même je n'aurois pas contracté la longue habitude de vivre dans le célibat; encore mon âge auroit dû lui faire pressentir mes dispositions. Il m'eût fort obligé s'il m'avoit épargné la peine de m'expliquer là-dessus. Maintenant je veux qu'il sache, & que vous n'ignoriez pas que je n'ai pas moins d'empressement à imiter son exemple que de déference pour vos volontés. Ouï, je le repete, je me désiste de tout droit & de tout benefice en votre faveur. Sir James alloit répondre, je l'interrompis. Mes amis, leur dis-je, je vois le principe de la résolution que vous prenez. La Javane & les filles de Robert ne sont point des épouses dignes de vous, & l'amitié étouffe des desirs, que vous croiez propres à m'offenser. Point du tout, je ne suis pas moins généreux que vous, & moins maître de mes passions que vous ne l'êtes des vôtres. Je puis vous saire le même avantage que je souhaiterois que vous me fissiez. Judith est ma femme, je vous ménagerai moi-même une place dans son cœur, & si par ma tendresse je suis capable de contribuer à la rendre heureuse, quelle ne sera pas sa félicité lorsque je lui aurai sû gagner l'amour de deux personnes si dignes du sien? Etonnés de mon discours, mes deux amis se regarderent en soûriant; peut-être se doutoient-ils que je leur parlois avec sincérité. Ce n'est pas, ajoutai-je, qu'en ceci je ne fasse sur moi un effort qui révolte mon amour & excéde les bons offices qu'exige l'amitié. Vous devez en juger par vous-mêmes en vous mettant à ma place, & je puis vous assûrer que si j'étois à la vôtre, je penserois aussi noblement que vous pensez. Mais, repris-je, en m'adressant particuliérement à Sir James , qui persistoit à protester qu'il n'entendroit jamais à ma proposition, je sens par moi-même qu'il faut plus d'un attachement pour remplir le cœur de l'homme. L'amitié ne lui suffit pas si l'amour n'y est mêlé. Ces deux passions, quoique différentes l'une de l'autre, s'accordent ensemble & en occupent tout le vuide. D'ailleurs votre piété s'oppose au dessein que vous formez de passer le reste de votre vie dans le célibat. L'hommage, que vous rendez au Créateur, ne vous acquitte point envers lui du bienfait de la Création, parce que son but, en vous donnant la vie n'a point été seulement de recevoir le tribut de vos actions de graces. Si Dieu ne s'étoit proposé que l'hommage en formant l'homme, pourquoi auroit-il permis que l'Univers, enfoncé dans les ténèbres de l'idolatrie, ne connût pour Divinité que la créature, & lui rendît le culte qui n'étoit dû qu'à lui seul? L'intention du Créateur a été que votre existence, indépendamment de l'usage que vous en feriez, manifestât également son pouvoir, & sa sagesse. Il a suivi le mouvement de sa bonté, en faisant des êtres raisonnables, que la seule raison pouvoit guider vers le bonheur. Mais quand il créa Adam, ne voulut-il mettre qu'un seul homme sur la terre? Confia-t-il à ce premier homme, pour être infructueux, le germe précieux des individus de son espèce? Non, son commandement est formel; il est conçu dans les mêmes termes que celui qu'il fit aux autres créatures. Comme il a plus fait, en leur donnant la faculté de se reproduire, que si laissant périr chaque génération, il en avoit substitué une autre par une Création perpétuelle, on insulte à sa Providence & on trompe ses vûes en ne faisant aucun usage de cette faculté. Nous devons penser que nous avons dans cette Isle déserte la destination & les devoirs du premier homme. Si vous n'étiez pas dans l'erreur en croiant pouvoir vous y soustraire, pourquoi votre dessein ne seroit-il pas celui de ce que nous sommes ici d'hommes? pourquoi ne nous reposerions-nous pas sur vous, comme vous vous reposez sur nous, du soin de donner à l'Isle de nouveaux habitans, dont nous puissions tirer, au tems de notre vieillesse, les secours que nous ne serons plus en état de nous fournir les uns aux autres? Le propre de la vérité est d'affecter le plus grand nombre, sur-tout quand elle porte sur des points rélatifs à notre nature. Vous, Ferbos , qui avez été élevé dans la doctrine de l'Eglise Romaine, n'avez-vous pas toujours saisi l'absurdité de la préference que vos Docteurs donnent au Célibat sur le Mariage? Selon eux, le Mariage est un Sacrement; le Célibat n'en est pas un autre. Or, reconnoissent-ils dans l'ordre du salut quelque chose de plus parfait qu'un Sacrement? Tous deux m'interrompirent avec un chagrin, qui me convainquit de la sincérité de leur affection. Nous vous avons dit quelles sont maintenant nos dispositions, dit Ferbos ; déliberons en conséquence, & réservez votre résignation au partage pour un autre tems. Si jamais il est nécessaire d'en venir là pour notre bonheur, nous verrons le milieu que nous aurons à prendre. Cette pluralité de maris, sur la supposition de laquelle nous avons raisonné, peut avoir lieu de deux manières; la première, en attachant en même tems plusieurs maris à la même femme; la seconde en ne les lui unissant que successivement: c'est-à-dire en restreignant la durée d'un mariage, contracté selon les formes d'usage, ensorte qu'au bout de trois mois, par exemple, le divorce soit d'obligation, & aussi-tôt suivi d'une autre union. Les deux manières sont égales, si je ne me trompe, par rapport à la Loi de Dieu, & afin de mieux examiner si elles sont licites sous cette rélation, il faut opter entre elles. Voions laquelle des deux est plus favorable au bon ordre & à la paix de notre petite société. Sir James décida en faveur de la première. Cette succession des maris, nous dit-il, paroît d'abord favorable, parce qu'elle conserve l'unité du mariage; & si je consultois les idées que me donna l'Eglise dans laquelle je suis né, j'opinerois pour elle. Mais puisque les notions, que nous devons prendre du Créateur, nous permettent de croire qu'il approuvera tout ce que nous ferons pour notre bonheur sans blesser sa Loi, en supposant toujours que celle-ci n'est point contraire à la pluralité des maris vivans, je suis d'avis que l'on préfére l'actuelle à la successive. Cette dernière rendroit la paternité litigieuse, en même tems qu'elle en établiroit la prétention; ce qui donneroit matière à la discorde. D'ailleurs la femme, fixée pendant quelque tems sur un seul objet, pourroit s'y attacher: le changement couteroit à son cœur, & ce que la vicissitude seroit capable de lui inspirer de résignation, cette même vicissitude le pourroit ôter, en lui offrant l'objet de son aversion dans la même proximité que celui de son affection. La pluralité actuelle n'a point ces inconvéniens. La paternité y étant en commun comme dans l'ancienne Sparte, chacun de ceux, qui seront en droit d'y prétendre, se la pourra adjuger, sans avoir à la disputer; & tous, prenant les sentimens qu'elle inspire, rendront leur émulation avantageuse aux enfans. La reconnoissance dictera à ceux-ci leurs devoirs, dont l'incertitude formera un lien plus étroit dans notre société, & peut-être que la fécondité de ces mariages mettra la génération suivante en état de contracter des mariages moins irréguliers. Pour moi, reprit Ferbos , qui me suis déjà fait un principe dans votre compagnie de soumettre mes préjugés à ma raison, j'applaudis au choix de Sir James . La voix du sang & de la nature, qui en fait la principale difficulté, est une chimère. Il est constant qu'il n'y a point d'affection chez nous qui ne vienne de celle que nous nous portons à nous-mêmes. Notre amour pour Dieu, comme celui que nous avons pour le prochain, n'a point d'autre source. Nous aimons le Créateur à cause des bienfaits que nous avons reçus, & de ceux que nous esperons encore de sa bonté; nous le respectons, nous le craignons, nous le prions par des motifs également intéressés. Nous chérissons un ami en vûe des avantages que son amitié nous promet: nous aimons une belle femme en considération des plaisirs dont il est en son pouvoir de nous combler; il en est de même de tout ce qui a notre affection. C'est une foible objection que l'exemple d'un pere, qui, aiant été séparé par des coups de la fortune d'un fils encore au berceau, & le voiant vingt ans après sans le connoître, aura senti en lui-même ce tressaillement qu'on appelle le mouvement de la nature & le cri du sang. Cet homme sait qu'il a eu un fils: il voit dans ce jeune homme une heureuse physionomie, il découvre en lui de belles qualités; aussi-tôt par amour pour soi-même il souhaite que son fils ressemble à ce jeune homme. Le hazard fait que c'est son fils, & dès lors il nomme voix du sang l'action d'une sympathie raisonnée. Combien de fois ne nous est-il pas arrivé de nous intéresser pour un inconnu dans une assemblée nombreuse? C'est plûtôt dans l'esprit que dans le cœur que la sympathie a sa source. L'amour paternel est fondé sur l'espoir des avantages futurs. La nature a mis dans le cœur de tous les hommes la crainte & l'inquiétude sur le tems de leur vieillesse. Ils appréhendent de s'y trouver dans la souffrance, & ils voient ne pouvoir se faire trop de ressources pour le tems des infirmités. L'adoption des Anciens étoit un effet de cette défiance, & nous voions en Europe, où l'adoption n'a pas lieu, des peres de famille donner leur prédilection à celui de leurs enfans, à l'existence duquel ils auront le moins contribué. L'illusion, que leur fait l'ignorance, où une femme habile les tient à cet égard, ne sauroit influer sur le cœur; ils ne se trompent qu'en ce qu'ils ne démêlent pas bien ses mouvemens. Sans doute que l'ingénuïté de la femme éteindroit cette prédilection; mais ce seroit l'effet d'une violente passion, qui fermeroit les yeux du mari sur les esperances qu'il auroit conçues. Ce ne seroit point la voix du sang qui se tairoit, ce seroient seulement la jalousie & la colère qui se feroient entendre plus haut qu'elle. Ainsi, dit Sir James , la tendresse filiale a sa source dans la reconnoissance. De là vient qu'elle est moins forte que la tendresse paternelle. Un enfant, qui est accoutumé à voir son bienfaiteur dans son pere, aura pour lui une affection bien supérieure à celle de cet autre, qu'un faux air de grandeur aura tenu, jusqu'à son adolescence, éloigné des yeux de ses parens. A mesure qu'il avance en âge, il connoît de plus en plus la grandeur des services qu'il reçoit de son pere, & il s'attachera à lui par la gratitude, dont le sentiment est chez tous les animaux plus ou moins durable, mais également vif. Il sent qu'il doit son éducation, sa conservation à ce protecteur; & comme sa reconnoissance se proportionne au bienfait, l'attachement, qu'elle produit, est d'une espèce supérieure à celui qu'il prendra pour ceux dont il recevra dans la suite des secours & des services. Quel seroit-il cet attachement, s'il n'avoit pour cause que l'opinion d'avoir reçu la vie? Elle est un bienfait si équivoque, & on sent si bien dans l'âge des passions que l'acte naturel, qui le produisit, ne donne point de droit à notre reconnoissance. De tout cela il résulte que la pluralité des maris, telle que Ferbos la choisit, est la meilleure. L'incertitude sur la paternité fera autant de véritables peres pour notre société, qu'il y aura d'épouses en droit d'y prétendre, & l'incertitude des enfans, sur celui auquel ils devront la vie, les empêchant de se fixer plûtôt sur l'un que sur l'autre mari de leur mere, se prendront également de reconnoissance pour tous. Du côté de la femme, Ferbos a, selon moi, saisi le vrai. Il ne nous reste plus qu'à rapprocher notre déliberation de la Loi, qui doit, ou lui donner le sceau, ou nous la faire oublier. Voici, reprit Ferbos , ce que j'ai recueilli à ce sujet. Il me semble, dit-il, que nous pouvons sans difficulté faire revivre parmi nous le droit des anciens Patriarches, & rétablir le privilège des deux sexes dans l'ordre primitif que nous lisons avoir été altéré par Moïse par condescendance pour le peu de délicatesse & la dureté du cœur des Juifs. Au commencement Dieu créa les deux sexes dans toutes les espèces humaines. La conséquence, que je tire de là, est qu'il voulut que la femme eût les mêmes prérogatives que l'homme. Y avoit-il rien de plus juste? L'extraction de l'une n'est-elle pas aussi noble que l'origine de l'autre? Dieu a-t-il eu moins d'attention dans la création de la femme que dans celle de l'homme? Faisons l'homme , dit-il, à notre image & à notre ressemblance . N'a-t-il donc pas prétendu créer aussi la femme de même? & croirons-nous qu'elle doit à Adam son origine, parce qu'étant sortie d'une de ses côtes, elle a été formée d'une partie de lui-même? Non; car si la conformation d'Adam est une première production que Dieu a faite de rien, celle d'Eve en est une seconde qui procéde du néant. Or, quelle différence entre le rien & le rien, entre la matière qui constitua l'être du premier homme & de la première femme; quelle autre différence, dis-je, entre le souffle du souverain Ouvrier, qui anima ces deux masses pêtries de ses propres mains? Aucune: par conséquent la femme étant aussi noble, aussi illustre que l'homme, pourquoi n'auroit-elle pas les mêmes avantages, ne jouïroit-elle pas des mêmes privilèges? Enfin si Dieu n'a pas proscrit les droits de l'homme, il est constant qu'il y a admis la femme. Dieu est immuable, sa sainte parole ne peut se démentir. Il permit autrefois la poligamie aux hommes, il permit par conséquent la poli-antropie aux femmes. Je ne dirai pas que l'Evangile admet aujourd'hui l'une & l'autre. On sait que les tems ne sont plus les mêmes, & que quand il n'y auroit d'autre raison que celle que nos usages sont différens; encore seroit-elle une règle qui obligeroit de les suivre, sous peine de châtiment. Mais souvent il y a des cas si pressans, des conjonctures si délicates, que si elles ne nous dispensent pas absolument d'obéir aux Loix, au moins elles en excusent la transgression, sur-tout si la nécessité l'arrache à notre répugnance. C'est dans ce sens que je suis d'avis de vous proposer la pluralité avec un égal avantage pour les hommes & les femmes, & que supposé que la Loi divine la défende en termes exprès, je crois que nous pouvons faire exception à la défense, parce que les circonstances, où étoient nos anciens peres dans les premiers âges du Monde, sont les mêmes où vous & moi, & les autres nous trouvons dans celui-ci. Je me joignis à Sir James pour faire valoir le plus fort argument des Chrétiens en faveur de l'unité dans le Mariage; Ferbos nous aiant donné l'explication des textes, il nous porta à ne plus désirer que de trouver la poli-antropie d'accord avec la nature. La femme, reprit-il, a reçu de la nature plus d'aptitude & plus de penchant que l'homme à la pluralité. Toutes les créatures agissent par instinct en conformité de cette disposition naturelle; l'espèce humaine est la seule qui s'y refuse. Est-ce par la rectitude, ou par la dépravation de sa raison? Les observations, que j'ai faites sur les différens peuples que j'ai connus, me fourniroient matière à une discussion peu favorable aux nations d'Europe; mais j'aime mieux dire que les mœurs sont moins l'ouvrage de la raison que de la nécessité. Les sociétés se sont donné des Loix avec les mêmes égards que nous avons en nous donnant les nôtres. Attentives à ne point offenser les Loix divines qu'elles connoissoient, elles n'ont pris de leurs concessions que ce que leur état en comportoit. Ainsi, puisque nous nous trouvons dans celui d'être ignorés de toute la terre, & de composer nous-mêmes un autre Monde, je le repete, notre cas est semblable à celui des premiers hommes. Pour propager notre société, il est nécessaire que chacun de nous se porte à se servir des seuls moïens qui nous restent. C'en est assez, lui dis-je, je sens la malheureuse nécessité où nous sommes. Judith m'est chere; mais elle cesseroit de l'être si elle se refusoit à des conditions, sans lesquelles nous ne composons plus de société. Je conclus donc au partage réel, & mon amour pour ma femme fait place à la raison. Chacun de nous agira avec celle des femmes qui excitera ses desirs, comme en étant le seul possesseur. Il n'y aura point de jalousie parmi nous; l'union, la paix & la concorde y regneront; les inimitiés, les querelles, les divisions en seront bannies; il n'y aura lieu ni à la vengeance, ni à la rancune. Si quelqu'un se plaint d'être offensé, les autres s'entremettront pour concilier les esprits. La raison nous guidera dans toutes nos démarches, elle seule regnera souverainement dans notre Isle. Nous instruirons notre postérité de ses devoirs; mais nous ne lui laisserons pas ignorer que les motifs, qui nous ont portés à établir cette communauté, ont cessé d'être les mêmes, & que ce n'est point à elle à imiter notre exemple. Nous lui transmettrons un Code, qu'elle pourra modifier, à mesure qu'elle s'accroîtra. Enfin notre bonheur augmentera à mesure que nous deviendrons plus nombreux. Nos Loix changeront, nous n'aurons dès à présent, comme desormais, d'autre Maître que Dieu, d'autre pédagogue que la raison, & nous nous aiderons réciproquement à remplir les devoirs de notre société. Ici le Vieillard termine son recit. Telle est l'Histoire d'un Peuple, qui fait consister son bonheur à n'avoir ni Rois qui les gouvernent, ni Prêtres qui les dirigent, ni Controversistes qui combattent leurs opinions, ni Interprêtes qui leur expliquent leurs dogmes. Leur Isle est fertile; elle fournit abondamment non seulement le nécessaire, mais presque toutes les commodités de la vie. Laborieux, comme ils sont, ils mettent tout à profit, & ils ont tellement multiplié depuis leur établissement, qu'on comptoit plus de trois mille familles lorsque nous les quittâmes pour nous rembarquer. Ce ne fut qu'en versant un torrent de larmes que nous nous séparâmes du Vieillard & de ses filles pour retourner en Europe, où nous trouvâmes moins de franchise & d'humanité qu'au milieu de ces Insulaires. FIN.